REVUE
DES
DEUX MONDES
XLV« ANNÉE. - TROISIÈME PÉRIODE
TOMB XII, — !«' IfOYWBRB 1875.
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REVUE
DES
DEUX MONDES
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XLV« ANNEE. — TROISIÈME PÉRIODE
TOME DOUZIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE BONAPARTE, 17 }
1875
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Û,
LA DÉMOCRATIE
LA MORALE DE L'AVENIR
LES NOUVELLES THEORIES SUR LE DROIT NATUREL,
Il y a une musique de l'avenir, que l'on connaît, à l'usage de
ceux qui sont fatigués de Beethoven et de Mozart et pour qui l'on
prépare, dans des rhythmes mystérieux, la rénovation d'un art
épuisé. De même il paraît bien qu'il s'élabore en ce moment dans
certaines écoles quelque chose comme une morale nouvelle pour
ceux que les vieilles doctrines ne peuvent plus satisfaire. Cette mo-
rale se dégage avec une clarté croissante de la pénombre où l'a
retenue jusqu'ici je ne sais quelle fausse pudeur ou quelle prudence
scientifique ; elle n'essaie même plus de dissimuler aucune de ses
conséquences sociales. Elle s'annonce comme devant renouveler,
quand son règne sera arrivé, la législation arriérée et les institu-
tions politiques des peuples soumis à son heureux empire : en at-
tendant l'heure de son avènement, elle jette d'une main résolue
les bases sur lesquelles s'élèvera la théorie vraie du droit naturel,
il nous a semblé que le moment était venu de présenter l'esquisse
de cette théorie, telle qu'elle se révèle déjà par quelques traits
saillans, bien qu'épars et disséminés encore. On pourra voir à quel
point l'idéal nouveau tranche avec celui auquel les sociétés chré-
tiennes étaient accoutumées; on verra en même temps qu'il ne
diffère guère moins de la conception que la démocratie, issue de
Jean-Jacques Rousseau, s'est faite de l'homme et de la société, et
6 REVUE DES DEUX MONDES.
l'on s'étonnera peut-être de l'étrange malentendu qui fait que cer-
tains représentans de l'école démocratique saluent avec enthou-
siasme, comme des victoires personnelles, les progrès d'une doc-
trine qui les ensevelira infailliblement dans son triomphe, eux,
leurs idées les plus chères et les conquêtes de leur principe qui
semblaient le mieux assurées.
I.
Je veux parler de la doctrine de l'évolution, qui envahit tout à
l'heure qu'il est, la psychologie comme la physiologie, les sciences
morales aussi bien que l'histoire naturelle, introduisant à sa suite
une théorie qui lui est propre sur les rapports des hommes entre
eux, sur les sociétés humaines, sur la loi du progrès qui règle leur
développement, le but qu'elles doivent poursuivre, l'avenir qui les
attend.
Quelles sont les origines historiques de la morale sociale? D'où
procède-t-elle? Gomment a-t-elle commencé d'après la doctrine de
l'évolution? Plusieurs écrivains anglais et français ont traité direc-
tement ou incidemment cette question (1); mais c'est toujours à
M. DarAvin qu'il faut recourir comme au promoteur de cet ordre nou-
veau d'idées. D'ailleurs ce savant écrivain se distingue de tous les
autres par la franchise de sa méthode. Il aborde le problème moral
exclusivement au point de vue de l'histoire naturelle. Dans le cours
de ses études spéciales, il rencontre ce problème, le traite et le ré-
sout avec une sorte d'imperturbable candeur par ses procédés ordi-
naires. Ce n'est pour lui qu'une question comme une autre de phy-
siologie comparée, se rattachant à cette question plus générale :
« quelle lumière l'étude des animaux inférieurs peut-elle jeter sur
les plus hautes facultés psychiques de l'homme? » Tel est l'objet de
plusieurs chapitres du livre sur VOriginede lliomme et la sélection
sexuelle.
On sait que dans ce dernier ouvrage M. Darwin accepte résolû-
mci^î l'origine animale de l'homme et sa descendance de quelque
type de singe àr.thropoïde. « C'est alors, dit-il en marquant sa place
précise dans l'échelle des temps et u£2 êtres, c'est alors que les si-
miadés se sont séparés en deux grands troncs, les singes du noiî^
veau et ceux de l'ancien monde, et c'est de ces derniers qu'à une
époque reculée a procédé l'homme, la merveille et la gloire de l'u-
(1) Consulter particulièrement les travaux de M. Huxley et sa polémique avec
M. Mivart, — M. Herbert Spencer dans son livre Study of Sociology, traduit en fran-
çais sous ce titre : Introduction à la science sociale; — en France, VOrigine de l'homme
et des sociétés, par M'"« Clcmcncc lloyer, et les publications très intéressantes de
M. Léon Dumont sur VÉvolution,
LA MORALE DE L AVENIR. 7
nivers (1). » D'après cette nouvelle histoire de la création, le sens
moral dans l'homme n'est que le degré le plus élevé de ce qui est
l'instinct social dans l'animal. L'idée de la justice est une idée
complexe qui se résout en une multitude d'impressions associées,
de sensations originaires liées entre elles, d'instincts successive-
ment acquis et transmis. Les principaux facteurs de cette idée
sont, ici comme ailleurs, la force toujours agissante des transfor-
mations graduelles, l'hérédité, l'habitude, le langage enfin, qui
conserve chaque acquisition nouvelle dans la communauté et la
transmet d'une génération à l'autre. Telle est la thèse qui semble
à M. Darwin se rapprocher de la certitude, et qui, en écartant toute
illusion métaphysique, explique avec le plus de vraisemblance l'ori-
gine de toutes les facultés supérieures de l'homme et spécialement
de la faculté juridique, celle qui déclare le droit.
Cette thèse en implique plusieurs autres, à savoir qu'on trouve
dans les animaux les rudimens de tout ce qu'il faut pour faire
l'homme, même les premiers élémens et comme les matériaux de la
moralité future, — qu'entre ces deux termes il ne saurait y avoir un
abîme, — que les qualités morales et intellectuelles des races infé-
rieures de l'espèce humaine ont été prodigieusement surfaites,
tandis que les facultés des animaux supérieurs ont été intentionnel-
lement dépréciées, qu'il existe enfin une gradation continue de ca-
ractères intellectuels et moraux entre les animaux et l'homme, qui
permet de supposer que l'homme ne s'est élevé au rang qu'il occupe
qu'après avoir traversé lentement tous les degrés intermédiaires
depuis les formes inférieures. Tant qu'il n'était question que d'a-
nalogies de structure anatomique, de gradation de formes orga-
niques, de ressemblances ou d'identités ressaisies sous la diver-
sité des aspects, de difi'érences anatomiques expliquées par les
variations de circonstances ou de milieux, par le principe si étran-
gement souple et fécond de la sélection naturelle, par la loi plus
capricieuse et plus arbitraire de la sélection sexuelle, toute cette
partie de la théorie darwinienne échappait à notre compétence di-
recte, et nous devions laisser la lutte ouverte entre les naturalistes
de profession, dont plusieurs, du plus grand mérite, ne consentent
à voir dans cette théorie qu'une hypothèse ingénieuse, démesuré-
ment enflée, hors de toute proportion avec les faits (2); mais dans
l'ordre intellectuel et moral chacun de nous devient juge et témoin.
Et si la théorie est restée jusqu'à ce jour parfaitement Jibre en l'his-
toire naturelle, c'est-à-dire à l'état d'hypothèse qui n'a pas subi de
vérification sérieuse, à plus forte raison avons-nous le di'oit de dé-
(1) Chapitre VI.
(2) Voyez dans la Revue les études de M. de Quatrefages et celles plus récentes de
M. Bkncliard.
8 REVUE DES DEUX MONDES.
clarer qu'elle nous paraît absolument chimérique en psychologie.
M. Darwin pose cet axiome, qu'un animal quelconque, doué
d'instincts sociaux prononcés, acquerrait inévitablement un sens
moral ou une conscience^ aussitôt que ses facultés intellectuelles
auraient acquis un développement analogue ou proportionnel à ce-
lui qu'elles atteignent chez l'homme. Je souscris volontiers à cette
proposition. Il est évident que, si l'animal pouvait devenir raison-
nable, il serait par là même un homme, et la raison acquise ou
conquise deviendrait immédiatement chez lui faculté juridique;
mais la question est de savoir si l'animal a pu jamais dépasser les
limites de l'expérience sensible ou de l'instinct et atteindre à ce de-
gré où l'intelligence, concevant le nécessaire, dit: «Il faut que
cela soit ainsi, » et concevant l'obligation, dit : « Je dois. » C'est ce
progrès que l'induction déclare impossible, que dément l'histoire
de tous les siècles , l'expérience prolongée aussi loin que possible
en arrière, c'est ce progrès que M. Darwin fait franchir à un animal
idéal qui ne s'est jamais vu, qui ne se verra jamais.
Parcourons les diverses étapes par lesquelles doit passer une pa-
reille hypothèse. La sociabilité, nous dit-on, existe chez plusieurs es-
pèces d'animaux comme chez l'homme. Cet instinct, dû à des causes
complexes qui se perdent dans le lointain des âges et dans les ori-
gines reculées des espèces, fait éprouver à l'animal du plaisir à vivre
dans la société de ses camarades et à leur rendre divers services.
Les animaux supérieurs vont jusqu'à s'avertir réciproquement du
danger, à l'aide des sens de tous, unis, associés pour l'œuvre de la
défense commune et de la protection réciproque. Supposez mainte-
nant (qui vous en empêche?) que les facultés intellectuelles de cet
animal sociable se développent indéfiniment, que son cerveau soit
incessamment parcouru par les images de ses actions passées et
des causes de ces actions; il s'établirait une comparaison entre
celles de ses actions qui ont eu pour mobile l'instinct social, tou-
jours actuel et persistant, et celles qui ont eu pour mobile un autre
instinct, momentanément plus fort, mais non permanent, comme la
faim, la soif, l'appétit du sexe ou tout autre instinct individuel. De
cette comparaison résulterait un sentiment de mécontentement qui
survivrait dans l'animal à la satisfaction passagère de l'instinct
égoïste, à la défaite de l'instinct permanent. Ce sentiment serait
aussi durable que l'instinct social lui-même; ce serait le regret^
tout prêt, sous des influences nouvelles, à se modifier et à devenir
le remords. Là serait l'origine et le début du phénomène moral, qui
se résout ainsi dans une lutte entre les instincts égoïstes et l'instinct
social, et dont la sanction est uniquement le caractère durable du
sentiment de regret quand l'instinct social a cédé à la prédomi-
nance momentanée d'un autre instinct. — A vrai dire, il n'y a pas
LA MORALE DE L AVENIR. 9
une grande différence entre la théorie de M. Darwin et celle de
M. Moleschott, opposant le besoin individuel au besoin générique,
ou celle de M. Littré, quand il fait sortir la moralité de la lutte entre
Yégoisme, dont le point de départ est la nutrition, et l'altruisme
dont l'origine est la sexualité. C'est que le choix du principe de la
justice n'est pas indéfini. Quand on s'écarte des voies tracées par les
méthodes spiritualistes, on retombe forcément dans l'empirisme
physiologique, lequel est très limité, n'offrant à l'observateur que
le champ fort rétréci des instincts, des besoins ou des sensations.
Mais ce n'est là que le fait initial, le commencement de cette
vaste construction d'hypothèses, au terme de laquelle M. Darwin '
aura relevé successivement toutes ces grandes notions du devoir,
du droit, de la justice. S'il y a réussi en réalité, il faudra bien ad-
mettre que ces idées, qui jusqu'ici nous semblaient marquer l'avé-
nement du règne humain, ne sont que la continuation et le déve-
loppement des instincts qui régissent le règne animal.
On nous a demandé de supposer que les facultés intellectuelles
d'un animal né sociable et son organisme cérébral, qui en est le
principe, se développent indéfiniment par une suite de circon-
stances avantageuses, de variations accumulées et transmises par
l'hérédité. Supposez maintenant que l'animal, déjà préparé par
l'activité de son cerveau, acquière un jour la faculté du langage.
Cette hypothèse, nous dit-on, n'a rien d'invraisemblable, certains
animaux offrant déjà les germes d'un langage, un commencement
d'interprétation des signes, avec l'aptitude d'exprimer des sensations
et des besoins. Il suffira d'une nouvelle variation favorable, d'une
supériorité dans l'exercice de la voix et le développement des or-
ganes vocaux, acquise par un accident heureux et transmise aux
descendans, pour que le langage se perfectionne presque sans li-
mite assignable, réagisse à son tour sur le cerveau, le modifie et le
développe. Voilà dès lors une faculté considérable fixée dans une
espèce privilégiée, et qui donnera naissance à des facultés nouvelles,
conservation des images par les mots, création illimitée d'abs-
tractions, raisonnement même. Grâce à la faculté d'abstraire qu'il
aura créée, le langage deviendra principe de raison et de moralité
dans l'animal transformé. Il deviendra en même temps le créateur
et l'interprète d'une opinion commune, l'opinion d'une espèce,
d'une tribu, d'un groupe social, formée sur le mode suivant lequel
chaque membre de la communauté doit concourir au bien public.
Cette opinion sera naturellement le guide de l'activité de chacun,
le modèle que chacun sentira qu'il doit suivre, le plus considérable
motif d'action, toujours présent, grâce au langage, dans le cerveau
de l'animal, devenu quelque chose comme une conscience humaine.
L'habitude enfin, ce principe supplémentaire que l'on invoque dans
10 REVUE DES DEUX MONDES.
l'école nouvelle pour combler toutes les lacunes, en consolidant les
associations d'idées, en fortifiant les instincts, aura bientôt consa-
cré cet ensemble de modifications successivement acquises, et trans-
formé en obligation subjective l'obéissance aux désirs et aux juge-
mens de la communauté. A dater de cet instant, l'animal sera
devenu un être moral.
Cette longue série d'hypothèses n'est pas autre chose, selon
M. Darwin, que l'explication très probable du concept de la mora-
lité. En suivant pas à pas cette évolution possible de l'instinct so-
cial dans l'animal, nous avons assisté à la création de la conscience
dans l'humanité, à l'apparition de la justice, à la révélation du
droit, qui n'a plus, on le voit, rien de mystique ni de transcendant.
Comme l'animal hypothétique de M. Darwin, dont il a sans doute
reproduit l'histoire dans la longue suite des siècles, l'homme est né
animal sociable. Comme tel, il a une tendance (naturelle ou acquise,
peu importe) à la fidélité envers ses semblables, avec une certaine
aptitude à la discipline. Cet instinct revêt chez lui une forme très
générale. On ne trouve pas en lui, comme chez l'abeille ou la
fourmi, d'instincts spéciaux qui l'avertissent et le guident dans
l'aide qu'il doit fournir aux membres de sa communauté. L'amitié
et la sympathie qui l'attachent à la fortune de ses semblables peu-
vent bien lui révéler certains actes particuliers qui seront utiles à
quelques-uns d'entre eux; mais elles sont impuissantes à le guider
par de sûres impulsions vers la satisfaction des exigences de l'es-
pèce. Cette règle des besoins de l'espèce n'a pu être que le résultat
de l'expérience confié au langage, quand l'homme, animal muet
jusqu'alors, par la croissance continue de ses facultés et le déve-
loppement réciproque du cerveau, a franchi ce dernier pas et fait
cette dernière conquête, gage et condition de tous ses développe-
mens ultérieurs.
Voilà toute l'histoire de la faculté juridique dans l'espèce hu-
maine. Elle ne fait que reproduire fidèlement la série des hypothèses
précédentes : prédominance des instincts sociaux sur les autres,
supériorité de ces instincts montrée et garantie par la permanence,
comparaison qui s'institue entre deux instincts dont l'un, plus faible,
a prévalu par une force momentanée, mécontentement de soi, ma-
laise, regret ou remords selon l'importance de l'acte et l'énergie du
sentiment froissé, application et emploi du langage à la formation
de l'opinion publique, importance particulière attachée par l'homme
à l'approbation de ses pareils. Ainsi se détermine une règle de
conduite en conformité avec ce sentiment, ou mieux un ensemble
de règles qui constituent précisément ce qu'on appelle la morale
sociale, et qui s'imposent à chacun de nous par l'autorité de l'opi-
nion commune, par l'énergie prédominante de l'instinct social,
LA MORALE DE l' AVENIR. 11
enfin par l'importance du but découvert au terme de tous ces
progrès, et qui n'est autre que le bien de l'espèce. A l'origine,
les actions sont déclarées bonnes ou mauvaises selon qu'elles affec-
tent le bien-être de la famille ou de la tribu. Peu à peu on voit
s'élargir le caractère de ces sentimens, d'abord restreints à l'asso-
ciation la plus étroite. La particularité, très sensible au point de dé-
part, s'efface devant la généralité croissante de cet instinct qui s'é-
tend par degrés de la famille à la tribu , de la tribu à la patrie, à
la race, à l'humanité. Mais en acquérant cette généralité, le phéno-
mène n'a pas perdu sa nature : il reste ce qu'il était. La moralité
reste l'expression dernière de la sociabilité, la justice est l'accord
des actions de chacun avec les intérêts de l'espèce , le droit est le
sentiment que chacun a qu'il représente à un certain moment l'in-
térêt de l'espèce, et que les intérêts individuels doivent plier devant
lui, l'espèce ne pouvant subsister que par cette harmonie des besoins
de tous et de chacun.
Nous n'avons pas l'intention de réfuter eh détail cette théorie, qui
n'est qu'un long enchaînement de suppositions. Des hypothèses aussi
arbitraires échappent par leur caractère même à tout effort de dialec-
tique sérieuse. On nous dira toujours : « Qui peut nous empêcher de
supposer ce que nous voulons? » A cela, que répondre? Mais pour-
tant, dans cette reconstruction préhistorique de la morale socîale,
que de vagues analogies concluant de l'animal à l'hommel que de
transitions brusques ! que de lacunes restées ouvertes ou arbitraire-
ment remplies ! Y a-t-il un seul de ces degrés si aisément franchis
par M. Darwin où l'on ne puisse l'arrêter pour lui demander une
preuve , une raison expérimentale quelconque qui lui permette de
passer de l'un à l'autre, de l'instinct social au sens moral, ou de
l'opinion d'un groupe, d'une tribu, à la conscience d'un devoir ou
d'un droit? Par son point de départ, — la lutte des instincts, — la
théorie transformiste de la moralité se confond avec celle des maté-
rialistes tels que Moleschott ou Biichner; à son point d'arrivée, — le
bien de l'espèce, — elle rejoint la doctrine utilitaire de Stuart Mill.
L'originalité propre de cette théorie est dans la liaison et l'enchaî-
nement des hypothèses qui nous conduisent d'un simple fait phy-
siologique au concept de la moralité; mais aucune de ces hypothèses
n'apporte ses titres avec elle. Les raisonnemens de M. Darwin ont
pour type unique celui-ci : « les choses ont dû se passer ainsi , »
ou bien « il est possible que les choses se soient passées ainsi. »
A quoi se prendre dans un tissu si lâche de possibilités tressées
entre elles par le bon plaisir d'un très ingénieux auteur, pour la
plus grande gloire et la justification d'une idée préconçue?
Mais enfin, sans discuter la méthode elle-même, nous pouvons
nous demander si c'est bien là l'image exacte de la vie humaine, le
12 REVUE DES DEUX MONDES.
tableau fidèle des phénomènes les plus élevés qui l'ennoblissent,
du progrès de la conscience, de l'éducation morale de l'humanité.
M. Darwin et M. Huxley, qui lui a prêté en plusieurs circonstances
le secours de sa subtile dialectique, réduisent le motif moral au
plaisir de l'approbation ou de la désapprobation du groupe auquel
nous appartenons. Que font-ils donc de tous ces actes , souvent
les plus héroïques, ces actes silencieux et si parfaitement désinté-
ressés, qui n'ont pour témoin que la conscience et qui, s'ils vien-
nent à être connus, sont souvent injuriés, bafoués par les hommes?
Les plus grands parmi les mortels n'ont-ils pas précisément puisé
dans leur dévoûment à une idée la force de résister à tout un
groupe, à tout un peuple, et jeté leur vie en travers de la route où
se précipitaient des multitudes aveugles ou fanatiques? Un Socrate,
un Polyeucte, ont-ils donc pris pour règle l'opinion de la commu-
nauté à laquelle ils appartenaient? Ils se sont honorés au contraire
en opposant leur conscience à celle de tout un peuple, en condam-
nant et répudiant avec éclat la morale traditionnelle et collective au
nom d'une morale supérieure dont ils étaient les confidens soli-
taires, jusqu'au jour où ils se sont dévoués, pour la proclamer, au
mépris de la foule et à la mort. Et combien de Socrates et de Po-
lyeuctes inconnus dans tous les temps, victimes ignorées d'un bien
supérieur qu'ils ont pressenti au-delà des exigences momentanées
de l'espèce, et bien au-dessus de l'opinion vulgaire que l'humanité
en avait conçue !
L'inconvénient attaché aux origines mêmes de cette morale de
l'évolution, c'est précisément qu'elle perd son caractère de morale
à mesure qu'elle s'analyse (1). La justice ne représente plus qu'une
idée complexe qui se résout en une multitude d'idées secondaires
graduellement acquises; mais chacun de ces élémens, ainsi décom-
posés, n'apporte au groupe d'idées où il entre qu'une complication
nouvelle, sans y apporter à aucun moment l'autorité, le respect,
l'obligation, et si l'autorité manque à chacun des élémens du groupe,
comment ne ferait-elle pas défaut à l'ensemble? Voyez naître l'idée
de la moralité dans cette théorie, voyez-la croître , se développer le
long des siècles, vous assistez au développement, à la métamor-
phose d'un instinct qui devient idée, opinion, sentiment, conviction.
A aucun moment de cette histoire, je ne vois apparaître autre chose
que l'instinct, ou la réflexion sur l'instinct, ou des sentimens consé-
cutifs à cette réflexion; à aucun moment, je ne vois commencer le
(1) Cet argument ou un argument analogue est développé avec beaucoup de force
dans un mémoire encore inédit de M. Guyau sur la Morale uliliiaire , et qui, cou-
ronné avec le mémoire publié de M. Ludovic Carrau, a marqué très haut le niveau
du concours ouvert à l'Académie des Sciences morales et politiques sur cette impor-
tante question.
LA MORALE DE l' A VENIR. 13
phénomène moral proprement dit. Est-ce l'impulsion initiale de la
sociabilité, absolument irréfléchie d'abord, qui contient l'élément
de la moralité ? Assurément non. Est-ce la réflexion en s'y ajoutant?
Pas davantage. Est-ce le langage? Pas encore. Est-ce la tradition, à
mesure qu'elle se forme, est-ce l'opinion de la communauté? Nulle-
ment, la tradition et l'opinion publique peuvent se tromper, et se
trompent trois fois sur quatre. Ce ne serait là une source respec-
table d'autorité que si elle restait mystérieuse, si l'on ne savait de
quelles ignorances, de quels préjugés, de quels partis-pris, de
quelles lâchetés et de quels égoïsmes peut se former l'opinion
d'un groupe, qui en durant devient tradition. C'est le mystère seul
qui rendrait une pareille source sacrée. En montrer les origines,
expliquer comment elle se forme, où elle naît , de quels affluens
elle se compose, à quelles pentes elle obéit , c'est en détruire tout
le prestige. Hommes, nous sentons, quoi qu'on en dise, que rien
d'humain ne nous oblige. Il faut, pour nous lier, quelque chose de
plus que l'homme. La tradition et l'opinion ne représentent que
des hommes comme nous, et ce n'est ni la durée ni la généralité
qui peuvent faire d'une erreur possible une vérité obligatoire. Ana-
lyser l'idée de la justice comme l'a fait M- Darwin, c'est donc en
détruire le caractère et l'essence même. Expliquer ainsi la con-
science morale, c'est la découronner. JNi le devoir, ni le droit ne
peuvent résulter de cette agglomération de phénomènes successifs
dont chacun ne représente qu'un degré dans la transformation d'un
instinct, qui n'est lui-même que la résultante de plusieurs actes
réflexes. Tout cela, pure invention de naturaliste cfii a vécu toute
sa vie au centre de la vie organique, et qui ne pénètre qu'acciden-
tellement et pour les besoins de sa cause dans les domaines entiè-
rement différens de la conscience, pur roman d'imagination et de
système! Ce qui sort de là, c'est une image défigurée de l'humanité.
Quant à l'idée de justice, elle ne survit pas à cette mortelle analyse
qui en résout le caractère sacré dans une suprême illusion, créée
par l'habitude, prolongée par l'hérédité à travers les siècles, et
croissant dans l'imagination des hommes en raison directe de la
distance qui la sépare de son humble point de départ, aux confins
de la vie organique.
II.
î^ous avons vu naître la justice dans l'école de l'évolution et
nous tenons les origines du nouveau droit naturel. Il sera plus fa-
cile maintenant d'étudier le principe en lui-même et de le suivre
dans quelques-unes de ses applications. Et d'abord on nous assure
14 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il faut nous délivrer de toutes nos habitudes d'esprit, formées
par une mauvaise éducation métaphysique ou religieuse, et prendre
à la lettre ce mot droit naturel, que les chimères spiritualistes ont
détourné de son vrai sens. Rappelons en quelques traits l'ancienne
conception, pour faire mieux ressortir par le contraste la nouveauté
de celle que la biologie nous propose, j'allais dire nous impose.
Voici ce qu'on pensait jusqu'à ces derniers temps, et sur ce point
il n'y a pas de désaccord entre les plus grands esprits du xviii'^ siècle
et du nôtre; Voltaire, Rousseau, Montesquieu, ne se seraient pas
exprimés sur ce sujet autrement que Kant, Victor Cousin ou Jouf-
froy. C'est leur doctrine commune que je résume. II y a un droit
primordial, un ensemble de droits inhérens à l'homme, par cela
seul que l'homme est une personne, c'est-à-dire une volonté libre.
La racine du droit est là, dans cette simple constatation de l'attri-
but souverain qui constitue l'homme en tant qu'homme et le sépare
du l'esté de la nature. Tant que la liberté se concentre en elle-
même, dans le for de la conscience, c'est la liberté morale, liberté
illimitée, puisqu'elle est insaisissable à toute prise humaine, et dès
lors irresponsable à l'égard de la société; mais aussitôt que la
liberté se manifeste au dehors, elle entre en contact avec le milieu
dans lequel elle doit se développer, c'est-à-dire avec d'autres vo-
lontés libres. Chacune des formes et des applications de la liberté,
considérée dans son milieu social, donne naissance à une série de
droits corrélatifs. La liberté individuelle, la liberté du foyer, la li-
berté de la propriété, la liberté du travail et du commerce, ce sont
autant de manifestations variées de la personne, d'où naît et se dé-
veloppe la série des droits qui consacrent l'inviolabilité de la vie
humaine, l'usage personnel que nous devons faire de notre existence
et de nos forces, le choix que nous faisons d'une compagne, la di-
rection et l'éducation de nos enfans, l'indépendance de notre con-
science morale et religieuse en tant qu'elle s'exprime au dehors et
se communique, enfin le choix de notre travail, la possession et la
jouissance des résultats de ce travail. Tout cela, c'est la liberté ma-
nifestée au milieu d'autres libertés qui la restreignent et la limitent
dans une certaine mesure, protégée dans ses légitimes manifesta-
tions, défendue par autant de droits antérieurs et supérieurs à toute
législation positive contre l'oppression ou la contrainte des autres
volontés. — On entendait jusqu'ici, d'un commun accord, par le
droit naturel l'ensemble des garanties que les lois positives doivent
assurer à notre personnalité et à tous les élémens qui la constituent
pour nous permettre d'être vraiment hommes. Voilà pourquoi ce mot
est un des mots les plus sacrés des langues humaines, un mot im-
périssable, quoi qu'on fasse pour l'abolir. Il résume pour l'homme
M MORALE DE l' A VENIR, 16
les garanties nécessaires, non toujours réalisées par la loi positive,
mais véritablement exigibles par chacun de nous, qui lui assurent
la faculté d'être ce qu'il est et non un autre, de s'appartenir dans
les manifestations de sa libre volonté aussi bien que dans son for
intérieur. Voilà pourquoi la sympathie des hommes, leur admiration
est acquise d'avance à ceux qui luttent, dans un milieu social cor-
rompu ou faussé, pour revendiquer les garanties de leur inviolable
volonté. Aussi n'est-il pas de plus bel éloge que celui-ci : « cet
homme a souffert pour son droit, il est mort pour son droit! n Et là
où le droit a été violé, qu'il s'agisse d'un individu ou d'une nation,
il s'élève une protestation éternelle du droit contre le fait, du droit
qui juge la force et qui la condamne.
C'est là l'ancienne doctrine, mille fois répudiée par la science ex-
périmentale et positive. — Elle repose, nous dit -on, sur Va-prwri
pur. Qu'est-ce que c'est que ces droits inhérens à l'homme, par
cela seul qu'il est homme, ces droits antérieurs et supérieurs aux
lois positives? D'où sortent-ils? De quel ciel imaginaire tombent-
ils dans la raison de l'homme? Qui les a promulgués? Qui a trou^vé
jamais une formule satisfaisante de ces obscurs oracles? D'où vient
cette indiscutable autorité qu'on leur confère? Est-ce l'autorité
d'une idée transcendante ? Mais on sait maintenant à quoi s'en te-
nir sur les idées transcendantes, qui ne sont que les dernières
idoles de la philosophie. Est-ce l'autorité d'un dieu? Quel dieu?
Quand a-t-il parlé? N'est-il pas trop facile de le faire parler à son
gré, et n'est-ce pas sortir de la science que d'assigner à nos concep-
tions une origine mystique, sans doute pour nous dispenser d'en
expliquer la naissance? — On parle de la volonté inviolable, de la
liberté intérieure, principe et origine du droit, de la personnalité
sacrée : purs mots ! La volonté est inviolable quand elle est assez
forte pour se protéger, la personnalité de l'homme est sacrée, non
parce qu'elle se proclame telle, mais quand elle est en état de se
faire respecter. Ainsi se passent les choses à l'origine : plus tard,
par suite du développement cérébral de l'espèce, il intervient une
série de conventions entre les membres de la communauté, il se
forme une opinion publique sur le bien de cette communauté, et
l'opinion, aidée de l'instinct de sociabilité, donne naissance à des
concepts qui ne font que traduire l'idée générale que tel ou tel
groupe humain se fait de son intérêt, et à des sentimens, comme le
regret ou le remords , qui ne sont qu'une manifestation et une ré-
volte de l'instinct social. Le droit n'est donc au fond que l'accord
des instincts individuels avec l'instinct social. 11 exprime l'harmonie
momentanée du besoin qui se manifeste en moi avec les exigences
de l'espèce à laquelle j'appartiens. Il ne peut signifier que cela.
16 REVUE DES DEUX MONDES.
Le droit naturel ne peut avoir qu'un sens positif, scientifique : le
droit tiré de la nature, ramené à la règle des choses, interprété par
les seules lois qui existent, les lois naturelles, en dehors desquelles
il n'y a que non-sens et chimères.
Ce sont elles qu'il faut uniquement consulter pour constituer la
théorie positive des sociétés humaines et la science des rapports vrais
qui doivent enchaîner l'action de chacun à la marche de l'ensemble.
En d'autres termes, et pour emprunter le langage de l'école, la socio-
logie est dans une dépendance étroite de la biologie. Voici l'axiome
dans lequel M. Herbert Spencer résume sur ce point les idées et les
vues parfaitement concordantes des représentans de la doctrine :
« Toutes les actions sociales étant déterminées par les actions des
individus, et toutes les actions des individus étant réglées par les
lois générales de la vie, l'interprétation rationneire des actions so-
ciales suppose la connaissance des lois de la vie (1). » Qu'on ne
vienne donc plus parler de l'absolu du concept moral, d'un devoir
imprescriptible et d'un droit éternel. Gomme il n'y a pas un règne
humain distinct du règne animal, il n'y a pas un monde moral dis-
tinct de la nature. Le premier progrès à faire dans la science nou-
velle, c'est de bien comprendre l'unité des lois qui règlent la vie à
tous les degrés où elle se manifeste. Or la première de ces lois,
c'est la relativité universelle, la transformation incessante, l'évolu-
tion, seul principe éternel dans le changement sans fm des formes
et des êtres, des conditions dont dépendent les formes, et des mi-
lieux dont dépendent les êtres.
« La formation des sociétés étant déterminée par les attributs
des individus, et ces attributs n'étant pas des constantes, » rien
ne doit être plus variable que les règles qui déterminent les rap-
ports des différens membres de la communauté soit entre eux, soit
avec la communauté elle-même. Ainsi s'évanouit la chimère spi-
ritualiste de l'homme universel, identique, constant a lui-même
sous des variations superficielles, ayant dès les premiers âges sinon
la même conscience en acte et développée, du moins la même
conscience implicite et virtuelle, les mêmes facultés à des degrés
différons, la même nature intellectuelle et morale, enveloppée
comme dans un germe qui porte déjà toute l'histoire future de
l'humanité. Rien de plus faux qu'une pareille conception. L'homme
est devenu ce qu'il est, mais cela aurait pu ne pas être; un fait
insignifiant en apparence changé dans sa laborieuse histoire, elle
aurait pu changer du tout au tout; l'homme pouvait rester enchaîné
à jamais dans les liens de l'animalité muette; une autre espèce au-
(1) Introduction à la science sociale.
LA MORALE DE l' AVENIR. 17
rait peut-être pris sa place au sommet de l'échelle animale. De
quelle morale absolue, éternelle, peut-il être question pour une es-
pèce soumise à de telles vicissitudes?
Contemplons l'image de nos ancêtres dans cette troupe de Fué-
giens qui a passé sous les yeux de M. Darwin comme une réminis-
cence vivante des temps préhistoriques : « ces hommes absolument
nus, barbouillés de peinture, avec des cheveux longs et emmêlés,
la bouche écumante, avaient une expression sauvage, elTrayée et
méfiante. Ils ne possédaient presque aucun art et vivaient comme
des bêtes sauvages de ce qu'ils pouvaient attraper; privés de toute
organisation sociale, ils étaient sans merci pour tout ce qui ne fai-
sait pas partie de leur petite tribu. » Assurément tels étaient nos an-
cêtres. Ces sauvages de la Terre-de-Feu ne sont-ils pas aussi complè-
tement étrangers aux concepts et aux sentimens de notre conscience
morale que pouvaient l'être les simiadés dont nous descendons?
<( Pour ma part, ajoute M. Darwin, j'aimerais autant descendre de
ce vieux babouin qui emportait triomphalement son jeune cama-
rade après l'avoir arraché à une meute de chiens étonnés que d'un
sauvage qui torture ses ennemis, offre des sacrifices sanglans, pra-
tique l'infanticide, traite ses femn^es comme des esclaves. » — Or,
si l'on considère que le type actuel peut être aussi éloigné du type,
complètement inconnu, de l'humanité future, que les aborigènes,
les troglodytes ou autres l'étaient de la forme actuelle de la so-
ciété, on voit à quoi se réduit cette métaphysique a priori de
l'homme universel investi en naissant d'un droit absolu. L'homme
n'ayant pas été toujours l'homme et pouvant devenir tout autre chose
dans un avenir indéterminé, c'est folie de prétendre définir pour lui
d'une manière fixe le bien ou le mal, puisque l'un et l'autre ne sont
ce qu'ils sont que selon les circonstances de temps et de milieu, se-
lon qu'ils sont conformes ou contraires aux exigences de l'espèce,
moins que cela, à l'intérêt spécial du groupe dont l'être fait partie,
car ce n'est qu'à la longue que l'intérêt spécial du groupe, seul
régulateur à l'origine de l'instinct social, s'élargit, s'étend, et, par
une généralisation croissante, devient l'utilité de l'espèce, la règle
la plus haute de moralité que les lois biologiques nous permettent
de concevoir.
Si l'homme est parti du plus bas degré de l'échelle de la vie pour
arriver au sommet apparent et provisoire qu'il occupe, après avoir
traversé une série de formes intermédiaires, on peut juger combien
les idées de Rousseau sur l'état de nature, sur la douceur des mœurs
et l'innocence primitive de cet état, sur la bonté originelle de
l'homme, doivent paraître surannées, ridicules même, aux repré-
sentans des nouvelles écoles. Ces utopies rétrospectives sont rejetées
TOME XII. — 1875. 2
IS REVUE DES DEUX MONDES,
avec une sorte d'ironique dédain, qui daigne à peine les discuter. « Il
n'y a jamais eu pour l'homme, dit M'"* Clémence Royer, un tel état
fixe, invariable et que l'homme ne pouvait quitter sans s'écarter de
ses véritables destinées. Chacun des états successifs qu'il a traversés
n'a été qu'une station plus ou moins longue, intermédiaire entre
deux autres, où l'homme ne s'est reposé un instant que pour repar-
tir vers le but lointain. Le point même, le moment transitoire où il
a cessé d'être à l'état animal pour passer à l'état humain, est abso-
lument indéterminable. »
On ajoute que la nature n'est pas, comme le croit Rousseau et
comme le répète à sa suite l'école sentimentale, une mère douce et
prodigue qui, après avoir produit l'homme, le reçoit sur son sein
facile et l'entoure de tout ce qui peut nourrir et même charmer son
innocente vie. « C'est une marâtre avare et cruelle à laquelle cha-
cun de ses enfans doit tout arracher de haute lutte. » La loi qui
gouverne la vie, toute vie, au lieu d'être une loi de paix et d'amour,
est une loi de haine, de lutte sans merci. Non enfin, il n'est pas vrai
que t©ut soit bien en sortant des mains de la nature, comme le pen-
sait Rousseau, ni que l'homme soit naturellement bon, comme le
disait Turgot, ni qu'il y ait un ordre primitif des sociétés humaines,
comme le soutenaient Quesnay et les physiocrates , qui voulaient
rétablir le règne de la nature par l'abolition des lois humaines (1),
ni que la civilisation déprave l'homme et corrompe les sociétés,
comme l'ont prétendu Saint-Simon et Fourier. Sur tous ces points,
rien de plus net que la doctrine de l'évolution. Contre tous ces
utopistes et ces réformateurs, c'est Thomas Hobbes qui avait rai-
son en proclamant que le véritable état de nature est la guerre
de tous contre tous, bellum omnium contra omnes. C'est la loi
de la concurrence vitale dans toute son horreur qui règne sur l'hu-
manité naissante aussi bien que sur le reste des animaux. L'ex-
termination pour la nourriture, l'extermination des congénères plus
faibles ou moins favorisés, la nature livrée à elle-même ne con-
naît pas d'autre loi. Rien , pas même la vie horrible des sau-
vages actuels, ne peut nous donner l'idée du sort auquel était
condamné le bimane anthropoïde , notre ancêtre , au fond des
bois ou dans les cavernes, tremblant à chaque instant, soit pour
lui-même, soit pour sa hideuse femelle, soit pour son petit, crai-
gnant de voir surgir dans l'ombre un animal plus fort que lui, ou
un bimane de son espèce, plus cruel et plus terrible que l'ours ou
le gorille, a Plus on recule dans le passé, plus on voit la trace ma-
(.1) Voyez l'intéressante étuéedc M. de Lavelcyc sur les Tendances nouvelles de l'Êco-
nomie politique et du socialisme, dans la lîevu^ du 15 juillet 1875, où cette doctriae
est exposée et réfutée, mais à un autre point de vue que celui qui nous occupe.
LA MORALE DE l' A VENIR. 19
nifeste des passions féroces et dégradantes. Au-delà, bien au-delà
de l'âge de fer, témoin de luttes sanglantes et sans fin, apparaît
un âge de pierre d'une incommensurable durée et pendant lequel
l'homme, armé de silex, passait sa vie à lutter contre l'homme,
contre les animaux et contre les élémens. » Mais avant cet âge de
pierre lui-même, où l'homme se révèle, par sa première victoire
contre les fatalités douloureuses qui ont plus d'une fois menacé sa
chétive race, en se fabriquant des armes, signe de sa suprématie
naissante , au-delà de cette époque, quand ce qui devait être l'homme
ne s'était pas encore nettement détaché de l'animal, qui dira jamais
les misères et la férocité de ce malheureux être, plus faible que
bien d'autres, et dont l'intelligence n'avait pas encore réagi contre
une nature qui lui refuse les moyens de se défendre?
Quand il s'agit d'un être pareil, quelles que soient d'ailleurs ses
destinées ultérieures, qu'on ne vienne donc pas parler d'un droit na-
turel, inhérent à sa qualité d'homme. De droit, il n'en a pas, sauf
celui qu'il tient de la force de ses muscles, plus tard du premier
caillou tranchant qu'il adapte à sa main meurtrière, plus tard enfin
du premier outil en fer qu'il fabrique pour déchirer le sol avare et
dur. Pour lui, comme pour les autres animaux, il n'y a qu'une loi,
celle de vivre, laquelle en engendre deux autres, qui suffisent à
expliquer tous les faits sociaux de l'âge moderne, la loi de la sé-
lection, qui élimine ceux qui ne sont pas capables et par conséquent
dignes de vivre, et la loi de la sociabilité, qui, pour un animal
comme l'homme, l'intéresse personnellement au bien-être du groupe
et fait de l'utilité de l'espèce une partie essentielle de son utilité
personnelle.
La loi de la sélection explique seule d'une manière péremptoire
ce fait qui a tant exercé l'inutile dialectique des utopistes et des
rêveurs, les inégalités sociales. A l'origine, elles n'ont point été des
usurpations de la force, ou du moins la force, en les créant, a eu
raison. Dans l'état actuel, elles ne sont pas des abus qui durent,
elles sont l'expression nécessaire d'un principe naturel, qu'il est
sage d'accepter à ce titre, qu'il serait chimérique de vouloir dé-
truire, contre lequel il est insensé de se révolter, puisqu'il est une
des formes de cette règle des choses oii s'appuie toute la doctrine.
C'est un poète grec qui l'a dit, il y a vingt-deux siècles : « Il n'y
a pas à se fâcher contre les choses, car cela ne leur fait rien du
tout (1). ))
Résumons, sur ce point si grave, les développemens et les dé-
(1) Toï; TtpdcYlAamv yàp o\)y\ Ou[i.oûfffJai ypéwv;
Milzi yàp aùxoî; oOofv. (Euripide.)
20 REVUE DES DEUX MONDES.
ductions de la doctrine d'après un de ses interprètes reconnu comme
l'un des plus exacts et des plus fidèles (1). L'homme, étant le pro-
duit des variations successives d'espèces animales antérieures, est
le résultat, par là même, d'inégalités individuelles, ethniques et
spécifiques, qui peu à peu l'ont constitué comme espèce, race ou
individu. Le premier animal qui manifesta quelques caractères ex-
clusivement humains acquit une supériorité immédiate sur ses con-
génères, et transmit cette supériorité à quelques-uns de ses des-
cendans. Ainsi se créa l'espèce. De la même manière se créèrent
au sein de l'espèce les races privilégiées. Les races tendent à s'i-
soler jusqu'au moment où la civilisation les rapproche; mais il en
est quelques-unes qui s'isolent de plus en plus, et qui par là sont
condamnées à disparaître sous l'action de la loi sélective, qui
abaisse et détruit ce qu'elle, n'élève pas et ne féconde pas. Il reste
pourtant quelques branches primitives, immobiles et en quelque
sorte atrophiées, comme des spécimens oubliés de nos origines.
Des Mincopies des îles Andaman, des Maories de la Nouvelle-Zé-
lande, des Tasmaniens de Van-Diemen, des Hottentots et Boschmen
du sud de l'Afrique, des habitans de la Terre-de-Feu ou des Esqui-
maux, au premier bimane qui eut trente-deux dents et trente-deux
vertèbres, marcha debout sur ses deux pieds et ne grimpa que par
occasion aux arbres, il y a une distance infmiment moins grande
que de ces hordes infimes à pos peuples européens. On peut même
dire qu'au point de vue intellectuel un Mincopie ou un Papou est
plus proche parent, non-seulement du singe, mais du kangourou,
que d'un Descartes ou d'un Newton (2).
Les classes sociales se sont formées dans chaque société de la
même façon et par l'action de la même loi que les races au sein de
l'espèce. Qui oserait raisonnablement s'en plaindre? Il faut avoir
l'entendement obscurci par des préjugés de système ou des passions
personnelles, « comme nos philosophes, nos moralistes et nos poli-
tiques, » pour ne pas saisir les mille liens qui unissent ces inéga-
lités naturelles, c'est-à-dire innées, originelles, aux inégalités
sociales garanties ou instituées par la loi. Par une série de déduc-
tions fortement enchaînées, on arrive à établir ces deux propo-
sitions fondamentales : 1° il n'est point d'inégalité de droit qui ne
puisse trouver sa raison dans une inégalité de fait, point d'inéga-
lité sociale qui ne doive avoir et n'ait à l'origine son point de dé-
part dans une inégalité naturelle; 2° corrélativement, toute inéga-
lité naturelle qui se produit chez un individu, s'établit et se perpétue
(1) M""- Clémence Royer, Origine de l'homme et des sociétés, chapitre XIII.
(2) Ibid., p. 513.
LA MORALE DE l'aVENIR. 21
dans une race, doit avoir pour conséquence une inégalité sociale,
surtout lorsque l'apparition et la fixation de cette inégalité dans la
race correspondent à un besoin social, à une utilité ethnique plus
ou moins durable. On donne comme e^^emples à l'appui de cette
double thèse l'établissement de l'autorité du père de famille ou du
chef de tribu qui par leur vigueur plus grande ou la supériorité de
leur expérience réussirent à former en faisceau les forces indivi-
duelles d'abord isolées, à les relier sous une direction unique, et
surent ainsi en multiplier la valeur en les réunissant. Il en est de
même pour toutes les institutions politiques, la magistrature, le
sacerdoce, les aristocraties, les royautés, castes, privilèges, autori-
tés et pouvoirs quelconques, qui ont pu sans doute exagérer par-
fois le fait primitif des inégalités naturelles, parfois même le faus-
ser par l'intervention de la ruse et de l'hypocrisie, mais qui dans
l'origine et le plus souvent n'ont fait que l'exprimer avec un saisis-
sant relief et le traduire avec éclat sur la scène de l'histoire et du
monde. Dire que ce fait est fatal, c'est dire qu'il est légitime; les
deux choses ne se distinguent pas dans l'école de l'évolution. Mar-
quer l'origine et le caractère des inégalités sociales, c'est retrouver
leurs titres dans le seul code qui ne soit pas rédigé par l'arbitraire
et la fantaisie, le code de la nature.
De là bien des conséquences; nous ne ferons que les énumérer.
Chaque être a sa valeur propre, déterminée par l'étendue de ses
facultés et des services qu'il rend à la communauté. Tout homme
n'est donc point égal à un autre homme, pas plus que l'animal n'est
égal à l'humanité, parce qu'il naît, vit, meurt, mange et dort comme
elle. L'équité est non l'égalité, mais la proportionnalité du droit, La
justice consiste en ce que chaque service rendu soit récompensé
proportionnellement à sa valeur utile. Demander autre chose, ré-
clamer plus, c'est demander l'égalité sauvage, spécifique, l'égalité
dans la pauvreté et l'abaissement. Rien de plus périlleux qu'une
loi de niveau inflexible qui renverserait cet édifice d'activités com-
plétives les unes des autres et harmonisées entre elles. De même
que dans les organismes les plus élevés la division physiologique
du travail est la condition même de la vie et du progrès, de même
dans l'organisme social, qui en reproduit exactement les conditions
et les règles, c'est une idée qu'il faut toujours avoir dans l'esprit,
comme l'expression et le résumé d'une multitude d'exemples biolo-
giques, que celle de la subordination des fonctions et des classes
qui les remplissent, ce que M. Spencer exprime ainsi : le principe
d'une dépendance réciproque croissante, accompagnant une spécia-
lisation croissante (1). Il est même nécessaire, pour qu'une société
(1) Introduction à la science sociale, chapitre XIV, Préparation à la sociologie par
la biologie.
22 REVUE DES DEUX MONDES.
parvienne à son plus haut degré de bonheur, que l'harmonie s'y
conserve par les inégalités de la jouissance et du bien-être. Si cha-
que membre d'un groupe social avait la même somme de jouis-
sance, ce serait pour chacun la moindre somme possible : tout le
monde souffrirait sans avantage pour personne. « A mesure que s'é-
lève la pyramide sociale et que se multiplient ses rangs hiérar-
chiques, la somme totale des jouissances à répartir entre tous aug-
mente progressivement. La division du travail et les inégalités
qu'elle comporte produisent, avec moins de travail pour chacun,
plus de jouissances pour tous (1). » On démontre même avec soin
que l'inégalité des richesses, par la création des loisirs et l'emploi
varié de ces loisirs, tourne à l'avantage de tous et surtout des plus
pauvres. On fait voir où nous conduiraient de folles utopies; elles
nous ramèneraient précisément aux antipodes de la civilisation, elles
nous rendraient l'égalité primitive dans la misère, d'où l'humanité
est sortie avec tant de peine. En résumé, les inégalités sociales exis-
tent, donc elles sont nécessaires; elles sont l'expression des inéga-
lités naturelles, donc elles sont légitimes. Ce que chacun peut et
doit réclamer, c'est l'égalité initiale des activités libres, lui permet-
tant de développer ses facultés sous la loi de la concurrence, mais
non l'égalité de droit, qui est le renversement de toute société civi-
lisée. Il n'est dû à chacun qu'une part de droit proportionnelle
à ses forces et à ses facultés.
C'est, on le voit, une théorie entièrement aristocratique. Elle
confère tout, l'intégrité des droits, la direction, l'initiative et la
plus haute de toutes les fonctions, celle du progrès, aux classes
privilégiées. La loi de la sélection veut qu'il en soit ainsi. Elle veut
qu'il y ait à la tête de chaque société « une classe régulatrice, plus
ou moins distincte des classes gouvernées. » C'est par une série de
modifications acquises et transmises , c'est par un lent et patient
travail d'affinage et de perfectionnement, que s'élabore cette noble
élite d'hommes, qui sont vraiment les ouvriers de la civilisation et
qui doivent concentrer entre leurs mains tous les droits, l'autorité,
la fonction sociale par elle, le pouvoir de faire des lois. Ils sont les
organes, les interprètes du vrai droit naturel fondé sur les lois de la
vie. C'est à eux, à eux seuls, qu'il appartient, dans le désordre
confus des appétits individuels et des instincts égoïstes, de démê-
ler les exigences de l'espèce, de discerner et d'établir, à tel ou tel
moment de l'histoire, Viitilitâ spécifique qui correspond à chacune
des phases de l'humanité. Voilà leur rôle et leur emploi. Réagir,
protester contre cette hiérarchie, réclamer un droit d'interprétation
égal pour tous les hommes et pour toutes les classes , c'est aller
(1) M"" Clciuence Uoycr, ouvrage cité.
LA MORALE DE L' AVENIR. 23
contre la nature elle-même, qui n'a pas créé en vain ces supério-
rités de caractère, de lumière et de talent. Il ne serait pas difficile,
par voie de conséquence, de pousser bien loin une pareille théorie;
mais sans rien exagérer, et même en atténuant quelques expressions
dont il serait aisé d'abuser, nous en avons dit assez pour montrer le
caractère fortement autoritaire de la politique de l'évolution. Cette
politique a un goût médiocre pour la foule, pour le nombre, pour
la multitude des individualités humaines que la loi de la sélection a
laissées dans l'ombre. Ce qu'elle recherche évidemment, ce qu'elle
veut, c'est la souveraineté de l'intelligence. Celui-là seul aura un
droit, et tout le droit, qui sera le plus fort par la science. Celui-là
seul a le droit de commander; les autres n'ont que le droit d'obéir.
Il commande au nom de l'amélioration de la race , dont lui seul
connaît bien les conditions et les lois.
Élus de la sélection, ces êtres privilégiés, vrais souverains d'une
société scientifique, doivent avant tout faire respecter la loi biolo-
gique, à laquelle ils doivent leur souveraineté. Or cette grande loi
a deux corollaires : le premier, c'est que la qualité d'une société
baisse sous le rapport physique par la conservation artificielle de
ses membres les plus faibles ; le second , c'est que la qualité d'une
société baisse sous le rapport intellectuel et moral par la conserva-
tion artificielle des individus le moins capables de prendre soin
d'eux-mêmes (1). Aussi M. Spencer, parfaitement d'accord sur ce
point avec M. Darwin, ne croit pas pouvoir déplorer assez la tolé-
rance coupable des législations et la multitude des actes indivi-
duels, isolés ou combinés, dans lesquels cette vérité biologique est
méconnue ou dédaignée. Si on laissait faire la nature toute seule
au lieu de la contrarier, on obtiendrait plus rapidement le progrès
de la race humaine. Cette surabondance numérique, dont se plai-
gnait Malthus, cet accroissement constant de la population au-delà
des moyens d'existence, ont un avantage : ils nécessitent Vélimina-
tion perpétuelle de ceux chez qui la faculté de conservation est la
moindre. « Tous étant soumis à la difficulté croissante de gagner
leur vie, imposée par l'excès de fécondité, il y a en moyenne pro-
grès par l'effet de cette pression, puisque ceux-là seuls qui pro-
gressent sous son influence survivent éventuellement, et ceux-là
doivent être les élus de leur génération. » Tout irait bien ainsi, et
le travail se ferait tout seul, par la seule application des lois de la
vie; mais voilà qu'une sotte philanthropie intervient pour contra-
rier le travail salutaire de la nature. Avec sa générosité inconsidé-
rée, bornée dans ses vues, ne pensant qu'aux maux du moment et
s'obstinant à ne pas voir les maux indirects et lointains, on a le
(1) M. Herbert Spencer, Introduction à la acwnce sociaie.
24 REVUE DES DEUX MONDES.
droit de se demander si elle ne produit pas au total une plus
grande source de misère que l'égoïsme extrême. Les agens qui en-
treprennent de protéger les incapables arrêtent ce travail d'éUmi-
nation naturelle par laquelle la société s'épure continuelle;nent
elle-même. Nourrir ces incapables aux dépens des capables, grande
sottise et grande cruauté. C'est une réserve de misères amassée à
dessein pour les générations futures. On ne peut faire un plus triste
cadeau à la postérité que de l'encombrer d'un nombre toujours
croissant d'imbéciles, de paresseux, de criminels. C'est à la science
d'ouvrir les yeux aux législateurs et aux moralistes sur le péril so-
cial que l'on crée en soutenant les moins méritans dans la lutte
pour la vie, en les affranchissant de la mortalité à laquelle les
vouerait naturellement leur défaut de mérite. Si cet aveuglement
continue, le mérite deviendra de plus en plus rare à chaque gé-
nération. — 11 y a des difficultés d'application à réformer cet état
de choses, on veut bien en convenir; mais, si le législateur re-
cule, il condamne l'espèce humaine à une décadence universelle
et irrémédiable. Qu'il en prenne alors son parti et qu'il en accepte
la responsabilité. Il est averti.
Là surtout où doit se porter l'attention de la politique rationnelle,
c'est sur la question des mariages. On a commis jusqu'à présent
des fautes énormes, incalculables dans leurs conséquences. On n'a
rien empêché, on a tout permis, on a même aidé dans une certaine
mesure les incapables à propager leur triste race. Voyez l'étrange
et scandaleuse contradiction : « l'homme étudie avec la plus scru-
puleuse attention le caractère et la généalogie de ses chevaux, de
son bétail, de ses chiens, avant de les accoupler, précaution qu'il
ne prend jamais quand il s'agit de son propre mariage (1). » La lé-
gislation de l'avenir, si elle devient scientifique, comme il faut bien
l'espérer, devra y pourvoir : « lorsqu'on aura mieux compris les
principes biologiques, par exemple les lois de la reproduction et de
l'hérédité, nous n'entendrons plus des législateurs ignorans re-
pousser avec dédain les plans que nous leur soumettons. » M. Dar-
win propose que les deux sexes s'interdisent le mariage lorsqu'ils se
trouvent dans un état trop marqué d'infériorité de corps et d'es-
prit, avec ce sous-entendu que, si la prudence des particuliers ne
suffit pas, la loi doit y veiller. Il en sera de même « à l'égard de ceux
qui ne peuvent éviter une abjecte pauvreté pour leurs enfans, car la
pauvreté est non-seulement un grand mal en soi, mais elle tend à
s'accroître en entraînant à sa suite l'insouciance dans le mariage. »
Or, si les gens prudens évitent le mariage, tandis que les insou-
cians s'y précipitent, les membres inférieurs de la société finiront
(1) Darwin, la Descendance de l'homme, t. II, p. 438.
LA MORALE DE l'aVENIR. 25
par supplanter les membres supérieurs, et l'humanité reculera vers
la barbarie. Il y a lieu d'aviser, s'écrie M. Spencer; il faut modifier
les arrangemens sociaux de manière qu'au rebours de ce qu'ils
font aujourd'hui, ils favorisent à l'avenir la multiplication des in-
dividus les mieux doués et s'opposent à la multiplication des
autres.
Que de matières délicates à traiter, que de questions difficiles à
résoudre pour les législateurs de l'avenir! Faut-il s'étonner si, excité
par l'exemple des maîtres de la doctrine, un sectateur quelque peu
fantaisiste de l'évolution (1) réclame la suppression du mariage
comme attentatoire à la liberté individuelle et au progrès de l'es-
pèce, soit parce que l'union a été contractée par intérêt et sans
amour, soit parce que l'amour est inconstant, dans le mariage
comme ailleurs, et dans ce cas, quand l'harmonie est rompue, on
a non-seulement le droit, mais le devoir social de chercher un
amour nouveau. Ainsi le veut la loi de la sélection sexuelle, qui
n'est qu'une des formes de la sélection générale, seul guide, seul
agent du progrès.
Dans toutes ces théories, on remarquera qu'il n'est jamais ques-
tion que de l'amélioration du bien-être de l'humanité. C'est le mot
qui revient à chaque instant sous la plume de M. Darwin, et, si l'on
regarde de près dans la pensée obscure et subtile de M. Spencer, on
verra aussi que c'est l'idée centrale de tout son système. Ce sont
les lois de la vie, bien comprises et vigoureusement appliquées,
qui doivent régénérer le monde. Quand le principe de la sélection
régnera dans nos codes et dans nos mœurs, sans entraves, sans
opposition occulte ou déclarée, la multitude « des faibles de corps,
des insoucians et des sots » disparaîtra peu à peu, et nos descen-
dans, s'ils sont parmi les élus, auront leurs yeux réjouis par la vue
de cette humanité florissante en beaux corps, en vigoureuses san-
tés, en forces musculaires et intellectuelles, toutes exclusivement
tournées à l'amélioration de ce séjour terrestre et de cette vie, où
doit se réaliser l'idéal ébauché, il y a plusieurs milliers de siècles,
par le premier singe anthropoïde, l'idéal de l'animal selon la doc-
trine de l'évolution, l'homme civilisé.
III.
On ne s'étonnera pas que le spiritualisme fasse ses réserves, et
les plus graves, contre les principes et les applications de cette nou-
velle morale sociale; mais on devra s'étonner, si l'on y réfléchit,
(1) M. Naquet, dans son livre Religion, Famille, Propriété.
26 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'accueil favorable, pour ne pas dire enthousiaste, qu'elle a ren-
contré en France, en Europe même, dans le parti de la démocratie
avancée. Il nous a semblé qu'il y avait là un malentendu curieux
à éclaircir, s'il n'y a pas plutôt un parti-pris dont il est intéressant
de rechercher les causes.
La démocratie radicale (il serait facile d'en donner la preuve dé-
veloppée) est par essence rationaliste ; elle l'est dans ses origines,
dans son histoire, dans ses principes; elle est une application de la
raison pure , elle part de l'absolu et elle y revient, elle repose sur
Ya-priori de certaines idées qui ne viennent pas de l'expérience,
de certains axiomes dont elle nierait vainement le caractère et la
source. Elle est véritablement la fille de Rousseau; elle est née avec
le Contrat social. Encore aujourd'hui nous la voyons accepter sans
discussion les termes dans lesquels Jean-Jacques a posé le pro-
blème : (( trouver une forme d'association qui défende et protège
de toute la force commune la personne et les biens de chaque as-
socié, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéisse pourtant
qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant. » S'il y a un pro-
blème de géométrie sociale, à coup sûr c'est celui-là. Avec Rous-
seau, cette école établit que la souveraineté réside dans la volonté
générale, et que les lois ne sont que les actes authentiques de cette
volonté. Avec lui, elle pose en principe que la volonté de tout un
peuple est infaillible, qu'elle ne peut ni se déléguer, ni aliéner
quelque portion d'elle-même, ni se soumettre à un autre souverain.
Avec lui, elle croit à l'équivalence de tous les membres de la
cité, à leur droit égal de participer à l'expression de la volonté gé-
nérale; elle croit enfin, comme lui, à la bonté originelle de l'homme,
qui ne peut vouloir que le bien général, sauf les cas où sa raison
est égarée par des ignorances ou des préjugés qu'il faut combattre
à outrance et déraciner à tout prix de la république. — N'est-ce
pas le même programme qui se retrouve, moins le style, dans celui
que proclamait naguère un des chefs de la démocratie la plus avan-
cée : « réalisation et assurance mutuelle de la liberté et de l'éga-
lité par l'égale participation de tous au pouvoir, par la participation
quasi-constante de la volonté nationale,... effacement du pouvoir
exécutif, mandataire respectueux et modeste, devant le pouvoir lé-
gislatif, seul souverain,... ccartement de tout ce qui tendrait à te-
nir en échec la volonté nationale, à la paralyser de près ou de loin
par la création de forces antagonistes. » Ce programme est-il autre
chose que la traduction du Contrat social dans le langage des con-
troverses contemporaines? On voit que, depuis Jean-Jacques, cette
école n'a rien innové; elle répète la leçon du maître.
Personne avec plus d'autorité et de force que M. Edgar Quinet,
LA MORALE DE L' AVENIR. 27
qui n'est pas un témoin suspect, personne mieux que lui n'a défini
le caractère a priori de la révolution française, qui est resté le
grand exemple, la grande école de la démocratie radicale. Ce ca-
ractère apparaît nettement dès 1789. « Le peuple, nous dit-il, ne
circonscrivait point alors la révolution à une question purement
matérielle ; il suivait non un intérêt immédiat, mais une sorte de
religion de la justice... Il avait alors plus <f^ lumières intérieures
que de notions acquises... Il se sentit, en naissant, l'égal des classes
supérieures dans tout ce qui intéresse l'homme. » — Qu'y a-t-il de plus
contraire aux méthodes positives que de prétendre arrêter brusque-
ment le cours de l'histoire à un moment donné, et la détourner de
vive force dans un sens opposé à sa pente séculaire? C'est pourtant
là ce qu'essaya de faire la révolution ; elle a tenté de tout détruire
et de tout remplacer en même temps. Ce fut son erreur; c'est
sa gloire selon d'autres, « La révolution a voulu achever l'homme
d'un seul coup, en un moment. » — Qu'y a-t-il enfin de plus con-
forme à Va-jjriori que la déclaration des droits de l'homme, de
l'homme universel, identique à lui-même, sous toutes les la-
titudes, dans toutes les races, à tous les degrés de la civilisation?
Tout cela, encore une fois, c'est du rationahsme pur à la façon de
Rousseau. M. Quinet l'établit péremptoirement pour la convention,
qui procède par intuition et par déduction géométrique et qui est
l'expression la plus complète d'une métaphysique intolérante, à la
manière du Contrat social : « Voltaire avait gouverné le xviii^ siè-
cle, Montesquieu régna dans la constituante, Rousseau dans la lé-
gislative et la convention... Rousseau est l'Esdras de la révolution
française; il rapporte de l'exil \q Livre de la loi. A mesure que la
révolution se développe, elle semble une incarnation de Jean-Jac-
ques (1). » Veut-on un autre témoin? Parmi vingt autres, je cite-
rai M. Henri Martin, résumant son jugement sur l'œuvre de la ré-
volution : « Il n'est rien de comparable dans l'histoire du genre
humain. On avait vu jusqu'alors la plupart des sociétés périr ou de
mort violente ou de langueur, quand leur organisme se dissolvait;
on en avait vu quelques-unes transformer progressivement leurs
organes; on n'avait jamais vu une nation entreprendre de se re-
constituer r^ />7'2"or/ /-m nom du droit absolu et de la raison jnire.,.
La révolution renouvelle dans l'ordre social l'œuvre accomplie par
Descartes dans ia philosophie... Elle a voulu supprimer le temps et
la tradition. » Constituer « l'homîîîe- complet dans la société com-
plète, )) voilà ce que Rousseau et la convention ont tenté successi-
vement, lui en une seule page, elle en un seul décret. Qu'y a-t-il de
(1) M. Edgar Quinet, la Révolution.
28 REVUE DES DEUX MONDES.
plus contraire aux méthodes scientifiques , qui excluent toute autre
méthode que celle de l'expérience, tout autre facteur que celui
du temps , toute autre idée que les idées positives empruntées à
la biologie , et qui ont créé ce mot d'évolution précisément pour
l'opposer par son caractère et par ses effets aux révolutions qu'elles
nient absolument dans l'histoire de la terre et de l'homme, et dont
elles dénoncent, dans l'ordre politique et social , les improvisations
superficielles et la stérile violence?
D'où vient la singulière tendresse de la démocratie contempo-
raine pour ces théories nouvelles? En quoi et par quels côtés s'est-
elle rapprochée des méthodes et des doctrines positives, qu'elle
préconise avec une sorte d'inconscience qui n'est pas un des moin-
dres signes de la légèreté avec laquelle, de notre temps, se don-
nent et se transmettent les mots d'ordre de partis? Il a plu à quel-
ques chefs de l'école démocratique de faire acte d'adhésion à ces
nouvelles doctrines; tout le parti s'est empressé de faire sa pro-
fession de foi, c'est maintenant une formule reçue dans le langage
courant de la tribune et de la presse. La jeune démocratie se pro-
clame elle-même en toute occasion « positive et scientifique, »
c'est-à-dire qu'elle exclut tout a-priori de la doctrine qui lui sert
de base, qu'elle ne reconnaît pour méthode que celle des sciences
naturelles et n'admet pour lois que les lois constatées dans cet
ordre de faits. Ou cette formule signifie cela, ou bien elle ne si-
gnifie rien. Je ne veux pas savoir si dans la pensée de ceux qui
l'ont mise en avant il n'y a pas une déclaration de guerre à la mé-
taphysique et aux religions positives, quelque tactique secrète, une
offre d'alliance au parti nombreux et puissant des sciences posi-
tives, que l'on flatte et que l'on recherche comme une des puis-
sances du jour. Je prends cette dénomination telle qu'on l'emploie
chaque jour, et je m'étonne qu'elle ait pu faire fortune. Je m'é-
tonne qu'elle ait pu faire illusion à personne, et surtout à ceux qui
l'ont mise si habilement à la mode et qui semblent de trop habiles
gens pour être à ce point dupes d'eux-mêmes.
Ces chefs du nouveau parti démocratique ont-ils rien désavoué
des entreprises, des méthodes et des doctrines de la révolution fran-
çaise? Ce qu'ils appellent à chaque instant dans leurs programmes
et dans leurs discours « les grandes revendications politiques et
sociales de la révolution » ne suppose-t-il pas tout d'abord une
justice absolue qu'ils interprètent souvent à leur fantaisie, mais qui
n'en est pas moins le prétexte de ces revendications? Et n'est-ce
pas procéder d'une manière tout intuitive, toute rationnelle, nulle-
ment expérimentale, que de poser en principe l'existence indiscu-
table de cette justice? Les écoles métaphysiques en font-elles plus
LA MORALE DE l' AVENIR. 29
dans leurs affirmations des vérités transcendantes? Affirmer cette
justice indépendante de toute expérience, supérieure à toute con-
vention humaine, antérieure à tout pacte social, qu'est-ce donc sinon
faire de la métaphysique? D'où vient-elle, cette justice, quels titres
produit-elle au tribunal des sciences positives? Voilà ce qu'en bonne
méthode expérimentale M. Darwin et M, Spencer ne manqueront pas
de demander à leurs auxiliaires inattendus. La justice? Nous savons
ce qu'elle est pour eux : en dehors des préjugés et du dogmatisme,
elle représente le plus haut degré de l'instinct de la sociabilité; elle
est l'expression d'une multitude de sensations, d'images, d'idées
nées successivement de diverses circonstances, agglomérées et
comme soudées entre elles par la force de l'habitude et l'action du
temps dans le cerveau. Reconnaissons-nous là cette justice abso-
lue dont les revendications sont si pressantes, si impérieuses, au
nom de laquelle on renverse les trônes et on ébranle les nations?
(t Les attributs de l'homme ne sont pas des constantes. » 11 ne peut
donc y avoir qu'une justice relative aux divers degrés delà civilisa-
tion, appropriée aux diverses phases de l'éducation de l'humanité.
Or, si la démocratie radicale représente quelque chose de saisis-
sable et de net, c'est précisément ce principe d'un droit absolu, au
nom duquel elle se présente comme l'émancipatrice universelle.
L'égalité de droit, autre chimère, nous disent également M. Dar-
win et M. Spencer, et tous les écrivains de cette école qui s'occupent
des phénomènes sociaux. C'est avec cette chimère qu'on verse aux
peuples la plus dangereuse ivresse, parfois la folie. La nature, qu'il
faut toujours consulter, établit la proportionnalité, non l'égalité du
droit. Chacun n'a de droit que la part qu'il mérite par ses forces ou
par ses facultés, qui sont un autre genre de forces. Ce n'est ni une
usurpation, ni une fiction qui a établi les inégalités sociales; il est
donc absurde de vouloir les détruire, et tout appel à un nivellement
brutal est un crime contre les lois naturelles. La souveraineté du
nombre est la plus basse et la plus misérable des souverainetés. Ce
sont les classes d'élite, élaborées par la sélection, qui semblent vrai-
ment marquées pour la souveraineté, la seule digne d'un état civilisé.
Elles sont les initiatrices du progrès et les vrais guides de l'huma-
nité. — Il y a là un germe qui se montre déjà très nettement et qui
grandira, n'en doutez pas, avec ces doctrines : le germe d'un des-
potisme d'un nouveau genre, le despotisme scientifique, seul mi-
nistre et seul mandataire du progrès, désigné et consacré d'avance
par la nature dont il devra pénétrer et appliquer les lois. Je n'in-
siste pas de peur de m'exposer à d'inévitables redites. Mais i vrai-
ment on se demande comment la démocratie, si jalouse de la liberté,
peut s'accommoder du caractère essentiellement autoritaire de ces
30 REVUE DES DEUX MONDES.
doctrines, et comment les principes égalitaires qu'elle proclame si
haut dans le monde s'accordent avec la loi de sélection qui rétablit
les inégalités sociales dans toute leur rigueur, comme la condition
absolue du progrès, avec la sanction d'une inexorable fatalité !
Il y a antipathie sur tous les points, de tempérament comme de
doctrine. En veut-on une preuve bien sensible, qu'on lise l'étonnant
chapitre du livre de M. Spencer intitulé Préparation à la science
sociale par la psychologie, on y trouvera la plus sanglante ironie à
l'adresse de l'illusion démocratique qui consiste à mettre une con-
fiance absolue dans la diffusion de l'instruction et dans les effets
moraux qu'elle doit immédiatement produire. Voici, nous dit-il,
une des erreurs d'induction les plus fréquentes dans lesquelles on
tombe. On lit dans les journaux des comparaisons entre le nombre
des criminels sachant lire et écrire et celui des criminels illettrés;
en voyant que le nombre des illettrés l'emporte de beaucoup, on
admet la conclusion que l'ignorance est la cause du crime. Il ne
vient pas à l'esprit de ces personnes de se demander si d'autres
statistiques établies d'après le même système ne prouveraient pas
d'une façon tout aussi concluante que le crime est causé par l'ab-
sence d'ablution et de linge propre, ou par le mauvais air et la mau-
vaise ventilation des logemens, ou par le défaut de chambres à
coucher séparées. Si l'on examinait à ces divers points de vue la
question de la criminalité, on serait conduit à voir qu'il existe une
relation réelle entre le crime et un genre de vie inférieur, que ce
genre de vie est ordinairement la conséquence d'une infériorité
originelle de nature, enfin que l'ignorance n'est qu'une circonstance
concomitante, qui n'est pas plus que toutes les autres la cause du
crime. Et, continuant son ironique démonstration, M. Spencer
ajoute : La confiance dans les effets moralisateurs de la culture in-
tellectuelle, que les faits contredisent catégoriquement, est du reste
absurde a priori. Quel rapport peut-il y avoir entre apprendre que
certains groupes de signes représentent certains mots , et acquérir
un sentiment plus élevé du devoir? Comment la facilité à former
couramment des signes représentant les sons pourrait-elle forti-
fier la volonté de bien faire? Gomment la connaissance de la table
de multiplication ou la pratique des divisions peuvent- elles dé-
velopper les sentimens de sympathie au point de réprimer la ten-
dance à nuire au prochain? Gomment les dictées d'orthographe et
l'analyse grammaticale peuvent- elles développer le sentiment de la
justice, ou des accumulations de renseignemens géographiques ac-
croître le respect de la vérité? Il n'y a guère plus de relations entre
ces causes et ces effets qu'avec l'a gymnastique qui ex.çrce les mains
et fortifie les jambes. La foi aux livres de classe et à la lecture est
LA MORALE DE l' AVENIR. 31
une des superstitions de notre époque. — Nous ne discutons pas, nous
exposons. Si ce sont là les leçons de la science positive, nous se-
rions curieux de savoir si « la démocratie scientifique » les accepte.
Acceptera-t-elle aussi ces leçons que le sévère penseur donne
aux révolutionnaires? Gomme il faut, nous dit-il, pour que la vie
sociale suive son cours, que le vieux subsiste jusqu'à ce que le
nouveau soit prêt, un compromis perpétuel est l'accompagnement
indispensable d'un développement normal. Nous voyons la néces-
sité de ce compromis en observant qu'il s'opère également pendant
toute l'évolution d'un organisme individuel. On ferait autant de
mal à une société en détruisant ses vieilles institutions avant que
les nouvelles soient assez bien organisées pour prendre leur place,
qu'on en ferait à un amphibie en amputant ses branchies avant que
ses poumons soient bien développés. La négation de cette vérité
est le trait caractéristique des réformateurs politiques et sociaux de
notre temps. La science sociale, fondée sur les lois naturelles, est
donc à la fois radicale et conservatrice, — radicale au-delà de tout
ce que conçoit le radicalisme actuel , conservatrice au-delà de tout
ce que conçoit le conservatisme d'à présent : radicale, parce qu'elle
est convaincue que l'avenir lointain tient en réserve des formes de
vie sociale supérieures à tout ce que nous avons imaginé, conser-
vatrice par l'intelligence qu'elle a de la nécessité des diverses
formes transitoires que l'évolution a imposées aux sociétés, de l'ab-
surdité qu'il y aurait à les juger avec nos pensées et nos sentimens
modernes, conservatrice enfin par le mépris qu'elle a pour les vio-
lens et par sa conviction raisonnée que les modifications brusques
dans un état social ne sauraient jamais produire ni un salutaire ni
un durable effet.
Pour tout résumer d'un mot, je ne vois que des oppositions entre
l'école de l'évolution et l'école de la révolution. La démocratie
prétend en vain se rattacher à ces théories nouvelles. Elle a gardé
son caractère rationaliste, sa méthode géométrique d'axiomes et
de déductions. Elle est restée ce que l'ont faite Rousseau, son
aïeul, et ses pères de la convention : radicale non-seulement pour
l'avenir, mais pour le moment présent, logicienne à outrance, sans
nuance, sans tempérament, sans aucun instinct des compromis
avec le passé ni des nécessités de transition, courant à travers les
obstacles à son but unique, la réalisation à tout prix du modèle
idéal qu'elle a conçu a jJriori pour l'homme et la société. Qu'y
a-t-il là de commun avec la théorie positive qui nie tout ce qu'affir-
ment ces démocrates, l'absolu du droit, l'absolu de l'égalité, l'ab-
solu de la liberté et la nécessité de refaire immédiatement l'homme
sur le type de ces trois absolus?
32 REVUE DES DEUX MONDES.
Mais laissons la « démocratie scientifique » régler ses comptes
avec les théories nouvelles. C'est à un autre point de vue que nous
devons marquer nos réserves à l'égard de la philosophie sociale
qu'on prétend nous imposer.
Ce qui frappe tout d'abord l'esprit dans cette tentative systé-
matique pour appliquer les lois de l'histoire naturelle aux rapports
et aux phénomènes sociaux , c'est le sacrifice du droit individuel
au droit social , qui n'est autre chose que l'intérêt spécifique. On
n'a jamais, dans aucune autre école, fait si peu de cas et tenu
si peu de compte de la personne humaine. En cela, je le sais, la
morale de l'évolution imite la nature, qui ne paraît avoir de sollici-
tude que pour l'espèce, si l'on peut appliquer une pareille expres-
sion à son œuvre inconsciente. Il semble en effet parfaitement in-
différent à l'aveugle créatrice que, dans le développement exubérant
de la vie, des milliards de germes ou d'individus périssent, pourvu
que quelques-uns, plus heureux, transmettent à travers les âges le
type de ces obscures multitudes, proie dévouée à la mort. Cela seul,
paraît-il, vaut la peine d'être préservé. Le reste appartient aux
vents, aux flots, à toutes les fatalités du dehors, à l'extermination
incessante et mutuelle, à tous les hasards de la grande arène san-
glante qui se continue depuis les sommets des Alpes jusqu'aux pro-
fondeurs de l'Océan. Familiarisés par la science avec de pareils
spectacles, avec ces jeux gigantesques de la vie et de la mort, où
l'individu n'est rien, oii l'espèce seule a son prix, il n'est pas éton-
nant que ces nouveaux moralistes apportent dans les théories so-
ciales leurs habitudes d'esprit. Ils imitent la nature, et en l'imitant,
ils pensent être dans la vérité. Dans la vérité biologique, soit, non
dans la vérité sociale, qui s'appelle la justice, et c'est là une des
oppositions manifestes qui éclatent entre l'histoire naturelle et la
morale, entre le règne animal et le règne humain. Pour eux, le
bien général, l'utilité de l'espèce, est la règle unique, la seule qui
soit concevable en dehors des chimères transcendantes de la mé-
taphysique ou des religions. La moralité consiste à comprendre ce
principe et à s'y conformer. — Pour nous, je dirai pour les hommes
de toute école, de tout parti, de toute race (en dehors des systèmes),
il y a une garantie inviolable de la personne humaine, qui s'appelle
le droit, et ce droit est sacré, parce que ce n'est pas une conven-
tion humaine qui l'établit et parce qu'une autre convention n'en
peut rien enlever.
Dans cette morale que l'on fonde sur l'histoire naturelle, où est
la garantie de l'individu? Je ne la vois nulle part, puisqu'elle a
pour principe de nier l'origine supérieure de l'idée de la justice,
d'en détruire autant qu'il est en elle le caractère auguste et sacré,
LA MORALE DE l'avENIR. 33
et qu'il n'y a plus de droit naturel que le droit conforme aux lois
implacables de la biologie. Sans qu'on affecte de trembler pour les
conséquences que des esprits aussi éclairés que MM. Darwin ou
Spencer pourraient tirer de pareils principes, il est permis de trem-
bler pour les applications qu'en peuvent faire des esprits plus vul-
gaires et plus logiques. Si l'utilité sociale constitue la justice, elle
ne trouve plus dans un principe distinct d'elle et supérieur à elle
sa règle et sa mesure. Ce qui apparaît comme utile à un groupe
donné est par là môme déclaré juste, et dès lors la plus grande
somme de bonheur général est toujours dans le cas de réclamer le
sacrifice du bonheur particulier. Voyez ce que peut contenir d'hor-
reurs pour l'avenir ou de justifications pour les crimes du passé
une simple proposition comme celle-ci : « si l'intérêt général exige
le sacrifice de quelques individus ou d'un seul, n'hésitez pas. »
Tout se réduira donc à une opération bien simple d'arithmétique.
Le bonheur de cet individu est à celui d'une nation comme une unité
est à 36 millions d'unités. L'arithmétique sociale le condamne. —
Vous protestez contre de pareilles conséquences. A la bonne heure,
et nous vous en affranchirons bien volontiers; mais convenez avec
nous que l'utilité sociale ne prescrit pas contre le droit d'un seul;
et si cela est vrai, c'est donc apparemment qu'il y a un principe
supérieur et de justice contre lequel rien ne prévaut, même les
exigences momentanées de l'espèce. L'individu a le droit d'immo-
ler son droit au bien de tous; il est alors, selon les circonstances,
un héros ou un saint; mais ni l'espèce, ni la nation, ni la tribu, ne
peuvent, sans révolter nos consciences, lui imposer cette immola-
tion, et si on la lui impose de force, il devient un martyr, le martyr
de son droit, ou mieux du droit humain immolé dans sa personne.
Rappelons-nous ces belles paroles de M""® de Staël, auxquelles il
faudrait changer bien peu de chose pour en faire une réfutation
directe de la morale de l'évolution : « on dit : le salut du peuple
est la suprême loi. Non, la suprême loi, c'est la justice. Quand il
serait prouvé qu'on servirait les intérêts d'un peuple par une in-
justice, on serait également vil ou criminel en la commettant, car
l'intégrité du droit importe plus que les intérêts du peuple... L'es-
pèce humaine demande à grands cris qu'on sacrifie tout à son inté-
rêt... Il faut lui dire que son bonheur même, dont on se sert comme
prétexte, n'est sacré que dans son rapport avec la justice, car sans
elle qu'importeraient tous à chacun ? Quand une fois l'on s'est dit
qu'il faut sacrifier le droit à l'intérêt national, on est bien près de
resserrer de jour en jour le sens du mot nation et d'en faire d'abord
ses partisans, puis ses amis, puis sa famille, qui n'est qu'un terme
décent pour se désigner soi-même. »
TOME XII. — 1875. 3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est de cette même source, le mépris du droit individuel, que
procède l'antipathie marquée de ces nouveaux moralistes contre
toutes les œuvres de la philanthropie et de la charité, qui selon eux
entravent l'œuvre bienfaisante de la nature. Qu'y a-t-il de plus sa-
lutaire et de plus clair dans les résultats, nous dit-on, que cet ad-
mirable travail d'élection et d'élimination qui s'opère dans toutes
les espèces vivantes et qui s'opérerait également dans l'espèce hu-
maine, pour son plus grand bien, si l'on ne venait à chaque instant
en suspendre l'action salutaire, en troubler la fatalité régulatrice?
Admettez que l'on renonce une fois pour toutes à « ces mesures in-
considérées qui ont pour objet la conservation artificielle des mem-
bres les plus faibles, » et la société, vivant sous les mêmes lois que
les autres espèces, s'épurera continuellement d'elle-même. Les plus
forts survivront seuls dans la concurrence vitale et feront souche de
vaillans ; les autres disparaîtront et emmèneront avec eux dans le
néant, d'où ils n'auraient jamais dû sortir, leur triste postérité, qui
nous encombre aujourd'hui de maladies de toute sorte, d'infirmités
physiques et mentales, de misère, de crétinisme et de crimes. Laissez
mourir tout ce qui appartient à la mort. IN'aidez pas ce triste résidu
de l'humanité à vivre, et surtout empêchez par tous les moyens pos-
sibles ces unions déplorablement fécondes qui font un si étrange con-
traste avec la stérilité relative des classes supérieures, et qui, par la
prodigalité de la vie semée au hasar^ et l'insouciance de ceux qui la
sèment, menacent la société d'une véritable décadence. N'oubliez pas
qu'il y a parmi vous des multitudes d'êtres qui n'ont de l'homme
que la figure et le nom et qu'une « infériorité originelle de na-
ture )) condamnait à disparaître. Vous venez à leur secours, et voici
que se prépare contre vous et vos descendans une nouvelle inva-
sion de barbares, mais de barbares indigènes que vous avez vous-
mêmes amenés en sauvant l'inutile existence de leurs pères.
Voilà ce qu'on nous dit en plein xix^ siècle , dans ce siècle et
dans cette société dont la gloire la plus pure peut-être aura été
un admirable esprit de charité pour les uns, de solidarité pour les
autres, qui a fait et qui fait tous les jours des miracles. Je ne veux
pas jeter un anathème commun et sans restriction sur toutes les
parties de ce réquisitoire. M. Darwin mérite d'être écouté, quand
il demande que « des législateurs ignornns veuillent bien ne pas
fermer obstinément leur esprit aux principes de la reproduction et
aux lois de l'hérédité, ni repousser avec dédain un plan destiné à
vérifier si, oui ou non, les mariages consanguins sont nuisibles à
l'espèce (1). » M. Maudsley mérite aussi d'être entendu, comme un
(1) Les recherches récentes de M. Darwhi fîls ont donné un résultat négatif.
LA. MORALE DE l'aVENIR. 35
témoin considérable dans une grave question, quand il réclame, au
nom des mêmes principes, que la loi, à défaut de la prudence per-
sonnelle ou de l'opinion , empêche certaines unions condamnées
d'avance à ne produire que des idiots ou des fous; mais c'est bien
autre chose en vérité qu'exige M. Spencer et que semble indiquer
M. Darwin en certains endroits de son livre. C'est une exclusion
en masse du droit au mariage, prononcée par une législation ra-
tionnelle conire « tous les faibles de corps, tous les faibles d'esprit,
les insoucians, ceux qui semblent voués par état à une abjecte pau-
vreté^ et qui nous menacent d'un nombre toujours croissant d'imbé-
ciles, de paresseux et de criminels, » Grand Dieu ! où l'énumération
s'arrêtera-t-elle? Et devant des catégories si nombreuses, qui ne
voit que c'est l'utopie seule qui les ouvre , et seul un abominable
despotisme qui pourrait les remplir? Les moralistes de l'évolution
ont toujours une idée fixe devant les yeux : c'est la sélection ; quand
ce n'est pas la sélection naturelle, c'est la sélection arlificielle, celle
des éleveurs de bétail, des maîtres de haras, des agriculteurs et
des jardiniers, qui, en empêchant et en favorisant certaines alliances,
en détournant les circonstances contraires et choisissant les condi-
tions favorables, finissent par produire les plus belles variétés de
céréales, ou de fleurs, ou de bêtes. Est-ce donc là le modèle su-
prême de la civilisation scientifique? L'humanité n'a-t-elle donc pas
d'autres fins que l'amélioration de son bien-être, de ses formes et
de ses types? A ce compte, l'idéal du progrès sera un haras humain.
Est-ce là ce qu'on veut? Quelle conception étroite du but de la vie
et de la société! Ce but est en réalité le développement esthétique
et moral de l'homme. Le développement physique n'y nuit pas as-
surément, mais il intervient comme auxiliaire, comme moyen. N'y
a-t-il donc pas pour l'homme d'autres fins que pour les autres es-
pèces vivantes, et pour atteindre ces fins, pour les réaliser, est-il
nécessaire absolument d'obtenir par la sélection méthodique une
race calquée sur l'Apollon du Belvédère? Ce serait sans doute une
belle chose, dans l'ordre naturel, qu'une population saine et vigou-
reuse, reproduisant sans altération un type choisi, et d'oîi certains
procédés auraient exclu toutes les laideurs, les difibrmités et les
infirmités qui déparent d'ordinaire notre pauvre espèce; mais pre-
nez-y garde. Parmi ces êtres innombrables que vous aurez exclus
du droit de vivre ou de se perpétuer à cause de leur faiblesse de
corps ou de quelque débilité d'organe, peut-être avez-vous repoussé
dans le néant une intelligence supérieure, une âme d'élite, quelque
génie qui aurait jeté à lui seul plus d'éclat sur sa patrie et sur son
siècle que tous ces beaux produits, obtenus avec tant de peine et de
soins, par l'application réfléchie a des principes de la reproduction
36 REVUE DES DEUX MONDES.
et des lois d'hérédité. » Et qui sait si, dans une société construite
d'après les règles de cette science, Pascal, le faible et maladif Pas-
cal, aurait obtenu le droit à l'existence et au génie?
La vérité sociale peut-elle être dans de pareilles théories, qui
choquent si justement nos habitudes d'esprit, disons mieux, nos con-
sciences? Serait-il donc vrai que la charité eût tort contre les lois
tirées de la nature? La charité en effet va juste à l'opposé de la
sélection. Elle a pour but d'aider les faibles, de les faire vivre en
dépit de la nature qui les condamne à mourir, de les arracher à la
concurrence vitale qui les détruit. C'est qu'elle voit autre chose
dans ces corps débiles et soufFrans qu'un organisme impropre à la
vie. Elle y devine une intelligence capable de concevoir le néces-
saire et l'infini, une sensibilité capable des plus idéales affections,
une volonté que l'on peut élever par les nobles élans jusqu'à l'hé-
roïsme. C'est tout cela que la charité cherche avec une admirable
sollicitude à travers les souffrances et les infirmités de ces pauvres
corps; ce sont ces semences de belles âmes qu'elle recueille pieuse-
ment et s'efforce de cultiver. Et quand elle a réussi, elle a fait mieux
et plus que la science de l'évolution, qui ne sait que suivre la na-
ture et l'imiter. La charité est comme l'art : elle n'imite pas la na-
ture, elle la transforme; comme le sculpteur qui prend une pierre
et la marque à l'effigie de sa pensée, la charité prend l'humanité
souffrante; elle la cisèle, si je puis dire, elle la transfigure en lui
imprimant une beauté supérieure, celle qu'elle puise en elle-même
d'abord, puis celle qu'elle réussit à tirer de toutes ces intelligences
qui se seraient éteintes sans elle, de tous ces cœurs qui, ne se sen-
tant pas aimés, n'auraient pas aimé.
Voilà quelques-unes des raisons pour lesquelles les moralistes
de l'évolution, malgré leurs titres incontestables à l'attention des
savans, pourraient bien se tromper en croyant que l'avenir leur ap-
partient. L'humanité ne veut pas d'eux. Elle repousse une théorie
qui sacrifie l'individu en niant la réalité du droit, et livre la per-
sonne sans garantie aux exigences de l'espèce. Elle se sent atteinte
dans sa noblesse native et la dignité de ses aspirations, quand elle
se voit subordonnée aux lois biologiques qui n'ont égard qu'à l'a-
mélioration du bien-être et du type. Enfin elle a horreur d'une phi-
losophie qui supprime systématiquement ces vertus sublimes, ce
beau luxe de la vie, le dévoûment et la charité, et qui réduit tout
l'art social au perfectionnement de l'animal humain.
E. Caro.
L'ÉDUCATION D'UN FÉODAL
I.
Quand je songe aux premiers temps de mon enfance, dit le co-
lonel Siegfried, je me vois tout petit sur le bras du vieux baron
Otto von Maindorf, seigneur de Yindland, mon respectable aïeul.
C'était un grand vieillard sec et nerveux, les moustaches blanches,
le nez fièrement arqué, les yeux gris clair, aussi droit à soixante
ans qu'un jeune homme. Il avait fait la campagne de France
contre les républicains en 1792 sous Brunswick, celle de 1806 sous
Louis-Ferdinand, tué à Saalfeld, celles de 1S13, I8I/1 et 1815 sous
Blûcher, sans pouvoir dépasser le grade de rittmeister (1) malgré
ses blessures et ses actions d'éclat. Le digne vieillard en conservait
un fonds d'amertume, il se plaignait de l'ingratitude des Hohenzol-
lern, et vivait seul dans son antique castel de Yindland, près du
Gurischhaff, au bord de la Baltique. Ayant perdu mon père, qui
servait sous ses ordres, à la bataille de Ligny en Belgique, ma
mère, une Zulpich, étant morte à la suite de ce malheur, et lui-
même, après la campagne, ayant été mis à la retraite, il n'aimait
plus que cette solitude, qui lui rappelait la splendeur des Von Main-
dorf dans des temps plus heureux.
C'est là, dans le vieux nid en ruines, baigné par les vagues, que
nous vivions avec un vétéran, Jacob Reiss, ancien ordonnance du
grand-père, et sa femme, la vieille Christina, qui nous servaient de
domestiques. Nous étions vraiment pauvres, car les biens nobles du
grand-père étaient criblés d'hypothèques : il devait à tous les Juifs
de l'Allemagne et de la Pologne; il leur en voulait à mort, disant
que les misérables s'étaient fait un plaisir de laisser s'accumuler les
intérêts, dans l'espérance de happer un jour l'héritage, dont les re-
(1) Commandant.
38 REVUE DES DEUX MONDES.
venus se trouvaient saisis pour bien des années. Ce bon grand-père
avait aimé le jeu, comme tout brave soldat insouciant de la vie pen-
dant la guerre, et maintenant il fallait payer les dettes.
En rêvant à cela, ses lèvres se serraient, son nez se recourbait,
ses poings se crispaient d'indignation ; il maudissait toute la Judée
de père en fils, depuis Abraham jusqu'au dernier marchand d'écus
de Francfort. Moi seul, je pouvais le faire sourire, quand il me por-
tait en haut, dans les antiques galeries et sur la plate-forme de
Vindland, en vue de la mer, regardant par les arcades les flots se
dérouler sur la grève toute blanche d'écume, les barques des pê-
cheurs au loin retirer leurs filets, ou regagner le rivage à l'approche
du soir. Alors, les coudes au bord d'une embrasure, m'entourant
de ses bras, il me disait : — Regarde, Siegfried, regarde!.. Toute
cette terre et cette grande eau étaient à nous autrefois. Ces vais-
seaux qui passent là -bas, leurs voiles grises déployées, nous
payaient tribut pour entrer dans la baie; ces barques nous devaient
une partie de leur pêche; les pêcheries, où l'on sale, où l'on fume,
où l'on marine le poisson, nous devaient tant pour le sel, tant pour
le bois, tant pour leur place sur le sable. Ces paysans, qui labou-
rent, qui sèment et récoltent, nous devaient du seigle, de l'orge, du
houblon, du chanvre; ils nous devaient de la viande, des œufs, des
légumes; nous avions part à tout, nous étions maîtres de tout! Nous
seuls avions droit de chasse, nos chevaux et nos chiens couraient
seuls le daim, le renard et le loup dans les bois; nos barques seules
pénétraient au fond des lagunes du Gurischhaff, faisant lever des
nuages d'eiders, de cygnes et d'oies sauvages que nous abattions
par milliers. Nous avions seuls tous les droits , parce que nous
sommes de la race noble des Vandales, les premiers maîtres du sol,
la noble race des conquérans. Comprends -tu ça, Siegfried, mon
enfant?
Et je comprenais ; mes yeux s'accoutumaient à regarder tout
comme étant à moi; je voulais avoir les oiseaux, les poissons, les
barques, les pêcheries, les villages; je répondais au grand-père:
— Tout est à Siegfried! — ce qui lui réjouissait le cœur.
— C'est bien, disait-il avec attendrissement; les renards nous
ont tout pris, il faudra tout reprendre : il faut que le paysan tra-
vaille, que le pêcheur pêche, que le marchand trafique et que le
Juif vole pour les nobles descendans du vieux Maindorf à la dent
de fer.
Il m'embrassait, tout fier de mon intelligence précoce, et me
remportait, mon petit bras sur son épaule, ma joue contre la
sienne, en me disant : — Tire-moi les moustaches, Siegfried, je suis
content de toi ; tu es un brave garçon !
L ÉDUCATION D UN FÉODAL. 39
C'était un esprit clair, positif. — L'antique château menaçait
ruine sur plusieurs points, il en avait abandonné la plus grande
partie, pour se loger dans une aile encore solide, abriti^e par le don-
jon contre les vents du nord. Une vaste salle, haute et voûtée,
cinq chambres encore en bon état, dont les fenêtres donnaient sur
la baie, et l'antique cuisine, pourvue d'une immense cheminée à
large manteau chargé de sculptures, formaient toute notre habita-
tion. Au-dessous, les écuries s'ouvraient sur une cour profonde, où
nous descendions par un escalier à balustrade de granit. Les hautes
tours couvraient tout cela de leur ombre : c'était un coup d'oeil sé-
vère; de pareils souvenirs sont ineffaçables. Je vois encore la grande
salle avec son vieux tapis usé, sa table de chêne, les armes du
grand-père suspendues aux murs des deux côtés de la porte, les
fenêtres en ogive, vitrées de plomb, et la mer au loin , qui se dé-
chaîne sur les récifs , la cuisine et sa flamme sur l'âtre, qui tour-
billonne autour de la crémaillère, la vieille Ghristina assise auprès,
sous le manteau noir de la cheminée, en train d'éplucher quelques
légumes, de plumer des oiseaux ou de racler un poisson avec le
vieux couteau ébréché. Elle était toute vieille, jaune et ridée comme
une bohémienne de cent ans, les cheveux couleur de lin, ses larges
poches carrées sur les hanches, le trousseau de clés à la ceinture,
la petite toque de crin sur la nuque, grave, méditative et pourtant
causeuse, aimant à raconter les vieilles histoires du château, les
apparitions de feux follets, de lapins blancs, ses pressentimens à la
mort d'un tel, pendant la grande tempête d'automne ou durant les
longues nuits de l'hiver.
Oui, je la vois, et Jacob Reiss aussi, debout près d'elle, avec sa
longue échine maigre, les jambes arquées, le vieux bonnet d'uni-
forme sur l'oreille, les bottes éculées, garnies de longs éperons de
fer, la pipe dans ses grosses moustaches grises. Dehors , la mer
chante son hymne éternel et semble accompagner de ses plaintes
les histoires étranges de Ghristina. — Hé ! dit Jacob, tout ça c'est
bien possible... J'avais toujours des pressentimens la veille d'une
grande bataille, et le lendemain beaucoup de gens mouraient.
Il parlait d'un air convaincu ; mais, quand l'histoire était trop ex-
traordinaire, il clignait de l'œil de mon côté, comme pour dire :
— Ne crois pas ça, Siegfried, la vieille radote!.. Le lapin blanc
était un chat dans la gouttière ou bien une martre zibeline dans le
bûcher, sous les fagots.
J'aurais écouté Ghristina raconter ses histoires durant des heures;
mais ce qui m'amusait encore bien plus, c'était de descendre avec
le vieux hussard, donner le fourrage à nos chevaux et les conduire
à l'abreuvoir. Il ne manquait jamais de m'asseoir sur l'un d'eux,
/lO REVUE DES DEUX MONDES.
car nous en avions trois fort beaux; c'était le seul luxe que le
grand-père se permît encore. — Tiens-toi bien, Siegfried, me di-
sait le vétéran; prends la bride dans ta main gauche; voilà comme
tu seras plus tard, à la tête de ton régiment; tu lèveras le sabre, et
les trompettes sonneront la marche : hop !.. hop !.. hop !..
Quel bonheur d'être à cheval et de se promener au petit trot
dans la cour sombre !
Les autres parties du château restaient désertes, les portes fer-
mées, et, il faut bien le dire, les fenêtres n'avaient plus de vitres,
les corneilles, les orfraies, habitaient les corniches, elles tourbil-
lonnaient à tous les étages, jacassant et piaillant ; leurs ordures
blanchissaient toutes les saillies, leurs nids remplissaient toutes les
salles abandonnées, personne ne venait les troubler, et le vent
d'hiver, se démenant parmi ces ruines, produisait une harmonie
sauvage, surtout quand la mer y mêlait ses clameurs plaintives.
Combien de fois, dans ma petite chambre, la nuit, ne me suis-je
point éveillé, prêtant l'oreille aux mille sifllemens de la bise par les
fissures innombrables du vieux castel, me rappelant soudain les
histoires de Christina et croyant entendre les âmes des morts glis-
ser au loin dans les immenses corridors! J'avais bien peur; heu-
reusement la chambre du grand-père touchait à la mienne, la porte
en restait toujours ouverte, et la respiration forte, cadencL-e du
vieillard me rassurait. 11 dormait d'un sommeil paisible, et je me
disais : — Si les esprits arrivent, je crierai... Le grand-père décro-
chera son sabre !
Le sabre du grand-père et ses pistolets m'inspiraient confiance;
avec le grand-père, j'aurais bravé tous les esprits du monde. Pourtant
il advint un soir quelque chose d'étrange à propos des esprits, je ne
l'oublierai jamais. C'était aux premières neiges de 1822, j'avais dix
ans. Le grand-père et moi, ce soir-là, nous soupions ensemble
comme d'habitude, la table entre nous, la lampe au-dessus, sur un
trépied de bronze. Jacob nous servait, entrant et sortant, pour cher-
cher les plats à la cuisine. Et, comme il arrive aux changemens de
saison, la mer était grosse, les premières neiges fouettaient les
vitres par rafales. Nous finissions de souper quand tout à coup,
poussée par le vent, la porte s'ouvrit, et moi tout pâle je criai : —
C'est Maindorf à la dent de fer!
Le grand-père alors, tout étonné, déposa son verre sur la table,
et, regardant le vieux hussard d'un œil sévère, lui demanda : —
Qu'est-ce que cela veut dire? D'où vient que cet enfant s'eflraie?
— C'est Christina qui lui raconte des bêtises, balbutia le vieux
soldat, se dépêchant d'aller refermer la porte.
— Christina! s'écria le grand-père avec indignation, si la vieille
l'éducation d'Li\ FKODAr. hi
folle était ici, je lui tordrais le cou... Que cela n'arrive plus!..
Puis se calmant et s'adressant à moi : — Écoule, Siegfried, dit-il,
retiens bien mes paroles : Maindorf à la dent de fer est mort de-
puis six cents ans, et les morts ne reviennent pas; ce que tu en-
tends, c'est le vent qui soufile sur la mer... Et ça, fit-il en montrant
les hautes fenêtres tour à tour blanches et noires, c'est la neige
que le vent chasse contre les vitres; il n'y a rien d'autre... 11 n'y
a pas d'esprit sans un corps. Ceux qui parlent de l'esprit des morts
et qui y croient sont des ânes. Tu comprends?
— Oui, grand-père, lui répondis-je.
— Eh bien! tu vas prendre ce falot, je vais t'ouvrir le grand
corridor, et tu iras seul jusqu'au bout, dans la vieille tour en face.
Moi, je reste ici, je verrai la lumière par cette fenêtre, et quand tu
seras dans la tour, tu crieras : — Maindorf,... Maindorf à la dent
de fer, arrive ! — Tu m'entends ! Si tu ne fais pas cela, tu n'es pas
de la vieille race des conquérans, tu as peur;... un homme noble
n'a pas peur !
Aussitôt je me levai et je pris le falot sans répondre. Le grand-
père prit une grosse clé pendue sous ses armes et sortit m'ouvrir
lui-même l'antique galerie des chevaliers. La tempête s'engouffrait
dans cet édifice délabré, la lumière tourbillonnait au milieu des
ténèbres. J'aurais voulu courir, mais le grand-père me dit : —
Marche lentement... Ceux qui courent ont peur,... ils tombent!..
Prends garde aux décombres!..
Alors je partis seul. Les arceaux se suivaient à la file ; les larges
dalles, couvertes d'herbes marines et d'arêtes de poissons apportées
par les oiseaux qui avaient élu domicile dans l'antique masure, ne
rendaient aucun son, je marchais sur ce fumier, regardant tourner
l'ombre des colonnes sur la voûte, et par'bis une orfraie, surprise
dans son sommeil, déployer ses ailes et plonger dans l'abîme noir
de la tempête. Ainsi je vis défiler l'un après l'autre les fenêtres,
les balustrades, les tas de varech et d'autres débris en décomposi-
tion répandant une odeur infecte, malgré la hauteur des assises et
le vent qui les balayait, en les couvrant de neige, et dans la grande
tour, levant mon falot, après avoir repris haleine, je criai, non
sans émotion, car les histoires de Christina me revenaient : —
Maindorf à la dent de fer,... Maindorf à la dent de fer,,., arrive!..
Mais, sauf les mille sifflemens de la tempête et les clameurs des
vagues au pied de la falaise, rien ne répondit, rien ne bougea. Je
tenais ma petite main devant le falot, pour l'empêcher de s'é-
teindre; puis, ayant encore répété le même cri, je revins lentement,
m'abstenant toujours de courir; les arcades défilèrent sous mes
yeux une seconde fois, et je rentrai dans la chambre du grand-
42 REVUE DES DEUX MONDES.
père, qui ne me fit aucun compliment, et parut trouver la chose
toute naturelle.
— Assieds-toi, Siegfried, me dit-il; le vent souffle fort, n'est-ce
pas?., il fait bien froid dehors?
— Oui, grand-père.
— Tiens, bois un bon coup.
11 remplit à moitié mon verre, et je le vidai d'un trait.
— Tu as appelé Maindorf ? fit-il en souriant.
— Oui.
— 11 n'est pas venu !.. C'était pourtant un brave dans son temps,
et qu'on n'appelait jamais sans le voir arriver aussitôt avec son
casque et sa hache ; mais il est mort, et le plus lâche coquin, le
plus misérable Juif pourrait le défier sans émouvoir sa poussière.
Voilà ce que c'est que la mort, Siegfried. Depuis le commencement
du monde, des milliers de milliards d'hommes sont morts, et pas
un seul n'est revenu, pas un! Gela prouve clair comme le jour que
la mort est la fin de tout, et qu'il n'y a rien après. Mets-toi cette
idée dans la tête, c'est la clé de tout le reste.
Ayant dit cela d'un air grave, le grand-père se leva; il rentra
dans le corridor refermer la grande porte et revint ensuite se re-
mettre à table; puis, le souper fini, il me souhaita le bonsoir comme
d'habitude, et nous allâmes nous coucher.
II.
Le grand-père m'avait appris à lire de bonne heure, il m'avait
enseigné les premiers élémens du calcul; mais, à partir de ce jour,
il s'occupa de mon instruction réelle. Chaque malin, après le dé-
jeuner, nous descendions à l'écurie, et lui-même me donnait une
leçon d'équitation, m'apprenant d'abord à bouchonner le cheval, à
le seller, à le brider. Comme j'étais encore trop petit pour mettre
la selle et passer le mors, il m'aidait, il serrait les boucles, le tout
avec méthode, m'expliquant la destination de chaque courroie, m'en
démontrant l'utilité. Puis il me parlait du caractère propre cà chaque
race chevaline, et m'en faisait remarquer avec soin les qualités et
les défauts. Après ces explications, nous montions en selle et nous fai-
sions un tour aux environs, tantôt sur le rivage, tantôt au bois. Quel-
quefois nous poussions notre pointe jusqu'au bourg de Vindland,
ancienne dépendance du château, dont la population s'étendait de
plus en plus et prenait de l'importance par son commerce. Quelques
gros marchands étaient venus s'y fixer; M. Stiœmderfer, le plus
riche armateur de la côte, venait d'y faire construire une halle su-
l'éducation d'un féodal. â3
perbe, porir fumer et mariner le poisson; il avait des barques à lui,
une grande maison, la plus belle du bourg, une tonnellerie, des em-
ployés. La pêche de l'esturgeon et l'expédition du caviar dans toutes
les parties de l'Allemagne lui procuraient de grands bénéfices. C'é-
tait un gros homme, vêtu d'une façon simple, mais cossue, le large
feutre carrément planté sur les sourcils, les favoris bruns ébouriffés
autour de ses joues musculeuses, saluant toujours le hcrr oherst
von Maindorf dès qu'il l'apercevait, mais d'un air calme, sans
empressement et presque comme d'égal à égal.
Le grand-père abhorrait cet homme; il répondait à son salut 'en
levant brusquement sa casquette à la hauteur d'un pouce et serrant
les éperons. Il faisait de même pour tous les autres commerçans et
boutiquiers du bourg, et, tout en continuant de galoper, il me di-
sait : — Tiens, Siegfried, tous ces gens-là, avant l'arrivée des Fran-
çais en 1806, étaient nos serfs, ils étaient attachés à notre terre;
nous pouvions les imposer et même les vendre, sans qu'ils eussent
à réclamer. Dans ce temps-là, leur costume se composait d'une
chemise en grosse toile bise, sans col, et d'une espèce de caleçon
bouffant en été, et l'hiver d'un casaquin en peau de mouton; ils
avaient les cheveux pendans sur les sourcils, marque de leur ser-
vage. Aujourd'hui cela s'habille d'un bon gros drap bleu, cela se
tire le gilet sur le large ventre, cela se pose carrément sur les ta-
lons : — Houm !.. houm !.. — en vous regardant en face, sans bais-
ser les yeux, comme pour dire : — Voici M. Strœmderfer, le riche
armateur, qui vous fait l'honneur de vous saluer le premier, mon-
sieur le baron; il croit remplir en cela un devoir de convenance,
mais il pourrait à la rigueur s'en dispenser, car sa caisse est mieux
garnie que la vôtre; son nom est connu dans plus d'un comptoir à
Hambourg, à Brème, à Lûbeck, même à Liverpool et Manchester,
en Angleterre; sa signature vaut tant, et ses produits sont cotés sur
la place de Londres. Je vous salue pourtant le premier, parce que
c'est un vieil usage, et puis mes fils seront forcés de servir, et votre
jeune homme sera peut-être leur officier; on fait toujours bien de
ménager les amours-propres quand cela ne coûte rien...
Ainsi parlait le grand-père; puis il poussait un éclat de rire sec
et criait : — Allons, un temps de galop... Tiens-toi bien, Siegfried!
Tout cela pourra changer;... il faut que cela change... Ah! nous
avons perdu de la marge,... ces Hohenzollern nous ont coûté cher!
Mais pourvu qu'ils tiennent leurs promesses par la suite, qu'ils nous
rendent au centuple ce qu'il a fallu leur céder dans un temps de
malheur,... qu'ils rétablissent notre autorité sur de plus larges
bases,... on oubliera les vieilles déceptions. Seulement il faut que
le grand coup réussisse,... il faut que le filet prussien englobe ^oute
llll REVUE DES DEUX MONDES.
l'Allemagne... C'est la première étape. Après cela, nous verrons
pour le reste!..
J'écoutais ces hautes pensées politiques, dépassant de beaucoup
mon intelligence, mais elles me sont revenues depuis, et j'ai souvent
admiré la pénétration, le rare bon sens de cet honnête vieillard.
Une fois revenus au château, vers une ou deux heures, les che-
vaux débridés , étrillés , épongés par Jacob sous nos yeux , le
grand-père et moi, nous montions à la bibliothèque, qui se trouvait
dans son cabinet de travail à côté de la grande salle, et nous com-
mencions d'autres études. Alors le temps était venu d'apprendre les
langues, l'histoire, la géographie, les mathématiques, pour être
admis à l'école des cadets royaux, où j'avais droit d'entrer avec
bourse entière ; mais il fallait passer un examen sérieux , et le
grand-père voulait que ce fût avec distinction, comme il l'avait subi
lai-même quarante-cinq ans auparavant. — Pour faire la guerre,
disait-il, et surtout dans la cavalerie légère, où je puis encore te
recommander près de vieux camarades, la première chose à con-
naître, ce sont les langues; il faut savoir les parler autant que pos-
sible sans accent, car il s'agit souvent en campagne d'interroger
adroitement les gens du pays sans éveiller leur méfiance, de s'in-
former des chemins, des sentiers, de la position des corps ennemis,
et naturellement c'est toujours comme amis qu'on se présente. Il
faut aussi savoir les lire rapidement, pour éplucher les correspon-
dances que l'on a surprises à la poste , les dépèches des courriers
que l'on a arrêtés, et pour en transmettre un résumé clair, succinct
et complet à l'état-major. Tu comprends cela, Siegfried? Et la pre-
mière langue que nous devons étudier, nous autres Prussiens, c'est
la langue française, celle de nos ennemis naturels. Frédéric II n'a
jamais écrit que dans cette langue; il était entouré de Français, et
les imbéciles croyaient que c'était par admiration de leur géuie ; il
écrivait des livres comme V Anti-Machiavel, pour leur faire croire
que lui, Frédéric, était complètement incapable de suivre les idées
de ce fmaud italien, et qu'il les condamnait absolument. Gela ne l'a
pas empêché de les suivre toute sa vie, et, par ce simple moyen, de
s'arrondir dans tous les sens aux dépens des voisins , en s'assurant
encore la réputation d'être un philosophe, un souverain moral et le
plus délicat du monde. Je te dis cela, mon enfant, pour te montrer
que la première chose, c'est de tromper ses ennemis, et que pour
mieux les tromper, il faut connaître leur langue à fond.
Après m'avoir donné ce précepte judicieux, qu'il me répétait
souvent, nous commencions à lire Vlllpparchie, ou le Maître de la
cavalerie, de Xénophon, dans l'excellente traduction française de
Gail, le texte grec et la version latine en regard. Le grand-père
l'éducation d'un féodal. A5
connaissait aussi ces deux langues et surtout le latin, qu'il écrivait
couramment, comme tous les hommes instruits de son époque. C'est
en latin que se rédigeaient alors tous les livres scientiliques; il me
l'enseignait en passant, et se plaisait à le parler avec moi; pour
me faciliter la conversation, il me faisait apprendre par cœur
les Colloques d'Erasme; toutes les éludes marchaient ensemble.
Les choses allaient ainsi depuis deux ans, le grand-père était
content de mes progrès, lorsqu'un jour il me dit : — Tout va bien,
Siegfried , nos études avancent, mais il ne faut rien négliger des
choses de la vie; c'est un usage dans le monde d'avoir une rehgion,
de se déclarer protestant, catholique, et même juif, si l'on veut.
Tout cela revient à peu près au même; seulement il est bon de
choisir la religion qui vous est le plus avantageuse. Chez nous , en
Prusse, c'est la religion réformée, celle du roi, de la noblesse; en
France, en Autriche, c'est la religion catholique; suivons donc la
coutume, car les imbéciles disent qu'on ne peut être honnête homme
sans religion. Je vais faire venir le pasteur de Vindland : il t'ensei-
gnera la religion du pays; il te fera remplir les cérémonies accou-
tumées en pareil cas; je le paierai raisonnablement, et lu seras
luthérien réformé. A l'école des cadets, tu suivras les exercices re-
ligieux, car le roi y tient beaucoup, pour le bon exemple; pourvu
qu'on aille au temple de temps en temps, qu'on chante un cantique,
cela sutiit.
Après m'avoir tenu ce petit discours, qui servit à me faire com-
prendre toute l'importance de l'instruction religieuse, le grand-père
envoya Jacob Keiss chercher M. le pasteur Brandhorst en char-
à-bancs. M. Brandhorst était un homuie de quarante ans, grand,
maigre, les cheveux blond-filasse et les paupières rouges. 11 pas-
sait à Vindland pour être très sévère sur les pratiques religieuses;
c'est ce que j'ai su depuis. Il arriva donc vêtu de noir, un petit
manteau sur les épaules, un grand chapeau de soie sur sa grosse
tête, l'air satisfait, heureux d'avoir été choisi par M. le baron Otto
von Maindorf pour l'instruction religieuse de son petit-lils, ce qui ne
pouvait qu'ajouter au relief de M. le pasteur parmi ses confrères
et ses ouailles.
Au moment où rentrait le char-à-bancs, le grand-père et moi,
nous étions dans la cour, je venais de prendre une leçon d'équita-
tion, et c'est là que nous reçûmes M. le pasteur avec force salu-
tations de sa part et cajoleries à mon sujet. Il parlait fort bien ; le
grand-père lui répondait avec un sourire de bienveillance. C'est
ainsi que nous montâmes le grand escalier et que nous entrâmes
dans la bibliothèque, où M. Brandhorst, s'étant débarrassé de son
petit manteau, s'assit auprès de moi, devant la cheminée, et com-
A6 REVUE DES DEUX MONDES.
mença tout de suite son instruction religieuse, me parlant de Dieu,
de la création du monde en sept jours, d'Adam et d'Eve, etc., etc.
Le grand-père, pendant la leçon, se promenait derrière nous de
long en large, la tête penchée, les mains croisées sur le dos, écou-
tant d'un air rêveur, sans desserrer les lèvres. A la fin du premier
chapitre, M. Brandhorst me fit répéter ses explications, poui voir si
j'avais bien compris; il parut charmé de ma bonne mémoire, puis
en me félicitant, ainsi que M. le baron, il se leva, remit son manteau
et nous salua très profondément. Le grand-père l'accompagna jusque
sur la porte; il descendit seul l'escalier, et du haut de la rampe je
le regardai remonter en voilure.
Cela se renouvela de la sorte durant quinze jours ou trois se-
maines. Le grand-père écoutait toujours sans rien dire. Nous en étions
arrivés, après la lecture de l'ancienne loi, de l'histoire des Juges, des
Rois, de la Chronique et des Prophètes, à la mission du Christ, en-
seignant l'égalité des hommes devant Dieu, les déclarant tous frères,
leur prescrivant le pardon des injures, leur ordonnant de tendre la
joue gauche, quand on leur avait frappé la droite,... et M. Brand-
horst s'animait sur cette haute morale, s'exprimant d'une façon
fort éloquente, lorsque le grand-père, jusqu'alors simple audi-
teur, s'arrêta tout à coup et prit la parole. — Tout cela, monsieur
le pasteur, dit-il d'un ton net, est fort bien pour les bourgeois, les
ouvriers et les paysans que vous rencontrez au village... Oui, vous
faites très bien de leur prêcher cette morale, de leur dire de se
soumettre à la volonté des supérieurs, de recevoir les coups sans les
rendre, et de compter sur la vie éternelle en récompense de leur
résignation; c'est fort juste et fort utile. Mais autre chose est de
parler à des gueux, descendans de serfs, destinés de père en fils à
l'obéissance, et de parler à des nobles, descendans de nobles, des-
tinés au commandement. Yoilà ce que vous devriez bien expliquer
et faire ressortir au jeune baron Siegfried von Maindorf, afin de l'i-
nitier à ses devoirs, car chaque instruction, pour être bonne, utile
et vraie, doit s'adapter à l'état des personnes; les points de vue
changent, quand l'état change, un aigle en train de planer ne
voit pas l'herbe des champs du même œil qu'un âne qui broute!
M. Brandhorst, tout surpris, ne répondait rien, et le grand-père
continua : — Remarquez bien, monsieur le pasteur, que l'église n'a
jamais pratiqué le pardon des injures, au contraire elle s'est tou-
jours montrée impitoyable envers ses ennemis; elle les a proscrits,
torturés, brûlés, détruits dans ce monde et damnés dans l'autre,
chaque fois qu'elle en a eu le pouvoir. Son exemple doit nous servir
de règle! — Et maintenant, pour en revenir à l'histoire sainte pro-
prement dite, je vous ferai observer que tous vos patriarches et vos
l'éducation d'un féodal. A7
juges en Israël, que vous admirez tant, étaient des fainéans, qui
voulaient commander au peuple, percevoir la dîme et dicter des
lois sans porter les armes. Pendant que les autres allaient se faire
tuer à la guerre, eux, ils restaient à la maison, ils veillaient sur
l'arche sainte, et l'abandonnaient bravement pour sauver leur peau,
quand les Philistins avaient le dessus. Le peuple finit par s'aperce-
voir qu'il était conduit par des lâches; il fallut, bon gré mal gré,
que Samuel consentît à lui donner un roi; mais il choisit, dans l'in-
térêt de sa caste, un véritable imbécile, ce Saûl, qui, la veille de
la dernière bataille, alla consulter la pythonisse, une espèce de
bohémienne cachée dans un trou, loin du camp, laquelle lui prédit
insolemment sa défaite, — de sorte que, pendant l'action, ce crétin
.perdit tout courage et se perça lui-même de son épée. Ces choses
sont claires, il faut être aveugle pour ne pas les voir! Et quant à
David, c'était un Bédouin courageux, rusé, il avait du sang, comme
le coursier arabe; il était toujours à cheval, rôdant à droite, à
gauche, pillant celui-ci, détroussant celui-là. Ce brave garçon finit
par éprouver le besoin d'assurer sa retraite, il jeta les yeux sur
Jérusalem; il s'entendit avec les prêtres, qui gardèrent leurs privi-
lèges et lui soumirent le peuple. Ce David est le plus bel exemple
de ce que peut faire la pureté du sang dans les races primitives,
il fonda sa dynastie, il fit traîner ses ennemis sous des herses, il
laboura leurs os; il vécut jusqu'à l'extrême vieillesse; il eut toutes
les gloires de la sainteté, de la poésie, avec les satisfactions réelles,
positives de l'existence... Voilà, monsieur le pasteur, les exemples
qu'il faut choisir pour l'instruction d'un jeune noble, et non pas les
exemples de Jonas, d'Elias et d'autres pareils démagogues. Parlez
aux paysans de Job, de Ruth et de Booz, de Tobie, à la bonne
heure; mais parlez de David, de Maihathias, de Judas Machabée à
des gens de guerre, et surtout ne venez pas leur donner des pré-
ceptes contraires à leur profession, capables de les faire manquer à
l'honneur, comme de recevoir des coups sans les rendre.
Le pasteur était confondu. — Mais, monsieur le baron, dit-il à la
fin, mais ce précepte est écrit en toutes lettres dans les Evangiles...
— Dans les Évangiles, répliqua le grand-père avec impatience,
on trouve de tout, seulement il faut savoir choisir. Le Christ n'était
pas ce que vous croyez, c'était un homm.e de race noble; il descen-
dait de David, il voulait être roi d'Israël. Il essaya de soulever le
peuple et de se faire proclamer. Malheureusement les Romains do-
minaient le pays, ils en avaient déjà fait nommer les rois, de race
étrangère, cela va sans dire : Hérode, un Iduméen, percevait les
impôts et partageait le pouvoir avec le procurateur Ponce-Pilate.
Les prêtres juifs, sous ce régime, conservaient en partie leurs pri-
AS REVUE DES DEUX MONDES.
viléges; ils comprirent très bien que, si le peuple se soulevait, trois
ou quatre légions romaines viendraient le mettre à l'ordre, que Jé-
rusalem serait saccagée et qu'eux-mêmes pourraient être massacrés
ou vendus comme esclaves; ils eurent peur, et le grand-prêtre
Gaïplie, dans un conseil secret, prononça ces paroles mémorables ;
« Il faut qu'un seul périsse pour le salut de tous! » Les prêtres
dénoncèrent la révolte sur le point d'éclater, le Christ fut arrêté;
ses partisans se dispersèrent, ils abandonnèrent lâchement le roi
national, qui fut crucifié avec cette inscription ironique attachée au
haut de la croix : « Jésus de Nazareth, roi des Juifs!.. » qui seule
explique toute l'histoire. Ces faits sont incontestables. Le Christ,
pour s'attirer le peuple, avait déclaré, contre toutes les règles du
bon sens et de la nature, que les hommes sont égaux, comme ces
fameux jacobins de 93, qui l'appelaient dans leur nouveau calen-
drier « le premier des sans-culottes » et prétendaient appliquer ses
doctrines. — Mon Dieu, monsieur le pasteur, vous savez ces choses
aussi bien que moi; pourquoi donc embrouiller les questions? En-
seignez la soumission, la résignation, l'obéissance aux bourgeois,
aux ouvriers, aux campagnards, c'est bien, très bien,... ces gens
sont faits pour obéir!.. Mais présentez les choses à la race noble
sous leur vrai point de vue.
Sachez que la religion est une institution politique, une sorte de
discipline morale qui prépare les gens à la discipline réelle. Et,
puisque nous en sommes sur ce chapitre, je vous déclare que la re-
ligion catholique, apostolique et romaine remplit cette destination
bien mieux que la nôtre; en défendant au peuple de lire les Évan-
giles, où l'on trouve les maximes les plus révolutionnaires, en lui
donnant l'ordre de croire tout ce que décide l'église, sans raisonner,
sous peine d'aller en enfer, en défendant aux prêtres de se marier,
pour les attacher exclusivement à leur état, pour en faire des sol-
dats sans autre famille, sans autre patrie que le drapeau, en exi-
geant des fidèles la confession de leurs péchés pour prévenir de
loin toute révolte, en maintenant la langue latine dans toutes les
cérémonies, pour en dérober le sens aux ignorans et conserver au
culte un caractère mystérieux qui frappe toujours les esprits faibles,
cette religion est une institution politique admirable, la plus grande
et la plus profonde que le monde ait vue. Tant qu'elle a régné chez
nous, la race noble et le clergé se sont parfaitement entendus, le
peuple n'a pas bougé. Le pape et l'empereur se faisaient souvent la
guerre; mais le couvent et le château, sauf les petites querelles de
voisinage, s'accordaient très bien ensemble; ils avaient un intérêt
commun, celui de ne pas éveiller les convoitises de la brute en l'in-
struisant sur ses prétendus droits, et de la tenir toujours courbée
l'éduciation d'un féodal. 1x9
sur la glèbe. Quand je pense à cette glorieuse époque féodale, où
chaque chose était à sa place d'après l'ordre naturel, je ne puis
m'empêcher de reconnaître que Luther, premier violateur de la dis-
cipline ecclésiatique qu'il avait juré d'observer, nous a fait un mal
irréparable; ses principes de libre discussion, de libre conscience,
de droit pour chacun d'interpréter les livres saints à sa manière,
sont le renversement du sens commun; il est le* père légitime des
droits de l'homme , cet évangile monstrueux de _ la canaille. Le
gueux avait eu l'adresse d'intéresser les puissans à sa cause en
ilattant leurs passions, en leur accordant toutes les permissions
que le pape leur refusait, en approuvant leurs divorces, en bénis-
sant leur troisième et quatrième mariage, en excitant leurs convoi-
tises et sanctifiant le débordement de toutes leurs passions. C'était
un rusé compère; mais depuis la discipline est brisée. Alors la
discipline morale avait tout soumis; aujourd'hui la force est re-
devenue nécessaire; on l'emploiera, et le peuple rentrera dans
l'obéissance, il reconnaîtra de nouveau ses maîtres, la distance
prodigieuse existant entre sa propre nature, infime et bornée, et celle
du seigneur, destiné de tout temps à le tenir en bride. Seulement,
pour atteindre à ce but, le premier devoir du clergé sera de nous
seconder en tout; il faudra que chacun reçoive l'instruction reli-
-gieuse convenable à son rang. — J'ai dit ce que je pensais ; main-
tenant, monsieur le pasteur, continuez votre leçon et tâchez de
vous conformer à mes intentions.
M. Brandhorst entra tout de suite dans les vues du grand-père;
il s'étendit sur la carrière de David, sur les exploits des Machabées;
il fut récompensé de ses soins convenablement, et quelque temps
après, un dimanche, pendant l'oiTice divin, le grand-père et moi
nous nous rendîmes à cheval au temple de Yindland. Je reçus la
confirmation, seul en présence des fidèles. M. le pasteur, à cette oc-
casion, crut devoir prononcer une allocution touchante; les bonnes
femmes en pleurèrent d'attendrissement, après quoi, le service
étant terminé, je mis un double frédéric d'or dans l'assiette du
sacristain qui recevait les aumônes à la porte. Nous sortîmes sur
la petite place, où Jacob Reiss tenait nos chevaux en main, et,
nous étant remis en selle, nous repartîmes au galop pour notre ré-
sidence. Ainsi je devins chrétien réformé selon le désir du grand-
père et les vieilles traditions de la Prusse.
III.
Cela fait, il n'en fut plus question, et le grand-père s'occupa de
pousser vigoureusement mes études mathématiques, point essentiel
TOMB XII. — 1875. 4
50 REVUE DES DEUX MONDES.
pour être admis à l'école des cadets royaux. Nous avions déjà revu
l'arithmétique plusieurs fois, je la possédais suffisamment; la géo-
métrie et l'algèbre entrèrent en ligne. C'étaient ses études favo-
rites, on aime toujours ce que l'on connaît bien; il me tenait des
heures entières au tableau, puis, me voyant fatigué, tout à coup il
s'écriait en riant : — Allons, Siegfried, c'est assez pour aujourd'hui;
laissons la craie (^t l'éponge, en route!
Je respirais. Nous descendions seller nos chevaux, nous partions
comme des bienheureux. L'excellent homme semblait rajeuni; il
voulait tout m'apprendre : la natation, l'équitation, les armes, et,
tout en galopant sur le rivage, Jacob derrière nous à distance, il
s'écriait : — Siegfried, je tiens à ce que tu sois le premier cadet
royal à l'école; je tiens à ce que tes professeurs n'aient plus rien à
t' enseigner. Je veux que tu sois fort, vigoureux, adroit et rusé,
comme je l'étais à trente ans, et que le jour où l'on tirera le sabre
contre ces gueux de Velches, qui nous avaient réduits à zéro en 1806,
et qui nous ont valu la perte des trois quarts de nos privilèges avec
leurs principes de 89, je veux que tu puisses les hacher comme de
la chair à pâté. Je serai déjà mort sans doute; mais tu te souviendras
de moi, tu croiras m'entendre crier: « Courage, Siegfried, cou-
rage!.. Tape ferme,... hache,... massacre,... pas de quartier;... la
pitié_!^est une bêtise française... Brûle tout ce que tu ne peux em-
porter;... happe,!., happe!., mon garçon,... c'est le droit de la
guerre,... ce qui est conquis par le glaive est bien acquis!.. » Ca-
nailles!., nous ont-ils fait du mal avec leurs droits de l'homme!
Sans eux, jamais le baron de Stein n'aurait obtenu de Frédéric-
Guillaume 'l'abolition du servage, ni l'admissibilité des brutes aux
emplois civils et militaires, ni la déclaration que les anciens serfs
pourraient acquérir des terres nobles, ni le droit pour les communes
d'élire leurs magistrats municipaux, ni cinquante autres ordures
pareilles, qui montrent bien l'abomination de la désolation où nous
étions alors... Jamais les Hardenberg n'auraient osé porter la main
sur notre vieille constitution!., mais il fallut promettre au peuple
des libertés, il fallut lui accorder des droits, il fallut imiter la con-
stitution des jacobins, pour entraîner toute la nation à nous soute-
nir, à combattre avec nous les envahisseurs. Ah! oui, les gueux
nous ont coûté cher;... mais gare... gare... nous sommes en train
de dresser nos bouledogues à la chasse, de leur apprendre à
mordre, de leur inoculer dès l'école la haine impitoyable du Velche.
Une fois la première partie gagnée, l'Allemagne sous notre griffe et
toutes ces grosses brutes allemandes disciplinées à coups de trique,
nous irons là-bas régler le compte définitif de ces bandits; nous
serons cinq ou six contre un, car ils sont trop bêtes j)our s'attendre
l'éducation d'un féodal. bl
à une chose pareille,... nous les écraserons sous le nombre!.. Nous
brûlerons leur Paris,... nous prendrons l'Alsace, la Lorraine, la
Champagne, la Bourgogne, tout le pays jusqu'aux deux mers; ils
travailleront pour nous, comme leurs ancêtres ont travaillé pendant
quatorze siècles pour les Francs!.. Nous extirperons l'esprit démo-
cratique, nous rétablirons le régiiue féodal, et l'ordre naturel ré-
gnera encore une fois; la noble race des conquérans qui a bousculé
l'empire romain et fondé toutes les dynasties et toutes les aristo-
craties de l'Europe sera encore une fois maîtresse de l'Occident.
En parlant ainsi le digne homme serrait ses vieilles mâchoires
édentées avec fureur, ses moustaches se hérissaient , et brus-
quement, reprenant haleine, il criait: — En avant!.. Hourra!.,
-hourra!..
Nous fdions comme des flèches sur la grève; Jacob avait peine à
nous suivre. Quelquefois aussi, pendant les grandes chaleurs du
mois d'août, le bonheur du grand-père était de me conduire sur la
plage, au fond d'une petite anse, derrière les remparts du château,
et de m'apprendre à nager. Jacob Reiss, sur la rive, nous regardait
en fumant sa pipe, et, tout en fendant les vagues, en faisant la
coupe, en se retournant et me lançant joyeusement une poignée
d'eau à la figure pour rire, ce vigoureux vieillard, quand nous étions
un peu loin du bord et qu'il me voyait fatigué, disait : — Allons,
mon enfant, passe-moi le bras sur l'épaule; tu es las, n'est-ce pas?
— Oui , grand-père.
— Eh bien ! regagnons la rive, mais lentement, sans nous pres-
ser... Tu sais que rien n'est phis mauvais que de se dépêcher, on
n'avance plus, on perd ses forces; plus on va lentement, mieux cela
vaut.
Et, tout en me parlant, en me répétant: — Doucement!., dou-
cement! — nous arrivions sur le sable, comme deux poissons fré-
tillant au soleil.
Jacob déroulait nos couvertures; on s'asseyait, on se séchait, re-
gardant la haute mer, écoutant les floLs chanter le long du rivage,
ou bouillonner en écumant le long des récifs. C'était un moment de
calme solennel, de repos et de rêverie, dont le souvenir me procure
encore, après tant d'années, un plaisir inexprimable. Puis on ren-
trait au château; la vieille Christina avait préparé le déjeuner, on
buvait un bon verre de vin. Quelle éducation aurait pu me rendre
plus fort, plus sain de corps et d'esprit, plus apte aux fatigues de
la noble vie militaire, et me donner des idées plus nettes sur l'ordre
véritable en ce monde, sur la subordination des classes , sur les
droits et les devoirs de la noblesse, et mieux me préserver de toutes
ces théories absurdes, dont les professeurs de métaphysique ont
52 REVUE DES DEUX MONDES.
toujours la bouche pleine dans nos universités, et qui réduisent
bientôt leurs élèves au crétinisme le plus absolu? Aucune! Aussi je
ne puis songer encore maintenant aux soins du grand-père sans
éprouver une douce émotion, et je suis forcé de reconnaître qu'à
lui seul se rapporte le mérite de mes convictions, que j'espère bien
faire partager, bon gré, mal gré, selon mes forces et mes moyens,
à tous les gueux d'opinion contraire.
En ce temps-là, dans le courant de l'été de 1828, parut pour la
première fois avec la fermeté de mon caractère le succès des bonnes
leçons du grand-père, ce qui lui lit un plaisir inexpriuiable.
11 souffrait depuis quelque temps d'une ancienne blessure qui
le forçait de garder la chambre, étendu dans son fauteuil, la jambe
en l'air et de fort mauvaise humeur; mais cela ne m'empêchait pas
de faire chaque matin un tour à cheval avec Jacob, car il le voulait
absolument, pour entretenir les bonnes habitudes. Ce jour-là donc,
nous galopions, le vieux hussard et moi, sur la route de Vindland ;
le temps était superbe, on fauchait les seigles; la fumée des pê-
cheries se déroulait dans les airs; quelques voiles grises glis-
saient au loin sur la mer, unie comme un miroir. Naturellement
tout cela nous avait égayés, quand arrivant près de la Mulsen, au
moment de passer le petit pont de bois, nous vîmes arriver der-
rière nous un jeune homme à cheval, un grand garçon à peu près
de mon âge, en petit frac vert, bottes molles garnies d'éperons et
casquette de chasse; il montait à la mode anglaise, appuyé sur les
étriers, un magnifique bai brun, et nous devança sur le pont sans
nous regarder, d'un air d'indifférence; il se permit même d'écarter
mon cheval d'un petit coup de sa cravache , ce qui me rendit d'a-
bord tout pâle de colère.
— C'est le fils aîné de M. Strœmderfer le bourgmestre, dit Ja-
cob; il vient de visiter leurs récoltes. Ces grandes voitures de gerbes
qui s'avancent là-bas sont à eux.
Je l'avais bien reconnu; depuis longtemps cette figure me dé-
plaisait. Aussi sans répondre je partis ventre à terre sur ses traces,
en criant: — Halte!.. Halte!.. Attends!.. Halte!..
Mais lui, se retournant à demi, et m' observant du cohi de l'œil
d'un air moqueur, redoublait de vitesse; son cheval, plus grand et
meilleur coureur que le mien, m'eut bientôt distancé d'un quart de
lieue, et je le vis entrer au bourg. Alors, tout frémissant, j'attendis
Jacob. — Un fils de marchand de poisson, oser se rire d'un Yon
Maindorf!.. — Jamais je n'avais éprouvé d'indignation pareille.
— C'est un gueux!., me dit le vieux hussard; il faudra se
plaindre.
— Se plaindre!.. A qui?.. Devant le juge Kartoffel, qui lui ferait
l'éducation d'un féodal. 53
des remontrances honnêtes, dont il rirait avec tout le village!..
Non!.. Suis-moi,... tu vas voir!..
Et sans dire un mot de plus, nous arrivâmes à Vindland. La
troisième maison de la grande rue, à droite, était celle de M. le
bourgmestre Strœmderfer. Un domestique bouchonnait encore le
grand bai brun à la porte de l'écurie. C'est ce que je vis d'abord;
puis, regardant par les fenêtres du rez-de-chaussée, ouvertes au
beau soleil, j'aperçus toute la famille à table, le père, la mère,
les garçons et les filles, en train de dîner ; il était midi. Les bons
plats et les bouteilles ne manquaient pas, ni la belle nappe blanche
non plus.
Alors je mis pied à terre, et, jetant la bride à Jacob, j'entrai car-
rément, le chapeau sur la tête. Tout le monde me regardait étonné,
et le père fit mine de se lever en me saluant; mais sans lui ré-
pondre, et m'adressant à son fils aîné d'un ton de maître, je lui
dis :
— Dis donc... toi,... grand drôle,... sais-tu bien que le cheval
ne fait pas l'homme? Sais-tu qu'il en coûte de prendre le pas sur
un Von Maindorf, de le braver, de lui rire au nez et de courir quand
il vous ordonne d'attendre?
Tous ces gens étaient stupéfaits; le vieux voulut parler, deman-
der des explications, mais je lui dis : — Taisez-vous!.. Votre fils
m'a insulté;... il a osé frapper mon cheval, je vais lui donner une
leçon dont il se souviendra.
En même temps je lui cinglai par la figure deux coups de cra-
vache épouvantables qui le firent hurler comme un chien.
— Que ceci t'apprenne, lui dis-je alors en m'en allant lente-
ment, la dillérence qu'il y a entre le fils d'un marchand de poisson
et le descendant d'une race illustre.
Je sortis au milieu de la consternation générale. Jacob, à che-
val devant la fenêtre, avait tout vu, tout entendu. Personne ne
bougeait à la maison; on criait, on se désolait. Je me remis en selle
et dis au vétéran : — Allons,... en route!..
Il voulait galoper, mais je le retins en lui répétant : — Au pas!..
on croirait que nous avons peur ! — Et c'est ainsi que nous sor-
tîmes de Vindland; à la dernière baraque seulement nous reprîmes
le trot.
Jacob était muet d'admiration; il se tenait à distance derrière
moi, comme avec le grand-père; il avait compris que j'étais un
Von Maindorf, que l'âge de raison m'était venu et qu'il me devait
le respect.
Vers une heure, étant arrivés au château et voyant mon cheval
baigné de sueur, je l'essuyai avec soin avant de monter. Jacob était
54 REVUE DES DEUX MONDES.
parti. Je sortais de la cour, après avoir fini ma besogne, lorsque
j'aperçus le grand-père au haut de l'escalier, appuyé sur la rampe,
le vieux hussard derrière lui. 11 m'attendait, et, d'une voix pleine
d'attendrissement, il me cria : — Siegfried,... mon enfant,... ar-
rive,... que je t'embrasse!.. A cette heure je vois que tu m'as
compris, que tu es un digne représentant des anciens.
Je montai; le brave homme m'embrassa; puis, s'appuyant sur
mon épaule, nous entrâmes ensemble dans sa chambre, et d'un ac-
cent que je n'oublierai jamais, s'asseyant dans son fauteuil, près
de la table, il me dit : — Ceci, cher Siegfried, est le plus beau jour
de ma vie... Jacob m'a tout raconté... Maintenant je puis partir,...
le vieux sang des Maindorf me survivra!.. C'est beau... d'autant
plus que cela te semble tout naturel, n'est-ce pas?
— Sans doute! lui répondis-je; ne m'as-tu pas répété cent fois
que les rustres doivent être mis à l'ordre?
Alors son enthousiasme éclata d'une façon étrange; il riait, il ta-
pait du poing sur la table et criait : — Oui!., oui!., oui! C'est bien
ça!.. Quelle mine le gros marchand de poisson devait faire!.. Hé!
hé ! hé ! j'aurais bien voulu voir cette mine... Et il n'a pas bougé...
il n'a rien dit ?
— Rien,... pas un mot,... il en aurait reçu tout autant!
Alors le grand-père, se calmant tout à coup en me serrant la
main, devint grave.
— Tu m'as fait le plus grand plaisir qu'un homme puisse éprou-
ver en ce monde, dit-il, je veux t'en faire un aussi, je veux te mar-
quer mon estime.
Puis, remettant une petite clé à Jacob, il lui donna l'ordre d'ou-
vrir un placard derrière la cheminée et d'apporter le coffre qu'il
trouverait au fond. Et cette chose faite, lui-même ouvrit le coffre
sur la table; c'était un petit meuble en chêne, contenant divers
objets : des bijoux, des papiers, des décorations et quelques vieux
frédérics d'or, une poire pour la soif.
Il remuait tous ces objets d'un air sérieux; nous le regardions.
A la fin il choisit parmi toutes ces vieilleries une montre en or, et
s'adressant à moi :
— Tiens, Siegfried, me dit-il, cette montre,... je te la donne...
C'est une montre de prix, à double répétition; mais c'est encore sa
moindre valeur : cette montre est un souvenir de ma vie militaire,
je l'ai gagnée à la pointe de mon sabre... C'est autre chose que de
l'avoir achetée à quelque Juif avec une poignée d'or... Tu com-
prends cela, mon enfant?
— Oui, grand-père, lui répondis-je attendri.
— Eh bien! fit-il, elle est à toi!
l'éducation d'un féodal. , 55
Les yeux du vieillard étaient troubles, et durant un instant nous
restâmes silencieux; puis il continua : — C'est le 9 mars ISlZi, la
veille de la bataille de Laon et le lendemain du combat de Graonne,
que j'ai gagné cette montre. J'étais en reconnaissance avec mes
hussards aux environs de la ville, qui se trouve sur uue hauteur.
Jacob était là. Nous allions dans la nuit pour tâter les avant-postes
ennemis, et le jour commençait à paraître, quand au détour d'un
chemin nous aperçûmes quelques dragons d'Espagne, qui sans doute
faisaient le même service de leur coté. Ils avaient leurs grands man-
teaux blancs et portaient la barbe entière; nous avions nos dol-
mans rouges. Aussitôt qu'on se reconnut, les sabres furent en l'air;
ils rejetèrent le coin de leurs manteaux sur l'épaule, nous notre
pelisse, et je me trouvai dans la mêlée face à face avec le chef de
la reconnaissance; il essaya de prendre à ma gauche, heureusement
je l'avais prévenu, et malgré sa parade, les chevaux étant lancés,
je le perçai d'un coup de pointe au cœur. Les dragons avaient atta-
qué bêtement, ils n'étaient pas en force; mais ces gens-là ne dou-
tent jamais de rien, et c'est pour cela que nous les battrons tou-
jours. Sept ou huit des leurs restèrent sur place, je perdis deux
hussards et j'eus un blessé. L'affaire s'était passée dans un clin d'œil.
Les dragons, répoussés, allèrent se reformer plus loin; mais, comme
le canon se mettait à tonner, annonçant la bataille, et que mes or-
dres étaient remplis, je ne voulus pas les poursuivre. Seulement,
en repassant sur la route et voyant mon homme en travers du
fossé, je dis à Jacob de mettre pied à terre et de le visiter. Tu t'en
souviens, Jacob?
— Oui, mon commandant.
— 11 avait cette montre, reprit le grand-père, et cinquante na-
poléons dans une ceinture. Je distribuai l'argent à mes hussards
et je gardai pour moi la montre. Je l'ai portée jusqu'à mon départ
du régiment. Elle a marqué l'heure la plus sublime dema vie,
l'heure où, chargeant à la ifête de mes hussards dans la plaine de
Waterloo, j'ai vu fuir devant nous, comme une armée de barbares
en déroute, les dernières légions de Bonaparte !.. La voici... Porte-la
toujours... et puisse-t-elle marquer pour toi des heures encore plus
glorieuses, si c'est possible... Puisse-t-elle marquer la dernière
heure de la puissance velche, en même temps que le triomphe de la
vieille race féodale 1
A partir de ce jour, Otto von Maindorf me traita en homme.
Quelques mois plus tard , j'entrais à l'école des cadets avec le
numéro deux. Ce fut un nouveau jour de bonheur pour le bon
grand-père. Il se réjouissait de me voh' bientôt, le sabre au poing,
à la tête d'un peloton de hussards; mais cette dernière satisfaction
56 REVUE DES DEUX MONDES.
ne lui était pas réservée : en apprenant la révolution de juillet 1830
et la fuite de Charles X, il fut pris d'un tel accès de rage qu'il en
tomba comme foudroyé.
Vous pensez bien que cette fin tragique ne diminua pas la haine
que le digne vieillard m'avait inspirée contre la race velche. Cette
haine, je l'ai portée dans mon cœur, toujours grandissante, jus-
qu'en 1870, mais alors je l'ai assouvie : partout où le colonel Sieg-
fried a passé avec ses hussards, il n'a laissé derrière lui que des
ruines ! Ah ! la montre du vieux baron a marqué des heures glo-
rieuses dans cette campagne, des heures telles que la race féodale
n'en avait plus connu depuis des siècles ; pourquoi faut-il qu'elle
ait aussi marqué l'heure à jamais maudite de l'évacuation ?.. Certes,
si le vieil Otto von Maindorf pouvait revenir en ce monde, s'il re-
voyait son antique manoir, autrefois en ruines , magnifiquement
restauré et rempli de dépouilles françaises, il reconnaîtrait avec
plaisir que j'ai suivi son précepte : « emporte ce que tu ne peux
brûler! » Il en pleurerait d'attendrissement, le digne homme;
mais ensuite, si on lui disait qu'après avoir conquis la France nous
sommes revenus chez nous, le sabre au fourreau, laissant à Verb-
feind (1) le temps de se relever, de reprendre des forces, de pré-
parer une revanche, il crierait à la trahison et demanderait à ren-
trer dans la tombe! Quelle faute nous avons commise,... quelle
faute!.. Et l'homme ({ui a signé ce traité funeste passe pour un
grand politique !.. C'était pourtant bien facile de partager la France,
— comme nous avons fait de la Pologne, — d'en donner un morceau
à l'Italie, un à la Suisse, un à la Belgique, un autre à l'Espagne, de
nous créer des alliés fidèles, c'est-à-dire des complices, et de gar-
der pour nous la plus grosse part... Qui pouvait nous en empêcher?
INous avions écrasé toutes les armées ennemies, nous étions les
maîtres du pays; l'Europe, terrifiée par nos victoires, aurait fermé
les yeux!.. Malheureusement on s'est laissé attendrir par un vieux
bourgeois velche; on a manqué de sang-froid devant la tentation
des milliards,... on n'a pas eu le cœur à la hauteur de sa fortune,...
on a mis de côté l'intérêt de la vieille race féodale pour s'allier avec
les nationaux-libéraux, descendans des anciens serfs,... et d'un trait
de plume on a perdu ce qu'une poUtique prévoyante avait mis un
demi-siècle à préparer, et ce que le glaive avait glorieusement ac-
compli.
Erckmann-Ciiatrian.
(1) L'ennemi héréditaire.
LES
TABLES EUGUBINES
Le progrès accompli en ce siècle par l'étude des langues ne se
manifeste pas seulement dans la classification nouvelle des idiomes,
dans les vues sur l'origine du langage, dans l'analyse du mécanisme
de la parole. Certaines questions, formant comme autant de pro-
blèmes à part que les âges antérieurs nous avaient légués après s'y
être fatigués vainement, ont trouvé de nos jours leur solution parce
qu'on les a enfin abordées avec la préparation nécessaire. De ce
nombre est l'énigme que présentaient les inscriptions connues sous
le nom de Tables eugubines. Ces plaques de bronze, qui depuis
quatre siècles avaient fait la joie et le tourment de tant de savans,
et au sujet desquelles M. Richard Lepsius pouvait encore écrire en
1833 qu'on croit rêver quand on met les résultats obtenus en re-
gard du temps et des efforts dépensés, ont fini par livrer leur se-
cret, et si elles recèlent encore beaucoup de points douteux à dé-
battre, beaucoup de recoins à éclairer, il est permis de dire que la
lumière est faite sur l'ensemble. Peut-être aucune autre histoire ne
montre mieux le chemin parcouru par la science, car il ne s'e=;t pas
produit sur ce domaine une découverte inattendue comme celle de
l'inscription de Rosette pour le déchiffrement des hiéroglyphes, ou
comme celle du sanscrit pour' les origines du grec et du latin. Les
données principales qui ont servi à l'interprétation de ces textes
étaient déjà à la disposition des savans du xvi« et du xvii*" siècle;
mais il manquait une série de renseignemens secondaires dont le
défaut empêchait tout progrès sérieux. Il manquait surtout une
juste appréciation de ce qui en linguistique est ou n'est point pos-
sible. Il a fallu que sur d'autres idiomes le coup d'œil philologi-
que se fût exercé et aiguisé, pour que, revenant ensuite à cet an-
58 REVUE DES DEUX MONDES.
cien desideratum, il en perçât les obscurités. Je pense qu'il ne sera
pas sans intérêt de retracer cette histoire. Un genre particulier
d'attrait qu'elle présente, c'est de nous laisser voir sur un terrain
parfaitement circonscrit, et comme à travers un cadre qui ne change
pas, les ambitions, les illusions, les efforts infructueux et toujours
renouvelés de plusieurs générations d'érudits. Cette persévérance,
ce désir de savoir que rien ne peut lasser, sont après tout des titres
d'honneur, et si, malgré les faux pas, un lent, mais constant pro-
grès se laisse apercevoir, si le succès vient enfin couronner l'œuvre,
nous suivons d'un esprit satisfait ce long voyage de découverte.
I.
Dans les anciens états de l'église, sur le versant oriental des
Apennins, à dix lieues d'Urbin, s'élève au flanc du Monte-Calvo
la petite ville de Gubbio, l'une des plus vieilles et des plus inté-
ressantes de la province d'Ombrie. Ce fut pendant le moyen âge
une république indépendante, gouvernée par des consuls, des ca-
pitaines du peuple, des gonfaloniers de justice : le beau palais
municipal construit dans la première moitié du xiv^ siècle té-
moigne encore de la dignité du passé. Les institutions républi-
caines de Gubbio ou, comme la cité s'appelait alors en latin, d'Eu-
gubium, étaient si célèbres qu'elles servirent de modèle à plusieurs
autres états; mais c'est surtout dans l'antiquité, au temps de la,
Rome républicaine, que ce coin des Apennins a été illustre. La
ville ombrienne d'Iguvium paraît avoir eu dès les temps les plus
reculés une importance qui ne fit que s'accroître lorsque cette ré-
gion, qui avait été successivement soumise aux Etrusques et aux
Gaulois, passa, après une lutte où le manque d'accord devait ame-
ner la défaite, sous la domination romaine (l'an 307 de Rome,
d'après Tite-Live). Il y eut encore après cette date plusieurs soulè-
vemens de l'Ombrie; mais les Iguviens semblent avoir fait cause
commune avec les vainqueurs. Au moins ne trouvons -nous pas
leur nom parmi les peuples que les Romains eurent à ramener à
l'obéissance. Des souvenirs de toute sorte annoncent la splendeur
qu'Iguvium acquit dans les derniers temps de la république ro-
maine : cette prospérité s'explique sans doute par les mines de
cuivre et d'argent qui se trouvaient dans les environs, ainsi que
par le voisinage de la voie Flaminienne, qui , reliant la mer Tyr-
rhénienne à la mer Adriatique, coupe en cet endroit les Apennins.
On a trouvé sur l'emplacement de l'ancien Iguvium les restes d'un
théâtre colossal antérieur à Auguste, les ruines de divers temples
ayant appartenu à Diane, à Yesta, à Janus, à Apollon, à Pallas, un
LES TABLES EUGUBINES. 59
mausolée, des thermes, de nombreuses statues de marbre et de
bronze, si bien qu'un savant du xviii" siècle, Passeri, a pu appeler
Gubbio « un sanctuaire d'antiquités. »
Mais le monument qui, plus que tout le reste, a rendu célèbre
la ville ombrienne sont les tables connues depuis quatre siècles
sous le nom de Tables eugubines. Elles furent découvertes en
ihhh, non loin du théâtre antique, dans un caveau orné de
mosaïques et de peintures murales : elles étaient au nombre de
neuf. Sept d'entre elles furent achetées en 1/156 par la ville de
Gubbio, où elles se trouvent encore (1). Les deux autres, qui pa-
raissent avoir eu dès le moment de la découverte une destinée à
part, furent transportées en 15ZiO à Venise, où elles furent placées
à l'arsenal. Elles y étaient encore en 1673; mais depuis elles ont
disparu, et il a été impossible d'en retrouver la trace (2). Il serait
digne du gouvernement italien d'ordonner à ce sujet des recher-
ches : la seule pensée d'une telle découverte fait battre le cœur du
philologue.
Nous retournons maintenant aux sept tables conservées au palais
municipal de Gubbio. Donnons-en ici le signalement. Ce sont des
plaques de bronze d'inégale grandeur, mesurant en moyenne à
peu près 50 centimètres de long sur 30 centimètres de large. Cinq
d'entre elles (celles qui sont numérotées aujourd'hui de I à V)
sont en écriture étrusque : deux sont en écriture latine de la plus
belle époque, mais dans une langue qui n'est pas le latin. Il y a
en outre une inscription en écriture latine (celle qu'on appelle sou-
vent l'inscription Clavernhir, d'après le mot par lequel elle com-
mence) qui a été ajoutée sur une place restée disponible du verso
de la table V. L'état de conservation de ces plaques ne laisse rien
à désirer. Toutes, excepté III et IV, portent des inscriptions au recto
et au verso. Ces singuliers documeps, faits pour provoquer et pour
dérouter la curiosité, furent bientôt célèbres. L'inscription Claver-
niuriwi publiée la première en 1520 dans un livre où l'on ne songerait
pas à la chercher, — dans un récit de la vie de saint Ubalde, le-
quel était particulièrement vénéré à Gubbio. Quelques-uns croyaient
voir dans ces tables les lois des anciens rois qui avaient à l'origine
gouverné la contrée. Un historien les appelle les plus vieux monu-
(1) La minute de l'acte de vente, qui a donné lieu à de nombreuses discussions,
existe dans les archives de la commune.
("2) Nous suivons ici le récit d'un historien qui nous paraît digne de foi à tous
égards, le jurisconsulte et protonotaire apostolique Antonio Concioli, qui était lui-
même originaire de Gubbio, et qui a écrit en 1073 un livre sur les coutumes de sa
ville natale. Son témoignage a été plusieurs fois contesté. Il nous est impossible d'en-
trer ici dans cette discussion : disons seulement que les doutes élevés contre Concioli
nous semblent peu justifiés et que les documens nouvellement découverts qu'on a invo-
qués contre lui parlent plutôt en sa faveur.
60 REVUE DES DEUX MONDES.
mens de l'Italie et peut-être du monde. Le provincial des domini-
cains Leandro Alberti, qui donna en 1550 une description de l'Ita-
lie, souvent réimprimée, raconte qu'arrivé à Gubbio, il vit ces tables,
que les chefs de la ville lui montrèrent avec une sorte de respect
religieux.
La première collection épigraphique qui ait publié un spécimen
de ces inscriptions est le recueil dû au savant hollandais Smetius
ou Smith, édité après sa mort par Juste-Lipse en 1588. Il donne
les tables IV et VI, en disant que personne ne les comprend, mais
que plusieurs croient qu'elles traitent de sacrifices. Smetius avait
joint une transcription de l'alphabet étrusque, autant que les con-
naissances d'alors le permettaient. En 1601, Gruter, dans son re-
cueil, reproduisit ces deux tables.
Le premier essai de traduction est du à l'Italien Bernardino Baldo,
qui publia en 1613, à Augsbourg, aux frais et par l'entremise du
savant V\^elser, une divination, pensant, dit-il, que c'est chose in-
digne de son siècle que l'interprétation de ces tables n'eût encore
été tentée par personne. Le texte est expliqué au moyen de Bérose
et de Caton, d'après les ouvrages apocryphes d'Annius de Viterbe.
Pour donner un échantillon de cette divination, il suffira de dire
que le mot terliam (troisième) était lu fedfiam et traduit par a libé-
ratrice » et que j^^'usekatu (qu'il découpe;, lu rdusecafuy signifiait
« contrition. » Richard Simon faisait allusion à ce livre quand il
parlait dans sa Bibliothèque critique « des impertinences que Vel-
serus fait imprimer à Augsbourg. » Après avoir cité quelques éty-
mologies hébraïques de Baldo, « en vérité, ajoute-t-il, il faut avoir
l'esprit bien pénétrant ou plutôt être inspiré, pour voir que ces
deux mots sont hébreux. Un Chinois y trouverait plutôt sa langue
chinoise qu'un Juif n'y trouvera la langue hébraïque. »
L'année suivante (161/i) vit paraître une traduction non moins
extraordinaire : elle venait cette fois des Pays-Bas. Le Hollandais
Adrien van Scrieck publia à Ypres un livre sur les origines des
peuples de l'Europe, et en particulier des Néerlandais, o\\. il inséra
la table VII, qu'il avait reçue, disait-il, à Paris d'un de ses amis qui
l'avait rapportée de Rome. Il y joignit une traduction où l'ombrien
est expliqué à l'aide du néerlandais, car c'est le plus ancien monu-
ment de la langue belge qu'il reconnaissait dans cette table. On
aura une idée de cette traduction quand nous dirons que eno prin-
imlur, qui signifie « alors les acolytes, » est rendu par in hring
xvalcr (qu'il apporte de l'eau). Le nom de la déesse Çerfa est pris
pour le verbe sterhcn (mourir).
Ici s'arrêtent pour un temps les essais d'interprétation. Aux es-
prits avisés, le problème paraissait trop difficile. « Pour votre langue
étrusque et ses caractères, écrivait Saumaise à Peiresc, c'est un
LES TABLES EUGUBINES. 61
point où je confesse n'entendre rien du tout. J'y ai souvent voulu
bailler des atteintes, mais je n'y ai jamais pu mordre. Je ne sais
comment il s'y faut prendre : s'il faut aller de dextre à senestre,
ou de senestre h dextre... Ceux qui ont voulu interpréter ces Ta-
bles eugubines ne me peuvent pas satisfaire. Mettons donc ceci
entre les choses que nous ignorons parfaitement. »
Au xviii^ siècle, l'interprétation devait être reprise avec un re-
doublement d'ardeur. Nous rencontrons ici un livre qui exerça une
influence considérable sur les esprits; ce n'est pas qu'il fût d'une
grande nouveauté: l'auteur, quand son œuvre parut, était mort
depuis plus de cent ans. Le savant Écossais Thomas Dempster
appartient au xvi'' siècle par la date de sa naissance, par son éru-
dition immense et confuse , par son caractère batailleur, par son
humeur inquiète et voyageuse. Après avoir professé dans les Pays-
Bas, en France, en Angleterre, en Espagne, il fut appelé en Italie par
Gosme II de Médicis, et, sur l'invitation de ce prince, il écrivit en
1619 son grand ouvrage de Eiruria regali. Ce livre resta manuscrit
jusqu'en l'année 1723, oîi il fut publié avec luxe à Florence par les
soins de Thomas Coke, comte de Leicester. L'ouvrage était bien tel
qu'on pouvait l'attendre d'un homme réputé en son temps pour l'é-
tendue de son savoir, comme pour son manque de jugement. Les
Etrusques y sont présentés comme le peuple inventeur de tous les
arts, de toutes les sciences, de tous les objets utiles à la vie. Depuis
l'écriture jusqu'à l'art de fabriquer les casques, depuis la philosophie
jusqu'à l'usage de se frotter le corps avec des parfums, tout venait
de l'Étrurie. On trouvait chez Dempster la liste de ses anciens
rois, qui commençait à Janus pour finir à Mécène, Les Etrusques
étaient autrefois les maîtres de l'Italie, et Rome, qui leur arracha
la primauté, se para de leur civilisation. Les anciens titres de no-
blesse des diverses cités de l'Italie étaient énumérés. Ce qui donna
à cette publication une valeur durable , c'est qu'un savant aussi
modeste que judicieux, Philippe Bonaruoti, qui avait été chargé
de surveiller l'édition, profita de l'occasion pour y joindre des
planches exécutées avec le plus grand soin. Une quantité d'inscrip-
tions et d'antiquités virent le jour pour la première fois. Au nombre
des planches figurent les Tables eugubines, publiées intégralement
et avec une correction remarquable pour l'époque. Bonaruoti se
doutait déjà qu'elles étaient non pas en langue étrusque, mais plutôt
en ombrien : il avait remarqué qu'on n'y trouvait aucun de ^ces
noms en aL si fréquens sur les inscriptions de l'Étrurie. « Du reste,
ajoute-t-il, qu'elles soient en étrusque ou en ombrien, peu importe,
puisqu'on n'entend pas plus l'un que l'autre. » Quant au contenu
des tables, il exprime, mais avec une grande réserve, l'idée que
ce sont des traités entre peuples voisins.
62 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette prudence ne devait pas être imitée. La pu])lication de
Dempster provoqua une quantité de travaux sur les antiquités de
l'Italie et principalement sur la langue et la civilisation étrusques,
où le patriotisme eut plus de part que la critique. C'est ce mouve-
ment d'idées qu'un écrivain italien, Tiraboschi, a appelé Ventu-
siasmo ctrusco. Dès l'année 1726, il se fonda dans l'antique ville
de Cortone une académie étrusque (1). Par leur étendue, comme
par la facilité relative du déchiffrement, les Tables eugubines
attirèrent particulièrement l'attention, et le principal effort se con-
centra sur ces inscriptions, dont l'histoire, ainsi que le dit juste-
ment Lepsius, semble être devenue à cette époque l'histoire même
des études étrusques.
Les principaux érudits qui s'occupèrent des tables furent le
marquis Scipion Maffei, le chevalier et abbé Annibale-Camille degl'
Abati Olivieri, l'abbé Giambattista Passeri, A. -F. Gori. Parmi ce
groupe, un réfugié protestant français, originaire de Nîmes, Louis
Bourguet, tient une place importante. A la fois théologien, orien-
taliste, numismate, géologue, mathématicien , il était en correspon-
dance avec les savans de toute l'Europe. Sous le pseudonyme de
Philalèthe, il publia d'abord sur l'inscription Claverniur un travail
qui est un pur roman, dont les personnages principaux, le pontife
Herti, son frère Claverniur Dirsa, le duumvir Homonus, ainsi que
le berger de Mars, étaient absolument sortis de son imagination.
Dans un second essai, il donna de la table VI une traduction non
moins extraordinaire. Denys d'Halicarnasse raconte que les Pé-
lasges sont originaires de la Lydie, et qu'à leur arrivée en Italie ils
eurent à souffrir de divers fléaux, tels que stérilité de la terre,
guerre, peste, disette. Pour apaiser les dieux, ils leur offrirent les
prémices de tout ce qui naîtrait. La table VI, qui est antérieure à
la guerre de Troie, nous a, selon Bourguet, conservé le souvenir de
ce vœu. C'est un cantique qu'on chantait à plein gosier : de là le nom
de carmeii orthhim ou de litanies pélasges que lui donne Bourguet.
Voici un fragment de sa traduction : « Le produit des semailles a été
renversé et brûlé. Les plus gras pâturages ne seront soutenus que
d'un peu de rosée. La nourriture est nuisible. Les veaux qui crois-
saient sont consumés. Il manque de quoi se rassasier. Les veaux qui
croissent ont le corps endommagé, et le laboureur est perdu. »
Ces deux premiers essais ne contiennent guère que des rêveries;
mais, peu de temps après, Louis Bourguet eut la bonne fortune de
faire une découverte qui a été d'une importance capitale dans l'his-
toire du déchiffrement. Il reconnut que la table VI (en caractères
latins) et la table I (en caractères étrusques) donnent le môme texte,
(1) Le président portait le titre do lucumon.
LES TAIÎLES EUGUIUNES. 63
sauf certains changemens et développemens dont il était aisé de
faire abstraction. « Enfin, raconte-t-il, il plut à la Providence de
m'ouvrir les yeux, car, m'étant avisé de relire le texte avec beau-
coup d'attention, je découvris la véritable valeur des lettres, que je
méconnaissais auparavant, et je vis évidemment que ce que cette
table contient n'est qu'un abrégé des grandes litanies. » On devine
le secours qui pouvait dès lors être tiré de cette coïncidence : en
s'aidant de la transcription en lettres latines, on arrivait beaucoup
plus facilement à une lecture correcte de la table en écriture étrus-
que. Bourguet réussit à établir la vraie valeur de la plupart des
caractères. Quelques-unes de ses identifications auraient même mé-
rité plus d'attention que les contemporains ne parurent leur accor-
der (1).
Parmi les savans italiens, les uns, comme Olivieri et Gori, admi-
rent ou du moins parurent admettre ces résultats. Ainsi Olivieri tra-
duisit les lettres de Bourguet dans les mémoires de l'académie de
Cortone. Gori les reproduisit dans son Muséum etruscmn en ajou-
tant seulement la découverte qu'il avait faite de son côté, que les
litanies étaient en vers hexamètres. D'autres savans proposèrent
des interprétations différentes. Maffei, guidé par son tact naturel,
avait émis sur le contenu probable des inscriptions une vue qui
n'avait rien que de raisonnable. « On peut être assuré, dit-il, que
ces tables ne contiennent que des actes publics, tels que traités
entre nations, ou des actes privés, comme ventes, donations, testa-
mens. » L'abbé Passeri, qui avait écrit à l'âge de quatorze ans une
dissertation sur les Tables eugubines, et qui revint encore par deux
fois sur le même sujet dans le cours de sa longue vie, publia en
1739 une série de lettres qu'il intitula Lettere Boncagh'esi, du nom
de sa maison de campagne de Roncaglia. Les lettres étaient adres-
sées à Olivieri. Ce dernier avait eu le mérite de faire une décou-
verte qui fat un trait de lumière au milieu des ténèbres où l'on
tâtonnait jusque-là. Il avait reconnu que le nom si fréquemment
répété de Ijovina ou lovina ne désignait pas la jeunesse, comme
le supposait Bourguet, mais que c'était le nom même des Igu-
viens; on commença dès lors à se douter que ces tables se rap-
portaient au passé de la ville où elles avaient été découvertes. Guidé
par cette indication, Passeri écrit : Sapete voi in che lingua son
esse scrîtte? In lingua gubina antica. Voici un passage de ces lettres,
où, avec un certain art de mise en scène et en une langue toute
colorée des idées philosophiques de Vico, il fait ressortir le carac-
tère national de ces recherches. « Ce sont là, dit-il, nos vrais et
(t) Nous ne savons trop pourquoi Lepsius, qui rend justice aux services rendus par
Bourguet, l'accuse de jactance et de vanité; nous n'avons rien trouvé d3 semblable
dans les écrits de Philalèthe.
Gh REVUE DES DEUX .MONDES.
légitimes monumens, et tout bon citoyen doit considérer cette étude
comme une étude nationale. Ce que nous avons de romain nous est
aussi étranger qu'il peut l'être aux Daces et aux Sicambres. Ce
peuple, qui a tout foulé aux pieds, n'a d'autre relation avec nous
que de nous avoir opprimés. Ces inscriptions contiennent les noms
et les prérogatives de nos ancêtres : ici sont renfermées les tradi-
tions et les coutumes de notre peuple, et si l'envie romaine a fait
sentir sa furie même à l'innocence de notre antique idiome, les
germes vivent encore dans les puissances de notre âme et sont em-
portés par le tourbillon des choses humaines. 11 ne se peut que ce
circuit universel qui agite les idées de toutes choses ne vienne
déposer un jour ou l'autre, soit à dessein, soit par hasard, des
principes qui, accueillis et nourris, permettront de réparer en quel-
que manière cette perte. » 11 est intéressant de voir comment le
patriotisme italien, qui à cette époque ne dépassait point encore
l'amour de la province, avait trouvé un aliment dans ces études; il
n'est pas moins curieux de comparer ces sentimens pour Rome avec
les idées qui devaient remplir l'Italie un siècle plus tard.
Malheureusement Passeri ne s'en tint pas à ces déclarations. Il
voulut interpréter les tables. Oubliant ce qu'il avait dit sur la
langue des inscriptions, il les expliqua, tout comme Bourguet, à
l'aide du grec et de l'hébreu. Vingt-cinq ans plus tard, il en donna
une traduction nouvelle, prouvant au moins de cette manière son
ardeur pour un problème que sans doute le voisinage de Gubbio,
qui lui éleva un monument, l'empêchait d'oublier.
La vie fertile en loisirs des ecclésiastiques italiens au xv!!!*" siècle
trouvait dans ce genre de travaux une noble et élégante occupation.
Un autre abbé, esprit enjoué et fin, Lami, publia en 17/i2, sous le
pseudonyme de Clémente Bini, et probablement en réponse aux
Lcilerc Ronragliesî, des Lettere Gualfondiane, où il se moque avec
esprit des interprétations qu'on avait proposées. Il montre qu'il
faut chercher dans le latin vulgaire l'explication de la langue des
tables, et il donne à ce sujet d'excellentes indications. Mais, lui
aussi, il aurait dû se borner à la théorie, car la traduction qu'après
un long et judicieux préambule il donne de la table 111 ressemble à
un conte. « C'est, dit-il, un fragment de l'histoire ancienne eugu-
bine, retraçant la faite des citoyens de Gubbio, de leur cité mise à
sac et dévastée par les ennemis. Ce sont les lamentations des fu-
gitifs qui, considérant le mal qu'ils ont souffert, se retournent vers
Jupiter et l'excitent à les venger en lui représentant le massacre de
leurs proches, la ruine de leurs biens et de leur patrie. » Les en-
nemis, ajoute Lami, venaient probablement dQ côté de Tivoli. On
ne sait pas toujours si l'abbé ilorentin plaisante ou s'il prend sa
traduction au sérieux.
LES TABLES EUGUBINES. 65
Pour finir l'histoire de ces elTorts infructueux, il faut encore
mentionner un ouvrage qui parut en 1772 à Modène, et qui est
peut-être le plus faible de tous. Il a pour titre : Delhi Lingua de'
prbni abitalori dclV Italia. C'est l'œuvre posthume du jésuite Sta-
nislas Bardetti. L'auteur explique la même inscription que Lami,
et, lui aussi, il suppose un récit historique parlant de guerre et
d'exil. Ce qui le distingue de ses prédécesseurs, c'est qu'il inter-
prète principalement l'ombrien à l'aide de l'anglo-saxon, du vieux
haut-allemand et du celtique.
Il n'est pas défendu, en un pareil sujet, de chercher des ensei-
gnemens de plus d'une sorte. Un problème moral qui se présente
naturellement, c'est de savoir comment des hommes d'ailleurs cru-
dits et sérieux arrivent à produire, sans le vouloir, de telles chi-
mères. Les erreurs des sens nous aideront à le comprendre. M. Al-
fred Maury, dans son livre du Sommeil et des Rêves, raconte
qu'il a observé sur lui-même comment se produisent les illusions
d'optique. « Ainsi, dit-il, ayant la vue très basse, je me rappelle
avoir cru un jour sur le Pont-Neuf apercevoir un cuirassier à cheval
dont je m'imaginais distinguer tout le costume, le casque, le plu-
met, la cuirasse et l'habit. En m'approchant de ce prétendu cava-
lier, je reconnus un commissionnaire qui portait sur ses crochets
une énorme glace. Les reflets de celle-ci et l'élévation à laquelle
elle se dressait au-dessus du portefaix avaient causé toute l'illu-
sion. » M. Maury ajoute qu'en pareil cas l'erreur est double, erreur
des sens, erreur mentale. L'esprit, avec une complaisance dont
nous n'avons pas conscience, achève le dessin, dont une impression
plus ou moins juste a fourni les premiers linéamens. Le même fait
se produit en rêve, où, comme le remarque Aristote, nous pensons
autre chose encore au-delà des images qui nous apparaissent. Telle
est, quand on y regarde de près, l'histoire des traductions que nous
venons de rappeler. L'exil et le désespoir des habitans d'Iguvium,
si vivement décrits par l'abbé Lami, viennent des premiers mots de
l'inscription : esunu fuia, qu'il traduit par exeunt fiiga ( ils sortent
en désordre), et du mot uhtur, qu'il rend par ullor (vengeur) (1).
De même lès litanies de Bourguet ont en grande partie leur origine
dans les deux mots arcani canctu, qu'il croyait signifier « chant
mystérieux, » tandis qu'ils veulent dire : « qu'il s'accompagne du
chant. »
Personne n'est absolument sûr de ne pas tomber plus ou moins
dans les mêmes pièges. Aussi le philologue et l'historien doivent-ils
toujours être en garde contre ce genre d'illusion. Tandis que l'artiste
(1) Il faut traduire « qu'il y ait uu sacrifice. » Uhtur est le mot latin auctor.
TOME XII. — 1875; 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
et le poète, étant données quelques impressions, les complètent par
la pensée et construisent un ensemble où les inventions et la vérité
sont fondues en un tout indivisible, le savant doit craindre et fuir ce
mélange. Le domaine de l'imagination ne lui est sans doute pas in-
terdit, et l'on sait qu'en général les érudits ne se font point faute d'y
tenter des excursions; mais l'invention, autant qu'il est possible, doit
chez lui être consciente, et elle prend alors le nom d'hypothèse. C'est
le cas de citer le jugement si plein de sens que Fréret, en 1753, émet-
tait sur ces traductions : « Les inscriptions étrusques en caractères
latins ne sont pas plus intelligibles que les autres, quoiqu'on y ren-
contre des mots latins défigurés. Les interprétations que quelques
savans en ont prétendu donner ne sont que des divinations absolu-
ment hasardées, des alliages de mots latins, grecs, hébreux, al-
térés et rendus méconnaissables. Avec de pareilles licences, on
rapportera ces inscriptions à toutes les langues du monde , au bas-
breton, au basque, au mexicain. On peut même observer que les
auteurs de ces interprétations ne font aucun usage des mots étrus-
ques dont les anciens nous ont transmis le sens. Remarquons en-
fin qu'il n'est rien moins que prouvé que ces monumens aient la
grande antiquité qu'on leur attribue. Ceux qui sont en caractères
latins, à n'en juger que par la forme de ces caractères, doivent
être postérieurs à la conquête de l'Étrurie par les Romains , et re-
monter tout au plus au temps de la première guerre punique (1). »
II.
Le premier qui ait ouvert les voies à une interprétation métho-
dique est L. Lanzi dans son Essai sur la langue étrusque^ publié à
Rome en 1789. S'inspirant de la prudence de Fréret, dont il rap-
pelle les paroles, il annonce qu'il ne tentera pas une traduction
intégrale des textes, mais qu'il imitera ceux qui expliquent une
inscription à demi effacée et qui, là où ils ne peuvent lire, se tai-
sent ou se contentent d'une conjecture présentée avec doute. Il ne
saurait considérer les Iguviens comme des Étrusques, puisque sur
les Tables eugubines les Étrusques sont nommés en toutes lettres à
côté des Iguviens. Toutefois il doit y avoir, vu le voisinage, une
certaine parenté entre les deux langues. La syntaxe est, pour la
plupart du temps, identique à la syntaxe latine. Quelquefois elle a
l'air barbare, mais le lecteur, en ajoutant ici un S, là un M, comme
il faut faire aussi dans les inscriptions romaines, ou en opérant
quelque autre changement non moins régulier, n'aura pas de peine
(1) Histoire de V Académie des Inscriptions, t. XVIII, p. 107.
LES TABLES EUGUBINES. 67
à mettre habituellement la construction d'accord avec les règles
des grammairiens; c'est une sorte de latin rustique. La date de ces
tables ne saurait guère être antérieure au vii« siècle de Rome. Quant
au contenu, il n'était pas difficile de le deviner : tant de noms de
divinités et de sacrifices nous annoncent un rituel; c'est le plus
grand monument de liturgie païenne qui nous ait été conservé,
Lanzi, il faut en convenir, touche déjà du doigt la vérité- mais
lorsqu'il s'essaie à la traduction, un instrument essentiel lui fait
défaut. Son côté faible, c'est la grammaire : quand il voit dans le
pronom tiom (toi) un participe grec signifiant a honoré, » ou
quand il fait de la conjonction appei (lorsque) un nom propre, on
découvre les lacunes de la science grammaticale d'alors.
Trente ans plus tard, Oifried Millier, dans son grand ouvrage sur
les Étrusques (1828), s'occupa des Tables eugubines, et il le lit
en philologue supérieur. Il établit d'une façon irréfutable le point
capital, déjà entrevu par Fréret et Bonaruoti, que ces inscriptions
sont non pas en étrusque, mais en ombrien, et il nie qu'il y ait
aucune parenté entre ces deux idiomes. 11 commence à tracer les
premiers contours de la grammaire ombrienne : il rectifie la lec-
ture cle plusieurs lettres. D'autre part ses recherches sur le rituel
étrusque furent à ses successeurs d'un utile secours pour le dé-
chiffrement.
Un élève d'Otfried Millier, M. Richard Lepsius, avant de se tour-
ner vers l'égyptologie, publia comme thèse pour le doctorat une
dissertation sur les Tables eugubines (1833). Sans aborder directe-
ment l'interprétation du texte, il eut le mérite d'élucider quelques
questions extrinsèques d'une véritable importance. En premier lieu,
il donna une histoire exacte et complète des tentatives qui avaient
été faites jusque-là pour arriver au déchiffrement; à la suite de ce
préambule historique viennent deux chapitres sur l'alphabet om-
brien : même après Otfried xMuller il restait encore à faire sur ce
point. Passant ensuite à la question de l'âge des tables, il suppose
que les différences d'orthographe qu'on remarque entre les di-
verses inscriptions ont pour cause un changement survenu dans
la langue, que les inscriptions en caractères étrusques doivent, par
ce fait même, être regardées comme les plus anciennes, et qu'un
espace de deux siècles au moins les sépare des inscriptions en ca-
ractères latins, qui sont du vi« siècle de Rome. D'après ces pré-
misses, il propose une classification des tables différente de celle
de Bonaruoti. Plus tard Lepsius eut encore le mérite d'aller prendre
lui-même sur les lieux et de publier le fac-similc complet des in-
criptions.
Dans le même temps où Lepsius publiait son premier travail, un
éminent indianiste, M. Christian Lassen, faisait paraître un essai
68 REVUE DES DEUX MONDES.
d'interprétation. Avec lui, nous voyons la science nouvelle de la
linguistique mettre pour la première fois ses méthodes au service
du déchiffrement. Lassen a trouvé juste sur un certain nombre de
points ; mais il n'a pas toujours échappé au danger d'exagérer l'ar-
chaïsme de la grammaire ombrienne. Son travail, resté inachevé,
ne va pas au-delà d'un court fragment. Deux ans plus tard, G.-F.
Grotefend, qui s'était signalé par sa sagacité dans le champ de l'é-
pigraphie perse (c'est lui qui commença le déchiffrement des in-
scriptions cunéiformes de Persépolis), donna ses Rudimenta linguœ
umhricœ. Il ne suit pas l'ordre des inscriptions, mais il explique
successivement un certain nombre de passages choisis de côté et
d'autre : cette disposition incommode, que vient aggraver le manque
d'index, est cause sans doute que son travail n'a pas été lu autant
qu'il aurait mérité de l'être. On y aurait rencontré un certain nombre
d'interprétations qui plus tard ont été retrouvées par d'autres.
Nous arrivons à l'ouvrage d'Aufrecht et Kirchhoff : les Monumens
de la langue ombrienne (18Zi9-i851), qui a fait époque dans le dé-
chiffrement des Tables eugubines, et qui peut servir de modèle
pour tous les travaux du même genre. Les auteurs, philologues
l'un et l'autre, le second représentant surtout l'érudition classique,
le premier se rattachant à l'école comparative , étaient par leur
association parfaitement en mesure de résoudre les principales dif-
ficultés du problème. Ils ont apporté à leur tâche un savoir, une
pénétration et un tact qu'on ne saurait assez reconnaître. Le moyen
principal qu'ils emploient pour entrer dans la connaissance du
texte n'est pas, comme on pourrait le croire, l'étymologie. Ils gar-
dent au contraire en matière étymologique une réserve presque
exagérée, mais qu'on approuvera, si l'on pense aux témérités dont
ces études avaient été l'occasion. Le moyen employé par les deux
savans est le même qu'Eugène Burnouf avait appliqué aux livres
zends; c'est celui dont il faudra toujours, en pareil cas, se servir
de préférence à tout autre : le rapprochement des passages sem-
blables. Tantôt c'est la même phrase qui se trouve en deux en-
droits, mais la première fois avec un seul sujet, la seconde fois
avec deux : on voit alors les désinences des adjectifs et des verbes
se modifier, les pronoms possessifs changer. Tantôt la même prière
est adressée à un dieu, puis à une déesse; on obtient ainsi la
marque des genres. Ou bien la même prescription est exprimée
une fois avec un verbe à l'impératif, une autre fois avec une forme
verbale qui se révèle comme un subjonctif ou un optatif. Après
qu'une série de prescriptions a été donnée, elles reparaissent plus
loin comme autant de faits accomplis : on arrive à dresser de cette
façon le tableau de la conjugaison. Les deux auteurs reconnaissent
la fm des phrases par la comparaison des endroits oii la même
LES TABLES EUGUBINES. 69
phrase est répétée : ils distinguent les clifTérentes propositions par
les verbes qui les terminent et ils arrivent à découvrir les particules
par leur voisinage habituel avec certains cas ou certains modes. Une
fois le pronom relatif et les pronoms démonstratifs reconnus, il leur
devient facile de faire la construction. Nous devons convenir que
les Tables eugubines se prêtaient tout particulièrement à cette
méthode d'interprétation par la répétition fréquente des mêmes
formules, par la régularité de la construction, par la fixité d'un
langage où tous les termes ont en quelque sorte une valeur con-
sacrée. Il faut ajouter certaines circonstances extérieures non moins
précieuses : la parfaite conservation du texte et la présence de la
même inscription en deux rédactions différentes; mais il est juste
de dire que les deux savans interprètes ont remarquablement mis
à profit ces heureuses circonstances. Plus préoccupés de la gram-
maire que du vocabulaire, il leur arrive de raisonner d'une façon
convaincante sur la construction d'une phrase sans connaître le sens
des mots. La plupart du temps, ils serrent le texte d'une telle
façon qu'au moment où ils donnent leur interprétation, elle a déjà
été pressentie et devinée par le lecteur. Ce qui, outre ces qualités
de méthode, donne une valeur durable à leur ouvrage, c'est leur
résolution d'écarter les conjectures et d'omettre tout ce qui n'a pas
le caractère de la certitude : ne se lassant pas de déclarer qu'ils
ignorent, ils aiment mieux rester en-deçà des limites permises que
de courir le risque de les dépasser. Aussi les parties traduites par
eux sont-elles en général restées acquises à la science.
Cependant cet ouvrage, si remarquable qu'il soit, a aussi ses dé-
fectuosités. La réserve extrême que s'imposent les auteurs fait que
près de la moitié des inscriptions n'est pas traduite. Ils poussent si
loin la fidélité aux règles de phonétique et de grammaire posées
par eux en commençant, que, pour n'avoir pas à s'en écarter, ils
aiment mieux corriger le texte que de retoucher leurs paradigmes.
Un certain dédain des explications qui se présentent les premières
à l'esprit fait que les auteurs ont parfois préféré à la simple vérité
des théories compliquées et invraisemblables. Malgré ces défauts,
l'ouvrage d'Aufrecht et KirchbofT est et restera la basa des études
à venir sur les Tables eugubines.
C'est pour avoir trop peu imité ce modèle que E. Huschke, qui
publia en 1859 un gros volume sur les mêmes inscriptions, fit une
œuvre à peu près inutile. Son livre marque un retour dans la voie
de l'interprétation aventureuse. Les rapprochemens qu'il fait sont
ordinairement contraires à toutes les règles de la linguistique. L'u-
tilité de la grammaire comparée (on le sent clairement en lisant ce
livre) n'est pas tant de suggérer des comparaisons, car de tout
temps les rapprochemens de mots se sont offerts en foule à l'esprit
70 REVUE DES DEUX MONDES.
des interprètes : le service qu'elle rend, c'est de donner une direc-
tion aux conjectures et de resserrer le cercle des possibilités. A qui
n'a pas un instrument de contrôle, tout paraît également soutenable.
Ce jugement, qui peut sembler sévère, trouverait sa confirmation
à toutes les pages de l'ouvrage de Huschke. Cependant son com-
mentaire garde de l'intérêt à cause des nombreux renseignemens
archéologiques qu'il renferme. On peut sourire des étymologies de
Huschke, de son bizarre et nuageux symbolisme, ainsi que des con-
naissances qu'il déploie en cuisine; mais on égalera difficilement
son érudition pour tout ce qui concerne le droit et le rituel.
Une fois la voie frayée, la grammaire comparée n'a pas cessé de-
puis vingt ans de s'exercer sur un champ qui semble fait exprès
pour elle, et qui recèle sans doute encore tant de découvertes. Il
suffira ici de nommer Ebel, Corssen, Ascoli, Zeyss, Panzerbieter,
Savelsberg (1). Une place à part doit être donnée à M. Sophus
Bugge, qui, à plusieurs reprises, s'est occupé du dialecte ombrien,
et l'a fait chaque fois avec bonheur. Quelques-unes de ses décou-
vertes concernent des parties essentielles de la phonétique ou de
la grammaire. 11 faut mentionner également la belle publication
d'Ariodante Fabretti : Corpus imcriptiomim antiquioris œvi et glos-
sariiim ilalicum (Turin 1867), qui contient le texte et le fac-aimile
des inscriptions ombriennes, et qui, dans le glossaire, renvoie avec
exactitude, pour chaque mot, pour chaque forme, aux savans qui en
ont traité. Tout récemment, M. F. Biicheler a donné une traduction
et un commentaire des tables V et VI, où il présente de judicieux
rapprochemens ('2).
III.
11 est temps de donner au lecteur quelques explications sur le
contenu, sur la langue et sur l'âge probable des Tables eugubines.
Ce sont les actes d'une corporation de prêtres qui avait son siège à
Iguvium, et dont l'autorité paraît s'être étendue sur un assez grand
rayon à l'entour. Ils s'appellent les frères attidiens {[rater Àtije-
diur), et le nom de confrérie est donné au collège [fratrecate). Ils
sont au nombre de douze : dilTérens noms de magistrature, tels que
le questeur (ATé?s/z«') et le fratreks, sont mentionnés. Le personnage
(1) En France, M. Louis do Baekor a étudié le rituel ombrien en le rapprochant du
rituel mosaïque. Les Tables eugubines, Paris 1867.
* (2) Grâce à l'obligeant intermédiaire de M. G. Concstabilc, nous avons reçu les pho-
tographies des Tables eugubines de M. le marquis Ranghiasci-Brancaleone, qui conti-
nue à Gubbio la libérale tradition d'une fomille étudiant avec amour le passé de son
pays. Ces photographies, reproduites par l'héliogravure, accompagneront une prochaine
publication.
LES TABLES EUGULIKES. 7j
qui joue le rôle principal a le titre à'adfettur. On s'est demandp h
quel sanctuaire appartenait cette corporation, et rhypoth se aue
nous avoi>s .ci les actes d'un temple célèbre de l'an L" té ^^^
émise par Passeri et Huschke. Le poète Claudien raonntan,
de Ravenne à Ron>e fait par l'etn'pereur Hon^i;,""" U u^rs^!.?!
de tunnel qu, non loin d'Iguvium, après les lieux appelés w'
Foriunm et Saxa inta-cisa, traverse les Apenninsidans le vof
smage se trouvait le temple de Jupiter Apenninus, dont on voU
encore aujourd but les ruines et dont les oracles étaient célèbres
dans 1 antiquité. On a voulu rapporter les tables à ce sanctua e
11 faut dire que rien ne vient confirmer cette hypothèse. Juoiter
Apenninus n est point nommé par nos textes. Si l'on songe en ou re
au lieu de découverte des tables, on sera amené à écarler absolu!
ment la conjecture de Passeri. C'est à quelque temple placé dans ïa
ville, peut-être sur la colline si souvent désignée sous le nom Îq!
cris Fisius, qua du appartenir la corporation attidienne. Quant à
ce dernier nom, Lanzi l'avait déjà rapproché du nom des Atti-
diates, population ombrienne citée par Pline, et du nom de la ville
moderne d'Attigio. Il est probable que cette ville, qui porta t dans
1 antiquité le nom d'Attidium, était le lieu d'origine de la cor"orati n
Une semble pas que la confrérie attidienne fût vouée péc r.
ment au service d'une seule divinité; nous voyons qu'elle offie des
sacrifices a toute une série de dieux et de déesses. Grâce rcete
circonstance, les Tables eugubines nous fournissent de précieux
renseignemens sur le panthéon d'un peuple italique. Certains nlms
coiuciden exactement avec les noms romains : tels sont uiAe
Sancus, Mars. D'autres préseutent une ressemblance p s ou moin^
lointaine, comme F.sus, Grabovius, Cerfius. D'autres encore éteint
entièrement inconnus, comme Vofionus, Tefer, Trebus etc Nous
avons donc ici les monumens d'un cuU; indig ne que ,a rdiC
romaine n'avait pas encore eilacé. Le texte se .apporte à Ma' n tes
cérémonies sacrées dont la corporation attidienne était clia 4 On
aurait ton de rien chercher qui ressemblât à des inscripdons cmn-
memoratives : ces tables, dont quelques-unes étaient fixées con"e
les parois du temple, comme l'indiquent encore les trou^ leslb é à
ecevoir les clous et des blancs laissés dans le texte poui a lace
de attaches, contiennent des prescriptions relatives'^au r tu lou
des resolutions votées en assemblée par le collège. Il s'a^h par
exemple, sur les tables VI et VII. d'une purificatiL de la collh^è
fisienne et d'une lustration du peuple iguvien
Il faut d'abord prendre les auspices : la nature et le vol des
stinul'^^ f^'/^™"' '^""flérés comme un présage favorable sont
stipules a 1 avance entre l'augure et Vadfenor. L'épervier et le
72 REVUE DES DEUX MONDES.
corbeau devront voler en avant, le pic-vert et la pie en arrière.
Pendant l'inspection des oiseaux, l'augure se tiendra immobile et
tourné du même côté; s'il fait un mouvement, s'il se retourne, les
auspices seront nuls. Les limites du carré imaginaire à l'intérieur
duquel les présages doivent se produire sont tracées dans le ciel ;
pour permettre à l'augure de s'orienter, on indique les lieux cor-
respondans sur la terre. Nous avons ici un fragment de la topo-
graphie des environs d'Iguvium. L'inscription, supposant que les
présages ont été favorables, donne la formule que prononcera l'au-
gure, après quoi la purification commence. Elle consiste dans une
procession autour de la ville et dans une série de quatre ou plutôt
de huit sacrifices successifs. Le premier est offert à la porte Trébu-
lane : devant la porte Trébulane, on immoleîa trois bœufs à Dius
Grabovius; derrière la porte Trébulane, on immole trois truies
grasses à Trebus Jovius. Le second sacrifice est offert à la porte de
Tersena. Devant la porte, on immole trois bœufs à Mars Grabovius;
derrière la porte, trois jeunes porcs à Fisus Sancius. Le troisième
sacrifice a lieu à la porte de Veïes : on immole trois bœufs devant
la porte à Vofionus Grabovius, et derrière la porte trois brebis à
Tefrus Jovius. Le quatrième sacrifice n'a pas lieu près d'une porte (1),
mais à deux endroits qu'il faut probablement regarder comme des
bois sacrés. Pour chacun de ces sacrifices, l'inscription énumère les
dons accessoires qu'on doit offrir à la divinité, et elle entre quelque-
fois dans le détail des rites à suivre. Le double caractère que Cicé-
ron dans sa République dit être le propre de la religion romaine se
retrouve à Iguvium : une extrême simplicité des offrandes unie à une
grande complication du rituel. Du lait, du vin, un peu d'encens,
diverses sortes de gâteaux, composent le menu ordinaire des dieux :
ce qui fait le mérite du sacrifice, c'est l'exacte observation de toutes
les prescriptions liturgiques. « Si quelque chose, dit la table \I, a
été omis, interverti, manqué, le sacrifice sera nul, tu retourneras à
. la porte Trébulane pour inspecter les oiseaux et pour tout recom-
mencer. »
Les prières, dont quelques-unes sont citées in extenso, semblent
conçues dans le même esprit. Elles présentent la même superfluité
de mots, les mêmes répétitions, la même cautèle et le môme atta-
chement aux formules que Gicéron relevait chez les jurisconsultes
romains. « Je t'ai invoqué, je t'invoque, Dius Grabovius, pour la
Colline-Fisienne, pour le peuple iguvien, pour le nom de la Golline-
(1) Les villes étrusques, au témoignage des anciens, avaient généralement trois
portes, chacune consacrée à une divinité différente. Le quatrième côté de la ville était
fermé. Telle était aussi la disposition de Rome sous ses premiers rois; telles sont
restées les dispositions du temple romain et du camp romain.
LES TABLES EUGUBINES. 73
Fisienne, pour le nom du peuple iguvien. Sois favorable, sois pro-
pice au nom de la Colline-Fisienne, au nom du peuple iguvien. Saint,
je t'ai invoqué, je t'invoque, Dius Grabovius. Selon ton rite, je t'ai
invoqué, je t'invoque, Dius Grabovius. Je te consacre ce bœuf am-
barvale comme expiation pour la Colline-Fisienne, pour le peuple
iguvien, pour le nom de la Colline-Fisienne, pour le nom du peuple
iguvien. Dius Grabovius , sois enrichi de ces dons. Si le feu a été
souillé sur la Colline-Fisienne, si dans la cité iguvienne des rites ont
été omis, tiens la faute pour non avenue. Si quelque chose dans
ton sacrifice est manqué, mal fait, transgressé, négligé, vicié, s'il
est à ton sacrifice un défaut connu ou inconnu, Dius Grabovius,
comme il est juste, reçois en expiation ce bœuf ambarvale. Dius
Grabovius, purifie la Colline-Fisienne, purifie le peuple iguvien.
Dius Grabovius, purifie le nom, les lares, les rites, les hommes, les
troupeaux, les champs, les fruits de la Colline-Fisienne, du peuple
iguvien. Purifie-les... »
On trouverait chez le vieux Caton, dans les formules de prières
qu'il cite et qu'il donne comme modèle à l'agriculteur romain, des
invocations et des précautions toutes semblables. En général, les
religions qui ont divinisé les forces de la nature sont arrivées à un
formalisme de ce genre; les Hindous, les Perses, ont des invoca-
tions presque identiques. 11 s'agit moins d'obtenir la bienveillance
que d'enchaîner la liberté du dieu. Le brahmane qui connaît le
rituel dispose du ciel , et par le ciel il est le maître du monde.
L'Italiote, sans aller aussi loin, croit que, s'il est fidèle à toutes les
prescriptions sacrées, le dieu de son côté ne saurait manquer à
son office.
Vient ensuite une seconde cérémonie : la lustration du peuple
iguvien. Le sacrifice est offert non pas à ïguvium, mais sur diffé-
rens points de la banlieue. Le prêtre, vêtu de la prétexte garnie de
pourpre et accompagné de deux acolytes, conduit les victimes au-
tour du territoire. Arrivé au point déterminé, il s'arrête et prononce
contre tous les étrangers, Tadinates, Étrusques, Nariques, lapydes,
une sentence d'éloignement. On a cru longtemps qu'il s'agissait
d'un bannissement véritable; un examen plus attentif du texte doit
faire penser que nous nous trouvons en présence d'une fiction légale,
car on indique aussitôt à ces étrangers le moyen de se racheter de
l'exil à prix d'argent. La lustration, à ïguvium comme à Rome, pa-
raît avoir été l'occasion d'un recensement et d'un cens sur les
étrangers. La procession achevée, le prêtre prononce une sorte
d'imprécation contre les dieux du dehors, suivie d'une invocation
aux dieux nationaux.
Un autre document intéressant nous est fourni par la table II,
7li REVUE DES DEUX MONDES.
qui donne la liste des peuples participant tous les ans au sacrifice
d'une truie et d'un bouc : parmi ces noms, il en est qui sont cités
dans Pline au nombre des populations de l'Ombrie (1). Chacune de
ces tribus paraît avoir eu le droit de venir tous les ans chercher un
morceau des deux victimes ; en retour, elle payait une contribution
de blé à la corporation attidienne. Un usage analogue existait à
Rome. Denys d'Halicarnasse raconte que Tarquin le Superbe, après
avoir constitué l'union des Latins , des Herniques et des Yolsques,
et élevé sur !c mont Albain le sanctuaire où quarante-sept villes
tenaient leurs réunions annuelles, décida qu'aux fériés latines
chaque peuple aurait sa part du taureau immolé en l'honneur de
Jupiter Latiaris; en retour, ces peuples alliés envoyaient des
agneaux, des fromages, du lait, des gâteaux. Cet usage, qui existait
encore au temps d'yVuguste, s'appelait la risccratio.
Une autie inscription nous laisse entrevoir l'organisation inté-
rieure de la confrérie. Il ne semble pas que les frères attidiens ré-
sidassent habituellement auprès du temple : ils se réunissaient à des
jours fixes pour vaquer à leurs cérémonies, pour dîner ensemble et
pour examiner la gestion de Vadfertor. Encore ne paraissent-ils pas
avoir été très exacts à ces rendez-vous. C'est du moins ce qu'on
peut inférer de l'insistance avec laquelle l'inscription dit deux fois :
(( Si la majorité des frères attidiens qui seront venus est d'avis... » Les
affaires de la confréne paraissent être concentrées dans les mains
du personnage déjà plusieurs fois mentionné sous le nom à\idfertor»
C'est lui qui est chargé de diriger les sacrifices et les lustrations, de
fournir les objets nécessaires aux cérémonies ; je crois que le nom
porté par ce personnage fait allusion à ses fonctions. Dans la langue
des Tables eugubines, fertu a souvent le sens « qu'il fournisse; »
de même le mot à'adfcrior désigne, à ce que je crois, le fournis-
seur ou le procurateur des sacrifices. Cela ne veut pas dire qu'il ne
soit pas revêtu d'un caractère public et sacré. Je ferai à ce propos
une autre observation. Parce que les Tables eugubines contiennent
de nombreux détails liturgiques, les interprètes de ces inscriptions
ont ordinairement pensé que c'étaient des instructions pour le sa-
crificateur. On a cru y lire par exemple des indications sur la ma-
nière de découper la victime, de présenter les entrailles, d'offrir des
libations. Telle n'était point, selon moi, l'intention principale de
ceux qui ont fait graver ces tables : ils ne songeaient point à trans-
mettre des instructions qui se donnaient sans doute mieux de vive
(1) Une de ces trib^is, les Curiatcs, est donnée par Pline (III, 19) comme éteinte :
Interiere Curiates. Ceci nous fournit une limite extrême au-dessous de laquelle on ne
saurait placer la date des tables; mais il n'est pas douteux qu'elles ne soient considé-
rablement plus anciennes.
LES TABLES EDGDBINES. 75
voix et par l'exemple. L'opération essentielle, qui est de tuer la vic-
time, n'est même pas mentionnée une fois. Ces inscriptions se pro-
posent surtout d'énumérer les objets à fournir par les différentes
personnes occupées au sacrifice, et notamment par Vadfcrtor, ainsi
que de fixer la taxe des redevances qu'il percevra sur les croyans
après ciiaque opération, et dont une partie doit être versée dans la
caisse de la communauté. On comprend que des indications de ce
genre aient été mises par écrit et affichées dans le temple pour évi-
ter les contestations et pour assurer les droits de chacun.
Cet ensemble de circonstances ne nous transporte pas préci-
sément dans un temps de grande ferveur religieuse, mais plutôt
vers une époque de décadence, où l'ancien culte, abandonné à des
mains intéressées, se propose surtout de maintenir, à l'aide de son
rituel, un certain nombre de droits fiscaiLx. Cette particularité peut
nous aider à pressentir l'âge des inscriptions. Un autre indice nous
est donné par la forme des lettres. A cet égard, les tables en écri-
ture étrusque ne peuvent être d'un grand secours, car ce que nous
savons jusqu'à présent de l'épigraphie tyrrhénienne est trop peu
de chose pour fournir des dates certaines. Il n'en est pas de même
pour les tables en écriture latine : d'après certains signes bien
connus, tels que l'emploi fréquent des lettres doubles, nous pou-
vons fixer l'âge approximatif de ces tables à la fin du vii^ siècle de
Rome. Si nous reculons encore la limite, ce qu'il est prudent de
faire pour des inscriptions qui appartiennent à une ville de pro-
vince, nous arrivons au règne d'Auguste. C'est le temps oii, sous
l'inspiration du maître, les vieux cultes étaient partout remis en
honneur (1). Les autres tables sont certainement plus anciennes :
on ne sera sans doute pas loin de la vérité en les attribuant au
II* siècle ou au plus tard au commencement du i" siècle avant
Jésus-Christ; différens indices doivent faire penser qu'une partie
d'entre elles sont des copies de documens d'un âge antérieur.
La lecture de ces textes rappelle à l'esprit une autre série de
textes, ceux-là en langue latine, qui offrent avec nos tables une
ressemblance frappante. Nous voulons parler des actes du collège
des frères arvales. Un hasard pareil à celui qui nous donna les
Tables eugiibines fit retrouver vers la fin du siècle dernier, à quel-
ques milles de Rome, l'emplacement du temple des Arvales, ainsi
qu'un grand nombre d'inscriptions qui le décoraient. Il y a huit ans
de nouvelles fouilles pratiquées au même endroit augmentèrent
notablement le nombre des inscriptions, de sorte qu'à certaines
lacunes près nous pouvons dire que nous possédons les archives du
(1) Gaston Boissier, la Religion romaine d'Auguste aux Aatonins, livre I^*", chap. i^"".
76 REVUE DES DEUX MONDES,
collège depuis Tibère jusqu'à Héliogabale. Le culte des Arvales
est d'une haute antiquité : une tradition le faisait remonter jus-
qu'aux douze fils d'Acca Larentia, la nourrice de Romulus. Le col-
lège se composait de douze prêtres qui se donnaient le nom de
frères, probablement par allusion à cette ancienne fable. Ils étaient
voués au culte d'une déesse que nous ne trouvons mentionnée nulle
part ailleurs, Dca Dùi. Tous les ans, au printemps, ils célébraient
en l'honneur de cette divinité une grande fête qui était l'occasion
d'une réunion solennelle. Cependant ce ne sont pas les anciens
actes des Arvales qui nous ont été conservés : tous les documens
que nous avons sont postérieurs à la réorganisation du collège sous
Auguste.
Quand on rapproche ces inscriptions de celles qui nous viennent
d'Iguvium, on ne peut s'empêcher de remarquer, malgré la triple
différence de la langue, du temps et de l'importance relative des
deux villes, les plus singulières coïncidences. C'est le même culte
de divinités champêtres , ce sont les mêmes cérémonies et les
mêmes prières. Le célèbre chant des Arvales, si heureusement con-
servé dans le compte-rendu d'une séance du temps d'Héliogabale,
présente des mots et des tours qui rappellent ceux de la langue
ombrienne. 11 était probablement gravé sur une table analogue
aux Tables eugubines. Il est vrai que l'étonnante fortune qui avait
fait de la ville de Romulus la capitale de l'univers s'est étendue au
collège des frères arvales. Les magistri successifs du collège s'ap-
pellent Tiberius Cœsar, Caius Cœsar, Néron, Galba, Othon, Vitellius,
Domitien, Trajan, Antonin, Marc-Aurèle. Les plus grands événe-
mens de l'histoire du monde, l'anniversaire de la bataille d'Actium,
les défaites des Germains, la découverte des complots tramés contre
la vie des empereurs, sont mentionnés dans les procès - verbaux
et donnent lieu à des actions de grâces. Les frères arvales sont
choisis parmi les plus illustres des familles patriciennes de Rome,
les Domitius, les Paulus, les Fabius, les Corvinus, les Silanus, les
Memmius. Dans les repas que les inscriptions n'ont garde d'oublier,
ce sont des fils de sénateurs qui servent à table, et tout le luxe de
la Rome impériale est déployé. Des sommes considérables en or et
en argent sont offertes à la caisse de la communauté : aux anciennes
réjouissances s'en viennent joindre de toutes nouvelles, telles que
les courses de quadrige, ou le spectacle des exercices de voltige à
cheval. En présence de cette pompe, on se rappelle involontairement
les vers de la première églogue :
Sic canibus catulos similes...
Mais à travers cette énorme distance, il n'en est que plus intères-
LES TABLES EUGUBINES. 77
sant d'observer l'accord qui persiste dans le fond du rituel. L'un et
l'autre groupe de documens nous offrent le modèle des mêmes céré-
monies, la même corporation de douze frères, et il n'est sans doute
pas téméraire de penser que nous avons ici un double spécimen
d'un même culte italiote. Les frères attidiens nous apparaissent à
certains égards comme les frères arvales d'Iguvium.
Malgré leur aspect à première vue un peu étrange, les Tables
eugubines se laissent donc ranger sans peine à une place bien dé-
finie dans l'histoire des religions de l'Italie ancienne. Elles complè-
tent sur certains points, elles confirment sur d'autres ce que nous
savions en cette matière; mais, quelle qu'en soit la valeur comme
document archéologique, c'est surtout en linguistique qu'elles ont
une importance capitale. Elles nous représentent à elles seules à
peu près tout ce qui reste d'un antique idiome de l'Italie; on peut
noter à ce propos une différence caractéristique dans l'histoire du
latin et du grec. Tandis que la langue hellénique est parvenue jus-
qu'à nous, représentée par quatre dialectes principaux, sans comp-
ter une foule de variétés provinciales, le latin, faisant peu à peu le
vide autour de lui, a partout étouffé ses frères, si bien que, sans
quelques heureuses trouvailles, il aurait l'air d'être seul de son
espèce. Cette extinction s'est produite graduellement : encore au
temps de Titus on parlait osque à Pompéi, comme l'indiquent les
inscriptions de cette ville; et les Tables eugubines sont la preuve
qu'une corporation religieuse d'une ville de l'Ombrie a pu, long-
temps après la conquête romaine, se servir de l'idiome indigène.
L'influence de Rome se révèle seulement par quelques mots, comme
le nom de kvestur (questeur), donné à l'un des magistrats de la
confrérie, par la manière toute latine de marquer les chiffres, par
la substitution sur les deux dernières tables des caractères latins
aux caractères étrusques, qui étaient sans doute devenus d'un
usage plus rare.
Quelle est donc l'idiome des Tables eugubines? Il ne peut y
avoir à ce sujet aucun doute. C'est un proche parent du latin, un
de ces idiomes italiques, à moitié romains, que Varron a heureuse-
ment caractérisés en les comparant à des arbres qui, plantés sur la
limhe de deux champs, font serpenter leurs racines des deux côtés
de la borne. On devine dès lors l'intérêt qui s'attache à l'étude
grammaticale de cette langue. Les faits que l'on constate sont de
deux sortes. A certains égards, l'ombrien est déjà plus avancé que
le latin dans la voie de l'altération : il peut jusqu'à un certain point
être considéré comme un avant-coureur des langues romanes. A
d'autres égards, il est resté, comme cela arrive assez souvent aux
patois, plus archaïque que le latin, et il a conservé des mots et des
78 RETUE DES DEUX MONDES.
formes qui sont sortis de cette langue. Nous donnerons un ou deux
exemples de Tun et de l'autre ordre de faits en commençant par
ceux où l'ombrien se rapproche des langues modernes.
Tout le monde sait, depuis que la philologie a cessé d'être une
science fermée au grand nombre, quelles sont les principales diffé-
rences qui séparent le latin des idiomes romans, du français par
exemple. Les mots se resserrent et perdent une partie de leurs
syllabes : celles qui précèdent et celles qui suivent la syllabe frap-
pée de l'accent tonique sont ordinairement sacrifiées. Ce fait se
produit déjà en ombrien : jyopidum devient pojjlo??!, ce qui est
déjà notre français peuple; vestîtus (revêtu) devient vestis et pîa-
lus (consacré) fait pîhaz. D'autre part la déclinaison s'appauvrit :
nous voyons par exemple en français que le pronom relatif, au lieu
des cinq cas du latin, n'en a plus que deux : qui et que. De même
en ombrien le neutre du pronom relatif commence à servir pour le
masculin, et le singulier est employé là où les règles d'accord exige-
raient le pluriel. Il s'est trouvé de nos jours des philologues à idées
aventureuses qui n'ont pas craint de soutenir (voulant probablement
faire honneur à notre vieille Gaule) que le français est non pas une
langue dérivée du latin, mais un frère du latin, non moins ancien
et non moins primitif. Ces savans n'ont pas manqué d'appeler au
secours de leur thèse le dialecte des Tables eugubines : il y a là en
effet des phénomènes de décomposition qui annoncent déjà ce qui
devait se passer dans la Gaule quatre ou cinq siècles plus tard;
mais il est aussi des parties par où l'ombrien se montre plus an-
cien et mieux conservé que le latin. Ainsi certaines formes du verbe,
certaines flexions du nom, qui ont disparu de la langue latine ou qui
ne s'y trouvent plus qu'à titre d'exception, sont ici d'un usage cou-
rant. Je citerai seulement les génitifs en as, qui ne sont restés en
latin que dans le seul mot pater-familias. Un des attraits de cette
étude est de trouver employés en leur sens propre des termes qui
en latin n'ont plus qu'un sens secondaire ou détourné. Ainsi mestra
(pour maùtra) est un adjectif féminin signifiant « plus grande, »
tandis qu'en latin rnagisler est devenu substantif et désigne tou-
jours le maître : des expressions conmie magistcr equitum (le plus
grand parmi les cavaliers) nous laissent encore voir de quelle façon
s'est opéré ce changement. Le mot filius veut dire « le fils » en la-
tin : l'ombrien sues filios (des cochons de lait) nous montre que le
sens originaire est « nourrisson (1). » Certains renseignemens donnés
par les poètes ou par les grammairiens trouvent'une confirmation
(1) On peut rapprocher ce qui s'est passé en français, où intans (l'enfant qui ne
parle pas encore) a donné le terme général d'enfant, sans compter infanterie et fan-
tassins.
LES TABLES EUGUBINES. 79
inattendue. Ainsi Nonius Marcellus cite un passage de Varron d'après
lequel les gâteaux sacrés étaient soumis à une sorte de purification :
cela s'appelait liha februare (1). Cette opération est maintes fois
prescrite sur nos tables [fiirfatu). Il y a aussi une purification pour
les brebis, ce qui est le commentaire d'un endroit des Fastes d'O-
vide où le poète nous montre à la fête des Palilies les brebis qu'on
faisait sauter par- dessus un feu de soufre. Un épisode assez étrange
de V Enéide reçoit de la comparaison du rituel iguvien un rayon de
lumière. On se rappelle que les compagnons d'Énée, débarqués en
Italie, font un repas dans lequel ils mangent les gâteaux qui leur
avaient servi de plats :
Heus! etiam mensas consumimus?...
s'éctie le jeune Iule. A ces mots, Énée remercie les dieux, une
prophétie qui les condamnait à manger leurs tables se trouvant
accomplie. Quel est le sens de cette histoire? Un des gâteaux offerts
à la divinité s'appelle en ombrien mensa. On sait que les mots à
double signification ont de tout temps joué un grand rôle dans les
oracles et les légendes populaires. Virgile, un peu à court de tra-
ditions, n'a pas jugé cet épisode au-dessous de la dignité de son
épopée.
Il est temps de nous arrêter, heureux si nous avons pu montrer
aux esprits cultivés l'intérêt de ce genre d'étude. L'histoire natu-
relle enseigne que la lutte pour la vie a fait disparaître dans le
monde organisé un grand nombre de variétés qui servaient d'in-
termédiaires entre les espèces. Il en est de même en philologie et
en histoire. La langue latine a détruit quantité d'idiomes qui étaient
plus ou moins ses frères. La république romaine a absorbé des
centres politiques et religieux qui étaient, dans un ordre inférieur,
autant de petites Romes. La science doit, toutes les fois qu'elle
le peut, chercher à combler ces lacunes : à côté de la souche
principale, elle examine avec curiosité ces obscurs parens, qui,
moins comblés par la fortune, sont restés plus près des origines, et
qui ont parfois mieux conservé l'ancien aspect du type héréditaire.
Michel Breal.
(1) Voyez la savante édition de Nonius Marcellus, récemment donnée par M. Louis
Quicherat, p. 118.
LA
RECHERCHE D'UN COLÉOPTÈRE
SOUVENIRS DU BASSIGNY.
18 septembre. — Mon cher, sois le bienvenu!.. Gonnais-tu la
chrysomHc du inillcpertuis?
Cette singulière question, jetée à brûle-pourpoint au milieu de
notre embrassade, fut la première que m'adressa mon ami Tristan
lorsque j'arrivai dans son nouveau gîte de Ghaumont-en-Bassigny.
Elle ne laissa pas de me surprendre, et ma surprise augmenta
quand j'eus parcouru d'un rapide coup d'œil l'intérieur du logis
de Tristan. Les murs étaient garnis de nombreuses vitrines sous
lesquelles s'étalaient, méthodiquement alignés et percés de longues
épingles, des coléoptères de toutes formes : — lucanes aux mandi-
bules menaçantes, longicornes aux élégantes antennes ramenées en
arrière, carabes dorés, nécrophores en livrée de deuil... Sur la
table, des pinces, des fioles, des loupes, étaient éparses à côté de
gros dictionnaires d'entomologie.
— C'est la seule chrysomèle indigène qui me manque, reprit
Tristan, toutes les autres sont là ! — 11 me montra une vitrine où
brillaient comme de fines pierreries des centaines de petits coléop-
tères de toutes couleurs, depuis le bleu du saphir jusqu'au vert de
l'émeraude, en passant par une gamme de tons bronzés, cuivrés,
fauves et pourprés, un véritable écrin. — Tu ne saurais croire com-
bien le désir de posséder mon inconnue me hante depuis que je
sais qu'elle vit dans le pays.
Il prit la Faune entomologique française et lut à haute voix : —
(( Chrysomela fucata. Noire en dessous, avec le corselet et les ély-
tres d'un bleu bronzé. Sa larve vit sur le millepertuis. On la trouve
LA RECHERCHE d'UN COLÉOPTÈRE. 81
en Hongrie et en Italie, très rarement en France; cependant on l'a
rencontrée parfois en automne dans les bois du Bassigny. » Tu
as bien entendu! s'écria-t-il, et ses petits yeux s'écarquillèrent,
le Bassigny... Quand je songe qu'elle rôde peut-être là-bas, dans mn
de ces bois que nous voyons de ma chambre!., mon cher, je t'as-
sure que j'en rêve. A chaque instant, je crois l'apercevoir avec ses
antennes noires et sa robe azurée... C'est une véritable obsession.
Nous nous étions accoudés à la fenêtre. Tristan a toujours été
heureux dans le choix de ses gîtes; la vue qu'on a de sa chambre
est charmante. A droite et à gauche, la roche sur laquelle Ghaumont
est bâti arrondit en demi-cercle ses flancs boisés. Sur la crête sont
rangées en amphithéâtre de vieilles façades que limitent d'un bout
le dôme trapu de l'hôpital et de l'autre une massive tour carrée
qu'on nommé la tour Hautefeuille. Au pied de la roche, parmi des
prés d'un vert tendre, ondoie comme un ruban clair la Suize bor-
dée de saules. En face, le Tiaduc du chemin de fer relie la ville aux
plateaux voisins en jetant sur la vallée son gigantesque pont aux
trois rangs d'arches aériennes. De temps en temps un train passe;
un blanc panache de vapeur sort d'un massif de verdure et glisse
sans bruit entre la terre et le ciel. Au-delà s'élèvent par gradation
les hauteurs qui enveloppent la ville comme d'un cirque immense.
On aperçoit des masses de bois sombres, des plaines illuminées de
soleil, puis tout au loin une dernière bande bleuâtre qui se con-
fond presque avec les bords vaporeux du ciel. C'est une fête pour
les yeux et pour l'esprit qu'un pareil horizon.
— Te voilà donc livré au démon de l'entomologie? demandai-je
à Tristan.
— Oui, Dieu merci! cela vaut mieux que d'être livré au démon
de l'ennui. Ce mal prenait parfois des proportions inquiétantes pour
ma raison. Ennuis terribles entrecoupés par de courtes extases, telle
était ma vie. Jeune encore, bien portant, affranchi de tous soucis
matériels, j'éprouvais absolument un dégoût, non des hommes pris
à part, mais des hommes réunis en société. Le jeu, la chasse, la
compagnie des femmes, la gloriole, foin de tout cela ! J'avais perdu
quelque chose qui n'est rien et qui est tout : l'assaisonnement de
la vie, la façon de bien voir et de s'intéresser aux sensations éprou-
vées. Tous les petits bonheurs faciles qui constituent en somme la
joie de vivre me trouvaient insensible, et mon âme se broyait elle-
même, faute d'alimens. Singulière économie de l'esprit ! il lui suffit
de s'examiner pour tomber dans un vide affreux : à force de me scru-
ter moi-même et de vouloir entrer de plain-pied dans les secrets de
la nature, je perdais les plus simples notions de l'existence. Chaque
jour voyait tomber un bourgeon, une feuille, une fleur; je devenais
TOME XII. — 1875. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
peu à peu semblable à un chêne décharné, sur les branches duquel
aucun oiseau ne vient plus chanter, et que le rude vent du doute
peut à peine agiter encore... Un beau soir, je me suis dit : « Il est
impossible que tu continues à vivre de la sorte; il te faut donc ou
mourir ou changer d'esprit. » Or mourir avant son heure étant tou-
jours une sottise, j'ai préféré changer de méthode. Au lieu de cher-
cher à dévorer d'un seul coup le grand livre de la nature, je me suis
résigné à en déchiffrer mot par mot une toute petite page, et j'ai
choisi la page des coléoptères. Depuis ce moment-là, ma vie s'est
transformée, chaque heure m'apporte une émotion nouvelle, chaque
brin d'herbe est l'occasion d'une trouvaille précieuse... Tiens, l'autre
jour, j'ai éprouvé un vrai ravissement en découvrant le clavigère (1),
un insecte aveugle qui passe sa vie au fond d'une fourmilière, et
dont les fourmis abusent en composant je ne sais quel philtre avec la
liqueur qu'il sécrète... Demain, si tu veux, au heu de partir pour
l'Argonne, nous nous promènerons à travers le Bassigny, à la re-
cherche de la chrysomcle du millcpertiih, et je te ferai voir de jolies
choses...
— Le Bassigny! m'écriai-je, mais c'est un bon tiers de la Haute-
Marne, c'est Andelot, Langres, Châteauvillain, Yignory... Un bien
vaste champ pour y découvrir un coléoptère gros comme un pois !
— Fie-toi à moi. Tu sais, il y a pour le poète des jours de verve où
il se sent capable de mener à bien tout un poème; il y a aussi de ces
heures d'or où le naturaliste pressent qu'il va faire une trouvaille :
je suis dans un de ces momens-là.
— Va pour le Bassigny... Si nous commencions par visiter sa ca-
pitale ?
Nous sortîmes. Les villes d'un département sont un peu comme
les plantes d'une même famille; elles ont dans leur physionomie
certains traits qui révèlent la parenté commune. La Haute-Marne a
la spécialité des villes haut perchées, silencieuses, austères et ré-
barbatives : — Ghaumont, Langres, Bourmont. Dans ces trois loca-
lités, mêmes rues froides sans cesse balayées par un rude vent de
bise, même population taciturne, même mine renfrognée et inhos-
pitalière en apparence. Seulement Langres tient plus particulière-
ment du séminaire et de la caserne, Bourmont donne surtout l'im-
pression d'un couvent et d'une geôle; à Ghaumont, le caractère
domestique et intime domine. C'est une ville de bourgeois, mais
de bourgeois casaniers, peu communicatifs, aimant à cacher leur
vie, comme le sage, et à fuir l'œil indiscret des promeneurs. Pres-
que toutes les maisons sont précédées d'une cour humide et sombre,
(1) Claviger testaceus, famille des Pselaphidœ.
LA RECHERCHE D UN COLÉOPTÈRE. 83
protégée elle-même contre la curiosité par un haut mur et une
grande porte hermétiquement close. Peu de fenêtres sur la rue; en
revanche, de nombreuses et larges ouvertures sur les jardins et la
campagne. On sent que les habitans ne flânent guère sur leur seuil
et mettent en pratique la devise anglaise : 77iy hoiise is my castle.
Chaque demeure est en effet une forteresse bien murée et où on ne
pénètre qu'à bon escient. Peu ou point de sonnettes, mais à l'un
des solides panneaux de la porte un antique heurtoir de fer, dont
le bruit quand on le rabat retentit mélancoliquement à travers les
cours sonores. Çà et là, quand une de ces portes s'entre-bâille, on
aperçoit un jardinet avec un vieux puits dans un coin, et au fond
l'entrée étroite d'un corridor qui s'ouvre dans l'ombre d'une tourelle
pointue. Du reste, en dépit de ses airs maussades, la ville a une phy-
sionomie amusante, comme disent les artistes. Ses rues, où l'herbe
pousse, sont pleines de hauts et de bas, de ressauts inattendus et de
méandres fantasques; il y a des passages mystérieux qui ne mènent
nulle part, de brusques ouvertures dans l'embrasure desquelles on
aperçoit tout à coup la campagne, une place irrégulière avec un
îlot de vieilles masures au beau milieu, et enfin une double rangée
d'arbres centenaires qui enveloppe presque entièrement la discrète
cité d'un large manteau de verdure, où le vent se lamente sans
cesse.
Après de longues flâneries à travers ces rues singulières, Tristan
m'a conduit à l'église Saint-Jean. L'église ressemble à la ville.
Mêmes dehors sombres, même incohérence capricieuse dans l'ar-
chitecture du monument, mais aussi même caractère intime, même
charme voilé qui vous prend le cœur peu à peu. — Les âmes dé-
votes, dis-je à Tristan, n'ont peut-être pas ici les élans religieux
que leur donneraient les nefs de nos grandes cathédrales, mais
je parierais que les vieilles filles et les antiques servantes du voi=
sinage doivent aimer à y venir prier.
— Je le crois bien, répondit-il ; parfois, à la brune, je prends
plaisir à m'installer ici, à l'ombre d'un pilier, et à voir les bonnes
femmes arriver une à une. Enveloppées dans leur mante à capu-
chon, elles poussent avec précaution la petite porte à cintre sur-
baissé et vont s'agenouiller dans l'ombre d'une chapelle. Presque
toutes s'en retournent avec une figure plus gaie. Gela se conçoit;
ici point de hautes murailles austères où la pensée se perd à me-
sure qu'elle s'élève, mais une profusion de sculptures, de bas-re-
liefs et de vieux tableaux, qui sont autant de stations pour le cœur.
La plupart de ces pieuses femmes sont venues tout enfans dans
cette église, et tu sais quelle importance l'enfant attache aux moin-
dres détails d'architecture ou de peinture. Il n'est pas un saint
84 REVUE DES DEUX MONDES.
dejpierre, pas un vitrail, pas un tableau qui n'ait joué son rôle
dans les juvéniles émotions de toutes ces prieuses. Leurs yeux vont
du Christ au tombeau, qui est sculpté là- bas dans une chapelle
voûtée, à cette chaire, qui est un bijou de menuiserie et qui a été
exécutée par le père de Bouchardon. Chacune de ces figures, asso-
ciée à leurs douleurs ou à leurs joies, garde un intérêt qui ne
s'affaiblit jamais. Pour ces âmes féminines, dont toute la vie s'est
passée dans la même rue silencieuse, il y a certainement une con-
solation et un véritable charme à prier devant ces images familières
et à s'arrêter dans une douce contemplation rétrospective entre deux
oraisons...
De fait, l'église Saint-Jean est un vrai musée, et pour un artiste
elle a des recoins délicieux. Je me suis arrêté longuement devant
un tableau de l'école espagnole qui représente Salomé apportant
à Hérode Antipater la tète de saint Jean. La fille d'IIérodiade et
les femmes qui l'entourent sont vêtues à la mode du xvi'' siècle.
Leurs têtes penchées sont charmantes. Sur la table est posé, dans
un vulgaire chandelier de fer, un lumignon qui éclaire la scène;
un petit chien s'élance d'un tabouret et aboie à la vue de la pâle
figure ensanglantée du saint. Il y a dans cette toile un mélange de
réalité crue et d'élégance raffinée qui résume d'une façon saisis-
sante cette dramatique et attirante vie du xvi^ siècle... La nuit tom-
bait, Tristan m'a tiré par le bras. — Allons dîner !
Quand, après le dîner, nous sommes rentrés par le boulingrw,
les étoiles s'étaient toutes allumées. Au milieu de la voie lactée, la
constellation de Cassiopée étincelait. Pour flatter Tristan, qui a le
goût des métaphores , je m'avisai de la comparer à une poignée
de pierreries tombant d'un écrin entrouvert. — Sais-tu, soupira
mon ami, à quoi je pense, moi, à la vue de ces petites étoiles?.. A
un fourmillement de chrysomèles idéales, parmi lesquelles se trouve
ma belle inconnue du millepertuis!.. — Patience! demain nous
irons à la conquête de la chrysomèle bleue.
19 septembre. — Dès le matin, nous roulions en wagon sur la
ligne de Neufchâteau. D'abord pays rocheux et aride, coteaux nus,
friches pierreuses; puis peu à peu la nature devient moins revêche,
d'étroites vallées aux flancs revêtus de vignes coupent la voie trans-
versalement, les collines s'élèvent et s'accidentent, les forêts re-
commencent à verdoyer. — Vois-tu, me dit Tristan, sur ce plateau,
un grand arbre qui s'élance au-dessus des autres comme un nuage
de verdure? c'est un tilleul qu'on nomme l'arbre de saint Claude;
en face est le Mont-Éclair, où fut signé le traité d'Andelot, et voici
Andelot lui-même avec ses maisons suspendues comme des balcons
LA RECHERCHE D UN COLEOPTERE. 85
au-dessus de la voie. A partir d'ici, nous entrons dans le pays du
fer et des forges ; encore quelques minutes et les cheminées hautes
comme des phares dresseront de tous côtés leurs obélisques empa-
nachés de fumée : forges à Rimaucourt, là-bas, sur la Sueur, — une
rivière bien nommée, car elle peine rudement à soulever tous ces
gros marteaux, — haut- fourneau à Montot, forges et tréfilerie à
Manois... Quand on voyage de nuit dans ce pays-ci, à voir toutes
ces fournaises rouges et béantes, à entendre ces formidables bruits
de ferraille, on se croirait mené à toute vapeur au fond d'une vallée
infernale. Aussi bien nous y allons, car je te conduis à Orquevaux,
le Val d'enfer {Orci Vallù)...
Nous quittons le chemin de fer à Manois. En dépit de son renom
diabolique, Orquevaux, où nous nous rendons à pied, est un village
à la mine honnête et pacifique. Le ciel est bleu, les vergers sont
pleins d'arbres, la Manoise rit au soleil, et les cloches du dimanche
sonnent à toute v-olée. Celles de Manois et d'Ilumberville font cho-
rus, et nous voilà cheminant le cœur en joie. — J'aime cette mu-
sique des cloches, s'écrie Tristan; quand j'entends leur carillon, il
me semble que le génie du dimanche s'assied en habits de fête à son
orgue aérien, et se met à jouer le grand morceau de la semaine...
Le chemin côtoie le ruisseau; de temps à autre, la gorge s'évase,
la Manoise en profite pour se mettre à l'aise et devenir un étang.
De longues files de vaches, sonnettes au cou, défilent sous l'ombre
bleue des lisières , piétinant dans les berges humides et faisant
songer aux paysages de Ruisdael. Je cueille des noisettes, et Tris-
tan ne laisse point passer un pied de millepertuis sans le fouiller
de la racine aux fleurs. Hélas! la chrysomèle désirée s'obstine à
ne pas se montrer... Cependant les collines se haussent et se dé-
charnent , la gorge se rétrécit, la Manoise se perd sous les ronces,
et tout à coup nous voilà au .fond d'une impasse. La vallée est
terminée brusquement par une sorte de ravine en entonnoir, un
cirque aux pentes abruptes, nues et d'une blancheur aveuglante.
La crête se découpe à arêtes vives sur le bleu du ciel, sans un
buisson, sans un brin d'herbe, et au fond de l'entonnoir, entre
deux sveltes massifs de sycomores, la source de la Manoise jaillit
comme par enchantement d'un amas de pierres moussues. — Le
site, dis-je à Tristan, ne manque pas d'une certaine sauvagerie ori-
ginale, mais cet entonnoir est horriblement ensoleillé et inhospita-
lier... Comment l'appelles-tu?
— Oh! il a un nom qui ferait rougir une Anglaise , très expressif
au demeurant, bien que vulgaire et rabelaisien en diable... On l'ap-
pelle le Cul-du-Cerf.
Nous avons rebroussé chemin en silence. Tristan paraissait dé-
confit et humilié du peu de succès de son paysage; déplus nous
86 REVUE DES DEUX MONDES.
avions le soleil en face, et l'eau des étangs nous en renvoyait le
reflet dans les yeux. Cette façon d'aller n'était pas engageante,
et la conversation s'en ressentait. Pour accourcir la route, Tris-
tan, qui sait son La Fontaine par cœur, se met à me réciter des
fables. Il venait de terminer le Satyre et le Passant^ quand, s'arrê-
tant pour reprendre haleine: — As-tu remarqué, me demande-t-il,
combien la moralité des fables de La Fontaine est souvent tirée
aux cheveux, et comme elle est parfois contradictoire?
— C'est que La Fontaine a une façon toute neuve de. considérer
la fable; il prend la moralité pour prétexte et l'art pour but.
— Oui, repart Tristan, La Fontaine est surtout un artiste; c'est
le plus original et le plus étonnant des poètes du xvii'' siècle. Cha-
cune de ses fables fait rêver, et cependant tout y est net et sobre.
Dans cette cour à perruques et à grands canons, dont le maître
appelait les paysagistes hollandais « des magots, » La Fontaine est
le seul qui n'ait jamais hésité à se servir du mot propre, et qui ait
peint avec amour les paysans, les arbres et les bêtes. Voilà de quoi
rabattre le caquet aux critiques qui veulent expliquer les poètes
par l'influence des milieux.
— Encore faudrait-il savoir dans quel milieu vivait La Fontaine.
Je ne suppose pas qu'il fréquentât beaucoup la cour, dont il disait
pis que pendre. Il préférait entretenir commerce avec les petites
gens, sous la tonnelle d'un cabaret, ou avec les bestioles des
champs et des bois. Songe qu'il aimait la nature et que dans sa jeu-
nesse il avait été forestier.
— Oh ! si peu ! réplique Tristan en secouant la tête, Furetière
prétend qu'il ignorait la plupart des termes du métier; en somme,
c'était un naturaliste médiocre.
— Je t'accorde qu'il n'a pas découvert la chrysomèle du mille-
pertuis, mais quoi! de son temps les sciences naturelles étaient
dans les limbes, et la nomenclature...
Tristan m'interrompt d'un air piqué et s'écrie : — Il a dit des
hérésies à propos de l'escarbot, il a appelé le roseau un arbuste, et
il a fait percher le corbeau sur un arbre, un fromage au bec !
— Soit, pourtant là encore il y aurait à distinguer. Pour certaines
fables, il a ingénument accepté la mise en scène réglée par ses
prédécesseurs; mais quelle vérité dans les morceaux où il a observé
directement la nature! Gomme il a peint avec le ton juste le chat,
le coq, Jeannot Lapin, la chèvre « à traînante mamelle, » l'hi-
rondelle
Caracolant, frisant l'air et les eaux !...
Ce n'était pas, après tout, un naturaliste à courte vue, celai qui
osait soutenir à rencontre de Descartes l'intelligence des bêtes et
LA RECHERCHE d'uN COLÉOPTÈRE. 87
la sensibilité des plantes. Il avait un esprit large et un cœur d'or.
— Oh ! un cœur d'or!.. Il détestait les enfans, et il était mauvais
mari.
~ Mon cher, si, comme on le prétend, M'"« La Fontaine ressem-
blait à la femme du Mal marié et à dame Honesta, de Belphcgor
le bonhomme était excusable de vivre loin d'elle. Il n'en avait pas
moins le cœur bon et courageux. Il aimait les bêtes, et j'ai remar-
qué que tout homme qui aime les animaux n'a jamais un mauvais
cœur. Au demeurant, c'était un maître poète, et je ne lui marchande
pas mon admiration. Je l'aime pour sa grâce, son naturel, sa gaîté,
pour ses grandes qualités toutes françaises, et puis je l'aime encore
parce que tous ceux que je hais n'ont jamais pu le goûter, parce
que les pédans allemands, les mystiques, les abstracteurs de quin-
tessence, et ceux que Musset appelait les rcvcurs à nacelles, ne l'ont
jamais compris... Si j'avais ici une pleine coupe du joli vin de son
pays, de ce Champagne rose dont la mousse naturelle monte aux
bords du verre en perles vermeilles, je la viderais joyeusement en
l'honneur du grand poète champenois !
— Et moi donc! s'écrie Tristan, je meurs de soif...
Cette discussion nous a menés jusqu'à Orquevaux, et nous
sommes entrés avec le crépuscule dans le village, dont les maisons
éclairées laissaient voir par les vitres sans rideaux tout le remue-
ménage intime du dedans. Quels délicieux petits tableaux on entre-
voit ainsi à la nuit tombante ! Là sont des intérieurs dont les images
se succèdent rapidement comme les perceptions dans un rêve. Une
tête de jeune fille se dessine nettement, puis s'enfonce insensible-
ment dans un demi-jour impossible à pénétrer. C'est l'heure du
souper: autour de la table, des silhouettes s'agitent, les cuillers
montent et descendent régulièrement, et les verres portés à la
bouche se relèvent jusqu'à la hauteur du front. Cela vous rappelle
ce tableau de Lenain , qui est au musée Lacaze. — La flamme de
l'âtre brille comme un soleil, scintille sur le bord des plats et fait
miroiter les ventaux du bahut. Il y a des lumières posées tout contre
les vitres; d'autres fois la première chambre reste dans l'ombre,
mais dans un enfoncement on voit une seconde pièce vivement
éclairée, dont la porte ouverte laisse passer un faisceau de lumière
et un bourdonnement de voix confuses. Au fond des étables, on
entend la respiration bruyante des bêtes. On voudrait s'arrêter et
finir la soirée dans un de ces milieux calmes et invitans, mais la
chrysomèle!.. Tristan, qui ne s'est point découragé, veut l'aller
chercher demain dans les bois de Châteauvillain... En marche, et
vivement! sinon nous allons manquer le convoi.
A Manois, la station est pleine de monde. Les réservistes du
88 RE7UE DES DEUX MONDES.
pays, qui ont eu un jour de congé, s'apprêtent à rejoindre leur ré-
giment à Langres. Toutes les filles et les femmes du village sont là
rassemblées; les adieux s'échangent, les embrassades se succèdent.
Les braves garçons, encore gênés dans leur uniforme, ont l'oreille
basse et ne mènent pas grand bruit. L'un d'eux, petit, maigre, à la
mine mélancolique, se tenait près de sa femme, qui portait un en-
fant dans ses bras ; il dévorait le marmot de caresses. La femme
renfonçait ses larmes, lui n'avait pas le cœur trop solide non plus,
mais faisait bonne contenance pour empêcher l'autre d'éclater. —
Voici le train, encore une embrassade, et tous s'élancent dans les
compartimens des troisièmes, où ils retrouvent des camarades venus
déplus loin. Une minute encore, puis la vapeur gronde, et le con-
voi part. A la station suivante, ils chantent déjà tous et envoient de
comiques interpellations aux curieux entassés le long des barrières.
La gaîté gauloise a repris le dessus, et ils regagnent gaillarde-
ment la caserne oii les attendent les corvées, les marches forcées
et la rude discipline militaire... Merveilleuse élasticité du carac-
tère français!.. Après la guerre, pendant les jours sombres de
la commune, je me promenais tristement dans une des grandes
plaines nues du Barrois. Au-dessus de moi, et non loin de deux
paysans qui sarclaient, une alouette montait en gazouillant. L'un
des deux sarcleurs releva la tête et s'écria avec un accent qui me
toucha : — Pauvre petite alouette, comme elle chante ! — Il y avait
dans cette exclamation comme un étonnement d'entendre encore un
doux chant d'oiseau après tant de malheurs, et il y avait aussi une
espérance de jours meilleurs, une affirmation de confiance dans les
ressources de cette race française, gaie, courageuse et chantante
comme l'alouette. Oui, avec ces natures gauloises, souples, rebon-
dissantes, allègres, chez lesquelles la bonne humeur s'épanouit en
un clin d'œil comme une fleur au soleil, il y a encore de grandes
choses à faire, et le dernier mot n'est pas dit.
20 septembre. — Les heures claires du matin nous ont trouvés
cheminant gaîment dans une des grandes avenues herbeuses du
parc de Ghâteauvillain. — Un bon temps pour marcher; l'air est
frais; le ciel, marbré de jolis nuages blancs, laisse apparaître de
larges trouées d'un bleu pur. Çà et là des tranchées latérales s'ou-
vrent, et par-dessus les massifs nous apercevons dans un mol en-
foncement la gorge où coule l'Aujon, puis au loin, à l'horizon, les
collines bleuâtres de la vallée de l'Aube. Tristan est en veine d'ex-
pansion, et la vue des bois lui délie la langue. — De même, dit-il,
que certains morceaux de musique nous assouplissent et nous chan-
gent, la vue d'une tranchée profonde dans une futaie fait de moi
LA RECHERCHE d'uN COLÉOPTÈRE. 89
aussitôt un tout autre homme. — En effet, sa bonne figure rêveuse
s'est épanouie, il marche à grandes enjambées, tirant d'épaisses
bouffées de sa pipe. Plus nous avançons, et plus son enthousiasme
augmente. — Solitude! s'écrie-t-il en devenant lyrique, ô belle
sans gêne, ô maîtresse muette, assise au milieu des grands bois, tu
froisses du pied les feuilles mortes, tu sondes les profondeurs des
vallées et tu regardes au loin les brumes de l'automne voilant les
coteaux... 0 sirène, comme tu m'as vite ensorcelé!
— A propos d'ensorcellement, lui dis -je, sais-tu que nous
sommes dans un pays où on croit aux sorciers et où on les brûlait
encore il n'y a pas trois cents ans?
— Hein ! qu'est-ce que ce conte-là?
— Ce n'est pas un conte, c'est une dramatique histoire, dont
Michelet aurait pu faire un chapitre de son livre de la Sorcière. En
159/i, à Dinteviîle, un charmant village situé à deux lieues d'ici,
dans cette vallée de l'Aube dont nous apercevons les collines bru-
meuses, Jeanne Simoni, femme d'un sieur Breton, fut traduite de-
vant le procureur fiscal comme « entachée de sorcellerie, » et, sur
ses dénégations, le seigneur de Dinteviîle ordonna qu'elle subirait
Vépreiwe de Veau. Jeanne, « tondue et rasée, » fut amenée au bord
de l'Aube, « en eau de suffisante profondeur; » là, malgré ses protes-
tations, en présence du juge, du procureur, du curé et de la foule
ameutée, on la mit nue comme la main et on la jeta, pieds et poings
liés, dans la rivière. L'épreuve fut renouvelée par trois fois; comme
la malheureuse était toujours revenue sur l'eau, d'après la coutume
elle aurait dû être réputée innocente; mais l'acharnement était si
grand qu'on la ramena en prison. Le juge alors l'ayant sommée en
vain de déclarer si elle était marquée en quelque endroit comme
les gens de sa secte, la fit visiter par quatre commères du village.
Celles-ci prétendirent avoir trouvé les marques de la griffe de Sa-
tan « au-dessous de l'épaule gauche et à l'aîne, » et sans qu'on se
préoccupât d'examiner s'il ne s'agissait pas tout simplement d'é-
gratignures très naturelles après la scène violente de la rivière, on
la déclara atteinte et convaincue du crime de sortilège et maléfice,
et on la condamna à être pendue et étranglée, « son corps brûlé et
ses cendres jetées au vent. » Quand on alla lui lire sa condamna-
tion , la malheureuse venait de mourir. La sentence n'en fut pas
moins exécutée sur son cadavre, dont on jeta les cendres au vent.
— En 159Zi! s'écrie Tristan; après Rabelais, Montaigne, Ronsard
et la pléiade !
— Oui, tandis que les belles dames de la cour du roi vert-galant
fredonnaient encore : « Mignonne, allons voir si la rose,... » tan-
dis que le poète Jean Passerai chantait :
90 REVUE DES DEUX MONDES.
Ma belle, si ton âme
Se sent ore allumer
De cette douce flamme
Qui nous force d'aimer...
Du reste, la chose n'est pas si étonnante qu'elle le paraît; les
gens de ce pays étaient d'enragés ligiieiirs, et c'est seulement en
cette même année 159Zi que Chaumont fit sa soumission à Henri IV.
Les guerres de religion avaient amené une recrudescence de fana-
tisme, et il fut de mode de sévir contre les prétendus sorciers. Je
me souviens d'avoir lu dans une chronique du Barrois cette phrase
terrible dans sa brièveté : « En la dite année 1582, le 3 févi-ier,
on a bruslé à Bar trois sorcières; en ce temps-là le froid était ex-
cessif. » Le froid était excessif, voilà toutes les réflexions que ces
trois bûchers ont inspirées au chroniqueur... Cela ne te donne-t-il
pas la chair de poule?
— Ton histoire, répond Tristan avec un soupir, me gâte toute la
beauté du paysage. Mon imagination travaille là-dessus. Je me re-
présente Jeanne Simoni et son mari dans leur petite maison à toi-
ture de lave. C'étaient sans doute des protestans vivant à l'écart,
ou quelques-uns de ces rebouteux habiles dans la connaissance
des plantes des bois, et pour ce fait redoutés et haïs du village. Qui
sait? La femme, peut-être jeune et jolie, était restée sourde aux
propositions amoureuses du seigneur de Dinteville, qui avait droit
de haute et basse justice dans le pays. Je vois ce hobereau venant
la trouver dans sa geôle, la menaçant de la terrible épreuve de
l'eau , et lui murmurant comme Claude Frollo à la Esmeralda :
(t Veux-tu?.. » Le procureur était à sa dévotion, la multitude était
sans pitié comme toutes les foules... J'entends les cris de cette mal-
heureuse, nue et rasée, plongée par trois fois dans l'Aube... C'est
horrible!
Tout en conversant , nous avions gagné les bois d'Arc. — Nous
sommes arrivés à des cultures enclavées dans la forêt. La solitude
était profonde. Les récoltes de pommes de terre ayant déjà été en-
levées, tout cet espace semblait abandonné; au loin seulement, vers
la lisière, une charrette traînée par des bœufs traversait lente-
ment la plaine. A l'ombre d'un pommier sauvage, un gachenet de
onze ans gardait deux ou trois vaches immobiles. — Tristan le ques-
tionne sur la route à suivre. Le gachenet, un blondin à l'œil éveillé
et au nez indépendant, semble tout fier d'être consulté par deux
messieurs déjà mûrs et convenablement couverts. Aussi, jugeant à
propos de nous donner une haute idée de son énergie et de son im-
portance, il fait claquer son fouet, injurie ses vaches qui n'en peu-
vent mais, et daigne ensuite nous conter leur histoire. — Cette
LA rxECHERGHE D UN COLEOPTERE. 91
vache, la première au rez du champ, a perdu une corne hier; elle
voulait toujours grimper sur la rousse; à la fin elles se sont battues,
et la corne y est restée...
— Vas-tu à l'école? lui demande Tristan.
— Oui, monsieur, en hiver.
— Où en es-tu de ton catéchisme?
— Au chapitre vingt-cinq.
— Qu'est-ce que c'est que ce chapitre?
— Ma fi ! c'est le chapitre vingt-cinq.
— Mais enfin qu'y avait-il avant le chapitre vingt-cinq?
— Il y avait le chapitre vingt-quatre.
Nous n'avons jamais pu le faire sortir de là.
— Alors l'été , poursuit Tristan , tu restes à paresser en gar-
dant tes vaches?
— Oh ! que nenni ! J'attrape des papillons, des bêtes à bon Dieu,
des canco2uics (hannetons) et toute sorte de bêtes que j'enferme
dans une boîte.
— Un confrère ! dis-je à Tristan avec un regard ironique.
— Je leur arrache les ailes, continue orgueilleusement le gamin,
il n'y a que cela de joli.
— Misérable! s'écrie Tristan, qui oublie ses longues épingles à
insectes, tu les fais souffrir... Montre-moi ta boîte.
Celui-ci s'exécute, ouvre une boîte de bois blanc, et nous voyons
chatoyer au soleil des débris de coléoptères, pêle-mêle avec des
lambeaux d'ailes de papillons. Tristan fouille cette poussière d'une
main fiévreuse; tout d'un coup il lâche un juron en soulevant du
bout du doigt, à hauteur de sa loupe, un fragment d'élytre où les
tons bleus et bronzés se marient agréablement. — C'était elle! s'é-
crie-t-il, c'était ma chrysomèlc du millepertuis que ce petit vau-
rien a mutilée... Où as-tu trouvé ça? conlinue-t-il en mettant l'é-
lytre sous le nez du gamin.
— Ma fi ! dans les herbes, monsieur.
— Reconnaîtrais-tu la place?
— Oui bien, c'est là-bas dans le bois.
— De quel côté ?
— Par-ci par-là, monsieur,... dans les herbes.
— Tu n'en tireras rien, dis-je; c'est l'histoire du chapitre vingt-
cinq qui recommence!
Mais Tristan ne m'écoute pas. Laissant là le gachenet ébahi, il
part comme un trait dans la direction du bois et fouille le taillis.
Au bout d'une demi -heure, je le vois revenir suant à grosses
gouttes, et rien qu'à son air je devine que ses fouilles ont été in-
fructueuses. Il grogne d'un ton de mauvaise humeur, et pendant
un^bon bout de temps nous cheminons en silence. — Sais-tu à quoi
92 REVUE DES DEUX MONDES.
je pense? me demande-t-il tout d'un coup en tortillant dans ses
doigts une tige de millepertuis... Tu connais l'origine du nom
donné à cette pLante ?
— Oui, ce nom lui vient de ce que ses feuilles sont percées de
milliers de petites glandes transparentes... Après?
— Eh bien, j'ai observé que les clirysomèles vivent de préfé-
rence sur les plantes avec lesquelles elles ont certaines analogies
de forme ou de couleur. Il serait curieux qu'on retrouvât sur les
élytres de ma clirysomèle les particularités qui distinguent la feuille
du millepertuis. Qu'est-ce que tu dirais de cela?
— Je dirais... que c'est un fameux argument en faveur de la
théorie de l'influence des milieux.
— Tu es un âne avec tes milieux, riposte galamment Tristan;
cela prouverait uniquement que, tout être ayant une fin conforme
à son organisation, le millepertuis est la fin de la chrysomèle fu~
cata.
— De même que les nez ont été créés pour porter des lunettes,
dis-je en riant.
Sur cette plaisanterie, Tristan s'emporte; c'est sa façon de discu-
ter. De la théorie des milieux, nous passons au darwinisme, puis
au panthéisme, et nous voilà poussant des argumens sous les hêtres
et faisant retentir les tranchées solitaires des gros mots de trans-
formisme, sélection, esprit, matière...
— La matière! s'écrie Tristan, sais- tu seulement ce que c'est
que la matière? Nous ne percevons que des phénomènes, et pour un
peu je croirais que le monde est plein de fantômes... La musique
de l'air dans les pins, l'ombre des nuages que le vent promène
sur les coteaux, la feuille d'un buisson qui s'agite seule quand tout
le reste est immobile, esprits, esprits!.. C'est là le charme mysté-
rieux de la nature; le spectacle de la vie n'est beau qu'à travers la
brume des illusions...
La discussion nous échauffe, et pour surcroît le soleil est monté
au zénith; les ombres deviennent courtes et nos jarrets se raidis-
sent. La fatigue et le soleil aidant, nous retombons dans le silence.
— Dans un dîner, remarque philosophiquement Tristan, les con-
vives ne se dégourdissent et n'ont toute leur verve qu'au dessert;
c'est précisément le contraire dans un voyage à pied : au début,
tout le monde est en bonne humeur et la conversation ne tarit pas;
à la fin, les gosiers sont secs, et les paroles ne tombent plus que
goutte à goutte.
Heureusement nous touchons à la lisière du bois. Déjà, dans le
fond de la vallée, nous apercevons des maisons éparses au bord de
l'Aujon, et le clocher du village, encapuchonné d'un petit toit
pointu. Un quart d'heure après, nous entrons à Cour-l'Évêque.
LA RECHERCHE d'uN COLÉOPTÈRE. 93
21 septembre. — La lumière de midi, tamisée par un ciel tendu
de claires nuées, veloutait doucement les flancs de la vallée, quand
nous aperçûmes Arc-en-Barrois traversé par l'Aujon et resserré entre
deux coteaux boisés. — La petite ville paraît toute ramassée dans
ce creux de vallée, avec ses maisons bourgeoises semées au ha-
sard d'un alignement fantaisiste. Les toits ardoisés du château du
prince de Joinville, tranchant sur de beaux arbres, donnent à Arc
une physionomie avenante et hospitalière. Le clocher gris, voisin
du château dont les jardins l'entourent, fait penser à une église
anglaise avec la rectory confortable, à deux pas.
— Je vais, dit Tristan, te mener chez deux excellentes dames
qui m'ont logé jadis et qui nous recevront à bras ouverts.
J'eus beau réclamer et insister en faveur de l'auberge, où nous
serions plus libres, Tristan n'en voulut pas démordre. — Tu ver-
ras, répétait-il, ce sont deux cœurs d'or, et quelle bonne surprise
nous allons leur faire !
Nous nous acheminâmes donc vers une maison basse, située non
loin du château. Assez inquiet de cette intrusion peu cérémonieuse,
je restais en arrière, laissant à Tristan toute la responsabilité de son
indiscrète démarche. La porte à peine ouverte, nous fûmes reçus par
une dame d'une cinquantaine d'années, à la taille courte et ronde-
lette, au visage coloré. Ses yeux vifs et intelligens, son nez retroussé,
surmontant deux grosses lèvres pleines de bonté, ses cheveux gris
relevés à la chinoise sur un front bombé, me rappelèrent un portrait
de M""" de Graffîgny, l'auteur des Lettres péniviemies. Le corridor
était sombre, et elle eut un moment d'hésitation avant de reconnaître
mon ami; tout à coup, frappant ses mains l'une contre l'autre :
— Bonté divine, monsieur Tristan ! s'écria-t-elle. — Il lui saisit les
bras en riant et lui posa deux gros baisers sur les joues.
— Maman ! continua-t-elle d'une voix joyeuse, en se penchant
vers une porte entre-bâillée, viens donc voir, c'est M. Tristan !
Un cri répondit au sien, et une petite vieille octogénaire,'^ aux
yeux couleur de noisette, pleins de finesse et de vie, à la [taille
un peu courbée, mais à l'allure encore preste et accorte, accourut
enjoignant les mains. Nouvelle embrassade, et Tristan me présenta.
— Groiriez-vous, leur dit-il, que mon ami voulait descendre à
l'auberge?
— Par exemple! répliqua la plus jeune, je ne vous l'aurais ja-
mais pardonné... Entrez vite dans la salle, vous devez avoir grand'-
faim, et vous allez déjeuner.
Je les suivis dans la chambre, où un gai rayon de soleil pénétra
en même temps que nous. C'était une antique pièce, servant à la
fois de salon et de salle à manger, meublée de vénérables meubles
94 REVUE DES DEUX MONDES.
d'autrefois et ornée de portraits de famille accrochés aux boiseries.
Des pots de chrysanthèmes et de fuchsias jetaient leur note de jeu-
nesse parmi ces vieilles choses, sans en détruire l'harmonieuse
quiétude. A peine étions-nous assis que les exclamations cordiales
recommencèrent. — Vous n'avez point changé, disaient à l'envi les
deux dames en examinant la figure candide et les grandes jambes
guôtrées de Tristan. — Ni vous non plus, je vous jure. — Aimez-
vous toujours la crème et les œufs? demandait la fille. — Si nous
leur faisions une galette? ins*inuait la vieille dame. — Non, mère,
cela prendrait trop de temps, et ils doivent être affamés. — Et elles
se pressaient dans la cuisine, rallumant le feu, battant les œufs,
dressant la table, tandis que Tristan enfoncé dans son fauteuil, les
jambes étendues, me lançait un regard à la fois ému et triomphant,
qui voulait dire : — Hein! t'avais-je trompé?
Oh ! le bon déjeuner intime, sur cette petite table recouverte
d'une nappe blanche à liteaux rouges, à côté des fuchsias, dont les
fleurs tombantes caressaient nos têtes en guise de bienvenue! Les
œufs frais, savoureux, la crème épaisse et onctueuse, et le bon café
odorant, servi dans des tasses de vieille faïence, par ces deux excel-
lentes femmes qui s'agitaient autour de nous avec de franches pa-
roles partant du cœur! Tristan avait été leur locataire pendant deux
ans, et elles lui étaient reconnaissantes de s'être laissé choyer, gâ-
ter par elles. — La mère était veuve depuis longtemps. Sa longue
vie avait été traversée de rudes épreuves courageusement suppor-
tées et discrètement ensevelies. Rien n'en apparaissait à la surface.
La vieillesse avec ses couches de neige avait tout recouvert et as-
sourdi. La fille était restée fille. Trop pauvre pour choisir le mari
qu'elle eût aimé et trop fière pour épouser le premier venu, elle
avait refoulé en elle toutes les effervescences de sa nature aimante
et expansive, et elle s'était énergiquement cloîtrée dans une morne
et silencieuse solitude. — Ces vieilles fdles qu'on ridiculise, on de-
vrait les admirer à genoux, quand on songe aux sourdes souffrances
de leur réclusion volontaire. Elles ont été jeunes, tendres, inflam-
mables comme les autres, et elles ont vu leurs amies s'éloigner suc-
cessivement avec un mari au bras. Quand le mariage de la dernière
a été célébré, elles sont tristement revenues seules de l'église à
leur maison muette, et il leur a fallu se résigner, en pleine jeu-
nesse, en pleine sève. Le sang vif et précipité a eu beau gronder
dans leur cœur comme dans un réservoir trop plein et muré ; elles
l'ont fait taire. Pour arrêter l'élan des fleurs de tendresse qui auraient
voulu s'épanouir au dehors, la religion, le devoir, l'honneur étaient
là : autant de grilles austères, festonnées de liserons qui ne de-
mandaient qu'à fleurir, et qui ne fleuriront pas. Quelle doulou-
LA RECHERCHE D'uN COLÉOPTÈRE. 95
reuse lutte intime ! Et quand chaque printemps revenait, quelle
amère raillerie, quelles terribles tentations, quels troubles secrets!
Ainsi les années se sont amassées sur elles, automne sur automne,
hiver sur hiver, jusqu'au jour où les cheveux blancs sont venus
amenant avec eux un froid apaisement. Beaucoup de ces Niobés
de la virginité ne savent pas, il est vrai, se résigner, et tournent à
l'aigre dans leur saison mûre; mais celles qui, dans cette cruelle
épreuve, ont pu garder intacte leur tendresse comprimée, celles-là
sont admirables. Elles atteignent la vieillesse comme ces arbres,
riches de sève sous leur rude écorce, qui donnent après de longues
années leurs fruits les plus savoureux et les plus parfumés.
La fille de notre hôtesse était un de ces arbres généreux, et on
le sentait bien. L'âge et la résignation pieuse avaient adouci ce que
le tempérament avait eu de trop âpre dans sa verte saison. La voix
était douce dans son énergie, le geste était à la fois brusque et
bienveillant, l'œil avait une vivacité sympathique qui rassurait et
mettait à l'aise. Quand nous eûmes déjeuné : — Là, dit-elle à Tris-
tan, maintenant vous avez campos jusqu'au soir. Promenez bien
votre ami dans nos bois, mais ne manquez pas de rentrer à sept
heures; vous savez qu'il ne faut pas déranger les habitudes de
maman. — Et la bonne vieille octogénaire protestait déjà, en s'é-
criant : — Oh ! pour une fois... mais Tristan lui coupa la parole en
promettant d'être exact, et nous partîmes.
Le chemin de la forêt d'Arc grimpe en zigzag sur une hauteur
qu'on nomme le Calvaire et où se trouve le chenil du château. Une
longue allée de hêtres part du chenil et s'enfonce dans les bois en
suivant la crête de la vallée. Ce long promenoir, à demi plongé dans
une verte obscurit '> propice aux rendez-vous amoureux, a été, sans
doute pour cette raison, surnommépar les habitans V Allée des sou-
pirs. La forêt bien percée, bien aménagée, n'a de remarquable
que son étendue et sa solitude. Le bruit de nos pas y résonnait
comme sous la voûte d'un grand couloir. Après une bonne heure de
marche, nous sommes descendus vers la lisière qui domine la val-
lée de l'Aube. Le soleil déclinant dardait ses rayons obliques sur
les bois et les prairies; dans le calme du soir, nous distinguions le
murmure frais de la cascade d'Étufs; nous apercevions dans une
brume d'or Dancevoir, célèbre par la beauté de ses filles,
Qui veut belles filles voir,
Faut venir à Dancevoir,
Aubepierre, où sont les ruines de l'abbaye de Longuay et où 'est
né le botaniste Bulliard , Étufs, abrité sous les grands arbres de
son ravin ruisselant de cascatelles aux eaux pétrifiantes, Rouvres,
dont les tourelles étaient empourprées de soleil. — Connais-tu la
96 REVUE DES DEUX MONDES.
légende du château de Rouvres? me demanda Tristan; chaque fois
qu'un nouveau maître s'y installe, ses fenêtres sont éclairées par
une mystérieuse illumination intérieure. L'une des dernières pro-
priétaires m'a juré avoir vu de ses yeux cet éclairage fantastique...
Le crépuscule tombait, nous avons repris lentement le chemin
d'Arc. La légende de Tristan me trottait dans la tête, et je songeais
à part moi à ce besoin de merveilleux et d'idéal qui est la marque
distinctive de la race humaine, quand je fus tiré de ma rêverie par
un singulier chant d'oiseau qui partait du taillis, à cent pas envi-
ron du chemin. — Entends-tu? dis-je à Tristan.
— Oui.
Nous restâmes immobiles. En automne, à la brune, les oiseaux
ne chantent plus guère, et surtout ils ne trouvent plus dans leur
gosier des modulations aussi éclatantes et compliquées que celles
qui nous arrivaient à travers la feuillée. C'était une série de notes
retentissantes comme des appels, puis tout à coup une mélodie vive
et passionnée comme celle du rossignol. — C'est étrange, murmu-
rait Tristan, ce chant printanier au milieu des bois rougis par l'ar-
rière-saison ! Ce ne peut être une grive, les sons sont trop éner-
giques; quant au rossignol, il y a belle heurette qu'il ne chante
plus.
L'oiseau inconnu se faisait toujours entendre. Tantôt c'étaient des
fusées semblables à l'aubade de l'alouette, tantôt des notes graves,
profondes, tantôt une mélodie amoureuse et câline...
— C'est peut-être l'Oiseau bleu, insinuai-je.
— Mon cher, reprit Tristan à voix basse, je t'assure que ma tête
commence à se monter; je me tâte, je me demande si je suis le
jouet d'une hallucination ou d'un enchantement...
La musique printanière continuait, variée à l'infmi et de plus en
plus fantastique. — Il faut en avoir le cœur net ! — Et nous voilà
nous glissant dans le fourré comme des Mohicans. Pour mon compte,
.je me sentais pris d'un intérêt singulier et mon cœur battait. Nous
avancions en tapinois, les petites branches nous cinglaient la figure
en regimbant, les ronces nous piquaient les mollets, mais nous
n'en avions cure. Au bout de cent pas, le chant cessa brusquement.
Pourtant l'étrange oiseau ne s'était pas envolé... Nous marchions à
petits pas, le cou tendu, les yeux en l'air, tant et si bien qu'à la fin
nous tombâmes sur un grand diable de charbonnier, agenouillé
derrière un hêtre et en train de f rouer ^ une feuille de lierre entre
les dents, pour attirer les oiseaux à la pipée. C'était la f rouée de
cet habile homme que nous avions prise pour la chanson de l'oi-
seau bleu... Le charbonnier, surpris en flagrant délit, était aussi
penaud que nous. Pour le rassurer, je le complimentai sur son ta-
lent, et après l'avoir gratifié d'une pipe de tabac, nous le laissâmes
LA RECHERCHE D UN COLÉOPTÈRE. 97
à son honnête besogne; mais Tristan n'était pas content, il regret-
tait son oiseau idéal. Pour nous consoler, quand nous fûmes dans
V Allée des soupirs, un piqueur posté au fond du parc se mit tout à
coup à sonner du cor. Les notes lointaines et retentissantes mon-
taient lentement jusque vers notre allée, où il faisait nuit noire ;
dans les interstices des hêtres, nous voyions les lumières de Mon-
trot et du Yal-Bruant glisser comme des feux follets; la meute du
prince se mit à répondre bruyamment aux fanfares du cor, et ce fut
aux sons de cette musique de chasse que nous fîmes notre rentrée
chez nos hôtesses.
Un bon souper nous attendait dans la salle griment éclairée. Un
perdreau rôti à point et bourré de truffes bourguignonnes exhalait
un fumet affriolant, et sur la nappe blanche un buisson d'écrevisses
de l'Aujon jetait sa note cramoisie. Et puis les deux excellentes
femmes paraissaient si joyeuses de notre joie, si heureuses d'avoir
à choyer deux grands enfans dans leur logis où les éclats de rire
résonnaient si rarement! Les portraits d'ancêtres en semblaient eux-
mêmes tout réjouis. L'un d'eux surtout me souriait d'une façon char-
mante, chaque fois que je soulevais mon verre plein de vieux bour-
gogne. C'était un joli pastel aux tons un peu effacés, un portrait de
jeune fille de dix-huit ans, vêtue à la mode des dernières années du
règne de Louis XVI. Son corsage bleu pâle, à demi échancré et orné
d'un bouton de rose, laissait voir un cou blanc dont les lignes dé-
licates étaient coupées par un ruban de velours noué en guise de
collier; les lèvres souriaient ingénument, les yeux naïfs et un peu
étonnés souriaient aussi; dans les cheveux crêpés, sans poudre, une
rose s'épanouissait. Comme mes regards se reportaient curieuse-
ment vers cette jeune figure, la vieille dame me dit : — C'était une
sœur de ma mère; elle était fiancée à un de ses cousins, lieutenant
dans l'armée de la Moselle, qui mourut d'une mauvaise fièvre à
Thionville.
— 11 l'aimait bien ! reprit sa fille avec un soupir, nous avons là-
haut une lettre de lui qui me fait toujours venir les larmes aux
yeux quand je la relis.
— Voulez-vous nous la laisser voir? demanda Tristan.
— Certainement, je suis sûre qu'elle vous intéressera...
Quand, après souper, nous fûmes sur le point de monter dans
notre chambre, elle tira du secrétaire un petit portefeuille de satin
fané qu'elle remit à Tristan et que celui-ci s'empressa de visiter dès
que nous fûmes seuls.
— J'aime, dit-il en étalant les papiers jaunis sur la table, à re-
muer ces vieilles cendres d'autrefois. C'est comme si je respirais un
parfum du temps passé.
TOME XII. — 1875. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
— Oui, repris-je, avec un fragment de lettre, un détail familier
de costume ou d'ameublement, nous pénétrons dans les intérieurs
du temps jadis et nous reconstruisons l'existence de ceux qui les
ont habités. C'est ce qui donne un charme si attachant aux tableaux
de Chardin ; un enfant qui va h l'école, une ménagère qui fait dire
le henecUcite à sa petite fille, moins que cela, un ou deux ustensiles
groupés sur un bout de toile, la fontaine de cuivre rouge, les as-
siettes de faïence, la gîroinde avec son écheveau de fil, nous intro-
duisent discrètement dans la vie bourgeoise du xviu'' siècle et nous
la font aimer.
Nous dépliâmes la lettre; elle était ainsi conçue :
« Thionville, 8 décembre 1792. — Si depuis trois mois d'absence,
ma chère cousine, je ne vous ai point donné de mes nouvelles, ne
m'accusez point d'oubli. Ne vous en prenez qu'aux changemens de
garnison que nous n'avons cessé de faire jusqu'à ce jour. Si j'ai
écrit à mes parens, ce n'est qu'en passant chemin et à la volée. Vous
êtes bonne, chère cousine, et vous m'accorderez le pardon que je
crois mériter. Non, mon cœur est toujours avec vous; il me souvient
toujours de notre dernière causerie sous la tonnelle des framboi-
siers, où vous m'avez juré que jamais autre homme que moi ne vous
appellerait sa femme. Et moi, croyez-le bien, la mort me prendra
avant que je vous oublie. Soyez persuadée de ma sagesse et de la
fidélité que je vous garde en dépit des tentations de la vie que je
mène, car ici les filles sont éhontées et courent après les hommes
plus que chez nous; mais il est bien facile de leur résister quand on
est aimé d'une personne aussi séduisante que vous, chère cousine...
Je vous envoie un manchon qui vous parviendra à l'adresse de M. le
curé. Recevez-le avec autant de plaisir que je vous l'envoie, et je
serai heureux. J'espère que vous ne le serrerez pas dans votre ar-
moire, mais que vous le porterez aux fêtes en souvenir de moi. Je
ne vous prie pas de m'être fidèle, je vous sais le cœur trop noble et
trop ferme pour trahir jamais vos sermens, et c'est sur quoi je me
repose. Adieu, ma mie et mon trésor, je vous embrasse un million
de fois. Votre très humble et fidèle ami, « Antoine Drodin. »
Avec cette honnête lettre d'amour , il y avait un mémoire « des
linges et bardes appartenant à Antoine Drouin, lieutenant au 2^ ba-
taillon de la Haute-Marne. » La liste n'était pas longue et l'équi-
page était fort modeste ; on y voyait :
« Un chapeau estimé 27 francs.
« Plus un habit d'uniforme avec deux vestes de drap blanc, et
une culotte du même drap, estimé le tout 125 francs. »
LA RECHERCHE d'un COLÉOPTÈRE. 99
Et ainsi de suite jusqu'au total, qui montait à 424 fr 10 cent
^_^Enfin le dernier papier de la liasse était un imprimé où 'on
« Extrait du registre mortuaire de l'hôpital de Thionville N» 2 du
bataillon des gardes nationaux de la Haute-Marne. Le nommé An
tomeDroum lieutenant, natif de Varennes , district de Bourbonne"
entre audit hôpital le 5 du mois de février 1793, y est mort TAi
du même mois. — Vu par nous, commissaire des guerres. - Signé I
« Paris, »
Le tout écrit sur du vieux papier verdâtre, solide et grenu oui
avait dure plus longtemps que le lieutenant Antoine Droufn -N'é
tait-ce point touchant, dans sa brève simplicité, ce petit roman
d amour brusquement clos à l'hôpital ?.. ' F ^ ""lan
-- Ah! s'est écrié Tristan, je sais bien que l'on meurt; mais ia-
mais moraliste ne ma fait toucher la mort du doigt comme cette
lettie ou la main de Droum s'est promenée lentement pendant que
son cœur ému dictait... Et la cousine aimée, morte aussi, et le ciré
compatissant, chargé de remettre le manchon, — mort '
-La cousine, dis-je à mon tour, a-t-elle au moins porté le
manchon? y a-t-elle enfoncé douillettement ses petites mains, en
bravant les langues indiscrètes du village où un manchon à cette
époque devait être un objet de luxe? A-t-elle serré bien fort contre
sa jeune poitrine palpitante le cadeau du bien-aimé?
-- Certainement elle l'a porté, et que de larmes ont dû tomber
sur la fourrure a la pensée que tout était fini, que le ménétrier de
Varennes ne les conduirait pas à l'église, et qu'après le repas du
soir Ils ne s esquiveraient pas seuls pour gagner en secret la ton-
nelle des framboisiers !
— Es-tu sûr qu'elle ait longtemps pleuré?.. Elle a dû relire sou-
vent cette pauvre lettre, et pourtant je n'y vois pas traces de
larmes... Lieutenant Antoine Drouin, auriez-vous été oublié? Je
serais curieux de savoir ce qu'il vous semble maintenant des vani-
tes de 1 amour!..
— Tais-toi! interrompit Tristan en me mettant la main sur le
bras, ne plaisantons pas, je me sens tout nerveux, et j'ai une peur
enfantine de le voir paraître là, devant nous, avec son uniforme de
drap blanc estimé 125 francs... Allons-nous coucher!
22 septembre. — Ne nous oubliez pas, et surtout revenez bientôt
nous voir! nous ont répété nos bonnes hôtesses en se séparant de
nous après une cordiale embrassade. - Pauvres femmes, notre
court passage à travers leur solitude a jeté un éclair de jeunesse et
100 REVUE DES DEUX MONDES.
de gaîté dans leur maison silencieuse et endormie. Nous partis, leur
vie va reprendre son cours monotone et résigné de travaux à l'ai-
guille, de lectures pieuses et de stations à l'église. Elles songeaient
à cela tout bas, le cœur un peu gros, en nous serrant les mains, et
la vieille mère ajoutait peut-être intérieurement : « Qui sait si je
les reverrai?.. »
Après avoir perdu de vue leur blanche maison, nous avons pris
un chemin creux qui longe sous bois le hameau de Montrot et les
prés oii coule l'Aujon. Ce sentier est délicieux. Noisetiers, érables et
cornouillers l'abritent de leurs branches feuillues; à chaque instant,
des sources descendues de la forêt le traversent avec un glou-glou
sonore. De tous côtés, les yeux sont réjouis par une verdure qui pa-
raît presque aussi jeune qu'en mai. Le terrain s'accidente, et dans
les prés les parnassies, épanouissant leurs étoiles blanches, nous
annoncent que nous avons quitté le Bassigny pour entrer dans la
monlagne. Tristan tout bas en soupire, car avec le Bassigny adieu
l'espoir de dénicher sa chrysomèle! Pour l'encourager, je lui conte
les merveilles des bois d'Auberive, dont la faune et la flore sont si
riches. — Demain, lui dis-je, nous traverserons six lieues de forêt,
nous visiterons les solitudes de Grilley et le Feu de La Motte^ où il y
a un tumulus celtique. Là croissent des plantes rares qu'on ne
trouve nulle part ailleurs; là j'ai vu l'orchis Sabot de Vénus.,. Qui
sait si tu n'y découvriras pas la chrysomèle du millepertuis en dépit
des indications de tes recueils entomologiques? La fortune nous
ménage de ces sortes de surprise;
Ne cherchez point cette déesse,
Elle vous cherchera; son sexe en use ainsi.
Cette citation de son auteur favori rend à notre entomologiste sa
bonne humeur; justement il vient de mettre la main sur un bupreste
rarissime et sur une coccinelle introuvable; cela le console, et nous
cheminons d'un pas plus allègre. Après deux heures de marche,
nous descendons vers Rochetailiée. Jamais village n'a mieux mérité
son nom. Bâti sur les deux versans d'une gorge étroite et pierreuse,
il est coupé par l'Aujon, qui se fraie péniblement un chemin entre
les roches et les broussailles. De chaque côté de la rivière, les mai-
sons étagées sur des terrasses se regardent sans pouvoir se re-
joindre. Un long pré vert les sépare, et sur la gauche un antique
manoir, qui fait songer aux romans de Walter Scott, élève au-des-
sus de la prairie les débris de ses tours transformées en pigeon-
niers. Un cimetière en pente avoisine le manoir, et Tristan n'a pas
manqué de m'y conduire. Il a un goût prononcé pour ces visites fu-
nèbres.— Yoi«-tu, me dit-il tandis que nous examinons les tombes
LA RECHERCHE D UN COLÉOPTÈRE. 101
à demi cachées sous des touffes d'armoise, chaque fois que je tra-
verse un village, je visite le cimetière; on ne connaît bien le ca-
ractère des vivans que lorsqu'on a vu comment ils se comportent
avec leurs morts. De même qu'il n'y a pas deux feuilles d'un
arbre qui se ressemblent, il n'existe pas un cimetière de village qui
n'ait son caractère et son originalité. Et puis c'est un endroit pro-
pice aux méditations. J'y songe plus à mon aise au singulier mé-
nage que font ici-bas l'esprit et le corps; là mon âme se sent plus
maîtresse, et elle force mieux la bêle à l'écouter. Elle lui dit : « Ca-
marade, nous avons déjà bien visité des hôtelleries en ce monde :
auberges avec ou sans enseignes, tapageuses ou pacifiques, bâties
sur les places ou dans les carrefours, entendant l'horloge d'une église
ou le clairon d'une caserne;.., mais il est une auberge qui ne res-
semble en rien à aucune de celles que nous avons vues, et tes
jambes nous y mènent, ô vieux compagnon!.. C'est le cimetière.
Là, on nous apprendra le secret de nos courses vagabondes; là,
nous saurons pour qui nous voyageons, et ce que vaut au fond la
marchandise que nous promenons dans notre sac... » Ce petit dis-
cours rend ma bête plus humble et moins rétive, d'où je conclus
que de pareilles visites sont toujours salutaires...
Les gamins du village commencent à s'attrouper d'un air ébaubi
autour de ces deux étrangers, dont l'un, brandissant un filet vert à
papillons, pérore sur une tombe. Je le fais remarquer à Tristan, et
nous décampons. Un quart d'heure après, nous nous enfoncions
dans les hautes forêts qui séparent la vallée de l'Aujon de celle de
l'Aube.
Quel peintre ou quel poète pourra jamais rendre à souhait la
beauté des sentiers perdus dans les bois? Voûtes mobiles, cent
nuances de vert, coulées mystérieuses, majestueuses colonnades de
hêtres, troncs de chênes mi-cachés sous le lierre qui miroite... J'y
reviens sans cesse, et je ne puis jamais traduire à mon gré le ravis-
sement que me donne la forêt. Et les gouttes de lumière filtrant de
branche en branche, et les oiseaux qui se chamaillent, les campa-
gnols trottant menu qui disparaissent soudain sous les feuilles sè-
ches, et la pénétrante odeur des bois, et l'orgue du vent?.. Que
de mots pour exprimer toutes ces impressions reçues en moins
d'une seconde!
Pendant que je chemine, tout amusé de mes préoccupations
d'artiste, Tristan, qui, en dépit de son sermon du cimetière, a plus
soin de sa bête qu'il ne veut bien le dire, fait une ample récolte de
cornouilles et de biossons (poires sauvages), dont il savoure la chair
âpre et aigrelette. Nous atteignons la lisière des bois de l'Herbue,
d'oii on aperçoit un paysage tranquille, vert, silencieux, et d'une
102 REVUE DES DEUX MONDES.
mélancolie à la fois âpre et savoureuse comme les fruits des sauva-
geons.— Cette solitude me plaît, murmure Tristan, que son goûter
sylvestre a tout à fait raccommodé avec la montagne. J'aime ce
paysage à la fois jeune et antique comme une belle enfant qui se
réveillerait tout à coup d'un sommeil séculaire et raconterait ce
qu'elle a vu à la cour de Charlemagne.
— La population, lui dis-je, est en harmonie avec le paysage.
Les habitans sont restés jeunes et simples de cœur, tout en gardant
leurs vieilles coutumes. Les femmes portent encore, comme il y a
cent ans, la coiffure locale : le petit bonnet d'étoffe violette bordé
d'une ruche de tulle noir. Les hommes sont placides, bienveillans,
un peu farouches et d'une honnêteté à toute épreuve. Leurs façons
réservées contrastent avec celles de leurs voisins de la montagne
bourguignonne, si bruyans, si expansifs et si amoureux de bien
vivre. Là-bas, dans chaque village, filles et garçons dansent tous
les dimanches; ici, c'est à peine si on danse le jour de la fête pa-
tronale. Les paysans de la montagne langroise sont sobres, attachés
au sol, ils ont le parler lent et le regard triste; mais au fond de
cette mélancolie il y a une flamme cachée : ils sont capables d'exal-
tation et de dévoûmens passionnés.
— Te souviens-tu, reprend Tristan, d'une de leurs coutumes de
la semaine sainte, quand les enfans vont de porte en porte quêter
des œufs le jour du vendredi saint? Ils chantent une complainte
amusante comme un mystère du moyen âge et qui se termine par
ce couplet naïf ;
Seigneurs et dames, qui écoutez ceci,
Donnez des œufs à ces petits enfans,
Et vous irez tout droit en paradis,
Droit comme un ange auprès de Jésus-Christ.
Mais il faut entendre l'air à la fois attendri et joyeux, et surtout il
faut voir la troupe des chanteurs...
— Une autre coutume charmante et dont le cérémonial discret
peint bien la délicatesse de sentiment de cette population, c'est la
façon dont se font les demandes en mariage. L'amoureux va, le
dimanche, en habits de gala, demander la jeune fille à ses parens.
Les deux jeunes gens s'approchent de la cheminée et, quelle que
soit la saison, la jeune fille y allume du feu. On apprête le repas et
on se met à table. Si après le dîner la jeune fille va vers l'âtre, rap-
proche les tisons et cherche à les ranimer, c'est qu'elle autorise le
prétendu à continuer sa cour; si elle laisse le feu s'éteindre ou si
elle écarte les tisons, c'est que le jeune homme lui déplaît, et il n'a
plus qu'à se retirer.
— Bravo! s'écrie Tristan, parlez-moi des paysans pour trouver
LA RECHERCHE d'uN COLÉOPTÈRE. 103
de jolis symboles!.. Mais, sapristi, quand le prétendu voit les ti-
sons se raccourcir, il doit passer un vilain quart d'heure !
Nous traversons Vitry-en-Montagne, enfoncé dans son vallon
boisé comme une coignée au cœur d'un chêne; nous grimpons
le coteau et nous apercevons de nouveau la vallée de l'Aube à nos
pieds. Là-bas, Aulnoy étale ses fermes au revers de la colline; de-
vant nous, Bay s'étage en amphithéâtre avec la rivière à ses pieds,
et sur sa tête, comme un diadème, sa petite église romane; dans
le fond, Auberive repose à l'abri de sa triple enceinte de forêts.
L'Aube s'empourpre aux lueurs du couchant, des tintemens de clo-
chettes résonnent sur la route, où passent de lents troupeaux de
vaches; on fauche le regain, et l'odeur du foin nous arrive par
boufTées. Tristan et moi , nous faisons halte pour contempler ce
petit pays, où nous nous sommes connus et où nous avons passé
nos années de jeunesse. — Le parfum de ces foins, dis-je à mon
ami, me prend le cœur comme la musique d'un vieux chant de
nourrice, entendu tout à coup après de longues années; il me
semble que, moi aussi, je retrouve dans tous les coins de ce vallon
des regains odorans de ma jeunesse lointaine.
— Mon cher, répond Tristan, les bonheurs d'autrefois ressem-
blent à l'herbe des prés ; ils n'ont tout leur parfum que lorsqu'ils
sont fauchés et couchés à terre. Du temps que je rimais encore,
j'ai fait justement là-dessus des vers qui sont ce soir merveilleu-
sement en situation, aussi vais-je te les dire. — Et, sans attendre
ma permission, il commence :
Au premier chant du coq dressé sur son perchoir,
Les faucheurs se sont mis à l'œuvre, et la prairie
Dans la blanche rosée a déjà laissé choir,
Derrière eux, un long pan de sa robe fleurie.
Les bruissantes faux vibrant à l'unisson
Ouvrent dans l'herbe mûre une large tranchée;
Deux robustes faucho-urs là-bas, fille et garçon,
Retournent au soleil l'odorante jonchée.
Leurs yeux brillent, l'amour sur lo même écheveau
A mêlé les fils d'or de leur double jeunesse.
Et le voluptueux parfum du foin nouveau
A leur naissant désir ajoute son ivresse...
Comme eux, j'éprouve aussi ton mol enivrement,
Fenaison!.. Je revois la saison bienheureuse
Où j'allais par les prés, cherchant naïvement
La fleur qui donne au foin son haleine amoureuse.
Et les herbes tombant au rhythme sourd dos faux
M'apportent le parfum des lointaines années
Dont le temps, ce faucheur marchant h pas égaux.
Éparpille après lui les floraisons fanées.
104 REVUE DES DEUX MONDES.
La vie est ainsi faite. Elle ondulo. à nos yeux
Comme une plantureuse et profonde prairie,
Dont un magicien tendre et mystérieux
Varie à tout moment l'éclatante féerie.
Nous y courons ravis, cueillant tout sans choisir,
Fauchant jusqu'aux boutons qui s'entr'ouvrent à peine.
Mais l'éblouissement nous ôte le loisir
De savourer les fleurs dont notre main est pleine.
Nos merveilleux bouquets doivent comme le foin
Se faner pour avoir leur plus suave arôme;
C'est quand l'enchantement d'avril est déjà loin
Que son ressouvenir nous suit et nous embaume.
Le présent est pour nous un jardin défendu,
Et nous n'entrons jamais dans la terre promise,
Mais l'éternel regret de ce bonheur perdu
Donne à nos souvenirs une senteur exquise...
La nuit, avec le chant des sources dans les bois.
Quand le parfum des prés monte au ciel pacifique,
Vers le bleu paradis des saisons d'autrefois
Le cœur charmé fait un retour mélancolique.
Dans ce passé limpide il croit se rajeunir,
Il y plonge, il y goûte une paix endormante.
Mollement enfoncé dans le doux souvenir
Comme en un tas de foin vert et sentant la menthe...
Comme Tristan achevait cette strophe, les pignons de notre
vieille auberge d'Auberive se sont dressés devant nous , et, au
bruit de nos bâtons sur la route ferrée, l'hôtesse accourue nous a
accueillis avec un cri de surprise et de joie.
23 septembre. — Au petit jour, je suis réveillé par un bruit frais
comme le frémissement des feuilles de peuplier tremblant au vent.
Je vais à la fenêtre : pluie battante ! Mon exclamation dépitée se-
coue Tristan de son sommeil, et je lui conte notre déconvenue : im-
possible de faire à pied, sous l'averse, le chemin d'Auberive à Lan-
gres. C'est une pluie sérieuse, fine, serrée et promettant de durer
tout le jour. Adieu la forêt de Montavoir, le tumulus et la chryso-
mèle du millepertuis ! Nous montons dans une patache qui trans-
porte les dépêches; je m'enfonce sous la capote, Tristan, d'un air
grognon, fume sa pipe sur le siège de devant, et fouette, cocher!
— La route est déjà détrempée; la forêt disparaît dans une buée
grise. Pourtant, au bout de deux lieues, au Ran de la Mancienne,
nous mettons pied à terre. Il y a là une longue rampe qui s'élève
jusqu'au plateau de Pierrefontaine, la voiture va au pas; mieux
vaut cheminer sous bois que de grelotter sous la capote.
Les bois d'ailleurs sont beaux, même par la pluie. Le sol est
LA RECHERCHE d'uN COLÉoPTKRE. 105
jonché de feuilles mortes aux reflets ardoisés; les feuillages des
charmes ont déjà une couleur un peu tannée, et sur ce fond d'or
fauve les troncs lisses des hêtres se détachent avec une netteté vi-
goureuse, tandis que les ramures des houx lustrés par la bruine
semblent plus neuves et plus jeunes. 11 n'y a presque plus de fleurs;
çà et là seulement quelques pauvres brunelles noyées dans l'eau
d'une ornière, des tiges de verges d'or empanachées de leurs ai-
grettes grises, et des buissons d'aubépine avec leurs baies d'un
rouge de corail. De temps à autre, le vent, qui se promène en maître
dans la forêt, secoue les arbres et chaque feuille laisse tomber une
larme. — Au sommet de la rampe, nous nous hissons de nouveau
dans la patache, et les chevaux se remettent à trotter dans la boue.
Nous voici sur ce plateau de Langres , d'une nudité si austère et
où la bise fait rage. Au loin, dans une éclaircie, la cathédrale dresse
à l'horizon ses deux tours brumeuses. Les champs sont déserts,
pas un oiseau, pas une bête de labour. Seule, une vieille femme,
abritée sous un parapluie bleu, s'obstine à faire paître sa vache
rousse au revers d'un talus. Parfois de longues bannes de char-
bon apparaissent sur la route, lentement traînées par des chevaux
dont les sonnailles tintent avec une cadence monotone, et suivies
du charretier enveloppé dans sa limousine ruisselante. Troussées
jusqu'au mollet et coiffées de capelines déteintes, les laitières de
Saint-Geosmes reviennent du marché avec leurs grands vases de
fer battu. Nous approchons de Langres ; la patache roule sourde-
ment sur les ponts-levis de la citadelle, pleine de soldats et de
fourgons, et nous voici dans la ville, toujours escortés par une
pluie battante.
— Je ne suis jamais venu à Langres, dis-je à Tristan, sans y être
accueilli par la pluie et le vent; aussi cette ville m'a-t-elle tou-
jours paru d'une maussaderie peu commune.
— Elle a du bon cependant; d'abord du haut de ses remparts
on aperçoit le Mont-Blanc, quand le temps est à la pluie...
— On doit le voir souvent.
— Et puis les habitans , précisément peut-être à cause de ces
grands horizons et de ces bises violentes , ont de l'humour, de la
verve, un tour d'esprit singulièrement indépendant et original. Vois
Diderot, il y a de la bourrasque natale dans le génie de ce diable
d'homme. Aussi les Ghaumontais, gens casaniers et rassis, disent-ils
de leurs voisins :
Langres, sur son rocher,
Moitié fou, moitié enragé.
— Oui, mais, si j'ai bonne mémoire, les Langrois, qui ont l'es-
106 REVUE DES DEUX MONDES.
prit affilé comme leur coutellerie, se sont vengés en rimant ce cou-
plet à l'adresse de Ghaumont :
A Langre, il fait froid, dit-on,
Mais il fait chaud à Ghaumont,
Car, quand bise veut venter,
Pour bien l'attraper, l'empêcher d'entrer,
Car quand bise veut venter,
Les portes on y fait fermer...
Tout en devisant du caractère langrois , nous descendons à la
gare et nous montons dans le train qui doit nous ramener à Ghau-
mont. Je ne sais si ce jour-là les naïfs Ghaumontais avaient fermé
leurs portes pour empêcher la bise d'entrer, mais ils avaient à coup
sûr laissé quelque poterne entre-bâillée, car la rafale secouait rude-
ment les ormes du boulevard, et dans le corridor du logis de Tris-
tan, le vent semblait se lamenter et nous gourmander de ce que
nous n'avions pas trouvé la chrysomèle.
24 septembre. — Vois-tu, me dit l'intrépide Tristan, tandis que
la vapeur nous emportait sur la ligne de Blesme, pour notre hon-
neur il fallait faire cette dernière tentative... J'ai idée que nous
découvrirons la chrysomèle à Vignory. D'ailleurs tu ne seras pas à
plaindre; je vais te montrer la forêt de l'Etoile, qui a sept lieues
d'étendue, puis tu verras les ruines d'un château du temps de
Charlemagne; enfin l'église, qui est du x"' siècle, et que Mérimée a
signalée comme un des types les plus complets du style roman...
En descendant, notre première visite a été pour l'église, qui est
vraiment remarquable. Dès l'entrée, on est saisi par le caractère
hiératique de cette architecture primitive. 11 y a comme un ressou-
venir de l'art égyptien dans ces piliers bas, lourds, massifs, aux
chapiteaux brodés d'ornemens sobres et mystérieux. Au-dessus de
cette colonnade trapue règne un triforium rudimentaire, percé d'ar-
ceaux géminés, en plein cintre. L'édifice est composé de trois nefs :
la première aboutit à un sanctuaire en hémicycle; les deux autres,
parallèles, forment un sombre et humide promenoir autour du
chœur. Le sol est pavé de pierres tuamlaires; sur l'une d'elles,
j'ai lu cette inscription , qui m'a semblé résumer énergiquement
l'impression produite par cette architecture religieuse d'une dureté
impitoyable : « Passant, disait la tombe, tu vois ce que je suis, tu
sçay ce que j'ai esté, pense de toi ce que tu seras. »
J'étouffais sous ces arceaux écrasans, j'avais hâte de me retrouver
au grand air avec de la verdure sous les yeux. Nous quittâmes
l'église et nous nous acheminâmes vers les fameuses ruines. Les
restes du vieux manoir carlovingien produisent une impression
toute contraire à celle de l'église. G'est la nature naturante avec sa
LA RECHERCHE d'uN COLÉOPTÈRE. 107
libre et prolifique fécondité. La pente par laquelle on monte aux
ruines a été transformée en un verger où les arbres fruitiers, les
noisetiers, les chèvrefeuilles et les clématites se développent 'à la
grâce de Dieu, sans jamais craindre sarcloir ni sécateur. Tout cela
s'entre-croise, s'enroule, s'accroche avec une vigueur et une grâce
capricieuse qui réjouissent les yeux. Les quoichiers chargés de
longues prunes violettes pliaient jusqu'à terre; sur les pelouses des
talus les branches des pommiers s'effondraient lourdes de fruits-
les noyers faisaient pleuvoir sur nous les noix fraîches, dont les
coquilles craquaient sous nos pieds avec un bruit sec. Du manoir, il
ne reste plus guère qu'une tour découronnée, rattachée par un pan
de mur à une tourelle écroulée. Là, les plantes grimpantes foison-
nent et des volées d'oiseaux y picorent avec des cris de satisfac-
tion. Si l'église fait songer au néant de la vie humaine et aux terri-
bles mystères d'outre- tombe, en revanche les ruines sont le paradis
des diseaux; elles ne parlent que de la joie de vivre et des méta-
morphoses fécondes de l'éternelle nature.
Nous avons gagné les bois en redescendant vers une prairie qui
s'enfonce solitaire dans la forêt aux vagues moutonnantes. A mesure
que nous avancions, la futaie étendait à perte de vue ses profon-
deurs d'un vert toujours différent. Tristan s'acharnait à gratter les
écorces, à inspecter les tiges des plantes, et ses efforts n'étaient
nullement récompensés. Au bout de trois heures de contre-marches
et d'explorations inutiles, nous sortîmes par une haute lisière d'où
on apercevait dans la lumière du couchant les ruines émergeant
d'un fouillis de verdure et les maisons de Vignory au fond de la
combe, comme des œufs dans un nid. Le soir venait peu à peu et
avec lui tous les enchantemens produits par les rayons plus obli-
ques, l'illumination plus ardente et les nimbes de fumée que la pré-
paration du souper étend sur les toits des maisons. De chaque sen-
tier débouchaient des gens courbés sous de lourdes panerées de
fruits. Dans les vignes pleines de raisins mûrs, la petite flûte claire
et perlée de la rainette se faisait entendre. A un tournant du che-
min, nous sommes tombés sur une maison de campagne isolée au
milieu des vergers et hermétiquement close. Les hôtes de ce logis
n'y étaient pas venus depuis longtemps, car un vigoureux pommier
en espalier, tapissant toute la façade, avait poussé ses grands bras
noueux jusque sur les croisées, dont les volets se trouvaient ainsi
condamnés à perpétuité.
— C'est la Maison verte, dit Tristan, répondant à mon interroga-
tion muette, voilà tantôt vingt ans qu'elle n'a été habitée; les pro-
priétaires l'ont quittée un beau jour, on ne sait pourquoi, et depuis,
dans cette maison déserte.
108 REVUE DES DEUX MONDES.
^'entendant plus monter ni descendre personne,
Aucune voix qui parle, aucun timbre qui sonne,
L'araignée, en maîtresse, a suspendu ses fils (1).
Le plus curieux de tout cela, c'est que le notaire d'ici, chargé de
la garde des clés, a l'ordre de décliner toute ofTie de location ou de
vente.
— C'est étrange ! murmurai-je en poussant la lourde grille de fer.
— La serrure était sans doute en mauvais état, car la grille roula
en grinçant sur ses gonds rouilles, et nous pûmes entrer dans la
cour, où les chardons et les folles avoines poussaient à l'aventure.
Un petit mur la séparait du jardin, et contre ce mur, à l'abri d'un
houx, un vieux puits arrondissait sa margelle revêtue intérieurement
de touffes de scolopendre. En face, le perron de la maison étageait
ses marches verdies et effritées. Tout, depuis les corniches moussues
du pignon jusqu'aux panneaux déjetés de la porte, criait l'abandon
et la décrépitude. Le jardin avait un aspect plus sauvage encore.
Les fraisiers croisaient en tout sens leurs tiges rampantes et recou-
vraient les allées d'un voile de verdure; les plates-bandes, envahies
par les mauvaises herbes, ressemblaient aux tertres d'un cimetière.
Çà et là quelques fleurs tenaces et résistantes avaient survécu : as-
ters violets, soucis aux teintes fauves, phlox à odeur automnale.
Tout à travers, les pommiers, les poiriers et les framboisiers for-
maient une sorte de forêt vierge. Un cadran solaire, sur sa stèle,
avait quasi disparu sous la mousse; une tonnelle effondrée laissait
voir un banc de pierre brisé, et plus loin un réservoir couvert de
lentilles d'eau. La façade de la maison qui regardait le jardin était
de haut en bas étreinte par un jasmin, dont quelques blanches
étoiles piquetaient encore la verdure sombre, et en face des fenê-
tres, à la fourche d'un cytise, pendaient les débris d'un hamac
rongé par la pluie et les rats.
— Cette singulière demeure, dis -je, semble avoir été aban-
donnée à la hâte; il s'en dégage un parfum de mystère qui me sé-
duit.
— Sais-tu? s'écria Tristan, couchons ici, et demain nous retour-
nerons fouiller les bois, car je ne puis pas décidément renoncer
à ma chrysomèle... L'auberge est pleine de rouliers, et nous y se-
rions mal ; j'irai trouver le notaire, qui est de mes amis ; il me don-
nera les clés de la Maison verte et nous y passerons la nuit... Hein!
ce sera romanesque.
L'offre était trop engageante pour que je répondisse par un re-
fus; je dis oui, et après un rapide souper, suivi d'une courte vi-
(t) André Lemoyne, les Roses d'anlan.
LA RECHERCHE D'UN COLÉOPTÈRE. ^OQ
site chez le notaire, nous revenions à la nuit close, munis des clés et
armés d'un gigantesque falot qui promenait sur la maison abandon-
née une fantastique lueur.
Lorsque Tristan fut parvenu à grand'peine à ouvrir la porte du
perron, tout obstruée par des touffes de saponaires et de joubarbes,
nous pénétrâmes dans un vestibule dallé de petits carreaux noirs et
blancs, et exhalant une moite odeur de champignon qui prenait à
la gorge. — J'ai acheté des bougies, dit mon ami; comme la maison
est restée meublée, j'espère que nous trouverons des chandeliers
quelque part et que nous pourrons faire du feu...
Tristan aurait pu à la rigueur se dispenser de son emplette de
luminaire, car sur la cheminée de la pièce principale nous trou-
vâmes des flambeaux encore garnis de bougies usées à moitié. Tan-
dis qu'il fouillait le logis pour y découvrir du bois, j'examinai cette
pièce, qui avait dû servir de salon. Les bougies éclairaient à peine;
l'atmosphère humide entourait la mèche grésillante d'une vapeur
semblable au halo de la lune dans les nuits pluvieuses, et les olijets
ne sortaient de l'ombre qu'à demi. Sur la cheminée de marbre noir,
il n'y avait rien qu'une potiche encore pleine de plantes desséchées.
C'étaient des fleurs sauvages, cueillies sans doute dans une dernière
promenade d'automne, car j'y reconnus des tanaisies, des houppes
de clématites et des débris de reines-des-prés. Dans une des en-
coignures de la cheminée se trouvait un chiffonnier à coins de cuivre,
et de l'un des tiroirs entr'ouverts sortaient des éciieveaux de laine
bleue, rose, orange, aux couleurs passées; un livre avait été oublié
sur la tablette de marbre, et une brindille de jasmin marquait en
guise de signet la lecture interrompue. Je le feuilletai; c'était Jo-
celyn. En face de la cheminée , un piano à queue était resté ouvert,
et sur le pupitre s'étalaient de vieilles romances : Plaisir dUanour,
le Fil de la Vierge et le Lae; mais ce qui attira surtout mon atten-
tion, ce- fut un buste en marbre blanc, posé sur une console entre
les deux fenêtres. Je le fis remarquer à Tristan, qui avait enfin
réussi à allumer une claire flambée. L'œuvre avait été exécutée par
un véritable artiste: le modelé était traité de main de maître, et la
tête avait une expression de vie saisissante. C'était une figure de
jeune femme ou de jeune fille. Les cheveux séparés au sommet
étaient roulés en une série de petites boucles étagées de chaque
côté des tempes; le front était intelligent, l'ovale allongé du visage
rappelait celui de la Diane de Jean Goujon; les yeux grands et ques-
tionneurs, le nez un peu impérieux, la bouche légèrement retrous-
sée aux coins, avaient une expression passionnée et voluptueuse
qu'accentuaient encore un menton proéminent, les lignes ondu-
leuses du cou et une poitrine amoureusement modelée.
110 REVUE DES DEUX MONDES.
— Plus j'étudie cet intérieur, dis-je à Tristan, et plus je suis
convaincu que ses hôtes l'ont abandonné précipitamment, cliassés
par quelque brusque et mystérieuse catastrophe.
— Le maître du logis avait peut-être été compromis dans quel-
que affaire politique, après le deux décembre. Sa femme l'aura suivi
dans son exil, elle y sera morte, et il ne se sera plus soucié de ren-
trer en France.
— Non, répliquai -je, je flaire plutôt là-dessous quelque histoire
d'amour coupable... Remarque que la femme était jeune et char-
mante, ce buste en fait foi. De plus elle était romanesque, car elle
lisait Jocelyn et chantait des romances sentimentales. Elle aura
ébauché ici quelque bel amour défendu, puis un jour tout ayant été
découvert, elle se sera exilée spontanément, et le mari désespéré
aura quitté à jamais une demeure devenue odieuse...
— Là-dessus, répondit Tristan, nous ne saurons jamais rien, car
le notaire, qui seul pourrait nous renseigner, est muet comme un
poisson sur le chapitre de ses anciens cliens... Le mieux, ajouta-
t-il en bâillant, est de n'y point penser et de nous coucher; je tombe
de sommeil.
Et, sans cérémonie, il souffla les bougies et s'étendit sur les
coussins d'une bergère, tandis que je m'allongeais de mon mieux
dans un grand fauteuil roulé près de l'âtre. Un quart d'heure après,
Tristan était parti pour le pays des rêves; quant à moi, j'avais beau
me retourner dans mon fauteuil, il m'était impossible de fermer les
yeux.
Le mystère des hôtes de la Maison verte me trottait dans le cer-
veau, et, sur les données que j'avais recueillies, je continuais à
échafauder des hypothèses. De plus l'appartement semblait hanté
par des hôtes bizarres, et chaque fois que mes paupières commen-
çaient à s'alourdir j'étais réveillé par un bruit nouveau : craque-
mens des boiseries dilatées par la chaleur, vibrations des cordes
du piano, grignotemens de souris derrière les cloisons, tic-tac d'a-
raignées ourdissant leur toile... Je me mis à contempler le buste
que le feu mourant éclairait de bas en haut. A cette clarté trem-
blante, il prenait une expression étrange : les lèvres de la jeune
femme avaient l'air de murmurer je ne sais quelles paroles inenten-
dues, les ailes de ses narines se gonflaient, ses yeux souriaient
tristement. Un rayon de lune filtré par un trou du volet glissait jus-
que vers la cheminée après avoir caressé le buste, et je croyais voir
le rayonnement de ces yeux profonds obstinément fixés sur le bou-
quet desséché dans la potiche du Japon. — As-tu compris, as-tu de-
viné enfin?., semblait me dire ce regard obsédant. — Je sentis sous
mes doigts nerveux le volume de Jocelyn, je pensai involontaire-
LA RECHERCHE d'uN COLÉOPTÈRE. 111
ment à l'épisode de Francesca de Rimini , et je me mis à répéter
mentalement les vers de Dante :
Galeotto fa il libro, e clii lo scrisse;
Quel giorno piu nou vi Icgemmo ayante...
Peu à peu le sommeil triompha de mon agitation, et je m'assou-
pis; pendant combien de temps? je ne sais, mais je fus réveillé en
sursaut par un chant de triomphe retentissant comme la diane dans
une caserne. Il faisait grand jour, la fenêtre était entr' ouverte,
les volets poussés, et Tristan, planté sur ses longues jambes devant
le bouquet de fleurs sèches, sonnait une fanfare avec ses doigts
roulés en cornet sur sa bouche. — "Victoire! s'écria-t-il , je l'ai
trouvée ! . .
— Quoi?.. L'histoire de la jeune femme de la Maison verte? bal-
butiai-je en me frottant les yeux.
— Eh non!.. Ma chrysomèle... Chrysomcla fucatal.. Figure- toi
qu'en attendant ton réveil, je m'étais amusé à herboriser dans ce
bouquet fané; j'y reconnais une tige de millepertuis, je la secoue,
et, merveille des merveilles, j'en vois tomber ma chrysomèle... Elle
est morte, il est vrai, mais parfaitement conservée... Tiens, re-
garde!
Il me montra un coléoptère d'un bleu cuivré, gros comme une
lentille, et en somme fort ordinaire. — Je le croyais plus beau,
dis-je en restant froid.
— Tu es un philistin, il est admirable! continua-t-il en braquant
sa loupe sur son insecte, et tu sais, j'avais raison : les élytres sont
ponctuées comme les feuilles des millepertuis...
Il le déposa précieusement dans sa boîte. J'avais ouvert la fe-
nêtre toute grande. Les grives commençaient à gazouiller dans les
vignes, et nous entendions les bandes des vendangeurs se héler
joyeusement sur le chemin. Je jetai un dernier regard sur le buste,
qui avait retrouvé son impassibilité marmoréenne.
— Adieu! lui murmurai-je avec un soupir, tu gardes ton secret
Tristan avait refermé les volets. — Adieu, maison de la chryso-
mèle! s'écria-t-il en verrouillant la porte et en agitant son chapeau.
Et nous redescendîmes vers Vignory, tandis que le soleil levant
enveloppait la Maison verle de sa rose illumination.
André Theuriet.
LES
SAGAS ISLANDAISES
LA SAGA DE NIAL.
Ce n'est pas seulement la nature, c'est aussi l'histoire qui a fait
de l'Islande une terre digne d'étude. Nos lecteurs ont pu juger ré-
cemment, par un attachant récit (1), de ce que sont les aspects de ses
fjords et de ses côtes; les rapports des voyageurs dans l'intérieur
de l'île n'olîVent pas un moindre intérêt. Presque entièrement com-
posée de glaciers et de volcans, elle est comme un champ-clos pour
la lutte perpétuelle et terrible des deux élémens, l'eau et le feu. De
nouveaux cratères s'y forment sans cesse, répandant des flots de
lave ou des nuées de cendres que les vents emportent sur toute
l'île, en Norvège, en Angleterre, quelquefois jusque sur le conti-
nent. Le feu souterrain y engendre des richesses minérales qui,
assez mal exploitées jadis, offrent à la science et à l'industrie de
précieux encouragemens; il y entretient une grande quantité de
sources chaudes qui paraissent ne servir aujourd'hui qu'à l'éton-
nement du touriste, alors que geyser et slrokkur, — bassins ou puits
d'eau bouillante, — lancent dans les airs, par éruptions tantôt régu-
lières et spontanées, tantôt provoquées ou intermittentes, des co-
lonnes de 30, de hO, de 100 mètres retombant en vapeurs ou en
pluie. En même temps de vastes plateaux dans tout le centre de
l'île se couvrent de glaces, qui éteignent ce que les matières vol-
caniques engendreraient de végétation.
(1) Voyez dans la Revue du 15 octobre l'étude de M. George Aragon, les Côtes d'Is-
lande et la pèche de la morue.
LA SAGA DE NI AL. 113
La vie se trouve ainsi restreinte aux côtes, soit le long des fiords
nombreux du nord, soit surtout dans la partie occidentale de l'île
que baignent et réchauffent les eaux du gulf-stream. Aussi la tem-
pérature moyenne est- elle, dans la région de Reikiavik, au sud-
ouest, de — 2° en hiver et de + 12°, 6 en été. Ce climat res-
semble à celui des Orcades; l'été y est moins chaud et l'hiver moins
froid qu'en iNorvége et au nord de la Suède; pour certaines parties
de l'île, assure-t-on, janvier est plus doux qu'il ne l'est à Milan,
mars y est plus froid de 9 degrés, février est le mois le plus ri'^ou-
reux de toute l'année. Le blé ne croît guère, mais la pomme de
terre réussit, et les pâturages, pour un bétail nombreux et de pe-
tite taille, sont excellens. On a beaucoup discuté la question de
savoir si, dans les temps anciens, l'île n'avait pas connu des espèces
de plantes, et d'arbres d'une dimension supérieure cà celles qu'on y
rencontre aujourd'hui; les habitans montrent comme des mer-
veilles, en certains lieux abrités, des sorbiers de grandeur ordi-
naire, cinq ou six peut-être pour tout le pays. Olafsen et Paulsen,
deux voyageurs du milieu du xviii^ siècle, y ont signalé un arbre
de 20 et même un de hO pieds; les anciens livres nationaux offrent
des textes embarrassans qui paraissent mentionner des forêts, tout
au moins des arbres isolés, assez nombreux cependant pour suffu^e,
sans que cela soit signalé conime extraordinaire par les chroni-
queurs, à la construction de maisons, ou bien de bateaux capables
de naviguer vers les côtes de iNorvége (1). Les lignites ou lits de
charbon feuilleté qu'on désigne en Islande sous le nom de surliir-
brandr offrent des restes de pins, de bouleaux, d'érables, d'or-
meaux, d'aulnes, de vignes et même de tulipiers, avec des traces
de feuilles aux dimensions considérables; cette végétation a dû être
très vigoureuse, et suscitée par un climat plus chaud que notre
climat des environs de Paris; mais la formation de tels dépôts re-
monte à l'époque tertiaire, et l'île ne produit plus en quelque abon-
dance depuis des siècles qu'une espèce de bouleau nain qui ne
dépasse guère une hauteur de 75 centimètres; c'est de quoi faire
des forêts pour le pays de Lilliput. Heureusement le bois flotté ne
manque pas sur les côtes, et la tourbe, ainsi que les fumiers
d'animaux, desséchés, servent de combustible. Du côté de l'ouest
surtout, où les courans d'eaux chaudes empêchent les fiords de se
fermer l'hiver par les glaces, la morue abonde, pendant qu'à l'in-
térieur lacs et rivières contiennent en quantité considérable le sau-
mon et la truite. Si l'on ajoute, comme complément d'une faune
exclusivement arctique, la baleine, le dauphin et le phoque, qui se
(1) Voyez en particulier la Svarfdœla Saga.
TOMB XII. — 1875. 8
114 REVUE DES DEUX MONDES.
montrent au large, puis au dedans de l'île les animaux domes-
tiques, tels qu'une petite race de chevaux sobres et sûrs, le mou-
ton, le bœuf, le chien, le renne, enfin le renard polaire, l'ours ma-
ritime ou glacial, l'aigle pêcheur, le faucon de chasse (1), le courlis
et le fameux eyder, on aura signalé, peu s'en faut, tout ce que la
nature a donné à l'Islande pour y retenir la vie, tout ce qu'elle a
olTert de compensations cà de trop réelles rigueurs pour y conserver
ou même pour y attirer les hommes.
Cette terre étrange a eu, dans les siècles passés, une étrange
histoire qui n'a rien de commun, il faut le dire, avec la présente
condition du pays. Elle peut se vanter aujourd'hui, il est vrai, si nous
comparons la situation actuelle à celle d'il y a cent ans, d'un progrès
relatif. Le chilTre de la population, qui atteint 70,000 âmes envi-
ron, était tombé, vers le milieu du xyiii*-' siècle, à /|0,000, après
une lamentable série d'éruptions volcaniques, d'épidémies, de fa-
mines, et par l'inévitable eflet d'un désastreux monopole com-
mercial. Le gouvernement danois a de nos jours triomphé de cette
décadence par d'intelligentes mesures : la loi du 15 avril 1854
a cniièremcnt affranchi le commerce islandais en l'ouvrant sans
restrictions aux négocians de tous pays. L'Islande a obtenu tout
ce qu'elle pouvait souhaiter de garanties pour son indépendance
autonome; la visite récente de Christian IX a de plus ranimé les
sentimens de fidélité et d'attachement que l'île a toujours témoi-
gnés à l'égard de la dynastie et de la nation danoises. Le progrès
des communications et celui des sciences paraissent devoir déve-
lopper sur une vaste échelle les importantes ressources dont fut
doté un sol moins ingrat qu'il ne semble. Déjà l'esprit d'entreprise
s'est tourné vers la grande île du nord; déji il commence d'y ame-
ner les capitaux, il y ouvrira des roules, il exploitera ces minerais
et multipliera ces richesses.
Quel que puisse être cependant l'attrait de pareilles perspectives,
jamais sans doute l'Islande ne retrouvera d'aussi brillantes destinées
que celles qui lui échurent du x*" à la fin du xiii^ siècle. Elle remplit
alors un rôle dont nos livres ont le tort de ne pas parler, mais qui a
sa place marquée dans l'histoire générale. Ce rôle, on peut le défi-
nir sans paradoxe en disant que l'Islande, république florissante pen-
dant plus de trois cents ans, a été durant cette période une primitive
étape pour certains élémens de la civilisation de l'Europe moderne.
Quand la prédication du christianisme au x® siècle envahit la pénin-
sule Scandinave, et qu'en même temps, dans chacun des états dont
elle se composait, un mouvement de centralisation s'accomplit au
profit de l'autojité royale, la société païenne et indépendante du nord,
(1) D'Islande venaient jadis les gerfauts que le roi de Danemark offrait chaque an-
née, jusque sous Louis XVI, pour la fauconnerie des rois de France.
LA SAGA DE ^•IAL. 115
douée encore d'une réelle énergie, s'indigna et lutta. Le nouveau culte
et le pouvoir royal restèrent définitivement vainqueurs; mais beau-
coup de chefs de famille, principaux représentans d'une aristocratie
païenne à la fois politique et religieuse, refusèrent de se soumettre;
rassemblant autour d'eux parenté et clientèle, ils quittèrent leurs
domaines pour chercher au loin quelque asile inviolable. Ils s'em-
barquèrent, et l'île que de récentes navigations avaient découverte
leur servit de refuge. Ils y établirent sans peine un gouvernement
durable résumant toutes les institutions, les idées, les mœurs dont
avait jusqu'alors vécu le paganisme Scandinave. De même, sept
siècles et demi avant l'ère chrétienne, l'antique Rome avait été un
asile pour les populations italiques dont elle devait reproduire le
génie, de même encore, il y a deux cent cinquante ans, le rivage
oriental de l'Amérique du INord servait d'asile aux protestans an-
glais, destinés à y transporter leur part de patrimoine intellectuel
et moral.
Or nous avons conservé un certain nombre de livres islandais,
composés après l'immigration, qui nous donnent un tableau presque
complet de la nouvelle société établie dans l'île, et par conséquent
aussi de la société antérieure qui avait servi de modèle. Restituons
à l'aide de ces livres la civilisation Scandinave telle qu'elle était
avant la conversion du nord au christianisme, et nous retrouverons
sans doute quelques origines ou du moins quelques traits primitifs
de notre propre civilisation. Ceux-hà en conviendront sans peine
qui se rappellent l'étroite parenté entre les Scandinaves et les Ger-
mains, et ne refusent pas d'apercevoir, cà côté de la source romaine,
la source germanique des principales sociétés modernes. L'intéres-
sante et heureuse diversité de caractère et d'intelligence qui règne
en Europe remonte, entre autres causes, à la dualité d'influence
qui s'est produite au commencement du moyen âge, quand les
peuples de notre continent se sont distingués et formés, — les uns
sous la direction du génie classique, à la double école de la civili-
sation romaine ou grecque presque non interrompue et du christia-
nisme de bonne heure accepté, — les autres sous l'inspiration de
ce différent génie qu'on appellera comme on voudra, germanique,
anglo-saxon, barbare, mais dont il ne faut pas contester l'existence
ni l'action, puisqu'il a enfanté des lois, des institutions, disons
plus, des idées et des sentimens assez profonds et vivaces pour
avoir laissé jusqu'en notre temps des traces persistantes. S'il est
incontestable que les mêmes idées intellectuelles, morales, politi-
ques, religieuses même, n'ont jamais cessé d'être différemment
comprises et d'être comme aperçues sous un autre angle à Londres
et à Rome, en France et en Allemagne, en Hollande et en Espagne,
les origines historiques expliquent en grande partie ces dissem-
116 REVUE DES DEUX MOiNDES.
blances, les nations du midi s'étant conservées plus fidèles aux
traditions classiques, celles du nord ayant offert en commun d'au-
tres traits, qu'on retrouve chez les Germains dont elles sont issues,
toutes d'ailleurs ayant subi en d'inégales proportions, par un si
long mélange entre elles, par l'action du christianisme, par dix
autres causes, la double influence que nous venons de signaler. Ce
qu'a été pour la France, pour l'Angleterre, l'alluvion romaine, de
savans travaux l'ont suffisamment montré, et à vrai dire sans trop
de peine; il est plus difficile de distinguer le reste, c'est-à-dire ce
qui provient directement de la source barbare dans certaines ré-
gions de la patrie et de l'intelligence française, ou bien dans la
civilisation britannique, si profondément originale. Les livres du
nord, qui nous ont gardé quelques souvenirs de ce que furent en
Scandinavie les temps antérieurs aux influences venues du conti-
nent, doivent nous éclairer à cet égard.
Les ouvrages de l'ancienne littérature islandaise qui nous ont été
conservés sont principalement de deux sortes : il y a surtout des
sagas et des lois. Les sagas sont pour la plupart de simples récits
biographiques, des clifoniques de famille, rédigées dans cette
langue norrdne qui a été jusqu'au xiv« siècle la langue commune de
tout le nord, et de laquelle se sont formés les idiomes de la Scandi-
navie actuelle. Des lois nous avons plusieurs recueils, entre autres
celui qu'on a intitulé dès un temps très ancien le Gragds, c'est-à-dire
Voie grise, terme qui désigne les vieilles gens ou les vieux monu-
mens. 11 va de soi que la comparaison entre les textes législatifs et
les narrations historiques est un moyen de contrôle et une source
de lumière. La saga de Niai en particulier nous montre la société
islandaise déjà toute formée et au moment même oij elle va, après
avoir énergiquement résisté, se soumettre, elle aussi, au christia-
nisme. C'est en d'autres livres islandais, comme les Scliedœ ou ta-
blettes d'Are Frode, le Landnama-Bok et la Laxdœla-Sagn, qu'il
faudrait aller chercher le commencement de cette histoire, le récit
de l'immigration, dont nous n'avons à donner ici que les principaux
traits.
L'Islande paraît avoir été connue et quelque peu habitée pour
la première fois par des ermites venus d'Ecosse ou d'Irlande; les
pirateries Scandinaves, en même temps qu'elles les empêchèrent
sans doute d'y appeler des colons ou d'y faire eux-mêmes de nom-
breux établissemens, retrouvèrent leurs faibles traces. Le bruit
s'étant répandu en Norvège qu'il y avait en mer, vers l'ouest, une
grande île souhaitable et déserte, le Norvégien Floki résolut de s'y
rendre. A défaut de boussole, il prit pour se diriger trois corbeaux
consacrés aux dieux. Après avoir franchi les Shetland, puis les
Féroe, il lâcha le premier de ces corbeaux, qui s'envola en arrière
LA SAGA DE MAL. 11'
pour rejoindre le rivage qu'on venait de quitter; le second, quelque
temps après, plana un peu au-dessus du navire, puis revint s'y
abattre; plus tard enfin, le troisième s'envola droit en avant et ne
reparut pas : en suivant la direction de son vol, Floki rencontra la
terre, et c'est lui qui donna à cette île le nom de Terre de glace,
is-îand. Toutefois les premiers vrais colons furent en 874 Ingolf
et Leif, deux exilés fuyant la Norvège après un meurtre exécuté en
commun. Criminels et pirates ne faisaient alors que frayer la voie
à ce que nous pouvons réellement appeler les émigrés politiques.
Le milieu du ix' siècle avait vu à la fois le moment de la plus grande
expansion des races Scandinaves, un mouvement de concentration
monarchique dans chacune des parties principales de la péninsule,
et les premiers efforts de la prédication chrétienne dans l'extrême
nord. Ceux des chefs norvégiens qui ne se résignaient pas à une
double défaite, politique et religieuse, s'en allèrent prendre posses-
sion de l'Islande. Il est naturel de penser que les dispositions par
eux observées dans ces solennelles circonstances rappelaient d'an-
ciennes et traditionnelles coutumes, sans doute pratiquées quand
les peuples du nord avaient, de quelque part qu'ils vinssent, fait
en Europe leur primitive invasion. Le chef de famille, nous dit le
Landnama-Bok, emportait avec lui quelques mottes de la terre qui
avait, dans son ancienne patrie, supporté son autel. Il prenait aussi,
racontent ces vieux livres, les deux montans du haut siège qui,
dans sa demeure, lui était exclusivement réservé; les extrémités de
ces montans étaient sculptées et représentaient les têtes des princi-
paux dieux, de sorte qu'on voyait en eux à la fois des symboles
de l'autorité paternelle et de religieux emblèmes. Dès que le na-
vire était en vue des côtes, l'émigrant les jetait à la mer, et là
01^1 la mer les faisait échouer il abordait et s'établissait, comme
par la volonté divine. A peine débarqué, le nouvel arrivant pre-
nait possession du sol, soit en allumant sur la côte un grand feu
dont les rayons, aussi loin qu'ils se prolongeaient, marquaient
l'étendue de son domaine, — soit en chevauchant, une torche brû-
lante à la main, dans un sens opposé au cours apparent du so-
leil, pour tracer en un jour sa future frontière, — soit en lançant à
travers le pays une flèche enflammée, — soit en marquant sur les ro-
chers des signes que la loi saurait plus tard reconnaître et défendre.
On construisait ensuite la maison du chef et le temple commun,
près duquel était bientôt institué le tribunal. Les livres que nous
avons cités permettent de saisir dans ses principaux traits cette so-
ciété naissante. Elle n'a pas de peine à se former, puisque c'est la
copie d'une société antérieure transportée de toutes pièces dans
une autre contrée. Des changemens interviennent toutefois au mi-
lieu de circonstances nouvelles : une république aristocraiique rem-
118 REVCE DES DEUX MONDES.
place en Islande les royautés féodales de Norvège; la saga de Niai
va nous montrer cet organisme en pleine activité pendant une pé-
riode uhf^rieure.
Celte chronique nous a été conservée en plusieurs manuscrits
que possède aujourd'hui la bibliothèque de l'université de Copen-
hague. Le plus ancien de ces manuscrits paraît dater seulement, il
est vrai, du xiii* siècle; mais plusieurs raisons permettent d'attri-
buer à la rédaction de la saga une date antérieure, probablement
la fin du XI* siècle. D'abord le style en paraît être du même temps
que celui de l'annaliste Are Frode, né en 1008 et mort en 1148.
Puis plusieurs personnages qui vivaient, suivant Are Frode, à la fin
du XI* siècle, sont cités dans la saga de Niai comme contemporains.
ScTRmund le Sage, un des rédacteurs de la nouvelle Edda, et qui
vint étudier à l'université de Paris dans la seconde moitié de ce
siècle, y est nommé; la généalogie de sa famille même y est don-
née avec beaucoup de soin. A Sécmund toutefois s'arrêtent ces indi-
cations : la saga ne désigne ni son fils ni son petit-fils, devenus
cependant, eux aussi, des personnages célèbres en Islande. Sae-
mund habitait, on le sait d'ailleurs, la région de l'île où se sont
passés les événemens que la saga raconte; il descendait de quel-
ques-uns des héros impliqués dans le récit. Toutes ces circon-
stances réunies paraissent autoriser la conjecture émise par Pierre
trasme Millier dans son excellente Bibliothcque des sagas^ et sui-
vant laquelle il faudrait attribuer la rédaction de la saga de Niai à
ScTmund lui-même, né en 105(5 et mort en 113.'î.
Rédigée vers la fin du xi* ou dans le premier tiers du xii* siècle,
la saga de Niai remonte d'un siècle encore dans le cours de ses
récits. C'est ce qui arrive volontiers pour ces monumens d'une
littérature primitive. L'écriture n'a été d'un usage fréquent et fa-
cile dans le nord qu'après l'introduction du christianisme, en l'an
1000 environ. Des clercs, des scribes érudits se mirent bientôt à
rédiger pour la première fois ces traditions, ces légendes, ces lois
que jusqu'alors les scaldes, les narrateurs populaires, les magis-
trats s'étaient transmises par la parole, le chant ou la récitation
publique. Une telle origine n'est pas pour ces monumens d'histoire
une cause d'inexactitude ni de mensonge. Dans les réunions en
commun, à la fin des repas, à l'occasion des funérailles, chaque
famille voulait qu'on rappelât la série des hauts faits par où ses
principaux membres s'étaient distingués. Si la flatterie d'un scalde
nclinait à trop dépasser les limites de la vérité, la présence de se
rivaux le contenait; chacun connaissait d'ordinaire, dans une société
si peu nombreuse, outre les personnes, les circonstances et les
lieux; peut-être ne se glissait-il de fictions que celles qui étaient de
nature à être admises par la crédulité commune. Pour ce qui est
LA SAGA DE MAL. 119
de la sac'a de Niai, quelques écrits d'annalistes islandais qui nous
sont restés, et les témoignages de plusieurs autres sagas, servent à
en contrôler la chronologie et les principales assertions. Les per-
sonnages qu'elle met en scène, les épisodes principaux qu'elle ra-
conte figurent en d'autres récits. Les fragmens en vers dont l'ou-
vrage est entrecoupé ont été composés par deux des héros de la
saga qu'on connaît d'autre part comme des scaldes renommés.
Nous avons enfin une preuve directe d'authenticité dans cette cir-
constance remarquable, que presque toutes les formules de droit
citées dans les nombreux procès que rapporte la saga se retrouvent
textuellement dans le recueil de lois islandaises contemporaines que
nous avons désigné sous le nom de Gragas; la procédure est ici et
là entièrement la même, de sorte que ces deux monumens se con-
trôlent et se complètent, le code nousVlonnant le texte formel et
sec des prescriptions, des formalités, des lois dont la saga nous
présente en action et dans l'application pratique le vivant com-
mentaire. La période comprise dans le récit va de l'année 970 à
l'année 1017; l'introduction du christianisme, vers l'an 1000, figure
par plusieurs chapitres vers la fin. Rédigée après la conversion de
l'Islande et par un prêtre, la saga de Niai n'en est pas moins un
monument des mœurs et des institutions païennes; par ses souve-
nirs, ses allusions, ses retours, elle nous permet de remonter à une
date encore supérieure à celle qui marque le connncncement de
sa narration.
Une traduction anglaise de cette saga par M. Dasent a fort bien
réussi , depuis quinze ans, au-delà du détroit. On ne s'en étonne
pas si l'on songe que le génie britannique est fort voisin , par ses
origines historiques, intellectuelles et morales, du primitif génie
Scandinave. Une traduction française obtiendrait probablement chez
nous moins de lecteurs. Ces chroniques de famille s'asservissent à
l'ordre généalogique, de sorte que le rédacteur, lorsqu'il vient à
nommer un de ses héros, se croit obligé d'énumérer ses aïeux, de
dire les actions de son père, puis celles du père de son père, de
manière à compliquer de mille sèches digressions la trame de son
récit. Ce n'est pas que l'imagination fasse défaut; elle y a seule-
ment un tour différent de celui qui nous est habituel : pas de des-
criptions de nature, nulle généralité de sentimens et d'idées, une
suite indéfinie de traits individuels bien saisis, non pas unique-
ment à la surface, mais dans le vif et quelquefois tout près du
cœur; du reste une ignorance complète de la rhétorique, des vues
pénétrantes, souvent une plaisanterie spontanée, froide, courte,
mais acérée et laissant sa marque. Le lecteur attentif retrouve ici le
humour anglais, et certaines pages font penser à Shakspeare. Pour
qui a la patience de suivre attentivement le narrateur à travers ses
120 REVUE DES DEUX MONDES,
méandres, l'observation morale est constante, pas un caractère ne
se clément. 11 est vrai que cette observation morale n'est pas mise
en relief par quelque procédé d'artiste; elle ressort de l'action même,
et rà et là de quelques scènes retracées avec une habileté peut-
être inconsciente.
La saga de Niai est un ouvrage étendu; elle comprend, dans l'é-
dition originale, près de 300 pages in-quarto. Elle a été traduite du
norrène en latin et en danois, et il y a quelques années en an-
glais, disions-nous. Elle reste cependant, même dans la meilleure
traduction, diiïicile h lire; il est malaisé d'en prendre une idée gé-
néi-ale sans en avoir achevé une assez longue étude. Essayons, cette
étude une fois faite, d'en rendre compte; à la condition d'émonder
beaucoup de broussailles, nous distinguerons les clairières, nous
découvrirons les horizons lointains,
I,
Nous sommes à la fin du x^ siècle, en plein paganisme Scandi-
nave, car il est facile d'écarter les rares expressions chrétiennes du
texte ajoutées par le rédacteur de la saga. La scène est dans cette
contrée sud-ouest de l'Islande où se trouve aujourd'hui la capitale;
c'est la région de l'île le moins maltraitée de la nature, celle que
les colons Scandinaves du ix« siècle sont venus habiter de préfé-
rence, celle où plusieurs lieux sont restés célèbres par les épisodes
importans qui s'y sont accomplis. De même que les personnages
désignés sont authentiques, et toutes ces aventures réelles, sauf
quelques traits de superstitions légendaires, de même les noms
géographiques dont ces chroniques abondent se retrouvent sur les
cartes : tout concourt à démontrer que la saga de INial est un mo-
nument digne d'une sérieuse attention, sur les données duquel peu-
vent s'appuyer à la fois les conclusions historiques et les observa-
tions morales.
La narration commence par deux épisodes qui sont, à vrai dire,
l'introduction de la saga, l'exposition du drame dont les scènes
se développeront plus tard. Les deux premiers mariages d'Halgerda
et la sinistre issue de ces unions nous font connaître tout de suite la
décevante figure et nous font pressentir le fatal prestige de l'héroïne,
dont le troisième mariage engagera des rivalités, des haines, des
procès, de tragiques désastres, matière de ces récits.
Il y avait un homme qui s'appelait Hauskuld et qui habitait à
Hauskuldstad, dans le Laxardal. Son frère, nommé Hrut, habitait à
Hrutstad, dans la même vallée. Il arriva qu'un jour Hauskuld réu-
nissait des amis à une fête, et son frère était assis auprès de lui.
Hauskuld avait une petite fille nommée Ilalgerda, qui, pendant ce
LA SAGA DE NIAI. 121
temps, jouait sur le plancher avec d'autres enfans. Elle était déjà
belle, et ses cheveux, doux comme la soie, étaient si longs qu'ils
tombaient plus bas que sa taille. Hauskuld l'appela et dit à Hrut :
« Que te semble de cette enfant? N'est-elle pas belle? » Hrut ne
répondit pas. Hauskuld répéta sa question; Hrut dit alors : « Oui
certes, elle est belle, d'une beauté qui sera funeste à plus d'un. Je
ne sais d'où ces yeux perfides se sont glissés dans notre famille. »
Cette réponse mécontenta Hauskuld, et pendant quelque temps il
y eut du froid entre son frère et lui.
Halgerda crût en âge; elle devint une très belle jeune fille de
haute taille, mais elle était âpre et dure de cœur. Son père nourri-
cier s'appelait Thiostolf. Issu d'une famille des îles du sud, il était
fort et habile à manier les armes; il avait tué plusieurs hommes
sans payer d'amende pour aucun; on croyait qu'il n'avait pas con-
tribué à modérer l'humeur d'Haï gerda.
n y avait un homme appelé Thorvald, fils d'Osvif; il possédait les
îles des Ours, dans le Bredefiord; il en tirait du grain et une bonne
pèche. Thorvald était brave et généreux, mais prompt et brusque.
Un jour qu'il parlait de mariage avec son père et rejetait tous les
partis d'alentour : « Songerais-tu, lui dit Osvif, à la fille d'Haus-
kuld, Halgerda? — Oui, je veux la demander. — Ce mariage ne
convient ni pour elle ni pour toi : elle est volontaire, tu es opi-
niâtre et inflexible. — J'en veux faire l'épreuve cependant; il ne
servirait à rien de vouloir m'en empêcher. — Qu'à cela ne tienne!
le risque est pour toi seul. » Hs partirent bientôt pour aller faire la
demande. Arrivés à Hauskuldstad, ils furent bien reçus; mais Haus-
kuld leur répondit : a Je veux en agir loyalement avec vous. Ma
fille est d'humeur peu traitable; pour ce qui est de sa beauté, vous
pouvez en juger vous-mêmes. » Thorvald répondit : « Fixez les con-
ditions; son humeur ne me fera pas changer d'avis. » Alors ils firent
leurs conventions sans qu'on eût consulté Halgerda, car son père
avait hâte de la voir mariée. Quand elle apprit ce qui avait été con-
clu : « Tu ne m'as jamais aimée, dit-elle à son père; je ne trouve
pas cette alliance à la hauteur de ce que tu m'avais promis. » Et en
tout elle témoigna qu'elle se tiendrait pour mal mariée. « Je ne
souffrirai pas, répondit son père, que ton orgueil fasse obstacle à
mes desseins; et, si nous ne pouvons tomber d'accord, ma volonté
s'accomplira, non la tienne. » Elle alla trouver son père nourricier,
lui raconta ce qui était résolu et qu'elle en était désespérée; Thios-
tolf lui répondit : « Prends courage, tu seras mariée une seconde
fois, et alors on te demandera ton avis. » H n'y eut pas un mot de
plus entre eux; Hauskuld partit pour aller faire ses invitations à la
fèie des noces. Ce jour venu, Halgerda s'assit à la place d'honneur,
et se montra comme une joyeuse fiancée ; mais Thiostolf lui parlait
122 REVUE DES DEUX MONDES.
sans cesse, d'une façon qui paraissait étrange aux assistans. La
fête s'acheva. Ilauskuld ne fit pas attendre le paiement de la dot
de sa fille ; il dit à Urut , son frère : « Ne ferai-je point quelques
présens en plus? » lïrut lui répondit : « Non, cela suffit mainte-
nant; le jour pourra venir où tu auras encore à payer au sujet
d'IIalgerda. »
Thorvald partit api es la noce pour retourner chez lui avec sa
jeune femme; le soir, Jlalgerda s'assit auprès de lui, mais elle fit
placer Thiostolf de l'autre côté près d'elle. Thiostolf et Thorvald
échangèrent peu de paroles ensemble cet hiver-là.
Ilalgerda était à la fois prodigue et câpre : il lui fallait tout ce
qu'elle voyait aux autres dans le voisinage, et tout ce qu'elle avait
entre ses mains, elle le gaspillait. Aussi, quand vint le printemps,
les provisions manquèrent. Ilalgrrda vint à Thorvald et lui dit :
« 11 ne s'agit pas de rester ainsi tranquille dans ta maison, car voici
que la farine et le poisson sec font défaut. — Je n'ai pas, répondit
Thorvald, fait la provision moindre cette année, et elle a toujours
suffi jusqu'à l'été. — Qu'y puis-je faire, reprit-elle, si vous viviez,
ton père et toi, comme deux ladres? » Thorvald irrité la frappa ru-
dement au visage, puis il appela ses hommes, et ils s'en allèrent
aux îles chercher du poisson sec et de la farine. Pendant ce temps
Ilalgerda s'assit devant sa porte; elle paraissait fort abattue. Quand
vint Thiostolf, il remarqua les traces que portait son visage : « Qui
t'afait ce mauvais coup? dit-il. — Mon mari, et tu n'étais pas làpour
me secourir; peut-être d'ailleurs n'as-tu nul souci de moi! — Je
ne savais rien de cela, reprit-il, mais je vais te venger. » Il courut
aussitôt au rivage et prit un bateau à six rames. 11 avait en main sa
grande hache à la poignée de fer. Arrivé aux îles, il y trouva Thor-
vald occupé à charger les provisions que ses gens lui apportaient;
il sauta dans son bateau, mit la main avec lui au travail, et, après
un moment : « Tu ne vas ni vite ni bien à la besogne, dit-il. —
Crois-tu faire mieux? dit Thorvald. — H y a du moins une chose
que je ferai mieux. Mal mariée est la femme que tu as prise, et il
est temps que je vous sépare. » En entendant ces mots, Thorvald
saisit un couteau de pêche; mais Thiostolf avait levé sa hache qui,
en retombant, déchira le bras et fit tomber l'arme. D'un second coup
de hache, il frappa la tête de Thorvald, qui expira. Tout aussitôt
Thiostolf se pencha ..v,-c Ju bateau , en défonça deux planches, et
sauta sur sa barque. Au moment où les hommes de Thorvald arri-
vaient, la sombre mer avait englouti l'esquif et le cadavre; ils com-
prirent bien ce qui s'était passé, mais Thiostolf s'éloignait à force
de rames sous leurs malédictions. Quand il revint en brandissant sa
hache, Halgerda était assise au dehors : « Ton arme est sanglante,
dit-elle; qu'as-tu fait? — J'ai fait de telle sorte que tu seras ma-
LA SAGA DE MAL. 123
liée une seconde fois. — Yeux- tu dire que Thorvald est mort ? —
Oui, et maintenant songe à ma sûreté. — J'y songe. Ya-t'en vers
le Biôrnsfiord, cliez mon parent Svan. Il te recevra à bras ouverts,
et il est assez puissant pour que personne n'aille te chercher là. »
Tel est le premier mariage d'Halgerda; le second commence en
de tout autres circonstances pour finir de même ou plus tragique-
ment encore. Elle est recherchée de nouveau pour sa beauté et
malgré de fâcheux pressentimens. Elle paraît à la réunion de fa-
mille, et la saga décrit avec soin son costume : manteau bleu,
jupe rouge, ceinture aux boucles d'argent et longs cheveux épars;
elle s'engage cette fois de son plein gré, elle aime, et les premiers
temps de son mariage sont heureux : la naissance d'une fille en est
le gage. Pourtant le père nourricier Thiostolf, d'abord éloigné, re-
paraît; elle obtient qu'on l'admette, sauf à lui ordonner, il est vrai, de
se tenir d'abord à l'écart. Ce n'en est pas moins à son sujet que s'en-
gagent bientôt entre les deux époux maintes disputes, dans une des-
quelles Halgerda reçoit de son second mari un outrage. — Il la
frappa de sa main au vi-age, dit la saga; Halgerda l'aimait, elle resta
désespérée et toute en pleurs. Thiostolf se présenta : « Ne me venge
pas, dit-elle, ne te mêle pas de nos affaires! » Lui s'en alla, grin-
çant de dépit. — On prévoit ce qui doit arriver; un jour que Thios-
tolf et le mari d'Halgerda sont ensemble dans la montagne à la re-
cherche du bétail égaré, ils se querellent, et le père nourricier
commet un nouveau meurtre. Gela fait, il retourne vers Halgerda ;
« Je ne sais ce que tu en penseras, dit-il, je l'ai tué. — C'tst toi
qui as fait le coup? — C'est moi. » Elle sourit amèrement, et dit :
« Certes tu n'es pas le dernier au jeu ! — Maintenant, demanda-t-il,
quel est le plus sûr parti pour moi? — C'est d'aller chez Ilrut, le
frère de mon père : il saura te recevoir. — Je ne sais trop si l'avis
est bon, mais n'importe, je suivrai ton conseil. » 11 monta aussitôt à
cheval, et arriva cette nuit même chez Hrut, qui le tua... Le frère du
mort vint ensuite demander à Ilauskuld de lui payer une somme
pour ce meurtre; Hauskuld lui fit des présens, et ils se séparèrent
bons amis.
Assurément voilà de rudes peintures, auxquelles ne manquent
parfois ni la vigueur du trait, ni l'énergie de l'expression. Nous
sommes en présence de mœurs violentes, qui comptent pour peu la
vie humaine. La femme que l'auteur de la chronique met en scène,
la femme dont la beauté fascine et tue, offre un type vraiment bar-
bare, une physionomie sinistre, que tempère toutefois ce qu'on de-
vine, dans le second récit, de sa propre douleur; on prévoit les
malheurs qui vont se multiplier autour d'elle, et cela sans que le
narrateur nous l'ait représentée, selon le modèle antique, comme
victime d'une fatalité extérieure. Est-ce pourtant une barbarie obs-
124 REVUE DES DEUX MONDES.
cure et irrémédiable, celle où nous voyons le mariage institué for-
tement, et la femme en possession d'une influence que ses talens
ou ses passions peuvent tantôt exagérer et tantôt faire légitimement
valoir? Sans doute la coutume de la composition ou du Avehrgeld,
dont ces premiers épisodes nous montrent déjà le fréquent usage,
est la marque d'un état social très imparfait, puisqu'il n'imprime à
la peine aucun caractère moral. Il faut noter cependant que par ce
trait déjà la société islandaise se rattache à tout un âge de la civili-
sation germanique, pour laquelle le "svehrgeld a été une étape vers
un progrès meilleur, et une première tentative, quoique informe et
grossière, pour obtenir un ordre quelconque et un commencement
de loi. Il y a ici d'ailleurs autre chose que le dédommagement du
tort causé par un meurtre; la loi intervient en beaucoup de cas
pour exercer une véritable répression au nom de la justice offensée :
il y a des tribunaux pour punir. Ces tribunaux, il est vrai, ont bien
quelque peine à faire accepter leur juridiction, à laquelle les cou-
pables tentent d'échapper, souvent avec succès, par la ruse ou par
de nouvelles violences; mais ils subsistent comme une représenta-
lion de l'intérêt commun , qu'ils seront chaque jour plus aptes à
défendre, parce qu'ils s'appuient, comme on peut s'en convaincre
si on en étudie la procédure, sur quelques-unes des principales rè-
gles du droit, bien comprises et heureusement appliquées. La saga
de Niai en offrira beaucoup de témoignages dans la suite de ses
récits et au milieu des complications de toute sorte que va enfan-
ter la troisième union d'IIalgerda.
Gunnar, fils d'Amund, habitait à Illidarende, vers la côte sud-
ouest de l'Islande. Gunnar était grand et fort, très habile aux
exercices du corps et des armes : hardi viking, il savait frapper de
l'épée et jeter le javelot aussi bien de la main gauche que de la
main droite. Lorsqu'il lançait un glaive en l'air pour le recevoir et
le lancer encore, c'était avec une rapidité telle qu'il semblait qu'il y
en eût toujours trois ensemble au-dessus de sa tête. Excellent ar-
cher, il ne manquait jamais le but. Tout armé, il sautait plus haut
que sa hauteur, aussi loin en arrière qu'en avant. Il nageait comme
un chien de mer et n'avait de rival à aucun jeu; physionomie
agréable d'ailleurs, nez fort, œil bleu et vif, joues colorées, cheve-
lure épaisse et bien tombante. Il était instruit, actif, doux et patient,
fidèle à ses amis, attentif à les choisir; il jouissait avec cela d'une
fortune considérable.
Non loin de là, à Bergthorshvol , habitait Niai, fils de Thorgeir,
fils de Thorolf. 11 était riche et beau de visage, mais sans barbe.
Gomme habile juriste, il n'avait pas son pareil. Avisé et perspicace,
d'utile conseil et prompt à obliger, quiconque le consultait dans
l'embarras trouvait en lui un sauveur. Sa femme, Bergthora, était
LA SAGA DE MAL. 125
courageuse et honnête. — Gunnar et Niai étaient unis par les liens
d'une intime amitié.
Un jour que Gunnar sortait avec les siens de l'assemblée publi-
que, il vit venir à lui une femme bien vêtue, qui le salua. 11 s'arrêta
et demanda qui elle était, a Je m'appelle Halgerda, répondit-elle, et
je suis fille d'Hauskuld. » Elle ajouta qu'elle entendrait volontiers
le récit de ses récens voyages en Norvège et en Danemark ; lui de
son côté protesta qu'il ne refuserait pas une conversation avec elle;
ils s'assirent donc, et ils s'entretinrent longtemps ensemble. Enfin il
lui demanda, ignorant ce qui s'était passé dans l'île pendant sa
longue absence, si elle était mariée; elle répondit que non, et que
désormais peu d'hommes brigueraient sa main. « N'y a-t-il donc
personne d'assez bon pour toi? — Ce n'est pas cela, mais je suis
difficile. — Que dirais-tu si j'osais te demander? — Tu n'y songes
pas. — Si vraiment. — En ce cas, va trouver mon père. » Gunnar
se rendit aussitôt vers Hauskuld, qui, avec Hrut son frère, lui fit
bon accueil. « J'y consens, répondit le père, si ta parole est sé-
rieuse. » Cependant Ilrut dit : « La partie ne me semble pas égale,
et je parlerai sincèrement. Tu es un brave et généreux jeune
homme, Gunnar, mais le caractère d'IIalgerda a ses mauvais côtés,
nous ne voulons pas que tu sois trompé en rien. — C'est noblement
dit à toi, répondit Gunnar; je regarderai toutefois comme une mar-
que de peu d'amitié de votre part que vous ne me fassiez pas en-
tendre vos conditions. J'ai parlé avec Halgerda, elle agrée ma de-
mande. » Hrut dit : « Si tous deux vous souhaitez cette union, vous
deux aussi en courrez les risques. » Hrut expliqua alors à Gunnar le
caractère d'Halgerda; tout n'était pas bien, à la vérité, mais fina-
lement on conclut l'affaire: Halgerda vint, et s'engagea d'elle-
même.
De retour auprès de Niai, Gunnar lui annonça son mariage. Son
ami en devint tout soucieux. « Elle apportera ici beaucoup de mal,
dit-il. — Jamais du moins elle ne détruira notre concorde. — U
s'en faudra de peu. » Chaque hiver, Gunnar et Niai se visitaient
tour à tour. Cette fois c'était à Gunnar de profiter de l'hospitalité de
son ami. Il alla donc avec sa femme à Bergthorshvol. Un jour Berg-
thora, tenant par la main une de ses brus, la conduisit vers Hal-
gerda, qui était assise au banc des femmes. « Il faut une place
pour celle-ci, dit-elle. —Impossible, répondit Halgerda, je neveux
pas être reléguée dans le coin. — N'est-ce pas moi qui suis la'maî-
tresse? » dit alors Bergthora, et elle fit asseoir sa belle-fille. Quel-
ques momens après, Bergthora s'étant approchée avec l'eau pour
les mains, Halgerda lui saisit le bras et dit : « Yous vous convenez
fort bien mutuellement, Niai et toi : à chaque ongle, tu as un nœud,
et lui n'a pas de barbe. — C'est possible, répondit Bergthora, mais
126 REVUE DES DEUX MONDES.
nous ne nous querellons pas pour si peu; le premier de tes trois
maris avait de la barbe, et cependant tu l'as fait tuer. » Ilalgerda
dit en entendant ces paroles : « Il me servira peu d'avoir épousé le
plus courageux des Islandais si tu ne venges ceci, ô Gunnar! »
Gunnar à ces mots quitta la table, et l'entraînant au dehors : « Par-
tons, dit-il; mieux valait rester à la maison et ne pas venir chez
nos amis. Je dois beaucoup à Niai, et ne serai pas ton marteau. »
Halgerda en sortant dit à Bergthora : a Souviens-toi que nous ne
serons pas quittes de la sorte ! » A quoi Bergthora répondit que son
ennemie tirerait de là peu d'avantage.
Niai et Gunnar possédaient ensemble une forêt qu'à cause de
leur bonne entente ils laissaient indivise. Chacun des deux amis y
coupait selon ses besoins sans même en prévenir l'autre. Ilalgerda,
apprenant un jour qu'un des serviteurs de Niai, nommé Svart, y
faisait du bois comme de coutume, appela son intendant Kol, qui
était depuis longtemps à son service et qu'on redoutait. Elle lui
dit en lui présentant une hache : « Je t'ai préparé du travail : va-
t'en au bois, tu y trouveras Svart. — Que lui dirai-je? — Tu le
demandes? un meurtrier comme toi! tu le tueras. — Je le ferai,
mais je le paierai de ma vie. — As-tu peur? Ne t'ai-je pas toujours
protégé? J'en emploierai un autre, si lu ne l'oses pas. » Kol prit sa
hache, monta sur un des chevaux de Gunnar, et se rendit au bois.
Là il mit i)ied à terre, attacha son cheval et attendit que Svart fût
près de lui. Tout à coup, levant sa hache : « Il y en a d'autres que
toi, s'écria-t-il, pour bien abattre 1 » et il le tua. Aussitôt que Gunnar
eut appris ce meurtre, il s'en alla vers Niai : u Nous aurons souvent
besoin, dit celui-ci, de nous rappeler notre amitié. » Gunnar paya
pour composition la somme fixée par Niai, et ils pensèrent que cette
affaire était terminée.
On pense bien que Bergthora ne voulut pas être en reste ; ainsi
plusieurs actes sanglans se succédèrent; des deux femmes, l'esprit
de vengeance se communiquait à leurs parens et à leurs serviteurs,
et, comme dans les villes italiennes du moyen âge, mais sur une
scène plus sombre et plus étroite, les violences échangées entre les
deux familles répandaient la terreur. Niai et Gunnar seuls, pendant
que tout s'agitait autour d'eux et qu'eux-mêmes étaient obligés de
prendre une part dans les entreprises et les passions des leurs, ne
laissaient pourtant pas s'ébranler leur amitié. Après chaque meurtre,
ils conféraient ensemble et s'acquittaient équitablement l'un envers
l'autre, au nom de leur parenté ou de leur clientèle, des wehrgelds
fixés par la loi. C'était cette amitié si constante, supérieure aux
haines privées, qui augmentait la colère et le dépit d'Halgerda; elle
avait aimé Gunnar, mais sa jalousie l'emportait, et son amour allait
se changer en haine, s'il ne se livrait pas entièrement à elle. Le
LA SAGA DE MAL. 127
déclin de cet amour, puis l'éclat de cette haine, sont clairement
tracés dans le récit de la saga pour ceux qui s'attachent à en suivre
patiemment les détours.
Pour arriver à ses fins et répandre la discorde, pour perdre
Gunnar lui-même avec Niai s'il le faut, Halgerda fait appeler pour
habiter auprès d'elle un des siens, d'assez mauvais renom. « Il
n'apportera rien de bon chez nous, dit Gunnar, toujours patient et
doux, malgré ses prévisions fâcheuses; mais enfin je ne chasserai
pas de mon foyer un parent de ma femme : il est mon parent. »
Bientôt fasciné, le nouvel hôte devient le plus actif instrument de
la guerre entre les deux maisons : non -seulement il ourdit les
complots, mais, scalde habile et renommé, il provoque et insulte
par ses strophes moqueuses, qui courent le pays, les chefs ennemis
et leur Niai, le héros sans barbe, dont « il fumera le menton! » En
vain Niai ordonnc-t-il à ses fils de mépriser ces grossières injures.
Un soir, quand il était déjà couché, il les entend détacher leurs
armes et seller leurs chevaux. « Où allez-vous? leur dit-il. — Père,
répond l'aîné, nous allons rassembler les troupeaux! — Est-ce pour
cela que vous prenez vos armes? Où allez-vous? — Père, répond le
plus jeune, nous allons pêcher le saumon! — Eh bien donc! re-
prend Niai, qui comprend et cède, prenez bien garde que la proie
ne vous échappe. » Elle ne leur échappe pas ; l'adversaire suc-
combe, non pas assassiné, mais vaincu dans un loyal combat, et
sa tête coupée est remise cà un berger d'Haï gerda pour qu'il la
porte à sa maîtresse. Quand Halgerda furieuse veut qu'un procès
soit intenté aux fils de Niai, Gunnar s'y refuse, et d^s ce jour Hal-
gerda jure sa mort. Il ne tarde pas en effet à se voir entraîné non-
seulement à la maltraiter en essayant de réprimer son humeur
vindicative, mais encore à commettre lui-même des actes qui amè-
nent sa perte. Il lui arrive de se venger par des meurtres pQur
lesquels ses adversaires n'acceptent pas l'accommodement du
wehrgeld; de sorte que son frère Kolskeg et lui, compromis en-
semble, sont condamnés à quitter le pays pour trois ans, sous peine,
s'ils n'obéissent pas, d'être tués légalement par les parens de leurs
victimes.
Ici vient une des plus belles pages de la saga islandaise. Les deux
frères avaient fait leurs préparatifs d'exil. Déjà le navire était équipé,
et on y avait transporté les bagages, quand Gunnar alla visiter,
pour y faire ses adieux, Hlidarende, son domaine. Il prit congé de
tous ses serviteurs, qui reçurent avec douleur ses adieux. Puis,
s' appuyant sur le long manche de sa hache fixé à terre, il monta
en selle et partit avec Kolskeg. A quelque distance, son cheval fit un
faux pas; Gunnar sauta à terre, et du regard il rencontra la vallée
et la ferme qu'il venait de quitter, et il dit : « Cette vallée est belle,
128 REVUE DES DEUX MONDES.
je ne l'ai jamais vue si belle; les grains sont mûrs, les prairies sont
fauchées; je retourne à Hlidarende, je ne partirai pas! » En vain
son frère lui représentait-il les dangers qu'en restant il allait courir :
(( Je ne partirai pas, répéta-t-il, et je souhaiterais que tu fisses de
même. — Non, reprit Kolskeg; je ne violerai pas ma parole; fais
mes adieux à mes parens et à ma mère, car je ne reverrai plus l'Is-
lande; puisque tu vas mourir, je n'y reviendrai pas. »
Ce qui suit est facile à prévoir : Gunnar va succomber sous les
coups de ses ennemis, dont sa femme est complice. Quarante d'entre
eux l'assiègent dans sa propre maison; au milieu de sa défense hé-
roïque et après qu'il en a tué ou blessé plusieurs, un d'eux parvient
à lui rompre la corde de son arc : « Femme, crie-t-il alors à Hal-
gerda tout en se défendant avec son épée, coupe une tresse de tes
cheveux, et toi, ma mère, fais-en vite une corde pour mon arc! —
Gela t'est-il bien nécessaire? demande froidement Halgerda. — Ma
vie en dépend. — Je te ferai donc souvenir du traitement que de toi
je subis naguère; va, peu m'importe que tu puisses ou non te dé-
fendre ! — Ghacun se rend illustre à sa façon, répondit Gunnar;
je ne te prierai pas longtemps. » Ranveig, sa mère, dit : « Vous
vous conduisez mal, ma fille, et l'on parlera longtemps de votre
déshonneur. » Un ancien chant des îles Féroe ajoute : « Elle pleure,
la vieille mère, et dit : Aide-toi, mon fils, avec mes cheveux blancs!
— Non, non, ma mère, répond Gunnar; les héros ne me blâme-
raient-ils pas d'avoir coupé vos cheveux blancs? »
Niai n'eut pas un autre sort que son ami le généreux Gunnar;
assiégé, lui aussi, dans sa maison, quand il vit que son énergique
défense était bien inutile et que déjà l'incendie l'enveloppait, il
cessa toute résistance et mourut, ayant à ses côtés sa femme et ses
enfans.
Tel est en abrégé le cadre complet de la saga de Niai ; l'histoire
de deux familles divisées et entraînées vers une ruine sanglante
par la perfidie d'une femme en est le véritable sujet; rien que
ce récit, compliqué dans le texte de beaucoup d'épisodes que nous
n'avons pu rappeler, nous serait déjà fort instructif en nous fai-
sant pénétrer dans les mœurs de peuples alors très marquans dans
le monde, car il ne faut pas oublier qu'il s'agit de la même race
qui compte aux x* et xi^ siècles, avec les Scandinaves, colons de
l'Islande, du Groenland et de l'Amérique, les Varègues de Russie,
les Saxons et Danois d'Angleterre , les Northmans de France et
d'Italie. La rudesse est tout d'abord le trait qui domine; cepen-
dant J'influence singulière des femmes marque déjà sans doute
une aptitude réelle à une prompte civilisation. Ce n'est pas d'ail-
leurs uniquement le tableau de tant de violences que nous offre
la saga de Niai. Les nombreuses querelles engagées par les haines
LA SAGA DE NIAL. 129
de famille ont donné naissance à d'importans procès; les agres-
sions commises ont été l'occasion de sentences juridiques pronon-
cées par des tribunaux. Or c'est un trait principal de l'esprit islan-
dais et Scandinave d'être volontiers processif, ami des subtilités,
tout au moins des distinctions et des formules de droit. Il ne faut
pas croire que cette allure des esprits soit inconciliable avec une
certaine barbarie des mœurs : elles peuvent coexister quelque temps,
mais en faisant prévoir le triomphe de l'ordre, de la justice et de la
loi. La saga de Niai est particulièrement riche en vives lumières
sur les antiquités juridiques du nord, sur les codes et les tribunaux
de l'ancienne Islande, en même temps que sur une organisation
politique et administrative qui était commune à cette île et aux
royaumes Scandinaves. Nous avons dit que Niai était habile juriste;
voyons-le, lui et ses pareils, émettre de subtils avis, tantôt dans
les assemblées sur les intérêts publics, tantôt et plus souvent en de
fréquentes consultations sur de difficiles points de droit et de dange-
reux procès.
II.
Les ouvrages des annalistes islandais, tels que les Schedœ d'Are
Frode et le Landnayna-Bok, qui est de plusieurs auteurs, remontent
jusqu'aux premiers temps de la colonisation, et nous montrent que
cette société d'émigrés norvégiens se donna immédiatement des
institutions calquées sans doute sur celles de la mère-patrie, mais
appropriées cependant aux circonstances nouvelles et développées
ensuite par un original essor. Dès la prise de possession d'un do-
maine, à côté de la maison du chef a été construit le temple, hof-,
à côté du temple, un lieu élevé ou fortifié a été désigné pour servir
de thing ou de tribunal. Tout chef de famille, ou du moins tout chef
de groupe entouré de sa parenté et de sa clientèle, s'est trouvé à la
fois prêtre et magistrat, investi de la triple autorité politique, civile
et religieuse; mais ce pouvoir étendu était corrigé par la liberté
qu'avaient les citoyens de se faire comprendre dans telle ou telle
circonscription : celle-là entre toutes devenait prospère et puissante
qui, bien gouvernée, attirait le plus grand nombre de colons. Un
demi-siècle était à peine écoulé, et ce qu'il y avait eu d'informe dans
la constitution primitive disparaissait devant un effort de centrali-
sation qui allait remédier à l'isolement et à la dispersion des chefs.
Un des colons, nommé UIfliot, après avoir de nouveau traversé
l'Océan, quoique sexagénaire, pour aller délibérer avec son parent,
le Norvégien Thorleif, surnommé le Sage, revint dans l'île en 928, et
engagea ses compatriotes à recevoir une législation nouvelle, dont
TOMK XII. — 1875. 9
180 REVUE DpS DEUX MONDES.
le Landnama-Dok nous a conservé des fragmens. Il y était défendu
de laisser à la proue des embarcations, quand on revenait au rivage,
des têtes d'animaux à l'aspect hideux, aux gueules béantes, qui pour-
raient elïrayer et mettre en fuite les génies tutélaires de la contrée.
L'anneau sacré, sur lequel on prêtait un solennel serment à Freyr,
à rsiord, au dieu Ase tout-puissant, devait être placé sur l'autel du
temple principal et tenu par le prêtre pendant les cérémonies, après
avoir été trempé dans le sang du taureau sacrifié. Ce qui était plus
important encore que ces prescriptions purement religieuses, c'é-
tait la création d'un Allldng (assemblée générale), présidé par un
magistrat élu, qui devenait ainsi le chef suprême de la république.
« Dès qu'Ulfliot fut de retour, dit le Landnama-Bok, l'Althing fut
constitué et des lois communes régirent cette contrée. » Yint en-
suite l'institution de things locaux et de circonscriptions nouvelles
qui, vers 96il, compléta et fixa la constitution islandaise pour toute
la période de l'indépendance. Or nous avons dans le Gragas un ré-
sumé de toutes ces lois, des coutumes qui y faisaient cortège et des
commentaires qu'elles suscitaient.
Les premiers chapitres du Gragas traitent de l'organisation de
l'Althing ou de l'assemblée générale; c'est en effet dans l'Althing
que se concentre la vie politique de la république islandaise, et
c'est là aussi que se déroulent, devant le tribunal suprême ou de-
vant les tribunaux particuliers qui le subdivisent, les plus curieuses
scènes qu'aient racontées les sagas.
Le lieu choisi pour siège de cette assemblée nationale semblait avoir
été préparé par la nature même en vue de quelque grand dessein.
Qu'on se figure une immense coulée de lave qui, venue du centre de
l'île en des temps inconnus, a comblé la moitié d'un lac et laissé au
nord de ce lac toute une plaine volcanique recouverte aujourd'hui
d'un maigre gazon. Aux deux extrémités, de droite et de gauche, la
lave, en se refroidissant, s'est séparée de la masse centrale; celle-ci
s'est abaissée obliquement vers le lac, tandis que des deux côtés se
formaient deux vastes fissures, deux couloirs dirigés du nord au sud,
qui subsistent, avec les arêtes aussi vives, ce semble, qu'elles ont pu
l'être au jour primitif où s'est opéré le cataclysme, et où la matière
en fusion s'est figée et fixée pour les siècles. Le corridor qui s'étend
à l'est s'appelle le fossé des corbeaux, Ilraf)iagia; celui qui est à
l'ouest s'appelle Almannagia ^ le fossé de tous les hommes; il est
traversé de l'ouest à l'e&t par un petit torrent qui va se jeter, après
une double cascade, dans le lac au sud de la plaine. Le champ vol-
canique est en outre fendu dans son milieu par plusieurs crevasses
qui, remplies d'une eau profonde et verte, isolent un bloc de lave
allongé en forme de presqu'île et rattaché seulement par un isthme
étroit au reste du sol. Ce bloc, ainsi défendu par la nature, a été
LA SAGA DE MAL. 131
désigné pour recevoir jadis le président et les principaux membres
de l'assemblée générale. On croit reconnaître encore aujourd'hui la
petite élévation sur laquelle siégeait le premier magistrat ; les ha-
bitans, venus à cheval et dispersés la nuit sous les tentes, se ran-
geaient en cercle dans le reste de la plaine, autour de ce logberg
ou rocher de la loi. Nous avons dit que dans l'assemblée publique,
présidée par son chef élu, se résumait tout le pouvoir politique, ju-
diciaire, civil et religieux ; aussi tout porte à croire qu'un temple
était voisin du rocher de la loi, et aussi un lieu de supplice : la tra-
dition veut qu'on précipitât certains condamnés dans les eaux voi-
sines; une petite île formée par la rivière, aftluent du lac, servait
aux épreuves du duel. Toute session de l'Althing était, dans ce pays
de rares et difficiles communications, le signal d'un solennel ren-
dez-vous; on y venait principalement de tout le sud et de tout
l'ouest pour y traiter d'affaires, vider les procès, passer les con-
trats, conclure les mariages ou les ligues, faire des achats ou des
ventes, écouter le voyageur, négociant ou pirate, revenu d'un loin-
tain rivage; telle était l'importance de l'Althing, tel était le grand
rôle auquel servait alors, donnant asile à des institutions destinées
à se répandre dans le reste de l'Europe, ce rocher de la loi, cette
plaine de Thingvalla, située à quelques heures seulement vers l'est
de Reikiavik, et qui conserve encore, avec les traits parlicuUers que
lui a imprimés la nature, le souvenir d'une intéressante civilisation.
Le Gragas est un recueil administratif en même temps que judi-
ciaire, puisqu'on y trouve par exemple les règlemens de l'Althing
servant d'assemblée politique aussi bien que ceux de l'Althing con-
sidéré comme tribunal suprême; toutefois le caractère et l'aspect
du livre sont surtout juridiques. On en peut presque dire autant de
la saga de Niai elle-même, récit biographique, il est vrai, mais où
les scènes de procès et de débats de toute sorte devant les tribu-
naux sont multiples. Gela s'explique aisément. Dans une société en-
core primitive, encore barbare, mais destinée par ses aptitudes et
ses instincts à sortir de la barbarie , on comprend que la justice
occupe une place principale, et d'abord peut-être excessive. En ef-
fet la justice comprend et absorbe alors le pouvoir politique, en ce
sens qu'elle se confond avec lui et qu'il se manifeste surtout par
elle, celui-là étant vraiment le chef suprême qui a la puissance de
châtier et de punir. Il n'en saurait aller autrement chez un peuple
violent, mais énergique , et assez intelligent pour avoir, avec une
confuse conscience.de sa rudesse, un confus désir de gouvernement
et de bon ordre. On achèvera d'expliquer l'aspect tout juridique
des livres qui nous retracent le tableau de cette société, si l'on se
rappelle en outre l'esprit formaliste et processif de la race Scandi-
nave, particulièrement du peuple islandais, trait caractéristique,
132 REVUE DES DEUX MONDES.
transmis aux Northmans du moyen âge, et qu'on retrouverait au-
jourd'hui dans certaines parties du nord.
Ouvrons de nouveau la saga; elle nous introduira dans le dédale
de ces formalités un peu confuses, naïf témoignage des efforts de la
société islandaise pour sortir de la barbarie. Suivons dans ses récits
le cours d'une procédure criminelle, et cherchons s'il y a lieu d'y
saisir quelque linéament d'institution future.
Au milieu des guerres privées qui sans cesse agitaient l'île. Niai
a péri dans les flammes avec Bergthora, sa femme, et ses fils. Son
gendre a échappé; résolu à poursuivre les meurtriers devant l'Al-
thing, de concert avec ceux de ses parens qui n'ont pas succombé,
il se charge pour sa part de porter plainte contre Flose, celui qui a
tué de sa main Helge, fils de Mal. Il commence toutefois par trans-
mettre son action à Mœrd, habile en droit et puissant par sa clien-
tèle. Celui-ci dénonce la cause de la façon suivante : il convoque
neuf quidr, voisins du lieu où le crime a été commis. — Ce que
sont les quidr^ nous tenterons de l'expliquer après les avoir vus à
l'œuvre; le sens du mot n'est pas obscur, si l'on remarque qu'il vient
de l'islandais kvcda, prononcer ou dire, racine qu'on retrouve dans
le vieil anglais hc quolh, il dit. — Md-'rd appelle les neuf cpiidr
par leurs noms, et les assigne au prochain Althing, pour y déclarer
si Flose a commis ou non le crime dont il l'accuse. L'Alihing
réuni, Mœrd se présente sur le rocher de la loi, prend des témoins
et dit : « Je dénonce l'agression, prévue par la loi, que Flose, fils de
Thord, a commise contre Ilelge, fils de Mal, et je dépose l'avis que
pour ce crime il soit condamné à l'exil, devenant sans refuge,
sans abri, sans secours d'aucune sorte, ses biens étant forfaits, moi-
tié pour moi et moitié pour les habitans de la contrée de l'est. Je
dénonce cette cause criminelle pour être suivie devant le tribunal
auquel, suivant la loi, elle appartient. Je dénonce suivant la for-
mule que la loi prescrit. Je dénonce pour que la poursuite ait lieu
pendant cette session, et que le châtiment atteigne pleinement
Flose, fils de Thord. Je dénonce la cause qui m'a été légalement
transmise. » Il se tut, dit l'auteur de la saga, et, de bouche en
])Ouche, on répéta sur le rocher de la loi que Mœrd avait bien et
bravement parlé. 11 reprit la parole, redit la formule, en s'adres-
sant directement cette fois à Flose, puis il s'assit. Flose l'avait
écouté attentivement; l'action était désormais introduite. — Flose,
de son côté, avait transmis sa cause à un légiste habile, Eyolf.
De retour sous sa tente, Flose lui demanda si, contre l'accusa-
tion ainsi posée, il trouvait quelque échappatoire. — En voici une,
dit Eyolf, dont nous nous servirons à défaut d'autres moyens.
Change immédiatement ta résidence; ton adversaire, s'il n'en est
pas informé, se trompera de juridiction, et son action cessera d'être
LA SAGA DE NIAL. ^^33
légale. - Le jour venu où les débats devaient s'ouvrir, Mœrd
s avança, prit des témoins et dit : « J'invite Flose, fils de Thord
ou tout homme qui aurait entrepris sa défense, à écouter mon
serment, mon exposition de la cause, et toutes les preuves aue
j ai 1 intention de produire contre lui. Je fais cette invitation légale
en présence du tribunal, à haute voix, de sorte que les iuges (do
mar) l'entendent à travers cet espace. J'ai pris Thorod et Thor-
biœrn comme témoins que je dénonce, suivant les termes de la loi
l'agression faite par Flose, fils de Thord, et la blessure par lui pra'
tiquée contre Helge, fils de Niai, blessure mortelle, qu'a suivie h
mort de Helge. J'ai déclaré qu'il avait, pour ce crime, encouru la
peme de l'exil, etc. » Prenant des témoins, il dit : « J'invite les neuf
quidr par moi désignés pour cette cause à prendre place sur le
rivage (le long du torrent qui allait se jeter dans le lac de Thing-
va la), et j'invite mon adversaire à dire s'il a des objections à faire
valoir contre eux. » Eyolf s'avança alors, prit des témoins, et ré-
cusa deux des quidr : « Ils sont parens de Mœrd, qui poursuit la
cause, dit-il, motif de récusation prévu par la loi. » A quoi la foule
des assistans s'écria que la poursuite venait de subir un échec- on
s accordait à dire que la défense était plus habile que l'accusation.
— Mœrd, embarrassé, envoya consulter Thorhall, légiste expert
qui lui dit ; (, Ta cause n'est pas perdue; Eyolf s'est abusé , il a eu
tort d avoir égard, non au vrai demandeur, mais à celui à qui la
poursuite a été transmise. » Mœrd revint donc au tribunal, dénonça
1 illega itc et fit rasseoir les quidr, et tout le peuple prononça que
Thorhall lui avait été là d'un grand secours, et que la poursuite
1 emportait à cette heure sur la défense. — Mœrd ayant de la sorte
écarté ces moyens de droit et d'autres encore invoqués contre ses
quidr, les requit de déposer leur opinion devant le tribunal. Un
d eux s'avança et prononça ces paroles, que tous confirmèrent d'un
commun accord : « Nous avons été convoqués ici par Ma-rd pour
venir déclarer si Flose, fils de Thord, a commis contre Helge, fils
delNial, 1 agression prévue par la loi, et s'il l'a blessé de la blessure
qui a entraîné sa mort. Mœrd nous a requis en vue de la cause qui
lui a ete transmise. Nous déposons donc avec notre serment notre
témoignage unanime. Nous témoignons contre Flose, nous le dé-
clarons atteint et convaincu. » Gela dit, Mœrd se présenta lui-
même et prit des témoins comme quoi ses quidr avaient rempli
leur office et condamné Flose. Prenant de nouveau des témoins, il
dit : « J'invite Flose ou tout homme par lui autorisé légalement à
présenter sa défense dans la cause que je lui ai intentée, car toutes
les preuves requises par la loi de la part de l'accusation, je les ai
produites, ainsi que tous les témoignages nécessaires. J'invite léga-
lement devant ce tribunal, à haute et'intelligible voix, afin que les
13Ù REVUE DES DEUX MONDES.
juges puissent m'entendre à travers cet espace. » La défense était
difficile, le crime ne pouvant être nié. Eyolf, l'interprète de Flose,
se déiermina donc à faire valoir contre le tribunal son argument
d'incompétence par suite du changement de résidence qu'il avait
conseillé à son client. « Je dépose, dit-il après avoir pris des té-
moins, interdiction légale aux juges de juger dans cette cause, par
suite de l'argument que j'ai produit contre elle. Je dépose interdic-
tion pleine et entière, conformément au droit de l'Althing et à la loi
du pays. » L'argument se trouvait valable en effet. La cause étant
dès lors perdue pour le demandeur devant ce tribunal, il la trans-
porta immédiatement devant une autre cour; là encore son adver-
saire lui tendit un piège, de sorte que, perdant patience, lui et les
siens, ils recoururent aux armes, et la mêlée commença.
Voilà une bien curieuse scène, qui nous montre clairement aux
prisés la rudesse des mœurs toujours près d'éclater, et en même
temps une série compliquée d'efforts vers la justice et le bon ordre.
D'une part la violence, qui, après s'être donné carrière en des que-
relles sanglantes, ne veut pas se soumettre au châtiment, appelle
à son secours des subtilités iniques, insulte au droit, et prépare de
nouvelles fureurs; mais d'autre part la loi, œuvre des hoiîimes, et
dont l'action est déjà visible, a multiplié les formalités, les précau-
tions, les instances; elle a édifié tout un système judiciaire qui té-
moigne par sa complexité d'un travail et d'un zèle attentifs aux-
quels tôt ou tard sera dû le succès. 11 ne serait sans doute pas
facile de rendre compte de tout ce mécanisme, et les plus spéciaux
commentateurs, — par exemple M. Conrad Maurer, dans son His-
toire de la formation du droit gerynanique^ — ne réussissent pas à
en expliquer tous les ressorts. On distingue toutefois dans ces di-
vers tribunaux institués au sein même de l'Althing trois institutions
diverses, les témoins, les juges et les quidr. Les témoins ont un
rôle multiple qui se comprend sans peine. Les souvenirs de la saga
de Niai remontent au x* siècle, c'est-à-dire à une époque oîi la
procédure n'est pas écrite. De quelle manière, en l'absence de l'é-
criture, un droit d'autant plus complexe se maintiendra-t-il avec
quelcpje sûreté? Ce sera en invoquant la mémoire et la loyauté des
témoins, dont les assertions tiendront lieu, pour ainsi dire, de re-
gistres et de documens. 11 en fut ainsi clans le droit islandais, qui
prescrivit de prendre pour chaque formalité un certain nombre de
témoignages; l'exercice de la mémoire, constant chez ces peuples,
leur faisait de cette faculté un instrument plus perfectionné sans
doute et plus sûr que nous ne saurions l'imaginer, et, quant à la
loyauté des souvenirs, la publicité de la parole en était peut-être la
garantie : les témoins légalement invoqués avaient eux-mêmes pour
surveillans et pour témoins tous les assistans de l'.Althing. Quant
LA SAGA DE MAL. 135
aux qiddr islandais, il faut les distinguer des domar ou juges: mais
probablement l'une et l'autre fonction laissent deviner le berceau
obscur d'une grande et noble institution, celle du jury. Les quidr
comme on l'a vu par le récit de la saga, sont désignés à l'avance
par chaque partie entre les voisins du lieu où le crime s'est com-
mis pour venir au tribunal dire si l'accusé est ou non coupable.
S'ils sont unanimes, le tribunal est tenu de se conformer à leur
avis. Les juges ne sont pas des magistrats au sens moderne du
mot; ils sont désignés entre les habitans du district par le ma-
gistrat civil, qui représente la société. Ils n'ont pas plus que les
quidr fait une étude spéciale de la loi : c'est au magistrat qui pré-
side à diriger les débats, c'est aux légistes experts que l'on con-
sulte à connaître la loi, à suggérer les moyens de droit et les res-
sources légales. Le jugement des domar est souverain, quel qu'ait
été l'avis des quidr. Ceux-ci formaient un jury d'examen; les pre-
miers forment un jury de jugement. Dans le passage de ces élé-
mens encore informes à l'institution propre du jury, les quidr seront
descendus au rôle de témoins, les domar seront devenus les vrais
jurés; les légistes, réunis au président du tribunal, se seront trans-
formés en magistrats; quant aux témoins eux-mêmes, ils auront été,
quand l'usage de l'écriture se sera répandu, remplacés par les actes
publics, dont jadis leurs simples attestations tenaient lieu.
On sait l'importance des formules dans la constittition du droit
primitif, quand la parole doit jouer le rôle de l'écriture. Par une
sorte de superstition ou de convention facilement d'accord avec
l'humeur processive et l'esprit d'éristique, ces formules doivent être
répétées suivant les circonstances, sans que la mémoire en défaut
y modifie un seul terme ; la formule exactement et à propos intro-
duite par-devant témoins porte sur-le-champ son efl'et légal, tandis
que le moindre manquement devient un motif de nullité. La saga
de Mal contient à ce sujet de très intéressantes pages; en voici une
assez caractéristique pour mériter d'être citée.
Gunnar avait une parente, Unna, fille de Mœrd, qui avait épousé
Hrut; mais Ilrut, pendant ses voyages, avait été charmé par une
femme étrangère. Unna, délaissée, quitta secrètement la maison
de son mari et retourna chez son père, par qui elle fit réclamer ses
biens. Comme il n'y avait pas eu divorce, Hrut se contenta d'offrir
le duel, que le vieux père ne put accepter. Unna vint donc prier
son parent Gunnar de se charger de cette poursuite; mais il fallait
que la formule de citation fut prononcée dans toute son intégrité et
de. son propre aveu en présence de la partie adverse, et qu'il fût
constaté par témoins qu'elle l'avait entendue. Gunnar alla consul-
ter son ami Niai.
136 REVUE DES DEUX MONDES.
« L'entreprise est difficile, dit ce dernier; je vais t'indiquer cependant
la voie que je crois la meilleure ; tu peux réussir, mais à la condition
d'observer ponctuellement mes avis. Si tu négliges un seul point, ta vie
même est en danger. Tu prendras deux compagnons. Par-dessus tes vê-
temens tu mettras un surtout brun d'étoffe commune, sur lequel tu jette-
ras un manteau de voyage. Porte à la main une petite hache. Chacun de
vous trois aura deux chevaux, Tun gras et l'autre maigre ; munis-toi en
particulier d'un attirail de forgeron. Vous partirez demain de bonne heure.
Quand vous arriverez à la Rivière-Blanche, souviens-toi d'enfoncer ton
chapeau sur tes yeux. Les gens se demanderont qui est cet homme à la
haute taille; tes compagnons répondront que c'est le marchand de fer-
raille Hedin, du canton d'CETiord, qui fait sa tournée. Il est bien connu
dans le pays; c'est un vaniteux qui croit seul tout savoir; pour des riens
il rompt ses marchés et querelle les gens. Tu iras jusqu'au Borgefiord en
offrant partout ta marchandise et en te montrant querelleur, afin que
le bruit se répande dans la contrée que cet Hedin est bien le pire des
hommes en affaires, et que sa réputation ne ment pas. Tu te dirigeras
par le Nordaadal vers le Ilrutafiord, et tu arriveras chez Hrut. Là offre
de nouveau tes marchandises, présentant comme le meilleur ce que tu
as de pire. Le fermier d'abord voudra voir les objets ; il y trouvera ceat
défauts : arrache-les-lui des mains, fais tapage, et parle grossièrement.
Il ne s'étonnera pas, disant qu'Hedin agit de la sorte avec tout le monde.
Cependant Hrut viendra, attiré par le vacarme; il te dira de le suivre
chez lui; accepte, salue honnêtement, il te répondra de même et te fera
asseoir sur le banc inférieur en face de son haut siège. «'Viens-tu du
nord? demandera-t-il. Réponds que tu es d'Œfiord. — Y a-t-il dans ce
canton beaucoup d'hommes renommés? Réponds que ce sont pour la
plupart de pauvres diables. — Connais-tu le Reikedal ? dira-t-il encore.
Réponds que tu connais toute l'Islande. — Y a-t-il beaucoup de braves
gens dans le Reikedal? Réponds : rien que des voleurs et des vauriens. »
Cela le fera rire, et il prendra plaisir à t'écouter. Vous en arriverez à
parler du Rangaavold, où habitait le père d'Unna. « Depuis la mort de
celui-là, diras-tu, ce n'est pas dans ce canton qu'il faut chercher les
hommes de quelque valeur. » En même temps chante -lui quelques
strophes pour l'amuser, car je sais que tu es scalde. Il te demandera
pourquoi tu es d'avis qu'après la mort de celui-là on ne saurait trouver
son pareil. Réponds : « Parce que c'était un homme si avisé qu'il ne
s'est jamais trompé dans la poursuite d'un procès. — Sais-tu cependant,
dira-t-il, ce qui s'est passé entre lui et moi? — Oui, il t'a repris ta
femme, et tu n'as rien eu à dire. — Mais il a été battu ! répliquera Hrut,
il a fait procès, et je n'ai pas rendu la dot. » Réponds : « Tu as offert
le duel, et comme il était vieux, ses amis lui ont conseillé d'abandon-
ner la cause. — C'est cela, dira-t-il ; les ignorans ont cru que telle était
LA SAGA DE NIAL. 137
la loi; mais il aurait pu reprendre l'affaire à un autre thing, s'il en avait
eu le courage. — Je le sais bien, répondras-tu. » En l'entendant parler
de la sorte, il te demandera si tu as donc quelque connaissance de la
loi. Tu lui diras : « Là bas, dans le canton du nord, je passe pour en
savoir quelque chose. Cependant j'entendrais volontiers de toi comment
on pourrait reprendre le procès. — Quel procès? — Un procès comme
par exemple celui-ci, qui du reste ne m'intéresse guère : comment de-
vrait s'y prendre celui qui, je suppose, réclamerait la dot de ta femme?
— Il faudrait que la formule de citation fût prononcée en ma présence, de
telle sorte que je l'entendisse, et dans mon domicile légal. — Récite-la
un peu, diras-tu, je la redirai après toi. » Il ne manquera pas de la ré-
citer; toi, fais bien attention à chacun des termes. Il te dira de la répé-
ter; répète-la, mais tout de travers, sur deux mots un seul de bon. Il
se mettra à rire, sans nul soupçon contre loi, et il te montrera qu'il y
avait seulement tels et tels mots justes. Rejette la faute sur tes compa-
gnons, dont la présence te trouble ; prie-le de reprendre chaque mot en
te laissant le reprendre après lui. Ainsi fera-t-il ; cette fois tu répéteras
exactement; tu lui demanderas si c'est bien; il ne pourra que répondre
qu'une telle citation serait parfaitement valable. Alors tu diras à haute
voix, de manière que tes compagnons t'entendent : « Ainsi dénoncé-je
contre toi, Hrut, le procès que ma parente Unna m'a confié. » Et puis,
dès le soir venu, quand tout le monde sera endormi, vous sellerez, au
lieu des chevaux maigres, les bons chevaux que vous aurez laissés au
pâturage, et vous gagnerez la montagne, où vous resterez trois jours. Moi
cependant je me rendrai au thing, et je t'y assisterai pour ce qu'il reste
à faire. »
Gunnar remercia Niai et s'en retourna chez lui. Deux jours après,
il fit ponctuellement ce que Niai lui avait conseillé. Tout réussit de
point en point (la saga nous le redit en détail dans une seconde
narration) comme il avait été prévu : le faux Hedin provoqua, en-
tendit, répéta d'abord tout de travers, puis fort exactement et par-
devant ses deux témoins, la formule de citation. Hrut s'aperçut trop
tard qu'une ruse où il reconnut l'habileté de Niai l'avait abusé.
Il n'est pas difficile, ce semble, d'imaginer comment cette singu-
lière page a pu être écrite. L'auteur de la saga, qui vivait beaucoup
d'années après le temps qu'il expose, a recueilli la tradition du
subterfuge, resté célèbre, par où l'habile Niai, comptant sur la va-
nité de Hrut grossièrement flattée, avait obtenu l'un de ses triom-
phes. En racontant à son tour cet exploit légendaire de son héros,
il a, selon la coutume des chroniqueurs, étendu par un commen-
taire son propre récit; il a sans doute inventé, du moins quant au
détail, la première des deux scènes, c'est-à-dire les conseils donnés
par Niai à Gunnar. H y a d'autant moins lieu de s'étonner des
138 REVUE DES DEUX MONDES.
exactes prédictions de Niai et de la docilité de Hrut , suivant la
saga islandaise, à lui donner raison, que Niai passait aux yeux de
ses contemporains et à plus l'orte raison aux yeux de leur pos-
térité, pour avoir été un de ces hommes extraordinaires, à l'esprit
perçant et subtil, qu'on croyait, peu s'en faut, doués de seconde
vue; il n'y avait nul elFort, pour ces imaginations Scandinaves du
x^ et du XI'' siècle, à se représenter un tel homme, maître dans la
science du droit et de la procédure, comme une sorte de devin dont
les paroles avaient une puissance presque magique.
On reconnaît de plus dans les récits qu'on vient de lire le forma-
lisme habituel à ces peuples. Ce même trait se rencontre à l'origine
de presque toutes les civilisations, par exemple aux premiers siè-
cles de la Grèce et de Rome. Là aussi on emploie des formules lé-
gales, auxquelles il semble que le droit primitif suppose une sorte
d'autorité surnaturelle. Le droit primitif a partout besoin de ce
secours extraordinaire; partout il fait appel en même temps à la
raison et à la poésie. Les sociétés du nord paraissent avoir conçu de
ces conditions une idée particulière, qui s'est perpétuée dans le
droit du moyen âge et qu'il est intéressant d'étudier à sa source
dans les monumens Scandinaves.
11 nous eût entraîné trop loin d'aborder, avec le secours de la
saga de Niai et du Gragas comparés, l'étude, passablement obscure
d'ailleurs, de la constitution administrative de U république islan-
daise; nous voulions surtout faire connaître la saga, dont l'intérêt
principal consiste dans la lumière qu'elle jette sur les antiquités
juridiques de toute une race destinée à jouer un grand rôle dans
la formation des sociétés européennes. Nous avons cru pouvoir re-
connaître, parmi ces règlemens d'une société qui ne devait rien à
l'influence ou aux exemples d'une autre race ni du monde classi-
que, les élémens d'une institution semblable au futur jury moderne;
nous aurions pu noter aussi, outre le wehrgeld et la vengeance pri-
vée, la présence du duel, coutume peu louable sans doute, mais
qui a cependant marqué, aux origines du moyen âge, un progrès
nouveau de l'ordre sur la violence, qui s'est substituée à la force
brutale, au meurtre aveugle et lâche 4 et qui impliquait, outre un
sentiment d'honneur, la confiance dans la justice divine. Le duel
avait en Islande ses lois rigoureuses; il avait lieu, lors des sessions
de l'Althing, dans l'île voisine du rocher de la loi. Les prescriptions
les plus détaillées en réglaient la pratique; certaines de ces pres-
criptions rapportées par les sagas sont toutes religieuses : on ame-
nait par exemple près du champ-clos un bœuf, dont le vainqueur,
aussitôt après le combat, devait abattre la tète. De plus les extré-
mités des pieux qui marquaient l'enceinte désignée étaient sculptées
en forme de têtes mystérieuses, représentant des divinités, et on
L\ SAGA DE NIAL. j^^g
ne les plaçait avant le combat qu'avec des paroles sacramentelles
Peut-être saisissons-nous dans ces détails une phase primitive et
religieuse de l'institution du duel. Aboli sous cette forme en U
lande pendant le cours de l'année 1011 par une loi de l'assem-
blée publique, il allait y renaître peu après, en vertu d'une autre
loi introduisant les épreuves judiciaires. Nouveau témoignacre que
cette étroite société islandaise, en demeurant longtemps fidèle aux
traditions du paganisme Scandinave , a fait revivre à son usaee
les plus nationales d'entre les institutions du nord, et offre à notre
étude, dans les livres malheureusement peu nombreux qu'elle nous
a transmis, un tableau de ce paganisme moins altéré par les mul
tiples influences du génie classique et de la civilisation chrétienne
. qu'il ne se montrerait ailleurs, même dans les plus anciens monu-
mens du moyen âge germanique.
N'avions-nous pas le droit aussi d'attribuer à la saga de Niai un
certain mérite au point de vue littéraire et moral ? Ce n'e-^t pas
assurément la bonne ordonnance que nous y vanterons; notre ana-
lyse fort abrégée ne doit point à cet égard faire illusion : le récit
est souvent mêlé, confus, embarrassé de mille circonstances indif-
férentes ou obscures; le chroniqueur va en avant un peu à la ma-
nière du conteur arabe, qui ne supprime ni ne classe aucun sou-
venir. Gela n'empêche pas que la narration, soit par le reflet fidèle
d'une réalité vivante, soit par une certaine simplicité instinctive et
naïve, n'offre une suite réelle dans la peinture des caractères; ceux-
là mêmes qui sont sur le second plan ne manquent pas d'apparaître
pour qui lit tout l'ouvrage, dans une lumière qui n'est point trop in-
décise. Bergthora par exemple, la femme de Niai, bien qu'elle soit
à l'occasion, elle aussi, vindicative et hautaine, passe cependant
pour être en général une bonne et pacifique maîtresse de maison;
elle ne quitte pas son mari, même dans l'extrême danger, au jour
de sa mort. Le narrateur n'a pas beaucoup à dire à son sujet, mais
il sait faire entendre que ce silence est tout à son éloge. — Nous
connaissons Halgerda : son prestige funeste, sa passion capricieuse,
tantôt amour et tantôt haine, forment le foyer qui attire à lui l'ac-
tion entière : tous les désastres accumulés finalement par elle sont
en germe dans cet oblique regard que, dès le commencement de la
saga, son oncle a remarqué dans sa physionomie d'enfant. — La
figure de Gunnar est très fortement décrite, et de toutes pièces. On
ne doit jamais oublier que c'est un redoutable viking, un de ces
rois de mer qui s'en vont faire la piraterie ou lé négoce sur les côtes
voisines ou lointaines. Au milieu des guerres privées qui agitent
l'Islande, nul n'ose accepter le duel contre lui; ses adversaires
aiment mieux l'envelopper dans quelque perfide procès. Gette force
est la raison de sa douceur : on l'a vu, ne sachant rien des aventures
j/lO REVUE DES DEUX MONDES.
passées d'Halgerda, qui ont eu lieu pendant qu'il naviguait au loin,
céder à son charme, et ne vouloir pas après cela s'en dédire; on l'a
vu opposer une réelle patience et une indulgente bonté à ses empor-
temens, maintenir fermement ses liens d'amitié avec un homme qu'il
consulte et respecte, et ne se mêler que malgré lui, après une longue
résistance, aux combats sanglans d'alentour. A la suite d'une de ces
actions d'où lui et les siens, comme à l'ordinaire, sont sortis vain-
queurs, il entend ses compagnons chanter et se réjouir, et se dit à
lui-même : « Suis-je donc moins brave que ceux-là? Comment se fait-il
qu'après avoir tué je me sente le cœur triste et pesant? » Parole tou-
chante et profonde, non pas seulement à cause du sentiment tout hu-
main qui l'inspire, mais aussi pour la sincérité de l'aveu, méritante
dans un tel temps et de la part d'un viking, et pour cette nuance dé-
licate de simplicité en même temps forte et naïve, qui lui fait se de-
mander avec étonnement s'il est donc moins courageux que ceux à
qui le meurtre ne coûte pas. Nous avons dit qu'en lisant les sagas
on pensait quelquefois à Shakspeare; n'est-ce pas ici un de ces mots
qui jaillissent des sources vives et que le grand poète anglais, avec
sa puissance d'imagination et de cœur, a su plusieurs fois deviner?
— A côté du viking Gunnar, Niai est pour toute la société islandaise
le sage renommé. Il est sage, parce qu'il est savant en droit, parce
qu'il connaît en habile juriste les dispositions, les pièges et les res-
sources de la loi. Le plus clair témoignage des troubles violens
qui agitent alors l'Islande est que des hommes tels que Gunnar et lui
finissent par être enveloppés malgré eux dans ces tourbillons de
colères et de vengeances.
Telle est, dans une trop courte analyse, qui toutefois suffira
peut-être à en offrir un aspect général, celte principale saga islan-
daise, monument du xi* siècle, à la fois précieuse au point de vue
de l'histoire politique et de l'histoire morale et littéraire. Elle nous
décrit mieux qu'elles ne sauraient être décrites nulle part ailleurs
quelques-unes des institutions ou des idées primitives du monde
germanique; elle nous rappelle cette petite et énergique société is-
landaise dont nos livres d'histoire générale ignorent, peu s'en faut,
l'existence. Combien peut-être de ces foyers épars où l'intelligence
humaine s'est vivement exercée, non sans l'appui d'une solidarité
constante avec quelqu'une des grandes races historiques, ont cepen-
dant disparu du souvenir des hommes, bien que leur date ne soit
pas très reculée ! La science doit compter au nombre de ses plus
utiles services de restituer, quand elle le peut, leurs titres, et de
réparer à leur égard de trop ingrats oublis.
A. Geffroy.
CONTES D'UNE GRAND'MÈRE
LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE.
PREMIERE PARTIE. — LE CHIEN,
A OABniELLE SAND.
Nous avions jadis pour voisin de campagne un homme dont le
nom prêtait souvent à rire : il s'appelait M. Lechien. Il en plaisan-
tait le premier et ne paraissait nullement contrarié quand les en-
fans l'appelaient Médor ou Azor.
C'était un homme très bon, très doux, un peu froid de manières,
mais très estimé pour la droiture et l'aménité de son caractère. Rien
en lui, hormis son nom, ne paraissait bizarre : aussi nous étonna-
t-il beaucoup, un jour où son chien avait fait une sottise au milieu
du dîner. Au lieu de le gronder ou de le battre, il lui adressa, d'un
ton froid et en le regardant fixement, cette étrange mercuriale.
— Si vous agissez ainsi, monsieur, il se passera du temps avant
que vous cessiez d'être chien. Je l'ai été, moi qui vous parle, et il
m'est arrivé quelquefois d'être entraîné par la gourmandise, au
point de m'emparer d'un mets qui ne m'était pas destiné; mais je
n'avais pas comme vous l'âge de raison, et d'ailleurs sachez, mon-
sieur, que je n'ai jamais cassé l'assiette.
Le chien écouta ce discours avec une attention soumise, puis il
fit entendre un bâillement mélancolique, ce qui, au dire de son
maître, n'est pas un signe d'ennui, mais de tristesse chez les chiens :
après quoi il se coucha, le museau allongé sur ses pattes de devant,
et parut plongé dans de pénibles réflexions.
Nous crûmes d'abord que, faisant allusion à son nom, notre voi-
sin avait voulu montrer simplement de l'esprit pour nous divertir;
mais son air grave et convaincu nous jeta dans la stupeur lorsqu'il
l/i2 REVUE DES DEUX MONDES.
nous demanda si nous n'avions aucun souvenir de nos existences
antérieures. — Aucun! — fut la réponse générale. M. Lechien
ayant fait du regard le tour de la table, et nous voyant tous incré-
dules, s'avisa de regarder un domestique qui venait d'entrer pour
remettre une lettre et qui n'était nullement au courant de la con-
versation. — Et vous, Sylvain, lui dit-il, vous souvenez-vous de ce
que vous avez été avant d'être homme?
Sylvain était un esprit railleur et sceptique. — Monsieur, répon-
dit-il sans se déconcerter, depuis que je suis homme j'ai toujours
été cocher : il est bien probable qu'avant d'être cocher j'ai été cheval !
— Bien répondu! — s'écria-t-on. Et Sylvain se retira aux ap-
plaudissemens des joyeux convives.
— Cet homme a du sens et de l'esprit, reprit notre voisin ; il est
bien probable, pour parler comme lui, que, dans sa prochaine exis-
tence, il ne sera plus cocher; il deviendra maître.
— Et il battra ses gens, répondit un de nous, comme, étant co-
cher, il aura battu ses chevaux.
— Je gage tout ce que vous voudrez, repartit notre ami, que
Sylvain ne bat jamais ses chevaux, de même que je ne bats jamais
mon chien. Si Sylvain était brutal et cruel, il ne serait pas devenu
bon cocher et ne serait pas destiné à devenir maître. Si je battais
mon chien, je prendrais le chemin de redevenir chien après ma mort.
On trouva la théorie ingénieuse, et on pressa le voisin de la dé-
velopper. — C'est bien simple, reprit-il, et je dirai en peu de mots.
L'esprit, la vie de l'esprit, si vous voulez, a ses lois comme la matière
organique qu'il revêt a les siennes. On prétend que l'esprit et le
corps ont souvent des tendances opposées; je le nie, du moins
je prétends que ces tendances arrivent toujours, après un combat
quelconque, à se mettre d'accord pour pousser l'animal qui est le
théâtre de cette lutte à reculer ou à avancer dans l'échelle des
êtres. Ce n'est pas l'un qui a vaincu l'autre. La vie animale n'est
pas si pernicieuse que l'on croit. La vie intellectuelle n'est pas si
indépendante que l'on dit. L'être est un; chez lui, les besoins répon-
dent aux aspirations, et réciproquement. Il y a une loi plus forte
que ces deux lois, un troisième terme qui concilie l'antithèse éta-
blie dans la vie de l'individu; c'est la loi de la vie générale, et cette
loi divine, c'est la progression. Les pas en arrière confirment la
vérité de la marche ascendante. Tout être éprouve donc à son insu
le besoin d'une transformation honorable, et mon chien, mon che-
val, tous les animaux que l'homme a associés de près à sa vie
l'éprouvent plus sciemment que les bêtes qui vivent en liberté.
Yoyez le chien ! cela est plus sensible chez lui que chez tous les
autres animaux. Il cherche sans cesse à s'identifier à moi; il aime
ma cuisine, mon fauteuil, mes amis, ma voiture. Il se coucherait
LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE. 143
dans mon lit, si je le lui permettais; il entend ma voix, il la connaît,
il comprend ma parole. En ce moment il sait parfaitement que je
parle de lui. Vous pouvez observer le mouvement de ses oreilles.
— Il ne comprend que deux ou trois mots, lui dis-je; quand vous
prononcez le mot chien, il tressaille, c'est vrai, mais le développe-
ment de votre idée reste pour lui un mystère impénétrable.
— Pas tant que vous croyez ! Il sait qu'il est en cause, il se sou-
vient d'avoir commis une faute, et à chaque instant il me demande
du regard si je compte le punir ou l'absoudre. Il a l'intelligence
d'un enfant qui ne parle pas encore.
— Il vous plaît de supposer tout cela, parce que vous avez de
l'imagination.
— Ce n'est pas de l'imagination que f ai, c'est de la mémoire.
— Ah! voilà! s'écria-t-on autour de nous. Il prétend se sou-
venir! Alors, qu'il raconte ses existences antérieures, vite! nous
écoutons.
— Ce serait, répondit M. Lechien, une interminable histoire, et
des plus confuses, car je i^ai pas la prétention de me souvenir de
tout, du commencement du monde jusqu'à aujourd'hui. La mort a
cela d'excellent qu'elle brise le lien entre l'existence qui finit et
celle qui lui succède. Elle étend un nuage épais où le moi s'éva-
nouit pour se transformer sans que nous ayons conscience de l'opé-
ration. 3Ioi qui par exception, à ce qu'il paraît, ai conservé un peu
la mémoire du passé, je n'ai pas de notions assez nettes pour mettre
de l'ordre dans mes souvenirs. Je ne saurais vous dire si j'ai suivi
l'échelle de progression régulièrement sans franchir quelques de-
grés, ni si j'ai recommencé plusieurs fois les diverses stations de
ma métempsycose. Gela, vraiment, je ne le sais pas, mais j'ai dans
l'esprit des images vives et soudaines qui me font apparaître cer-
tains milieux traversés par moi à une époque qu'il m'est impos-
sible de déterminer, et alors je retrouve les émotions et les sen-
sations que j'ai éprouvées dans ce temps-là. Par exemple, je me
retrace depuis peu une certaine rivière où j'ai été poisson. Quel
poisson? Je ne sais pas! Une truite peut-être, car je me rappelle
mon horreur pour les eaux troublées et mon ardeur incessante à re-
monter les courans. Je ressens encore l'impression délicieuse du
soleil traçant des filets déliés ou des arabesques de diamans mo-
biles sur les flots brisés. Il y avait,... je ne sais où! — les choses
alors n'avaient pas de nom pour moi, — une cascade charmante où
la lune se jouait en fusées d'argent. Je passais là des heures en-
tières à lutter contre le flot qui me repoussait. Le jour, il y avrât sur
le rivage des mouches d'or et d'émeraude qui voltigeaient sur les
herbes et que je saisissais avec une merveilleuse adresse, me faisant
de cette chasse un jeu folâtre plutôt qu'une satisfaction de voracité.
1/J4 REVUE DES DEUX MONDES.
Quelquefois les demoiselles aux ailes bleues m'efïleuraient de leur
vol. Des plantes admirables semblaient vouloir m' enlacer dans leurs
vertes chevelures; mais la passion du mouvement et de la liberté
me reportait toujours vers les eaux libres et rapides. Agir, nager,
vite, toujours plus vite, et sans jamais me reposer, ah ! c'était une
ivresse! Je me suis rappelé ce bon temps l'autre jour en me bai-
gnant dans votre rivière, et à. présent je ne l'oublierai plus !
— Encore, encore! s'écrièrent les enfans qui écoutaient de toutes
leurs oreilles. Avez-vous été grenouille, lézard, papillon?
— Lézard, je ne sais pas, grenouille probablement; mais papillon,
je m'en souviens à merveille. J'étais fleur, une jolie fleur blanche
délicatement découpée, probablement une sorte de saxifrage sar-
menteuse pendant sur le bord d'une source, et j'avais toujours soif,
toujours soif. Je me penchais sur l'eau sans pouvoir l'atteindre, un
vent frais me secouait sans cesse. Le désir est une puissance dont
on ne connaît pas la limite. Un matin, je me détachai de ma tige,
je flottai soutenu par la brise. J'avais des ailes, j'étais libre et vi-
vant. Les papillons ne sont que des fleurs envolées un jour de fête
où la nature était en veine d'invention et de fécondité.
— Très joli, lui dis-jc, mais c'est de la poésie?
— Ne l'empêchez pas d'en faire, s'écrièrent les jeunes gens; il
nous amuse! — Et s'adressant à lui : — Pouvcz-vous nous dire à
quoi vous songiez quand vous étiez une pierre?
— Une pierre est une chose et ne pense pas, répondit-il ; je ne
me rappelle pas mon existence minérale, pourtant je l'ai subie
comme vous tous, et il ne faudrait pas croire que la vie inorganique
soit tout à fait inerte. Je ne m'étends jamais sur une roche sans
ressentir à son contact quelque chose de particulier qui m'aflirme
les antiques rapports que j'ai dû avoir avec elle. Toute chose est un
élément de transformation. La plus grossière a encore sa vitalité
latente dont les sourdes pulsations appellent la lumière et le mou-
vement : l'homme désire, l'animal et la plante aspirent, le minéral
attend. Mais pour me soustraire aux questions embarrassantes que
vous m'adressez, je vais choisir une de mes existences que je me
retrace le mieux, et vous dire comment j'ai vécu, c'est-à-dire agi
et pensé la dernière fois que j'ai été chien. Ne vous attendez pas à
des aventures dramatiques, à des sauvetages miraculeux; chaque
animal a son caractère personnel. C'est une étude de caractère que
je vais vous communiquer.
On apporta les flambeaux, on renvoya les domestiques, on fit
silence, et l'étrange narrateur parla ainsi :
J'étais un joli petit bouledogue, un ratier de pure race. Je ne
me rappelle ni ma mère, dont je fus séparé très jeune, ni la cruelle
opération qui trancha ma queue et eflila mes oreilles. On me trouva
LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE. 145
beau ainsi mutilé, et de bonne heure j'aimai les complimens. Du
plus loin que je me souvienne, j'ai compris le sens des mots beau
chien, Joli chien, j'aimais aussi le mot blanc. Quand les enfans,
pour me faire fête, m'appelaient lapin blanc, j'étais enchanté. J'ai-
mais à prendre des bains, mais comme je rencontrais souvent des
eaux bourbeuses où la chaleur me portail à me plonger, j'en sortais
tout terreux, et on m'appelait lapin jaune ou lapin noir, ce qui
m'humiliait beaucoup. Le déplaisir que j'en éprouvai mainte fois
m'amena à faire une distinction assez juste des couleurs.
La première personne qui s'occupa de mon éducation morale fut
une vieille dame qui avait ses idées. Elle ne tenait pas à ce que je
fusse ce qu'on appelle dressé. Elle n'exigea pas que j'eusse le ta-
lent de rapporter et de donner la patte. Elle disait qu'un chien n'ap-
prenait pas ces choses sans être battu. Je comprenais très bien ce
mot-là, car le domestique me battait quelquefois à l'insu de sa maî-
tresse. J'appris donc de bonne heure que j'étais protégé, et qu'en
me réfugiant auprès d'elle je n'aurais jamais que des caresses et des
encouragemens. J'étais jeune et j'étais fou. J'aimais à tirer à moi et
à ronger les bâtons. C'est une rage que j'ai conservée pendant toute
ma vie de chien et qui tenait à ma race, à la force de ma mâchoire
et à l'ouverture énorme de ma gueule. Évidemment la nature avait
fait de moi un dévorant. Instruit à respecter les poules et les ca-
nards, j'avais besoin de me battre avec quelque chose et de dépen-
ser la force de mon organisme. Enfant comme je l'étais, je faisais
grand mal dans le petit jardin de la vieille dame; j'arrachais les
tuteurs des plantes et souvent la plante avec. Le jardinier voulait
me corriger, ma maîtresse l'en empêchait , et, me prenant à part,
elle me parlait très sérieusement. Elle me répétait à plusieurs re-
prises, en me tenant la tète et en me regardant bien dans les yeux:
— Ce que vous avez fait est mal, très mal, on ne peut plus mal!
Alors elle plaçait un bâton devant moi et me défendait d'y tou-
cher. Quand j'avais obéi, elle disait : — C'est bien, très bien, vous
êtes un bon chien, — 11 n'en fallut pas davantage pour faire éclore
en moi ce trésor inappréciable de la conscience que l'éducation
communique au chien quand il est bien doué et qu'on ne l'a pas
dégradé par les coups et les injures.
J'acquis donc ainsi très jeune le sentiment de la dignité, sans le-
quel la véritable intelligence ne se révèle ni à l'animal, ni à l'homme.
Celui qui n'obéit qu'à la crainte ne saura jamais se commander à
lui-même.
J'avais dix-huit mois, et j'étais dans toute la fleur de la jeunesse
et de ma beauté, quand ma maîtresse changea de résidence et m'a-
mena à la campagne qu'elle devait désormais habiter avec sa fa-
XOMK XII. — 1875, ^^
1/1,6 REVUE DES DEUX MONDES.
mille. Il y avait un grand parc, et je connus les ivresses de la li-
berté. Dès que je vis le fils de la vieille dame, je compris à la
manière dont ils s'embrassèrent et à l'accueil qu'il me fit que
c'était là le maître de la maison, et que je devais me mettre à ses
ordres. Dès le premier jour, j'emboîtai donc le pas derrière lui d'un
air si raisonnable et si convaincu qu'il me prit en amitié, me ca-
ressa et me fit coucher dans son cabinet. Sa jeune femme n'aimait
pas beaucoup les chiens et se fût volontiers passée de moi; mais
j'obtins grâce devant elle par ma sobriété, ma discrétion et ma pro-
preté. On pouvait me laisser seul en compagnie des plats les plus
alléchans; il m'arriva bien rarement d'y goûter du bout de la
langue. Outre que je n'étais pas gourmand et n'aimais pas les
friandises, j'avais un grand respect de la propriété. On m'avait dit,
car on me parlait comme à une personne : — Voici ton assiette, ton
écuelle à eau, ton coussin et ton tapis. — Je savais que ces choses
étaient à moi, et il n'eut pas fait bon me les disputer; mais jamais
je ne songeai à empiéter sur le bien des autres.
J'avais aussi une qualité qu'on appréciait beaucoup. Jamais je ne
mangeai de ces immondices dont presque tous les chiens sont
friands, et je ne me roulais jamais dessus. Si, pour avoir couché
sur le charbon ou m'étre roulé sur la terre, j'avais noirci ou jauni
ma robe blanche, on pouvait être sûr que je ne m'étais souillé à
aucune chose malpropre.
Je montrai aussi une qualité dont on me tint compte. Je n'aboyai
jamais et ne mordis jamais personne. L'aboiement est une menace
et une injure. J'étais trop intelligent pour ne pas comprendre que
les personnes saluées et accueillies par mes maîtres devaient être
reçues poliment par moi, et, quant aux démonstrations de tendresse
et de joie qui signalaient le retour d'un ancien jami, j'y étais fort
attentif. Dès lors je lui témoignais ma sympathie par des caresses.
Je faisais mieux encore, je guettais le réveil de ces hôtes aimés, pour
leur faire les honneurs de la maison et du jardin. Je les promenais
ainsi avec courtoisie jusqu'à ce que mes maîtres vinssent me rem-
placer. On me sut toujours gré de cette notion d'hospitalité que
personne n'eût songé à m'enseigner et que je trouvai tout seul.
Quand il y eut des enfans dans la maison, je fus véritablement
heureux. A la première naissance, on fut un peu inquiet de la curiosité
avec laquelle je flairais le bébé. J'étais encore impétueux et brusque,
on craignait que je ne fusse brutal ou jaloux. Alors ma vieille maî-
tresse prit l'enfant sur ses genoux en disant : — Il faut faire la mo-
rale à Fadet; ne craignez rien, il comprend ce qu'on lui dit... Voyez,
me dit-elle, voyez ce cher poupon, c'est ce qu'il y a de plus précieux
dans la maison. Aimez-le bien, touchez-y doucement, ayez-en le
plus grand soin. Vous m'entendez bien, Fadet, n'est-ce pas? Vous
LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE. li/
aimerez ce cher enfant. — Et, devant moi, elle le baisa et le serra
doucement contre son cœur.
J'avais parfaitement compris. Je demandai par mes regards et
mes manières à baiser aussi cette chère créature. La grand'mère
approcha de moi sa petite main en me disant encore : — Bien dou-
cement, Fadet, bien doucement! — Je léchai la petite main et
trouvai l'enfant si joli que je ne pus me défendre d'effleurer sa
joue rose avec ma langue, mais ce fut si délicatement qu'il n'eut
pas peur de moi, et c'est moi qui, un peu plus tard, obtins son
premier sourire.
Un autre enfant vint deux ans après, c'étaient alors deux petites
filles. L'aînée me chérissait déjà. La seconde fit de même, et on me
permettait de me rouler avec elles sur les tapis. Les parens crai-
gnaient un peu ma pétulance, mais la grand'mère m'honorait d'une
confiance que j'avais à cœur de mériter. Elle me répétait de temps
en temps : — Bien doucement, Fadet, bien doucement ! — Aussi
n'eut-on jamais le moindre reproche à m'adresser. Jamais, dans
mes plus grandes gaîtés, je ne mordillai leurs mains jusqu'à les
rougir, jamais je ne déchirai leurs robes, jamais je ne leur mis mes
pattes dans la figure. Et pourtant Dieu sait que dans leur jeune
âge elles abusèrent souvent de ma bonté , jusqu'à me faire souf-
frir. Je compris qu'elles ne savaient ce qu'elles faisaient, et ne me
fâchai jamais. Elles imaginèrent un jour de m'atteler à leur petite
voiture de jardinage et d'y mettre leurs poupées! Je me laissai
harnacher et atteler. Dieu sait comme, et je traînai raisonnablement
la voilure et les poupées aussi longtemps qu'on voulut. J'avoue
qu'il y avait un peu de vanité dans mon fait parce que les domes-
tiques étaient émerveillés de ma docilité. — Ce n'est pas un chien,
disaient-ils, c'est un cheval ! — Et toute la journée les petites filles
m'appelèrent cheval blanc, ce qui, je dois le confesser, me flatta
infiniment.
On me sut d'autant plus de gré de ma raison et de ma douceur
avec les enfans que je ne supportais ni injures ni menaces de la
part des autres. Quelque amitié que j'eusse pour mon maître, je
lui prouvai une fois combien j'avais à cœur de conserver ma di-
gnité. J'avais commis une faute contre la propreté par paresse de
sortir, et il me menaça de son fouet. Je me révoltai et m'élançai
au-devant des coups en montrant les dents. Il était philosophe, il
n'insista pas pour me punir, et, comme quelqu'un lui disait qu'il
n'eût pas dû me pardonner cette révolte, qu'un chien rebelle doit
être roué de coups, il répondit : — Non î Je le connais, il est in-
trépide et entêté au combat, il ne céderait pas; je serais forcé de le
tuer, et le plus puni serait moi. — 11 me pardonna donc, et je l'en
aimai d'autant plus.
H8 REVUE DES DEUX MONDES.
J'ai passé une vie bien douce et bien heureuse dans cette maison
bônie. Tous m'aimaient, les serviteurs étaient doux et pleins iVv-
gards pour moi, les enfans, devenus grands, m'adoraient et me di-
saient les choses les plus tendres et les plus flatteuses, mes maîtres
avaient réellement de l'estime pour mon caractère et déclaraient que
mon alTection n'avait jamais eu pour mobile la gourmandise i;i au-
cune passion basse. J'aimais leur société, et, devenu vieux, moins
démonstratif par conséquent, je leur témoignais mon amiti" en dor-
mant à leurs pieds ou à leur porte quand ils avaient oublié de me
l'ouvrir. J'étais d'une discrétion et d'un savoir-vivre irréprochables,
bien que très indépendant et nullement surveillé. Jamais je ne
grattai à une porte, jamais je ne fis entendre de gémissemens im-
portuns. Quand je sentis les premiers rhumatismes, on me traita
coumie une personne. Chaque soir, mon maître m'enveloppait dans
mon tapis; s'il tardait un peu à y songer, je me plantais prés de
lui en le regardant, mais sans le tirailler ni l'ennuyer de mes ob-
sessions.
La seule chose que j'aie à me reprocher dans mon existence ca-
nine, c'est mon peu de bienveillance pour les autres chiens.
Éiait-ce pressentiment de ma prochaine séparation d'espèce, était-ce
crainte de retarder ma promotion à un grade plus élevé, qui me fai-
sait haïr leurs gr is-i^îretés et leurs vices? Redoutais-je de redevenir
trop chien dans leur société, avais-je l'orgueil du mépris pour leur
infériorité intellectuelle et morale? Je les ai cruellement houspillés
toute ma vie, et on déclara souvent que j'étais terriblement méchant
avec mes semblables. Pourtant je dois dire à ma décharge que je
ne fis jamais de mal aux faibles et aux petits. Je m'attaquais aux
plus gros et aux plus forts avec une audace héroïque. Je revenais
harassé, couvert de blessures, et, à peine guéri, je recommençais.
J'étais ainsi avec ceux qui ne m'étaient pas présentés. Quand un
ami de la maison amenait son chien, on me faisait un discours sé-
rieux en m'engageant à la politesse et en me rappelant les devoirs
de l'hospitalité. On me disait son nom, on approchait sa figure de
la mienne. On apaisait mes premiers grognemens avec de bonnes
paroles qui me rappelaient au respect de moi-même. Alors c'était
fini pour toujours, il n'y avait plus de querelles, ni même de pro-
vocations; mais je dois dire que sauf Moutonne, la^chienne du ber-
ger, pour laquelle j'eus toujours une grande amitié et qui me dé-
fendait contre les chiens ameutés contre moi, je ne me liai jamais
avec aucun animal de mon espèce. Je les trouvais tous trop infé-
rieurs à moi, même les beaux chiens de chasse et les petits chiens
savans qui avaient été forcés par les châtimens à maîtriser leurs
instincts. Moi, qu'on avait toujours raisonné avec douceur, si j'étais,
comme eux, esclave de mes passions à certains égards où je n'avais
LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE. i!l9
à risquer que moi-même, j'étais obéissant et sociable avec l'homme,
parce qu'il me plaisait d'être ainsi et que j'eusse rougi d'être au-
trement.
Une seule fois je parus ingrat, et j'éprouvai un grand chagrin.
Une maladie épiclémique ravageait le pays, toute la famille partit
emmenant les enfans, et, comme on craignait mes larmes, on ne
m'avertit de rien. Un matin je me trouvai seul avec le domestique,
qui prit grand soin de moi, mais qui, préoccupé pour lui-même,
ne s'efforça pas de me consoler, ou ne sut pas s'y prendre. Je tom-
bai dans le désespoir, cette maison déserte par un froid rigoureux
était pour moi comme un tombeau. Je n'ai jamais été gros mangeur,
mais je perdis complètement l'appétit et je devins si maigre que
l'on eût pu voir à travers mes côtes. Enfin après un temps qui me
parut bien long, ma vieille maîtresse revint pour préparer le retour
de la famille, et je ne compris pas pourquoi elle revenait seule ; je
crus que son fils et les enfans ne reviendraient jamais, et je n'eus
pas le courage de lui faire la moindre caresse. Elle fit allumer du
feu dans sa chambre et m'appela en m'invitant à me chauffer, puis
elle se mit à écrire pour donner des ordres et j'entendis qu'elle di-
sait en parlant de moi : — Vous ne l'avez donc pas nourri? il est d'une
maigreur effrayante, allez me chercher du pain et de la soupe. —
Mais je refusai de manger. Le domestique parla de mon chagrin.
Elle me caressa beaucoup et ne put me consoler, elle eût dû me
dire que les enfans se portaient bien et allaient revenir avec leur
père. Elle n'y son.L;ea pas, et s'éloigna en se plaignant de ma froi-
deur, qu'elle n'avait pas comprise. Elle me rendit pourtant son es-
time quelques jours après, lorsqu'elle revint avec la famille. Les
tendresses que je fis aux enfans surtout lui prouvèrent bien que
j'avais le cœur fidèle et sensible.
Sur mes vieux jours, un rayon de soleil embellit ma vie. On
amena dans la maison la petite chienne Lisette, que les enfans se
disputèrent d'abord, mais que l'aînée céda à sa sœur en disant
qu'elle préférait un vieux ami comme moi à toutes les nouvelles con-
naissances. Lisette fut aimable avec moi, et sa folâtre enfance égaya
mon hiver. Elle était nerveuse et tyrannique, elle me mordait cruel-
lement les oreilles. Je criais et ne me fâchais pas, elle était si gra-
cieuse dans ses impétueux ébats! elle me forçait à courir et à bon-
dir avec elle. iMais ma grande affection était en somme pour la
petite fille qui me préférait à Lisette et qui me parlait raison, sen-
timent et moralité, comme avait fait sa grand'mère.
Je n'ai pas souvenir de mes dernières années et de ma mort. Je
crois que je m'éteignis doucement au milieu des soins et des en-
couragemens. On avait certainement compris que je méritais d'être
homme, puisqu'on avait toujours dit qu'il ne me manquait que la
150 REVUE DES DEUX MONDES.
parole. J'ignore pourtant si mon esprit franchit d'emblée cet abîme.
J'ignore la forme et l'époque de ma renaissance, je crois pourtant
que je n'ai pas recommencé l'existence canine, car celle que je viens
de vous raconter me paraît dater d'hier. Les costumes, les habi-
tudes, les idées que je vois aujourd'hui ne diffèrent pas essentiel-
lement de ce que j'ai vu et observé étant chien...
Le sérieux avec lequel notre voisin avait parlé nous avait forcés
de l'écouter avec attention et déférence. Il nous avait étonnés et
intéressés. Nous le priâmes de nous raconter quelqu'autre de ses
existences. — C'est assez pour aujourd'hui, nous dit-il, je tâche-
rai de rassembler mes souvenirs, et peut-être plus tard vous ferai-
je le récit d'une autre phase de ma vie antérieure.
SECONDE PARTIE. — LA FLEUR SACREE.
A ALROnK SAM).
Quelques jours après que M. Lechien nous eut raconté son his-
toire, nous nous retrouvions avec lui chez un Anglais riche qui
avait beaucoup voyagé en Asie, et qui parlait volontiers des choses
intéressantes et curieuses qu'il avait vues.
Comme il nous disait la manière dont on chasse les éléphans
dans le Laos, M. Lechien lui demanda s'il avait jamais tué lui-même
un de ces animaux.
— Jamais! répondit sir William. Je ne me le serais point par-
donné. L'éléphant m'a toujours paru si près de l'homme par l'intel-
ligence et le raisonnement que j'aurais craint d'interrompre la car-
rière d'une âme en voie de transformation.
— Au fait, lui dit quelqu'un, vous avez longtemps vécu dans
l'Inde, vous devez partager les idées de migration des âmes que
monsieur nous exposait l'autre jour d'une manière plus ingénieuse
que scientifique.
— La science est la science, répondit l'Anglais. Je la respecte in-
finiment, mais je crois que, quand elle veut trancher affirmative-
ment ou négativement la question des âmes, elle sort de son do-
maine et ne peut rien prouver. Ce domaine est l'examen des faits
palpables^ d'où elle conclut à des lois existantes. Au-delà, elle n'a
plus de certitude. Le foyer d'émission de ces lois échappe à ses
investigations, et je trouve qu'il est également contraire à la vraie
doctrine scientifique de vouloir prouver V existence ou la non-exis-
tence d'un principe quelconque. En dehors de sa démonstration
spéciale, le savant est libre de croire ou de ne pas croire; mais la
recherche de ce principe appartient mieux aux hommes de logique,
LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE. 151
de sentiment et d'imagination. Les raisonnemens et les hypothèses
de ceux-ci n'ont, il est vrai, de valeur qu'autant qu'ils respec-
tent ce que la science a vérifié dans l'ordre des faits; mais là où
la science est impuissante à nous éclairer, nous sommes tous libres
de donner aux faits ce que vous appelez une interprétation ingé-
nieuse, ce qui, selon moi, signifie une explication idéaliste fondée
sur la déduction, la logique et le sentiment du juste dans l'équi-
libre et l'ordonnance de l'univers.
— Ainsi, reprit celui qui avait interpellé sir William, vous êtes
bouddhisjte?
— D'une certaine façon, répondit l'Anglais; mais nous pourrions
trouver un sujet de conversation plus récréatif pour les enfans qui
nous écoutent.
— Moi, dit une des petites filles, cela m'intéresse et me plaft.
Pourriez-fOus me dire ce que j'ai été avant d'être une petite fille?
— Vous avez été un petit ange, répondit sir William.
— Pas de complimens! reprit l'enfant. Je crois que j'ai été tout
bonnement un oiseau, car il me semble que je regrette toujours le
temps où je volais sur les arbres et ne faisais que ce que je voulais.
— Eh bien! reprit sir William, ce regret serait une preuve de
souvenir. Chacun de nous a une préférence pour un animal quel-
conque et se sent porté à s'identifier à ses impressions comme s'il
les avait déjà ressenties pour son propre compte.
— Quel est votre animal de prédilection? lui demandai-je.
— Tant que j'ai été Anglais, répondit-il, j'ai mis le cheval au
premier rang. Quand je suis devenu Indien, j'ai mis l'éléphant au-
dessus de tout.
— Mais, dit un jeune garçon, est-ce que l'éléphant n'est pas très
laid?
— Oui, selon nos idées sur l'esthétique. Mous prenons pour type
du quadrupède le cheval ou le cerf; nous aimons l'harmonie dans'- la
proportion, parce qu'au fond nous avons toujours dans l'esprit le
type humain comme tyq)e suprême de cette harmonie; mais, quand
on quitte les régions tempérées et qu'on se trouve en face d'une
nature exubérante, le goût change, les yeux s'attachent à d'autres
lignes, l'esprit se reporte à un ordre de création antérieure plus
grandiose, et le côté fruste de celte création ne choque plus nos
regards et nos pensées. L'Indien, noir, petit, grêle, ne donne pas
l'idée d'un roi de la création. L'Anglais, rouge et massif, paraît là
plus imposant que chez lui; mais l'un et l'autre, qu'ils aient pour
cadre une cabane de roseaux ou un palais de marbre, sont encore
effacés comme de vulgaires détails dans l'ensemble du tableau que
présente la nature environnante. Le sens artiste éprouve le besoin
de formes supérieures à celles de l'homme, et il se sent pris de res-
152 REVUE DES DEUX MONDES.
pect pour les êtres capables de se développer fièrement sous cet
ardent soleil qui étiole la race humaine. Là où les roches sont for-
midables, les végétaux effrayans d'aspect, les déserts inaccessibles,
le pouvoir humain perd son prestige, et le monstre surgit à nos yeux
comme la suprême combinaison harmonique d'un monde prodi-
gieux. Les anciens habitans de cette terre redoutable l'avaient bien
compris. Leur art consistait dans la reproduction idéalisée des
formes monstrueuses. Le buste de l'éléphant était le couronne-
ment principal de leurs parthénons. Leurs dieux étaient des mons-
tres et des colosses. Leur architecture pesante, surmontée de tours
d'une hauteur démesurée, semblait chercher le beau dans l'absence
de ces proportions harmoniques qui ont été l'idéal des peuples
d'Occident.
Ne vous étonnez donc pas de m'entendre dire qu'après avoir
trouvé cet art barbare et ces types effroyables, je m'y suis habitué
au point de les admirer et de trouver plus tard nos arts froids et
nos types mesquins. Et puis tout, dans l'Inde, concourt à idéaliser
l'éléphant. Son culte est partout dans le passé, sous une forme
ou sous une autre. Les reproductions de son type ont une va-
riété d'intentions surprenante , car, selon la pensée de l'artiste,
il représente la force menaçante ou la bénigne douceur de la di-
vinité qu'il encadre. Je ne crois pas qu'il ait été jamais, quoi qu'en
aient dit les anciens voyageurs, adoré personnellement comme un
dieu; mais il a été, il est encore regardé comme un symbole et un
palladium. L'éléphant blanc des temples de Siam est toujours con-
sidéré comme un animal sacré.
— Parlez-nous de cet éléphant blanc, s'écrièrent les enfans.
Est-il vraiment blanc? l'avez-vous vu?
— Je l'ai vu, et en le contemplant au milieu des fêtes triom-
phales qu'il semblait présider, il m'est arrivé une chose singulière.
— Quoi? reprirent les enfans.
— Une chose que j'hésite à vous dire, — non pas que je craigne la
raillerie en un sujet si grave, mais en vérité je crains de ne pas vous
convaincre de ma sincérité et d'être accusé d'improviser un roman
pour rivaliser avec l'édifiante et sérieuse histoire de M. Lechien.
— Dites toujours, dites toujours! Nous ne critiquerons pas, nous
écouterons bien sagement.
— Eh bieni mes enfans, reprit l'Anglais, voici ce qui'm'est ar-
rivé. En contemplant la majesté de l'éléphant sacré marchant d'un
pas mesuré au son des instrumens et marquant le rhythme avec sa
trompe, tandis que des Indiens, qui semblaient être bien réelle-
ment les esclaves de ce monarque, balançaient au-dessus de sa
tête des parasols rouges et or, j'ai fait un effort d'esprit pour saisir
sa pensée dans son œil tranquille, et tout à coup il m'a semblé
LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE. 153
qu'une série d'existences passées, insaisissables à la mémoire de
l'homme, venait de rentrer dans la mienne.
— Comment? vous croyez...
— Je crois que certains grands animaux nous semblent pensifs
et absorbés parce qu'ils se souviennent. Où serait l'erreur de la
Providence? L'homme oublie, parce qu'il a trop à faire pour que le
souvenir lui soit bon. 11 termine la série des animaux contemplatifs,
il pense réellement et cesse de rêver. A peine né, il devient la proie
de la loi du progrès, l'esclave de la loi du travail. Il faut qu'il
rompe avec les images du passé pour se porter tout entier vers la
conception de l'avenir. La loi qui lui a fait cette destinée ne serait
pas juste, si elle ne lui retirait pas la faculté de regarder en arrière
et de perdre son énergie dans de vains regrets et de stériles com-
paraisons.
— Quoi qu'il en soit, dit vivement M. Lechien, racontez vos sou-
venirs; il m'importe beaucoup de savoir qu'une fois en votre vie
vous avez éprouvé le phénomène que j'ai subi plusieurs fois.
— J'y consens, répondit sir William, car j'avoue que votre
exemple et vos affirmations m'ébranlent et m'impressionnent beau-
coup. Si c'est un simple rêve qui s'est emparé de moi pendant la
cérémonie que présidait l'éléphant sacré, il a été si précis et si
frappant que je n'en ai pas oublié la moindre circonstance. Et moi
aussi j'avais été éléphant, éléphant blanc, qui plus est, éléphant
sacré par conséquent, et je revoyais mon existence entière à partir
de ma première enfance dans les jungles et les forêts de la pres-
qu'île de Malacca.
C'est dans ce pays, alors si peu connu des Européens, que se
reportent mes premiers souvenirs, à une époque qui doit remonter
aux temps les plus floiissans de l'établissement du bouddhisme,
longtemps avant la domination européenne. Je vivais dans ce dé-
sert étrange, dans cette Chersom\<!c d'or des anciens, une presqu'île
de trois cent soixante lieues de longueur, large en moyenne de
trente lieues. Ce n'est, à vrai dire, qu'une chaîne de montagnes pro-
jetée sur la mer et couronnée de forêts. Ces montagnes ne sont pas
très hautes. La principale, le mont Ophir, n'égale pas le Puy de
Dôme; mais, par leur situation isolée entre deux mers, elles sont
imposantes. Les versans sont parfois inaccessibles à l'homme. Les
habitans des côtes. Malais et autres, y font pourtant aujourd'hui
une guerre acharnée aux animaux sauvages, et vous avez à bas prix
l'ivoire et les autres produits si facilement exportés de ces régions
redoutables. Pourtant l'homme n'y est pas encore partout le maître,
et il ne l'était pas du tout au temps dont je vous parle. Je gran-
dissais heureux et libre sur les hauteurs, dans le sublime rayon-
nement d'un ciel ardent et pur, rafraîchi par l'élévation du sol et
154 BEVUE DES DEUX MONDES.
la brise de mer. Qu'elle était belle, cette mer de la Malaisie avec
ses milliers d'îles vertes comme l'émeraude et d'écueils blancs
comme l'albâtre, sur le bleu sombre des flots! Quel iiorizon s'ou-
vrait à nos regards, quand du haut de nos sanctuaires de rochers
nous embrassions de tous côtés l'horizon sans limites! A la saison
des pluies nous savourions, à l'abri des arbres géans, la chaude hu-
midité du feuillage. C'était la saison douce où le recueillement de
la nature nous remplissait d'une sereine quiétude. Les plantes vi-
goureuses, à peine abattues par l'été torride, semblaient partager
notre bien-être et se retremper à la source de la vie. Les belles
lianes de diverses espèces poussaient leurs festons prodigieux et
les enlaçaient aux branches des cinnamomes et des gardénias en
fleurs. Nous dormions à l'ombre parfumée des mangliers, des ba-
naniers, des baumiers et des cannelliers. Nous avions plus de plantes
qu'il ne nous en fallait pour satisfaire notre vaste et frugal appétit.
Nous méprisions les carnassiers perfides; nous ne permettions pas
aux tigres d'approcher de nos pâturages. Les antilopes, les oryx,
les singes, recherchaient notre protection. Des oiseaux admirables
venaient se poser sur nous par bandes pour nous aider à notre
toilette. Le îioc arimn, l'oiseau géant, peut-être disparu aujour-
d'hui, s'approchait de nous sans crainte pour partager nos récoltes.
Nous vivions seuls, ma mère et moi, ne nous mêlant pas aux
troupes nombreuses des éléphans vulgaires, plus petits et d'un pe-
lage dilférent du nôtre. Étions-nous d'une race dill'érente? Je ne l'ai
jamais su. L'éléphant blanc est si rare qu'on le regarde comme une
anomalie, et les Indiens le considèrent comme une incarnation di-
vine. Quand un de ceux qui vivent dans les temples d'une nation
hindoue cesse de vivre, ou lui rend les mêmes honneurs funéraires
qu'aux rois, et souvent de longues années s'écoulent avant qu'on
ne lui trouve un successeur.
Notre haute taille efl'rayait-elle les autres éléphans? Nous étions
de ceux qu'on appelle solitaires et qui ne font partie d'aucun trou-
peau sous les ordres d'un guide de leur espèce. On ne nous dispu-
tait aucune place, et nous nous transportions d'une région à l'autre,
changeant de climat sur cette immense arête de montagnes, selon
notre caprice et les besoins de notre nourriture. Nous préférions la
sérénité des sommets ombragés aux sombres embûches de la jungle
peuplée de serpens monstrueux , hérissée de cactus et d'autres
plantes épineuses où vivent des insectes irritans. En cherchant la
canne à sucre sous des bambous d'une hauteur colossale, nous
nous arrêtions quelquefois pour jeter un coup d'œil sur les palétu-
viers des rivages; mais ma mère défiante semblait deviner que nos
robes blanches pouvaient attirer le regard des hommes, et nous
retournions vite à la région des aréquiers et des cocotiers, ces
LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE. 155
grandes vigies plantées au-dessus des jungles comme pour balancer
librement dans un air plus pur leurs éventails majestueux et leurs
palmes de cinq mètres de longueur.
Ma noble mère me chérissait, me menait partout avec elle et ne
vivait que pour moi. Elle m'enseignait à adorer le soleil et à m'a-
genouiller chaque matin à son apparition glorieuse, en relevant ma
trompe blanche et satinée, comme pour saluer le père et le roi de
la terre; en ces moments-là, l'aube pourprée teignait de rose mon
fin pelage, et ma mère me regardait avec admiration. Nous n'avions
que de hautes pensées, et notre cœur se dilatait dans la tendresse et
l'innocence. Jours heureux trop tôt envolés ! Un matin la soif nous
força de descendre le lit d'un des torrens qui, du haut de la mon-
tagne, vont en bonds rapides ou gracieux se déverser dans la mer;
c'était vers la fin de la saison sèche. La source qui filtre du sommet
de rOphir ne distillait plus une seule goutte dans sa coupe de
mousse. Il nous fallut gagner le pied delà jungle où le torrent avait
formé une suite de petits lacs, pâles diamans semés dans la ver-
dure glauque des nopals. Tout à coup nous sommes surpris par des
cris étranges, et des êtres inconnus pour moi, des hommes et des
chevaux se précipitent sur nous. Ces hommes bronzés qui ressem-
blaient à des singes ne me firent point peur, les animaux qu'ils
montaient n'approchaient de nous qu'avec effroi. D'ailleurs nous
n'étions pas en danger de mort. Nos robes blanches inspiraient le
respect, même à ces Malais farouches et cruels; sans doute ils vou-
laient nous capturer, mais ils n'osaient se servir de leurs armes.
Ma mère les repoussa d'abord fièrement et sans colère, elle savait
bien qu'ils ne pourraient pas la prendre; alors ils jugèrent qu'en
raison de mon jeune âge ils pourraient facilement s'emparer de
moi et ils essayèrent de jeter des lazos autour de mes jambes; ma
mère se plaça entre eux et moi, et fit une défense désespérée. Les
chasseurs, voyant qu'il fallait la tuer pour m'avoir, lui lancèrent
une grêle de javelots qui s'enfoncèrent dans ses vastes flancs, et je
vis avec horreur sa robe blanche se rayer de fleuves de sang.
Je voulais la défendre et la venger, elle m'en empêcha, me tint
de force derrière elle, et, présentant le flanc comme un rempart
pour me couvrir, immobile de douleur et stoïquement muette pour
faire croire que sa vie était à l'épreuve de ces flèches mortelles,
elle resta là, criblée de traits, jusqu'à ce que, le cœur transpercé
cessant de battre, elle s'affaissa comme une montagne. La terre ré-
sonna sous son poids. Les assassins s'élancèrent pour me garrotter,
et je ne fis aucune résistance. Stupéfait devant le cadavre de ma
mère, ne comprenant rien à la mort, je la caressais en gémissant,
en la suppliant de se relever et de fuir avec moi. Elle ne respirait
plus, mais des flots de larmes coulaient encore de ses yeux éteints.
156 REVUE DES DEUX MONDES.
On me jeta une natte épaisse sur la tête, je ne vis plus rien, mes
quatre jambes étaient prises dans quatre cordes de cuir d'élan. Je
ne voulais plus rien savoir, je ne me débattais pas, je pleurais, je
sentais ma mère près de moi, je ne voulais pas m'éloigner d'elle,
je me couchai. On m'emmena je ne sais comment et je ne sais où.
Je crois qu'on attela tous les chevaux pour me traîner sur le sable
en pente du rivage jusqu'à une sorte de fosse où on me laissa
seul.
Je ne me rappelle pas combien de temps je restai là, privé de
nourriture, dévoré par la soif et par les mouches avides de mon
sang. J'étais déjà fort, j'aurais pu démolir cette cave avec mes
pieds de devant et me frayer un sentier, comme ma mère m'avait
enseigné à le faire dans les versans rapides. Je fus longtemps sans
m'en aviser. Sans connaître la mort, je haïssais l'existence et ne
songeais pas à la conserver. Enfin je cédai à l'instinct et je jetai des
cris farouches. On m'apporta aussitôt des cannes à sucre et de l'eau.
Je vis des têtes inquiètes se pencher sur les bords du silo où j'étais
enseveli. On parut se réjouir de me voir manger et boire; mais, dès
que j'eus repris des forces, j'entrai en fureur et je remplis la terre
et le ciel des éclats retentissans de ma voix. Alors on s'éloigna, me
laissant démolir la berge verticale de ma prison, et je me crus en
liberté; mais j'étais dans un parc formé de tiges de bambous mons-
trueux, reliés les uns aux autres par des lianes si bien serrées que
je ne pus en ébranler un seul. Je passai encore plusieurs jours à
essayer obstinément ce vain travail, auquel résistait le perfide et
savant travail de l'homme. On m'apportait mes alimens et on me
parlait avec douceur. Je n'écoutais rien, je voulais fondre sur mes
adversaires, je frappais de mon front avec un bruit affreux les mu-
railles de ma prison sans pouvoir les ébranler; mais, quand j'étais
seul, je mangeais. La loi impérieuse de la vie l'emportait sur mon
désespoir, et, le sommeil domptant mes forces, je dormais sur les
herbes fraîches dont on avait jonché ma cage.
Enfin un jour un petit homme noir, vêtu seulement d'un sarong
ou caleçon blanc, entra seul et résolument dans ma prison en por-
tant une auge de farine de riz salé et mélangé à un corps huileux.
Il me la présenta à genoux en me disant d'une voix douce des pa-
roles où je distinguai je ne sais quelle intention affectueuse et ca-
ressante. Je le laissai me supplier jusqu'à ce que, vaincu par ses
prières, je mangeai devant lui. Pendant que je savourais ce mets
rafraîchissant, il m'éventait avec une feuille de palmier et me chan-
tait quelque chose de triste que j'écoutais avec étonnement. Il re-
vint un peu plus tard et me joua sur une petite flûte de roseau je
ne sais quel air plaintif qui me fit comprendre la pitié que je lui
inspirais. Je le laissai baiser mon front et mes oreilles. Peu à peu,
LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE. 157
je lui permis de me laver, de me débarrasser des épines qui me
gênaient et de s'asseoir entre mes jambes. Enfin au bout d'un temps
que je ne puis préciser, je sentis qu'il m'aimait et que je l'aimais
aussi. Dès lors je fus dompté, le passé s'effaça de ma mémoire, et je
consentis à le suivre sur le rivage sans songer à m'échapper.
Je vécus, je crois, deux ans seul avec lui. Il avait pour moi des
soins si tendres qu'il remplaçait ma mère et que je ne pensai plus
jamais à le quitter. Pourtant je ne lui appartenais pas. La tribu
qui s'était emparée de moi devait se partager le prix qui serait
offert par les plus riches rajahs de l'Inde dès qu'ils seraient infor-
més de mon existence. On avait donc fait un arrangement pour
tirer de moi le meilleur parti possible. La tribu avait envoyé des
députés dans toutes les cours des deux péninsules pour me ven-
dre au plus offrant, et, en attendant leur retour, j'étais confié à ce
jeune homme, nommé Aor, qui était réputé le plus habile de tous
dans l'art d'apprivoiser et de soigner les êtres de mon espèce. Il
n'était pas chasseur, il n'avait pas aidé au meurtre de ma mère. Je
pouvais l'aimer sans remords.
Bientôt je compris la parole humaine qu'à toute heure il me
faisait entendre. Je ne me rendais pas compte des. mots, mais l'in-
flexion de chaque syllabe me révélait sa pensée aussi clairement
que si j'eusse appris sa langue. Plus tard, je compris de même cette
musique de la parole humaine en quelque langue qu'elle arrivât à
mon oreille. Quand c'était de la musique chantée par la voix ou les
instrumens, je comprenais encore mieux.
J'arrivai donc à savoir de mon ami que je devais me dérober aux
regards des hommes parce que quiconque me verrait serait tenté
de m' emmener pour me vendre après l'avoir tué. Nous habitions
alors la province de Tenasserim, dans la partie la plus déserte des
monts Moghes, en face de l'archipel de Merghi. Nous demeurions ca-
chés tout le jour dans les rochers, et nous ne sortions que la nuit.
Aor montait sur mon cou et me conduisait au bain sans crainte des
alligators et des crocodiles, dont je savais le préserver en enterrant
nonchalamment dans le sable leur tète, qui se brisait sous mon
pied. Après le bain, nous errions dans les hautes forêts, où je choi-
sissais les branches dont j'étais friand et où je cueillais pour Aor
des fruits que je lui passais avec ma trompe. Je faisais aussi ma pro-
vision de verdure pour la journée. J'aimais surtout les écorces
fraîches et j'avais une adresse merveilleuse pour les détacher de la
tige jusqu'au plus petit brin; mais il me fallait du temps pour dé-
pouiller ainsi le bois, et je m'approvisionnais de branches pour les
loisirs de la journée, en prévision des heures où je ne dormais pas-
heures assez courtes, je dois le dire ; l'éléphant livré à lui-même est
noctambule de préférence.
158 REVUE DES DEUX MONDES,
Mon existence était douce et tout absorbée dans le présent, je ne
me représentais pas l'avenir. Je commençai à réfléchir sur moi-
même un jour que les hommes de la tribu amenèrent dans mon parc
de bambous une troupe d'éléphans sauvages qu'ils avaient chassés
aux flambeaux avec un grand bruit de tambours et de cymbales
pour les forcer à se réfugier dans ce piège. On y avait amené d'a-
vance des éléphans apprivoisés qui devaient aider les chasseurs à
dompter les captifs, et qui les aidèrent en efiet avec une intelligence
extraordinaire à lier les quatre jambes l'une après l'autre; mais
quelques mâles sauvages, les solitaires surtout, étaient si furieux
qu'on crut devoir m'adjoindre aux chasseurs pour en venir à bout.
On força mon cher Aor à me monter, et il essaya d'obéir, bien
qu'avec une vive répugnance. Je sentis alors le senti meni du juste
se révéler à moi, et j'eus horreur de ce que l'on prétendait me faire
faire. Ces éléphans sauvages étaient sinon mes égaux, du moins
mes semblables ; les éléphans soumis qui aidaient à consommer
l'esclavage de leurs frères me parurent tout à fait inférieurs à eux
et à moi. Saisi de mépris et d'indignation, je m'attaquai à eux seuls
et me portai à la défense des prisonniers si énergiquement que l'on
dutrenoncer à m'avilir. On me lit sortir du parc, et mon cher Aor
me combla d'éloges et de caresses. — Vous voyez bien, disait-il à
ses compagnons, que celui-ci est un ange et un saint. Jamais élé-
phant blanc n'a été employé aux travaux grossiers ni aux actes de
violence. Il n'est fait ni pour la chasse, ni pour la guerre, ni pour
porter des fardeaux, ni pour servir de monture dans les voyages.
Les rois eux-mêmes ne se permettent pas de s'asseoir sur lui, et
vous voulez qu'il s'abaisse à vous aider au domptage? Non, vous ne
comprenez pas sa grandeur et vous outragez son rang ! Ce que vous
avez tenté de faire attirera sur vous la puissance des mauvais esprits,
— Et comme on remontrait à mon ami qu'il avait lui-même travaillé
à me dompter: — Je ne l'ai dompté, répondait-il, qu'avec mes
douces paroles et le son de ma flûte. S'd me permet de le monter,
c'est qu'il a reconnu en moi son serviteur fidèle, son maltout dé-
voué. Sachez bien que le jour où l'on nous séparerait, l'un de nous
mourrait, et souhaitez que ce soit moi, car du salut de la Fleur sa-
crée dépendent la richesse et la gloire de votre tribu.
La Fleur sacrée était le nom qu'il m'avait donné et que nul ne
songeait à me contester. Les paroles de mon mahout m'avaient pro-
fondément pénétré. Je sentis que sans lui on m'eût avili, et je de-
vins d'autant plus fier et plus indépendant. Je résolus (et je me tins
parole) de ne jamais agir que par son conseil, et tous deux d'accord
nous éloignâmes de nous quiconque ne nous traitait pas avec un
profond respect. On lui avait offert de me donner pour société les
éléphans les plus beaux et les mieux dressés. Je refusai absolument
LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE. 159
de les admettre auprès de ma personne, et seul avec Aor je ne
m'ennuyai jamais.
J'avais environ quinze ans, et ma taille dépassait déjà de beau-
coup celle des éléphans adultes de l'Inde, lorsque nos députés re-
vinrent annonçant que, le rajah des Birmans ayant fait les plus
belles offres, le marché était conclu. On avait agi avec prudence. On
ne s'était adressé à aucun des souverains du royaume de Siam, parce
qu'ils eussent pu me revendiquer comme étant né sur leurs terres et
ne vouloir rien payer pour m'acquérir. Je fus donc adjugé au roi de
Pagham et conduit de nuit très mystérieusement le long des côtes de
Tenasserim jusqu'à Martaban, d'où, après avoir traversé les monts
Karens, nous gagnâmes les rives du beau fleuve Iraouady.
Il m'en avait coûté de quitter ma patrie et mes forêts; je n'y
eusse jamais consenti, si Aor ne m'eût dit sur sa flûte que la gloire
et le bonheur m'attendaient sur d'autres rivages. Durant la route,
je ne voulus pas le quitter un seul instant. Je lui permettais à peine
de descendre de mon cou, et aux heures du sommeil, pour me pré-
server d'une poignante inquiétude, il dormait entre mes jambes.
J'étais jaloux, et ne voulais pas qu'il reçût d'autre nourriture que
celle que je lui présentais; je choisissais pour lui les meilleurs
fruits, et je lui tendais avec ma trompe le vase que je remplissais
moi-même de l'eau la plus pure. Je l'cventais avec de larges feuilles;
en traversant les bois et les jungles, j'abattais sans m'arrêter les
arbustes épineux qui eussent pu l'atteindre et le déchirer. Je faisais
enfin, mais mieux que tous les autres, tout ce que font les éléphans
bien dressés, et je le faisais de ma propre volonté, non d'une ma-
nière banale, mais pour mon seul ami.
Dès que nous eûmes atteint la frontière birmane, une députation
du souverain vint au-devant de moi. Je fus inquiet du cérémonial
qui m'entourait. Je vis que l'on donnait de l'or et des présens aux
chasseurs malais qui m'avaient accompagné et qu'on les congédiait.
Allait-on me séparer d'Aor? Je montrai une agitation effrayante, et
je menaçai les hauts personnages qui approchaient de moi avec res-
pect. Aor, qui me comprenait, leur expliqua mes craintes, et leur
dit que, séparé de lui, je ne consentirais jamais à les suivre. Alors
un des ministres chargés de ma réception, et qui était resté sous une
tente, ôta ses sandales, et vint à moi pour me présenter à genoux
une lettre du roi des Birmans, écrite en bleu sur une longue feuille
de palmier dorée. Il s'apprêtait à m'en donner lecture lorsque je la
pris de ses mains et la passai à mon mahout pour qu'il me la tra-
duisît. Il n'avait pas le droit, lui qui appartenait à une caste infé-
rieure, de toucher à cette feuille sacrée. Il me pria de la rendre au
seigneur ministre de sa majesté, ce que je fis aussitôt pour marquer
ma déférence et mon amitié pour Aor. Le ministre reprit la lettre.
160 REVUE DES DEUX MONDES.
sur laq[uelle on déplia une ombrelle d'or, et il lut : « Très puissant,
très aimé et très vénéré seigneur éléphant, du nom de Fleur sa-
crée, daignez venir résider dans la capitale de mon empire, oii un
palais digne de vous est déjà préparé. Par la présente lettre royale,
moi, le roi des Birmans, je vous alloue un fief qui vous appartien-
dra en propre, un ministre pour vous obéir, une maison de deux
cents personnes, une suite de cinquante éléphans, autant de chevaux
et de bœufs que nécessitera votre service, six ombrelles d'or, un
corps de musique, et tous les honneurs qui sont dus à l'éléphant
sacré, joie et gloire des peuples. »
On me montra le sceau royal, et, comme je restais impassible
et indilTérent, on dut demander à mon mahout si j'acceptais les
ofTres du souverain. Aor répondit qu'il fallait me promettre de ne
jamais me séparer de lui, et le ministre, après avoir consulté ses
collègues, jura ce que j'exigeais. Alors je montrai une grande joie
en caressant la lettre royale, l'ombrelle d'or et un peu le visage du
ministre, qui se déclara très heureux de m'avoir satisfait.
Quoique trè5? fatigué d'un long voyage, je témoignai que je vou-
lais me mettre en marche pour voir ma nouvelle résidence et faire
connaissance avec mon collègue et mon égal, le roi de Birmanie. Ce
fut une marche triomphale tout le long du fleuve que nous remon-
tions. Ce fleuve Iraouady était d'une beauté sans égale. 11 coulait,
tantôt nonchalant, tantôt rapide, entre des rochers couverts d'une
végétation toute nouvelle pour moi, car nous nous avancions vers
le nord, et l'air était plus frais, sinon plus pur que celui de mon
pays. Tout était différent. Ce n'était plus le silence et la majesté du
désert. C'était un monde de luxe et de fêtes; partout sur le fleuve
des barques à la poupe élevée en forme de croissant, garnies de
banderoles de soie lamée d'or, suivies de barques de pêcheurs or-
nées de feuillage et de fleurs. Sur le rivage, des populations riches
sortaient de leurs habitations élégantes pour venir s'agenouiller sur
mon passage et m'oiïrir des parfums. Des bandes de musiciens et
de prêtres accourus de toutes les pagodes mêlaient leurs chants
aux sons de l'orchestre qui me précédait.
Nous avancions à très petites journées dans la crainte de me fa-
tiguer, et deux ou trois fois par jour on s'arrêtait pour mon bain.
Le fleuve n'était pas toujours guéable sur les rives. Aor me laissait
sonder avec ma trompe. Je ne voulais me risquer que sur le sable
le plus fin et dans l'eau la plus pure. Une fois sûr de mon point
de départ, je m'élançais dans le courant, si rapide et si profond qu'il
put être, portant toujours sur mon cou le confiant Aor, qui prenait
autant de plaisir que moi à cet exercice et qui, aux endroits diffi-
ciles et dangereux, ranimait mon ardeur et ma force en jouant sur
sa flûte un chant de notre pays, tandis que mon cortège et la foule
LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE. l6i
pressée sur les deux rives exprimaient leur anxiété ou leur admira-
tion par des cris, des prosternations et des invocations de bras ten-
dus vers moi. Les ministres, inquiets de l'audace d'Aor, délibé-
raient entre eux s'ils ne devaient pas m'interdire d'exposer ainsi ma
vie précieuse au salut de l'empire; mais Aor jouant toujours de
la flûte sur ma tête au ras du flot et ma trompe relevée comme
le cou d'uii paon blanc gigantesque témoignaient de notre sécu-
rité. Quand nous revenions lentement et paisiblement au rivage
tous accouraient vers moi avec des génuflexions ou des cris de
triomphe, et mon orchestre déchirait les airs de ses fanfares écla-
tantes. Cet orchestre ne me plut pas le premier jour. Il se com-
posait de trompettes au son aigu, de trompes énormes, de gongs
effroyables, de castagnettes de bambou et de tambours portés par
des éléphans de service. Ces tambours étaient formés d'une cage
ronde richement travaillée au centre de laquelle un homme ac-
croupi sur ses jambes croisées frappait tour à tour avec deux ba-
guettes sur une gamme de cymbales sonores. Une autre cage sem-
blable extérieurement était munie de timbales de divers métaux,
et le musicien, également assis au centre et porté par un élé-
phant, en tirait de puissans accords. Ce grand bruit d'instrumens
terribles choqua d'abord mon oreille délicate. Je m'y habituai pour-
tant, et je pris plaisir aux étranges harmonies qui proclamaient ma
gloire aux quatre vents du ciel. Mais je préférai toujours la mu-
sique de salon, la douce harpe birmane, gracieuse imitation des
jonques de l'Iraouady, le caïman, harmonica aux touches d'acier,
dont les *sons ont une pureté angélique, et par-dessus tout la suave
mélodie que me faisait entendre Aor sur sa flûte de roseau.
Un jour qu'il jouait sur un certain rhythme saccadé, au milieu du
fleuve, nous fûmes entourés d'une foule innomblable de gros pois-
sons dorés à la manière des pagodes qui dressaient leur tête hors
de l'eau comme pour nous implorer. Aor leur jeta un peu de riz
dont il avait toujours un petit sac dans sa ceinture. Ils manifestè-
rent une grande joie et nous accompagnèrent jusqu'au rivage, et,
comme la foule se récriait, je pris délicatement un de ces poissons
et le présentai au premier ministre, qui le b-aisa et ordonna que sa
dorure fût vite rehaussée d'une nouvelle couche, après quoi on le
remit dans l'eau avec respect. J'appris ainsi que c'étaient les pois-
sons sacrés de l'Iraouady, qui résident en un seul point du fleuve
et qui viennent à l'appel de la voix humaine, n'ayant jamais eu
rien à redouter de l'homme.
Nous arrivâmes enfin à Pagham, une ville de quatre à cinq lieues
d'étendue le long du fleuve. Le spectacle que présentait cette vallée
de palais, de temples, de pagodes, de villas et de jardins me causa
TOMB XII. — 1875. 11
162 REVUE DES DEUX MONDES.
un tel étonnement que je m'arrêtai comme pour demander à mon
mahout si ce n'était pas un rêve. Il n'était pas moins ébloui que
moi, et posant ses mains sur mon front que ses caresses pétris-
saient sans cesse : — Voilà ton empire, me dit-il. Oublie les forêts
et les jungles, te voici dans un monde d'or et de pierreries!
C'était alors un monde enchanté en effet. Tout était ruisselant
d'or et d'argent, de là base au faîte des mille temples et pagodes
qui remplissaient l'espace et se perdaient dans les splendeurs de
l'horizon. Le bouddhisme ayant respecté les monumens de l'ancien
culte, la diversité était infinie. C'étaient des masses imposantes, les
unes trapues, les autres élevées comme des montagnes à pic, des
coupoles immenses en forme de cloche, des chapelles surmontées
d'un œuf monstrueux, blanc comme la neige, enchâssé dans une
base dorée, des toits longs superposés sur des piliers à jour autour
desquels se tordaient des dragons étincelans, dont les écailles de
verre de toutes couleurs semblaient faites de pierres précieuses; des
pyramides formées d'autres toits laqués d'or vert , bleu , rouge,
étages en diminuant jusqu'au faîte, d'où s'élançait une flèche d'or
immense terminée par un bouton de cristal, qui resplendissait comme
un diamant monstre aux feux du soleil. Plusieurs de ces édifices
élevés sur le flanc du ravin avaient des perrons de trois et quatre
cents marches avec des terrassemons d'une blancheur éclatante
qui semblaient taillés dans un seul bloc du plus beau marbre. C'é-
taient des revêtemens de collines entières, faits d'un ciment de co-
rail blanc et de nacre piles. Aux flancs de certains édifices, sur les
faîtières, à tous les angles des toits, des monstres fantastiques en
bois de santal, tout bossues d'or et d'émail, semblaient s'élancer
dans le vide ou vouloir mordre le ciel. Ailleurs des édifices de bam-
bous, tout à jour et d'un travail exquis. C'était un entassement de
richesses folles, de caprices déréglés; la morne splendeur des grands
monastères noirs, d'un style antique et farouche, faisait ressortir
l'éclat scintillant des constructions modernes. Aujourd'hui ces ma-
gnificences inouies ne sont plus; alors c'était un rêve d'or, une fable
des contes orientaux réalisée par l'industrie humaine.
Aux portes de la ville, nous fûmes reçus par le roi et toute la
cour. Le monarque descendit de cheval et vint me saluer, puis on
me fit entrer dans un édifice où l'on procéda à ma toilette de céré-
monie, que le roi avait apportée dans un grand coffre de bois de
cèdre incrusté d'ivoire, porté par le plus beau et le plus paré de
ses éléphans; mais comme j'éclipsai ce luxueux subalterne quand je
parus dans mon costume d'apparat ! Aor commença par me laver et
me parfumer avec grand soin, puis on me revêtit de longues bandes
écarlates, tissées d'or et de soie, qui se drapaient avec art autour
de moi sans cacher la beauté de mes formes et la blancheur sacrée
LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE. 163
de mon pelage. On mit sur ma tête une tiare en drap écarlate ruis-
selante de gros diamans et de merveilleux rubis, on ceignit mon
front des neuf cercles de pierres précieuses, ornement consacré qui
conjure l'iiifluence des mauvais esprits. Entre mes yeux brillait un
croissant de pierreries et une plaque d'or où se lisaient tous mes
titres. Des glands d'argent du plus beau travail furent suspendus à
mes oreilles, des anneaux d'or et d'émeraudes, saphirs et diamans
furent passés dans mes défenses, dont la blancheur et le brillant
attestaient ma jeunesse et ma pureté. Deux larges boucliers d'or
massif couvrirent mes épaules, enfin un coussin de pourpre fut
placé sur mon cou, et je vis avec joie que mon cher Aor avait un
sarong de soie blanche brochée d'argent, des bracelets de bras et
de jambes en or fin et un léger chàle du cachemire blanc le plus
moelleux roulé autour de la tête. Lui aussi était lavé et parfumé.
Ses formes étaient plus fines et mieux modelées que celles des Bir-
mans, son teint était plus sombre, ses yeux plus beaux. Il était
jeune encore, et quand je le vis recevoir pour me conduire une ba-
guette tout incrustée de perles fines et toute cerclée de rubis, je
fus fier de lui et l'enlaçai avec amour. On voulut lui présenter la
légère échelle de bambou qui sert à escalader les montures de mon
espèce et qu'on leur attache ensuite au flanc pour être à même d'en
descendre à volonté. Je repoussai cet emblème de servitude, je me
couchai et j'étendis ma tète de manière que mon ami put s'y asseoir
sans rien déranger à ma parure, puis je me relevai si fier et si im-
posant, que le roi lui-même fut frappé de ma dignité, et déclara
que jamais éléphant sacré si noble et si beau n'avait attesté et as-
suré la prospérité de son empire.
Notre défilé jusqu'à mon palais dura plus de trois heures; le sol
était jonché de verdure et de fleurs. De dix pas en dix pas, des cas-
solettes placées sur mon passage répandaient de suaves parfums,
l'orchestre du roi jouait en même temps que le mien, des troupes
de bayadères admirables me précédaient en dansant. De chaque rue
qui s'ouvrait sur la rue principale débouchaient des cortèges nou-
veaux composés de tous les grands de la ville et du pays qui m'ap-
portaient de nouveaux présens et me suivaient sur deux files. L'air
chargé de parfums à la fumée bleue retentissait de fanfares qui
eussent couvert le bruit du tonnerre. C'était le rugissement d'une
tempête au milieu d'un épanouissement de délices. Toutes les mai-
sons étaient pavoisées de riches tapis et d'étoffes merveilleuses.
Beaucoup étaient reliées par de légers arcs de triomphe, ouvrages
en rotin improvisés et pavoises aussi avec une rare élégance. Du
haut de ces portes à jour des mains invisibles faisaient pleuvoir sur
moi une neige odorante de fleurs de jasmin et d'oranger.
On s'arrêta sur une grande place palissadée en arène pour me
iQll REVUE DES DEUX MONDES.
faire assister aux jeux et aux danses. Je pris plaisir à tout ce qui
était agréable et fastueux; mais j'eus horreur des combats d'ani-
maux, et, en voyant deux éléphans, rendus furieux par une nourri-
ture et un entraînement particuliers, tordre avec rage leurs trompes
enlacées et se déchirer avec leurs défenses, je quittai la place d'hon-
neur que j'occupais et m'élançai au milieu de l'arène pour séparer
les combattans. Aor n'avait pas eu le temps de me retenir, et des
cris de désespoir s'élevèrent de toutes parts. On craignait que les
adversaires ne fondissent sur moi; mais à peine me virent-ils près
d'eux, que leur rage tomba comme par enchantement et qu'ils s'en-
fuirent éperdus et humiliés. Vor, qui m'avait lestement rejoint,
déclara que je ne pouvais supporter la vue du sang et que d'ail-
leurs, après un voyage de plus de cinq cents lieues, j'avais absolu-
ment besoin de repos. Le peuple fut très ému de ma conduite, et
les sages du pays se prononcèrent pour moi, affirmant que le Boud-
dha condamnait les jeux sanglans et les combats d'animaux. J'a-
vais donc exprimé sa volonté, et on renonça pour plusieurs années
à ces cruels divertisscmens.
On me conduisit à mon palais, situé au-delà de la ville dans un
ravin délicieux au bord du fleuve. Ce palais était aussi grand et
aussi riche que celui du roi. Outre le fleuve, j'avais dans mon jardin
un vaste bassin d'eau courante pour mes ablutions de chaque in-
stant. J'otais fatigué. Je me plongeai dans le bain et me retirai dans
la salle qui devait me servir de chambre à coucher, où je restai seul
avec Aor, après avoir témoigné que j'avais assez de musique et ne
voulais d'autre société que celle de mon ami.
Cette salle de repos était une coupole imposante soutenue par une
double colonnade de marbre rose. Des étolTes du plus grand prix
fermaient les issues et retombaient en gros plis sur le parquet de
mosaïque. Mon lit était un amas odorant de bois de santal réduit en
fine poussière. Mon auge était une vasque d'argent massif où quatre
personnes se fussent baignées à l'aise. Mon râtelier était une éta-
gère de laque dorée couverte des fruits les plus succulens. Au mi-
lieu de la salle, un vase colossal en porcelaine du Japon laissait re-
tomber en cascade un courant d'eau pure qui se perdait dans une
corbeille de lotus. Sur le bord de la vasque de jade, des oiseaux d'or
et d'argent émaillés de mille couleurs chatoyantes semblaient se
pencher pour boire. Des guirlandes de spathes de pandanus odorant
se balançaient au-dessus de ma tête. Un immense éventail, \e peni-
jab des palais de l'Inde, mis en mouvement par des mains invisi-
bles, m'envoyait un air frais sans cesse renouvelé du haut de la
coupole.
A mon réveil, on fit entrer divers animaux apprivoisés, de petits
singes, des écureuils, des cigognes, des phénicoptères , des co-
LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE. 165
lombes, des cerfs et des biches de cette jolie espèce qui n'a pas plus
d'une coudée de haut. Je m'amusai un instant de cette société en-
jouée; mais je préférais la fraîcheur et la propreté immaculée de
mon appartement à toutes ces visites, et je fis connaître que la
société des hommes convenait mieux à la gravité de mon caractère.
Je vécus ainsi de longues années dans la splendeur et les délices
avec mon cher Aor; nous étions de toutes les cérémonies et de
toutes les fêtes, nous recevions la visite des ambassadeurs étran-
gers. Nul sujet n'approchait de moi que les pieds nus et le front
dans la poussière. J'étais comblé de présens, et mon palais était un
des plus riches musées de l'Asie. Les prêtres les plus savans ve-
naient me voir et converser avec moi, car ils trouvaient ma vaste
intelligence à la hauteur de leurs plus beaux préceptes, et préten-
daient lire dans ma pensée à travers mon large front toujours em-
preint d'une sérénité sublime. Aucun temple ne m'était fermé, et
j'aimais à pénétrer dans ces hautes et sombres chapelles où la figure
colossale de Gautama, ruisselante d'or, se dressait comme un soleil
au fond des niches éclairées d'en haut. Je croyais revoir le soleil
de mon désert et je m'agenouillais devant lui, donnant ainsi l'exemple
aux croyans, édifiés de ma piété. Je savais même présenter des of-
frandes à l'idole vénérée, et balancer devant elle l'encensoir d'or.
Le roi me chérissait et veillait avec soin à ce que ma maison fût
toujours tenue sur le même pied que la sienne.
Mais aucun bonheur terrestre ne peut durer. Ce digne souverain
s'engagea dans une guerre funeste contre un état voisin. 11 fut
vaincu et détrôné. L'usurpateur le relégua dans l'exil et ne lui per-
mit pas de m'emmener. 11 me garda comme un signe de sa puis-
sance et un gage de son alliance avec le Bouddha; mais il n'avait
pour moi ni amitié ni vénération, et mon service fut bientôt né-
gligé. Aor s'en affecta et s'en plaignit. Les serviteurs du nouveau
prince le prirent en haine et résolurent de se défaire de lui. Un soir,
comme nous dormions ensemble, ils pénétrèrent sans bruit chez moi
et le frappèrent d'un poignard. Éveillé par ses cris, je fondis sur les
assassins, qui prirent la fuite. Mon pauvre Aor était évanoui, son
sarong était taché de sang. Je pris dans le bassin d'argent toute
l'eau dont je l'aspergeai sans pouvoir le ranimer. Alors je me sou-
vins du médecin qui était toujours de service dans la pièce voisine,
j'allai l'éveiller et je l'amenai auprès d'Aor. Mon ami fut bien soigné
et revint à la vie; mais il resta longtemps affaibli par la perte de
son sang, et je ne voulus plus sortir ni me baigner sans lui. La
douleur m'accablait, je refusais de manger; toujours couché près de
lui , je versais des larmes et lui parlais avec mes yeux et mes
oreilles pour le supplier de guérir.
On ne rechercha pas les assassins; on prétendit que j'avais blessé
166 REVUE DES DEUX MONDES.
Aor par mégarcle avec une de mes défenses, et on parla de me les
scier. Aor s'indigna et jura qu'il avait été frappé avec un stylet. Le
médecin, qui savait bien à quoi s'en tenir, n'osa pas affirmer la
vérité. Il conseilla même à mon ami de se taire, s'il ne voulait
hâter le triomphe des ennemis qui avaient juré sa perte.
Alors un profond chagrin s'empara de moi, et la vie civilisée à
laquelle on m'avait initié me parut la plus amère des servitudes.
Mon bonheur dépendait du caprice d'un prince qui ne savait ou ne
voulait pas protéger les jours de mon meilleur ami. Je pris en dé-
goût les honneurs hypocrites qui m'étaient encore rendus pour la
forme, je reçus les visites officielles avec humeur, je chassai les baya-
dères et les musiciens qui troublaient le faible et pénible sommeil de
mon ami. Je me privai le plus possible de dormir pour veiller sur lui.
J'avais le pressentiment d'un nouveau malheur, et dans cette
surexcitation du sentiment je subis un phénomène douloureux, ce-
lui de retrouver la mémoire de mes jeunes années. Je revis dans
mes rêves troublés l'image longtemps effacée de ma mère assassinée
en me couvrant de son corps percé de flèches. Je revis aussi mon
désert, mes arbres splendides, mon fleuve Tenasserim , ma mon-
tagne d'Ophir, et ma vaste mer étincelante à l'horizon. La nostalgie
s'empara de moi et une idée fixe, l'idée de fuir, do'uina impérieu-
sement mes rêveries. Mais je voulais fuir avec Aor, et le pauvre Aor,
couché sur le flanc, pouvait à peine se soulever pour baiser mon
front penché vers lui.
Une nuit, malade moi-môme, épuisé de veilles et succombant à
la fatigue, je dormis profondément durant quelques heures. A mon
réveil, je ne vis plus Aor sur sa couche et je l'appelai en vain.
Éperdu, je sortis dans le jardin, je cherchai au bord de l'étang.
Mon odorat me fit savoir qu'Aor n'était point là et qu'il n'y était pas
venu récemment. Grâce à la négligence qui avait gagné mes servi-
teurs, je pus ouvrir moi-même les portes de l'enclos et sortir des
palissades. Alors je sentis le voisinage de mon ami et m'élançai
dans un bois de tamarins qui tapissait la colline. A une courte dis-
tance, j'entendis un cri plaintif et je me précipitai dans un fourré
oii je vis Aor lié à un arbre et entouré de scélérats prêts à le frap-
per. D'un bond je les renversai tous, je les foulai aux pieds sans
pitié. Je rompis les liens qui retenaient Aor, je le saisis délicate-
ment, je l'aidai à se placer sur mon cou, et prenant l'allure rapide
et silencieuse de l'éléphant en fuite, je m'enfonçai au hasard dans
les forêts.
A cette époque, la partie de l'Inde où nous nous trouvions offrait
le contraste heurté des civilisations luxueuses à deux pas des dé-
serts inexplorables. J'eus donc bientôt gagné les solitudes sauvages
des monts Karens, et quand, à bout de forces, je me couchai sur
LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE. 167
les bords d'un fleuve plus direct et plus rapide que l'Iraouady, nous
étions déjà à trente lieues de la ville birmane. Aor me dit : — Où
allons-nous? Ah! je le vois dans tes regards, tu veux retourner
dans nos montagnes; mais tu crois y être déjà, et tu t'abuses. Nous
en sommes bien loin, et nous ne pourrons jamais y arriver sans
être découverts et repris. D'ailleurs, quand nous échapperions aux
hommes, nous ne pourrions aller loin sans que, malade comme je
suis, je meure, et alors comment te dirigeras-tu sans moi dans cette
route lointaine? Laisse-moi ici, car c'est à moi seul qu'on en veut,
et retourne à Pagham, où personne n'osera te menacer.
Je lui témoignai que je ne voulais ni le quitter ni retourner chez
les Birmans, que s'il mourait, je mourrais aussi, qu'avec de la
patience et du courage nous pouvions redevenir heureux.
Il se rendit, et, après avoir pris du repos, nous nous remuées en
route. Au bout de quelques jours de voyage, nous avions repris tous
deux la santé, l'espoir et la force. L'air libre de la solitude, l'aus-
tère parfum des forêts, la saine chaleur des rochers, nous guéris-
saient mieux que toutes les douceurs du faste et tous les remèdes
des médecins. Cependant Aor était parfois effrayé de la tâche que
je lui imposais. Enlever un éléphant sacré, c'était, en cas d'insuc-
cès, se dévouer aux plus atroces supplices. Il me disait ses craintes
sur une flûte de roseaux qu'il s'était faite et dont il jouait mieux
que jamais. J'étais arrivé à un exercice de la pensée presque égal à
celui de l'homme; je lui fis comprendre ce qu'il fallait faire, en me
couvrant d'une vase noire qui s'étalait au bord du fleuve et dont je
m'aspergeais avec adresse. Frappé de ma pénétration, il recueillit
divers sucs de plantes dont il connaissait bien les propriétés. Il en
fit une teinture qui me rendit, sauf la taille, entièrement semblable
aux éléphans vulgaires. Je lui indiquai que cela ne suffisait pas et
qu'il fallait, pour me rendre méconnaissable, scier mes défenses. Il
ne s'y résigna pas. J'étais à ma sixième dentition, et il craignait
que mes crochets ne pussent repousser. Il jugea que j'étais suffi-
samment déguisé, et nous nous remîmes en route.
Quelque peu fréquenté que fût ce chemin de montagnes, ce fut
miracle que d'échapper aux dangers de notre entreprise. Jamais
nous n'y fussions parvenus l'un sans l'autre; mais, dans l'union
intime de l'intelligence humaine avec une grande force animale,
une puissance exceptionnelle s'improvise. Si les hommes avaient
su s'identifier aux animaux assez complètement pour les amener à
s'identifier à eux, ils n'auraient pas trouvé en eux des esclaves par-
fois rebelles et dangereux, souvent surmenés et insuffisans. Ils au-
raient eu d'admirables amis et ils eussent résolu le problème de
la force consciente sans avoir recours aux forces aveugles de la ma-
chine, animal plus redoutable et plus féroce que les bêtes du désert.
168 REVUE DES DEUX MONDES.
A force de prudence et de persévérance, quelquefois harcelés
par des bandits que je sus mettre en fuite et dont je ne craignais
ni les lances ni les flèches, revêtu que j'étais d'une légère armure
en écailles de bois de fer qu'Aor avait su me fabriquer, nous par-
vînmes au fleuve Tenasserim. Notre direction n'avait pas été diffi-
cile à suivre. Outre que nous nous rappelions très bien l'un et
l'autre ce voyage, que nous avions déjà fait, la construction géolo-
gique de rindo-Ghine est très simple. Les longues arêtes de mon-
tagnes, séparées par des vallées profondes et de larges fleuves, se
ramifient médiocrement et s'inclinent sans point d'arrêt sensible
jusqu'à la mer. Les monts Karens se relient aux monts Moghs en
ligne presque droite. Nous fîmes très rarement fausse route, et nos
erreurs furent rapidement rectifiées. Je dois dire que, de nous deux,
j'étais toujours le plus prompt à retrouver la vraie direction.
Nous n'approchâmes de nos anciennes demeures qu'avec circon-
spection. 11 nous fallait vivre seuls et en liberté complète. Nous
fûmes servis à souhait. La tribu, enrichie par la vente de ma per-
sonne à l'ancien roi des Birmans, avait quitté ses villages de ro-
seaux, et nos forêts, dépeuplées d'animaux à la suite d'une terrible
sécheresse, avaient été abandonnées par les chasseurs. Nous pûmes
y faire un établissement plus libre et plus sûr encore que par le
passé. Aor ne possédait absolument rien et ne regrettait rien de
notre splendeur évanouie. Sans amis, sans famille, il ne connaissait
et n'aimait plus que moi sur la terre. Je n'avais jamais aimé que
ma mère et lui. Une si longue intimité avait détruit entre nous
l'obstacle apporté par la nature à notre assimilation. Nous conver-
sions ensemble comme deux êtres de même espèce. Ma pantomime
était devenue si réfléchie, si sobre, si expressive, qu'il lisait dans
ma pensée comme moi dans la sienne. 11 n'avait même plus besoin
de me parler. Je le sentais triste ou gai selon le mode et les in-
flexions de sa flûte, et, notre destinée étant commune, je me re-
portais avec lui dans les souvenirs du passé, ou je me plongeais
dans la béate extase du présent.
Nous passâmes de longues années dans les délices de la déli-
vrance. Aor était devenu bouddhiste fervent en Birmanie et ne vi-
vait plus que de végétaux. Notre subsistance était assurée, et nous
ne connaissions plus ni la soufl'rance ni la maladie.
Mais le temps marchait, et Aor était devenu vieux. J'avais vu ses
cheveux blanchir et ses forces décroître. Il me fit comprendre les
effets de l'âge et m'annonça qu'il mourrait bientôt. Je prolongeai
sa vie en lui épargnant toute fatigue et tout soin. Un moment vint
où il ne put pourvoir à ses besoins, je lui apportais sa nourriture
et je construisais ses abris. Il perdit la chaleur du sang, et pour se
réchauITer il ne quittait plus le contact de mon corps. Un jour, il me
LE CHIEN ET LA FLEUR SACREE. 169
pria de lui creuser une fosse parce qu'il se sentait mourir. J'obéis,
il s'y coucha sur un lit d'herbages, enlaça ses bras autour de ma
trompe et me dit adieu. Puis ses bras retombèrent, il resta immo-
bile, et son corps se raidit.
Il n'était plus. Je recouvris la fosse comme il me l'avait com-
mandé, et je me couchai dessus. Avais-je bien compris la mort? Je
le pense, et pourtant je ne me demandai pas si la longévité de ma
race me condamnait à lui survivre beaucoup. Je ne pris pas la ré-
solution de mourir aussi. Je pleurai et j'oubliai de manger. Quand
la nuit fut passée, je n'eus aucune idée d'aller au bain ni de me
mouvoir. Je restai plongé dans un accablement absolu. La nuit sui-
vante me trouva inerte et indifférent. Le soleil revint encore une
fois et me trouva mort.
L'âme fidèle et généreuse d'Aor avait-elle passé en moi? Peut-
être. J'ai appris dans d'autres existences qu'après ma disparition
l'empire birman avait éprouvé de grands revers. La royale ville de
Pagham fut abandonnée par le conseil des prêtres de Gautama. Le
Bouddha était irrité du peu de soin qu'on avait eu de moi, ma fuite
témoignait de son mécontentement. Les riches emportèrent leurs
trésors et se bâtirent de nouveaux palais sur le territoire d'Ava ;
plus tard ils abandonnèrent encore cette ville somptueuse pour Ama-
rapoura. Les pauvres emportèrent à dos de chameau leurs maisons
de rotin pour suivre les maîtres du pays loin de la cité maudite.
Pagham avait été le séjour et l'orgueil de quarante-cinq rois consé-
cutifs, je l'avais condamnée en la quittant, elle n'est plus aujour-
d'hui qu'un grandiose amas de ruines.
— Votre histoire m'a amusée, dit alors à sir William la petite fdie
qui lui avait déjà parlé; mais à présent, puisque nous avons tous
été des bêtes avant d'être des personnes, je voudrais savoir ce que
nous serons plus tard, car enfin tout ce que l'on raconte aux enfans
doit avoir une moralité à la fin, et je ne vois pas venir la vôtre.
— Ma sœur a raison, dit un jeune homme qui avait écouté sir
William avec intérêt. Si c'est une récompense d'être homme après
avoir été chien honnête ou éléphant vertueux, l'homme honnête et
vertueux doit avoir aussi la sienne en ce monde.
— Sans aucun doute, répondit sir AVilliam. La personnalité hu-
maine n'est pas le dernier mot de la création sur noire planète. Les
savans les plus modernes sont convaincus que l'intelligence pro-
gresse d'elle-même par la loi qui régit la matière. Je n'ai pas be-
soin d'entrer dans cet ordre d'idées pour vous dire qu'esprit et ma-
tière progressent de compagnie. Ce qu'il y a de certain pour moi,
c'est que tout être aspire à se perfectionner et que, de tous les êtres,
l'homme est le plus jaloux de s'élever au-dessus de lui-même. 11 y
est merveilleusement aidé par l'étendue de son intelligence et par
170 REVUE DES DEUX MONDES.
l'ardeur de son sentiment. Il sent qu'il est un produit encore très
inconiplet de la nature et qu'une race plus parfaite doit lui succé-
der par voie ininterrompue de son propre développement.
— Je ne comprends pas bien, reprit la petite fille, deviendrons-
nous des anges avec des ailes et des robes d'or?
— Parfaitement, répondit sir William. Les robes d'or sont des
emblèmes de richesse et de pureté; nous deviendrons tous riches et
purs; les ailes, nous saurons les trouver. La science nous les don-
nera pour traverser les airs, comme elle nous a donné les nageoires
pour traverser les mers.
— Oh ! nous voilà retombés dans les machines que vous mau-
dissiez tout à l'heure.
— Les machines feront leur temps comme nous ferons le nôtre,
repartit sir Wdliam, l'animalité fera le sien et progressera en même
temps que nous. Qui vous dit qu'une race d'aigles aussi puissans
que les ballons et aussi dociles que les chevaux ne surgira pas pour
s'associer aux voyages aériens de l'homme futur? Est-ce une simple
fantaisie poétique que ces dieux de l'aniiquiié portés ou traînés par
des lions, des dauphins ou des colombes? N'est-ce pas plutôt une
sorte de vue prophétique de la domestication de toutes les créatures
associées à l'homme divinisé de l'avenir? Oui, l'homme doit dès ce
monde devenir ange, si par ange vous entendez un type d'intelli-
gence et de grandeur morale supérieur au nôtre. Il ne faut pas un
miracle païen, il ne faut (ju'un miracle naturel, comme ceux qui se
sont déjà tant de fois accomplis sur la terre, pour ([ue l'homme voie
changer ses besoins et ses organes en vue d'un milieu nouveau. J'ai
vu des races eniières s'abstenir de manger la chair des animaux,
un grand progrès de la race entière sera de devenir frugivore, et
les carnassiers disparaîtront. Alors fleurira la grande association
universelle, l'enfant jouera avec le tigre comme le jeune Bacchus,
l'éléphant sera l'ami de l'homme, les oiseaux de haut vol condui-
ront dans les airs nos chars ovoïdes, la baleine transportera nos
messages. Que sais-je? tout devient possible sur notre planète dès
que nous supprimons le carnage et la guerre. Toutes les forces
intelligentes de la nature, au lieu de s'entre-dévorer, s'organisent
fraternellement pour soumettre et féconder la matière inorgani-
que... Mais j'ai tort de vous esquisser ces merveilles; vous êtes plus
à même que moi, jeunes esprits qui m'interrogez, d'en évoquer les
riantes et sublimes images. Il suffit que du monde réel je vous aie
lancés dans le monde du rêve. Rêvez, imaginez, faites du merveil-
leux, vous ne risquez pas d'aller trop loin, car l'avenir du monde
idéal auquel nous devons croire dépassera encore de beaucoup les
aspirations de nos âmes timides et incomplètes.
George Sand.
ÉTUDES SUR LA POÉSIE lÉBEAÏQUE
LE PSAUTIER JUIF
d'après la noovellb traduction de m, reuss.
La Bible, traduction nourelle ayec introductions et commentaires, par M. Edouard Reuss,
professeur à l'université de Strasbourg. — Ancien Testament, 5« partie. — Poésie lyrique.
Paris, Sandoz et Fischbacàer, 1875.
Gomme nous aimons désormais en France ce qui nous vient d'Al-
sace! H semble toujours à des parens que l'enfant qu'ils ont perdu
est celui qu'ils aimaient le mieux; de même nous n'avons jamais
si bien senti la valeur de l'esprit alsacien que depuis le jour néfaste
où il nous fut interdit de le ranger parmi les formes nationales de
l'esprit français. Cette forme était sans doute germanique à bien
des égards, comme par certains côtés l'esprit provençal est italien,
— l'esprit gascon, espagnol, — l'esprit breton, irlandais ou gal-
lois. C'est la spécialité qui donnait à l'Alsace sa physionomie dis-
tincte et charmante sans la séparer du giron commun. Elle rentrait
pour sa part dans cet organisme national, le plus parfait qui eût
encore existé, où l'unité rayonnante et vigoureuse du centre coor-
donnait, sans les paralyser, les membres extrêmes de la famille
française. Aujourd'hui, quoi qu'on en dise, nous nous sentons mu-
tilés. L'avenir seul apprendra à l'Allemagne si elle n'a pas compro-
mis le résultat principal de ses sanglans sacrifices en s'incorporant,
en vertu du droit de conquête, une population récalcitrante, qui
172 REVUE DES DEUX MONDES.
parlait jusqu'à un certain point sa langue, mais qui, de cœur et
d'âtiie, vivait pour une autre patrie. Nous nous garderons de nous
étendre plus longuement sur ce sujet délicat; mais il nous sera
bien permis dans notre deuil de puiser quelque consolation, en de-
hors de toute arrière-pensée politique, dans les marques de sympa-
thie qui nous parviennent de l'autre côté des Vosges, et qui mon-
trent qu'on pense toujours à nous.
Je ne suis à aucun titre confident des raisons qui ont engagé
M. le professeur Reuss à publier en français le grand ouvrage
biblique par lequel il désire couronner sa longue, sa brillante car-
rière d'exégète et de critique. Alsacien avant tout, écrivant l'alle-
mand avec une supériorité reconnue depuis longtemps en Allemagne
même, ayant publié dans cette langue, lorsque l'Alsace était encore
française, des (puvres scientifiques de premier ordre, mais dont le
genre était alors exclusivement allemand, et qui n'eussent guère
trouvé de lecteurs en France, M. Reuss aurait pu, sans rompre
avec son passé, donner à la théologie germanique ce fruit dernier
des études de toute sa vie. Il a préféré en doter notre science fran-
çaise. Ce n'est pas un levain quelconque d'hostilité contre l'Alle-
magne qui a pu le déterminer. 11 pense, et nous sommes de son
avis, qu'il faut soigneusement préserver les altitudes de la science
et du grand art de toute compromission avec les rivalités ou les
rancunes internationales; mais nous ne croyons pas trahir sa ])en-
sée en disant ({u'il a voulu rendre encore un service à son ancienne
patrie par la composition en français d'une encyclopédie biblique
où nous pourrons tous chercher les résultats d'une critique, aussi
savante qu'impartiale , appliquée à ce livre dont chaque page
adresse à la science une question et à la conscience un appel. Le
crand rôle de Strasbourg dans la France de naguère, c'était d'in-
troduire chez nous, en le filtrant, le flot puissant et trouble de la
science allemande. C'est aux leçons de M. Reuss et de ses collègues
de l'ex-académie que de nombreux étudians français se familiari-
saient avec des points de vue et des idées qui, sous leur forme pu-
rement germanique, n'eussent que dilhcilement commandé leur
attention. Le professeur de l'université nouvelle achève l'œuvre à
laquelle il s'était longtemps dévoué comme professeur de l'ancienne
académie. Il ne faut chercher ni plus ni moins dans cette publication
française, mais il ne faut pas nous en vouloir si nous recevons avec
reconnaissance cette preuve signalée d'un intérêt qui survit à l'ordre
de choses détruit par la violence.
M. Reuss a donc entrepris une traduction suivie de la Bible tout
entière, avec introductions et commentaires pour chaque livre.
Cette œuvre de longue haleine se composera de douze ou quinze vo-
lumes et sera publiée dans l'espace de trois ou quatre années. Deux
LE PSAUTIER JUIF. 173
livraisons ont déjà paru; celle que nous avons sous les yeux traite
des Psaumes j cette partie de F Ancien-Testament aussi populaire
que mal connue quant à ses origines et à l'esprit qui l'inspire.
Cette étude nous amènera d'elle-même à des considérations rela-
tives à la poésie hébraïque en général. Elle pourra contribuer à ré-
pandre quelques notions précises sur un sujet qui n'intéresse pas-
moins l'histoire de l'antique poésie que celle des sentimens reli-
gieux, dont les psaumes, à tous les points de vue, demeurent une
des plus énergiques et des plus touchantes expressions.
I.
Il est d'abord un certain nombre de phénomènes qu'on pourrait
appeler u de la surface, » et qu'il convient d'expliquer avant d'a-
border le centre même du sujet.
L'Ancien-Testament se divise en trois groupes de livres, la Loi,
comprenant le Pcntateuquc ou les cinq livres dits de Moïse, les
Prophètes^ parmi lesquels on range aussi les livres historiques sup-
posés écrits par des prophètes ou conformément à leurs principes,
enfin les HagiograpJies ou livres d'édification ajoutés plus tard aux
deux premiers groupes, et contenant plusieurs écrits d'une grande
valeur, tels que les Psaumes, les Proverbes, Job, YEccUsiaste,
Daniel, etc. Gomme cette dernière série commençait par les
Psaumes, on la désignait parfois aussi par le nom de ce livre ini-
tial, et dans un temps où le mot Bible n'avait pas encore perdu son
sens de livre en général, on résumait le contenu tout entier de la
Bible juive par ce triple titre : la Loi, les Prophètes et les Psaumes.
Les psaumes ou lehilim, c'est-à-dire chants de louange, for-
ment dans les Bibles hébraïques, grecques, latines et modernes,
une collection de cent cinquante cantiques, et ce nombre est
resté immuable , bien que les versions ne s'accordent pas tou-
jours sur la manière de les chiffrer séparément (1). Notre mot
psaume est grec et signifiait proprement un chant accompagne par
les instrumens à cordes. Le psaltérion était un instrument de ce
genre, que l'on touchait avec les doigts ou avec l'archet. L'idée
qui a évidemment présidé au rassemblement des cent cinquante
psaumes *en un seul livre fut la convenance de mettre un recueil de
(1) Pour éviter des complications fastidieuses, nous indiquerons le chiffre dos
psaumes dans cette étude d'après le texte hébreu qu"ont suivi la plupart des versions
modernes. La version grecque des Septante et la Vulgate ea diffèrent en ce que les
psaumes 9 et 10 du texte hébreu n'en font qu'un. De plus les psaumes 114 et lia du
texte hébreu sont réunis sous le chiffre 113 dans les versions grecque et latine, tandis
que le numéro 110 hébreu forme chez elles deux chants disUncts. 11 en est de même
du numéro 147 hébreu, qui se trouve scindé en doux cantiques en grec et en latin.
174 REVUE DES DEUX MONDES.
chants populaires et religieux au service des synagogues, ou réu-
nions de prière et d'édification par la parole, qui naquirent pendant
l'exil de Babylone chez les Juifs privés de leur temple, et qui de-
meurèrent en usage lorsque le temple fut reconstruit sous la domi-
nation perse. Tandis que ce sanctuaire était et devait rester unique,
le seul lieu du monde où le sacrifice fût efiicace et le culte sacer-
dotal légitime, les synagogues se multiplièrent indéfiniment, en
dehors comme en dedans des limites de la terre sainte. Ce sont
elles en réalité qui firent la Bible, en ce sens que c'est pour ré-
pondre à leurs besoins qu'il se constitua un ensemble « d'écritures
sacrées » où le Juif fidèle pouvait puiser la conna-ssance de sa
loi et de son histoire nationale, chercher les leçons austères des
prophètes et des vieux sages, et choisir des textes dont le dé-
veloppement oral devait alimenter sa foi et ses espérances. Les
psaumes furent donc recueillis pour fournir aux synagogues un
choix approprié d'hymnes religieuses. Du culte des synagogues, les
psaumes passèrent dans celui de l'église chrétienne, qui s'en servit
dans toutes ses branches. Chantés en grec dans les églises d'Orient,
ils furent psalmodiés en latin dans colles d'Occident, en langue
moderne dans les diverses communions protestantes. Parmi ces
dernières, il en est même qui refusèrent longtemps d'admettre
d'autres chants religieux que ceux d'Israël.
Le texte hébreu est accompagné de certaines indications musi-
cales dont le sens est des plus obscurs, s'il n'est indéchiffrable. Les
traducteurs alexandrins eux-mêmes en avaient perdu la clé, et le
plus souvent leurs essais d'explication ou bien ne nous appren-
nent rien, ou bien sont décidément erronés. En fait, nous sommes
réduits à la plus complète ignorance au sujet de la vieille musique
hébraïque. Il est par exemi)le un mot, sélak^ que l'on remarque
fréquemment dans le texte hébreu des psaumes. Ce mot, qui ne res-
semble à rien, est regardé généralement comme un ternie technique
se rapportant à l'exécution musicale; mais que voulait-il dire? Les
Septante, qui ont pu sur ce point consacrer une tradition authen-
tique, le traduisent par un mot obscur lui-même, mais qui répon-
dait peut-être à l'idée d'une ritournelle, c'est-à-dire de la répéti-
tion d'une mélodie exécutée par les instrumentistes pendant que
les chanteurs se reposaient. Il est encore d'autres expressions au
sens énigmatique dont les commentateurs n'ont réussi qu'à grand'-
peine à éclaircir la signification. Ainsi cinquante-quatre psaumes
portent en tête un mot qui veut dire au directeur, comme on di-
rait aujourd'hui au mailre de rhnpeUe ou bien au chef d'or cheatre,
et comme si on les avait remis primitivement à un compositeur
pour en régler l'exécution musicale. Les Alexandrins, qui cette fois
n'y ont rien compris, rendent cette expression par les mQi% pour la
LE PSAUTIER JUIF. 175
fin, ce qui ne veut absolument rien dire. Jérôme a consacré ce non-
sens dans la Vulgate, et les commentateurs mystiques y ont dé-
couvert des merveilles.
Une autre particularité intéressante rentrant aussi dans cet ordre
d'annotations musicales, c'est que nombre de psaumes débutent
par certains mots d'un sens tout à fait étranger au sujet qu'ils dé-
veloppent et dans lesquels on s'est obstiné sans raison à voir des
indications d'instrumens, comme si le texte eût recommandé tel
instrument plutôt que tel autre pour l'accompagnement. Pourtant
ces mots étranges ne désignent pas des instrumens. M. Reuss
penche pour l'opinion adoptée par ceux qui ont vu dans ces expres-
sions, sans rapport avec le texte qui suit, l'indication de chants
d'une autre nature, mais bien connus du peuple et sur l'air des-
quels les psaumes ainsi désignés devaient être chantés. Il y a des
analogies bien constatées qui enlèvent à cette explication ce qu'elle
a de paradoxal au premier abord. Sous la restauration, les jésuites
propagèrent des cantiques dont les airs étaient empruntés à des
opéras en vogue. Au xvi^ siècle, les psaumes de Marot furent chan-
tés à la cour de France et dans les rues sur des airs populaires, et
que l'on désignait, comme on fait encore aujourd'hui, par les mots
du début. A la faveur de cette hypothèse ingénieuse, celles de ces
suscriptions mystérieures de psaumes qui n'ont pas trop souffert de
l'inintelligence des copistes reprennent vie et couleur. Ainsi le
psaume 22 devait se chanter sur l'air d'un chant commençant par
Aïililopc de raurore, les psaumes hô, 60, 80 sur les Lys, le
psaume 56 sur Colombe des lointains térébintltes, trois autres (8,
81 et 8Zi) sur la Gathienne, c'est-à-dire sur un chant tirant son
nom de la ville de Gath, comme nous disons la Marseillaise ou la
Parisienne, etc. Rien ne donne lieu de penser que ces airs fussent
indignes de leur application à des strophes religieuses; mais il est
visible que les chansons p ipulaires qu'ils accompagnaient rentraient
plutôt daLS le genre gracieux, idyllique et, pour tout dire, mon-
dain, que dans la catégorie des poésies austères.
Tout porte à croire qu'à l'exception des cymbales, qui servaient
surtout à marquer la mesure, les instrumens usités pour l'accom-
pagnement du chant sacré étaient exclusivement des instrumens à
cordes. La cithare, portative et ressemblant plutôt à une guitare
qu'à une harpe, le psaltérion déjà décrit, la sambuca, espèce de
grande lyre triangulaire, sont les plus connus. C'est en d'autres
occasions qu'on employait le tambourin, le sistre, rond ou carré de
métal où pendaient des anneaux qui s'entre-choquaient avec un
bruit de grelots, la musette, plusieurs sortes de flûte et les trom-
pettes. Il n'est pas probable que les Juifs eussent poussé bien loin
l'art musical. S'il est permis de tirer par analogie quelque conclu-
176 REVUE DES DEUX MONDES.
sion des goûts qui régnent encore aujourd'hui en Orient, on peut se
représenter l'ancienne musique juive comme une mélopée très
simple, qui nous paraîtrait monotone, facilement criarde, mais tou-
jours claire et par conséquent favorable au chant de grandes
masses. Les autorités les plus compétentes nient que l'on retrouve
dans les chants actuels des synagogues un écho quelconque de
cette musique perdue.
Nos cent cinquante psaumes, à une seule exception près, sont tous
religieux. Quelquefois, il est vrai, la note patriotique ou guerrière
prédomine; mais, outre qu'elle n'annule pas le caractère religieux
des pièces où elle vibre plus fortement que les autres, il faut tou-
jours se rappeler qu'en Israël la religion et la patrie en étaient ve-
nues cà se confondre. L'exception qu'il nous faut signaler est cu-
rieuse. C'est celle du psaume Iiô que le texte hébreu intitule Chant
d'amour, la version grecque sur le bien-aimé, et qui est à vrai dire
un chant de noces royales. Il commence d'une manière qui fait
penser à un lai de barde ou de trouvère :
(i Mon cœur s'émeut d'un beau discours. — Je vais dire mes vers au
roi. — Ma langue sera comme le burin d'un écrivain diligent. »
Le poète vante alors la beauté de son roi, son courage, ses ex-
ploits, son équité et la faveur divine dont il est l'objet. Il célèbre
aussi la magnificence de ses vêtemens et de ses salles lambrissées
d'ivoire, les royales épouses qu'il compte parmi a ses bien-aimées; »
mais voici la reine, sans doute la nouvelle épouse, la reine qui va
se placer à la droite du roi, « parée de l'or d'Ophir. »
« Elle entre toute brillante, la princesse ; — sa robe est un tissu d'or.
— Sur des tapis diaprés, on la conduit au roi. — Des vierges, ses com-
pagnes, sont amenées à sa suite. — Elles sont amenées avec réjouis-
sance et allégresse. — Elles entrent dans la salle du roi.
« Tes fils viendront à la place de tes pères, — tu les établiras princes
par tout le pays. — Je veux célébrer ton nom d'âge en âge. — Aussi
les peuples te béniront-ils à tout jamais. »
Le fait qu'il s'agit ici d'un roi dont les pères ont régné, dont
les fils régneront aussi, exclut toute possibilité de rapporter un
tel chant à la personne du roi David. Ce qui n'est pas moins cer-
tain, c'est que les détails de ce chant nuptial regimbent absolu-
ment contre les applications que le mysticisme juif et chrétien a
voulu en faire au Messie (le roi) s'unissant à la nation sainte ou à
l'église (la reine). Il est clair qu'il est question purement et sim-
plement d'un roi quelconque, — impossible de deviner lequel (1),
(1) Ce n'est pas qu'on n'ait bien souvent essaye. On a voulu y voir David épousant
LE PSAUTIER JUIF. I77
— introduisant dans son palais une épouse nouvelle; seulement
alors comment s'expliquer la présence de cette poésie, fort origi-
nale, mais sans intention religieuse, au milieu d'un recueil exclu-
sivement religieux? Il est à présumer que lors de l'admission de ce
chant dans la collection sacrée on l'allégorisait déjà, comme on al-
légorisa aussi le Cantique des cantiques, avec le môme arbitraire et
le même succès.
Cette unique exception ne saurait donc ôter à l'ensemble du re-
cueil son caractère foncièrement religieux. C'est au point que, mal-
gré la beauté supérieure de beaucoup des morceaux qui le compo-
sent, la lecture suivie des psaumes engendre aisément une impression
de monotonie, même quand on les lit dans l'original, à plus forte
raison quand on ne peut les connaître qu'à travers le voile toujours
si peu flatteur des traductions. Qu'on se représente les imprécations
de Camille ou les chœurs d'Esther et d'Athalie traduits en prose
étrangère, et l'on n'aura qu'une faible idée de tout ce que les
psaumes hébreux perdent en saveur et en originalité par une trans-
position en langue moderne. Le grec et surtout le latin, du moins
pournotre oreille française, ont su leur conserver un certain charme
que nos idiomes modernes leur refusent, mais non sans en altérer la
physionomie. Ainsi les psaumes, selon la Yulgate, fournissent un
certain nombre de passages souvent cités dans la littérature reli-
gieuse et même profane. C'est par exemple de profanais clamavi
ad te, Domine (des abîmes profonds j'ai crié vers toi, Seigneur),
ou bien, pour décrire le prompt évanouissement de la prospérité
des impies, transivi; ecce, non crdnt (j'ai passé, ils n'étaient plus),
erudimini qui judicatis terram (instruisez-vous, vous qui jugez la
terre), et d'autres citations passées en quelque sorte dans le do-
maine public. Elles respirent le plus souvent une certaine mélan-
colie vague et passive, qui ne manque assurément pas de majesté,
mais qui tend à donner de la poésie des psaumes une idée peu con-
forme à la vivacité et à la précision colorée du texte primitif.
Ajoutons que les traducteurs, jusque dans ces derniers temps, n'ont
pas même essayé d'indiquer le rhythme cadencé de l'original par
des coupures correspondantes, et qu'on ne se douterait jamais en
lisant leurs versions qu'ils ont travaillé sur des textes en vers.
Une autre source d'erreurs est venue de l'idée préconçue que les
psalmistes hébreux, en leur qualité de poètes bibliques, profes-
saient des croyances, sinon tout à fait chrétiennes, du moins en
harmonie préétablie avec la religion évangélique. On a donc com-
la fille du roi de Ghéshour, Salomon nouvel époux de la fille d'un pharaon, Achab et
la Tyrienne Jézabel, Joram et Athalle, un roi de Perse, enfin Alexandre Balas et
Cléopùtre (I Macch., x). Toutes ces conjectures manquent absolument de fondement.
TOMB XII. — 1875. 12
178 REVUE DES DEUX MONDES.
mis de fréquens anachronismes en leur attribuant des sentimens et
des doctrines d'un autre âge.
Il est facile de s'assurer que la collection qui nous reste n'a pas été
réunie d'un seul coup. Elle s'est plutôt formée successivement par
voie d'adjonction de plusieurs recueils antérieurs. Nos cent cin-
quante psaumes sont divisés en cinq livres ou séries (1). Les quatre
premières sont terminées par des formules liturgiques composées
pour en marquer la fin, et que les traducteurs ont longtemps consi-
dérées connue parties intégrantes du chant qui les précède immédia-
tement. On peut même discerner dans une même série la présence
de petites collections réunies plus anciennement encore. A la fin de
la seconde série, on lit : 7*7^* des psawnea de David fils d'Jsaï, bien
que dans le reste de la colleciion totale il y ait encore plusieurs
psaumes attribués à ce roi. C'est la même raison qui explique le
fait, au premier abord singulier, de la répétition de quelques
psaumes. Sans doute le même chant avait été recueilli isolément
par deux collecteurs, et, quand on ajouta les collections partielles
pour en faire un seul tout, on ne crut pas nécessaire de faire des
suppressions (2). Evideuîment ce n'est pas la même main qui a re-
produit un seul et même chant en deux endroits séparés du recueil
définitif. On peut signaler aussi de petits recueils incorporés dans
le grand, et qui se distinguent par le nom de l'auteur ou des auteurs
auxquels on en fait remonter la composition. Ainsi on dis.tingue
onze « psaumes d'Asaph » se faisant suite au commencement de la
troisième série. Ailleurs on trouve des psaumes attribués aux u fils
de Rorach, » qui semblent avoir été une famille de poètes-chanteurs.
Nous reviendrons sur ceux qui portent le noiu du roi David et qui
sont au nombre de soixante-treize; mais parmi ces collections par-
tielles il en est une dont l'usage premier a beaucoup intrigué les
commentateurs. Ce sont les quinze petits chants intitulés Chanls de
mahaloth, ce que Jérôme traduisait par « chants des degrés, »
Psalmi graduum, sans se rendre un compte bien clair de ce que
cela pouvait signifier. Les rabbins, qui ne se laissaient pas aisément
démonter, partirent de la supposition qu'il s'agissait des marches
d'un escalier montant au temple, trouvèrent moyen de démontrer
que cet escalier avait dû con)pter précisément quinze marches, et
déclarèrent que sans doute on chantait ces quinze psauaies en
montant processionnellement de la cour inférieure à la cour supé-
rieure du temple. Se représente-t-on une procession qui s'arrête
sur une marche d'escalier et ne lève pas le pied avant d'avoir
(1) 1° de 1 à 41, — 2» de i2 à 72, — 3° de 73 à 89, — 4» de 9a à lOG, — 5° de 107
à la fin.
(2) Par exemple le psaume 14 est répété dans le 53'', le psaume 70 reproduit la se-
conde moitié du 40% et le 108<^ est un composé du 57« et du G0«.
LE PSAUTIER JUIF. 179
achevé le psaume de cette marche-là? Luther supposa que ces
psaumes étaient chantés pour ainsi dire dans le chœur, c'est-à-dire
dans une enceinte plus élevée que celle qui était réservée à la mul-
titude. Calvin pencha pour une interprétation purement musicale
comme s'il s'était agi de les chanter sur un ton plus haut. L'expli-
cation à laquelle M. Reuss donne la préférence se recommande par
sa couleur locale. Le mot mahaloth, au singulier mahalah, signifie
l'action de monter. Or, quand il était question de se rendre dans la
capitale juive, le terme usité était « monter à Jérusalem. » Cette
manière de dire provenait de ce que cette ville était située sur une
hauteur. Les psaumes de mahaloih seraient donc en réalité des
« chants de la montée » vers Jérusalem. Depuis le retour de l'exil,
les pèlerinages annuels à l'occasion des grandes fêtes juives ame-
naient périodiquement à Jérusalem des caravanes de pieux adora-
teurs. Nous trouvons au psaume (58 une description prise sur le
vif de ces cortèges qui montaient solennellement vers la ville sainte.
Les chefs de ces caravanes, guides spirituels à la fois et conduc-
teurs, devaient entretenir pendant cette longue route la ferveur re-
ligieuse des pèlerins, et rien ne pouvait les mieux servir qu'un petit
recueil portatif de cantiques, tenant dans un léger tube de tôle ou
de cuir, et dont le chant charmait les lenteurs du voyage en même
temps qu'il alimentait la pieuse ardeur. De nombreux détails, qu'il
sera facile de relever dans le cadre même des Cluints de la ynontée^
s'accordent parfaitement avec celte explication.
L'église catholique a mis aussi à part un certain nombre de
psaumes juifs pour en faire de petits recueils servant à des usages
liturgiques. C'est ainsi que sept psaumes ont été spécialement con-
sacrés à l'expression du repentir, et ont reçu le nom de Psaumes
pénitentiauT (1).
Le livre des psaumes présente donc toutes les apparences d'un
répertoire des chants religieux de la nation juive rassemblé en vue
des besoins liturgiques des synagogues et précédé par des groupe-
mens antérieurs de moindre étendue, qu'il réunit définitivement.
Cette manière d'opérer suppose aussi que ce qui détermina le choix
des collecteurs, ce fut la popularité déjà acquise par certains chants,
et cette popularité à son tour ne peut avoir d'autres causes que le
charme poétique de ces compositions pieuses, conformes d'ailleurs
avec les croyances, les sentimens et les passions du peuple dont elles
sollicitaient l'adoption. Cependant il ne faudrait pas s'imaginer que
la valeur poétique du recueil soit la même d'un bout à l'autre. Si les
psaumes renferment des beautés de premier ordre , il en est qui sont
faibles de forme et de pensée, qui ressemblent à des chapelets de
. (1) Ce sont les psaumes 6, 32, 38, 51 (le Miserere), 102, 130 (le De profundis), 143.
180 REVUE DES DEUX MONDES.
distiques enfilés sans lien de logique ou de sentiment , et qui font
penser aux litanies de temps plus modernes. Quelques-uns sont pu-
rement didactiques, d'autres présentent ce singulier mode de com-
position, que chaque vers ou chaque strophe suit l'ordre alphabé-
tique en commençant par des lettres qui se succèdent comme les
lettres rangées en tète des grammaires. Il est clair qu'une pareille
combinaison estexclusivedetout élan poétique et n'a pu être adoptée
que dans le désir de fournir des points de repère à la mémoire. Ces
psaumes sont de ceux qui nous intéressent le moins, et nous les
laisserons de côté , préférant nous étendre sur les chants qui se re-
commandent par leurs vigoureuses qualités; mais, pour pouvoir en
donner une idée à peu près suffisante, il faut rappeler les origines
et les caractères essentiels de l'ancienne poésie hébraïque.
II.
Un élément intellectuel d'une grande puissance a manqué aux
peuples sémites et tout particulièrement aux anciens Israélites, je
veux dire la faculté généralisatrice, ou, si l'on aime mieux, l'esprit
philosophique. Les langues sémitiques, frappées à l'image du génie
de la race, ne se prêtent pas aux expositions scientifiques ni aux
déductions prolongées. La ]H^riode, — cette forme du discours si
naturelle au grec, au latin, au français, à toutes les langues indo-
européennes développées, cet épanouissement de la pensée réglé
par la logique et le goût, et qui lui permet de déployer sa richesse
interne en organisant d'une manière harmonieuse pour l'oreille
et pour l'esprit ses relations multiples, de façon que l'unité coor-
donne la diversité sans la voiler, — la période littéraire ne trouve
pas dans les langues sémitiques les formes de syntaxe nécessaires à
son évolution. Le discours, oratoire ou non, procède par voie de
juxtaposition continue. Les idées se succèdent comme des nuées
poussées par un vent régulier, conservant leurs distances, ne cher-
chant pas à se grouper pour faire masse ou tableau. Chacune se
présente à son tour, à son rang, sans que l'écrivain ou l'orateur
éprouve le besoin d'y marquer les rapports de dépendance ou de
primauté. Les longues phrases en hébreu sont rarement autre chose
que des énuméralions. Le matériel proprement dit de la langue dé-
note la même impuissance. 11 y a en hébreu très peu de mots com-
posés, à supposer même qu'il y en ait. On n'y voit pas, comme
dans nos langues européennes, des verbes formés par l'adjonction
d'une préposition au verbe simple, qui par ce moyen multiplie in-
définiment ses applications et ses nuances. C'est la même lacune
intellectuelle qui explique l'inhabileté des anciens Hébreux à fonder
de grands établissemens politiques et aussi leur infériorité en fait
LE PSAUTIER JUIF. 181
de grand art. Cela est visible surtout dans l'architecture. L'intui-
tion simultanée de nombreux détails disposés de manière à former
un tout harmonique, le coup d'oeil de l'artiste, du métaphysicien,
de l'homme d'état, semble leur avoir été refusé.
En revanche, l'individualisme , la force déployée par l'individu
pour s'affirmer, pour résister opiniâtrement à ce qui tend à l'écra-
ser, pour s'asservir tout ce qui peut contribuer à la réalisation de
son idée, voilà ce qui caractérise cette nation au plus haut degré.
Si, dans son ensemble, comme force sociale, elle reste faible, le
nombre de ses hommes marquans est proportionnellement im-
mense. Il y aura peut-être des défauts de race inhérens à l'exercice
de cette grande faculté. La prédominance du moi individuel se tra-
duit aisément par l'écrasement des autres, l'égoïsme, la sécheresse,
l'intolérance. D'autre part, la vie du sentiment et de la pensée per-
sonnelle n'en est que plus intense. Les cercles concentriques sur
lesquels l'amour de soi se prolonge, la famille, la tribu, la patrie,
sont l'objet d'un attachement passionné. Ces individus isolés, mais
momentanément groupés par la communauté de l'intérêt, des sou-
venirs, de la foi, deviennent capables d'héroïsmes collectifs que rien
dans l'histoire n'a dépassés. En temps normal, cet individualisme,
naturellement utilitaire, engendre l'esprit de ressource, le savoir-
faire, qui tire parti de tout, et qui, dans les conjonctures les plus
épineuses, trouve moyen de sortir d'embarras. A défaut d'esprit phi-
losophique ou généralisateur, l'Hébreu a l'esprit de simplification,
qui en est très distinct, mais qui le supplée à certains égards. L'in-
dividu, qui traduit tout à la barre de son jugement personnel ou de
son calcul, se plaît aux formules brèves et simples qui lui permet-
tent d'asseoir l'un et l'autre avec sécurité. C'est pour cela que la
sentence, le proverbe, l'apologue, la parabole, sont pour lui la
forme par excellence de la sagesse. Ce sont des lettres de crédit sur
la réalité qui se négocient toujours avec avantage. Qu'est-ce qu'un
proverbe? C'est la simplification sous forme incisive d'une immense
quantité d'expériences. Assurément il serait ridicule de prétendre
qu'un phénomène aussi imposant, aussi complexe que celui de la
formation du monothéisme populaire au sein du peuple juif n'a pas
eu d'autre origine; mais il est incontestable qu'une pareille ten-
dance a dû favoriser singulièrement l'éclosion et la victoire défini-
tive du sentiment de l'unité divine. Elle a détourné de même les es-
prits religieux d'un culte trop chargé, étouffant l'individualité sous
des formes exubérantes. Le Juif, même peu dévot, se sent instincti-
vement choqué par la multiplicité des objets de l'adoration comme
par le luxe des cérémonies symboliques. La simplicité de son dogme
et la sobriété relative de son culte lui paraîtront toujours, non pas
seulement plus rationnelles, mais aussi plus religieuses. 11 est un
182 REVUE DES DEUX MONDES.
état d'esprit où l'on ne sent la grandeur que dans la simplicité. Il y
a sur ce point une frappante analogie entre l'esprit d'Israël et celui
du calvinisme.
Ces considérations générales nous permettent de comprendre
pourquoi la poésie hébraïque fut essentiellement lyrique, c'est-
à-dire individuelle. L'Israélite ne composa ni drame, au sens com-
plet du mot, ni épopée. C'est tout au plus si l'on peut signaler dans
le Cantique des cantiques quelque chose qui approche du drame;
en fait, ce charmant poème ne s'élève guère au-dessus de l'églogue
dialoguée. Quant à l'épopée, aujourd'hui que la loi de formation
des grands poèmes épiques nous est connue, il est instructif de con-
stater que l'ancien Israël a possédé tous les élémens d'une épopée
grandiose, c'est-à-dire des traditions mythiques et glorieuses, une
lutte prolongée, finalement victorieuse pour l'indépendance, des
héros grands batailleurs devant l'Éternel, des chants nombreux cé-
lébrant leurs exploits, leurs infortunes, leurs triomphes, — et que
pourtant tout a fini par une compilation en prose vulgaire où la
loupe des critiques a pu seule discerner quelques vieux fragmens
poétiques, épaves de ce grand naufrage. Au contraire la lyre d'Is-
raël n'a cessé de chanter. Les grands poètes de la nation juive, ce
sont ses psalmistes et ses prophètes. Ces derniers, ceux surtout qui
ont fait époque, sont des prédicateurs qui parlent en vers. L'ode,
l'hymne, l'élégie, le chant guerrier ou religieux, sont les formes
préférées de la poésie nationale. Le poète hébreu ne disparaît
pas, comme le poète épique, derrière les événemens ou les héros
qu'il chante, ni, comme le dramatiste, sous les passions et les
conflits qu'il met en scène, c'est son moi qu'il épanche, ce sont ses
propres sentimens, ses propres enthousiasmes, ses haines et ses
amours personnelles, qui sont la matière de ses compositions. On
a prétendu que les trois grandes formes de la poésie, l'épopée, le
drame et le lyrisme, se rapportaient aux trois personnes du verbe :
la forme épique à la troisième, il ou elle; la dramatique à la se-
conde, tu ou vous; la lyrique à la première, je. La poésie hébraïque
est essentiellement de la première personne.
C'est pourquoi la poésie d'Israël est éminemment subjective. Le
poète hébreu chante comme il sent, aussi longtemps et dans la
même mesure; ne lui demandez pas de parquer ses sentimens
dans un cadre déterminé par les exigences de l'oreille ou de la
logique. La mélodie s'arrête court sans qu'on sache le plus souvent
pourquoi elle cesse ou pourquoi on ne l'a pas terminée plus tôt.
Beaucoup de chants hébreux finissent comme bien des livres alle-
mands de notre connaissance, par un détail, un pied en l'air. C'est
que le poète avait achevé ce qu'il avait à dire. Avec le sans-gêne de
l'individu qui s'asservit tout ce qui peut lui être utile sans consen-
LE PSAUTIER JUIF. 183
tir lui-même à aucune sujétion, il s'empare au gré de son imagina-
tion de tout ce que la nature lui fournit d'analogies, de symboles
de comparaisons. De là cette abondance d'images, de métaphores
hardies, de prosopopées, de personnifications, qui a toujours étonné
et qui charme souvent notre esprit occidental. Dans la poésie hé-
braïque, il y a des montagne^ qui chantent, des îles qui tressail-
lent d'allégresse, des fleuves qui battent des mains, des narines di-
vines qui fument de colère. Notre goût classique ne saurait toujours
s'accommoder de ces audaces, devant lesquelles nos plus fougueux
romantiques reculeraient eux-mêmes; mais dans l'idiome original,
imprégné du parfum de l'antiquité, cette vigoureuse prise de pos-
session de la nature visible prête un grand charme à ces accens de
la lyre du vieil Orient.
On s'est demandé bien souvent, et il a fallu, il faut toujours se
contenter d'une demi-réponse, quelle était la forme du vers chez
les Hébreux. La versification était-elle basée, comme chez les Grecs
et les Romains, sur la mesure des mots rangés d'après leur nombre
de syllabes longues ou brèves? ou bien trouvait-elle, comme la
nôtre, dans la rime et le nombre absolu des syllabes une compen-
sation à ce qui lui manquait sous le rapport de la quantité proso-
dique? Il est permis de s'étonner que les deux questions aient pu
se poser. Si l'un ou l'autre des deux systèmes est adopté par les
poètes hébreux, ne doit-on pas s'en apercevoir tout de suite? La
réalité est qu'on ne s'en aperçoit pas du tout, et pourtant les deux
systèmes ont eu chacun ses partisans. L'historien Josèphe, qui a
pris tant de peine pour faire croire à ses lecteurs grecs et latins
que les Juifs étaient une nation semblable à toutes les autres, dit
quelque part que les livres sacrés de son peuple sont en partie
écrits en vers hexamètres et pentamètres, Jérôme a reproduit cette
assertion sans vouloir ou sans savoir la vérifier, et plusieurs savans
modernes se sont évertués à reconstruire, coûte que coûte, la mé-
trique des vers hébreux. Le résultat de ces efforts pénibles a été
complètement nul. Là-dessus, on s'est retourné du côté de la rime.
Le fait est que dans certains cas, il est vrai très rares, par exemple
dans quelques chansons populaires très courtes , on peut voir que
la rime est voulue et cherchée; mais ce ne sont évidemment que
des exceptions, et quand on a voulu appliquer la même règle aux
grandes poésies hébraïques, on n'a réussi qu'à dépecer ces beaux
textes, en dépit de tout bon sens, en lanières inégales, arbitraire-
ment prolongées jusqu'à ce qu'on eût trouvé la rime. Avec une pa-
reille méthode, on changerait en vers rimes ceux d'Horace ou de
Pindare. Ce qui est plus positif, c'est que la poésie hébraïque a
parfois aimé V assonance, c'est-à-dire la répétition fréquente d'une
184 REVUE DES DEUX MONDES.
même syllabe, mais sans que cette syllabe fut nécessairement la
dernière du vers.
Je serais, pour ma part, fort tenté de croire qu'il y avait danfe le
vers hébreu cette qualité indéfinissable qui doit se révéler aussi
dans le bon vers français , qui en fait la physionomie, à laquelle
nos oreilles sont extrêmement sensij^les, mais qui, se dérobant à
toute règle précise, échappe le plus souvent aux étrangers. Certai-
nement de belles pensées, des rmies régulières, la symétrie des
syllabes, ne suffisent pas en français pour faire de beaux vers. Nous
savons tous la différence énorme qui sépare la plus habile versifica-
tion de la vraie poésie. Il est vrai que, soit pauvreté prosodique de
la langue, soit habitude invétérée de la rime, nous n'avons jamais
pu prendre goût à ce qu'on appelle les « vers blancs. » Il n'en est
pas moins constant que, pour nous charmer, le vers, tout en se
pliant au mécanisme obligé de notre métrique, doit avoir une va-
leur musicale qui lui soit propre et qui se rapporte à l'idée ou au
sentiment qu'il exprime. Selon ce qu'il veut peindre, le vers doit
être sonore ou sourd, rapide ou lent, riche ou sobre de couleurs,
uni à l'œil ou ciselé. Peut-être l'hébreu, dont la prononciation,
comme celle de toutes les langues mortes, s'est beaucoup altérée
dans le cours des âges, se prêtait-il mieux que notre idiome à cet
élément du langage poétique, et cela contribuerait à expliquer l'ab-
sence des formes prosodiques, tenues ailleurs pour indispensables.
Du reste il n'est pas besoin d'être de première force en hébreu
pour distinguer immédiatement les textes poétiques des composi-
tions en prose.
Ce qui est moins sujet aux contestations, c'est que la poésie des
Hébreux a employé la strophe, c'est-à-dire l'assemblage répété d'un
certain nombre de vers combinés de manière à former un sens
complet. Parfois ces strophes ne sont que des distiques ou combi-
naisons de deux vers, plus souvent on en voit de quatre. Il y a des
chants dont le milieu seul est ainsi divisé, l'ouverture et la finale
échappant à cette uniformité. Cette absence de rigueur dans l'ap-
plication des coupures symétriques rend souvent difficile de les re-
connaître exactement dans des textes qui nous sont parvenus sans
aucune indication de ce genre. Cependant l'emploi de la strophe
par les poètes hébreux est mis au-dessus de toute espèce de doute
par les morceaux qui, tels que le psaume /i2, présentent une divi-
sion très nettement accusée par un refrain qui revient après chaque
partie. Dans l'exemple que nous citons, le retour périodique de
cette question que l'auteur s'adresse à lui-même : pourquoi fafjligcs-
tu, mo7i âme? est d'un effet saisissant.
Un autre fait notoire, c'est le genre très original de symétrie qui
LE PSAUTIER JUIF. 185
fait loi d'un bout à l'autre des compositions poétiques d'Israël.
Nous voulons parler de cette rime de la pensée qu'on a désignée
par le nom de jmralléîismey et qui consiste dans la ressemblance
de l'idée exprimée par deux ou plusieurs vers. La forme la plus fré-
quente est celle de deux vers qui se suivent en reproduisant la
même idée en d'autres termes. Nous citerons comme exemple ce
fragment du psaume 18 :
« Les liens de la mort m'enveloppaient, — les terreurs de la ruine
me frappaient d'épouvante, — les liens du Sheôl (séjour des morts)
m'avaient enlacé, — devant moi j'avais les lacets de la mort. — Dans
ma détresse, j'invoquai l'Éternel, — et vers mon Dieu je criai au se-
cours. »
C'est cette oscillation rliythmée de la pensée que M. E. Quinet
comparait au balancement d'une fronde. D'autres fois le parallé-
lisme s'étend à trois et même à quatre vers. Ailleurs encore les vers
sont distribués de façon que sur quatre, les deux premiers et les
deux derniers riment par l'idée, ou bien que le troisième se com-
bine avec le premier et le quatrième avec le second. C'est le pen-
dant de nos rimes alternantes. Nous en retrouvons un exemple au
psaume 19 :
« La loi de l'Éternel est parfaite, — restaurant l'âme; — l'enseigne-
ment de l'Éternel est sûr, — réjouissant le cœur, etc. »
Très souvent les combinaisons du parallélisme changent dans la
même pièce de vers, mais de manière ou d'autre il se fait toujours
valoir. 11 contribue beaucoup dans les traductions à ralentir le
mouvement de la poésie originale. Bien des répétitions qui sont
pleines de grâce et de force en hébreu dégénèrent dans nos ver-
sions en redites monotones. Sans faire intervenir la fronde, qui n'a
jamais eu de rapports bien intimes avec l'inspiration des poètes,
serait-il téméraire de penser que cette forme balancée se rattache
originairement à une mimique ou plutôt à une sorte de danse dont
les mouvemens combinés deux par deux appelaient en quelque sorte
le redoublement de la pensée?
Il faut aussi combattre l'illusion assez répandue qui consiste à se
représenter la poésie des anciens Hébreux comme exclusivement
consacrée à des sujets religieux. On se laisse facilement aller à
cette idée fausse, parce que la presque totalité des textes hébreux
que nous possédons roule sur des sujets de ce genre. C'est sous
l'empire de la même illusion qu'on a quelquefois désigné la Bible
comme la bibliothèque nationale du peuple juif. Les livres dont elle
se compose ne représentent qu'une face de son ancienne littéra-
ture, la seule qui ait survécu. C'est pour fixer les croyances, pour
186 REVUE DES DEUX MONDES.
alimenter l'enseignement religieux, et non pour l'amour de l'art,
que les directeurs de la synagogue , après le retour de l'exil ,
réunirent ces livres auparavant dispersés. Ils ont fait un choix,
guidés par des motifs qui n'avaient absolument rien de littéraire;
mais dans ces livres eux-mêmes nous constatons l'existence d'une
longue et riche série de poésies nationales ou populaires sans rap-
port direct ou même quelconque avec la religion. En Israël, comme
chez tous les peuples, il y eut des chansons d'amour, de guerre
ou de victoire. Des recueils de ce genre sont même cités çà et là
dans les livres canoniques. Le vieil Israël eut aussi ses chants de
noces, de festins et de deuil. La poésie se mêlait aux divertisse-
mens des villages comme aux grandes épreuves de la tribu. Le soir,
autour des fontaines, les pâtres et les chasseurs charmaient leurs
loisirs en chantant aux sons de leurs instrumens rustiques. Les
vierges de Galaad avaient leur complainte sur la pauvre fille de
Jephté, victime de la féroce imprudence de son père, et les vierges
de Silo formaient annuellement des chœurs. Les jeunes gens ai-
maient à répéter l'élégie de David, le hardi guerrier, sur la mort
de son ami Jonathan. La découverte d'une source inspirait un chant
de réjouissance, et le forgeron répétait en battant l'enclume les
rudes accens du chant de Lémec [Gen., iv, 23-2/i). Parmi les amu-
semens en usage dans les festins, il y avait la proposition d'énigmes
en vers. Enfin les murs des villes d'Israël entendirent aussi réson-
ner le chant des courtisanes {Esaîe, xxiii, 15 et suiv.).
Il semble, et cela du reste n'a rien que de conforme à l'histoire
réelle des Israélites, que plus on remonte dans le passé, moins
leur poésie nationale porte l'empreinte spécifiquement religieuse.
Ce fut seulement dans les derniers temps de son existence indé-
pendante que sa foi devint l'objet absorbant des préoccupations
et des enthousiasmes de ce peuple. Dans son âge héroïque , il par-
tagea avec tous les autres le goût des aventures audacieuses , la
haine implacable du voisin, l'enivrement des victoires. Le vainqueur
dans ses hymnes triomphales ne se bornait pas à célébrer ses
prouesses, il poursuivait de ses malédictions ou de ses railleries
son ennemi vaincu ou mort. Au retour de son expédition , il était
reçu par les femmes de la tribu qui venaient à sa rencontre, dan-
sant et chantant au son du tambourin, avides de partager le butin.
La plus belle était au plus vaillant, absolument comme dans la ro-
mance du beau Dunois. Dans un autre ordre de sentimens, l'idylle,
la pastorale, ont aussi tenu leur place dans la vieille poésie hé-
braïque. Ce sont surtout ces poésies, pacifiques ou guerrières, qui
ont conservé et parfois enrichi le souvenir des faits plus ou moins
légendaires de l'ancienne histoire et qui ont servi de base aux ré-
cits en prose de la Genèse, des livres de Josué, des Juges et en
LE PSAUTIER JUIF. 187
partie des Rois. Il n'y a pas lieu d'être surpris du petit nombre des
fragmens qui nous en sont parvenus. Ces poésies antiques étaient
rudes, dénotant une grossièreté de mœurs qui répugnait aux déli-
catesses d'un âge plus civilisé, et surtout elles devaient souvent cho-
quer l'orthodoxie ombrageuse des temps où l'on réunit les écrits
destinés à l'usage des synagogues. Ce fut l'idée fixe des chefs du
judaïsme dans les derniers siècles avant notre ère que leur mo-
nothéisme rigide et leurs observances rituelles remontaient jusqu'à
David, jusqu'à Moïse, et même encore plus haut. Les documens
mêmes dont nous leur devons la conservation démontrent que leur
illusion était grande, mais ce n'est pas leur faute, et l'on peut être
sûr qu'ils ne firent rien pour préserver de l'oubli ce qui leur pa-
rut évidemment contraire à la foi et à la loi de leur temps.
De tout cela résulte que les psaumes sont très loin de représen-
ter sous ses diverses faces la poésie lyrique d'Israël, et même nous
devons déjà tirer de cet aperçu général une conclusion défavorable
à la haute antiquité de ce recueil. Cette considération n'en diminue
point le mérite esthétique, non plus que l'importance comme mo-
nument historique. Il vint un jour où, sans rien rabattre de leurs
ambitions colossales, les Juifs s'aperçurent qu'ils ne comptaient
dans le monde que par leur originalité religieuse. Leur dernière pé-
riode de gloire, celle des Machabées, n'eut pas d'autre cause effec-
tive que ce sentiment, désormais indélébile, de la solidarité, de la
fusion, devrait-on plutôt dire, de l'intérêt national et de l'intérêt
religieux. Il est facile de comprendre qu'à mesure que ce senti-
ment grandit, la lyre populaire ne fit plus guère vibrer que les
cordes qui trouvaient un écho dans la multitude. De l'abondance
du cœur, la bouche chante plus qu'elle ne parle. — C'est armés de
ces renseignemens sur la place que les psaumes occupent spé-
cialement dans l'ensemble des poésies d'Israël que nous allons re-
prendre l'étude des phénomènes les plus saillans qui les recom-
mandent à notre attention.
III.
Nous ne répéterons pas ce qui a été dit depuis longtemps sur la
poésie des psaumes. L'amplification rhétorique s'est donné sur ce
point libre carrière. Il est ainsi des domaines réservés où l'éloge
sans critique redoute peu les contradictions. Tâchons plutôt de
fixer par quelques exemples appropriés les très vagues idées que
l'on puise dans les cours d'histoire littéraire.
Un trait essentiel à signaler, c'est ce qu'on peut appeler la fami-
liarité des psalmistes quand ils s'adressent à Dieu, qu'ils savent
pourtant concevoir et décrire comme un être infiniment auguste et
188 REVUE DES DEUX MONDES.
redoutable. Leurs invocations supposent une intimité qui déconcer-
terait aisément une foi moins sûie d'elle-même. Leur piété ne recule
pas môme à l'idée d'adresser des reproches motivés à ce protecteur
d'Israël qui laisse si longtemps son peuple innocent en butte aux
outrages et aux mauvais traitemens de ses ennemis. Ainsi, dans le
psaume h!i, nous trouvons une longue énumération des malheurs
de tout genre qui affligent le peuple de Jahveh (1). Il est vaincu,
pillé, dispersé, vendu à vil prix, livré comme du bétail à la bouche-
rie, la fable et la risée des autres nations. Et le psalmiste continue
en s'adressant à Dieu :
« Tout cela nous est venu sans que nous t'eussions oublié, — sans
que nous eussions renié ton aHiance. — Notre cœur ne s'est point dé-
tourné en arrière, — nos pas ne se sont point écartés de ton sentier,
— pour que tu nous aies refoulés avec les chacals, — et que tu nous aies
plongés dans les ténèbres. — Si nous avions oublié le nom de notre
Dieu, — étendu nos mains vers un dieu étranger!.. — C'est pour toi
que nous sommes massacrés tous les jours...
« Lève-toi, pourquoi dors-tu. Seigneur? — Réveille-toi! Pourquoi
caches-tu ta face? — Oublies-tu notre misère et notre oppression? »
Sous une forme beaucoup moins triviale, c'est tout à fait comme
dans ce mystère du moyen âge où, pendant la crucifixion du Christ,
on voyait au paradis le Père éternel dormant d'un profond sommeil,
jusqu'au moment où un ange venait le tirer par sa manche bleue
pour le rendre attentif aux abominations qui se perpétraient sur la
terre. Cela n'empêche pas que dans le même recueil nous ne trouvions
des chants où la notion de l'immensité de Dieu, de l'insignifiance de
l'homme devant sa toute-puissance, et de la grande place qu'elle lui
assigne néanmoins dans la création , s'exprime sous une forme si
belle, si simple, si élevée, qu'elle est restée classique. Rien de plus
naturel ni de plus exquis que ce psaume 8, qui ressemble au chant
d'un pâtre contemplant pendant la nuit les splendeurs d'un ciel
d'Orient.
« Éternel, notre Seigneur ! — Que ton nom est grand par toute la
terre! — Ta magnificence s'étend par-dessus les cieux...
« Quand je vois tes cieux, l'œuvre de tes mains, — la lune et les
étoiles que tu y as placées, — qu'est-ce que l'homme pour que tu
penses à lui? — Qu'est-ce que le mortel pour que tu le regardes?
(( Pourtant tu as fait de lui presque un dieu. — De gloire et d'hon-
(1) Ou Jehovah; mais il convient d'adopter désormais cette forme employée aujour-
d'hui par tous les hébraisans sérieux, du nom « inexprimable, » à dessein défiguré par
la vieille vocalisation rabbinique, et dont Jehovah est une prononciation certainement
mauvaise.
LE PSAUTIER JUIF. 189
neur tu l'as couronné. — Tu as fait de lui le maître de tes œuvres, —
tu as tout mis sous ses pieds.
« Les brebis et les bœufs, tout à la fois, — et aussi les animaux des
champs, — oiseaux du ciel, poissons de la mer, — tout ce qui parcourt
les sentiers de l'onde.
« Éternel, notre Seigneur! — Que ton nom est grand par toute la
terre! »
Ou tout nous trompe, ou voilà un jet admirablement pur du sen-
timent religieux le plus authentique. C'est dans des pièces de ce
genre que le monothéisme juif révèle son immense supériorité sur
les meilleurs épanchemens des religions de la nature. Cet accent
d'humilité devant Dieu tout à la fois et de fierté vis-à-vis de tout ce
qui n'est pas l'homme, cette admiration émue, mais contenue, de
la nature visible, cette joie de vivre en maître sur la terre par dé-
légation divine, tout dans ce petit poème respire la religion virile
et saine. Comme on aimerait à retrouver toujours dans les annales
de la piété cette harmonie de deux tendances qui sont parfaitement
conciliables, et que pour son malheur l'homme oppose trop sou-
vent l'une à l'autre ! Ou bouddhiste, c'est-à-dire passif et inerte, ou
actif, mais révolté, on dirait qu'il ne sait pas trouver le moyen
terme! Pourtant ce milieu existe, et c'est parce qu'il s'y tient que
le psaume 8 est si beau. Il faut signaler aussi au même point de
vue cette belle fin du psaume 65, où le psalmiste chante sa recon-
naissance à la vue de la terre fertilisée par les ondées célestes :
« Tu couronnes l'année de ta bonté. — Tes sillons ruissellent de
fécondité, — les pacages de la lande sont reverdis, — les collines se
ceignent d'allégresse, — les prairies se couvrent de bétail, — les plaines
se revêtent de blé, — tout jubile et tout chante (1). »
Tout le monde connaît les premiers mots si souvent cités du
psaume 19, le Cœli enarrant gloriam Dei de la version latine.
C'est encore une belle interprétation religieuse de la nature, un
morceau de facture antique. On y respire le souille du mystère di-
vin que laisse entrevoir la création, en même temps qu'on y trouve
un curieux indice de l'idée que les anciens Israélites se faisaient du
soleil et de sa course quotidienne,
« Les cieux racontent la gloire de Dieu, — le firmament proclame
(1) C'est un des rares fragmens que la version française rimée a heureusement pa-
raphrases :
Et cette richesse champêtre
Par de muets accords
Chante aussi l'auteur de son être,
Qui répand ses trésors.
190 REVUE DES DEUX MONDES.
l'œuvre de ses mains. — Le jour au jour en transmet le message, —
une nuit à l'autre en donne connaissance.
« Ce n'est point un discours, ce ne sont pas des paroles, — leur son
ne se fait pas entendre. — Toutefois partout leur leçon se propage, —
leurs accens vont jusqu'au bout du monde, — où il a établi la tente
du soleil.
« Le soleil, tel que le jeune époux, sort de sa chambre, — joyeux
comme un guerrier de parcourir sa carrière. — L'un djes bouts du ciel
est son point de départ, — à l'autre bout son orbite touche, — rien
n'est à couvert de son ardeur. »
On s'imaginait en effet que le soleil avait derrière l'horizon un
palais ou plutôt, et c'était l'idée la plus ancienne, une tente, où il
se reposait des fatigues de la journée. Pourquoi le chantre s'arrête-
t-il brusquement après cette peinture du soleil levant? C'est tout
simplement parce que son inspiration du moment ne va pas plus
loin. Parmi les grands spectacles du monde visible, c'est celui du
soleil qui sort (expression usuelle en hébreu, à la place de notre
lever) qui lui paraît primer tous les autres. C'est à ses yeux le
chapitre par excellence dans la théologie de la nature. Il le dit, et
ne lui en demandez pas davantage sous prétexte qu'il faut arrondir
mieux que cela une fin de poème; il trouverait votre exigence fort
impertinente. Notons, à propos de cette comparaison du soleil levant
avec un jeune époux qui sort plein d'ardeur de sa chambre, que de
graves commentateurs se sont demandé s'il s'agissait de l'époux
avant ou aprds la noce. Il nous semble que l'esprit de la comparai-
son est tout en faveur de la première supposition. Le soleil du ma-
tin s'élance fougueux comme le fiancé qui sort de chez lui pour
aller chercher sa fiancée, et non comme l'époux heureux qui ne
doit quitter qu'à regret la chambre nuptiale.
11 y a des psaumes, comme le 116% qui supposent une action
partagée entre divers groupes de chanteurs et qui ressemblent de
loin à un oratorio. D'autres, comme le 29% s'appliquent à imiter le
fracas de l'ouragan. Ailleurs (ps. lOZi), nous trouvons une amplifica-
tion poétique du récit de la création d'après la Genèse. Au psaume 18,
chant de reconnaissance à l'occasion d'une victoire éclatante, le
poète respire encore la fureur du combat. « Ceux qui me haïssent,
s'écrie-t-il, je les anéantis, je les broie comme la poussière qu'em-
porte le vent, je les balaie comme la boue des rues. » On peut dire
d'une manière générale que ce qu'il y a de plus rare dans les
psaumes, c'est la pitié pour l'adversaire, vaincu ou non. Il n'est
pas possible de haïr plus vigoureusement que ces pieux chanteurs.
C'est par là surtout que les psaumes trahissent leur provenance
juive et qu'ils ont fourni textes et prétextes aux plus tristes excès
LE PSAUTIER JUIF. " IQI
de l'intolérance chrétienne. Il n'est question que de l'extermination
des ennemis, du devoir de les pulvériser au nom de l'Éternel du
plaisir de leur rendre avec usure le mal qu'ils ont pu faire. La belle
élégie qui fait le psaume 137, où le psalmiste dépeint avec une
mélancolie navrante les enfans d'Israël pleurant la patrie perdue
n'ayant plus de cœur à chanter leurs hymnes et ayant suspendu
leurs lyres aux saules des rivières, cette touchante expression du
patriotisme le plus tendre finit par ce vœu de vengeance atroce :
« Babylone, dévastatrice, salut à celui qui prendra tes petits enfans
et les f;acassera contre les pierres ! »
Du reste, il ne faut pas perdre de vue que, si des passages comme
ceux-là réservent de pénibles surprises aux lecteurs qui s'atten-
daient à trouver dans ces pièces juives un écho anticipé de la mo-
rale évangélique, c'est à l'adoption du recueil des psaumes comme
livre usuel de chants sacrés par l'église chrétienne tout entière,
c'est aux innombrables contre-sens consécutifs de cette adoption
qu'il faut s'en prendre avant tout. Les psalmistes chantent ce qu'ils
ont dans l'âme, mais dans l'idée que le peuple tout entier chante
avec eux. L'individualisme national est encore plus absolu que l'in-
dividualisme personnel. Or l'ennemi de la nation et celui de Dieu,
c'était tout un. L'oppression de la race élue n'était pas seulement
une iniquité, c'était aussi un sacrilège. L'excuse de ce peuple, c'est
que, forcé de comparer sa foi religieuse à celle de ses voisins ido-
lâtres, il lui était impossible de ne pas s'enorgueillir de sa supé-
riorité. A l'époque surtout de la composition de la plupart des
psaumes, ce sentiment devait être très vif. Il n'en avait pas tou-
jours été de même. Il y eut un temps où les enfans d'Israël ado-
raient leur dieu Jahveh de préférence à tout autre, parce qu'il était
le dieu national, le protecteur naturel, le défenseur invincible du
peuple qu'il s'était choisi; mais ce culte exclusif rendu à un dieu
jaloux n'annulait pas du tout la croyance à l'existence d'autres di-
vinités, puissantes aussi et redoutables. S'il plaisait à ce dieu peu
communicatif, n'aimant pas à se montrer, et que d'ailleurs nul œil
humain n'avait jamais pu découvrir au-dessus du firmament, s'il
lui plaisait qu'on l'adorât sans le représenter sous une forme visible,
rien n'empêchait de penser que d'autres dieux, autrement dispo-
sés, consentaient à animer leurs images, soit en s'y enfennant,
soit en les dotant de vertus magiques. L'idolâtrie vivifie toujours
jusqu'à un certain point, sinon tout à fait, l'icône ou la statue. Aussi
l'Israélite des anciens temps est-il plus craintif qu'audacieux en
présence des symboles des cultes étrangers. Quand au contraire il
a grandi en connaissance du monde, en raison, en réflexion, en fa-
culté d'analyse, quand son monothéisme a pris claire conscience de
lui-même, quand, ayant vu de près les blocs taillés par le ciseau
192 REVUE DES DEUX- MONDES.
des sculpteurs, il s'est assuré qu'il n'y a là que de la pierre, du
métal ou du bois, conçoit-on le mépris qui s'élève dans son âme à
la vue des nigauds qui parlent avec respect et crainte à ce qui ne
peut les entendre ni les voir? Remarquez de nos jours encore le
sourire de dédain du paysan huguenot devant certaines exubérances
de la piété catholique, — sourire parfois aperçu et qui jadis lui a
coûté très cher. Chaque nation se croit aisément la première du
monde, mais chez aucun peuple cette illusion n'a été plus excusable
que chez les Israélites. Quelle conscience de sa supériorité intellec-
tuelle et religieuse dans cette raillerie prolongée d'un psalmiste à
l'adresse des idolâtres (psaume 115) :
« Leurs dieux sont d'or et d'argent, — fabriqués par la main des
hommes. — Ils ont une bouche et ne parlent point. — Ils ont des yeux
et ne voient point, — ils ont des oreilles et n'entendent point, — ils ont
un nez et ne sentent point, — ils ont des mains et ne touchent point,
— des pieds, et ils ne marchent point, — un gosier, et ils ne profèrent
aucun son. — Ceux qui les ont faits deviendront comme eux, — tandis
que toi, Israël, tu es le béni de l'Éternel. »
Pourtant cette supériorité spirituelle était loin de trouver sa sanc-
tion dans les faits temporels. C'était à chaque instant l'idolâtre, l'im-
bécile idolâtre, qui imposait à l'adorateur du Dieu vivant son joug
intolérable. Rien n'exaspère l'animosité de l'opprimé contre l'op-
presseur comme la conscience, fondée ou non, de lui être supérieur
par l'esprit. Gomme Antiochus connaissait mal son monde quand
il s'imaginait qu'un simulacre de Jupiter olympien imposerait aux
Juifs récalcitrans et contribuerait à les réconcilier avec la civilisation
grecque ! C'était au contraire leur montrer celle-ci sous son jour le
plus ridicule, et chez un peuple habitué à prendre fort au sérieux
tout ce qui concernait la religion, le Jupiter de Phidias lui-même
n'eût obtenu d'autre succès que celui du scandale. La majorité des
psaumes reflète ce douloureux conflit de la conscience nationale et
de la situation réelle. M. Reuss a montré que là où l'on serait tenté
de voir l'expression d'une douleur personnelle, isolée, c'est presque
toujours la plainte du peuple qui s'exhale sous forme individuelle.
Ce serviteur persécuté de l'Éternel qui, dans une foule de psaumes,
se lamente, se révolte, invoque la vengeance divine contre ses op-
presseurs, les insulte et les maudit, ce n'est pas un seul homme,
c'est la personnification du peuple tout entier.
D'autre part, il faut reconnaître que jamais le langage humain
n'a mieux exprimé les sentimens religieux intimes de la soumission,
de la confiance, du repentir, de l'espérance indestructible. Il y a,
dans ces épanchemens de la piété juive, des notes d'une douceur
infinie, d'une délicatesse exquise. Ce sont ces inspirations d'une re-
LE PSAUTIER JUIF. l93
ligiosité ardente et solide qui en ont fait la lecture favorite des
âmes blessées. Bien des cœurs endoloris y ont puisé d'ineffables
consolations. Les psaumes ont versé un baume adoucissant sur une
multitude de douleurs. Les opprimés, les persécutés, les navrés de
tous les temps ont pu s'approprier ces plaintes pleines de foi dans
l'éternelle justice. Les consciences timorées y ont trouvé des accens
de repentir et des assurances de pardon qu'aucune autre litté-
rature ne pouvait leur fournir. Les côtés faibles de ces chants d'Is-
raël et les étranges illusions qu'on s'est faites, que beaucoup se font
encore sur l'enseignement doctrinal qu'ils renferment, ne sauraient
leur enlever ce mérite, qui seul en explique la popularité prolongée.
Dans notre siècle de critique positive, nous avons de la peine à
comprendre la facilité avec laquelle des esprits de premier ordre ont
pu, dans les siècles passés, méditer avec suite et avec recueillement
des textes dont le sens évident choquait brutalement leurs plus
chères croyances. Comment cfoncevoir par exemple qu'un Pascal,
un Fénelon, un Bossuet, ont pu faire leurs délices de la lecture as-
sidue des psaumes sans s'apercevoir une seule fois que, sur un point
capital de la doctrine chrétienne, ils étaient, non pas seulement
muets, mais encore négateurs? Nous voulons parler de la foi dans
une vie future, consciente et rémunératrice. Le fait est que les
psaumes l'ignorent absolument. Ils sont écrits à une époque où la
foi dans la vie d'outre-tombe était encore informe, où l'on n'atten-
dait après la mort ni résurrection ni passage dans un monde meil-
leur. La vieille idée hébraïque du sheôl, c'est-à-dire du séjour sou-
terrain des morts plongés dans un sommeil uniforme, égal pour
les bons et les méchans, règne en souveraine tout le long de la col-
lection. Un motif assez fréquemment allégué à l'appui des prières
de délivrance, c'est qu'une fois mort, on ne peut plus chanter les
louanges de Dieu, et que, si Jahveh laisse consommer la perte de
ses serviteurs, ce sera de sa part un faux calcul.
« Quel profit trouverais-tu à verser mon sang, — à me faire des-
cendre dans la fosse? — La poussière te célébrera-t-elle ? — Proclamera-
t-elle ta fidélité? (Ps. 30.) — Fais-tu un miracle pour les morts? — Les
ombres ressuscitent-elles pour te glorifier ? — Parle-t-on de ta grâce
dans le sépulcre? — de ta fidélité dans le séjour des morts? — Tes
hauts faits sont-ils connus dans les ténèbres, — et ta justice dans la
terre de l'oubli ? (Ps. 88.) »
On pourrait citer d'autres passages tout semblables. A chaque
instant, le grand problème du malheur immérité, du triomphe de
l'iniquité, s'impose aux psalmistes, comme à Job, dans toute sa ri-
gueur. Pas une seule fois n'apparaît la solution qui se fût présentée
TOMK XII. — 1875. 13
19A REVUE DES DEUX MONDES.
d'clie-niôme au Juif contemporain du Christ et au chrétien de tous
les temps. L'espérance consolatrice ne dépasse jamais l'horizon ter-
restre et ne concerne que l'avenir de la nation opprimée. Les psal-
mistes se réjouissent dans la perspective d'une période de bonheur
et de gloire qui compensera un jour les humiliations de l'heure
présente. On doit même reconnaître que l'utilitaMsme étroit, terre
à terre, de nombreux psaumes constitue l'une de leurs faiblesses
au point de vue moral. Une critique impartiale dissipe également
l'illusion si longtemps caressée par les commentateurs chrétiens
qui voyaient à chaque ligne des prédictions miraculeuses de la ve-
nue de Jésus-Christ et des événemens de sa vie. Les labbins juifs
ont eu cent fois raison de contester la validité des argumens que
les apologistes chrétiens déduisaient de passages des psaumes déta-
chés de leur contexte et traduits avec un effrayant arbitraire*
Ce qui d'autre part a dû souvent embarrasser les orthodoxes
du judaïsme, c'est le spiritualisme d'excellent aloi dont certains
psaumes font preuve à propos du rituel légal. Sur ce point, il y a
décidément dans le recueil des préludes au Nouveau -Testament. On
sait l'importance extrême que le judaïsme postérieur k l'exil attri-
buait à l'observation minutieuse des prescriptions légales, et, parmi
les ordonnances attribuées à Moïse, celles qui roulaient sur les sa-
crifices étaient de tout premier rang. C'est en sacrifiant que l'Israé-
lite se mettait en règle avec la Divinité, qu'il cherchait à la rendre
propice à ses vœux et qu'il croyait expier ses fautes. Aussi, comme
on peut s'y attendre, arrivait-il souvent que le coupable faisait bon
marché de ses transgressions en s'abritant derrière Vojms opcra-
tnm, l'acte matériel de l'offrande. A plusieurs reprises, les psal-
misies contestent la valeur religieuse de cette forme de culte; elle
a poui' eux quelque chose de mesquin, de contraire à la pure notion
des perfections divines. S'imaginer que l'homme puisse avec de là
chair de bœuf ou du sang de bouc changer à son profit les inten-
tions divines, c'est rabaisser le Tout-Puissant! Il y a du rationa-
lisme dans cette objurgation, que l'auteur du 50'' psaume met dans
la bouche de Dieu même s'ad ressaut au peuple juif :
« Ce nest pas pour tes sacrifices que je te reprends. — Tes holo-
caustes sont toujours devant moi. ~ Mais je ne demande point le tau-
reau de ta maison ni les boucs de ton bercail, — car les animaux de la
forêt sont à moi, — et les milliers de bestiaux qui errent sur les mon-
tagnes. — Je connais tous les oiseaux des hauteurs, — et tout ce qui se
meut aux champs est à ma disposition. — Si j'avais faim, ce n'est pas
à toi que je le dirais, — car la terre est à moi, et tout ce qui la rem-
plit, — Est-ce que je mange la chair des bœufs? — Est-ce que je bois le
sang des boucs ? »
LE PSAUTIER JUIF. 195
Qu'on ne s'imagine pas toutefois que la même spiritualité règne
d'un bout à l'autre de la collection. D'autres chants révèlent des
notions religieuses d'uu matérialisme complet. Le Jahveh du
psaume 18, qui vole dans l'espace monté sur le keroiib, c'est-à-
dire sur la nuée d'orage, dont, par une singulière métamorphose,
les chrétiens ont fait le doux et angélique chérubin, ce dieu aux
narines fumantes, dont la bouche jette une braise ardente et qui
descend du ciel sur un nuage noir, est-il l'Être universel, infmi, du
beau psaume 139, ou bien une idole forgée par l'ignorance et la
peur? Rien ne montre mieux que des citations de ce genre la na-
ture progressive de cette religion d'Israël qui n'a pas échappé plus
que les autres à la loi de l'évolution et ne s'est élevée que par de-
grés successifs à la hauteur où le christianisme l'a saisie pour en
répandre l'idée essentielle sur le monde entier.
Il faut donc, si l'on ne veut pas mal placer ses admirations, faire
le départ des beautés et des défauts de cette poésie sacrée. A la lu-
mière de la critique, le psautier regagne en coloris, en naturel, en
fraîcheur de vie, ce qu'il a pu perdre en autorité comme série de
textes tombés du ciel. Rien sur la terre n'est exempt de la condi-
tion fatale de l'imperfection; mais on peut affirmer sans crainte que
ce qui a pendant des siècles attiré les hommages et la vénération
des hommes a toujours dû ce privilège à quelque mérite évident ou
caché. Les psaumes hébreux fournissent une des démonstrations les
plus frappantes de cette vérité. Il serait trop triste de penser que
l'esprit humain peut se nourrir de l'illusion pure.
IV.
Nous n'avons pas encore abordé directement la question d'au-
thenticité. Il était inutile d'en parler avant d'avoir examiné les
psaumes eux-mêmes; mais cette étude serait incomplète, si nous la
laissions de côté.
Dans l'opinion vulgaire, il n'y a pas même lieu de la poser. Les
psaumes sont l'œuvre du roi David, telle est la tradition courante,
remontant très haut, qui a valu à ce prince le nom de roi-prophète.
En effet, s'il était réellement l'auteur des psaumes, comme ils pei-
gnent à chaque instant des circonstances et des situations qui lui
sont de beaucoup postérieures, il faudrait lui attribuer un don de
seconde vue tout à fait miraculeux. Cette considération suffirait à
beaucoup d'esprits de nos jours pour révoquer en doute l'origine
davidique du psautier, mais il est intéressant de savoir comment le
problème se présente aux yeux de la science et de quel genre de so-
lution il est susceptible.
Commençons par relever le fait que les collecteurs canoniques
196 REVUE DES DEUX MONDES.
eux-mêmes assignent un grand nombre de psaumes à d'autres que
David. Douze sont attribués à Asaph, dix aux fils de Korach, deux à
Salomon, un à Moïse, deux ou trois autres à des inconnus. Soixante-
treize sont désignés comme l'œuvre du roi David, le reste se com-
pose de chants sans nom d'auteur et, comme dit le Talmud, or-
phelins. Il est bon toutefois de noter qu'en vertu de la tendance
antique à rattacher les écrits anonymes à des noms historiques,
jointe à une étonnante promptitude à accepter sans preuve le pre-
mier nom venu, la version grecque des Septante a cru pouvoir don-
ner des pères à un certain nombre d'orphelins en les assignant à
Jérémie, à Ézéchiel, à Esdras, et à d'autres notabilités de l'Ancien-
Testament, ce qui fait qu'on doit se demander si le texte hébreu
original ne porte pas déjà la marque de ces complaisantes recher-
ches de paternité. On a le droit de se poser une telle question
quand on le voit attribuer formellement à Moïse, plus vieux que
David de cinq siècles, un psaume, le 90% qui ne trahit pas le
moindre indice d'une si prodigieuse antiquité. Quoi qu'il en soit,
il est certain que, sur les cent cinquante psaumes , soixante-treize
seulement, précédés de la suscription de David, émettent la pré-
tention de remonter au second roi d'Israël. Si pourtant cette pré-
tention était justifiée, comme David serait encore le plus fécond des
psalmistes, au nom de l'axiome a potiori fit denominatio, il serait
permis en parlant du psautier de dire les Psaumes de David.
Malheureusement les faits ne se prêtent qu'avec la plus mauvaise
grâce possible à cette hypothèse. Dans l'antiquité chrétienne, un
écrivain du v« siècle, Théodore de Mopsueste, chez qui l'on trouve
beaucoup d'observations très fines sur les livres bibliques, avait
déjà fait ressortir le peu d'accord qui règne si souvent entre les
suscriptions et le contenu des psaumes. Par exemple, il est des
psaumes assignés à David qui parlent du temple de Jérusalem
comme existant; on sait pourtant que cet édifice ne fut construit
qu'après sa mort par son fils Salomon. D'autres font de claires al-
lusions à la déportation babylonienne et à la destruction de ce
temple, d'autres encore parlent du roi à la troisième personne et
ne signifient quelque chose que dans la bouche d'un sujet très
soumis. Un psaume, le 3A^, enfilade sans aucune valeur poétique
de distiques rangés dans l'ordre des lettres de l'alphabet, doit
avoir été composé par David « contrefaisant le fou devant Achis,
roi de Gath. » A quoi pensiez-vous donc, vénérable rabbi qui nous
avez donné un renseignement pareil? Un autre encore, le 60% est
visiblement inspiré par la douleur d'une défaite, et pourtant, de
par sa suscription , il devait se rapporter à une guerre très heureuse
dirigée par David contre des peuples voisins. Si l'on veut se faire
une idée de l'arbitraire qui a présidé à la rédaction de ces notes
LE PSAUTIER JUIF. 197
prétendues historiques, il suffira de comparer le psaume 3 à sa
suscription, qui déclare que ce chant de David eut pour occasion
déterminante sa fuite précipitée devant son fils Absalon.
Il faut donc en tout cas diminuer notablement le nombre des
psaumes davidiques; mais, à un point de vue plus général, la vie
connue de David serait-elle de nature à justifier ce portrait idéal d'un
roi profondément religieux qui sait à la fois se battre comme un hé-
ros et gravir les sommets les plus élevés du mysticisme? Il s'en faut
de beaucoup, et, toutes différences de temps et de mœurs gardées,
nous dirions que le roi David tient beaucoup plus du genre d'Henri IV
que de celui de saint Louis. David sans doute partagea les croyances
de son temps, il fut même dévot envers Jahveh, et les taches qui
déparent sa vie n'empêchent pas qu'il ait été religieux à sa ma-
nière. De plus il paraît constant qu'il fut dans sa jeunesse habile à
chanter en s'accompagnant d'un instrument à cordes, et même
qu'il fut poète à la manière du guerrier arabe ou du chevalier-
trouvère de notre moyen âge. On le voit quitter très jeune encore
les pacages paternels et s'introduire auprès du roi Saiil , dont il
dissipe par ses chants les accès d'humeur noire; mais de quelle
nature étaient ces chants? Étaient -ce des psaumes? Rien n'est
moins probable. C'étaient bien plutôt des chansons de geste célé-
brant des actions héroïques , ou des chants joyeux sans analogie
avec des hymnes religieuses. Bientôt, à la suite de sa victoire sur
le géant Goliath et de plusieurs autres exploits, David devient
l'ami intime de Jonathan, fils du roi, et il conquiert l'épée à la
main l'honneur d'épouser l'une des filles de Saiil. Trait caractéris-
tique, Salil, qui le haïssait secrètement et qui méditait sa perte,
avait exigé de lui comme cadeau de noces qu'il rapportât de son
expédition cent prépuces de Philistins. Il en rapporta le double et
devint l'époux de Mical; mais, la haine du roi ne cessant de le pour-
suivre, il se décide à chercher un refuge chez les ennemis de sa
nation, chez les Philistins. C'est là qu'il singe la folie; puis à la
tête de ZiOO pillards il se met à butiner sur les pays voisins et de-
vient quelque temps après le vassal d'un roi philistin. Cependant
sa popularité grandit toujours, parce qu'il tombe de préférence sur
les autres ennemis d'Israël et qu'il en fait d'affreux massacres.
Quelques traits d'une grande noblesse, vraiment chevaleresques,
achèvent de le rehausser dans l'estime de ses compatriotes, si bien
qu'après la mort de Saiil et de Jonathan, vaincus dans une bataille
contre les Philistins, la tribu de Juda l'appelle au trône. Les onze au-
tres tribus avaient reconnu pour roi un autre fils de Saûl, Isboseih;
mais la défection de son meilleur capitaine, Abner, qui passa à Da-
vid, lui fut fatale. Bientôt après, Isboseth fut assassiné par deux de
ses officiers ; David devint alors roi de tout Israël. 11 est à remar-
198 REVUE DES DEUX MONDES.
quer pour toute cette période que les deux chants élégiaques de
David, très probablement authentiques, sur la mort de Saûl et Jo-
nathan, et sur celle d'Abner, tué par Joab, ne trahissent aucune
préoccupation religieuse.
David roi continue de guerroyer avec succès, cherche à organiser
solidement le pouvoir royal, et risque un premier essai de Gentra-
lisation en fixant à Jérusalem, dont il a fait sa capitale, la tente et
l'arche de Jahveh, c'est-à-dire le sanctuaire national. A cette occa-
sion, David déploya une véritable ferveur, c'est-à-dire qu'à la vue
et aux acclamations du peuple il se mit, très court vêtu, à danser
de toutes ses forces en avant du char qui transportait le coffre
sacré. C'est au point que la reine, fille de Saûl, en fut scandalisée
et lui en lit des reproches. David trouva ses remontrances fort dé-
placées. « Et Mical, lisons-nous, n'eut plus d'enfans jusqu'à sa
mort. » Des guerres presque constamment heureuses lui permirent
de reculer les limites de son royaume. Sa domination s'étendit
mêuie jusqu'à l'Euphrate. Ces exploits furent malheureusement
ternis par d'épouvantables cruautés, par le rapt odieux de Balhséba,
par la mort plus odieuse encore de son mari. Les dernières années
de sou règne furent troublées par les désordres de ses fils, dont
l'un déshonora l'une de ses sœurs, dont l'autre, non content d'avoir
levé l'étendard de la révolte, prit possession du harem paternel
eoram populo. Cependant David, quelque temps forcé de fuir loin
de Jérusalem, revint avec ses vieilles troupes, qui eurent aisément
raison de l'usurpateur. Puis les discordes intestines recomusencè-
rent avec la rivalité d'Adonija, héritier du trône dans l'ordre régu-
lier de la succession, et de Sulomon appuyé par sa mère Bathséba,
qui l'emporta. La famine et la peste désolèrent le pays d'Israël.
Pour conjurer la famine, David livra aux gens de Gabaon, qui avaient
à venger un ancien parjure de Saûl, sept descendans de son prédé-
cesseur, et les autorisa à mettre en croix les sept malheureux a de-
vant l'Éternel. » C'était bel et bien consentir à un sacrifice humain.
Quant à la peste, elle fut arrêtée par l'érection d'un autel à Jahveh
et par des immolations de bœufs. Enfin David mourut , laissant à
son fils Salomon, entre autres instructions plus sages, celle de faire
mourir son vieux général Joab, à qui il devait tant, et un certain
Simhi, fils de Guéra, son insulteur lors de la révolte d'Absalon, mais
à qui à son retour il avait promis la vie sauve. Ce dernier trait jette
un jour moins qu'édifiant sur ses sentimens secrets, et démontre
qu'en vieillissant il était devenu rancuneux et perfide.
Cette vue d'ensemble d'une vie si agitée donne-t-elle quelque
vraisemblance à l'opinion d'après laquelle David aurait composé un
grand nombre de psaumes que nous connaissons et en quelque
sorte créé ce genre de poésie religieuse? Il nous paraît qu'elle tend
LE PSAUTIER JUIF. 199
à une fin toute contraire. David reste toujours an grand homme, un
intrépide guerrier et l'un des rares politiques qui aient occupé le
trône d'Israël; mais ce n'est pas un héros de religion. Son fougueux
caractère, mélange paradoxal de noblesse et de trivialité, d'indul-
t^ence et de cruauté, d'empire sur soi-même et de sensualité pas-
sionnée, de poésie et de vulgarité, ne cadre nullement avec la dis-
position morale qui a dicté la composition de la plupart des psaumes.
La poésie qui se dégage de son histoire, légendaire ou non, est du
genre héroïque et non du genre mystique. îl n'y a pas même con-
cordance d'idées. Les psaumes sont composés au point de vue d'un
monothéisme rigide, déjà très purifié, et qui ne s'accorde guère
avec ce que nous savons des croyances et des tolérances de David.
Nous lisons par exemple qu'il y avait dans sa demeure des idoles
domestiques, des espèces de pénates , et le hardi danseur devant
l'Éternel, celui qui croyait détourner le fléau de la peste en multi-
pliant les hécatombes et conjurer la famine en faisant crucifier sept
innocens, peut-il avoir chanté, comme l'ont fait les psalmistes,
l'unité absolue de l'Être divin, l'absurdité des images taillées et
l'inutilité des sacrifices? Plus encore, dans une des plus vives re-
montrances du prophète Anios, plus jeune de deux siècles que Da-
vid, nous distinguons un passage qui atteste cgi'au temps du pro-
phète, si David était connu et goûté comme poète, ce n'était pas
encore comme poète religieux. Le poète s'en prend surtout aux
fiches voluptueux, qu'il accuse d'irriter l'Éternel par leur luxe et
leur mollesse. « Vous, dit-il, qui pincez de la harpe, — vous qui
mventez des chants de David, — qui buvez le vin à pleines coupes,
— et qui vous parfumez des parfums les plus exquis, etc. d N'est-
il pas évident que dans une pareille liaison les chants ou les airs de
David font partie de ces divertissemens dont l'austère prophète se
scandalise, et que jamais il n'eût parlé de la sorte, si a des chants
de David » eussent de son temps signifié « des psaumes? »
Comment donc s'est formée une ti adition aussi constante et au.ssi
ancienne? Elle doit sa naissance au même cours d'idées qui a trans-
figuré la personne de David dans les souvenirs de son peuple. Son
rè"-ne, malgré ses taches, fut le plus glorieux de l'histoire nationale.
Ce fut surtout après sa mort et celle de Salomon, qui moissonna ce
que David avait semé, ce fut lorsqu'on dut faire à chaque instant
la pénible comparaison de l'état mesquin, humiliant ou niême into-
lérable du peuple de Dieu et de sa brillante situation sous le sceptre
du fils d'ïsaï qu'il devint le héros populaire, le roi bien- aimé, en un
mot un idéal national. Mais vint l'époque où religion et nation ne
représentèrent plus pour le peuple juif qu'un seul et même intérêt,
où ce qui était national devint par cela môme religieux. C'est ainsi
•200 REVUE DES DEUX MONDES.
que David passa à la dignité de roi « selon le cœur de Dieu, » de
prototype du Messie, et qu'on trouva tout naturel d'attribuer à son
inspiration poétique des chants qui charmaient le peuple fidèle par
la correction, non moins que par l'énergie du sentiment religieux.
David n'avait-il pas été poète et chanteur? Donc il avait fait des
psaumes, les plus beaux psaumes, et l'image que l'on voit si sou-
vent en tête des vieilles Bibles représentant le roi-prophète couvert
du manteau royal, la couronne en tête et s' accompagnant de la
harpe, se peignit dans l'imagination du peuple juif et des premiers
chrétiens bien longtemps avant d'être gravée sur bois.
Sans doute il reste toujours possible que David, qui s'occupa du
culte et qui remplit lui-même sans scrupule des fonctions sacerdo-
tales, a composé aussi des hymnes religieuses, il se peut même que
quelques débris de ces vieilles poésies aient été incorporés dans
des œuvres d'un âge beaucoup plus récent; maïs il faut renoncer
à l'espoir de les retrouver dans les textes que nous possédons.
Ce qui est certain, c'est qu'à la lumière d'une critique purement
historique la grande majorité des psaumes ne trouve sa place natu-
relle que dans la période qui suit le retour de la captivité de Baby-
lone et qui s'étend jusqu'à la renaissance nationale dont l'héroïque
famille des Macchabées prit la direction. Plusieurs même portent
clairement la marque de ce grand événement, qui s'accomplit dans
le second siècle avant Jésus -Christ. Longtemps une telle asser-
tion a paru d'une excessive audace. Elle dérangeait toute sorte
de systèmes élaborés subtilement par de respectables hébraïsans
qui tenaient à faire la moindre brèche possible à la tradition.
M. Reuss, avec beaucoup de netteté, a montré que l'horizon poli-
tique et religieux de la plupart des psaumes, que leur manière de
comprendre le présent et l'avenir du peuple invité à les chanter,
que l'opposition si fréquente des pauvres ou des humbles d'une
part, des médians ou des pécheurs de l'autre, c'est-à-dire au fond
du peuple juif et des païens, que la manière dont il est parlé de
la loi comme d'un code écrit qu'il faut méditer sans cesse, que tout
cela nous fait penser à un temps fort différent de celui de David et
même de la période intermédiaire entre son règne et la captivité.
Prenons par exemple le psaume 7li, un des plus importans de la
collection au point de vue historique. La situation qu'il dépeint est
désespérée. L'ennemi païen n'est pas seulement maître et tyran du
pays saint, il a déclaré la guerre à la religion nationale.
« L'ennemi a tout dévasté dans le sanctuaire. — Tes adversaires hur-
lent dans l'enceinte de tes parvis, — Pour symboles, ils y ont mis les
leurs. — On peut les voir pareils au bûcheron — qui brandit la hache
LE HSAUTIEK JUIF. 201
dans un fourré du bois. — Ainsi à l'envi ils en brisent les sculptures
— à coups de marteau et de cognée.
« Ils ont mis le feu à ton saint lieu, — ils ont abattu et profané la
demeure de ton nom. — Ils disent dans leur cœur : Écrasons-les tous !
— Ils ont brûlé tous les lieux de culte (les synagogues) dans le pays. —
Nos emblèmes, nous ne les voyons plus. — Il n'y a plus parmi nous de
prophète, — et nul d'entre nous ne sait jusques à quand... »
Évidemment il s'agit ici d'une dévastation du sanctuaire de Jéru-
salem. Or il n'y a que deux événemens de ce genre qu'on puisse
rapprocher d'une telle peinture, la destruction du temple par Nebou-
cadneçar et la profanation de ce temple sous Antiochus Épiphane;
mais le premier rapprochement est impossible. Neboucadneçar brûla
le temple et le rasa, tandis que cette fois il a été dévasté, en partie
incendié, mais il est resté debout, et la preuve, c'est qu'on y a in-
troduit les symboles d'un culte étranger. Il faut de plus remarquer
cette plainte dont ceux qui connaissent de près l'histoire d'Israël
ne sauraient exagérer l'amertume: u il n'y a plus parmi nous de
prophète! » Ce n'est pas au temps de Jérémie et d'Ézéchiel qu'on
pouvait se plaindre de la sorte. Enfin les ennemis du peuple et de
Dieu ont brûlé les synagogues, ce qui nous reporte une fois de plus
à la période qui suivit le retour de l'exil. En efiét ce fut seulement
depuis lors qu'il put être question des synagogues en pays juif. C'est
donc vers l'an 168 avant notre ère, lorsque Antiochus, décidé à
extirper une religion qu'il regardait à juste titre comme le princi-
pal obstacle à son plan d'hellénisation du peuple juif, mit à sac la
ville et le peuple et superposa un autel de Jupiter à celui de Jah-
veh, que cette lamentation fut composée. Nous avons par consé-
quent par devers nous la preuve de fait que le psautier ne fut clos
qu'après cette époque, et que nous pouvons nous attendre à y ren-
contrer des chants inspirés par les souffrances et les triomphes ines-
pérés de la période macchabéenne.
Bien loin d'avoir pour auteur le roi David, le psautier toucherait
donc d'assez près, par le moment de sa clôture définitive, à l'ère
chrétienne, ce qui rendrait moins étonnantes les affinités entre cer-
tains psaumes et les doctrines évangéliques. De là on peut remonter le
cours des siècles. On trouvera des psaumes qui se rapprochent des
temps de la captivité, quelques-uns qui peuvent en être contempo-
rains, bien peu que l'on doive reporter au-delà. Du moins les motifs
péremptoires manquent. Parmi les psaumes les plus anciens, il faut
ranger probablement le 8« et le 18% que nous avons reproduits,
ainsi que le 29% dont les accens rudes, presque sauvages, ont quel-
que chose de primitif.
202 URVUE nKS deux mondes.
C'est probablement à cause de cette analogie de situation, con-
fusément sentie même à travers la lourde enveloppe clés traductions,
qae les psaumes n'ont jamais, été plus populaires qu'au sein des
sociétés militantes et persécutées, comme l'était le peuple juif sous
les Séleucides. La réforme leur fit à peu près partout une seconde
jeunesse. Le fameux cantique de Luther : Ein [este Biirg ist unser
Gott, est l'écho d'un psaume. Les réformés en Suisse, en France,
en Ecosse, dans les Pays-Bas, puisèrent dans le psautier leurs
chants favoris de consolation et de guerre. Nos huguenots surtout
en firent l'usage le plus fréquent. On sait qu'ils avaient à leur dis-
position la traduction versifiée de Clément Marot et des mélodies,
trop négligées aujourd'hui, fort admirées pourtant par les rares
amateurs d'une musique religieuse grave et austère. Qu'on me per-
mette à ce propos de rappeler un trait de notre histoire nationale,
fort peu connu et tout à l'honneur des psaumes. C'était en 1 589, à
Arques, près de Dieppe, dans la Haute-Normandie. Celui qui repré-
sentait alors la France moderne, la France du libre esprit et de
l'avenir, Henri IV, se voyait à la veille de devoir renoncer à la
lutte. Contraint de lever le siège de Paris, il s'était retiré près de
la mer avec sa petite arm.ée pour, en cas de dernière défaite, pou-
voir se réfugier en Angleterre. L'armée de la ligue, plus forte que
la sienne, se flattait de frapper à Arques un coup décisif. C'était là
un de ces instans éminemment tragiques, où les destinées d'une
nation, cette nation firt-elle la France, ne semblent plus tenir qu'à
un fd. Le Béarnais vaincu, c'était le triomphe incontesté de la
ligue, la suprématie de l'Espagne, l'ultramontanisme tout-puissant,
et la France descendant à son tour dans Vùi-pace où se sont ense-
velis tant de vaillans peuples ômasculés par ce terrible système.
Henri IV avait bien posté sa faible armée sur des hauteurs domi-
nées par un vieux château-fort du temps de Guillaume le Conqué-
rant, et dont les ruines imposantes existent encore. Les protestans
de Dieppe et des environs l'avaient renforcée de leur mieux, mais
ce n'était guère, deux fortes compagnies au plus. L'armée de
Mayenne avait attaqué, et, malgré la bravoure déployée par les sol-
dats du roi, elle avançait, les écrasant sous le poids de sa supé-
riorité numérique. Déjà le désordre se jetait dans les rangs de
l'armée royale, une compagnie de lansquenets faisait défection et
passait à l'enneiiii, la bataille semblait perdue, lorsque Henri s'é-
lança vers deux sombres groupes immobiles sur les hauteurs, qui
jusqu'alors n'avaient pas donné et qu'on avait placés à l'ai'rière-
garde, peut-être avec quelque défiance de leur solidité militaire;
mais il n'y avait plus à balancer. « Allons! monsieur le ministre,
cria le roi au pasteur Damour, qui avait accompagné ses parois-
LE PSAUTIER JUIF. 203
siens, entonnez le psaume, il est grand temps! » Aussitôt on vit les
deux masses noires s'ébranler, marcher à l'ennemi piques baissées,
et par-dessus les bruits de la bataille s'éleva une mélodie cadencée
qui leur servait à marquer le pas. C'était le chant de guerre hugue-
not, le psaume 68 :
Que Dieu se montre seulement, ,
Et l'on verra dans un moment
Abandonner la place.
Le camp des ennemis cpars,
Epouvante, de toutes parts,
Fuira devant sa face.
On verra tout ce camp s'enfuir
Comme l'on voit s'é\'anouir
Une épaisse fumée.
Comme la cire fond au feu.
Ainsi des méchans devant Dieu
La force est consumée^
Les deux compagnies sombres, tout en chantant et en perdant à
chaque pas quelques-uns des leurs, s'enfoncèrent comme deux coins
de fer dans les rangs des ligueurs, et leur trouée permit à l'armée
royale de reprendre l'offensive. Au même instant, le brouillard, qui
toute la matinée avait empêché l'artillerie du vieux château de di-
riger son feu sur les troupes de Mayenne, se dissipa, et bientôt le
chant du psaume fut souligné par les détonations régulières des
canons du roi. A partir de ce moment, la débandade des ligueurs
fut complète, ils furent poursuivis l'épée dans les reins, Henri IV
fut sauvé et, nous pouvons bien le dire, la France avec lui. C'est
une chose étrange, il faut l'avouer, que de voir ce cantique juif,
d'un auteur inconnu, probablement du temps des Séleucides, con-
tribuer ainsi pour sa bonne part à faire la France moderne. Et,
puisque nous sommes sur le terrain biblique, nous ne pouvons
mieux terminer qu'en rappelant cette parole d'un autre livre sacré :
(t L'esprit souille où il veut, et nul ne sait d'où il vient ni où il va. »
Albert PȎville.
UNE
EXPÉDITION AU MONT-BLANC
Le récit d'une ascension au Mont-Blanc paraîtrait presque banal
aujourd'hui, si au charme très vif assurément, mais tout person-
nel, qui peut attirer le touriste, ne s'étaient pas ajoutés des motifs
d'un intérêt plus général. Jusqu'ici le noble exemple donné par de
Saussure a rencontré fort peu d'imitateurs, et les recherches scien-
tifiques auxquelles semble inviter un observatoire sans rival sont
encore assez rares pour qu'il ne soit pas inutile peut-être de ra-
conter une expédition entreprise en vue de déterminer quelques-
uns des élémens les plus importans de la physique du globe, et en
particulier l'intensité de la radiation solaire.
La chaleur que le soleil envoie vers la terre ne nous arrive pas en
totalité : l'atmosphère en absorbe une portion notable malgré l'ap-
parente transparence des couches gazeuses qui nous environnent.
Tout inévitable qu'est cette action perturbatrice, on peut, en s'éle-
vant à une hauteur suffisante, l'atténuer singulièrement, et, ce qui
est essentiel, l'atténuer dans un rapport connu. La comparaison des
mesures faites à la base et au sommet de la même montagne per-
mettra ainsi de calculer le nombre que l'on trouverait à la limite de
l'atmosphère, et le résultat sera d'autant plus exact que l'influence
à déterminer présentera aux deux niveaux des valeurs plus diffé-
rentes, c'est-à-dire, en d'autres termes, que la distance verticale
des deux stations sera plus considérable. Quel sommet conviendra
mieux dès lors que le Mont-Blanc, la plus haute cime de l'Europe,
jusqu'à laquelle cependant il n'est pas impossible de transporter
quelques instrumens de physique?
UNE EXPÉDITION AU MONT-BLANC. 205
I.
Nous étions arrivés à Chamonix le 12 août ; mais il fallut renoncer
à partir aussitôt, les observations que j'avais en vue exigeant des
conditions atmosphériques toutes spéciales. Ces journées d'attente
ne furent pas perdues : nous les employâmes en courses nécessaires
au choix de la station inférieure, où M. Margottet avait bien voulu
se charger de mesurer la radiation solaire en même temps que je
la déterminerais au sommet. Nous eûmes soin aussi de répéter dé-
finitivement les expériences afin de les rendre parfaitement compa-
rables. Le samedi 1/i août au soir, le ciel n'était pas encore com-
plètement débarrassé de nuages; mais la marche du baromètre,
lentement ascendante depuis plusieurs jours, nous donnait con-
fiance; je fixai donc le départ au lendemain matin.
A l'heure convenue, nous nous mettons en route, M. Jarrige, M. Ri-
gollot et moi, avec quatre guides et trois porteurs. Simond Joseph, de
l'Argentière, est notre guide-chef, guide excellent, d'un pied sûr, d'un
courage et d'un sang-froid éprouvés. L'ascension se fait habituelle-
ment en deux jours : on s'arrête aux Grands -Mulets. Trois heures
suffisent pour atteindre de Chamonix le chalet de Pierre -Pointue
(2,050 mètres), auquel conduit un bon chemin de mulets grimpant
sous bois à droite du glacier des Bossons. Après avoir déjeuné au
chalet, nous abordons la moraine, gigantesque rempart que le gla-
cier a élevé lui-même comme pour protéger son flanc. En une
heure, nous gagnons Pierre -l'Échelle (ainsi nommée de l'échelle
que les guides y prenaient autrefois afin d'aider à franchir les cre-
vasses). A partir de ce point, on s'engage sur la glace, que l'on ne
doit plus quitter désormais, si ce n'est un instant, au refuge des
Grands-Mulets.
La traversée du glacier des Bossons prend environ deux heures ;
mais les heures passent comme des minutes, tant le spectacle qui
se déroule aux regards offre de grandeur et de variété. Ces mer-
veilles de la nature produisent toujours sur l'âme une vive im-
pression. Les données de la science sont loin de refroidir en nous le
sentiment poétique; au contraire l'émotion devient d'autant plus
profonde que l'instinct n'est plus seul éveillé. Si habitué que l'on soit
au spectacle des montagnes, on reste saisi d'admiration en contem-
plant les séi^acs (1), les tours, les aiguilles de glace aux formes va-
riées, parfois aux dimensions colossales, et les crevasses énormes
(1) On appelle ainsi d'énormes blocs de glace dont la forme prismatique ressemble
à celle d'un fromage du pays nommé sérac.
•20(5 REVUE DES DEUX MONDES.
dont l'œil ne peut mesurer la profondeur. Le glacier des Bossons et
le glacier de Taconnay se réunissent par leur partie supérieure :
c'est là surtout que le fleuve de glace qui descend des pentes du
Mont-Blanc, oblige de se partat^er en deux branches distinctes, offre
le plus étonnant désordre de crevasses se croisant en tout sens. Là
commencent aussi les difficultés de la route, sans toutefois que le
touriste exercé ait à craindre des dangers sérieux. Le glacier des
Bossons franchi, nous sommes aux Grands-Mulets (3,050 mètres),
véritables îlots rocheux faisant saillie sur cette mer de glace. Il était
quatre heures do l'aprés-midi. On pouvait donc tenter d'obtenir
quelque mesure utile de la radiation solaire; mais à peine les in-
strumens étaient-ils installés sur la neige que des nuages vinrent
voiler le soleil, avant qu'il eût été possible de recueillir une seule
observation. Ce contre-temps n'a pas grande importance : nous en
serons quittes pour reprendre les expériences au moment de la
descente.
Le refuge élevé sur le premier des rochers nous ofl'rit un asile
que nous trouvions presque confortable en pensant aux hommes cou-
rageux qui les premiers escaladèrent le Mont-Blanc, Jacques Balmat,
le docteur Paccard et l'illustre De Saussure. De l'étroite terrasse qui
longe la cabane nous assistâmes alors à un spectacle d'une impo-
sante magnilicence. Le coucher du soleil dans les montagnes est
toujours un phénomène grandiose. Aux Grands-Mulets, sur cette
pointe rocheuse perdue parmi les neiges, l'effet devient saisissant.
L'œil suit les dégradations successives de la lumière sur chacun
des pics qui se dressent devant lui, jusqu'à ce qu'ils s'éteignent
dans la nuit qui les gagne tous l'un après l'autre; l'ombre monte le
long du géant des Alpes, le sommet du Mont-Blanc pâlit à son tour;
la neige, tout à l'heure encore dorée des feux du soleil, revêt une
teinte livide, cadavéreuse : la mort a remplacé la vie. Mais bientôt
une paisible clarté ranime ces masses lugubres, et la montagne res-
suscite sereine à la douce lumière des étoiles.
Après quelques instans de repos, nous nous levons à minuit; à
une heure, nous partons. La nuit est claire, et, bien que la lune ne
brille pas encore, nous abandonnons bientôt les lanternes qui ser-
vaient à guider notre marche. C'est un spectacle étrange que celui
d'hommes s' avançant ainsi dans l'ombre à travers les neiges, liés
les uns aux autres par la corde qui constitue leur unique sauve-
garde, tout en établissant entre eux une terrible solidarité. Au loin
apparaissent, comme des feux follets glissant sur la neige, les lan-
ternes de deux caravanes parties avant nous des Grands-Mulets,
l'une à minuit, l'autre à minuit et demi. Le silence profond de ces
régions éternellement glacées n'est troublé que par le bruit des
UNE EXPÉDITION AU MONT-BLANC. 207
avalanches qui de temps en temps se précipitent avec fracas des
Monts-Maudits et vont s'abîmer derrière les Grands-Mulels, sans
lesquels la première partie de la route serait singulièrement dange-
reuse. La pente est raide, mais la neige était bonne, et nous avan-
cions d'un pas rapide. Nous traversons le Petit-Plateau (3,690 mè-
tres), étroit couloir qu'une énorme avalanche tombée, du Dôme du
Goûter avait balayé peu de jours auparavant. Malheur à la caravane
qui se fût trouvée alors au point où nous sommes! Encore une nion-
tée assez rude; les guides taillent continuellement des pas dans
la neige. Voici enfin le Grand-Plateau (3,930 mètres) : nous avons
marché trois heures sans reprendre haleine. Il est à peu près impos-
sible de faire autrement sans s'exposer à être enseveli sous une
avalanche; d'ailleurs en s'arrêtant on risquerait d'avoir les pieds
gelés. Mais la plus, légère indisposition rend une pareil trajet singu-
lièrement pcnibh'. Bien qu'habitué aux excursions de montagnes,
M. Jarrige en fit la désagréable épreuve, et, lorsqu'après une mi-
nute de repos seulement nous nous remîmes en marche, il dut, en
proie à de cruels vomissemens, redescendre avec un guide, Charlet
Pierre, dont le dévoûment m'était connu.
Le Grand-Plateau, qui serait beaucoup mieux appelé le Grand-
Vallon, est un large vallon dominé adroite par IcDôme-du-Goûter,
à gauche par les Monts- Maudits, en l'ace par les pentes escarpées
qui descendent au nord de la cime du Mont-Dlanc. On peut, du
Grand-Plateau, se rendre au sommet par différentes routes. Nous
prenons celle que l'on choisit d'ordinaire maintenant, et qui est
incontestablement préférable toutes les fois que le temps est fran-
chement beau. Elle met en effet à l'abri dus avalanches dans la
derniôre partie de l'ascension; mais elle serait impraticable, si le
vent souillait avec quelque violence. Nous gravissons donc à
droite vers le Dôme-du-Goùter par un chemin rapide, en suivant
un large couloir dans lequel ne se faisait pas sentir la moindre
brise. Ce fut, de toute la montée, le point où j'éprouvai le plus
de gêne dans la respiration. Encore ce trouble fut-il si léger que je
ne l'aurais sans doute pas remarqué , si mon attention n'eût été
éveillée à ce sujet par tout ce que j'avais lu et entendu dire du mal
des montagnes; l'inclinaison assez forte de la pente et l'absence
complète de tout courant d'air me paraissent ici l'expliquer suffi-
samment.
Le soleil S3 levait quand nous atteignîmes le Dome-du-Goûter.
Nous eûmes alors le bonheur de contempler un des plus beaux et
des plus rares phénomènes dont on puisse être témoin dans ces
hautes régions. Sur l'atmosphère, à l'opposé du soleil, se projetait
l'ombre gigantesque du Mont-Blanc, assez diaphane pour laisser
208 REVUE DES DEUX MONDES.
apercevoir derrière elle les montagnes de la Tarentaise; elle était sur-
montée d'une sorte de gloire à rayons violets, dont l'un, aux dimen-
sions colossales, s'inclinait en forme de panache du côté de l'Italie.
La même apparition fut observée en ISA/i, le soir, par MM. Bravais,
Martins et Lepileur, et en 1869, le matin, par M. Lortet, à peu près
au point où nous nous trouvions. Tout d'abord, quand je l'aperçus,
vers cinq heures et demie du matin, l'ombre me sembla plus haute
que le Mont-Blanc. Les contours en étaient bien accusés, au point
que l'on distinguait facilement les principales courbures de la mon-
tagne; les Bosses-du-Dromadaire en particulier se dessinaient avec
une netteté parfaite. Ce spectre immense est dû, comme ceux que
l'on produit dans les théâtres, à la réflexion sur un miroir transpa-
rent qui est ici l'atmosphère elle-même. Il persista plus d'une heure,
diminuant de hauteur à mesure que le soleil s'élevait au-dessus de
l'horizon. L'auréole violette du sommet disparut aussi peu à peu;
le rayon formant panache du côté de l'Italie resta plus longtemps
visible, puis s'elfaça à son tour. Ces apparences lumineuses dont
nous suivions ainsi les phases diverses s'expliquent d'ailleurs faci-
lement. En effet, dans la projection du Mont-Blanc sur l'atmosphère,
toute colonne gazeuse d'une autre densité que la masse d'air géné-
rale doit devenir visible sur l'écran aérien où elle est projetée, la
différence de densité entraînant nécessairement une différence de
pouvoir réfringent. Cette colonne présentera en outre une coloration
spéciale, analogue aux premières teintes de l'aui'ore, et qu'il faut
attribuer également à la nature de l'absorption exercée par le gaz
sur la lumière du soleil.
Tout en admirant ce magnifique spectacle, nous continuons à
monter la rude pente qui mène aux Rochers-Foudroyés. Là se trou-
vait échoué l'ascensionniste de la seconde caravane qui nous pré-
cédait; il succombait à la fatigue, et son état de santé ne lui per-
mettait qu'un très médiocre enthousiasme à la vue de l'ombre du
Mont-Blanc et du Mont-Blanc lui-même. A partir des Rochers-Fou-
droyés commence ce vertigineux chemin de l'arête où pendant plus
de deux heures on gravit des pentes de /i5 à 50 degrés en suivant
une crête large au plus de 30 centimètres, et souvent si tranchante
que l'on n'a pour y poser le pied que les marches taillées sans
cesse par le guide. Deux nappes de glace plongent à droite et à
gauche, pour tomber l'une au Grand-Piateau, l'autre sur le glacier
de Miage, dans la vallée de Montjoie, à une profondeur de plusieurs
milliers de mètres. Nous franchissons les Bosses-du-Dromadaire
(A, 650 mètres), et, après un dernier effort, nous atteignons le
sommet du Mont-Blanc (A ,810 mètres). Il est huit heures du matin.
Dans l'immense panorama qui se déroule à nos pieds , nous dé-
UNE EXPÉDITION AU MONT-BLANC. 209
couvrons la Suisse tout entière, la moitié de l'Italie, et la France
depuis le plateau de Langres jusqu'à la Méditerranée. D'un seul
coup d'œil, on embrasse l'empire des neiges éternelles, les vastes
glaciers scintillant au soleil et les pics superbes dominant les né-
vés. En ce point culminant, il est facile de se rendre un compte
exact de la disposition qu'affectent les Alpes. Ainsi que de Saussure,
avec la grande autorité de son nom, l'a remarqué le premier, elles
constituent des massifs parfaitement distincts. Qui de nous cepen-
dant n'a pas appris que les Alpes sont des chaînes de montagnes?
Cette apparence trompeuse n'est qu'un effet de perspective et dis-
paraît dès qu'on les observe à vol d'oiseau. On reconnaît alors que,
loin de former des chaînes continues, « elles sont distribuées par
grandes masses ou par groupes de formes variées et bizarres, dé-
tachés les uns des autres ou qui du moins ne paraissent liés qu'ac-
cidentellement et sans aucune régularité (1). »
Il serait doux de s'abandonner aux joies intimes que de pareils
spectacles font éprouver; mais n'est-ce pas y ajouter encore que de
chercher à utiliser ces heures trop courtes au profit de la science,
comme de Saussure, Bravais, Tyndall, nous en ont donné l'exemple?
II.
Le ciel est d'une sérénité parfaite, l'air absolument calme ; le
thermomètre à l'ombre marque 1 degré au-dessus de zéro, les cir-
constances sont ionc particulièrement favorables aux expériences
que je me propose de faire. M. Margottet est à son poste, tout au
bas du glacier des Bossons , A, 000 mètres au-dessous de moi. Deux
séries d'observations simultanées, exécutées l'une au sommet, l'autre
à la base de la montagne, fourniront les élémens d'une mesure
exacte de la quantité de chaleur envoyée par le soleil à la terre ,
car la comparaison des deux séries permettra d'évaluer à chaque
moment l'absorption due à l'atmosphère.
On comprend que cette évaluation minutieuse soit indispensable :
en effet, la part de radiation absorbée dépend non-seulement de
l'épaisseur, mais encore de l'état physique de la couche traversée à
l'instant que l'on considère. 11 est même curieux de remarquer à cet
égard que dans les journées où l'air nous paraît le plus limpide, où
les astres brillent d'un éclat tout particulier, l'absorption est préci-
sément la plus grande. C'est un fait aujourd'hui bien démontré
que certaines substances, parfaitement transparentes à la lumière
et à la chaleur lumineuse, sont au contraire opaques à la chaleur
(1) De Saussure, Voyage dans les Alpes.
TOME XII. — 1875. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
obscure. Ainsi les vitres d'une serre laissent'passer en pleine liberté
toute la portion du rayonnement solaire qui est à la lois lumi-
neuse et chaude, mais s'opposent à la sortie des radiations calo-
rifiques obscures émises par la terre ou les plantes. Or notre at-
mosphère contient toujours, et parfois en quantité considérable,
un gaz moins perméable encore à la chaleur que le verre, nous
voulons parler de la vapeur d'eau. 11 n'est pas question ici de la
vapeur visible, condensée sous la forme de nuages ou de brouillard,
il s'agit de celle qui reste invisible, admirablement transparente, et
qui se trouve mélangée h l'air sans en altérer la limpidité. Grâce à
cette substance, particulièrement abondante dans les couches les
plus voisines du sol, l'atmosphère est à la fois pour la terre un léger
vêtement capable de tempérer les ardeurs de l'été et un chaud man-
teau qui la protège des rudes frimas de l'hiver; mais la présence
de cette vapeur constitue une difliculté réelle dès que l'on entre-
prend d'évaluer la clialeur solaire.
Pouillet, dont les importans travaux ne sauraient être passés
sous silence, avait cherché .'i déterminer la quantité di; chalenr ab-
sorbée par l'air en mesurant l'énergie de la radiation aux diverses
heures de la journée, c'est-à-dire pour des épaisseurs très dilTérentes
de la couche gazeuse traversée par les rayons du soleil. Sa méthode
ne laisserait rien à désirer, si l'atmosphère olïrait une composition
constante en tout point et à toute heure du même jour; mais le
corps qui joue le rôle prédominant dans ces phénoîuènes d'absorp-
tion, la vapeur d'eau, est précisément réparti dans les proportions
les plus inégales et les plus variables. De là une incertitude ira-
possible à éviter et qui n'eût certainement pas échappé à Pouillet,
si l'énergie de l'absorption exercée par la vapeur d'eau eût été alors
connue, comme elle l'est aujourd'hui, depuis les belles expériences
de M. Tyndall. On peut donc s'étonner que les physiciens assez
nombreux qui ont repris dans ces dernières années les mesures de
chaleur solaire conseillées jadis par Herschel et inaugurées par
Pouillet aient presque entièrement négligé cet élément essentiel de
la question. La plupart d'entre eux, il est vrai, ne quittant pas leur
laboratoire, se privaient des moyens d'apprécier avec quelque pré-
cision la quantité de vapeur d'eau contenue dans l'air depuis la sur-
face du sol jusqu'aux confins de l'atmosphère. Les mesures de ces
expérimentateurs, en tète desquels il faut citer le savant directeur
de l'observatoire romain, le père Secchi, n'en conservent pas moins
une valeur considérable, car elles font connaître sinon la quantité
de chaleur que nous envoie le soleil, du moins celle qui arrive di-
rectement jusqu'à nous.
Deux physiciens seulement, que je sache, M. Soret de Genève
UNE EXPÉDITION AU MONT-BLANC. 211
et M. Desains, ont essayé d'obtenir la valeur exacte de la radiation
solaire en exécutant des mesures à une grande hauteur aussi bien
qu'au niveau du sol. Mais M. Desains n'a pas continué, dans cette
direction du moins, les expériences qu'il avait tentées en opérant
simultanément au Rhigiculm et à Lucerne avec M. Branly. Quant
à M. Soret, que des éludes analogues ont conduit jusqu'au Mont-
Blanc, il n'a pas réussi à obtenir des résultats certains, sans doute
pour avoir négligé de faire observer à la base de la montagne tan-
dis que lui-même observait au sommet.
Le seul moyen de résoudre la question consiste à eflcctuer des
mesures simultanées en deux stations situées sensiblement sur la
même verticale et présentant entre elles une dilTérence de niveau
aussi grande que possible. On peut déterminer ainsi avec toute la
précision désirable l'effet produit par une colonne d'air de plusieurs
kilom^'lres de hauteur, tandis que d'autre pan l'état physique de
cette longue colonne gazeuse est exactement connu par les observa-
tions météorologiques que l'on a soin de faire à chacune des sta-
tions. Tel est le principe des recherches que je poursuis depuis plus
de deux ans, et en vue desquelles, avant de gravir le Moni-Blanc,
j'ai déjà entrepris de nombreuses ascensions dans les Alpes du Dau-
phiné.
Le procédé expérimental que j'ai adopte est très simple. La boule
d'un thermomôtrc à mercure occupe le centre d'un vase sphérique
maintenu à la lem|HMature de zéro degré au moyen de glace entas-
sée entre ce premier vase ei un second, extérieur et concentrique.
Dans le système des deux enveloppes est pratiquée une ouverture
tubulaire que l'on oriente de façon à laisser les rayons solaires tom-
ber librement sur la boule du thermomètre. Le mercure moule aus-
sitôt, et, au bout d'un quart d'heure environ, indique une tem-
pérature staiionnaire qui sert à mesurer l'intensité de la radiation.
On comj)rend de plus que l'excès de température accusé par le
thermomètre dans ces conditions puisse permettre d'évaluer la tem-
pérature même de la source calorifique, c'est-à-dire du soleil.
Nous restâmes près de quatre heures au sommet du Mont-Blanc,
et je pus y recueillir des observations que la beauté exceptionnelle
de ce jour rend précieuses. La mise en œuvre de toutes les mesures
obtenues nécessite des calculs un peu longs, si l'on veut en déduire
la valeur exacte de l'absorption exercée par l'atmosphère, iixer la
part de la vapeur d'eau dans ce phénomène, déterminer l'intensité
de la radiation solaire et arriver enlln à une évaluation plausible
de la température du soleil. Mais le simple énoncé des nombres que
j'ai trouvés suffira pour montrer immédiatement quelle notable
quantité de chaleur est interceptée par l'air alors même que le ciel
212 REVUE DES DEUX MONDES.
est d'une limpidité parfaite, comme dans cette journée du 16 août
1875. A dix heures vingt-deux minutes du matin, sur la cime du
Mont-Illanc, le tliermomt^tre de mon appareil marquait au soleil
IS^iO: à la même heure, M. .Margottet observait, au glacier des
Bossons, 13*',85. Les observations météorologiques faites aux deux
stations nous donnaient : au sommet, pression barométri(|ue,
430 millimètres; température de l'air, 1 degré au-dessus de zéro;
état hygrométrique, (),/i() ; à la base : pression barométrique,
«)l)l millimètres; température de l'air, 9", 5; état hygrométri-
que, 0,00. Ces nombres devraient être corrigés des légères erreurs
spéciales à chaque instrument. 11 faudrait en outre ramener les in-
dications tliermométriques qui mesurent la radiation aux valeurs
qu'elles auraient eues, si la boule de chaque thermomètre n'avait
éprouvé aucune perte de chaleur par rayonnement; mais elle émet-
tait vers l'enceinte à zéro degré dont elle occupait le centre plus de
chaleur qu'elle n'en recevait, et accusait par conséquent une tem-
pérature linale inférieure à celle qu'elle aurait dû théoriquement
marquer. Ces corrections toutefois ne changeraient pas l'ordre de
grandeur du résultat. Kn les négligeant ici et en comparant les don-
nées ([ue fournil inunediaiemeni l'expérience, nous voyons que le
10 août, à dix heures et demie du matin, l'air étant moyennement
humide, parfaitement calme, et dans les conditions les plus nor-
males de teMq)erature vl de pression, l'énergie de la radiation so-
laire à Chamonix était d'un quart inférieure à celle que nous con-
stations au même moment .'i,00n mètres plus haut.
Doit-on en conclure néanmoins que toute la chaleur absorbée
entre les deux stations soit définitivement perdue? La colonne d'air
qui s'élève de la base au sommet de la montagne n'a retenu cette
part de la radiation que pour en faire largement profiter ensuite la
vallée. La nuit sera douce, presque chaude à Chamonix, tandis que
le froid se fera vivement sentir sur la cime du Mont-Iîlanc, au point
d'en rendre le séjour dangereux pour celui qui, à l'exemple de
M. Tyndall, oserait y rester. Si donc il est vrai de dire que l'atmo-
sphère la plus sereine arrête environ la moitié de la quantité totale
de chaleur que le soleil émet vers la terre, il faut ajouter que la
portion interceptée est réellement mise en réserve pour nous être
rendue plus tard presqu'en entier, soit comme chaleur, soit comme
force. On comprend ainsi pourquoi il importe de mesurer l'inten-
sité du rayomiemeat avant son passage à travers notre atmo-
sphère.
UNE EXPÉDITION AU MONT-BLAxNC. 213
III.
Il est très rare, au dire des guides, que l'on puisse rester au
sommet du Mont-Blanc aussi longtemps que nous le fîmes. J'aurais
cependant désiré y continuer encore mes observations; un léger
vent du sud, qui s'éleva vers les onze heures, nous contraignit bien-
tôt de partir, — non pas que nous eussions à concevoir des craintes
sérieuses relativement à la descente , mais plusieurs d'entre nous
commencèrent alors à souffrir du froid d'une façon vraiment inquié-
tante.
L'impression ressentie par l'organisme dans une ascension est
très variable suivant les personnes. Peut-être, en appréciant les
effets physiologiques qui se produisent, a-t-on exagéré quelque
peu l'influence de la raréfaction 'de l'air, sans tenir assez compte de
la fatigue énorme qui résulte de la montée même. Je serais tenté
d'attribuer en effet à une lassitude extrême le pénible état de M. Lor-
tet pendant ses deux expéditions au Mont-Iîlanc. Quant à moi, ha-
l)iiué aux courses en montagne, sans que j'eusse jamais dépassé
toutefois l'altitude de 3,500 mètres, je me trouvais dans d'excel-
lentes conditions pour apprécier les effets physiologiques de la ra-
réfaction de l'air, car je suis encore h cet âge oîi l'homme peut
dépenser impunément la plus grande somme de forces. Un seul
phénomène me frappa, la rapidité de mon pouls. A jeun et après
deux heures de repos, je comptais 110 pulsations h la minute, sur
la cime du Mont-lUanc, tandis qu'à (irenoblc le nombre ordinaire
de mes pulsations ne dépasse pas 65; le pouls était d'ailleurs excel-
lent, |)arfaitement plein et régulier. Toute trace de fatigue avait
disparu, je n'éprouvais pas le moindre malaise, et quelques instans
plus tard je déjeunai de bon appétit. Ce grand nombre de pulsa-
tions est un effet incontestable de la rareté de l'air, qui est presque
moitié moins dense au sommet du Mont-Blanc ((u'au niveau de la
mer. Un air aussi raréfié ne peut fournir l'oxygène nécessaire à la
combustion intérieure qu'à l'aide d'une circulation plus active qui
ramène plus tôt le sang dans les poumons, tout en lui laissant en-
core le temps nécessaire pour s'oxygéner convenablement. Ce que
l'on sait de la circulation normale chez les enfans ou chez les oi-
seaux montre effectivement que, dans certaines limites qui ne sont
pas dépassées ici, la quantité d'oxygène absorbé croît en raison du
nombre des pulsations; mais j'admettrai volontiers, avec M. Lortet,
qu'un pouls battant 160 ou 170 pulsations à la minute ne permet
pas au sang de recevoir suffisamment l'action de l'oxygène ni d'ex-
pulser entièrement son acide carbonique. Si un mouvement aussi
rapide contrarie évidemment l'oxygénation, un nombre de puisa-
'lill REVUE DES DEUX MONDES,
lions à peine supérieur au chiffre normal ne suffit plus à la com-
bustion inti'iieure dans cet air raréfié. L'état de mon compagnon
de route m'en j)arut la preuve. Affaibli par un saignement de nez
qui ne cessa point du (Irand-Plaieaii jusqu'au sommet, il ne comp-
tait sur le Mont-Iîlanc, après deux heures de repos, que 9h pulsa-
tions, tandis que son pouls en liât régulièrement 7S. A peine le vent
se fui-il levt*, léger pourtant, du côté de l'Italie, qu'il éprouva aus-
sitôt une sensation très pénible; tandis que je ne souffrais pas du
froid, il en subissait cruellement l'influence, qu'une combustion in-
com|)lète ne réussissait pas à combattre, et il lui eût été impossible
de prolonger longtemps encore son séjour au sonmiei.
Tout ce que j'observai de l'état des guides et des porteurs con-
firme l'idée (jue le mal des montagnes ne saurait être attribué ex-
clusivement à la raréfaction de l'air. Les portems ont un métier
très pénible : l'un de ceux qui nous accompagnaient, peu aguerri
à la montagne, succombait à la fatigue fjuaiid nous atteignîmes
lesonunet; mais je crois que l'on observerait des effets analogues
dans notre atmosphère sur un homme que l'on forcerait à monter
chargé une hauteur équivalente a celle du Munt-Hlanc. Kncore
faut-il tenir compte des faux pas et des glissades, fjui doublent
peut-ôtre la peine. Moins chargés que les porteurs et plus habitués
à la montée, les guides étaient beaucoup moins éprouvé>; ils ne
paraissaient ressentir aucun malaise. A jK-ine arrivé au S(»nimel, Si-
inond Joseph entonna à pleins poumons une tyrolienne dont l'in-
tensiié sonore, surprenante à cette hauteur, j)rouvait assez (jue le
chanieur n'avait en rien la respiration gênée. Je ne crois pas que le
voyageur de la première caravane partie avant nous des Grands-
Mulets ait eu davantage à souffrir du mal des montagnes. Kn arri-
vant au sommet du Mont-Dlanc, où il nous avait précédés de trois
quarts d'heure, nous le trouvâmes terminant très tranquillement
une pipe qu'd avait voulu lumer avant de redescendre; mais
M. Ogier est un montagnard exercé, et la dernière partie de l'ascen-
sion lui avait seule causé quelque fatigue. Or dans ces conditions
l'équilibre se rvtablit vite chez un homme vigoureux, et l'organisme
reprend bientôt toute liberté de s'adapter aux exigences nouvelles
du milieu dans lequel il se trouve placé.
Les expériences délicates qui exigeaient tous mes soins ne me
permirent pas d'étendre le champ de mes observations autant que
je l'aurais souhaité. Il ne sera pas sans intérêt toutefois de remar-
quer que pendant la durée entière de notre séjour au sommet du
Mont-lîlanc le ciel nous parut d'un beau bleu clair, et nulkuient de
ce bleu noir attribué d'habitude par les touristes à l'air des hautes
régions.
Il est midi, nous commençons à descendre. La neige est beaucoup
UNE EXPEDITION AU -UONT-BLANC. 215
moins bonne qu'à la montée; aux Rochers-Foudroyés nous enfon-
çons déjà jusqu'à mi-jambe. Nous continuons cependant notre
marche assez vite , et vers trois heures nous arrivons aux Grands-
Mulets. Je renvoie guides et porteurs, et je ne garde avec moi que
Simond Joseph et Charlei Pierre, pour reprendre ici demain les
observations que les nuages ont interrompues la veille. Nos braves
compagnons de route s'éloignent rapidement, heureux de regagner
leur village. Peu s'en fallut qu'ils ne le revissent jamais. Une ef-
froyable avalanche de pierres descendue de l'Aiguille du Midi se
précipita sur le glacier des lîossons au moment mémo où ils tra-
versaient le néfaste couloir de Pierre -l'Éclielle; un bloc énorme
faillit les écraser tous. Par bonheur, aucun d'eux ne fut atteint, et
nous eûmes la joie de les retrouver le lendemain à Chamonix.
Les mesures obtenues dans la matinée du 17 août simultané-
ment aux Grands-Mulets et à la partie inférieure du glacier des
Bassons confirmèrent pleinement celles de la veille. L'air était un
peu plus humide, et eu même temps nous constations que l'énergie
de la radiation solaire avait diminué. Puis, tenant compte de cette
modification dans les données de l'expérience, nous reconnaissions
neltemeut que la peite de chaleur due à l'absorption [)ar l'atmo-
sphère était beaucoup plus considérable (environ trois fois plus
grande des (irands-Mulets an pi»'d du placier des Bossons (jue de
la cime du Mont-Blanc aux Grands-Muleis, bit-n que cette dernière
station soit presqu'à égale distance de la base et du sommet de la
montai^ne. On comprend facilement qu'il en soit ainsi, car les cou-
ches inférieures de l'air se trouvent normalement chargées d'une
quantité assez notable de vapeur d'eau, qui manque au contraire
presque absolument dans les régions supérieures.
Nos observations terminées, nous redescendhnes vers Chamonix.
A peine avions-nous fait les premiers pas sur le glacier que la neige
s'effondra. Simond Joseph disparaît dans ime crevasse, des mon-
ceaux do neige et de pierres tombent derrière lui: un fragriient
énorme de rocher reste suspendu au bord de l'abîme qui vient de
s'ouvrir sous ses pieds; mais l'avalanche n'a pas atteint notre brave
guide, la corde le retient, et nous le voyons reparaître sain et sauf,
prêt encore à ris(iuer sa vie avec la môme intrépidité et le même
dévoûment. La traversée s'opéra sans autre accident. A la jonc-
tion, nous rencontrâmes M. le marquis de Turennc, qui s'offrit,
avec une courtoisie parfaite, à répéter au sommet le lendemain
toutes les mesures qui pourraient m'être utiles. Après avoir com-
paré nos baromètres, nous continuons noire route, lui vers les
Grands-Mulets, moi vtrs Chamonix.
Deux jours plus tard, j'étais de retour à Grenoble, heureux d'avoir
21G REVUE DES DEUX UOÎÏDES.
pu accomplir en des conditions aussi favorables cette ascension, qui
avait pour moi un double attrait : a l' intérêt scientifique de re-
cherches longuement poursuivies s'ajoutait en eiïei le désir de ré-
pondre dignement à la libi-raliié de M. lo ministre de l'instruction
publique, qui avait bien voulu se charger des frais de l'expédition.
Je ne regretterai ni peine, ni fatigue, si l'attention des savans est
appelée de nouveau sur ce monde des montagnes , encore à peine
connu, et dont l'étude serait intéressante à tant d'égards.
Pour considérer seulement le but précis que j'avais en vue, les
mesures de la radiation et des dilTt-rens 61émens fjui en modifient
l'intensité dans notre atmosphère serviront utilement k déterminer
l'énergie calorifique du soleil, dont elles pourront même aider à
évaluer la température moyenne. La solution de ce sttluisant pro-
blème n'est peut-être pas aussi éloignée qu'on serait tenté de le
croire d'après le simple énoncé de la question. Nous savons en ellet
aujourd'hui que les élémens constitutifs du soleil sont, d'une ma-
nière générale, idenli(]ues à ceux (}ui filtrent dans la formation de
notre globe et des autres planèlt-s. (le que Laplace avait supposé
dans sa grandiose conception du système du monde, les spectro-
scopistes modernes l'ont matériellement et indubitablement prouvé.
M. Henri Sainte-Claire Ueville a dès lors pu allirmer que la chaleur du
soleil ne devait pas être, comme on l'avait pensé jusque-là, hors de
toute comparaison avec celle des sources terrestres. Les limites que
sa grande découverte de la dissociation assigne aux températures
industriellement réalisables s'imposent également aux températures
produites à la surface du soleil par les réactions réciproques des
mêmes agens chimiques que ceux dont nous disposons. Tout en te-
nant compte des circonstances spéciales, et en particulier de la pres-
sion, qui peuvent reculer dans une certaine mesure ces limites
mêmes, on ne saurait donc logiquement admettre pour la tempéra-
ture du soleil ces millions de degrés par lesquels plusieurs physi-
ciens croyaient encore récemment pouvoir la représenter. J'ai fait
l'an dernier aux forges d'Allevard, sur la radiation solaire et le rayon-
nement d'un bain d'acier en pleine fusion à 1,500 degrés, des ex-
périences comparatives qui confirment entièrement l'idée d'un soleil
chaud de quelques milliers de degrés seulement. Le rapproche-
ment de ces expériences et d'autres que je poursuis, avec les me-
sures directes efleciuées au sommet du Mont-Blanc, paraît devoir
conduire plus loin encore et permettre d'évaluer numériquement
la température vraie de la surface du soleil.
Jules Violle.
LES RELATIONS
DE L'ALLEMAGNE ET DE LA FRANCE
D APnés v:%K BRocHi'RB ali.biia:<db.
Dans le discours q-i'il prononraii Tanlre jour 5 Arcachon, M. Thiers a
remarqué avec sa justesse d'esprit et sa précision de langage accoutu-
mées que, si par alliance on entend le concert de deux ou trois étals qui
s'unissent pour atteindre un but particulier, spécial, intéressé, la France
assurément n'a pas d'alliance. — u Voulez-vous que je vous le dise?
a-l-il ajouté, je n'en connais aucune de semblable en Kurope aujoiir-
d'hui. A ce titre, personne dans le temps présent n'est l'allié d'un autre;
mais tout le monde est l'allié de tout le mon le pour l.- maintien du re-
pos des nations, et cette alliance vraiment sainte comprend, protège
tous les intérêts, et pour lon^-temps encore est la seule souhaitable la
seule possible. .. Cette alliance vraiment sainte, cette sainte conjuration
des gouvernemens coalisés pour maintenir la paix a prouvé deux fois
cette année son elTicacité; à deux reprises, en automne comme au prin-
temps, elle a réussi à prévenir des complications inenarantes. à écarter
des causes de conHit. Les sceptiques ne croyaient plus à l'Europe; il
semble que l'Europe se soit retrouvée et qu'elle comprenne mieux que
par le passé quels s.Tvices peut rendre à la paixjdu mon.le une poli-
tique sagement préventive, l'action commune et concertée des -ouver-
nemens désintéressés. Aussi les belliqueux mettent-ils le plus%rand
soin a dissim.iler leurs projets et à se poser en face de l'opinion pu-
blique comme des ministres de paiv. Lorsqu'on! éclaté les troubles
de 1 Herzégovine, on a vu avec plus d'inquiétude que de surprise plu-
sieurs jo.irnaux importans de l'Allemagne soulever insidieusement la
redoutable cpiestion de l'homme malade et prendre sous leur patrona-e
les solutions radicales et violentes. Jouant le rôle de tentateurs ils en-
courageaient les ambitions de la Russie, ils prêchaient à l'Autriche la
politique d'agran lissement; ils disaient à ces deux empires : Ne vous
218 REVUE DES DEUX MONDES.
gênez pas, prenez en Orient tout ce qu'il peut vous convenir de prendre 1
— Ils ajoutaient in petto : Pendant que vous aurez le dos tourné et les
mains occupées, nous ferons, nous autres, tout ce qu'il nous plaira. En
même temps ces journaux protestaient de leurs intentions paciliques,
et, jetant du coté de l'Occident un regard soupçonneux, ils insinuaient
que la question dOrient était une eau trouble où la France essayait de
repêcher ses provinces perdues. Ils ont été désavoués, ils ont dégonflé
jusqu'à nouvel ordre leurs ballons d'essai. Le fabuliste nous a peint un
loup qui commençait « d'avoir petite part aux brebis de son voisinage. »
Pour endormir leurs défiances, il s'habilla en berger, fit sa houlette d'un
bâton, « sans oublier la cornemuse. » Ge qui gâta son entreprise, c'est
qu'il ne put contrefaire la voix du berger.
Le ton dont il parla fit retentir les bois,
F.t découvrit tout le mystère.
C'est un heureux signe des temps que les loups se croient tenus de se
déguiser en bergers et que les boute-feux se donnent pour les gens les
plus pacifiques du monde, et imputent à autrui les mauvaises pensées
dont on les soupçonne. Aujourd'hui, pour souflleter son voisin, on est
obligé de se servir d'une branche d'olivier.
Il serait injuste de compter au nombre des loups déguisés en bergers
l'auteur d'une brochure publiée récemment à Berlin sous ce tiire : Apres
la guerre. Écrite dans un esprit sage et modéré, elle paraît avoir fait en
Allemagne quelque sensation. Il y a de vrais bergers, même à Berlin, et
les houlettes allemandes ne sont pas toutes des fourreaux enrubannés où
se cachent des épées. Les uns ont attribué à celte publication une origine
semi-officielle; d'autres, mieux informés peut-être, ont voulu recon-
naître dans l'auteur un homme d'esprit et de talent, qui est un des
membres les plus considérés du parti national-libéral. Quoi qu'il en
soit, on ne peut refuser à l'écrit dont nous parlons l'autorité qui s'at-
tache toujours au bon sens, quand il est accompagné d'une certaine
élévation de sentimens et qu'il fait justice des préjugés, des sottises et
des passions courantes. Le publiciste anonyme voit dans le chauvinisme
une maladie ou une folie contraire aux véritables traditions, aux vrais
instincts, au génie même de sa nation, laquelle est si peu portée au mé-
pris des peuples étrangers qu'on peut lui reprocher de subir trop faci-
lement leur influence. Il déclare que les guerres de race, les inimitiés
héréditaires, les haines internationales, sont des préjugés d'un autre
âge, incompatibles avec les idées modernes. Il déclare aussi que, quelle
que soit la valeur du principe des nationalités, il ne saurait servir de
règle exclusive à la politique, ni d'excuse à aucune entreprise contre la
justice. 11 estime que c'est le devoir de tout peuple civilisé de concilier
l'exercice de son droit avec le respect des droits généraux de l'humanité.
La politique qu'il recommande est cette politique réaliste, die Realpo-
L ALLEMAGNE ET LA FRANCE. 219
litik, qui se glorifie de n'être ni doctrinaire, ni sentimentale, qui se dé-
fie également de tous les systèmes, de tous les dogmes et de toutes les
variétés du don-quichottisme ; mais il s'empresse d'expliquer que le
réalisme des hommes d'état ne peut se croire tout permis, qu'il doit
compter avec l'honneur et avec la morale, qu'il aurait tort de fréquen-
ter l'école de Machiavel et de professer avec lui que le monde appar-
tient en bonne justice aux lions et aux renards, et que les moutons
remplissent leur destinée en se laissant manger. Selon les sages doctrines
du publiciste anonyme, la guerre est un moyen extrême dont les peu-
ples ne doivent user que dans les cas d'absolue nécessité et quand il y
va de la conservation de leur existence; mais la paix est un bienfait
dont ils ne sauraient trop sentir le prix, et il importe que la paix soit
vraiment pacifique, que les ressentimens et les défiances n'en compro-
mettent pas les avantages et la durée. « 11 convient, nous dit-il, à deux
grandes nations de recourir aux armes et au jugement de Dieu , quand
il s'est élevé entre elles des différends qui ne peuvent être vidés en
douceur ; mais il est contraire à tout noble sentiment, et il répugne à
la civilisation de ce siècle que l'Allemagne et la France, durant des
années après la conclusion de la paix, entretiennent des rapports qui res-
semblent à un état de cannibalisme moral, moral isclier Mcuschcnfrcs-
serci. » 11 représente à ces deux nations « que par une histoire de mille
ans, par toutes les vicissitudes de la paix et de la guerre, elles ont pu
se convaincre que leurs forces se balancent, » et il les engage à en faire
un usage plus utile que de les employer « à s'affaiblir et à se paralyser
réciproquement dans des luttes incessantes. »
« Quand deux adversaires, dit-il ailleurs, entrent en lice avec le sen-
timent de l'égalité de leurs conditions, leur estime mutuelle ne peut
être compromise par le résultat de la lutte... Après que le dieu de la
guerre a laissé tomber ses dés et que les conditions de la paix ont été
réglées, ce nouveau contrat inaugure un nouveau droit... Les questions
litigieuses appartiennent au passé; mais les peuples, qui sentent la vie
abonder dans leurs veines, subsistent et se persuadent de plus en plus
qu'ils sont appelés à entretenir ensemble un commerce pacifique. C'est
un honneur pour chacun d'eux d'exprimer tout haut cette conviction et
de tendre la main à la partie adverse pour conclure avec elle un pacte
de bon voisinage. » Et l'auteur de la brochure exhorte les Français à
relire l'une des scènes les plus justement célèbres de Corneille, de ce
poète (( qui fut grand surtout parce qu'il sut rendre les émotions des
grandes âmes et des peuples dont le cœur est haut placé. » Tendant la
main à la France, il lui dit au nom de l'Allemagne :
Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convie.
Nous ne savons si la belle scène que le publiciste anonyme engage les
Français à relire était bien présente à sa mémoire. Auguste y parle en
220 REVUE DES DEUX MONDES.
maître qui consent à faire grâce, qui remet sa peine à un ingrat; il y a
bien de la hauteur dans sa clémence et beaucoup de superbe dans son
pardon. Il a auparavant ordonné à Cinna de descendre en lui-même, de
se mieux connaître, de ne point s'abuser sur ce qu'il peut valoir. —
Tu ferais pitié, lui dit-il,
Si je t'abandonnais à ton peu de mérite.
Un jour, en entendant ces vers au théâtre, le maréchal de La Feuillade
ne put se tenir de crier à l'acteur qui jouait le rôle d'Auguste : « Ah! tu
me gâtes le soyons amis, Cinna. » Et il ajouta : « Si le roi m'en disait
autant, je le remercierais de son amitié. » Ne chicanons point le publi-
ciste anonyme sur les mots , attachons-nous à ses pensées, qui témoi-
gnent d'un esprit généreux et bien intentionné. A la vérité, quand il
pèse et compare le mérite des deux nations qu'il se propose de récon-
cilier, il fait la part très belle à l'Allemagne, 11 entrait dans son plan
de donner à son pays de sages conseils, mais il n'a point entamé le
chapitre des vérités utiles, qui risquedjL souvent d'être des vérités désa-
gréables. Il y a dans sa brochure une page où, faisant le portrait de
l'empereur Guillaume, il affirme que rarement un souverain a eu le pri-
vilège de réunir à ce point en sa personne toutes les qualités qui sont
l'honneur de son peuple, la justice, l'amour de la vérité, la fidélité au
devoir, la décision virile, le patriotisme qui ne recule devant aucun sa-
crifice, toutes les vertus guerrières conciliées avec le plus ardent amour
de la paix. L'auteur de la brochure ne maltraite point ses compatriotes;
mais, comme il a su se dégager des préventions de l'orgueil de race,
il ne refuse pas tout à la France, il ne lui reproche point, comme Au-
guste à Cinna, son peu de mérite. Au contraire, il admet qu'elle en a
beaucoup; il rend justice à ses aptitudes diverses, à l'abondance de ses
ressources, à son courage dans le malheur, il reconnaît la part consi-
dérable qu'elle a eue dans l'histoire de la civilisation, l'influence parfois
utile qu'elle a exercée sur l'Allemagne elle-même. Croyant à son passé,
il croit aussi à son avenir; il l'accuse seulement de gâter ses heureuses
qualités naturelles par un excès de vanité nationale. Où sont aujourd'hui
les peuples modestes? M. Berthold Auerbach écrivait naguère « que les
Français, qui, quoi qu'ils fassent, ne s'occupent que de savoir si on les
regarde , devaient nécessairement être vaincus par une race qui puise
toute sa force dans le sentiment de la dignité personnelle. » Quand la
voix du coq est trop éclatante et qu'il lui arrive de monter sur ses er-
gots, il est bon qu'un moraliste bienveillant lui prêche la modestie;
mais M. Auerbach aurait dû songer que, si le moraliste est un paon qui
fait la roue, son homélie a peu de chances d'être bien reçue.
« Faire sérieusement la guerre, dit l'auteur de la brochure, aussi
longtemps que cela est nécessaire, maintenir sérieusement la paix aussi
longtemps que cela est possible, telles étaient et telles sont les dispo-
L'ALLEMAGNE ET LA FRANCE. 221
siîions du peuple allemand à l'égard des Français, et par conséquent il
dépend absolument de ces derniers d'entretenir avec l'empire voisin
des rapports pacifiques ou hostiles. » Prétendre que l'Allemagne se pro-
pose de réduire la France à l'état de puissance de second ordre est, se-
lon lui, une imputation calomnieuse, un tel dessein étant incompatible
avec le caractère bien connu du peuple allemand, lequel a trop de con-
fiance dans ses propres forces pour que la puissance des autres lui
porte ombrage. « C'est le génie de la politique de la France, dit-il,
que de croire sa sûreté et sa grandeur intéressées à ce que ses voisins
• soient faibles et de travailler à leur affaiblissement. » Nous ne savons
à quelle période de l'histoire de la politique française l'anonyme veut
faire allusion. S'il entend parler de la politique d'Henri IV, de Riche-
lieu, de Mazarin, il serait facile de lui répondre que sous la conduite
de ces grands hommes la France ne travaillait point à affaiblir sur ses
frontières des états puissans, qui n'existaient pas, mais qu'elle avait
pris en main le protectorat des petits, que Richelieu savait ce que ca-
lait un simple pion bien ménagé et qu'il s'en servait pour aller à dame,
que, pour combattre les envahissemens de la maison d'Autriche, il liait
partie avec les états faibles, qui recherchaient son amitié, et parmi les-
quels on comptait l'électorat de Brandebourg. Le 29 juillet 1870, le
professeur Michelet, de Berlin, écrivait qu'il n'y aurait pas de paix pos-
sible tant que le vol séculaire de l'Alsace et de la Lorraine n'aurait pas
été restitué, et le 3 août une feuille officielle rappelait que ces deux
provinces avaient été arrachées à l'Allemagne par la ruse et l'avidité
conquérante des Français. Gomme l'a si bien dit l'auteur de XHistoire
diplomatique de la guerre franco-allemande, il était impossible de falsifier
plus complètement les faits. M. Sorel remarque fort judicieusement que,
lorsque l'Alsace et la Lorraine sont devenues françaises, l'idée de l'unité
allemande n'avait pas encore pénétré en Allemagne, que le principe
des nationalités n'était enseigné par personne, que les états prati-
quaient un droit public fort différent de celui qui a prévalu depuis, et
que « Metz et l'Alsace furent pour la France le prix d'interventions sol-
licitées par les Allemands eux-mêmes et de la protection accordée aux
protestans du nord contre la maison d'Autriche. » Dans le traité de
1551, qui conférait au roi Henri 11 la possession des Trois-Évêchés, Metz,
Toul et Verdun, les princes allemands du nord disaient à leur allié :
« Attendu que le roi très chrétien se porte envers nous. Allemands,
en cette affaire avec secours et aide non-seulement comme ami, mais
comme père charitable, nous en aurons tout le temps de notre vie une
reconnaissance éternelle. » En 1633, l'électeur de Brandebourg, implo-
rant de Louis XIII l'alliance dont la cession de l'Alsace devait être le
prix, suppliait le roi « de prendre en main l'œuvre de protection et de
médiation qu'on réclamait de lui, et de s'y porter avec une prompti-
tude salutaire. » Telle était, conclut M. Sorel, « l'œuvre de ruse et de
222 REVUE DES DEUX MONDES.
perfidie pour laquelle les gazetiers prussiens allaient lour à tour récla-
mer vengeance. » Dieu nous garde de demander à Guillaume P', empe-
reur d'Allemagne, de se souvenir des obligations que jadis son ancêtre
George-Guillaume, électeur de lîrandebourg, put avoir à la Fronce, —
plus que toute autre chose en ce monde, la reconnaissance est sujette à
prescription ; mais, puisque les Allemands se glorifient de leur probité
intellectuelle, il est permis de leur demander de respecter toujours
l'histoire. Il est beau de ne pas redouter un voisin fort, il est encore
plus beau de n'avoir jamais peur de la vérité.
Peut-être l'anonyme, lorsqu'il accuse les Français de fonder leur
grandeur sur la faiblesse d'autrui, avait-il en vue une époque plus ré-
cente de leur histoire que celle d'Henri II ou de Richelieu; peut-être
pensait-il à ce malheureux souverain à qui l'Allemagne a plus d'obliga-
tions encore que George-Guillaume n'en avait à Louis XIII, En ce cas,
son reproclie ne pourrait être pris que pour une sanglante ironie.
Étranger aux véritables traditions de la France, cosmopolite par son
éducation comme par ses sympathies et ses amitiés, l'empereur Napo-
léon III a lait tour à tour de la politique anglaise, de la politique ita-
lienne, de la politique polonaise, de la politique transatlantique, de la
politique humanitaire et même de la politique prussienne; il a fait Irop
rarement de la politique française, et jamais souverain n'a été plus mal
récompensé de la peine qu'il s'était donnée pour avancer les affaires des
autres. On a dit de lui qu'il était un homme moderne qui parlait napo-
léonien; encore ne savait-il qu'imparfaitement cette langue, et il igno-
rait tout à fait celle d'Henri IV. Qm oserait l'accuser sérieusement d'a-
voir exigé de ses voisins qu'ils restassent petits? Loin de contrarier
leurs ambitions, il les a enoniragés à s'agrandir, dans l'espérance qu'ils
reconnaîtraient son bon vouloir et lui adjugeraient une indemnité pro-
portionnée aux services qu'il leur rendait par son concours actif ou par
sa bienveillante abstention. Pour mener à bonne fin cette politique ha-
sardeuse des indemnités, il aurait fallu une vigilance, une suite dans les
desseins, une persévérance de volonté, une promptitude de décision, qui
manquaient à celui qu'on a surnommé un rêveur inappliqué. Il y avait
assurément du calcul dans sa générosité, mais on ne peut nier qu'il n'y
eût souvent de la générosité dans ses calculs, et il faut convenir que ce
n'est pas ainsi qu'on entend la politique à Berlin. Cet idéaliste eut le tort
de se croire plus habile que les habiles; les occasions se sont présentées
à lui, elles ne l'ont pas trouvé prêt, et c'est le seul crime que la fortune
ne pardonne pas. A la France seule, il appartient de lui reprocher ses
erreurs, dont l'Allemagne a su si bien profiler! « M. de Bismarck, avait-il
dit, est le brochet qui mettra les poissons en mouvement, et nous péche-
rons. » Il s'est trouvé que le brochet était un requin, et que le pêcheur
a été mangé. Les requins sont incapables de reconnaissance; autrement
ils n'écriraient pas dans leurs brochures ces lignes impitoyables : « Qui-
L'ALLEMAGNE ET LA FRANCE. 223
conque a suivi avec attention la marche des événemens de Biarritz jus-
qu'à Sedan et connaît exactement les détails de l'entrevue de Doncliery
ne soupçonnera jamais M. de Bismarck de nourrir une tendresse parti-
culière pour le bonapartisme. Si notre homme d'état dirigeant était in-
capable de conclure un traité avec les napoléonides quand leurs in-
térêts étaient représentés par un homme qui s'appelait Napoléon III,
comment pourrait-il aujourd'hui accorder sa coniiance à un parti qui,
pour le moment, est privé de toute direction effective? On croira
difficilement que M. de Bismarck espère fonder une situation politique
durable par un accord avec la veuve de Chislehurst, avec l'écolier de
Woohvicli ou même avec le prince Napoléon. Les bonapartistes doivent
commencer par acquérir une puissance réelle en France, où ils ne sont
jusqu'à présent qu'un levain d'agitation, avant que la politique réaliste
par excellence condescende à négocier avec eux. » Ou ne saurait nier
ses dettes avec plus de désinvolture. Qu'aime donc le chancelier de l'em-
pire allemand, s'il ne nourrit pas dans le fond de son cœur une ten-
dresse secrète pour la mémoire de Napoléon 111, et sur quoi peuvent
compter les napoléonides si la reconnaissance de l'Allemagne leur fait
défaut? Il serait étrange que la- France, à qui leurs erreurs coûtent si
cher, se crût tenue de les dédommager des ingratitudes de Berlin.
Nous avons relevé avec bonheur, dans la brochure que nous analy-
sons, cette affirmation plusieurs fois répétée que rAUemagne n'est point
une nation ombrageuse, et qu'elle ne se croit point intéressée à ce que
la France soit faible. Ces affirmations nous auraient réjouis davantage
encore, si nous ne nous étions souvenus qu'à la date du 20 décembre
1872 M. de Bismarck écrivait au comte d'Arnim : « Nous n'avons cer-
tainement pas pour devoir de rendre la France puissante en consoli-
dant sa situation intérieure... L'inimitié de la France nous oblige de
désirer qu'elle reste faible. » Toutefois l'auteur de la brochure parait
convaincu que la politique réaliste dont on tient école à Berlin ne peut
manquer de s'inspirer des sentimens véritables du peuple allemand,
qui a pour caractère essentiel « l'esprit de justice et de modération. »
Nous sommes heureux de recueillir cette déclaration rassurante; mais
notre publiciste ne s'avance-t-il pas un peu trop? Nous n'avons garde de
contester à ses compatriotes les qualités de cœur et d'esprit qu'il leur
attribue, ils en ont b3aucoup; nous doutons seulement que ces qualités
soient aussi efficaces en politique qu'il le pense, nous nous demandons
si en Allemagne le gouvernement n'a pas plus d'influence sur le génie
national que le génie national n'a d'influence sur le gouvernement.
L'Allemand a plus que tout autre peuple la faculté et le besoin de rai-
sonner sa conduite et sa volonté, et quiconque raisonne beaucoup sa
volonté s'expose à la chercher longtemps sans être sûr de la trouver tou-
jours, car il est peu d'hommes, même au-delà du Rhin, qui soient ca-
pables d'aller jusqu'au bout de leur raisonnement. Le gouvernement
224 REVUE DES DEUX MONDES.
personnel a beau jeu quand il se trouve en présence d'un peuple sujet
à s'embarrasser dans ses réflexions et à s'égarer dans ses incertitudes.
— « Frédéric P% en érigeant la Prusse en royaume, avait par cette vaine
grandeur, écrivait le grand Frédéric, mis un germe d'ambition dans sa
postérité qui devait fructifier tôt ou tard. La monarchie qu'il avait laissée
à ses descendans était, s'il m'est permis de ra'exprimer ainsi, une es-
pèce d'hermaphrodite, qui tenait plus de l'électorat que du royaume. Il
y avait de la gloire à décider cet être. » L'expression est pittoresque et
typique, et l'on peut dire que telle est la fonction du gouvernement per-
sonnel en Allemagne, il est appelé fort souvent à dixider cet être. Le
même Frédéric II, écrivant à Voltaire, définissait l'Allemagne « une na-
tion qui n'a que des passions ébauchées. » 11 entendait par là des pas-
sions confuses, et, quand un peuple a des passions confuses, rien n'égale
l'ascendant qu'exercent sur lui les hommes qui ont les idées claires. De
ces hommes-là, l'Allemagne en produit toujours la quantité nécessaire à
sa consommation, et il faut ajouter que l'Allemand qui voit clair, s'il
s'appelle Frédéric II ou M. de Bismarck, voit souvent plus clair et plus
loin que tout le monde.
L'histoire contemporaine témoigne que les peuples de l'empire ger-
manique se contentent de demander à leur gouvernement de partager
leurs passions, et qu'après cela ils s'en remettent à lui du soin de ré-
gler leur destinée. Ils sont tentés quelquefois de protester contre ses
décisions, mais en y réfléchissant, et ils réfléchissent beaucoup, ils finis-
sent par reconnaître que leur maître avait raison, que ses conseils sont
pleins d'équité et de sagesse, et que ce qu'on leur donne vaut encore
mieux que ce qu'ils avaient osé désirer. C'est un Allemand sans contre-
dit que le héros de ce beau conte que Goethe a intitulé les Années d'ap-
prentissage de Wilhclm Meislcr, et dans lequel il a répandu à pleines
mains les grâces tour à tour familièrement olympiennes ou noblement
bourgeoises de son grand et incomparable esprit. Cet apprenti de la vie^
qui se nomme Wilhelm, part un matin de chez lui et court le monde
pour se chercher, et à la fin du livre on n'est pas bien certain qu'il se
soit trouvé. 11 rencontre en chemin des hommes qui savent ce qu'ils
veulent, un Laerte, un Serlo, un Jarno, et ces hommes prennent sur lui
un empire contre lequel il ne songe pas longtemps à se défendre; mais
à peine suit-il une piste, une autre se présente, et ses voies se brouillent
comme ses désirs. Il a le cœur aussi partagé que l'esprit. Il aiine pres-
que également la sentimentale Marianne, la provocante Philine, une
comtesse rêveuse et passionnée, le mystère et les silences de Mignon,
la sage Thérèse et la noble Nathalie. Un Français est certainement très
capable d'aimer l'une après l'autre Marianne, Philine, Mignon et deux
ou trois comtesses; ce qui est germanique, c'est de les aimer toutes à
la fois. — (c Son esprit m'a choisie, dit en parlant de Wilhelin la judi-
cieuse Thérèse, son cœur réclame Nathalie, et mon bon sens viendra au
l' ALLEMAGNE ET LA FRANCE. 225
secours de son cœur. » C'est raisonner comme le chancelier de l'empire
allemand quand il démontre au parti national-libéral qu'il est sans
doute fort beau d'aimer la liberté, mais qu'il faut savoir quelquefois la
sacrifier à autre chose, et ' que, si charmante que soit Thérèse, on se
trouve bien d'épouser Nathalie. Comme le parti national-hbéral , Wil-
helm s'accommode de son sort , et lorsqu'un de ses amis lui dit : « Tu
me fais l'effet de Saiil, fils de Kis, qui sortit pour chercher les ânesses
de son père et trouva un royaume , » il lui répond : — a Je ne connais
pas le prix d'un royaume, mais je sais que j'ai acquis un bonheur que
je ne mérite pas et que je n'échangerais pour rien au monde. » C'est
ainsi qu'en 18/t8 l'Allemagne s'était mise en route pour chercher les
ânesses de son père, c'est-à-dire toutes les libertés nécessaires au self-
government; elle a trouvé à la place le service universel et obligatoire.
Elle ne laisse pas d'être contente ; moins modeste toutefois que Wilhelm,
elle pense avoir mérité son bonheur.
Ces faciles et joyeuses résignations de l'Allemagne, M. Berthold Auer-
bach en a fait le narré, ou, pour mieux dire, il en a donné la caricature
dans son dernier roman politique intitulé Wa.ldfried ou l'histoire patrioti-
que d'une famille. Nous demandons pardon à Goethe d'oser rapprocher
Waldfried de son immortel chef-d'œuvre; mais enfin M. Auerbach n'est
pas le premier venu, il a eu jadis du talent, beaucoup de talent, et on
peut dire de lui que c'est un écrivain d'un beau passé. Ce qui a fait tort
à cette plume élégante et distinguée, ce fut la tâche qu elle s'imposa de
fabriquer des années durant un almanach dans lequel elle enseignait aux
Allemands du midi, ses compatriotes, le respect et l'amour de la Prusse.
On ne fabrique pas impunément des almanachs, même dans la meil-
leure intention du monde ; c'est un métier où les plus habiles finissent
par se gâter la main. M. Auerbach était plus fier de son almanach que
de ses charmantes nouvelles villageoises ; il estimait que cet almanach
valait au gouvernement prussien beaucoup de cliens et presqu'une ar-
mée, et ses nombreux admirateurs affirmaient qu'à Vienne on était prêt
à s'imposer les plus grands sacrifices pour obtenir de lui qu'il changeât
les saints de son calendrier. Un jour, la reine de Prusse, qui a toujours
aimé les lettres, le convia chez elle, dans une salle qu'on a surnommée
le salon de Procruste, pour y faire une lecture en présence de celui qui
est aujourd'hui l'empereur d'Allemagne. Si nos souvenirs sont exacts,
il lut à ses augustes auditeurs l'histoire de ce qui se passe dans un nid.
Il eut ce jour-là deux chagrins : il s'aperçut que le roi Guillaume s'in-
téressait médiocrement aux incidens qui peuvent survenir dans un nid,
et il découvrit aussi que leurs majestés ignoraient complètement l'exis-
tence de son almanach. Il se garda bien de leur en vouloir, il s'en prit
aux mauvaises dispositions de l'entourage. M. Auerbach a renoncé à
publier son almanach ; mais nous pouvons assurer que son dernier
TOME XII. — 1875. 15
226 REnJE DES DEUX MONDES.
livre est écrit en style d'almanach, qu'on n'y retrouve pas sa brillante
imagination d'autrefois ni les délicatesses accoutumées de sa plume.
L'histoire de Waldfried mérite cependant d'être lue. Le héros de ce
véridique et instructif roman est un libéral ou un démocrate de 1848,
qui, lui aussi, s'arrange très bien de tout ce qui arrive. Il a usé son
chapeau à force d'y porter la main pour saluer tous les événemens
qui passent; il bénit à tout coup la Providence, représentée par un grand
homme, d'avoir réglé les choses pour le mieux et offert une grive à un
peuple qui ne lui demandait qu'un merle. « Comme Guillaume Tell,
dit-il, nous avons longtemps caché dans notre sein la flèche de la révo-
lution ; nous avons enfin tiré, et nous avons manqué le but. » Waldfried
est heureux de son malheur. Il souhaitait la Hberté, il a obtenu en
échange un bien plus précieux, il a vu les canous prussiens « délivrer
le monde de l'esclavage de la phrase française, » il les a vus sauver
à Sedan « les lumières du siècle, la civilisation, la justice, les bonnes
mœurs, l'honneur et la probité. » Peu de jours avant la rentrée triom-
phale des troupes à Berlin, il a eu la joie « de serrer la main de son
empereur allemand dans une chaude et vivante étreinte, » et quand l'em-
pereur s'est retiré, il l'a suivi des yeux, admirant « sa noble et majes-
tueuse démarche, » et l'empereur s'est retourné, et lui a fait un signe
de tête. — Un pan du ciel, s'écrie-t-il , est descendu sur FAllemagne,
elle a vécu pendant un jour de la vie des dieux! En peignant son dé-
mocrate dégrisé et content sous les traits d'un pied-plat sentimental et
lyrique, M. Auerbach a-t-il eu quelque malicieuse intention? A-t-il obéi
au secret désir de ridiculiser un peu ce que son Waldfried se donne
l'air d'admirer? Aurait-il gardé quelques ressentimens des froideurs
qu'on lui témoigna jadis à la cour de Prusse? A-t-il voulu venger son
almanach méconnu? Nous ne le pensons pas; il a fait œuvre non de
poète satirique, mais de photographe. Il avait rencontré un Waldfried,
il l'a peint tel qu'il l'avait vu, car il y a des Waldfried dans ce monde;
ils ont reçu du ciel la mission de tout approuver, et si demain leur gou-
vernement commettait un abus de pouvoir ou une criante injustice, ils
approuveraient encore. Avec cela, ils se donnent pour des esprits libres,
pour des sages, et leur sagesse consiste à dire que le château de monsei-
gneur le baron est le plus beau des châteaux, et que M"'^ la baronne
est la meilleure des baronnes possibles. Ce n'est pas là précisément la
philosophie de Kant ou de Fichte, ou même de Hegel , et s'il se trouve
que monseigneur le baron est un homme d'un goût délicat, il a peu de
sympathie pour ces faux philosophes, il les envoie dîner à l'office.
Pour démontrer que l'Allemagne n'a que de bonnes intentions à l'é-
gard de son voisin de l'ouest, l'auteur de l'intéressante brochure Après la
guerre allègue que M. de Bismarck s'est abstenu de s'ingérer dans les af-
faires intérieures de la France, qu'il l'a laissée libre de se donner le gou-
vernement qui lui convenait, qu'il n'a rien demandé à ce gouvernement
L'ALLEMAGNE ET LA FRANCE. 227
sinon d'avoir la ferme volonté et la force de maintenir la paix, a Si la
politique allemande, ajoute-t-il, cherchait à se créer des difficultés avec
la France et à remporter par des luttes répétées des avantages ulté-
rieurs sur son voisin, elle verrait avec plaisir les intrigues cléricales et
chauviniques la seconder dans ses desseins. Voilà les points noirs qui
obscurcissent l'horizon... L'opinion publique en Allemagne ne peut voir
d'un œil indifférent l'ultramontanisme et le miliiarisme se tendre fra-
ternellement la main, comme si la religion n'était destinée qu'à attiser
les passions guerrières, comme si c'était la tâche de l'armée française
d'être une édition augmentée et corrigée des zouaves pontificaux, et de
former les colonnes d'attaque de la hiérarchie romaine. » Ce passage
nous montre comment aujourd'hui des esprits éclairés et sérieux jugent
la France. M. de Bismarck disait dernièrement à un propriétaire po-
méranien que les Allemands devaient se féliciter de voir les tendances
cléricales prendre le dessus en France, parce que cela affaiblirait la force
militaire de la nation. « On bat facilement, disait-il, un bataillon dans
lequel l'aumônier a plus d'influence que le commandant. » M. de Bis-
marck et l'auteur de la brochure se font en vérité une idée singulière
de l'armée française; mais ceux qui souhaitent le règne de l'aumônier,
ceux qui voudraient mettre l'épée de la France au service de VEncyclique
et de la restauration du pouvoir temporel, feraient bien de méditer les
avertissemens multipliés qu'on leur donne de Berlin, aussi bien que de
Saint-Pétersbourg et de Londres.
Les Français ont peine à se rendre compte de toute l'importance
qu'a prise en Allemagne la question religieuse , des passions qu'elle
y excite et du rôle considérable que jouent dans la politique d'outre-
Rhin les professeurs en général et en particulier les professeurs d'his-
toire. L'Allemand est le plus rétrospectif des hommes. A Sedan, il se
souvenait de Louis XIV et de l'incendie du Palatinat; aujourd'hui il rêve
de l'empereur Henri IV, il a juré de le venger et de lui faire prendre sa
revanche des humiliations de Canossa. Quelqu'un qui connaît bien M. de
Bismarck disait, après la conclusion de la paix de Francfort, que Riche-
lieu ne tarderait pas à se faire Piti. Il entendait par là que le chancelier
de l'empire allait s'occuper activement de se créer la grande situation
parlementaire qui lui avait toujours manqué, qu'il soulèverait à cet effet
une importante question de poUtique intérieure, et qu'il en profiterait
pour grouper autour de lui un parti et une majorité qui fussent entière-
ment à sa dévotion. M. de Bismarck a soulevé la question religieuse, il a
déclaré la guerre au Vatican, et le parti national-libéral est à lui, prêt à le
suivre partout où il lui plaira de le conduire, docile à tous ses ordres et ne
se plaignant qu'à voix basse des sacrifices parfois excessifs qu'il impose
à sa fidélité. Cette guerre qu'on a déclarée au Vatican, si nous en croyons
ce qu'on nous écrivait dernièrement des bords de la Sprée, on ne la
regarde point comme une lutte passagère ; on ne craint pas de dire
228 REVUE DES DEUX MONDES.
dans les régions ofTicielIes qu'elle durera vingt-cinq ans, et on ne pré-
voit pas qu'aucun événement puisse modifier d'une manière sensible la
situation. Malgré la modération bien connue de ses sentimens et de son
caractère, le prince impérial a épousé avec chaleur la^ politique reli-
gieuse du chancelier, et le catholicisme ne pourrait pas attendre de
l'esprit ferme, décidé, un peu absolu, de la fille du prince Albert les
ménagemens presque sympathiques qu'il a toujours trouvés dans l'im-
pératrice Augusta. Aujourd'hui l'église catholique est aux prises avec
Luther; quand les idées de Strauss et de Darwin seront en faveur, aura-
t-elle un sort moins rigoureux? On ne le pense pas à Berlin.
Si les passions protestantes et professorales doivent régner longtemps
sur l'Allemagne, Dieu préserve ses voisins de s'emprisonner comme
elle dans les sombres geôles de la théologie ! Deux fanatismes rivaux,
deux frères ennemis, se surveillant d'un œil jaloux par-dessus le Rhin,
voilà un danger qu'il faut éviter à tout prix, et on doit désirer ardem-
ment que le zélotisme catholique et clérical ne trouve pas de ce côté-ci
des Vosges son dernier refuge ou sa terre de promission, on doit sou-
haiter que la république du maréchal de Mac-Mahon ne devienne pas,
comme nous le disait l'autre jour un spirituel diplomate, « la république
de Charles X. » Autrement une collision prochaine viendrait justifier
non-seulement les fâcheux pressentimens de l'auteur de la brochure,
mais les sinistres prophéties qu'exposait hier encore M. Gladstone dans
une revue anglaise. En homme sûr de son fait et qui possède le secret
des dieux, l'ancien premier lord de la trésorerie annonçait que « ce puis-
sant courant de passions humaines, que nous appelons faussement la fa-
talité, » entraîne la France à un mortel conflit avec l'Allemagne, que, le
jour venu, elle ne pourra contracter d'alliance avec aucun état, que son
seul allié sera un allié sans nom , à savoir cette minorité ultramontaine
qui est répandue sur toute la terre, qui hait l'Allemagne, qui trouble
l'Italie, « qui triomphe en Belgique, qui fanfaronne en Angleterre, qui
à Versailles tout à la fois gouverne et conspire, which partly governs and
'parthj plots. » Tel sera l'auxiliaire actif de la France « quand elle se lan-
cera dans une aventure insensée sous la bannière du fanatisme religieux,
et ces deux forces, leur union fût-eHe mal assortie et dussent- elles se
détester l'une l'autre, se ligueront pour une entreprise commune, bien
qu'elles poursuivent des buts absolument différens. » Il semble que,
whigs ou tories, les chefs des partis anglais qui ne sont plus au pouvoir
éprouvent le besoin d'occuper leurs loisirs en écrivant des romans; mais
nous préférons les spirituels romans politiques de M, Disraeli aux som-
bres romans théologiques 'de M. Gladstone, et nous dirions volontiers
avec le Times que « la peur qu'il a du pape pourrait bien avoir dérangé
quelque peu la balance de son jugement. »
Non, nous n'avons pas la république de Charles X, et fùt-il vrai
qu'en France la minorité ultramontaine gouverne un peu et conspire
l'Allemagne et la frange. 229
beaucoup, il serait permis de croire que ses rêves ne se réaliseront
point, que ses plus beaux jours sont passés, que les élections prochaines
justifieront ses inquiétudes, que dans le sénat et dans la chambre des
députés elle comptera moins d'amis dévoués que dans l'assemblée na-
tionale, et des adversaires moins généreux ou moins imprévoyans. Tou-
tefois il est bon que la France réfléchisse aux embarras que pourrait lui
susciter le triomphe d'un parti qui l'isolerait du reste du monde, en at-
tendant de la pousser aux aventures. — Lascia le donne c studia la ma-
tematica, disait à Jean-Jacques une courtisane de Venise, et ce mot fut
répété un jour par un maître publiciste à un écrivain qui avait eu l'in-
génuité de raisonner en docteur sur une matière de politique ecclésias-
tique.— Laisse les femmes, que tu ne connais pas, lui disait-il, et étudie
Tarithméiique. Le publiciste avait raison. La politique de l'église est
une politique de femme, elle en a toutes les exigences et toutes les
tyrannies. Ceux qui épousent ses intérêts, l'église les considère comme
ses chevaliers, qui lui appartiennent corps et âme-, elle dispose de leur
sort sans les consulter, ils doivent être fiers de porter ses couleurs et
heureux de risquer leur vie pour elle. C'est l'histoire que Schiller a mise
en ballade. Le lion est entré dans l'arène, le tigre aussi, et le léopard.
Du haut de son balcon, la charmante Gunégonde laisse tomber son gant,
et, le sourire aux lèvres, elle dit au chevalier Delorges : « Seigneur, si
votre amour est aussi brûlant que vous me le jurez à toutes les heures
du jour, veuillez, je vous prie, me rapporter mon gant. » Le chevalier
s'exécuta, et, par miracle, il ne fut point dévoré; mais de ce jour il ne
revit plus la charmante Gunégonde. La France sera plus sage que le
chevalier Delorges, et s'il plaît à l'église de jeter son gant à la face de
l'Allemagne ou de l'Italie, elle ne se mêlera point de cette affaire, elle
réserve son épée pour de meilleures occasions. Aussi bien les femmes
se lamentent beaucoup et protestent pour la forme. Dans le fond, elles
ont le courage et l'industrie des longues patiences. Elles trouvent
moyen, quand on les laisse faire, de s'accommoder des situations
qu'elles déclaraient insupportables; on est leur dupe en les plaignant
trop. On nous citait un mot charmant du saint-père. Au printemps der-
nier, le lendemain du jour où Garibaldi arriva à Rome pour siéger dans
le parlement italien, le prisonnier volontaire du Vatican dit à quel-
qu'un avec qui il cause librement : « Eh bien! on disait que nous ne
pourrions pas tenir deux à Rome; depuis hier, nous y sommes trois. »
Ce mot prouve que, si le pape Pie IX a le tort de se croire infaillible,
il ne laisse pas d'avoir beaucoup d'esprit et le sentiment très fin des
situations. Ne soyons pas plus royalistes que le roi, et tâchons d'être
au moins aussi Italiens que le saint-père et aussi résignés que lui à la
perte de son pouvoir temporel.
G. Valbert.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 octobre 1875.
Heureusement les vacances parlementaires vont finir, avant une se-
maine l'assemblée sera de nouveau réunie à Versailles, et la politique
se trouvera forcément ramenée à des conditions plus précises. On aura
beau faire, on sera invinciblement conduit à serrer de plus près toutes
ces questions qui s'agitent aujourd'hui dans le vide, et du premier
coup on sera en présence de la plus sérieuse, de la plus urgente des
questions, qui est de compléter l'organisation donnée à la France, de
mettre en mouvement ce système constitutionnel dont le pays a jus-
qu'ici entendu parler sans le connaître.
Ce sera heuieux. Si les vacances se prolongeaient encore, on finirait
par se perdre dans un tourbillon de discours, de manifestations, de
contradictions, de commentaires qui ne font que se multiplier et épais-
sir l'obscurité aux approches de la session. Quand ce ne sont pas les
radicaux qui promènent leur intransigeance turbulente et vagabonde,
c'est le bonapartisme qui s'en va avec M. Rouher porter en Corse l'au-
dace de ses revendications, de ses défis et de ses allusions ou de ses ré-
ticences offensantes pour M. le président de la république aussi bien
que pour M. le vice-président du conseil. Quand ce n'est pas la consti-
tution qui est soumise à la torture des interprétations captieuses, c'est
la politique ministérielle qui passe par tous les laminoirs des polémiques
subtiles. Quand ce n'est pas de la direction générale des affaires qu'il
s'agit, c'est aux ruses et aux subterfuges de la tactique que les raffinés
s'amusent. C'est un tumulte assourdissant où il y a plus de vaines pa-
roles et de conjectures hasardeuses que de faits, où les partis se font à
tour de rôle un thème de tous les bruits, des plus futiles incidcns, des
intentions ou des arrière-pensées qu'ils se prêtent mutuellement, de ce
qu'ils inventent ou de ce qu'ils supposent, au risque de substituer une
politique de fantaisie brouillonne aux réalités d'une situation déjà par
REVUE. CHRONIQUE. 231
elle-même assez compliquée. — Aurons-nous une crise ministérielle?
M. le vice-président du conseil l'emportera-t-il sur M. Dufaure et M. Léon
Say, ou sera-t-il renversé au profit de ses deux collègues? Interpellera-
t-on le gouvernement avant la loi électorale, ou bien est-ce la loi élec-
torale qui viendra la première, qui sera le champ de bataille? De quel
côté se tourneront les différens groupes, — légitimistes, bonapartistes
ou centre gauche, — dans la lutte entre le scrutin d'arrondissement et
le scrutin de liste? Quel est au milieu de tout cela le sens du dernier
discours de M. Thiers? M. Gambetta se rallie-t-il à la république conser-
vatrice ou joue-t-il le Dcpit amoureux avec ses amis les irréconciliables?
Et tous les jours ainsi on recommence en jouant le plus souvent aux
propos interrompus : c'est le prologue qui est à lui seul une comédie
avant la représentation sérieuse qui va commencer à Versailles et qui
nous remettra sur notre chemin, il faut le croire, qui nous ramènera
aux questions vraies, essentielles et pratiques du moment.
Une des choses assurément les plus étranges et les plus caractéris-
tiques dans cette comédie de l'esprit de parti en temps de vacances, c'est
ce conflit d'interprétations et de commentaires qui s'est élevé autour du
dernier discours de M. Thiers, c'est cette passion d'obscurcir et de déna-
turer les paroles les plus simples. Que M. Thiers, en villégiature à Arca-
chon, auprès de la mer et des pins odorans, cède à la tentation de pro-
noncer un discours, et même qu'il le prononce en France plutôt qu'en
Suisse, est-ce donc si extraordinaire? Qu'il exprime ses opinions, des
opinions mille fois exprimées, universellement connues, et non les opi-
nions des autres, qu'il juge le 2k mai autrement que ceux qui ont fait
cette révolution contre lui, ce n'est point encore bien étonnant sans
doute; mais c'est là que commence la comédie des partis se servant de
tout, poursuivant à travers tout leur idée fixe, la satisfaction de leurs
rancunes, de leurs espérances ou de leurs intérêts.
Il y a vraiment une tribu singulière de conservateurs. Ils ont sans
cesse les yeux tournés vers M. Thiers; ils ne voient que lui dans leurs
mésaventures, dans leurs mécomptes, dans les embarras qu'ils se créent
le plus souvent eux-mêmes. — C'est M. Thiers qui empêche tout, qui
contrarie tout. S'il se tait, ils interprètent son silence, s'il ouvre la
bouche, ils savent ce qu'il va dire avant qu'il ait parlé, ils ont leur
thème préparé d'avance, et les voilà recommençant leurs récriminations
invariables. C'en est fait, M. Thiers a abdiqué son passé, évidemment
il ourdit quelque révolution nouvelle; c'est un Coriolan qui médite de
rentrer dans sa ville, c'est-à-dire dans sa position perdue, avec l'aide
du radicalisme, qu'il couvre aujourd'hui de sa protection. Est-ce qu'il
n'a pas dit que les radicaux, s'ils étaient au pouvoir, seraient forcés eux-
mêmes de renoncer à leurs théories sociales et économiques? Naturelle-
ment les radicaux, qui n'y regardent pas de si près, n'ont garde de re-
232 RETUE DES DEUX MONDES.
fuser l'avantage de cette étrange confusion. II suffit que des conservateurs
mal inspirés voient en M. Thiers un ennemi pour qu'ils exaltent ses dis-
cours, pour qu'ils se servent de son nom devant le pays. Au fond, ni les
uns ni les autres ne croient ce qu'ils disent, et s'ils parlent ainsi, c'est
parce que les uns se figurent toujours voir dans l'ancien président de la
république un dangereux prétendant à combattre, parce que les autres
espèrent se servir de ce précieux patronage dans leurs campagnes pro-
chaines. Tout cela n'est qu'une vaine comédie des partis.
Croire que M. Thiers ne reparaît aujourd'hui par son discours d'Arca-
chon que pour se préparer quelque éclatante revanche, pour provoquer
des manifestations d'opinion qui seraient embarrassantes pour lui comme
pour tout le monde, c'est méconnaître sa situation. Il ne peut pas être
ministre, ni même président d'un ministère, il ne pourrait donc rentrer
au pouvoir que comme chef de gouvernement ; mais ce serait ouvrir une
brèche dans cette constitution qu'il fait justement honneur à l'assem-
blée d'avoir votée, qui a lié la présidence septennale de M. le maréchal de
Mac-Mahon à la loi organique elle-même, et la brèche une fois ouverte,
on ne sait guère ce qui pourrait y passer. Ce n'est point l'ancien prési-
dent de la république qui pourrait être soupçonné de vouloir jouer de
telles parties. La vérité est que M. Thiers reste un personnage considé-
rable, que les circonstances ont placé en dehors de la mêlée des opi-
nions et des compétitions de tous les jours, qui garde certes plus que
tout autre le droit de dire son mot sur les affaires du pays, et ce mot, il
le dit avec l'autorité de ses services et de sa parole, avec un sentiment
supérieur des nécessités qui ont fait sortir la république des événemens
de ces dernières années.
Est-ce que M. Thiers se trompe lorsqu'il décrit ces nécessités? S'il se
trompe, comment ceux qui auraient certainement désiré le rétablisse-
ment de la monarchie ont-ils été conduits à voter eux-mêmes par rai-
son la république du 25 février? Est-ce que c'est parler en radical de
dire qu'il ne faudrait pas rétrécir aujourd'hui le parti conservateur au
point de n'y comprendre que ceux qui ont voté contre la république, qui
semblent craindre encore de prononcer le nom du gouvernement qu'ils
servent? Mais alors comment M. Dufaure, M. Léon Say sont-ils dans le
ministère? Ce que M. Thiers dit de l'avantage de réunir dans le cadre
de la république toutes les bonnes volontés, toutes les forces réelle-
ment conservatrices, de quelque côté qu'elles viennent, c'est ce que
pensent tous ceux qui ont de la prévoyance, c'est ce que M. le maréchal
de Mac-Mahon lui-même a dit dans ses constans appels aux « hommes
modérés de tous les partis. » Est-ce que M. Thiers ressemble à un homme
qui veut créer des embarras à M. le duc Decazes, lorsqu'il trace de nos
intérêts extérieurs, de la situation de la France vis-à-vis de l'Europe,
une peinture si pénétrante et si juste? Que les légitimistes persistent
BEVUE. — CHRONIQUE. 233
à répéter sans cesse que la France est perdue, qu'elle ne peut avoir
aucune alliance tant qu'elle n'a pas la monarchie, c'est une manière
de comprendre le patriotisme et même la situation de l'Europe. M. Thiers
montre supérieurement que l'Europe n'en est plus aux défiances d'au-
trefois, à la sainte-alliance de 1815, pas plus qu'aux alliances absolu-
tistes de 1830, que partout la politique de non-intervention s'est substi-
tuée à la politique d'intervention dans les affaires des peuples. L'Europe
en est venue à n'avoir plus ni préférences marquées ni répulsions sé-
rieuses au sujet du régime intérieur que notre pays peut se donner.
Tout ce qu'elle désire, c'est de retrouver une France digne de l'estime
et des sympathies qu'elle inspire, constituée sous une forme ou sous
l'autre de façon à offrir des garanties. Le secret de ce que la France
peut attendre de l'Europe est peut-être tout entier dans ce mot prêté
au prince Gortchakof : « il n'y a que l'instabilité qui n'a pas d'aUiances. »
C'est à nous de nous arranger pour n'être pas cette « instabilité » aux
yeux de l'Europe, M. Thiers l'a dit avec une raison nette et résolue :
« La république est votée. Que faut-il faire? Je réponds sans hésiter,
une seule chose, et tous, tout de suite : s'appliquer franchement, loya-
lement à la faire réussir. » Gomment peut-elle réussir? A une condi-
tion, et à cette condition seule , c'est qu'elle soit « un gouvernement
régulier, sage, fécond, » assez vigoureusement organisé pour être le
protecteur vigilant, efficace de tous les intérêts extérieurs et intérieurs
de la France. Tout est là : c'est précisément le programme de cette
session qui va s'ouvrir, où dès le premier jour vont se présenter pour
le gouvernement, pour les partis des questions de législation, d'organi-
sation, de conduite, de prudence qui résument en définitive la politique
du moment.
De quoi s'agit-il? La constitution du 25 février, avec les lois qui la
complètent, a été adoptée comme le régime défini et précis de la France.
Cet ensemble constitutionnel, les uns l'ont voté parce qu'il portait le
nom de la république, les autres parce qu'il réunissait les plus sérieuses
garanties conservatrices; tous sont aujourd'hui également intéressés à
le « faire réussir, » selon le mot de M. Thiers, à en assurer l'appUcalion
sincère et pratique, à lui imprimerie plus promptement et le plus com-
plètement possible tous les caractères d'un régime régulier, à ne pas
le laisser enfin livré aux entreprises des partis hostiles par une politi-
que et par des procédés d'exécution de nature à l'altérer et à le com-
promettre. Est-ce que cela ne tranche pas déjà moralement la première,
la plus grave question qui attend l'assemblée à son retour, celle du
choix d'un mode de scrutin dans la loi électorale? Est-que cela ne de-
vrait pas suffire pour faire de l'élection par arrondissement, non par dé-
partement, le programme d'un parti constitutionnel résolu à mettre le
régime du 25 février à l'abri d'une bourrasque de scrutin? Le malheur
234 REVUE DES DEUX MONDES.
est que depuis longtemps, par bien des raisons, cette question en est
venue à se compliquer de toute sorte de préoccupations au moins
étranges, qu'on avoue tout haut, presque naïvement , sans croire rien
dire d'extraordinaire. Pour les uns, il s'agit tout simplement de savoir
dans quelles conditions ils auront les meilleures chances d'être élus, et
quelquefois ce que coûtera une candidature selon les procédés. Les au-
tres se demandent avant tout ce qui favorisera le plus leur parti, leurs
combinaisons. On fait des enquêtes sur l'esprit des divers départemens,
sur la manière d'enlever une élection. Il en est qui se décident par
quelque considération de circonstance, parce qu'ils sont pour le mo-
ment ministériels ou opposans, et en fin de compte on analyse tout, on
examine tout, excepté la seule question sérieuse et importante : quel est
le système qui met le plus de vérité, de sincérité dans les élections?
On aura beau dire : ce scrutin de liste que les républicains, par habi-
tude ou par tradition, inscrivent dans leur programme, qu'ils se dispo-
sent à défendre contre le gouvernement, ce scrutin est une grande lo-
terie d'où sortent au hasard des majorités factices ou de véritables
amalgames de noms qui réunissent quelquefois à peu près le même
nombre de suffrages, et qui représentent des opinions contraires. C'est
une vaste confusion où les électeurs ne savent le plus souvent ce qu'ils
font. Gomment veut-on que des masses qui travaillent, qui vivent dans
leurs campagnes ou même dans leurs ateliers, se rendent compte de ce
vote multiple qu'on leur demande? Nous-mêmes, nous tous qui vivons
à Paris, nous sommes embarrassés quand on nous présente ce casse-
tête de quarante ou trente noms à combiner. Et qu'on remarque bien
que ce suffrage universel difxcl par scrutin de liste n'est qu'une fiction;
il est presque impossible, s'il n'est pas dirigé. On vient de le voir par
le procès jugé récemment à Marseille. Nous n'examinons pas, bien en-
tendu, l'œuvre de la justice pas plus que la part de l'administration.
Toujours est-il qu'il y a une organisation électorale, il y a des délégués
de canton, d'arrondissement, il y a des comités arrangeant des candida-
tures, combinant des listes expédiées aux électeurs, qui ne les reçoivent
sans doute que s'ils le veulent bien, mais qui le plus souvent les jet-
tent dans l'urne sans y regarder. Ils votent pour la liste de leur co-
mité. — C'est naturel, légitime et inévitable, dit-on, soit; mais, si c'est
légitime et inévitable, il ne faut point se payer de mots : il y a une chose
bien plus simple, c'est de régulariser franchement ces combinaisons,
c'est de donner le caractère légal à cette organisation qui est aujour-
d'hui sans garanties. C'est le suffrage à deux degrés. Est-on décidé à
l'adopter? La question changerait sans doute de face. Resterait à savoir
si le moment est bien opportun, si après s'être fait auprès des masses
un moyen de popularité du vote illimité, on n'aurait pas l'air de dimi-
nuer leur droit, et si on ne donnerait pas ainsi une arme redoutable au
REVUE. — CHRONIQTJE. 235
bonapartisme, ce grand défenseur, comme on sait, et surtout ce grand
manipulateur du suffrage universel. On a le choix ; si ce n'est pas une
grande confusion, c'est l'élection entre les mains de meneurs de parti,
ou entre les mains du gouvernement, selon les circonstances. Dans tous
les cas, la vérité devient ce qu'elle peut; mais il y a de plus aujourd'hui
une raison toute politique, constitutionnelle, contre le scrutin de liste
qu'on réclame assez dangereusement dans l'intérêt de la république.
Il faut prendre les choses comme elles sont. Qu'on le veuille ou qu'on
ne le veuille pas, si la situation n'a pas changé, si les conditions restent
ce qu'elles sont, les élections avec le scrutin de liste risquent de prendre
forcément le caractère d'une lutte ouverte entre deux camps tranchés,
d'une manifestation plébiscitaire de part et d'autre. C'est presque la
fatalité d'une situation où une majorité réellement, sincèrement consti-
tutionnelle, a tant de peine à se former. Il y aura une liste conserva-
trice où les bonapartistes se feront la plus large part possible, et il y
aura une liste républicaine où l'on sera bien obligé de faire une place
aux radicaux, même aux radicaux révolutionnaires, sous peine de les
voir élever bannière contre bannière. On peut bien d'ailleurs compter
sur les ardeurs inévitables de la lutte pour accentuer la couleur, les
prétentions, les exigences des partis contraires. Eh bien ! que peut-il
arriver? Si les listes conservatrices ont la chance de former une majo-
rité dans l'assemblée nouvelle, croit-on qu'on aura préparé des jours
favorables à cette constitution du 25 février que les bonapartistes ne
sont pas les seuls à voir avec impatience? Si ce sont les listes républi-
caines qui l'emportent, elles respecteront la constitution, nous le vou-
lons bien; la majorité nouvelle ne sortira pas moins animée du combat,
elle sera gonflée de sa victoire, elle voudra faire pénétrer ses idées dans
le gouvernement, et si alors elle rencontre des résistances, des diffi-
cultés faciles à prévoir, est-on bien sûr qu'on aura servi la constitution
et la république par ces procédés d'élection plébiscitaire? N'aura-t-on
pas tout simplement préparé à la France des crises nouvelles? C'est là
une alternative qui n'a rien d'imaginaire, qui peut se produire par le
scrutin de liste, qui doit dès lors entrer dans les calculs de ceux qui
vont avoir une résolution à prendre, et c'est précisément parce que le
scrutin d'arrondissement, en fractionnant les élections, tempère la vio-
lence de ces mouvemens d'opinion qu'il est aujourd'hui le système le
plus sensé, le plus politique, le mieux fait pour une situation qu'il faut
préserver au lieu de l'exposer aux tempêtes plébiscitaires.
Le scrutin d'arrondissement a le grand mérite d'être plus simple,
moins agitateur, de livrer beaucoup moins à l'inconnu, à des meneurs
souvent anonymes 'es chances de ces consultations populaires, d'être en
un mot essentiellement le procédé d'un régime régulier. Il atténue la
portée de ces élections excentriques qui engagent quelquefois tout un
236 REVUE DES DEUX MONDES.
département dans une manifestation organisée on ne sait comment. Il
fait la part des minorités sans enlever aux majorités leurs droits. Il est
surtout plus vrai, puisqu'il est bien certain que les électeurs qui n'ont
qu'un député à nommer savent mieux ce qu'ils font. Ils connaissent
leur candidat ou ils savent exactement ce qu'il représente ; ils peu-
vent plus aisément s'entendre, se concerter. C'est, dit-on, substituer
une « lutte de personnes » à une « lutte d'opinions, » affaiblir l'élec-
tion dans son caractère politique en la morcelant, en livrant le scrutin
aux influences locales. Nous ne prétendons pas qu'il n'y ait ni inconvé-
niens ni abus; encore faut-il choisir le système qui en a le moins. Pour-
quoi donc le nom, les services, la considération, le talent ou la position
personnelle d'un candidat ne seraient-ils pas le premier, le plus décisif
élément dans le choix des électeurs? De médiocres importances locales
peuvent passer avec le scrutin d'arrondissement, c'est possible. Est-ce
que les médiocrités ne passent pas avec le scrutin de liste? Mieux vaut
encore ceux qui ont une importance locale que ceux qui n'ont d'impor-
tance d'aucune sorte, ni locale ni générale. Ne connaissez-vous pas
cette légion de candidatures nomades et obscures qui se faufilent à la
suite d'un nom retentissant? Celles-ci peuvent être atteintes, nous n'en
disconvenons pas. Est-ce que des hommes d'une véritable valeur, des
hommes qui représenteront sérieusement une opinion, un parti,, reste-
ront sans collège et sans asile ? Est-ce qu'aux époques de liberté consti-
tutionnelle où le scrutin fractionné existait le caractère politique s'effa-
çait dans les élections? N'y avait-il pas des arrondissemens toujours
prêts à choisir un député pour ses idées, pour sa notoriété publique?
Rien n'est plus aisé aujourd'hui sans doute que de s'armer contre le
scrutin d'arrondissement des souvenirs de l'empire, de parler des cham-
bellans, des candidats de l'empereur expédiés en province. D'abord
nous ne sommes plus sous l'empire, il n'y a pas de chambellans; mora-
lement et politiquement, tout est changé, et puis, ce qui est proposé
aujourd'hui n'est pas le système de 1852. Sous l'empire, les circonscrip-
tions n'étaient qu'une création artificielle et arbitraire combinée pour
la domination. Elles se composaient le plus souvent de fragmens qu'on
détachait avec une habileté calculée d'arrondissemens différons qui
n'avaient aucun lien entre eux, et oîi le gouvernement seul pouvait agir
par une administration présente partout à la fois. Aujourd'hui rien de
semblable. L'arrondissement, auquel on rendrait le droit de représen-
tation, a pour ainsi dire son existence collective; sans être bien vivace,
il a sa place dans l'organisation générale, il a ses intérêts, son ensemble
judiciaire, financier, administratif. Les électeurs, rapprochés dans une
sphère d'action commune, ont plus de liberté dans leur choix, et après
tout, ce système, dont on croit voir l'insuffisance, il n'y a pas longtemps
encore que bien des républicains modérés eux-mêmes l'admettaient
REVUE. — CHRONIQUE. 237
comme le plus vrai. C'était le système du centre gauche, c'était celui que
le gouvernement de M. Thiers proposait dans les projets constitution-
nels soumis à l'assemblée à la veille du 2k mai 1873, Pourquoi ce qui
était bon avant le 2k mai ne le serait-il plus aujourd'hui ? Nous restons
avec les projets de 1873, et M. Dufaure, M. Léon Say, ministres en
ce moment comme ils Tétaient à la veille du 2^ mai, ne font que dé-
fendre ce qu'ils ont proposé eux-mêmes. —Eh! oui, sans doute, disent
des hommes qui ont changé d'avis ou qui hésitent du moins, oui, sans
doute, c'est mille fois vrai, le scrutin d'arrondissement est le procédé d'un
régime régulier; mais nous ne sommes pas dans un temps régulier, la
république et la constitution sont fragiles, elles ont besoin d'une grande
consécration populaire, d'autant plus que la politique du vice-président
du conseil actuel n'est rien moins que rassurante. Qui donc croira que
le régime du 25 février est régulier et définitif, si ceux qui l'ont voté
ont l'air de ne pas le croire, s'ils donnent l'exemple de cette défiance
contagieuse, s'ils laissent le pays sous cette impression que tout peut
être mis en doute? Ne voit-on pas que c'est là encore de l'incertitude,
qu'on risque de donner des armes à des adversaires dangereux qui vont
répétant sans cesse que rien n'est fait, qu'il n'y a qu'un expédient sans
efficacité et sans durée, que la seule chose importante dans la constitu-
tion, dans les élections prochaines, c'est la révision, et qu'après tout,
plébiscite pour plébiscite, mieux vaut le plébiscite national que le plé-
biscite départemental?
Qu'on y réfléchisse encore une fois au moment où l'assemblée va être
obligée de faire son choix, où tout va se décider; qu'on se dise bien que
le meilleur moyen d'arriver à une certaine stabilité dans la répubUque
et même de ramener le gouvernement à la pratique simple et franche
de la constitution, ce n'est pas d'embarrasser des questions d'organisa-
tion permanente de considérations de circonstance, de préoccupations
de parti ou d'impatiences d'opposition.
Et ce qui est vrai de la loi électorale, du choix d'un mode de scrutin,
ne l'est pas moins d'un autre article que l'opposition républicaine paraît
inscrire sur le programme de sa prochaine campagne : la restitution
aux conseils municipaux du droit de nommer les maires. La question
est assurément des plus complexes, et on peut se souvenir qu'à un des
momens les plus critiques de 1871 l'assemblée était dans un tel entrain
de libéralisme administratif et de décentralisation que M. Thiers fut
obligé de lui faire presque violence pour réserver au gouvernement le
droit de nommer les maires dans les grandes villes. Depuis le 2k mai,
on est allé bien plus loin, le gouvernement a reconquis le droit de nom-
mer directement les maires dans toute la France. Aujourd'hui, après
avoir été assez peu favorable à la décentralisation en 1871, le parti ré-
publicain se ravise et veut rendre aux municipalités ce droit de nom-
mer les maires sur lequel M. Thiers avait des doutes si prévoyans.
238 REVUE DES DEUX MONDES,
C'est toujours la même chose. On fait et on défait, on adopte ou l'on
reprend une idée, selon Tintérêt qu'on croit y trouver. Au fond, c'est
une question toute politique qu'on soulève, et si ceux qui déploient un
tel zèle pour l'indépendance municipale voulaient parler franchement,
ils avoueraient que la vraie raison de leur insistance, c'est que les maires
ne leur offrent pas toutes les garanties possibles, c'est que ces agens
municipaux en grande partie renouvelés depuis le 2h mai sont soup-
çonnés de vieilles att.ac!ies bonapartistes. Le gouvernement a tort sans
doute s'il nomme des maires d'un impérialisme avéré , et il se donne
bien gratuitement un tort plus grand encore lorsqu'il semble mettre
des façons pour frapper M. le maire d'Ajaccio allant sous son habit de
réserviste assister aux ovations préparées pour M. Houher. On peut avoir
raison de se plaindre quelquefois; mais il ne s'agit ni de l'intérêt mu-
nicipal bien entendu, ni même de ce droit de nomination des maires
dont le gouvernement ne doit pas se dessaisir, peut-être moins sous la
république que sous tout autre régime, précisément parce que de tontes
parts, dès qu'on le peut, on se fait une triste habitude de transformer
de modestes municipalités en autant de petites républiques tracassières
et s'agitant dans le vide.
Il faut en prendre son parti, nous n'en sommes pas au point où de
néfastes événemens nous ont laissés pour nous amuser à de petites
querelles parlementaires ou municipales et même pour tout subordon-
ner à nos idées préférées. La France a des devoirs à remplir envers
elle-même, elle a de toute façon à se réorganiser, et dans ce travail les
maires ne sont pas seulement des agens municipaux, ils sont les repré-
sentans de l'autorité centrale. Il y a aujourd'hui une raison de plus qui
suffirait à trancher la question. Les maires sont des agens essentiels
dans tout ce qui touche à la mobilisation miUtaire. De leur zèle, de leur
ponctualité ou de leur négligence dépend l'exécution de certaines me-
sures, et des exemples récens prouvent qu'ils ont peut-être encore
beaucoup à apprendre pour se pénétrer de leur rôle, que, s'il y a un
défaut, il ne vient pas d'un excès d'autorité du gouvernement. Sans
doute le gouvernement est responsable et doit toujours compte de ce
qu'il fait, mais il doit garder le choix de ceux qui peuvent être appelés
à le seconder dans des circonstances décisives. Il ne peut pas être sur-
pris ou entravé dans un moment d'action par de petites résistances
locales, et voilà pourquoi on ferait mieux de laisser de côté pour l'in-
stant cette question des maires, qui n"a d'ailleurs rien de pressant,
qu'on ne pourrait que compromettre une fois de plus en la mêlant à
des préoccupations d'élection.
Ce qui touche aux intérêts essentiels, permanens, de la France devrait
toujours être laissé en dehors des conflits passionnés des partis; mais
c'est une raison de plus pour que l'esprit qui préside aux affaires du
pays garde avec une vigilance active une libérale et ferme impartialité,
REVUE. — CHRONIQUE. 239
et c'est là précisément qu'est la question politique tout entière. M, le
vice-président du conseil peut s'apercevoir aujourd'hui que, sans le
vouloir, avec des intentions honnêtes, nous ne le contestons pas, mais,
par un sentiment an peu étroit et, exclusif des choses, il a fini par tout
compliquer au lieu de travailler à tout simplifier. Il ne lui a pas suffi de
se donner la fausse apparence de ménagemens envers un parti qu'il a
très inexactement considéré comme une force conservatrice, et qui en
vient aujourd'hui à des manifestations presque factieuses, il a cru se
montrer un ministre très conservateur en témoignant ses défiances, ses
antipathies, aux hommes les plus modérés, au centre gauche lui-même,
et sans réussir à rallier une majorité comme il la désirait, il s'est créé
certainement des difficultés dans les affaires qui se présentent main-
tenant, dans la principale de toutes, la loi électorale, le choix du mode
de scrutin. Que M. Buffet ait montré l'autre jour dans la commission
de permanence une certaine résolution en devançant ses adversaires,
en leur donnant rendez-vous pour le premier jour de la réunion de
l'assemblée, soit; les difficultés, pour être bravées avec hauteur, ne
restent pas moins entières. Il n'est point douteux que bien des hommes
du centre gauche qui au fond n'auraient pas demandé mieux que
d'accepter le scrutin d'arrondissement ont été systématiquement éloi-
gnés, rejetés plus que jamais vers une autre alliance, vers les autres
fractions de la gauche, et qu'ils peuvent être conduits par esprit de so-
lidarité à voter pour le scrutin de liste. On les a traités en ennemis, on
a cru habile de n'accepter leur concours que s'Rs se rendaient à merci,
s'ils consentaient à comprendre la constitution du 25 février comme
M. le vice-président du conseil la comprend lui-même et à rentrer dans
le giron de l'orthodoxie du 2k mai ; naturellement ils se tiennent au-
jourd'hui en défiance. Ce ne sont pas des irréconciliables, mais on leur
a donné le droit d'être réservés, de demander quel usage M. le vice-
président du conseil entend faire d'un vote qui, en le maintenant au
pouvoir, mettrait entre ses mains la direction des prochaines élections.
Chose étrange que cette situation, telle que se l'est faite M. le mi-
nistre de l'intérieur! il est entre deux camps. — D'un côté M. Rouher
va en Corse déployer une hardiesse agitatrice qui va jusqu'à la limite de
la sédition , si elle ne la dépasse pas. On voit bien qu'il ne craint pas
d'être contredit. Ministre de l'empire, il parle d'attentats, d'oppression,
de la ruine de la France, des déchéances imméritées, des revanches
prochaines. Il entre avec effraction dans la constitution, avouant tout
haut l'audace de ses espérances de réhabilitation et de restauration im-
périale. Chemin faisant, il a bien soin de rejeter sur M. le maréchal de
Mac-Mahon quelques-unes des plus lourdes responsabilités de l'empire,
et en même temps il ne laisse pas de prendre une sorte de ton protec-
teur vis-à-vis du gouvernement. Peu s'en faut qu'il ne se considère
comme le meilleur ami de ce malheureux gouvernement qui, à ce qu'il
2A0 REVUE DES DEUX MONDES.
paraît, a grand besoin de secours au moment où il est menacé d'une
« déclaration de guerre » des républicains! Avec une perfide habileté,
M. Rouher n'oublie pas de pousser un cri qui va toujours chatouiller
M. le vice-président du conseil, cri de guerre contre le radicalisme, cri
de a ralliement de tous les hommes d'ordre. )> Bref la manifestation bo-
napartiste est au complet, aussi audacieuse, aussi peu dissimulée, aussi
inconstitutionnelle que possible, déguisée tout au plus sous l'emphase de
déclarations conservatrices faites pour servir d'amorce. — D'un autre côté
voilà des hommes parfaitement sensés, ralliés par raison à la république,
mettant leur zèle à défendre la constitution du 25 février au lieu de la
diffamer et de la discréditer, modérés d'esprit autant que de caractère.
Que demandent-ils? On vient de le voir ces jours derniers encore par
ces discours si complètement sages de M. Germain, de M. Bérenger:
l'un et l'autre appartiennent au centre gauche. Ni M. Germain, ni
M. Bérenger ne peuvent passer apparemment pour des alliés ou des
complaisans des radicaux. Ils combattent au contraire le radicalisme
dans ses idées, dans ses utopies, dans ses violences, dans toute sa po-
litique. Ni l'un ni l'autre ne réclament des choses extraordinaires. Tout
ce qu'ils demandent, c'est qu'on s'en tienne résolument, sans arrière-
pensée, à ce qui a été créé d'un commun accord, qu'à cette constitution
du 25 février on assure une majorité constitutionnelle avec toutes les
forces conservatrices et libérales de la république, et qu'enfin on gou-
verne la France non pas en la déconcertant, mais en s'appuyant sur
cette société moderne enfantée et consacrée par la révolution de 1789.
Eh bien! entre ces deux camps, de quel côté va se tourner M. le vice-
président du conseil? Croit-il encore possible d'accepter ou de subir le
concours dangereux et perfide qu'on lui offre en décriant la constitution
dont il est le gardien ? Est-ce que tout ne le conduit pas à chercher ses
allinnces et un appui parmi tous ces hommes sensés, libéraux, qui sont
tout aussi conservateurs que lui, qui ne veulent que l'affermissement du
régime à la tête duquel est placé M. le maréchal de Mac-Mahon? C'est
la question, qui va se débattre dans quelques jours. Que cette question
puisse conduire à une crise ministérielle si la lutte s'engage sur la loi
électorale avant qu'une transaction nouvelle ait été essayée, ce n'est
point douteux. En réalité, cette crise n'est désirable pour personne, ni
pour ceux qui pousseraient l'hostilité jusque-là, ni pour M. le vice-pré-
sident du conseil, qui par obstination aurait compromis les intérêts les
plus sérieux, ni pour M. le président de la république, et elle est bien
moins désirable encore pour le pays, qui en définitive paie toujours les
frais des fautes de tout le monde. ch. de mazade.
Le directeur-gérant, G. Bdloz.
7^
VINGT JOURS EN SICILE
LE CONGRES DE PALERME.
AU DIRECTEUR DE LA REVUE.
Ischia, 20 septembre 1875.
Cher monsieur,
Vous m'avez demandé de vous dire quelque chose du congrès
de Palerme, où nous avons trouvé tant de sympathie, et du voyage
de Sicile qui a suivi. Dans le séjour tranquille d'Ischia, et à la dis-
tance de quelques jours, ce rapide voyage nous apparaît comme
un songe. Tant de monumens, tant de souvenirs, tant de vie, tant
de passion se sont déroulés devant nous, que par momens nous
croyons rêver d'un autre monde. En vingt jours, nous avons fait ce
qui, dans d'autres conditions, eût exigé des mois. Nous l'avons fait
surtout en renonçant au sommeil. Maintenant que nous avons reposé
paisiblement, nous craignons, en rappelant ces images d'une course
féerique, d'être dupes d'une illusion.
La lettre de mon confrère et ami M. Amari, qui m'invitait au con-
grès de Palerme, me surprit juste au moment où je pensais à re-
voir ces mers méridionales, que je me figure toujours comme des
sources de jeunesse et de vie. Ce mauvais été s'était montré pour moi
plein de traîtrises. Il m'avait rendu des douleurs que je croyais en-
dormies ; pour la première fois je pensais à la vieillesse, je me plai-
gnais qu'elle fût prématurée, tout en reconnaissant que, mon œuvre
TOME XII. — 15 NOVEMBRE 1875. 16
2A2 REVUE DES DEUX MONDES.
essentielle étant à peu près achevée, je devais me mettre au nombre
des privilégiés du sort. Comme protestation contre une infirniité
précoce, je songeais à un grand voyage, le dernier sans doute.
Extremum hune, Arethusa, mihi concède laborcm,
disais-je, et voici qu'Aréthuse elle-même venait m'inviter à visi-
ter son beau rivage. J'acceptai, et le 24 août je m'embarquai à
Gênes pour Palerme avec deux jeunes amis, M. Gaston Paris et le
marquis Joseph de Laborde, dont les fraîches sensations me rappe-
laient celles que j'éprouvai il y a vingt-six ans en touchant pour la
première fois la terre d'Italie.
I.
La vue de la Sicile, à la hauteur de Palerme, nous frappa d'ad-
miration. Ce n'est ni la Syrie, ni la Grèce; c'est plutôt l'Afrique,
quelque chose de torride et de gigantesque, donnant l'idée de l'in-
domptable et de l'inaccessible. Quand on entre dans la baie, la
scène change. Bornée à ses deux extrémités, d'un côté par le mont
Pellegrino, de l'autre par le mont Catalfano, comme la baie de
JNaples l'est par Ischia et Caprée, la baie de Palerme le cède à cette
dernière pour la grandeur et la variété; mais elle a une simplicité
de lignes qui charme. A droite et à gauche, deux redoutables masses
arides, terminant une sorte de ligne d'or, formée par des construc-
tions éblouissantes; — derrière la ville, une précinction de verdure
et de végétation tout égyptienne; — à l'horizon, les plus arides som-
mets que j'aie vus depuis l'Antiliban, voilà Palerme. La ceinture de
jardins doit sa vie à de nombreuses sources qui sortent du pied de
la montagne. Des hauteurs de Montréal, on dirait la Ghoiita de Da-
mas; seulement, les ruisseaux étant cachés sous les arbres, rien ne
rappelle ces innombrables petits filets d'argent qui sillonnent la
plaine de Damas et qui, vus de la coupole de Tamerlan, font un effet
qu'on n'oublie pas. Ce qui caractérise Palerme, c'est la gaîté et la
vie. Les rues, avec leurs balcons avancés et les saillies que forment
les accessoires des fenêtres, sont d'un effet très agréable. Le soir,
vers huit ou neuf heures, le mouvement des grandes voies est plein
de caractère. Une population éveillée, attentive, curieuse, connais-
sant ses étrangers par leur nom au bout d'un jour ou deux, s'y
presse, et, grâce à une profusion d'éclairage, stationne à certains
endroits comme en un salon. Dans les constructions modernes, le
mauvais goût espagnol a laissé trop souvent son empreinte; mais
les restes de l'art arabe et siculo-normand émergent à chaque pas
VINGT JOURS EN SICILE. 243
comme de véritables bijoux semés au milieu de ce mauvais goût.
La cathédrale, certaines parties du palais royal, les palais Ghiara-
monti et Sclafani, la Gatena, la Martorana, Saint-Jean-des-Ermites,
la Gouba, la Ziza, sont des ouvrages qui ne ressemblent à rien de
ce que l'on voit ailleurs.
Palerme en effet, en y joignant Montréal, Gefalù et, si l'on veut,
Messine, bien que l'ancien caractère des monumens de cette der-
nière ville soit un peu effacé, forme un chapitre à part dans l'his-
toire de l'art. Une combinaison sans exemple hors de la Sicile
s'est produite ici. Les Arabes, durant leur domination prospère
dans la partie occidentale de l'île, y avaient introduit leur char-
mante manière de bâtir; dans l'est cependant, la domir^ation by-
zantine continuait. Quand les chefs normands firent la conquête
de l'île, la population arabe continua ses habitudes, ses pratiques,
ses arts. Quand les Roger et les Guillaume voulurent se bâtir des
palais, des maisons de plaisance, des chapelles, des abbayes, ils
eurent recours aux architectes et aux maçons arabes, qui naturelle-
ment leur firent ce qu'ils savaient faire. Les décorateurs byzantins
brochèrent sur le tout. Enfin le clergé normand semble avoir exercé
une influence décisive. Les conquérans normands n'avaient pas de
maçons avec eux, mais ils avaient des clercs. Ceux-ci voulaient des
églises conformes au style qu'ils connaissaient et imposaient plus
ou moins leur plan général. L'abbaye de Montréal, la cathédrale
de Gefalù, c'est Saint-Étienne de Gaen revêtu de mosaïques et traité
dans le détail selon les habitudes arabes et byzantines. Ainsi sous
l'influence du grand, noble et conciliant esprit de cette dynastie,
qui fut la maison vraiment nationale de la Sicile, se forma un art
qui, à sa date (commencement du xii* siècle), fut le premier du
monde. Comme nos rois capétiens, les rois normands de Sicile furent
des personnages à demi ecclésiastiques, chefs puissans d'un clergé
riche et dès lors patriote. Les images du roi normand couronné
directement par Jésus-Christ ou le Père éternel sont prodiguées;
sur le principal siège de chaque grande église, à droite du chœur,
du côté de l'évangile, on lit en gros caractères : Sedes rcgis. La
conquête normande eut ici son effet ordinaire, qui était de réunir,
en vue d'un but commun et national, sous la main de vigoureux
chefs, bientôt identifiés avec le peuple conquis, toutes les forces
vives, tous les élémens du pays. En Sicile, ces élémens étaient pro-
digieusement divers. C'était, si j'ose le dire, une civilisation tri-
lingue; les inscriptions où l'on se plaisait à faire figurer l'un à côté
de l'autre le grec, l'arabe et le latin (1), étaient la plus parfaite
(1) On y joignait même quelquefois l'hébreu, à cause des juifs.
244 REVUE DES DEUX MONDES.
image de ce monde mêlé et pourtant plein de vie et d'originalité.
Certes la période souabe fut brillante au plus haut degré. Pa-
ïenne fut, durant quelques années, la capitale de l'Europe, le centre
des grandes affaires; mais la Sicile se trouva entraînée par les Ho-
henstaufen dans une querelle qui n'avait rien de national pour elle,
la guerre de l'empire et de la papauté. Cette guerre du laïque et de
l'église, l'Italie sait la faire à sa manière; mais sa manière n'est
pas du tout la manière allemande. L'Allemagne procède par guerre
ouverte, par antipapes; l'Italie soutire l'orage au lieu de l'amonce-
ler. Elle n'a que faire d'antipapes, puisque son pape à elle est tou-
jours le pape de Rome, le pape véritable. Les maladresses des
Hohenstaufen n'eurent d'autre résultat que d'amener cette triste
domination ultramontaine de la maison d'Anjou, aussi fâcheuse
pour la France que pour la Sicile et la papauté, et qui nous fit jouer
pour la première fois dans le monde le rôle toujours gauche de
zouave pontifical.
Il ne faut jamais demander à l'art la raison des procédés qu'il
emploie pour produire son impression. Le monde byzantin, le
monde latin, le monde arabe, semblent trois élémens inconcilia-
bles. La Sicile a su les mélanger dans des monumens dont l'effet
est charmant. La chapelle Palatine et ce qu'on appelle la chambre
de Pioger doivent compter entre les perles du monde. Je ne m'ima-
ginais point pareille chose d'après ce que j'avais vu en Orient : une
chapelle bâtie sur le plan d'une mosquée, avec un plafond décoré
de pendentifs en forme de stalactites et orné d'inscriptions coufi-
ques, voilà ce que les chrétiens d'Orient n'ont jamais osé; ils au-
raient horreur pour une église de motifs si purement musulmans.
La coupole de la chapelle Palatine est une merveille de grâce et
d'élégance de construction. C'est une petite mosquée d'Omar;
comme dans cette dernière, les ordres grecs sont employés avec un
sentiment juste de leur valeur primitive. Et pourtant tout cela a été
bâti en 1132 par Roger II. — L'église Sain-Jean-des-Ermites, avec
ses trois absides et ses cinq petites coupoles hémisphériques, paraît
de même au premier coup d'œil une mosquée, et pourtant elle a
été bâtie pour église; il ne peut exister aucun doute à cet égard'.
Que dire de la Martorana, ce petit chef-d'œuvre d'église avec ses
inscriptions arabes et grecques, si bizarrement devenue une cha-
pelle de religieuses , lesquelles, sans toucher beaucoup aux parties
primitives, les ont appropriées à leurs usages au moyen d'additions
du style le plus prétentieux assurément, mais le plus réjouissant
dans sa naïveté. La question des restaurations se pose ici dans toute
sa netteté. Faut-il supprimer tous ces petits joujoux de cuivre et de
marbre polychrome, dont les pauvres recluses s'amusèrent, ces
VINGT JOURS EN SICILE. 2Û5
belles grilles dorées qui leur permettaient de satisfaire leur curio-
sité sans rompre leur clôture, et derrière lesquelles on croit voir se
dessiner encore plus d'un joli visage voilé, cette tribune ou plutôt
ce salon Pompadour où elles chantaient aux jours de fête, ces pe-
tits guichets où les mosaïques primitives se mêlent aux enfantil-
lages du rococo le plus effréné? Pour moi, j'hésiterais à poner la
main sur tout cela. Le baroque est expressif à sa manière. L'histoire
qu'est-elle autre chose, si ce n'est la plus ironique et la plus incon-
grue des associations d'idées? Tout a son prix comme souvenir. Un
monument xloit être accepté comme le passé nous le lègue; il faut,
autant que possible, l'empêcher de se détruire, voilà tout. On a bien
dépassé cette mesure en France ; sous prétexte de ramener les édi-
fices à une prétendue unité d'époque qu'ils n'eurent jamais, on a
détruit, réédifié, achevé, complété, et préparé ainsi les malédic-
tions des archéologues de l'avenir, dont la tâche aura été rendue
singulièrement difficile par ces indiscrètes retouches. On commet
parfois la même faute en Italie. Sous prétexte de ramener les édi-
fices à ce qu'ils furent, on est en train de supprimer le xvii'' et le
XVIII'' siècle . Assurément ce furent des siècles de décadence pour
l'art italien. Les méfaits qui s'y commirent sur les édifices du moyen
âge ne peuvent être assez déplorés; mais le mal est fait. Si, en en-
levant les bibelots de la Martorana, on pouvait espérer retrouver
des parties anciennes recouvertes, je serais bien d'avis qu'on les
enlevât; mais la disparition de ces enfantillages ne nous rendra
pas un atome de ce qui est perdu. Laissez donc ce petit monument
tel qu'il est. Et puis le goût est si changeant! Qui peut se vanter
de le fixer? Le xvii^ siècle sabrait le moyen âge, sans se douter qu'un
jour cet art barbare, incorrect, souvent sauvage, aurait son prix. On
détruit maintenant le xvii^ siècle comme fade et sans caractère. Qui
sait quel sera le goût de l'avenir, et si le xix^ siècle ne sera pas
traité de vandale à son tour? Il n'y a qu'une manière sûre pour
n'être pas traité de vandale ; c'est de ne rien détruire, c'est de lais-
ser les monumens du passé tels qu'ils sont. L'Italie, avec ses con-
trastes éloquens ou bizarres, nous paraît si belle comme elle est
que nous ne voyons pas sans crainte porter la main sur une partie
quelconque de ce décor merveilleux, même sur les parties mau-
vaises, même sur le rococo.
La Ziza et la Couba furent longtemps tenues pour des construc-
tions de l'époque arabe. La similitude est parfaite , et on raconte
qu'Abd-el-Kader, ayant visité ces charmans édifices, se prit à
pleurer au souvenir des déchéances de sa race. Les inscriptions
arabes, visibles encore, quoique mutilées, et commençant par la
formule : u Au nom de Dieu, clément et miséricordieux, » n'étaient-
2/16 REVUE DES DEUX MONDES.
elles pas la meilleure des preuves? Le premier, M. Âmari a lu ces
inscriptions en entier, et que disent-elles? Que Guillaume I" et
Guillaume II ont élevé ces châteaux pour leur habitation et leurs
plaisirs. Ici donc encore les Arabes travaillèrent pour les Normands.
Les architectes firent comme Edrisi, qui écrivit en arabe pour Roger
son fameux traité de géographie, comme les poètes qui faisaient des
hasida arabes en l'honneur de leurs nouveaux maîtres.
A Montréal, à Cefalù, l'influence arabe est moins forte qu'à Pa-
lerme. L'abbaye de Montréal, la cathédrale de Cefalù, sont des
églises romanes décorées à la byzantine. La mosaïque y flamboie
dans toute sa splendeur. Qu'on se figure une de nos cathédrales
historiée de bas en haut conmie les. pages d'une Bible resplendis-
sante. L'exécution à Cefalù offre une perfection qu'on ne trouve
pas ailleurs. A Montréal, quelques scènes bibliques, surtout celle
de la création, sont représentées d'une façon entièrement neuve.
Les portes de bronze de Montréal rappellent celles de Ghiberti à
Florence pour la grandeur et la naïveté; elles sont de 1186. Dans
le cloître, chacun des chapiteaux sculptés voudrait une étude de
plusieurs heures.
II.
Ces merveilles de l'art siculo-normand ayant leur centre à Pa-
lerme, nous pûmes les étudier à loisir, sans déserter les travaux
du congrès. La visite que nous fîmes aux belles fouilles dirigées
par le prince de Scalea et M. Cavallari dans l'ancienne ville phéni-
cienne de Solonte ne nous empêcha pas non plus de donner à ces
intéressantes discussions l'attention qu'elles méritaient. Les congrès
de scienziati, établis vers 1840 par quelques savans patriotes et li-
béraux, entre lesquels on doit nommer le prince de Canino, jouè-
rent autrefois un grand rôle dans l'œuvre de l'unité et de l'indé-
pendance de l'Italie. Le but en était alors, il faut bien le dire, plus
politique que scientifique. Il s'agissait de donner aux hommes
éclairés des différentes parties de l'Italie la facilité de se voir et de
s'entendre. L'œuvre nationale une fois accomplie, on eût pu tenir
pour superflues des réunions qui avaient servi de prétexte, à une
époque de suspicion, pour préparer cette œuvre. On ne le fit pas,
et l'on eut raison. On conserva comme un souvenir ces assemblées
périodiques, devenues désormais moins importantes en un sens, et
dans un autre plus sincères. Le congrès de Palerme a été digne de
son titre et des savans italiens qui s'y sont trouvés réunis. Un par-
lement scientifique dont faisaient partie le père Secclii, M. Bla-
VINGT JOURS EN SICILE. 247
serna, M. Canizzaro, M. Palmieri, M. Amari, M. Fiorelli, M. Im-
briani, M. Conestabile, M. Raina, M. Salinas, M. Pitre, ne pouvait
manquer d'être fructueux. Le vénérable doyen de la philosophie
italienne, M. Mamiani, présidait à tout avec sa haute tolérance, son
esprit large et conciliant. La présence du prince Humbert et celle
de M. Bonghi, ministre de l'instruction publique, contribuaient à
une œuvre non moins utile que celle de la science, à une œuvre de
bonne politique et de bonne administration.
Un des motifs, en effet, qui avaient porté à choisir Palerme pour
siège du congrès national de la science italienne était une idée de
concorde et d'apaisement. Depuis plusieurs années, la Sicile était
froissée; elle se croyait délaissée du reste de l'Italie, prétendait ne
pas avoir sa part dans la répartition des faveurs nationales. La loi
d'exception récemment votée semblait présenter la province à la-
quelle elle s'appliquait comme un pays barbare et en dehors du
droit commun. Or, comme tous les insulaires, les Siciliens sont très
patriotes, et, comme tous les patriotes, ils sont susceptibles. Le re-
gret d'être peu visités, la persuasion qu'on n'attribuait pas à la Si-
cile dans le présent et dans le passé la place qu'elle mérite, leur
avaient inspiré quelque chose du sentiment de l'enfant qui se pré-
tend dans la famille moins aimé que les autres. Il ne fallait, pour
faire tomber ces préventions parfois injustes, qu'un acte de cour-
toisie. Le congrès, et surtout le voyage du prince Humbert, guéri-
rent toutes les meurtrissures. Ce mouvement, cet aliment à la cu-
riosité, ces visites des principaux personnages de l'état, furent d'un
effet excellent. Les provinces voisines de Palerme voulurent avoir
leur part; on leur promit le ministre et les scienziati. Elles témoi-
gnèrent par les sacrifices qu'elles s'imposèrent pour les recevoir le
prix qu'elles attachaient à une pareille faveur.
Tel qu'il nous fut donné de l'étudier dans ces circonstances
avantageuses pour tout voir, le caractère sicilien se révéla à nous
comme un fait singulièrement tranché et avec une rare puissance
d'individualité. On a souvent dit que les insulaires forment, par le
seul fait de leur situation géographique et indépendamment de la
race, une catégorie dans l'espèce humaine. Cela est très vrai. Ces
frontières, les plus naturelles de toutes, inspirent un patriotisme
intense, opposent nettement l'indigène au reste du monde, créent
une histoire à part. En apparence, il n'y a pas de peuple plus mêlé
que celui de Sicile. Anciens Sicanes, Grecs, Phéniciens et Cartha-
ginois, Romains, Byzantins, Arabes, Normands, Français, Allemands,
Espagnols, Napolitains, tout est venu s'y confondre. Malgré cette
diversité d'origine, l'unité du caractère national est parfaite; nulle
part la fusion des races n'a été plus absolue. Quelques familles
2Zi8 REVUE DES DEUX MONDES.
nobles ont seules le souvenir de leur provenance, et encore cette
noblesse, tout entière d'origine normande, souabe ou espagnole,
n'a-t-elle la prétention de représenter qu'une situation sociale su-
périeure et la grande propriété. Elle est profondément sicilienne et
ne se sépare en rien des destinées du pays.
Ce qui domine évidemment dans ce mélange de races, c'est l'é--
lément arabe ou plutôt berber et l'élément gréco-byzantin, le pre-
mier l'emportant dans l'ouest, le second dans l'est de l'île. En tra-
versant les villages de la pointe occidentale, vers Alkamo, on se
croit parfois en Barbarie. Les femmes vivent dans une demi-retraite;
le sentiment de l'indépendance tourne facilement au banditisme.
A Syracuse au contraire, on est en Grèce. Les femmes vous accueil-
lent d'un air souriant, on trouve plus d'humeur facile et de gaîté.
Ces analyses sont difiîciles et toujours sujettes à bien des réserves.
Ce qui est clair, c'est le résultat d'ensemble. Un caractère ardent,
passionné, généreux, libéral, plein de feu pour ce qui est noble et
beau, un .tempérament où le cœur surabonde et devance parfois
la réflexion, voilà la nature sicilienne. La passion profonde de l'A-
rabe et le libéralisme grec s'y réunissent. En somme, si l'on veut
voir la vie grecque se prolonger encore de nos jours, c'est en Si-
cile, c'est dans la baie de Naples qu'il faut aller. La Grèce propre-
ment dite a été trop dépeuplée, il s'y est fait trop de substitutions
de races. Ici, au contraire, la verve, l'élan primitif, l'abondance
facile ont survécu à toutes les aventures historiques et s'épanouis-
sent encore sous nos yeux.
Une aisance surprenante, parfois un peu de présomption, sont le
fruit du haut sentiment que le Sicilien a de sa noblesse. L'idée qu'il
est inférieur à qui que ce soit ne lui vient jamais. Les mièvreries
que nous appelons réserve et discrétion sont chez nous le reste
d'une longue inégalité sociale. Le Grec non plus ne connaît pas de
pareilles timidités. D'abord je fus surpris de ces lettres innombra-
bles, de ces cosmogonies, de ces traités « de l'univers, » « de la
nature des choses, » de ces projets de réforme universelle, que je
recevais chaque jour. Il est rare chez nous qu'un inconnu vienne
vous dire : « Yotre philosophie est la mienne, » ou bien « Vous êtes
du petit nombre de ceux qui sont arrivés au juste concept du créé. »
Puis on se souvient qu'on est en Grèce, que les choses se passaient
ainsi du temps d'Empédocle, et que c'est grâce à cet éveil que l'hu-
manité s'est engagée à la recherche des causes. La Sicile est peut-
être le pays où le goût de la spéculation est le plus naturel. Si
quelque chose peut encore nous donner l'idée d'un pays où, comme
en Grèce, le goût des belles choses était le fait de tout un peuple, et
où la différence de culture entre les classes inférieures et les autres
VINGT JOURS EN SICILE. 249
classes n'existait qu'en degré, c'est la Sicile. Ce qui nous paraît
naïf est simplement antique. La joie avec laquelle la visite du
congrès était saluée dans les campagnes était un spectacle qu'au-
cun pays de l'Europe n'eût offert. A Sélinonte, sur un rivage entiè-
rement désert, des barques contenant des centaines de personnes
accourues de dix lieues à la ronde venaient au-devant de nous en
criant : « Vive la science. » Cet enthousiasme nous rappelait les
beaux vers ou Empédocle raconte les triomphes enfantins de la
science au milieu d'un peuple enivré de ses premiers miracles :
« Amis qui habitez l'acropole de la grande ville que baigne le blond
Acragas, gens soucieux des bonnes choses, salut. Je suis pour vous un
dieu arabrosien, non un mortel; je marche entouré de vos honneurs,
couronné par vous de bandelettes et de couronnes,... etc. (1). »
Au fond, ces braves gens, qui nous accueillaient au cri de vive la
science, ne répétaient pas seulement un mot d'ordre. Ils savaient
assez bien, quoique vaguement, ce qu'ils disaient. La a science »
signifiait pour eux la liberté de l'esprit, la protestation contre toute
chaîne imposée au nom d'une autre autorité que la raison. Il faut se
rappeler que le fanatisme rehgieux n'a jamais été fort en Sicile.
Lès populations abandonnèrent l'islamisme et l'église grecque sans
crise violente. L'inquisition fut en Sicile une institution espagnole,
plus politique encore que religieuse. L'extrême éveil des esprits,
une grande chaleur de prosélytisme, l'ardeur de travailler à l'œuvre
du temps, sont les sentimens qui dominent, même dans une partie du
clergé. Cet enthousiasme, qui nous reportait de deux mille quatre
cents ans en arrière, en pleine Grèce, quand les religions de l'Orient
n'avaient pas élevé contre la science la plus forte barrière qui fut
jamais, aboutira-t-il à quelque chose de fécond? Nous n'hésitons pas
à le croire. Le grand nombre d'excellentes têtes que la Sicile a pro-
duites de nos jours permet de tout espérer pour l'avenir. La Sicile es
une motte de terrain aurifè-re non encore lavé. Après avoir aimé la
science, la jeunesse de Sicile voudra sérieusement en faire. JNul
pays, si l'on excepte la Hongrie, n'est plus près d'une réforme re-
ligieuse. Nul pays, la Hongrie et la Croatie toujours exceptées, n'a
un clergé moins fanatique, plus fondit dans la population, plus dé-
gagé des liens d'un parti étranger. La Sicile a pu un moment être
une difficulté pour l'Italie; elle deviendra un des plus beaux joyaux
de sa couronne et une des principales sources de sa prospérité.
L'état révolutionnaire où la Sicile a été pendant plus de cinquante
ans a dissipé beaucoup de forces vives. Cet état, à plusieurs égards
justifié, touche à son terme. Le détestable gouvernement que la
(1) Diogène Laerte, 1. VIII, ch. ii, § 62.
250 REVUE DES DEUX MONDES,
Sicile a eu depuis le commencement de ce siècle ne pouvait provo-
quer que la révolution. Les divers mouvemens qui se sont succédé
ont été essentiellement nationaux, tous ont été faits avec l'appui de
la noblesse. Che fanno i signori? était la première question que le
peuple s'adressait. A l'heure qu'il est, deux vérités sont incontes-
tables. Politiquement parlant, les Bourbons n'ont pas en Sicile un
seul partisan sérieux. Il y a dans certaines parties de l'opinion
publique une opposition vive, à peine y a-t-il une trace de parti ra-
dical. L'idée que la Sicile puisse former une république indépen-
dante est le rêve de quelq les esprits, mais ce n'est rien de plus
qu'un rêve. Dans la pratique, tous sont d'accord pour maintenir
l'état de choses actuel, état imposé par la meilleure des raisons,
une évidente nécessité.
On ne peut nier que le banditisme, ou plutôt un état d'insubordi-
nation locale, ait existé dans les provinces de l'ouest et y ait produit
des actes regrettables. Il ne faut pas demander à des populations
mal gouvernées durant des siècles l'ordre et le respect de la loi,
qui sont le résultat d'une longue habitude de paix et de régularité.
La vendetta est au fond de la plupart de ces méfaits. Chez des po-
pulations ardentes, pour lesquelles la garantie de l'état a été nulle
durant des siècles, la vengeance privée se présente comme une
sorte de devoir. Nul ne doit se faire justice à soi-même; cela est
facile à dire dans des sociétés où le gouvernement se charge très
réellement d'une mission de justice et de protection. Mais une telle
abdication du droit de la défense personnelle eût paru une amère
dérision avec les gouvernemens que la Sicile a eus durant six cents
ans. Une autre source d'actes regrettables est le sentiment plus fier
que légal avec lequel le tenancier entend ses droits à l'égard du
propriétaire. Les exigences de celui-ci vont souvent se briser contre
une idée de la propriété qui a été celle du passé et n'est plus celle
de notre temps. Le chef féodal n'était pas un propriétaire comme
celui qui de nos jours achète une terre; dans beaucoup de pays,
ses vassaux étaient ses copropriétaires. Blessé dans une prétention
instinctive, à laquelle sa fierté ne peut renoncer, le tenancier va
jusqu'à l'assassinat sur le régisseur, et à partir de ce moment de-
vient un homme hors la loi. Un fait que nous avons pu observer,
c'est que les grands propriétaires nobles qui traitent leurs fermiers
selon les anciens usages peuvent traverser la Sicile sans rencontrer
autre chose que la sympathie et le respect. Une autre génération
se pliera mieux aux exigences nouvelles. Les chemins de fer surtout
amèneront une transformation complète dans l'état de la Sicile. Nul
pays n'en a plus besoin, car c'est un pays fait surtout pour l'expor-
tation. L'extraction du soufre produit des millions; cette extraction
VINGT JOURS EN SICILE. 251
se fait par des procédés singulièrement primitifs. De malheureux
enfans, une lampe attachée au milieu du front, amènent la matière
première par des escaliers ou plutôt des précipices de 200 et
300 mètres ; des ânes transportent ensuite le soufre extrait de ces
minéraux. Que de forces seraient épargnées par un treuil et quel-
ques rails ! La richesse extrême de la côte orientale de l'île, au
pied de l'Etna, cette prospérité sans égale de Catane, d'Aci-Reale,
de Messine, ne tient qu'à une seule cause, aux chemins de fer. Les
réclamations de la Sicile sur ce point sont tout à fait fondées.
En somme, le Sicilien a de graves défauts et de précieuses qua-
lités. Les défauts peuvent être atténués, et les qualités bien em-
ployées. Les défauts sont un amour-propre excessif, une certaine
tendance à se contenter de généralités superficielles , un feu qui
ne se gouverne point assez, trop peu d'horreur pour l'effusion du
sang. Les qualités sont celles qui ne se remplacent pas, le cœur,
l'enthousiasme, l'intelligence vive et prompte, l'instinct sûr, l'ar-
deur sans bornes. On me dit que, dans ce qui touche à l'éducation
militaire, le Sicilien apprend en cinq jours ce que l'Italien d'autres
provinces n'apprend qu'en un mois. Les chants et les croyances po-
pulaires recueillis par M. Pitre prouvent ce qu'il y a dans cette race
d'esprit, de vie, de poésie. Nous autres, races du nord, devons
éviter de croire que nos solides qualités suffisent à l'œuvre du pro-
'grès. A nous seuls, nous n'aurions jamais fait la civilisation. Il y
faut le brillant, la désinvolture de ceux qui ne doutent de rien. Un
étranger (non un Français) que l'un de nos amis consultait sur
l'état moral du pays et sur les réformes urgentes : a Des réformes?
dit-il. Une seule serait efficace; ce serait une inondation qui mon-
tât aussi haut que l'Etna, de façon que la Sicile fût débarrassée des
Siciliens. » Ce sévère critique n'ajoutait pas ce qu'il pensait sans
doute, savoir : que la Sicile fût repeuplée par des gens de sa na-
tion. Erreur; l'espèce humaine est un ensemble bien plus compli-
qué qu'on ne croit. Les dons les plus divers y sont nécessaires; la
race qui dit : « La civilisation, c'est mon œuvre; l'esprit humain,
c'est moi, » blasphème contre riiumanité.
III.
M. Bonghi décida qu'après l'achèvement des travaux du congrès,
la commission nationale des antiquités visiterait toutes les grandes
ruines de la Sicile, pour se bien rendre compte des points où il
importe le plus d'exécuter le travail des fouilles. Il voulut faire
partie lui-même de cette rapide expédition, et il y invita les savans
252 REVUE DES DEUX MONDES.
étrangers venus au congrès. Les voyages de Montréal, de Solunto, de
Cefalù, avaient pu être accomplis en une journée. Une course de dix
jours fut savamment organisée pour nous montrer ensuite les grands
monumens de l'antiquité qui assurent à la Sicile un rang archéo-
logique presque égal à celui de la Grèce. Cette course a produit chez
ceux qui l'ont faite une vive impression. L'infatigable activité du
ministre ne laissait aucune place au repos; pendant dix jours, nous
ne sûmes guère ce que c'est que le sommeil; mais le spectacle du
passé et du présent était si étrange que nous ne sentîmes la fa-
ligue que plus tard. Chose singulière, ma jambe raide et mon pied
traînant ne se refusèrent pas une fois à leurs devoirs les plus pé-
nibles. Le mal n'était pas guéri, il était oublié.
Nous dîmes adieu aux grands arceaux du château de Roger le
mardi, 7 septembre, à cinq heures du soir. Nous revîmes Montréal
à la nuit tombante; je saluai la belle abside du roi Guillaume II, et
je pus serrer la main à ce bon chanoine qui, lors de notre première
visite, voulut bien être mon guide, mon exégète et mon soutien. La
nuit nous prit gravissant les sommets qui forment le fond du bassin
de Païenne. Nous entrions dans le bassin du golfe de Gastellamare,
dans les vallées qui produisent le délicieux vin de Zucco. Tous les
villages étaient illuminés; la vue d'un représentant du gouverne-
ment que ces populations n'avaient connu jusque-là que de loin
les remplissait de joie. Chaque fois le ministre devait descendre; les
scienziati étaient aussi fort demandés; on les avait annoncés, les
localités qui avaient voté des fonds pour la réception voulaient les
avoir. Cet empressement était touchant et empreint d'une cordialité
extrême. Partout on nous servait des rafraîchissemens excellens
et les vins du pays. Le patriotisme local s'en mêlait. A Partenico :
« Trouvez-vous nos glaces meilleures que celles de Borgetto? » A
Borgetto : « Notre vin, n'est-ce pas, vaut mieux que celui de Zucco?
— Oui, sans doute, » répondions-nous, et c'était vrai. Ces vins de
Sicile sont des sirops exquis. Ils diffèrent de village à village et le
meilleur paraît celui qu'on a goûté le dernier.
Ce mot de village demande explication. L'analogue de ce que
nous appellerions en France un gros bourg, un chef-lieu de can-
ton, est en Sicile une ville de 10, 15, 18,000 âmes. L'absence
de hameaux et de population éparse dans les campagnes explique
cette singularité. Il n'y a pas de pays où il y ait autant de villes
populeuses, et ces villes sont situées à deux ou trois lieues l'une de
l'autre. Il est vrai qu'à certains égards ces grandes villes n'étaient
dernièrement encore que des villages. Bagheria, à la porte de Pa-
lerme, a 15,000 habitans, et n'avait pas une école sous l'ancien
gouvernement.
VINGT JOURS EN SICILE. 253
Nous devions coucher à Âlkamo, ancien chef-lieu arabe, où les
mœurs sont encore très bien conservées. Le syndic, en véritable
cheik, avait fait demander qu'on lui spécifiât bien les qualités des
personnes qui devaient venir, pour que chacun fût traité selon son
rang. Il était trois heures du matin quand nous arrivâmes. Ces
campagnes sont très fiévreuses. Plusieurs s'endormaient de fatigue
au fond des voitures; mais les Siciliens ne le souffraient pas, pré-
tendant que l'on courait ainsi un grand danger de prendre la fièvre.
Les murs et les tours d' Alkamo illuminés faisaient à 2 et 3 lieues
dans la campagne un effet saisissant. La réception fut particulière-
ment chaleureuse. A quatre heures, nous délibérâmes. Se coucher
pour se lever à six heures était peu sage. On remonta donc en voi-
ture pour atteindre le plus tôt possible les ruines de Ségeste. Nous
vîmes l'aube se lever sur les bords du GrimissUs, témoins de cette
brillante campagne de Timoléon contre les Carthaginois où naquit
la stratégie, bientôt poussée plus loin encore par les capitaines de
l'école d'Alexandre. Vers sept heures, un temple magnifique, intact
en apparence, nous apparut à l'horizon, noyé dans les rayons du
soleil. C'était Ségeste. Nous laissâmes les voitures sur les bords du
Crimissus, et en une demi-heure de cheval nous atteignîmes le
temple, situé au pied de la ville antique qui, par son alliance avec
les Romains, joua dans l'histoire de la Sicile un rôle si décisif.
Pour l'archéologue, le temple de Ségeste a des problèmes singu-
liers. 11 semble n'avoir pas été achevé. Sans doute, la destruction
de la ville par les Carthaginois, en /|09 avant Jésus-Christ, aura
suspendu l'ouvrage. Les cannelures des colonnes ne sont pas faites;
les superfluités ne sont pas abattues; la cella semble n'avoir jamais
existé. Pour l'artiste, le temple de Ségeste est un des monumens
qui ont le plus d'effet. La colonnade, l'architrave, les triglyphes,
les métopes non sculptées sont tout à fait intacts. Les chapiteaux
doriques ont une mollesse, une flexibilité de courbe qui n'a pas été
surpassée. La couleur de la pierre, son aspect spongieux, la certi-
tude que la main d'aucun restaurateur n'a ici passé entre l'anti-
quité et nous, fait que l'on reste pensif durant des heures à l'ombre
de ces colonnes. La ville antique a disparu, excepté le théâtre.
Rome ne rendit à son alliée qu'une existence éphémère, et la fable
d'une origine troyenne ne suffit pas pour la préserver de l'abandon.
Ségeste est un désert; mais Calatafimi et toutes les localités en-
vironnantes y étaient accourues pour voir le ministre et les scien-
ziati. Sous une tente dressée avec goût, nous trouvâmes un déjeuner
excellent. On but aux vieux héros de Ségeste, à la paix et à la con-
corde qu'ils ne surent pas fonder, aux morts de 1860 qui, plus heu-
reux que leurs ancêtres , donnèrent sur ce champ de bataille la
25A REVUE DES DEUX MONDES.
Sicile à l'Italie, et vers une heure, sous un soleil ardent, nous re-
montâmes en voiture pour atteindre Trapani avant la fin du jour.
Nous contournâmes l'Éryx (Monte San-Giuliano), que tant de fois
dans mes voyages j'avais vu, en doublant vers Maritimo le cap Lily-
bée, se profiler à l'horizon. 11 est plus beau encore du côté de la terre
que du côté de la mer. Coupé à pic, il soutint dans la première guerre
punique des sièges de deux années. Monter à l'Éryx, voir les traces
de ce célèbre sanctuaire de la Vénus Erycine, que le marin phénicien
voyait de 20 lieues à la ronde se dessiner comme le paradis où il
aurait la récompense de ses peines, eût été mon rêve. Il fut impos-
sible d'y songer; les heures étaient comptées, et il faut un jour pour
gravir le Monte San-Giuliano. M. Polizzi d'ailleurs, l'excellent bi-
bliothécaire de Trapani, du pied de la montagne m'expliquait tout,
pierre par pierre, me racontait ses recherches pour retrouver la cé-
lèbre inscription carthaginoise d'Éryx et me prouvait qu'il ne faut
pas espérer la revoir. Cette pierre curieuse a été vue au xvii^ siècle
par un nommé Cordici, qui a laissé une histoire manuscrite de
Monte San-Giuliano, laquelle se trouve à la bibliothèque communale
de Païenne. Cordici en donne un dessin des plus grossiers, que
Torremuzza reproduisit par à peu près, et que Gesenius reprit avec
peu de soin dans l'ouvrage de Tonemuzza. Ainsi défaçonnée par
trois intermédiaires, l'inscription était indéchiffrable; il eût mieux
valu ne pas s'en occuper, surtout à une époque où l'interprétation
des monumens phéniciens était à l'état d'enfance. Je ne sais quelle
chimère a porté Gesenius, Ebrard, Meier, Blau, à y voir un morceau
de littérature, une lamentation funèbre sur la mort d'une jeune
fille. Toutes ces belles choses sont à biffer. Grâce à M. Polizzi, à
M. Amari, à M. Salinas, nous possédons maintenant des calques ri-
goureusement exacts et des photographies de la copie de Cordici qui
est à la bibliothèque de Palerme. En outre une autre copie égale-
ment autographe de l'ouvrage de Cordici a été découverte à Monte
San-Giuliano. Avec ces secours, on peut apercevoir l'original mieux
qu'on ne l'avait fait jusqu'ici, et, bien qu'on soit loin encore d'avoir
lu tout l'ensemble, on en voit assez pour affirmer que l'inscription
était votive et s'adressait à Rahhath Astorelh (Vénus Érycine), sous
le vocable de « Prolongatrice de la vie (1). »
x^ous avions un besoin extrême de repos; mais comment résis-
ter aux invitations de la municipalité de Trapani, qui nous con-
voquait à un banquet pour onze heures du soir? L'amabilité ex-
trême de nos hôtes nous permettait du reste cette quiétude, ce
(1) Ou « force de vie, » Kehar hayyim. Comparez 0^ hayyim dans l'inscription de
Lapithos (Gliypre).
VINGT JOURS EN SICILE. 255
demi-sommeil les yeux ouverts que nous devions pratiquer durant
huit jours. Un splendide éclairage au gaz faisait de la salle une
étuve où tous les rhumatismes du monde eussent dû céder. Les
brindisise succédaient dans un état de demi-rêve que l'indulgence
de nos voishis acceptait en souriant. Le lendemain à huit heures,
nous avions visité la bibliothèque, le musée, et nous étions embar-
qués sur V Archimcde , belle frégate à vapeur où la courtoisie de
M. le commandant Gonti nous avait préparé la plus aimable des in-
stallations.
Je revis Éryx de la mer, et je saluai à distance cette petite île de
Maritimo qui me rappelait de vifs souvenirs. Lors de mon premier
voyage d'Orient, je m'éveillai le second matin après le départ en
face de cette petite île, rayonnante de soleil, parée de verdure par
les pluies d'octobre. Cette fois je la trouvai aride, sans rosée. Un
mois de différence est beaucoup en cette saison , mais quinze ans
aussi sont beaucoup dans la vie. Peut-être Maritimo m'apparut
ainsi
Quand ' era in parte altr ' uom da quel ch' i' sono.
Des parties de moi sont mortes depuis; nous mourons, à vrai dire,
par lambeaux.
Verrions-nous Sélinonte? Telle était la question que nous nous
adressions depuis que la frégate avait doublé Marsala (le cap Lily-
bée). Sélinonte ne saurait guère être visité que par mer. Or cette
côte, dénuée de port, oCEi'e à un grand navire des difficultés extrêmes.
Obligé de se tenir à une demi-lieue du rivage, il ne peut lancer ses
embarcations que si la mer est sûre; le moindre grain, le moindre
caprice rend le retour des chaloupes impossible (nous avions failli en
faire l'expérience à Cefalù). Le commandant ne nous laissa descendre
qu'en nous avertissant que si, pendant notre visite aux ruines, le
vent s'élevait, il devrait gagner Trapani et nous abandonner à notre
sort. Le temps nous fut merveilleusement propice. Nous croyions
aborder à un désert; des vingtaines de barques nous attendaient;
un débarcadère, une route, avaient été improvisés par les gens de
Castelvetrano; des voitures nous avaient été préparées. Sûrement
les ruines eussent gagné à être visitées dans la solitude; mais ces
attentions, cette cordialité, ce sentiment naïf de gens qui se croyaient
oubliés du monde, maintenant fiers qu'un ministre et des hommes
qu'ils supposent célèbres viennent visiter leur île, tout cela, dis-je,
avait. quelque chose qui nous allait au cœur. Le syndic de Castelve-
trano nous le disait d'une manière touchante; quand parfois la foule
nous étouffait : « Songez, messieurs, que ces gens ont fait 30 milles
pour vous voir. » La politesse et les égards avec le-^quels les auto-
256 REVUE DES DEUX MONDES.
rites traitaient jusqu'au moindre enfant nous frappèrent. Des
glaces, des sorbets excellens, un vin de feu, nous attendaient à
chaque ruine. Il n'en fallait pas moins pour nous soutenir. Un soleil
terrible, une teri-e gercée par cinq mois torrides et que perçait seul
un délicieux petit lis blanc double, un marais infect, autrefois des-
séché, dit-on, par Empédocle, mais qui, depuis la mort du grand
ingénieur agrigentin , a repris tous ses droits à empester le pays,
faisaient de cette journée la plus rude de toutes; mais quel sublime
spectacle! Sept temples, dont cinq énormes, sont là gisant sur le
sol: le diamètre des colonnes va à 3'", 32, et partout ces merveilleux
chapiteaux doriques, la plus belle chose que l'homme ait jamais in-
ventée! Nulle part on ne saisit mieux qu'ici, pas à pas, les progrès
de ces courbes divines arrivant à la perfection. Chaque essai, chaque
tâtonnement est visible, et, chose plus extraordinaire que tout le
reste! quand les créateurs de cet art merveilleux eurent réalisé le
parfait, ils n'y changèrent plus rien. Voilà le miracle que les Grecs
seuls ont su faire : trouver l'idéal, et, une fois qu'on l'a trouvé, s'y
tenir.
Ah ! pourquoi ces demi-dieux crurent-ils qu'il était de leur devoir
de s'entre-dévorer? Les ruines de Sélinonte fouL sous ce rapport
l'impression la plus triste. Cette immense destruction, accomplie
savamment et avec un dessein arrêté, fait sûrement maudire Car-
thage, cfui amena sur ce monde délicat les sauvages mercenaires de
l'Afrique; mais elle fait surtout détester ces divisions de ville à ville,
ces guerres fratricides où s'est abîmé le monde grec. La destruction
de Sélinonte fut l'œuvre de Ségeste, et Ségeste, un an après, tom-
bait à son tour. On comprend qu'après cela la paix romaine ait
semblé un bienfait.
Ces ruines de Sélinonte sont dignes de la Grèce par la grandeur
et la perfection du travail. La commission archéologique fut una-
nime pour demander au ministre que désormais le grand effort des
fouilles siciliennes portât sur ce point. Déjà les recherches de
M. Gavallari ont eu les plus heureux résultats, en particulier autour
de l'acropole. Là ont été trouvées ces métopes célèbres qui font
maintenant l'ornement du musée de Palerme, monumens d'un style
archaïque, encore asiatique, et qui expliquent peut-être la transi-
tion tant cherchée entre l'art de l'Orient et celui de la Grèce. Les
autres métopes de Sélinonte nous montrent pas à pas les progrès de
la sculpture. Comme au moyen âge, ces progrès n'allèrent pas tout
à fait de pair avec ceux de l'architecture. Celle-ci avait arrêté ses .
formes quand la sculpture hésitait encore. L'école dorique de Si-
cile se laissa devancer par l'école atiique. Plusieurs de ces œuvres
un peu gauches sont contemporaines du Parthénon. Un trait bien
VINGT JOURS EN SICILE. 557
remarquable, c'est que les parties nues des figures de femmes y
son-t exécutées en marbre blanc, exactement comme, sur les vases
peints, les mains, les pieds, les têtes des personnages féminins
sont en blanc pâle. La polychromie, recouvrant le tout, pouvait
dissimuler ce que ces rajustages de matières différentes ont pour
nous de choquant.
Dans la nuit du 9 au 10 septembre, V Archimède nous porta de
Sélinonte à Agrigente. La ville de Girgenti, bâtie dans l'acropole de
la vieille Agrigente, se trouvant assez éloignée de la mer, il s'est
bâti au pied de la montagne un petit port qui, depuis quelques an-
nées, a pris une extrême importance commerciale par l'expédition
du soufre; on l'appelle /'or/o Empedocle. Nous y abordâmes sous
un portique décoré des statues de Yictor-Emmanuel et d'Empé-
docle. Empedocle en effet est encore le demi-dieu d' Agrigente.
Philosophe, savant, ingénieur, musicien, médecin, prophète, thau-
maturge, il trouva encore avec cela le temps d'être un démocrate,
de donner une constitution à sa république, de fonder l'égalité ci-
vile, de refuser une couronne, d'abattre l'aristocratie de son temps.
Ce dernier trait n'a pas peu contribué à sa moderne fortune. Le
parti libéral de Girgenti vit à la lettre d'Empédocle. Son image se
voit à chaque pas; son nom est prodigué aux lieux publics à l'égal
de celui de Garibaldi; à peine y eut-il un discours où sa gloire ne
fût rappelée. Cette gloire est en somme de bon aloi. Empedocle
ne le cède à aucun de ces génies extraordinaires de la philosophie
grecque anté-socratique, qui furent les vrais fondateurs de la science
et de l'explication mécanique de l'univers. Les fragmens authenti-
ques que nous avons de lui nous le montrent soulevant tous les
problèmes, approchant souvent des solutions qu'on devait trouver
deux mille deux cents ans plus tard, côtoyant Newton, Darwin,
Hegel. 11 lit des expériences sur la clepsydre, reconnut la pesanteur
de l'air, eut l'idée de l'atome chimique, de la chaleur latente, soup-
çonna la fécondité de l'idée d'attraction, entrevit le perfectionnement
successif des types animaux et le rôle du soleil. En biologie, il ne
fut pas moins sagace : il proclama le grand principe Omnia ex ovo,
l'appliqua à la botanique, eut quelque notion du sexe des plantes,
vit très bien que le mouvement de l'univers n'est qu'un réemploi
d'élémens désagrégés, que rien ne se crée ni ne se perd. Il conçut
même la chimie des corps organisés, et se passa des dieux dans ses
hypothèses. Lucrèce lui doit autant qu'à Épicure. Par d'autres côtés,
ce Newton paraît doublé d'un Cagliostro; il ne marchait dans les
rues d'Agrigente que grave et mélancolique, avec des sandales de
bronze, une couronne d'or sur la tête, au milieu de jeunes gens qui
l'acclamaient. Il se défendait faiblement quand on lui prêtait des
TOME XII. — 1875. 17'
258 REVUE DES DEUX MONDES.
miracles, même des résurrections, et qu'on l'adorait comme un dieu.
Les Agrigentins modernes n'admettent pas ces reproches et ne veu-
lent voir dans leur célèbre compatriote qu'un « savant tout occupé
à moraliser le peuple, qu'un grand citoyen qui rendit à sa patrie
ses droits politiques et donna l'exemple de l'abnégation en refusant
l'autorité suprême. »
Sélinonte n'est plus qu'un cadavre de ville. Agrigente vit encore
et compte près de 20,000 habitaiis. L'aspect de ce sommet cou-
ronné de maisons serrées, s'élevant sur les substructions antiques
et sur les fiancs taillés du rocher, est grandiose, austère. Le manque
d'eau, l'aspect aride de la campagne, portent encore à la tristesse.
La ville moderne, avec ses rues étroites, son air sombre, inacces-
sible et fermé, sa cathédrale étrange, tout espagnole, semble un
reste d'un autre monde. A mi-côte s'étend la ville antique avec ses
sept ou huit temples, rangés pour la plupart le long de l'ancien
mur, de façon que du port cette ligne d'édifices se profilait sur le
ciel. Le temple dit des géans était sûrement quelque chose d'uni-
que; il présente les plus grandes colonnes doriques que l'on con-
naisse. Diodore dit vrai à la lettre : un homme peut se tenir dans
leurs cannelures; l'abaque des chapiteaux renversés à tej-re pro-
duit une sorte de stupéfaction. Un seul des talamons qui portaient
l'architrave est étendu sur le sol. L'effet de ce colosse, dont les
pièces désarticulées semblent les osselets d'un squelette, est tout à
fait saisissant. Les pieds sont joints et minces; ces colosses n'ont
jamais rien porté effectivement; ils étaient adossés à un mur ou
à des pilastres. J'incline à croire qu'ils avaient l'air de soutenir
un plafond à l'intérieur de la cella, ce qui expliquerait comment
Diodore n'en parle pas. A l'extérieur, un tel décor eût trop frappé
pour qu'on eût pu le passer sous silence. Le curieux sceau de Gir-
genti au moyen âge, représentant Va2ila gigantmn (1), fournit des
argumens pour et contre cette opinion. Ce qui me paraîtxertain en
tout cas, c'est que ce temple des géans se rapporta primitivement à
un culte oriental. Girgenti offre bien d'autres traces d'influence phé-
nicienne dans son temple de Jupiter Atabyrius (du Tabor), de Jupi-
ter Polieus (Melkarth), situé à l'intérieur de l'acropole, et dans les
indices du culte de Moloch qui se lisent clairement dans les fables
relatives au taureau de Phalaris. Ces géans, s'ils étaient à l'intérieur
de la cella, pouvaient jouer le rôle des colosses osiriens dans les
avenues des temples d'Egypte, et des sirapldm dans le temple de
Jérusalem.
(t) Signât Agrigcntuiu mirabilis aula gigantum.
Piccone, Memorie storiche agrigentine, p. 453.
VINGT JOURS EN SICILE. 259
Les autres temples d'Agrigente sont beaux sans doute; mais,
quand on a vu Athènes, on est difficile. Le soin de l'exécution y est
bien moindre que dans les édifices athéniens. Une sorte de stuc re-
vêtait la colonne et dissimulait toutes les imperfections du travail.
Des négligences, des à-peu-près comme ceux qu'on remarque dans
la plupart des temples égyptiens, se rencontrent ici à chaque pas.
L'imprévoyance de l'architecte se trahit. Décidément, la perfection
a été l'invention des Athéniens. Venant les derniers, ils ont innové
en réalisant l'idée d'édifices bâtis a 'priori dans la carrière, d'édi-
fices où chaque pierre est taillée d'avance pour la place qu'elle doit
occuper. L'exécution des détails de l'Erechtheum par exemple est
une merveille qui dégoûte de tout ce que l'on voit ensuite. Dans les
temples d'Agrigente, l'enduit et la polychromie masquaient les dé-
fauts. Tout voyage, toute recherche, toute étude nouvelle est ainsi
un hymne à Athènes. Athènes n'a rien créé de première main; mais
en toute chose Athènes a introduit l'idéal. Et quel respect pour la
Divinité! Comme on ne cherche pas à la tromper! On a découvert
dans un trou devant le Parthénon un tas de tambours de colonnes
rebutés. Il faut y regarder de très près pour apercevoir le défaut
qui les a fait rejeter. Ce qu'on ne voit pas est aussi soigné que ce
qui est visible. Rien de ces honteux décors vides, de ces appa-
rences menteuses qui forment l'essence de nos édifices sacrés.
Cette rude journée nous avait épuisés, et le cordial banquet que
nous donnèrent les Agrigentins sur le champ même des ruines
n'avait fait que nous inspirer le désir du repos. Nous reçûmes avec
joie la nouvelle que l'hospitalité nous était préparée chez Gellias.
Gellias fut un riche citoyen de l'ancienne Agrigente (V siècle avant
Jésus-Christ) qui avait fait bâtir un grand nombre d'hôtelleries, à
chacune desquelles était attaché un portier qui invitait les étran-
gers à entrer pour recevoir une gratuite et splendide hospitalité.
Son nom est devenu celui d'un hôtel, où nous prîmes un fort doux
repos, — doux, mais court. A cinq heures du matin, une course
rapide, exécutée partie en chemin de fer, partie en voiture, partie
à cheval, nous mena au cœur de la Sicile, à Racalmuto, centre de
l'extraction du soufre, industrie qui prend de tels développemens,
par suite des besoins de l'industrie moderne, que la province de
Girgenti en deviendra l'un des pays les plus riches du monde. C'est
l'Afrique que nous vîmes ce jour-là se dérouler devant nous en cette
chaîne de collines brûlées par les fumées sulfureuses , sans arbres,
sans verdure, sans eau. La gaîté sicilienne résiste à tout. Les récep-
tions de Grotte et de Racalmuto furent de toutes peut-être les plus
originales, les plus empreintes de curiosité aimable. Je n'oublierai
jamais la hanàa musicale de Grotte. Elle s'obstinait à résoudre un
260 REVUE DES DEUX MONDES.
problème que j'aurais cru insoluble, à suivre le ministre après son
départ en jouant à perte d'haleine. Je vois encore un ophicléide
passant à travers les roues des voitures sans omettre une seule
note. Le chef de la troupe, jouant de la clarinette avec une volu-
bilité sans nom, courait d'une course effrénée, se servant de son
instrument comme d'un bâton indicateur pour montrer le chemin à
ses compagnons. Le Sicilien ne se soucie pas de savoir si on le re-
garde; il agit pour sa satisfaction propre. L'idée de se surveiller
pour éviter un prétendu ridicule ne vient qu'à des gens qui ne
sont pas sûrs de leur noblesse historique, et qui n'ont pas toujours
conscience d'obéir à un entraînement élevé.
En une nuit et une matinée, Y Archimède nous eut portés à Sy-
racuse. La ville actuelle n'occupe plus que l'île d'Ortygie, la plus
petite des parties de l'ancienne cité. Achradine, Néapolis, Tyché,
les Epipoles, sont occupés par des champs ou des jardins. Tout cela
faisait une enceinte qui égalait presque celle de Paris avant les for-
tifications. Au premier coup d'œil on dirait que les monumens an-
tiques de Syracuse ont disparu; une étude attentive révèle bientôt
tout un monde. Quel temple savamment restauré vaut cette cathé-
drale bâtie dans un temple dorique des plus nobles proportions? La
transformation s'est faite d'une manière étrange. La cella a été sup-
primée, les colonnades ont été embloquées dans un mur qui embrasse
les fûts, les chapiteaux, l'architrave, visibles encore, quoiqu'en par-
tie noyés dans le moellon. Je ne connais pas d'autre exemple de ce
genre d'appropriation chrétienne. Souvent la cella a été transformée
en église, comme cela eut lieu au Parthénon. A Aphrodisias en Ca-
rie, on a bâti deux murs extérieurs au péristyle, si bien que les co-
lonnades devinrent intérieures, et dessinèrent trois nefs comme à
Sainte-Marie-Majeure. Ici le mur a été fait sur la colonnade elle-
même. L'architrave est conservée; à certains endroits, les triglyphes
font créneau sur l'architrave. J'ai vu peu d'effets d'un pittoresque
aussi complet. Cette fois encore je me trouvai en désaccord avec
de zélés archéologues, dont l'admiration pour l'antiquité est parfai-
tement éclairée, mais peut-être un peu exclusive. Faire voter des
fonds pour bâiir à l'évêque une nouvelle cathédrale et dégager le
temple antique était le vœu que j'entendais former autour de moi.
Je ne pus le partager entièrement. Le temple se voit bien tel qu'il
est, et le vide même de la cathédrale avec ses trois nefs fait res-
sortir la grandeur de l'édifice antique.
Les fouilles de M. Cavallari ont été à Syracuse, comme ailleurs,
fructueuses et bien dirigées. Un temple des plus anciens, avec une
belle inscription archaïque, est sorti de ces déblaiemens, qui mérite-
raient d'être continués. Le théâtre, l'amphithéâtre, le nymphœum.
VINGT JOURS EN SICILE. 261
la voie des tombeaux, les fortifications de l'Épipole, élevées par Denys
le Tyran, et surtout ces latomîes grandioses, qui jouent un si grand
rôle dans l'histoire de Syracuse, font la plus vive impression. Rien
ne peut rendre l'elTet de ces carrières à ciel ouvert, d'une profon-
deur énorme, au fond desquelles s'étalent, à l'abri des masses tail-
lées par la scie antique, de frais et luxurians jardins de figuiers et
d'orangers. La nature inégalement friable des couches de calcaire
a produit dans les parois les jeux les plus bizarres; une belle vé-
gétation de lierre et de rinceaux pendans forme devant chaque
échancrure de rocher des rideaux transparens de verdure. Un dé-
jeuner avait été préparé dans une de ces salles à demi hypogées;
un écran de citronniers et de grenadiers rejoignant les guirlandes
naturelles que formaient les plantes grimpantes produisait un dé-
licieux demi-jour. A une hauteur immense au-dessus de nos têtes,
et comme suspendus aux parapets de tours démesurées, se dessi-
naient quelques spectateurs mêlés aux arbres suspendus sur l'a-
bîme. Une musique excellente faisait retentir ces longs couloirs de
l'hymne royal de Savoie; mais nous avions peine à ne pas entendre,
à travers ces sons harmonieux, les gémissemens qui remplirent au-
trefois ces cavités aujourd'hui si riantes, et particulièrement le dé-
sespoir des 7,000 Athéniens, qui y périrent de faim et de misère
après la folle expédition de /il3.
Les catacombes et une vieille crypte ornée de peintures ont de
l'intérêt pour l'archéologie chrétienne; le musée, outre une Vénus
bien connue, a quelques fragmens grecs qu'on dirait provenir du
Parthénon; mais la perle antique de Syracuse, c'est encore l'Ana-
pus. Seul à peu près entre tous les fleuves de Sicile, l'Anapus a
toute l'année un volume d'eau supérieur à celui d'un ruisseau. La
beauté plantureuse de la campagne de Syracuse vient des eaux de
ce petit fleuve, dérivées de la montagne et amenées par des aque-
ducs anciens sur les hauteurs des Épipoles. La vallée, malgré toutes
ces saignées, conserve encore une masse d'eau assez sérieuse, la-
quelle, à 2 kilomètres environ de la mer, est triplée ou quadruplée
par une énorme source, la fontaine Gyanée, qui naît dans la basse
vallée d'un gouffre analogue à celui du Loiret, et envoie ses eaux à
l'Anapus après un cours d'environ une lieue et demie. Elle est tout
ce temps navigable pour de fortes barques. Cette petite navigation,
avec ses effets tour à tour gais et mélancoliques, est une des choses
les plus ravissantes qui se puissent voir. Peu de choses m'ont fait
autant de plaisir. On prend une barque au quai de Syracuse; on
traverse ce beau port, l'un des plus grands, des plus profonds,
des plus sûrs du monde; on franchit non sans peine une barre à
l'embouchure du fleuve et l'on entre dans une belle eau limpide.
262 REVUE DES DEUX MONDES.
profonde, rapide, bientôt après dans une petite forêt de roseaux
immenses et de papyrus. Le papyrus ne croît en Europe que dans
la vallée de l'Anapus. En Egypte, il devient rare. Si cette plante,
qui a rendu de si grands services à l'esprit humain et qui mérite
une place si capitale dans l'histoire de la civilisation, pouvait un
jour être en danger de disparaître, je voudrais que les nations
civilisées, à frais communs, lui assurent une pension alimentaire
dans la vallée de l'Anapus. Ces masses touffues de tiges vertes,
flexibles, de 15 et 18 pieds de haut, couronnées par un élégant
épanouissement de fils légers terminés en éventail, forment de pe-
tites îles impénétrables dans l'eau pure de Cyanée. La végétation
aquatique qui s'établit dans ces canaux rarement troublés est d'une
fraîcheur exquise. Ce sont de vraies prairies flottantes qui couvrent
la surface du ruisseau et ondulent sous le mouvement de la rame,
comme l'eau elle-même. De belles feuilles vertes en forme de con-
ques tournées vers le soleil étalent tout le luxe voluptueux d'une
végétation hâtive. D'innombrables petites grenouilles sautent sur
ces surfaces vertes; nous nous prîmes à envier leur bonheur : il
est vrai qu'il y a l'hydre des ruisseaux qui les mange; mais elles
n'y pensent pas, et peut-être beaucoup meurent de vieillesse, « de
leur belle mort, » comme on dit bien improprement.
Le gouffre même de Cyanée est un miracle de limpidité. On
voit à des profondeurs infinies le trou d'où elle émerge et les in-
nombrables poissons qui poursuivent dans l'abîme leur heureuse vie
d'éternel mouvement. Cyanée , comme Aréthuse, fut une nymphe
chaste. Elle mourut de chagrin de n'avoir pu empêcher Pluton d'en-
lever Proserpine, et fut changée en fontaine à force de pleurer; mais,
plus heureuse qu' Aréthuse (celle-ci a disparu (1); le bassin qu'on
montre aujourd'hui dans Ortygie provient d'un aqueduc) , Cyanée
a été immortelle. Hélas! elle est toujours sévère pour ceux qui l'ap-
prochent. Rester une heure de trop sur ses bords à certaines heures,
c'est s'exposer à la fièvre. Le coucher du soleil y est comme un
coup de théâtre. Un froid subit vous pénètre; chaque mouvement
de l'air semble apporter un frisson; les fleurs et les feuilles se
ferment; le petit monde qui s'ébattait sur les prairies flottantes se
retire dans les profondeurs; un autre, invisible jusque-là, apparaît
dans les airs. Cette fraîcheur semble délicieuse; prenez garde, la
nature est traîtresse; elle n'est jamais plus caressante que quand
elle tue.
Une scène charmante nous transporta aux jours des muses sicé-
(1) Ceci est énergiquemont nié par les Syracusains modernes, qui prétendent que
l'Arétluise actuelle est bien une source provenant des montagnes voisines.
VINGT JOURS EN SICILE. 263
lides^ à ces jours où la musique et la poésie pastorale sortirent de
la bonne humeur des pâtres siciliens. Un son de flûte venait à nous
à travers les roseaux et les papyrus. Le son se rapprochant peu à
peu, nous nous trouvâmes bientôt en face d'un paysan étendu
dans les herbes, au bord même du ruisseau, et jouant d'inspiration.
Il y avait des heures qu'il était là; le passage de nos barques ne lui
fit ni lever la tête, ni interrompre son jeu un seul instant. Il chan-
tait à Cyanée, à une nature verte et fraîche, sous un beau ciel.
C'était la vive image de l'invention de la flûte. Ce bon Sicilien la
créait pour son compte, au nom du besoin instinctif qu'a l'homme
de répondre par des sons joyeux à l'harmonie de la nature et à son
sourire bienveillant.
Syracuse est la tête d'une ligne de chemin cle fer, et désormais
le voyage n'offrait plus aucune difficulté. Catane, grande ville,
presque toute neuve, active, pleine d'avenir, Aci-Reale, à quelques
lieues de là, étonnent par leur richesse et leur prospérité. Ce qu'on
admire, c'est l'Etna, ses belles formes, son éternel panache, les
riches cultures qui jusqu'à une certaine hauteur couvrent ses
flancs. Comme le Vésuve, l'Etna n'appartient pas à une chaîne de
montagnes, c'est un soulèvement isolé; cela donne à ses lignes une
souplesse que n'ont jamais les pics étouffés par la chaîne dont ils
font partie. Heureux ceux qui peuvent monter à ce sommet! Je dis
adieu, non sans envie, à mes deux jeunes amis, qui nous quittèrent
pour entreprendre la rude expédition. J'eus ma revanche la nuit
suivante. Vers minuit, en allant de Catane à Aci-Reale, nous trou-
vâmes Aci-Castello tout illuminé; le vieux château en ruines de
Roger de Loria resplendissait au milieu de la mer. Les gens du vil-
lage avaient préparé des barques et nous firent faire au clair de
lune le tour des grands rochers que, selon les mythes divers, le
cycrlope aurait lancés sur Acis, sur Galatée, sur Llysse. De nuit,
rien de plus romantique que ces masses basaltiques en forme d'ai-
guilles, au pied desquelles se soulevait en silence une mer sombre,
pleine de terreurs.
Le théâtre de Taormina mérite sa réputation par sa grandeur, son
beau style, sa situation unique, la perspective dont on jouit à tra-
vers les brèches du grand mur de la scène, et aussi par ses ter-
ribles souvenirs. Là furent égorgés, dans la première guerre ser-
vile, des milliers d'esclaves révoltés. C'est bien le premier théâtre
du monde ; celui d'Orange n'est que le second, bien que l'état de
conservation qui nous étonne dans celui de Taormina soit dû en
partie à des restaurations faites au xviii® si'ècle. La beauté de ces
grandes cuves, quand elles étaient remplies par la foule, devait être
quelque chose d'enivrant. Un orchestre placé sur le jjroscem'îim, et
26/l BEVUE DES DEUX MONDES,
jouant piano, s'entendait bien sur les gradins les plus élevés; la
voix humaine au contraire y parvenait indistincte. Je ne crois pas
que de pareilles enceintes servissent habituellement aux exercices de
littérature. Si les conférences ont une place dans l'archéologie sici-
lienne, je la trouverais bien plutôt à Syracuse, dans ce petit édifice
où l'on a vu à tort des bains, et qui peut-être s'expliquerait mieux
par une sorte de gymnase littéraire.
La ville même de Taormina, conservée sans rajeunissement de-
puis des siècles, et à vrai dire impossible à rajeunir à cause de son
site escarpé, ne doit point être négligée. Il ne faut pas, comme on le
fait souvent, s'en tenir au théâtre; il faut pénétrer dans ces rues
étroites et pittoresques, où l'imprévu se rencontre à chaque pas. De
superbes échappées sur la mer, des souvenirs d'histoires tragiques,
de charmans détails d'architecture ogivale, vous retiendront par un
charme puissant. Le chemin de fer est au pied; en une heure, vous
serez à Messine, c'est-à-dire au seuil de la Sicile, au croisement de
toutes les grandes voies de la Méditerranée.
La ville éclairée de Messine et son active université ne restèrent
pas en arrière des manifestations libérales qui nous avaient par-
tout accueillis. Je connaissais Messine par les escales que j'y avais
faites en allant en Orient. Déjà, comme le disent les Persans, « le
corbeau de la séparation croassait au-dessus de nos têtes. » Le
jeudi 16 septembre, nous serrions une dernière fois la main de tant
d'hommes distingués avec lesquels nous avions contracté de si
agréables habitudes de société. A quatre heures, nous étions dans
le détroit, au milieu de ces petits lournans créés par les courans
contraires qui produisirent dans l'antiquité les fables de Gharybde
et de Scylla. Il n'en faut pas trop rire : Scylla et Gharybde ne font
plus de victimes: mais elles sont pourtant assez fortes pour dévier
sensiblement un grand bateau à vapeur qui les traverse. Nous avions
perdu de vue l'Ema, et nous approchions de Stromboli, qui parais-
sait en un moment d'assez forte activité. Le lendemain, nous nous ré-
veillâmes entre Gapri et le cap de Sorrente. Les plans intérieurs de
cette baie merveilleuse se déroulaient successivement. Le Vésuve
nous parut plus beau encore que l'Etna; à l'horizon était Ischia, le
terme de notre voyage, le but cherché par nous, comme Ithaque le
fut par Ulysse, à travers d'assez forts détours. Dans le port même,
sans descendre à terre , nous passâmes à bord du petit bateau qui
mène de Naples à Procida et à Ischia. Ghiaia, Pausilippe, la Mergel-
lina, Nisida, Pouzzoles, Baïa, le cap Misène, se déroulèrent devant
nous en trois heures, dont nous eussions voulu retenir le cours.
Ischia, où je venais chercher un équivalent de Vichy et de Garls-
bad, sous un ciel plus beau, est un petit paradis terrestre. Nous y
VINGT JOUr.S EN SICIf-E. 265
avons trouvé un parfait repos, un doux climat, une solitude absolue
et un ami, M. Hébert, habitué depuis longtemps à venir chercher
à Ischia la santé et les inspirations du genre de celles qu'il aime.
Ischia est un ancien volcan, l'Epomée, autrefois rival du Vésuve, et
qui il y a cinq cents ans bouillonnait encore. La variété, l'imprévu
des petits paysages formés par les déchirures des flancs de la mon-
tagne ne peuvent se décrire. Les constructions , massives , irré-
gulières, semblent faites exprès pour le plaisir des peintres. Je ne
peux expliquer que par une occupation arabe l'usage de la coupole
hémisphérique et des habitudes de bâtir qui rappellent tout à fait
l'Orient. Rien de changé dans les vieilles mœurs. De tous côtés, les
chants de la vendange; hier, illumination splendide de toute l'île
pour la fête de je ne sais pas bien quelle madone. La petite ville
de Forio, avec ses églises peintes et ses torri de' Saraccni, nous a
enchantés. J'y ai trouvé un vrai capucin, qui met encore saint Fran-
çois sur le même pied que Jésus-Christ. Hébert lui ayant demandé
pourquoi des deux bras stigmatisés qui décorent toutes les églises
franciscaines, l'un est vêtu, l'autre nu : « L'un est le bras de Jésus-
Christ, l'autre celui de saint François, nous répond-il, perché erano
fralelU. » 11 a raison. François d'Assise est l'homme qui a le plus
ressemblé à Jésus, et c'est à la grande apparition du xiii^ siècle qu'il
faut demander des analogies pour expliquer les origines du chris-
tianisme. Nous demeurons à oii-côte de la colline de Casamicciola,
en face de Gaëte et de Terracine, dans une maison perdue parmi
les vignes, au milieu d'un labyrinthe de terrasses superposées et de
petits sentiers, qui n'ont pas l'affreuse banalité des grands chemins.
Rien de cet apprêté si fatigant en Suisse; pas un indigène ne s'a-
perçoit que tout cela est exquis. La petite Orsolina, dont Hébert fait
une image excellente, ne sait pas ce que c'est que poser. C'est le
Liban, avec plus de charme encore. W nous sera bon d'être ici; le
repos est doux quand on l'a bien acheté.
Ernest Renan.
UNE
BOURGEOISE DE PARIS
ET UN ROI DE POLOGNE
Mme GEOFFRIN ET STANISLAS-AUGDSTE PONIATOWSKI.
Correspondance inédite du roi Stanislas-Atiguste Poniatowski et de il/"»« Geoffrin,
avec une introduction de M. Charles de Mouy, 1 vol.; Pion, éditeur.
On croit toujours avoir épuisé les secrets de ce xviii^ siècle qui
a été emporté dans le torrent des révolutions, on pense toujours en
avoir fini avec ce temps passé, et à chaque instant des révélations
nouvelles viennent nous en parler encore. Tantôt c'est là politique
qui se démasque et ne craint plus de découvrir ses ressorts cachés,
ses mobiles intimes, ses combinaisons et ses duplicités; mémoires,
dépêches et divulgations de toute sorte la montrent telle qu'elle a
été dans un temps cpii a vu la guerre de la succession d'Autriche,
la guerre de sept ans, le partage de la Pologne, l'émancipation de
l'Amérique, Frédéric II, Marie-Thérèse, Catherine de Russie, M. de
Ghoiseul, la diplomatie décousue de Louis XV et le reste. Tantôt
c'est la vie mondaine qui livre ses mystères le ^ plus délicats ou les
plus obscurs, mystères de galanterie, de fra: ilité élégante, d'in-
trigue ou d'ambition.
Ce n'est point sans doute un xvm^ siècle tout nouveau qui fevient
ainsi à la lumière, c'est un xviii" siècle plus vrai, plus complet,
dépouillé de couleurs factices, reparaissant sous des traits plus
UNE BOURGEOISE DE PARIS. 267
distincts dans l'originalité de ses mœurs et de son esprit, dans la
diversité de ses groupes, dans cet éclat de sociabilité et d'intelli-
gence qui a été une des fascinations de l'Europe. Vous avez vu à
Versailles un petit tableau représentant une soirée au Temple, chez
ce prince de Gonti à demi guerrier, à demi politique, à demi philo-
sophe, qui s'était donné l'abbé Prévost pour aumônier. Les person-
nages, à peine dessinés d'un pinceau léger, s'appellent la maré-
chale de Luxembourg, M™^ de Beauvau, M'"^ de Mirepoix, le prince
de Gonti lui-même, le président Hénault, le mathématicien de Mai-
ran, Pont de Veyle. La conversation anime la scène, où règne une
aimable liberté, et tandis que la dame souveraine du Temple, la
comtesse de Boufllers, fait les honneurs en présidant au « thé à
l'anglaise, » il y a au clavecin un enfant qui sera Mozart. G'est
comme un rêve du passé fixé sur la toile; c'est l'image vaguement
esquissée de cette vie sociale dont on n'a eu pendant longtemps
que la légende, dont l'histoire ss dégage et se recompose mainte-
nant par degrés.
Que de faits peu connus ou mal connus qui sont désormais
mieux précisés et retrouvent leur signification réelle! Que de
figures et de caractères à peine entrevus, qui se détachent pour
ainsi dire avec une netteté plus frappante dans ce mouvement de
société où se mêlent la politique, la diplomatie, la philosophie, les
lettres, les arts, les liaisons romanesques, à travers la comédie éter-
nelle du monde! G'est le charme et le profit de toutes ces corres-
pondances, qui se multiplient un peu, j'en conviens, qui vont sou-
vent jusqu'à la minutie, mais qui en définitive n'ont pas tellement
tort, puisqu'elles éclairent et animent l'histoire en la complétant,
en lui rendant même parfois des personnages presque nouveaux ou
des particularités inconnues des contemporains. Un jour, c'est cette
duchesse de Ghoiseul éclipsée jusqu'ici par son brillant époux, et
qui se révèle tout entière dans sa fleur de grâce honnête et d'es-
prit, telle qu'Horace Walpole l'avait laissé entrevoir. Un autre jour,
c'est le roman de M"'^ de Sabran et du chevalier de Boufllers; main-
tenant c'est cet épisode des relations de celle qui s'appelait plai-
samment elle-même « la reine de Saba, » de M""^ Geoffrin, et de
Stanislas-Auguste Poniatowski. Ges lettres, retrouvées dans des ar-
chives de famille, recueillies et commentées avec autant de savoir
que de tact par M. Gharles de Moùy, ces lettres sont, elles aussi,
d'une certaine façon un roman, — le roman d'une bourgeoise pari-
sienne, parvenue de la société polie, qu'une destinée singulière
transforme en amie, en correspondante d'un jeune prince de for-
tune, parvenu du trône, élu roi de Pologne à la mauvaise heure.
C'est, à vrai dire, une des figures curieuses du xviii^ siècle, cette
268 REVUE DES DEUX MONDES.
M'"^ Geoffrin, dont le nom est partout entre 1750 et 1775, dont le
salon est un des premiers dans un temps où les salons sont pres-
qu'une institution, à un moment où la France semble se consoler,
par l'éclat de son influence sociale et intellectuelle, du déclin de
son influence politique. Régner dans ce monde oublieux et facile
quand on a le prestige de la naissance et de la position, ou les res-
sources de l'opulence, ou les séductions de la beauté, ou la supé-
riorité de la grâce et de l'intelligence, ce n'est point un miracle.
N'avoir ni la naissance, ni le rang, ni la jeunesse, ni la beauté, ni
un esprit brillant, ni même une fortune démesurée, et arriver néan-
moins à être une puissance reconnue, flattée, attirant à elle tout ce
qui a un nom, courtisée de loin par les têtes couronnées elles-mêmes,
voilà le difficile, — et c'est précisément la destinée de M'"« Geoffrin
d'avoir résolu ce singulier problème, d'avoir triomphé de tout.
Elle sortait en réalité de la bourgeoisie la plus obscure, elle était
la fdle d'un valet de chambre de la dauphine, et par son mariage
elle n'était rien de plus que la femme d'un manufacturier de glaces,
riche, laid et nul, bonhomme à qui on donnait à lire plusieurs fois
de suite le même volume d'un ouvrage et qui trouvait que le livre
avait du mérite, mais que l'auteur se répétait un peu. Cet honnête
mari ne fit jamais de bruit dans la maison, il disparut comme il
avait vécu, et comme on demandait des nouvelles de cet inconnu
qu'on ne voyait plus, la bonne dame répondit : « C'était mon mari,
— il est mort! » Il avait donné à sa femme son nom, une large ai-
sance et une fille qui devint la marquise de La Ferté-Imbault.
M"^ Geoffrin n'avait pas de naissance, elle n'avait pas non plus d'in-
struction. Ce qu'elle savait, elle le tenait d'une grand'mère qui était
d'avis que sa petite-fille en saurait toujours assez, si elle avait de
l'esprit, qui s'était surtout appliquée à former son jugement, et à son
plus beau temps M'"^ Geoffrin ne se piquait pas d'être instruite, té-
moin ce jour où, importunée de flatteries par un Italien qui vantait
son savoir et ses perfections, elle répliquait vivement: « Mais, mon-
sieur, je ne suis pas savante, mon suffrage n'est rien. Je ne sais pas
l'italien,... je ne sais même pas l'orthographe... » De la beauté,
M™*" Geoffrin n'en eut jamais, et je ne sais trop ce que signifie
cette plaisante exclamation prêtée par Diderot à Greuze : (( Mort-
Dieu ! si elle me fâche, qu'elle y prenne garde, je la peindrai ! » On
dirait presqa'une menace de représailles. Enfin, quand M'"^ Geoffrin
parut tout à fait sur la scène, elle n'était plus jeune, elle touchait
au demi-siècle, elle datait de 1699, et elle en prenait gaîment son
parti; elle se serait vieillie plutôt que de chercher à se rajeunir,
elle semble avoir été toujours vieille. Comment donc s'explique cette
fortune?
UNE BOURGEOISE DE PARIS. 269
Non, M'"^ Geoffrin n'avait ni l'éclat du rang, ni les dons extérieurs,
mais elle avait une éducation naturelle raffînée par l'expérience,
un esprit adroit et souple, un sentiment délié des intérêts, des vani-
tés et des faiblesses avec le goût des affaires du monde. Elle savait se
prêter à tous sans se donner jamais, faire le bien à propos et sans
illusion, offrir à chacun une occasion de briller, et c'est ainsi que,
servie par la fortune du bonhomme Geoffrin, formée aux premières
périodes du siècle dans la maison de M'"*" de Tencin, elle arrivait
par degrés, patiemment, à rassembler autour d'elle un monde d'é-
lite qui lui appartenait, où se rencontraient la bonne compagnie,
les lettres, la philosophie et les arts. C'est ainsi qu'elle devenait
cette puissance visible dont on sollicitait les suffrages, que Marie-
Thérèse faisait complimenter, à qui Catherine II écrivait, auprès
de qui les ministres étrangers demandaient à être accrédités! Le
salon de M'"^ Geoffrin est le miracle de l'art tout personnel d'une
femme habile à se servir de tout, à tout ménager, sachant mettre
de la mesure, de la justesse et de l'ordre jusque dans les affaires
mondaines. Cette maîtresse femme administrait supérieurement le
royaume qu'elle s'était fait, elle avait ses réceptions savamment or-
ganisées, ses dîners préparés et combinés avec soin. Le lundi, elle
réunissait à sa table les artistes, Vanloo, Boucher, Latour, Vien,
Lagrenée; le mercredi, c'était le tour des lettrés, des philosophes,
d'Alembert, Helvétius, d'Holbach, Grimm, Marmontel, Marivaux,
Saint-Lambert, un membre de l'Académie des Inscriptions aujour-
d'hui oublié, Burigny, — l'abbé Morellet. Le soir, la maison était
ouverte à la bonne compagnie, aux étrangers d'élite qui passaient
ou vivaient à Paris, les Creutz, les Gibbon, les Hume, les Walpole,
les Caraccioli, les Galiani et bien d'autres.
Ce n'était point sans doute un salon du grand monde comme ce-
lui du Temple, dont la comtesse de Boufflers était la reine, ou comme
celui de la maréchale de Luxembourg, ou même comme celui de
cette terrible marquise Du Deffand, qui parlait avec un si aristocra-
tique dédain de « la Geoffrin » et de sa « célébrité; » ce n'était pas
non plus ce qu'on appelait alors un « bureau d'esprit, » un cercle
exclusivement littéraire. C'était un mélange de tout cela, un en-
semble maintenu, gouverné d'une main exercée, et, dans ce salon
devenu le rendez-vous du xviii'' siècle, le personnage le plus frap-
pant est encore cette maîtresse de maison que M""^ Suard repré-
sente avec (( sa taille élevée, ses cheveux d'argent couverts d'une
coiffe nouée sous le menton, sa mise si noble et si décente et son
air de raison mêlée à la bonté. » Diderot dit de son côté : « Je re-
marque toujours le goût noble et simple dont cette femme s'ha-
bille;... une étoffe simple d'une couleur austère, des manches
270 REVUE DES DEUX MONDES.
larges, le linge le plus uni et le plus fin, et puis la netteté la plus
recherchée... » Ainsi elle apparaît, bourgeoise par la tenue comme
par le caractère et par l'esprit, propre, décente, inspirant un cer-
tain respect par son honnêteté et au besoin puisant dans une con-
science tranquille une bonne humeur relevée d'un ton de gronde-
rie protectrice.
Sans être une femme du grand monde et sans être jeune,
M'^^ Geoffrin ne laissait pas d'être recherchée par les femmes les
plus brillantes comme par la jeunesse, et c'est elle qui écrit un
jour : (( Je suis si gaie qu'un troupeau de jeunes dames de vingt
ans viennent me voir quand elles veulent se divertir. Je les fais
pâmer de rire. M""" d'Egaiont est à leur tête. Elles me demandent
souvent des petits soupers. Je les gronde sur l'usage qu'elles font
de leur jeunesse, et je les prêche pour se procurer une vieillesse
saine et gaie telle qu'est la mienne. » M'"^ Geoffrin ne se refusait
pas aux petits soupers avec les jeunes dames de vingt ans; mais il
est bien clair que ce n'est pas le ton dominant chez elle. Son salon
appartient avant tout aux lettres, à la philosophie; c'est le salon de
Y Encyclopédie, des idées nouvelles. Là M'"^ Geoffrin déploie tout son
art, et en vérité elle traite ses philosophes, ses écrivains, ses ar-
tistes, comme elle traite les jeunes dames de ses petits soupers; elle
les gronde au besoin, elle les rappelle à la discipline; quand ils
vont trop loin, elle les arrête d'un mot : a voilà qui est bien ! »
Elle est un peu un témoin et un censeur dans ses réunions. C'est
ce rôle de censeur que Grimm, un ami de la maison, met spirituel-
lement en relief dans ce qu'il appelle les annonces et bans de Vé-
glise philosophique . « Mère Geoffrin, dit-il, fait savoir qu'elle renou-
velle les défenses des années précédentes, et qu'il ne sera pas plus
permis que par le passé de parler chez elle ni d'affaires intérieures,
ni d'affaires extérieures, ni d'affaires de la cour, ni d'affaires de la
ville, ni de politique,... ni de finances, ni de paix, ni de guerre, ni
de religion, ni de gouvernement, ni de théologie, ni de métaphy-
sique,,., ni en général d'une matière quelconque... » M'""* Geoffrin
est une personne prudente qui veut bien être philosophe, mais qui,
par modération de caractère autant que par prévoyance, craint les
opinions trop ardentes, qui tient surtout à ne point être dérangée
dans sa vie et qui règle l'atmosphère de son salon.
Ce rôle d'intendante de l'esprit ne lui était pas toujours facile; il
l'exposait à des crises intimes et quelquefois à de bien autres rail-
leries que celles de Grimm, Un jour, Montesquieu lui-même prenait
feu pour l'abbé Guasco, qui avait eu quelque mésaventure chez
]yjme Geoffrin, et il écrivait de celle qui avait été son amie : « Elle ne
donne pas le ton dans Paris, et il ne peut y avoir que quelques es-
UNE BOURGEOISE DE PARIS. 271
prits rampans et subalternes et quelques caillettes qui daignent mo-
deler leur façon de penser sur la sienne. » Un autre jour, elle était
mise en scène d'une façon transparente, avec son amie M"" de Les-
pinasse, dans la comédie des Preneurs, où Dorât persiflait légère-
ment la « marraine des grands hommes, » ses mercredis, sa cour
d'étrangers, — ou bien c'était une satire plus brutale que spirituelle
qui livrait au ridicule Marmontel-Faribole, Diderot-Cocus, d'Âlem-
bert-Rectiligne, le « carnaval des philosophes mené par M'"^ de
Folincourt. » M"*^ Geoffrin laissait passer ces petits orages, redou-
blant d'habileté, soignant ses relations et en définitive gardant la
plupart de ses amis. Elle miéritait l'influence qu'elle avait su con-
quérir, la considération attentive dont l'entouraient ses amis, d'a-
bord parce que, si elle les grondait, c'était, comme elle le disait
avec une ingénieuse bonhomie, pour sa propre satisfaction, sans
prétendre corriger personne, et puis parce que, si elle morigénait
ses écrivains, ses artistes, elle les aimait encore plus. Elle n'était
pas seulement pour eux un mentor, elle s'occupait de leurs affaires,
elle s'intéressait à leur bien-être comme à leur renommée, et au
besoin elle savait même faire respecter leur dignité, on peut le voir
par ces lettres qu'on publie aujourd'hui.
M"* Geoffrin se faisait la providence discrète et active de ce
monde au milieu duquel elle vivait. Elle ne donnait pas seulement
des « culottes de velours » et des dîners, elle pénétrait dans l'inté-
rieur des uns et des autres, observant ce qui manquait, devinant ce
qu'on ne lui disait pas, et sachant placer ses libéralités avec un tact
très fin, comme si elle se faisait plaisir à elle-même. Elle s'ingéniait
pour créer une existence indépendante à d'Alembert, à Thomas,
à Morellet, à W^^ de Lespinasse. Elle logeait Marmontel jusqu'au
moment où le bruit que fit Bêlisaîre vint déranger le voisinage, et
un jour elle écrit : 'c L'ami Burigny est toujours grondé et il s'en
porte fort bien; mais comme je l'aime autant que je le gronde,
voyant qu'il devenait vieux et qu'il avait besoin d'être soigné, je lui
ai donné un joli petit appartement chez moi. » C'était une personne
aussi délicate que généreuse, usant de sa fortune pour les autres,
ingénieuse à donner, scrupuleuse jusqu'à la susceptibilité pour
elle-même et n'ayant de repos, le jour où elle s'était vue la léga-
taire universelle du mathématicien De Mairan , que lorsqu'elle
avait distribué la succession aux parens, aux amis, aux serviteurs
du mort. « Dieu soit loué! disait-elle, j'ai achevé de donner ce ma-
tin ce qui me restait de la succession de ce pauvre De Mairan.
Cet argent m'embarrassait. » Elle a « l'humeur donnante, » dit-
on; elle ne donne que pour sa satisfaction comme elle gronde, elle
ne fait le bien que pour son plaisir; convenez seulement que ce
272 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'on appelle la « charité bien ordonnée » ne commence pas tou-
jours par les autres, et que cette « humeur donnante, » si active,
si ingénieusement déployée, doit être pour quelque chose dans une
fortune mondaine si singulière.
Une autre raison de cet ascendant si patiemment conquis par
M'"^ Geoffrin dans le plus brillant des mondes, c'est que sans être
savante ni instruite, sans savoir même l'orthographe, comme elle le
dit, elle a néanmoins autant de jugement que d'esprit. Esprit et
jugement ne sont pas le fruit de l'étude, ils sont le résultat de l'ex-
périence pratique, d'une sagacité et d'une justesse naturelle's. Elle
n'est certes pas de force, quand elle s'en mêle, à déchiffrer un Frédé-
ric II; elle sait très bien pénétrer les hommes qui ne dépassent pas
sa sphère, saisir chez eux le trait distinctif, démêler pourquoi Dide-
rot ne réussit pas à la cour de Russie et pourquoi au contraire Grimm
doit réussir, a Diderot, dit- elle, n'a ni finesse pour apercevoir ni la dé-
licatesse de tact de Grimm... Diderot est toujours en lui-même et ne
voit rien dans les autres que ce qui est relatif à lui. C'est un homme
de beaucoup d'esprit, mais dont la nature et la tournure ne le ren-
dent bon à rien, et plus que cela, le rendraient très dangereux dans
quelque emploi qu'il fût. Grimm est tout le contraire... » La langue
devient ce qu'elle peut, le jugement est juste. L'esprit de M""« Geof-
frin n'a rien de littéraire; c'est l'esprit de conversation, d'observa-
tion, qui, au courant d'une lettre, s'aiguise parfois dans ces mots à
la Franklin : « l'économie est la source de l'indépendance et de la
liberté, » ou bien a il ne faut pas laisser croître l'herbe sur le
chemin de l'amitié, — il faut faire commodément ce qu'on veut
faire tous les jours, — ce n'est pas ce que l'on sait qui nous fait
agir, c'est ce que l'on sent. »
L'originalité de M'"^ Geoffrin est dans ce mélange d'esprit natu-
rel, de sagacité, d'humeur bienfaisante, d'habileté pratique dont le
dernier mot est une raison imperturbable. D'autres ont la passion,
la flamme, l'imagination, et, selon le mot de M'"" Geoffrin elle-même,
gravissent les montagnes; elle aime, quant à elle, le « terrain uni »
au moral comme pour sa promenade. Elle représente au xviii" siècle
la raison même, la raison toute simple, la raison dans la vie de tous
les jours comme dans le langage. Elle est tout le contraire d'une
de ses brillantes contemporaines qui écrit d'un ton leste : « Je
vous ai dit que je n'entendais rien à l'art qu'on met dans la con-
duite. » M"*^ Geoffrin, elle, sait se conduire, elle sait même con-
duire les autres, et c'est Horace Walpole qui la résume tout entière
en écrivant à lady Harvey : « M"'' Geoffrin est venue l'autre soir
et s'est assise deux heures durant à mon chevet. J'aurais juré que
c'était milady Harvey, tant elle fut pleine de bonté pour moi. Et
UNE BOURGEOISE DE PARIS. 273
c'était avec tant de bon sens, de bon conseil et d' à-propos! Je n'ai
jamais vu, depuis que j'existe, personne qui atteigne si au vif les
défauts, les vanités, les faux airs d'un chacun... La prochaine fois
que je la verrai, je compte bien lui dire : Osens commuUy assieds-
toi là; j'ai été jusqu'ici pensant dételle et telle sorte, dis, n'est-ce
pas bien absurde?.. » Après cela, si l'on veut, ce sens commun,
cette raison, cette activité bienfaisante ne sont point exempts d'ar-
tifice ou même d'une certaine sécheresse. M'"*Geofrrin est à sa ma-
nière une femme duxviii^ siècle; elle a plus de netteté que d'éléva-
tion, et tout compte fait, dans des conditions honnêtes, elle ne croit
guère qu'à la bienséance. Qui aurait dit cependant que dans cette
âme paisible, si ennemie des exagérations, il y avait place pour
l'émotion ou l'illusion d'un sentiment assez extraordinaire, et que
M™" GeofTrin, elle la plus Parisienne des Parisiennes, qui n'avait ja-
mais découché, était capable un jour, à soixante ans passés, de
commander son carrosse pour s'en aller à travers l'Europe rendre
visite à un jeune roi de Pologne qu'elle appelle « un autre Salo-
mon, » en se comparant elle-même à « la reine de Saba? »
Rien n'est certes plus étrange que ce voyage, ces relations, cette
intimité entre deux personnages si différens, si peu faits pour se
rencontrer sur les mêmes chemins, entre une vieille femme gouver-
nant avec un « art de cardinal romain » un salon de Paris et un
jeune seigneur polonais montant sur un trône vacillant au milieu
des divisions meurtrières d'un peuple menacé de toutes parts. C'est
le roman de M'"* GeofTrin, disais-je, et la bonne dame, elle prête un
peu elle-même par ces lettres recueillies aujourd'hui à toutes les
interprétations, comme son voyage de 1766 était l'objet de tous les
commentaires et peut-être de plus d'un sourire en Europe. Dès les
premiers mots, elle ne se contient plus, elle prodigue les expres-
sions de tendresse les plus singulières. Est-ce donc qu'elle soit l'in-
volontaire et déplorable jouet de quelque amour équivoque de
vieille femme ? C'était bon pour M'"*" Du Defïand de poursuivre Ho-
race Walpole de ses adorations surannées et importunes au risque
de se faire rabrouer par le brillant et caustique Anglais qui ne vou-
lait pas se laisser affubler de ce ridicule. Évidemment M""*" Geofirin
n'est point une possédée de ce genre. La vérité est qu'elle avait
connu à Paris et même un peu sauvé de la prison Stanislas Ponia-
tovvski au moment où il faisait son tour d'Europe, jouissant de ses
vingt ans et de la vie, se livrant au plaisir et multipliant les dettes.
Tétait là l'origine d'une liaison tout affectueuse que M'"*" Geoffrin
ramenait plus tard à sa vraie nature en écrivant à son jeune pupille
devenu roi : a Quand j'ai eu l'honneur de connaître votre majesté
pour la première fois, elle n'était pas d'âge à avoir pu encore s'at-
TOME XII. — 1875. 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.
tacher à personne par le pur sentiment d'amitié. Quand on est jeune,
le plaisir, les passions et les mêmes goûts forment les liaisons et
les désunissent. Mon sentiment et mon attachement n'avaient aucun
de ces motifs... » La vérité est encore que, dans toutes ces exubé-
rances, il y a un peu de la bourgeoise entichée et infatuée de voir
monter sur un trône un jeune homme qui par une ancienne habi-
tude l'appelle sa mère, qu'elle appelle son fils. « Mon roi! mon fils!
Quelle est la simple particulière qui peut dire cela? xMoi seule. » Il
y a chez elle un peu de cette « vaine gloire » dont parle Marmontel.
C'est assez pour qu'elle s'intéresse d'une amitié passionnée à cette
fortune nouvelle qu'elle voit surgir avec un naïf orgueil, comme si
elle se sentait remuée et relevée à ses propres yeux.
Quel est donc ce jeune roi avec qui M'"^ Geoffrin est en correspon-
dance intime et familière dès la première heure de son règne, de
qui elle reçoit des lettres pleines d'effusion, qu'elle entreprend
d'aller visiter dans son lointain royaume? Ce n'est point assurément
un personnage sans intérêt ; c'est une destinée romanesque et fa-
tale. Stanislas-Auguste Poniatowski avait trente-deux ans au mo-
ment de son élévation au trône de Pologne en 176^. Il était le qua-
trième fils d'une famille nombreuse, et par sa mère, une princesse
Czartoryska, il se rattachait à la vieille Pologne des Jagellons. Il
devait sans doute la couronne à l'illustration de sa famille, à l'in-
fluence de ses oncles, les deux princes Czartoryski; mais il la devait
encore et surtout à l'éclat de ses aventures à la cour de Russie.
Arrivé en Russie comme un simple gentilhomme polonais présenté
par l'ambassadeur anglais sir Charles Hanbury Williams, revêtu
bientôt lui-même par une faveur singulière du titre de ministre de
Pologne à Saint-Pétersbourg, il avait été l'amant passionné et aimé
de celle qui allait être Catherine II. Jeune elle-même et charmante,
alliant tous les dons de la séduction à une intelligence supérieure,
impatiente de vivre en attendant de dominer et pour le moment
réduite à se débattre dans une atmosphère étouffante entre une
tsarine vieillie et un grand-duc idiot, Catherine s'était donnée à
Poniatowski et Poniatowski s'était encore plus donné à elle. On dit
qu'ils avaient eu leurs premiers rendez-vous chez le consul d'Angle-
terre. Leurs amours ressemblaient à une aventure qui n'était pas
toujours sans péril. La grande-duchesse s'échappait quelquefois la
nuit du palais sous un déguisement d'homme, ou bien elle recevait
furtivement chez elle le jeune Polonais. Catherine ne dit pas tout
dans les Mémoires qu'on connaît, elle en dit assez pour ne point
déguiser ce qui était le secret de tout le monde. C'est elle-même
»qui raconte d'un ton dégagé cette scène comique où le comte Ponia-
towski, étant allé lui rendre visite avec le comte Horn, envoyé de
UNE BOURGEOISE DE PARIS. 2/0
Suède à Oranienbaum, est trahi par un petit chien de Bologne qui
devient « fou de joie » en le voyant, tandis qu'il se met à aboyer
contre le comte Horn. La politique avait séparé les deux amans, et
Stanislas Poniatowski brusquement rappelé, sentant l'ambition
gi'andir par l'amour, était allé se jeter dans les luttes de son pays,
tandis que Catherine, par la mort de la vieille tsarine Elisabeth, puis
par la révolution de 1762, où disparaissait Pierre IIÎ son mari, était
devenue impératrice unique et toute -puissante. C'est deux ans
après, en 176Zi, que la succession de Pologne s'était ouverte par la
mort du dernier roi saxon.
Catherine cédait-elle à une fantaisie de femme en voulant donner
une couronne ;' celui qu'elle avait aimé? Sentait-elle encore quelque
étincelle d'un feu mal éteint, ou bien comptait-elle tout simplement
avoir en Poniatowski un instrument commode et flexible pour ses
desseins sur la Pologne? Rulhière a dit : « Les femmes voyaient avec
plaisir qu'une femme, à peine parvenue au trône, eût employé sa
puissance à donner à son amant un royaume voisin de son empire...
Les plus habiles politiques ne s'alarmaient pas encore des desseins
ambitieux de Catherine parce qu'ils ne supposaient dans sa conduite
que le délire d'une amante. Les plus prévoyans comme les plus ti-
mides imaginaient seulement que les deux amans allaient gouverner
de concert deux nations naturellement ennemies, mais cette pas-
sion, devenue l'entretien de l'Europe entière, n'existait plus. » Elle
n'était plus certainement pour Catherine qu'un souvenir agréable
qui ne l'embarrassait pas. Ce qu'il y a de curieux, c'est de suivre
la trace que cette passion avait laissée dans l'âme impressionnable
et vive de Stanislas Poniatowski, même après son élévation et après
bien des déceptions. Il ne pouvait songer au temps passé sans une
secrète émotion, sans une illusion obstinée et inavouée. « On était
bien bon, écrivait-il à M"'* Geoffrin, et on le serait encore, si, comme
vous disiez une fois, on avait un mentor. Et il était un temps où l'on
en convenait ingénument en disant : Je sem l'empire qu'a sur moi
ce que J'aime. Que Dieu vous conserve toujours à moi, J'en vaudrai
mieux l Je lui ai entendu dire cela, et cela était bien exactement vrai.
Si je vous parlais, je vous dirais des cboses qui vous en convain-
craient. Sa réputation m'est encore chère. J'aimerais presque mieux
qu'elle n'eût des torts qu'avec moi et point vis-à-vis du public.
Quel regret de voir un bel ouvrage du créateur se gâter, se détra-
quer! iMais chut! en voilà peut-être trop... » Et le malheureux re-
vient plus d'une fois avec mélancolie sur ce qu'on dit, sur ce qu'on
pense « là-bas, là-bas! » Là-bas, là-bas, c'est Saint-Pétersbourg,
où bien des choses sont changées et changent tous les jours. Sta-
nislas Poniatowski ne peut s'y résigner. Il aurait voulu revoir Ca-
276 REVUE DES DEUX MONDES.
therine, il ne la revit plus qu'une fois et dans de bien autres cir-
constances, après de bien autres événemens qu'il ne prévoyait
pas.
Franchissez les années. Un jour, à l'époque du voyage de Crimée
en 1787, Catherine vogue sur le Dnieper, entourée de la pompe im-
périale, accompagnée de ses favoris et des ambassadeurs étrangers,
avec qui elle vit presque familièrement, M. de Ségur, M. de Co-
bentzel, M. Fitz-Herbert, le prince de Ligne. Le roi de Pologne,
Stanislas-Auguste, a demandé à la voir, et il va en effet à Kanief. Il
est conduit avec tous les honneurs sur la galère impériale. On s'em-
presse avec curiosité autour des deux personnages pour lire sur
leur visage ce qu'ils vont éprouver en se revoyant pour la première
fois après plus de vingt-cinq ans ; mais l'impératrice offre sa main
au roi et entre avec lui dans un cabinet, où ils restent enfermés
pendant une demi-heure. Que s'est-il passé? On ne le sait. Seule-
ment on remarque qu'au moment où les souverains reparaissent,
il y a sur le front de l'impératrice, dit M. de Ségur, « un nuage
d'embarras et de contrainte inaccoutumés, et dans les yeux du roi
une certaine empreinte de tristesse qu'un sourire affecté ne pouvait
entièrement déguiser. » C'est ce qui reste des amours d'autrefois.
C'est le dernier mot des relations personnelles de Catherine et de
Stanislas Poniatowski se revoyant après un quart de siècle; mais
dans l'intervalle, entre i7Qli et 1787, s'est déroulé ce règne, où
l'élévation et la royauté de Stanislas-Auguste ont la fatale chance
de se confondre avec les malheurs et le démembrement de la Po-
logne.
Ce n'est point assurément que ce roi élu de 176Zi, l'ancien amant
de la plus séduisante et de la plus dangereuse des femmes, l'ami
de la plus raisonnable et la plus raisonneuse de nos compatriotes,
soit dénué de qualités. C'est au contraire un prince instruit, éclairé,
bien intentionné, aux instincts libéraux. Malheureusement c'est aussi
un prince à l'esprit plus brillant que solide, léger, fastueux, aimant
le plaisir et prompt à toutes les illusions qui flattent sa vanité ou sa
faiblesse. C'est peut-être un roi pour les jours heureux, ce n'est
point le roi d'un pays où les divisions intérieures introduisent de
toutes parts les influences étrangères, qui semble ne plus pouvoir
faire un pas sans tomber dans les convulsions, qui se dévore lui-
même enfm tandis que ses implacables voisins grandissent et devien-
nent de jour en jour plus menaçans. Ce n'est pas un roi fait pour une
nation dont un des représenians les plus éminens, le prince-primat,
archevêque de Gnesne, M^'' Lubienski, peut dire dans la diète de
convocation : « Toutes nos délibérations ne tendent à aucune fin,...
les diètes n'ont aucune issue,... nous n'avons pas assez de forces
UNE BOURGEOISE DE PARIS. 277
pour nous conseiller nous-mêmes, ni assez de courage pour remédier
à notre sort... Nous n'avons rien sur quoi nous puissions compter, ni
conseil, ni augmentation de forces, ni forteresses, ni garnisons, ni
frontières à l'abri d'insultes, ni armée pour notre défense. Disons-le
hardiment, le royaume est semblable à une maison ouverte , à une
habitation délabrée par les vents, à un édifice sans possesseur et
prêt à s'écrouler sur ses fondemens ébranlés... » L'extérieur est
toujours brillant; sous ces dehors de somptuosité, de chevalerie
guerrière, de civilisation décevante, les deux grands maux crois-
sans sont l'anarchie intérieure des partis appelant l'étranger, et
l'étranger attisant l'anarchie pour en profiter, pour enfoncer plus
avant l'épée qu'il tient sur le cœur d'un peuple.
Toujours ballotté entre les factions en armes et les interventions
de la Russie, de la Prusse, que peut ce roi de la veille couronné
par une trompeuse unanimité? « Son sort, a dit M. de Ségur, fut
d'être tyrannisé par son peuple et par ses voisins. Comme il avait
peu d'énergie et beaucoup de lumières, son esprit clairvoyant ne
lui servit jamais qu'à prévoir ses malheurs sans pouvoir s'en garan-
tir. » Si de concert avec ses oncles, les princes Czartoryski, il veut
abolir le liberum veto, cet instrument redoutable de dissolution, la
Russie et la Prusse s'y opposent, elles appellent cela maintenir la
liberté de la Pologne, et elles trouvent des complices parmi les Po-
lonais. Si les puissances réclament pour les dissidens, et si l'on
soumet à une diète une législation plus tolérante, les passions reli-
gieuses s'enflamment, on court aux armes. Les confédérations ré-
pondent aux interventions étrangères, les invasions nouvelles aux
confédérations. Tout tourne contre le malheureux roi, et bientôt
le jour vient même où il n'est plus en sûreté à Varsovie. Un soir il
est enlevé au moment où il sort de chez le grand-chancelier, un de
ses heiduques est tué auprès de lui, il est lui-même blessé, traîné
à coups de plat de sabre hors de la ville, conduit dans la forêt de
Bislany, et il n'échappe que parce qu'un bruit de chevaux effraie les
conjurés, dont l'un l'aide à se sauver. Ainsi marchent les choses jus-
qu'à ce que le destin s'accomplisse par un premier démembrement
qui aggrave le fardeau de cette royauté impuissante et prépare de
nouveaux démembremens. C'est à travers les péripéties de ce règne,
au moins pendant dix ans, que se poursuit cette correspondance, où
se reflètent les événemens, où M'"" Geoffrin, sans cesser d'être toute
à son roi, ne laisse pas de montrer ses variations d'humeur, et où
Stanislas-Auguste lui-même, le personnage le moins connu, se ré-
vèle dans sa vérité, dans l'originalité d'une nature mobile, géné-
reuse et faible.
Au premier abord, et même à part les excentricités de tendresse
278 REVUE DES DEUX MONDES.
qui lui échappent, il est bien certain que M"'^ Geoffria est un peu
gonflée... Elle se considère tout à fait comme élevée en dignité,
elle se croit presque une ambassadrice privilégiée du nouveau roi à
Paris, et sur ce point elle n'entend pas raillerie; elle est naïvement
plaisante avec ses susceptibilités et ses exigences. A travers tout
cependant la raison et l'esprit ne perdent pas leurs droits chez
elle, et chemin faisant, en femme avisée qu'elle est, elle ne manque
pas de mêler les conseils fins et justes aux protestations les plus
vives. Elle met son roi en garde contre les engouemens trop fa-
ciles, contre les flatteries. Au besoin, en lui envoyant un buste
d'Henri IV, elle ajoutera : « Je dirai en passant qu'il était économe. »
Elle en est à la lune de miel de cette royauté naissante qu'elle prend
fort au sérieux; elle voudrait voir son prince marié dignement,
honorablement , et lorsque Stanislas revient trop souvent sur les
souvenirs de « là-bas, » sur Catherine, elle sait très bien lui ré-
pondre : «'Je- crois bien que quand elle disait : « Je sens l'empire
qu'a sur moi ce que j'aime, » elle le sentait dans le moment, et que
c'était sincèrement qu'elle désirait la conservation de celui qui ré-
gnait sur son cœur ; mais peut-être a-i-^elle fait depuis les mêmes
vœux pour d'autres objets... » Sans être une Sévigné, M"'^ Geoffrin
sait dire son mot en se peignant elle-même dans les lettres un peu
diffuses qu'elle ne destinait point à coup sûr à la postérité. Et Sta-
nislas-Auguste, lui aussi, se dévoile tout entier. Il ne manque ni
d'esprit, ni de finesse, ni de bonne grâce dans cet abandon tout
intime. Évidemment il a une affection réelle, sincère, sans aucune
espèce d'affectation pour celle qu'il appelle « sa chère maman, n
C'est à elle qu'il a songé d'abord le jour de son avénenent ; c'est
à elle qu'il confie ses impressions les plus secrètes, ses illusions,
ses espérances, ses craintes, ses bonnes intentions. Eh! sans doute,
il a les meilleures intentions, il ne demande pas mieux que de faire
le bien, s'il le peut, il prend pour devise : « patience, circonspec-
tion, courage! » Arrivé à ce sommet de l'ambition, il commence
peut-être à sentir les difficultés, mais il ne dés-espère pas de les
vaincre avec un peu de bonne volonté, avec un peu de secours, et
si ce n'est pas d'un grand roi, c'est au moins d'une bonne et ai-
mable nature de se montrer sensible à ce que lui dit M'""" Geoffrin.
On sent que ce n'est pas là un commerce banal, qu'il y a une con-
fiance sincère et sérieuse.
Le plus beau moment de cette liaison étrange est le voyage de
Varsovie. M'"* Gsoffrin avait soixante-sept ans quand cela lui arriva!
Pendant un an, elle s'y prépare, non sans s'être assurée de l'accueil
qui l'attend. Plus de six mois avant, elle écrit au roi : « Je suis dans
ces momens-ci, mon cher fils, comme les petits oiseaux qui s'es-
UNE BOURGEOISE DE PARIS. 279
saient à voler. Il y a plus de dix ans que je n'ai découché de chez
moi, et depuis un mois j'ai fait plus de cent lieues en allant à dix,
à quinze, à vingt lieues de Paris. Et tous mes amis, qui sont très
étonnés de mes courses, disent que c'est un essai pour un plus
grand voyage. Je réponds : il n'y a rien d'impossible! » Puis un
beau jour de 1766, après s'être bien essayée, la voilà partant pour
Varsovie, où elle va passer deux mois dans le palais et dans la fami-
liarité de son roi. Elle voyage en princesse du sang, escortée d'é-
missaires envoyés par Stanislas pour la recevoir et pour la conduire.
Elle ne va pas seulement à Varsovie, elle s'arrête à Vienne, où elle
est visitée, fêtée par Marie-Thérèse, par l'empereur, par M. de Kau-
niiz, par toute la société viennoise. « Hier, dit-elle, j'ai vu l'impé-
ratrice et toute la famille royale à Schœnbrun. L'impératrice m'a
parlé avec une bonté et une grâce inexprimables. Elle m'a nommé
toutes les archiduchesses et les jeunes archiducs. C'est la plus belle
chose que cette famille. Il y a la fille de l'empereur, arrière-petite-
fille du roi de France; elle a douze ans, elle est belle comme un
ange. L'impératrice m'a recommandé d'écrire en France que je l'a-
vais vue, cette petite, et que je la trouvais belle... » Cette jeune ar-
chiduchesse, c'était Marie-Antoinette ! Il n'aurait plus manqué à la
voyageuse que de pousser jusqu'à Saint-Pétersbourg, où elle était
désirée et où elle eût été certes reçue par Catherine avec tous les
honneurs dus à son importance. Quant à Berlin, M'»^ Geoffrin ne veut
point absolument entendre parler de passer par là. Elle a la haine
de Frédéric II, et elle trace même de lui un portrait plein de bou-
tades comiques et violentes qui ne seraient pas toutes dénuées de
finesse, si elles n'allaient abouth' à ce mot bizarre : qu'on « ne
parlera plus du roi de Prusse dans cinquante ans. » Et pourtant,
M""* Geolfrin n'a pas vu juste, on en parle encore ! Que se passa-t-il
pendant ce voyage dont le seul but était Varsovie, dont l'unique
objet était de revoir Stanislas-Auguste? Voilà le mystère. La vérité
est que ce grand voyage est le point culminant ou la dernière heure
favorable de cette liaison. M'"--' Geoffrin est dans son triomphe de
vanité, et la bonne dame, qui s'est déjà affublée du nom de « reine de
Baba, » se prend pour la « reine Trébisonde » à Vienne ! A ce mo-
ment encore Stanislas-Auguste peut se faire illusion sur sa royauté.
A partir de cette heure, on dirait que tout change, que les affaires
du roi de Pologne, comme les sentimens de M'"« Geoffrin, entrent
dans une phase nouvelle, dans une crise dont ces lettres sont l'ex-
pression survivante et quelquefois émouvante.
Assurément la fortune n'a eu que de courts et pâles sourires pour
cet élu du trône destiné à être le dernier roi de Pologne. Sijes
épreuves ne l'ont pas assailli dès le premier jour, elles ne tardent
280 REVUE DES DEUX MONDES.
pas à s'abattre sur lui. Il ne connaît plus que les épines de cette
couronne tant enviée. De plus en plus la Russie et la Prusse le ser-
rent jusqu'à l'étouffer. Les ambassadeurs de Catherine et de Frédé-
ric II sont plus rois que le roi à Varsovie. Bientôt va se former la
confédération de Bar, dernière et héroïque convulsion de l'indé-
pendance polonaise. Quelques années encore, et on touche à la fa-
tale date de 1772! Stanislas-Auguste est réduit à louvoyer sans
cesse, à plier, à dévorer les affronts et les amertumes. 11 a beau
dire et répéter : « Patience, courage ! » il sent tout lui manquer. A
chaque crise plus aiguë qu'il traverse, il n'a d'autre ressource que
de s'abandonner à cette superstition de croire que, puisqu'il s'est
tiré d'affaire encore une fois, il finira par triompher du mauvais
destin. Parfois sans doute il se laisse aller à un abandon familier
qui n'est pas sans grâce, et il écrira : « Je ne puis vous dire à quel
point mon cœur est pénétré de vous, de votre amitié, combien
quelquefois, et par exemple dans ce moment où je vous écris, je
souhaiterais causer avec vous. Il me semble que je vous vois, et
qu'en laissant titre et passions à la porte nous nous mettons à jaser
à l'aise en nommant chaque chose par son nom, et en nous moquant
de toutes ces importantes misères qu'il faut respecter... Galanterie»
politique, etc., tout serait jugé entre nous avec équité et même
avec gaîié malgré les malheurs affreux du temps... » Le plus sou-
vent il flotte entre le découragement et une confiance obstinée,
mélancolique, accompagnée d'une certaine dignité dans le mal-
heur. « Ma destinée, écrit-il, a été constamment telle. Dans chaque
différente scène de ma vie, toujours d'abord quelques succès bril-
lans et inattendus, et qui venaient tout seuls, mais courts; puis
des revers longs et pénibles qui m'amenaient au bord du précipice,
— et puis Dieu changeait la scène, ou par quelque expédient qu'il
m'inspirait, ou par quelque circonstance qu'il produisait tout à fait
sans moi, et puis je marchais dans un nouveau chemin. J'ai des
témoins que dans ma première enfance j'ai toujours eu le pressen-
timent d'une grande élévation. J'ai dit également en devenant roi :
Vous verrez que j'aurai bientôt de terribles revers. Tout ce que
j'aurai entrepris sera endommagé et détruit, mais je survivrai, je
surnagerai à la fin, et je sens encore la même espérance, quoique
je sois actuellement dans les plus extrêmes embarras. Tous ceux
dont je vous ai parlé ont empiré naturellement par le temps même
de leur durée. Je suis en vérité extrêmement mal; mais je me dis :
C'est à présent à Dieu à me tirer d'affaire. En attendant, faisons
notre devoir. »
Stanislas-Auguste ne craint pas de dévoiler ses angoisses de tous
les jours dans l'intimité. Il a parfois des expressions navrantes sur
UNE BOURGEOISE DE PARIS. 281
sa situation. « C'est un torrent de peines contre lequel il faut que
je nage, dit-il; je le fais et le ferai tant que je pourrai. » Puis,
quand sonne l'heure du démembrement qu'il n'a pu conjurer, il
écrit à M'"^ Geoffrin : « Ce n'est pas quand votre ami e.st malheu-
reux que vous cesserez de l'aimer, et je le suis de toutes les fa-
çons... La calomnie me déclare complice du démembrement par
la bouche de ceux qui s'obstinent à m'imputer le désir du despo-
tisme toutes les fois que je travaille à faire sortir la Pologne de
l'anarchie... Je dis plus que jamais : Heureux les gens morts! heu-
reux mon frère qui est mort à Vienne ! »
Pour M'"^ Geoffrin il est clair que le voyage de Varsovie a été une
épreuve critique, peut-être l'occasion de quelque mécompte, de
quelque froissement intime. Elle a emporté une blessure secrète
qu elle n'avoue pas tout de suite. Bientôt cependant elle se laisse
aller à d'étranges allusions sur « la différence entre les actions et
les paroles. » Elle a des mots assez vifs, et il y a même un jour où
elle renvoie à Stanislas-Auguste les lettres qu'elle a reçues de lui.
Elle ne manque pas de fierté, la bonne dame, et elle est toujours
prompte à se redresser. Ce n'est point sans doute qu'elle se désin-
téresse des affaires de son roi; elle ne cesse au contraire de lui
écrire, de s'associer à ses peines, elle reste l'amie attentive et affec-
tueuse de tous les instans. Elle ne peut recevoir une lettre sans
s'attendrir au récit de tant de misères qui se succèdent. Un jour de
premier de l'an, elle écrit à Stanislas-Auguste : « Si les vœux les
plus tendres et les plus sincères étaient exaucés, votre majesté joui-
rait de tout le bonheur qu'elle mérite. Hélas! l'impuissance de mes
souhaits me réduit aux soupirs. Une étoile aussi brillante devait-elle
s'éclipser sitôt? Il y a cinq ans que vous êtes sur le trône, et à peine
en avez-vous joui une année tranquillement. Pendant mon séjour à
votre cour, j'ai vu l'orage se former. Puis-je avoir la douceur de le
voir finir avant de mourir. H y a bien des Polonais ici; je ne les
vois pas sans un serrement de cœur. Je n'ose leur faire des ques-
tions dans la crainte d'apprendre de nouveaux malheurs. »
Oui certes. M'"" Geoffrin est toujours la fidèle et vieille amie; mais
elle a beau faire, elle a changé de ton, et on dirait que, si elle ne
cesse pas de s'intéresser jusqu'au bout aux malheurs de celui qu'elle
n'appelle plus guère « mon fils, » elle se fait moins d'illusions sur
l'amitié des princes, sur la place qu'elle occupe dans le cœur de
son roi. Elle ne s'y fie plus qu'à demi. Et puis l'âge commence à
venir. Cette femme sensée et régulière rentre en elle-même, tenan*
à mettre de l'ordre dans les affaires de ses dernières années, comme
dans les affaires de son salon, raisonnant sa mort comme elle a rai-
sonné sa vie. La voilà prenant sa plume la plus légère pour écrire
282 REVUE DES DEUX MONDES.
d'un ton dégagé au roi de Pologne : « J'ai fait à l'âge de vingt ans
des plans pour les différons âges de ma vie. Je les ai suivis, et je
m'en suis bien trouvée. Il n'y a eu que le voyage de Pologne qui a
fait dans ma vie un incident extraordinaire. J'ai fait ce voyage dans
le commencement de ma vieillesse. Je n'aurais pas pu le faire dans
ma jeunesse, ni même sur la lin de ma jeunesse , il aurait eu l'air
indécent ou au moins romanesque... En arrivant chez moi, j'ai re-
pris mon genre de vie, et ce genre de vie me conduira jusqu'à
soixante-dix ans, qui seront accomplis dans deux ans. Pour lors, je
commencerai à rompre tous les attachemens de mon cœur, et puis
je le fermerai hermétiquement de façon qu'il n'y puisse plus rien
entrer. Je veux ^ue ma mort physique soit aussi douce qu'il soit
possible, et pour cela il ne faut point avoir de déchirures à faire...
Ma petite philosophie m'a fait donner à toutes les choses agréables
qui m'entourent leur juste valeur. Je les quitterai, comme dit La
Fontaine :
Je voudrais qu'à cet âge
On sortît de la vie ainsi que d'un banquet,
Remerciant son hôte, et qu'on fit son paquet.
J'assure votre majesté que je vois l'époque de ma mort morale
très gaîment... Je compte faire encore, avant ma petite mort, un
voyage en Angleterre; j'y ai des personnes que j'aime tendrement
et dont je suis bien aimée. J'irai leur dire le dernier adieu... » Et
comme si cela ne suffisait pas, elle complète peu après son testament
moral. « Je me crois plus philosophe que Socrate. La mort était pour
lui un objet sur lequel il faisait de fort beaux discours. Pour moi,
elle n'est que la cessation d'être, et je la vois sans peine. Je fais
mes préparatifs comme j'ai fait mes paquets pour mon voyage en
Pologne. Je désire que mes amis m'aiment pendan t que je vis, mais
je ne désire point leur laisser des regrets. Je ne dois pas craindre
à présent d'en laisser à votre majesté. Je la supplie de me conserver
le reste de ma vie la bonté et l'amitié dont elle m'a honorée. » "
Est-ce de la philosophie? Est-ce de l'égoïsme? Est-ce l'esprit du
xviii" siècle se glissant dans une âme détachée de tout? Dans tous
les cas, c'est le langage d'une personne qui a mesuré d'un coup
d'œil fin bien des choses de son temps, qui ne se fait plus d'illu-
sions. C'est l'accent d'une femme qui semble vouloir prendre congé
du monde, de peur que le monde ne la quitte. Pour elle, la vieillesse
n'est point sans doute le deuil des galanteries et des gaîtés du bel
âge, ce n'est pas moins toujours la vieillesse avec ses déclins et
ses amoindrissemens. Sans avoir d'infirmités. M'"* Geoffrin décroît
doucement, et peu à peu, à travers les paroles affectueuses pour
UNE BOURGEOISE DE PARIS. 283
son roi, les attentions soutenues pour les habitués de sa maison,
elle parle de sa tête qui s'affaiblit, de la mémoire qui lui manque,
des étourdissemens qui la fatiguent. Elle n'a plus la même activité,
et ce n'est pas seulement M'"^ Geoffrin qui vieillit, c'est le siècle
tout entier qui commence à changer autour d'elle. Les idées, les
mœurs, les habitudes sociales se transforment avec un nouveau
règne qui n'aura pas, quant à lui, la « fin d'un beau jour » comme
la vie du sage, qui est destiné à être le dernier règne de la vieille
monarchie et de la vieille société. Déjà les signes se multiplient, et
ce salon dont M'"^ Geoffrin a fait son royaume, où elle a si long-
temps maintenu la modération et la décence dans la liberté de l'es-
prit, ce salon ne suffit plus; l'atmosphère en est trop paisible, trop
tempérée. Les impatiens, ceux qui veulent parler trop haut s'échap^
pent, ils vont chez M'"« Helvétius ou dans cette autre maison qui
s'ouvre vers cette époque, la maison de M'"^ Necker. M"'^ Geoffrin,
la patronne de Y Encyclopédie, voit son monde se disperser à demi,
elle sent le sceptre tomber de ses mains, et son salon n'est plus au
ton du jour; il date de Louis XV, il a eu son plus beau moment
vers 1750, il ne répond plus au mouvement philosophique, social
ou politique du règne de Louis XVI.
A vrai dire, dans cette marche des choses , dans tout ce qui se
passe autour d'elle à mesure que se succèdent les dernières années
qui lui restent encore, M'"<* Geoffrin ne voit plus « un mot pour
rire. » Elle ne comprend pas trop où l'on va, et elle en vient à s'in-
quiéter de la France comme de la Pologne. Tantôt elle écrit à Sta-
nislas-Auguste : « J'avoue à votre majesté que l'occupation où je
suis continuellement de votre situation a rempli mon imagination
de noir, et depuis quelque temps il s'y est joint nos propres mal-
heurs : le mauvais état de nos finances, la fermentation d'une grande
et belle province (la Bretagne), le mécontentement de tous nos par-
lemens, tout cela fait des visages et des conversations fort tristes.
J'ai donc dit adieu à ma gaîté. » Tantôt, aux premières réformes de
Louis XVI et de Turgot, elle dit : « Notre jeune roi est un parfait
honnête homme,... nos ministres sont vertueux, ont beaucoup d'es-
prit et de lumières; ainsi il faut espérer que, quand l'expérience y
sera jointe, tout ira bien. Dans ce moment-ci, on détruit, il faut voir
ce qu'on rétablira sur les ruines. Jeune on se flatte, vieille on at-
tendl » Encore quelques mois, celle qui parle ainsi en 1776 est
prise d'une paralysie qui la conduit tranquillement à la mort en
1777. Le dernier mot qu'elle écrit d'une main défaillante est pour
dire à son roi de Varsovie : « Je vous aime de tout mon cœur ! » La
dernière surprise qu'elle réserve à ses amis, les encyclopédistes de
Paris, c'est de mourir en venant de faire son jubilé, c'est de s'é-
28A REVUE DES DEUX MONDES.
teindre dans les règles, après s'être confessée, un peu par bien-
séance, un peu par les soins de sa fille, la marquise de La Ferté-
Imbault. « Ma fille, dit-elle en souriant, est comme Godefroy de
Bouillon, elle a voulu défendre mon tombeau contre les infidèles. »
Elle a beau faire, elle reste obstinément la femme du xviir siècle, et
comme un jour, dans sa dernière maladie, on discute autour d'elle
sur tous les moyens possibles que les gouvernemens auraient à em-
ployer pour rendre les peuples heureux, elle se réveille tout à coup
pour mettre son mot dans la conversation, pour dire : « Ajoutez le
soin de procurer des plaisirs, chose dont on ne s'occupe pas assez! »
Ainsi elle s'en va, se détachant sans effort de la vie. M'°^ Du
Deffand fait lestement, d'un trait acéré, son oraison funèbre : « Vous
voyez que la mort en veut ici aux personnes d'un mérite singulier :
d'abord M"* de Lespinasse, ensuite M. le prince de Conti, puis
M'"^ Geoiïrin... Ces trois personnes étaient fort célèbres, chacune
dans leur genre. On regrettera moin^ M. le prince de Conti, parce
qu'il n'avait plus de maison. Les désœuvrés se rassemblaient chez
les deux autres; jusqu'à ce qu'il survienne quelques personnes assez
ridicules pour eue dignes de leur succéder, il faudra s'en pas-
ser... » D'autres, Morellet, d'Alembert, ont mieux parlé de la
femme qui avait pendant si longtemps « fait le charme de la so-
ciété , » dont « la mémoire sera intéressante pour ceux qui l'ont
aimée. » Quant à ce roi de Pologne qui, lui aussi, a vu certes
tout changer depuis les illusions de son avènement, qui reste aux
prises avec toutes les difficultés, entre le démembrement de 1772
et les autres démembremens qui viendront, il faut dire qu'il ne
cesse pas, jusqu'à la dernière heure, d'envoyer des témoignages
d'affection à cette bourgeoise parisienne, qu'il appelle encore « ma
chère maman. » Sa dernière lettre arrive à M'"" Geoffrin quelques
semaines avant qu'elle ne s'éteigne, et de tout cela que reste-t-il
après un siècle écoulé? Un souvenir qui pâlit^ cette correspondance
où revivent dans un même cadre, l'un auprès de l'autre, une femme
de raison, image d'une société qui n'est plus, et un prince, image
mélancolique de la plus infortunée des nations!
Gh. de Mazade.
LES
MINES D'OR ET D'ARGENT
AUX ÉTATS-UNIS
LES PHASES NOUVELLES DE L'EXPLOITATION.
La découverte des placers aurifères de la Californie en 18â8 a
eu le privilège d'occuper longtemps l'attention. Qui ne songea un
moment à émigrer vers l'eldorado du Pacifique, qui ne suivit avec
avidité les étranges nouvelles qui en arrivaient par tous les cour-
riers? La découverte des gîtes australiens, qui eut lieu trois ans
après, eut un moindre retentissement, bien que ces gîtes aient
donné dès le début et donnent encore autant d'or que ceux de la
Californie. La curiosité publique, surtout en France, ne voulut rien
savoir au-delà des légendes californiennes, et la mise au jour des
riches mines d'argent du Nevada, plus productives que ne l'ont ja-
mais été ensemble tous les filons de l'Amérique espagnole, celle
des mines d'or ou d'argent du Colorado, de l'Idaho, du Montana,
du Wyoming, de l'Utah, du Dakota, qui de 1859 à 187Zi ont si vive-
ment ému la population des États-Unis, ont laissé la plus grande
partie de l'Europe indifférente et distraite. Le mineur n'en a pas
moins poursuivi patiemment, sans relâche, son œuvre lointaine et
féconde. De 1848 à 1873, on calcule que la Californie a produit
5 milliards de francs en or, et tous les autres états ou territoires
des États-Unis compris entre les Montagnes-Rocheuses et le Paci-
286 REVUE DES DEUX MONDES.
fique (il faut joindre à ceux qu'on vient de nommer l'Orégon, le
territoire de Washington, l'Arizona et le Nouveau-Mexique), plus
de 2 milliards en or ou en argent. Humboldt s'en fut réjoui, lui
qui supputait avec satisfaction que la mine d'argent de Potosi en
Bolivie, la plus riche de toutes celles de l'Amérique du Sud, avait
fourni 6 milliards en trois siècles. Il aura fallu moins d'un quart
de siècle à la Californie et aux pays circonvoisins pour dépasser
cette production.
I. — LES TEMPS HÉROÏQUES DE l'eXTRACTION DE l'OR.
Si les étonnantes péripéties de la première colonisation califor-
nienne n'étaient encore présentes à la mémoire de tous, un mi-
neur des placers, devenu un conteur charmant, se serait chargé de
les rappeler aux oublieux : j'ai nommé Bret Harte, ce jeune écri-
vain dont l'Amérique est fière, plein d'une sensibilité délicate sous
une apparence impassible, et qui fait revivre pour nous les temps
légendaires de l'exploitation de l'or, les hauts faits des argonautes
et les troubles qui ont entouré l'enfantement de la Californie. Cet
autre qui égale, par son esprit alerte et vif et par l'imprévu de
ses réflexions, les humoristes anglais les plus fms, Mark Twain, fut
témoin de l'attaque du premier filon d'argent du Nevada, le fa-
meux Comstock, et a rappelé en quelques traits incisifs les aven-
tures étranges qui ont accompagné la naissance du nouveau terri-
toire, détaché du pays des mormons. C'est le côté moral, l'âme de
ces sociétés nouvelles, si mêlées, si tumultueuses à leur origine,
que ces deux écrivains ont surtout voulu peindre, tandis qu'on se
propose ici d'en décrire l'aspect matériel.
L'âge héroïque de la Californie, c'était hier, quand toutes les
nations du monde, comme conviées à un banquet qui ne devait pas
finir, se ruèrent sur les placers de l'eldorado. Ce furent d'abord les
deux Amériques qui se mirent en branle, puis toute l'Europe, qui ne
contenait que trop de mécontens désireux de changer de place en
cette année 18/i8, enfin toutes les races de la mer Pacifique et de
l'extrême Orient, les Kanaques polynésiens, les Chinois jusqu'alors
immobiles, et qui commencèrent, eux aussi, à émigrer. Toutes les
routes furent mises à contribution : le cap Horn malgré ses glaces
et ses tempêtes, — l'isthme de Panama, dont on brava les fièvres
pernicieuses, les animaux malfaisans, les chaleurs torrides, — les
grandes plaines du far-ivest, plaines interminables où l'on rencon-
trait les surprises impitoyables des Indiens, les ouragans de neige
dans les Montagnes-Rocheuses et la Sierra-Nevada, enfin la famine,
qui plus d'une fois décima la caravane en marche.
LES MINES d'or ET D' ARGENT AUX ÉTATS-UNIS. 287
Arrivé sur le placer qu'on avait choisi, on travaillait seul. On
campait près d'un ruisseau, armé d'un pic et d'une pelle pour fouil-
ler le sol, et muni, pour laveries sables, d'une vaste sébile de bois,
la haièe des Mexicains, ou mieux d'un plat de fer battu, rappelant
ceux des ménagères. On agitait les sables avec de l'eau, on incli-
nait la sébile; l'or, plus lourd, restait au fond du rustique appareil.
Quelquefois, quand les parcelles de métal étaient microscopiques, on
employait avec l'eau un peu de mercure, qui a la propriété de dis-
soudre l'or comme l'eau le sel ou le sucre, et le restitue ensuite par
la distillation. Ce moyen primitif, qui exige des sables d'une richesse
exceptionnelle, ne pouvait être longtemps employé. Bientôt on usa
du rocker OM berceau. Le nouvel appareil, surmonté d'un tamis, os-
cillait comme leberceau d'un enfant. On balançait d'une main le ta-
mis chargé de terre en versant l'eau de l'autre. L'or, en vertu de sa
plus grande densité, s'arrêtait en route sur une toile inclinée tendue
comme un tablier au-dessous du tamis. Les uns disent que ce fut
un Chinois industrieux, les autres un mineur géorgien, — car le
berceau était depuis longtemps en usage sur les mines d'or des
états atlantiques, la Géorgie, la Virginie, les Carolines, — qui dota
de ce précieux appareil les placcrs californiens. C'était un grand
progrès. On lavait trois fois plus de terres qu'au plat ou à la bâtée,
et l'on pouvait doubler encore ses forces par l'association, l'un fouil-
lant les graviers et les portant au berceau, l'autre les balançant
en les arrosant d'eau, et préludant par instans à la cueillette de
l'or.
' Le progrès ne s'arrêta point là. Après le rocker vint le long-tom^
sorte de petit canal en planches établi à demeure, autour du-
quel se groupèrent les mineurs, puis le sluice, canal plus large,
qui exigea toute une compagnie de travailleurs. Les Chiliens appor-
tèrent aussi sur les placers leur méthode d'opérer, qui consiste
à fouiller les sables sur un courant d'eau ; les grains d'or, les pail-
lettes, les pépites, restent dans les interstices de la roche : l'or-
pailleur refait généralement le travail de la nature. On se mit en-
suite à détourner quelques rivières qu'on supposait avec raison
rouler de l'or; on en bouleversa le lit. Les Chinois se distinguèrent
entre tous dans ces nouveaux essais, où une grande discipline dans
le travail exécuté en commun et des moyens mécaniques à la fois
ingénieux et peu coûteux pour élever l'eau, voiturer les terres,
étaient impérieusement exigés. Enfin on fouilla les placers secs,
les dry diggîngs, qui étaient pour la plupart des lits de rivières
disparues, des cours d'eau préhistoriques, des collines d'alluvions
anciennes, de cailloux roulés cimentés ensemble, ou des bancs de
sables argileux bleuâtres, le fameux blue-bed des orpailleurs du
288 REVUE DES DEUX MONDES,
Pacifique. Là encore on trouva de l'or, et souvent en quantité, grâce
à une méthode originale, inventée en 1852 par un mineur émigré
du Gonnecticut, qui consistait à désagréger les sables au moyen
d'un jet d'eau à forte pression, sortant d'une lance comme celle
des pompes à incendie, et dirigé vigoureusement contre la roche :
on l'appelait pour cette raison la méthode hydraulique. De larges
canaux ou flumes, le long desquels, comme dans le tom et dans le
sluice, étaient interposés des obstacles pour arrêter l'or, que sai-
sissait aussi le mercure versé en différens points du parcours, rece-
vaient les terres et les graviers ainsi démolis, et d'autres canaux,
partis souvent de très loin, amenaient les eaux à une assez grande
hauteur au-dessus du placer. On avait par là une pression et par
conséquent une force hydraulique suffisante, comme un bélier
d'eau inflexible battant la colline à terrasser. C'était surtout dans
les mines du centre et du nord que s'étendaient ces lignes de ca-
naux. Il en avait été aussi établi dans toutes les mines pour le la-
vage des minerais de quartz aurifère dont.il sera bientôt parlé. On"
traversait les ravins, les routes, les obstacles naturels ou artificiels,
par des siphons, des aqueducs d'une hardiesse étonnante, et lais-
sant bien loin derrière eux tout ce que les Romains avaient pu faire
en ce genre de plus osé. La plupart des ingénieurs improvisés qui
ont exécuté ces longs nivellemenset mené à bien ces grandes choses
n'y ont pas attaché leur nom. Leur œuvre en quelques endroits a
même entièrement péri, car tous ces ouvrages, sauf les siphons,
étaient en bois. ,
Quelqut-fois les lits de sable et de galets étaient profondément en-
caissés, surmontés de roches massives, basaltiques, qui s'étaient
étalées comme une table sur les alluvions; alors on les rejoignait
par des puits ou par des galeries, des tunnels, poussés dans le
cœur de ces collines. C'est au fond d'un de ces puits que fut écrasé
un jour un mineur missourien, qui resta saisi dans l'éboulement.
Plus tard le savant Whitney, qui devait attacher son nom à la
géologie californienne, rencontra dans le même lieu un crâne hu-
main fos'sile. L'événement fît grand bruit, même en Europe, où
toutes les sociétés savantes enregistrèrent à l'envi cette étonnante
découverte. On alla jusqu'à prétendre que le crâne était d'âge ter-
tiaire, ce qui ne s'était pas encore vu : la période quaternaire ou
diluvienne avait eu seule jusqu'alors le privilège de contenir des
débris humains fossiles, ce dont certains maîtres de la science
osaient même clouter, prétendant que tous ces témoins supposés
du déluge n'étaient que "nos contemporains. Disons bien vite que
l'homme préhistorique de la Californie ne semble pas plus authen-
tique que celui d'Abbeville en France, où la fameuse mâchoire de
LES MINES d'or ET d' ARGENT AUX ÉTATS-UNIS. 289
Moulin -Quignon avait mis à son tour, quelques années auparavant,
tous les géologues, tous les anthropologistes en émoi.
Après les placers d'eau et les placers secs vinrent les mines de
quartz. Quand on eut assez remué la terre meuble ou les graviers
et les conglomérats cimentés, qui tous avaient été lavés une pre-
mière fois par la nature, on commença d'attaquer la roche massive,
restée en place et intacte. D'où venait tout l'or qu'avaient roulé
les alluviofis? Évidemment de roches solides, de ces filons siliceux
ou quartzeux dont on rencontrait en différens points les masses
inclinées, blanches, vitreuses, cristallines, très dures, adossées à
des granits, à des porphyres, à des roches vertes ou dioritiques,
qui forment comme l'épine dorsale de la Sierra-Nevada et de ses
contre-forts, ou recoupant les schistes noirs, ardoisés, feuilletés,
d'âge primitif, qui s'appuient sur la grande chaîne et ses ramifica-
tions. Les têtes de ces filons, les parties qui se montraient au jour,
avaient été désagrégées, labourées, avant l'apparition de l'homme
sur le globe, par d'effroyables déluges, d'autres disent par d'é-
normes glaciers en marche, et l'or, entraîné avec les débris de la
roche quartzeuse, s'était déposé avec ceux-ci dans les vallées. Une
de ces veines de quartz, la veine -mère ou rnother-lode de Ca-
lifornie, a 300 milles de long, la distance de Lyon à Paris. Elle peut
être suivie comme une véritable muraille de silex blanc du sud au
nord du pays, dans les vallées du San-Joaquin et du Sacramento,
sur 5 degrés de latitude. Entre matin et soir, je ne l'ai pas perdue
de vue pendant une de mes excursions dans les comtés de Mari-
posa et de Tuolumne. Plus tard je l'ai également retrouvée au
centre de l'état, dans les comtés de Galaveras et Amador, où elle
semble disparaître, car plus au nord, dans les comtés d'Eldorado,
de Placer, de Nevada, ce sont des filons différens qu'on exploite.
Partout la grande veine est aurifère, mais avec des richesses et des
épaisseurs différentes suivant les localités. La direction reste tou-
jours la même et court du nord- ouest au sud-est, comme l'axe de
la Sierra-Nevada ou la ligne générale du rivage le long du Paci-
fique et à ces latitudes. Des filons secondaires se détachent de la
veine-mère, la croisent sous des angles plus ou moins aigus; d'au-
tres veines courent parallèlement à elle. Dans les comtés du nord,
le faisceau métallifère est d'une direction et d'un âge différens.
Quant au mode de formation de tous ces filons, les uns invoquent
pour l'expliquer la seule action du feu souterrain, qui aurait amené
du centre du globe la silice avec l'or en fusion; d'autres, plus ré-
servés, font intervenir ensemble l'eau et le feu, et admettent que
des sources minérales bouillantes, contenant en dissolution la silice
et des combinaisons très peu stables d'or, ont laissé déposer le
TOME XII. — 1875. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
quartz et le métal à travers les fissures des roches préexistantes.
Le mineur californien mit une grande indécision à l'attaque des
mines de quartz. Dans le comté de Nevada, près Grass- Valley, la
veine à'Allison-Iîanch, qui devait rendre vingt fois millionnaires les
trois pauvres Irlandais illettrés qui l'avaient rencontrée par hasard,
fut à peine fouillée en 1851, année de la découverte, et immédia-
tement bouchée. On croyait alors que les mines de quartz « ne
payaient pas. » Ce ne fut que quatre ans après, quand il fut bien
démontré par quelques exemples frappans que les filons rappor-
taient plus que les placej^s, que la veine d'Allison fut exploitée avec
tant d'autres. Dès lors toute la Californie se précipita sur le quartz
comme elle l'avait fait sur les sables. Bientôt la pierre fut extraite
par les moyens les plus savans de l'art des mines, puis broyée en
poussière ténue sous des pilons mécaniques analogues aux bocards
allemands ou de la Cornouaille, que différons inventeurs s'atta-
chèrent à perfectionner. L'or, entraîné par un courant d'eau avec le
quartz pulvérisé, était recueilli au moyen du mercure dans des
moulins ou appareils tournans, en fonte ou en pierre, qui furent
bien vite, eux aussi, entièrement transformés en moulins hongrois,
moulins chiliens, arastras mexicaines, agitateurs russes ou sibé-
riens. On employait encore des plaques de cuivre amalgamé, c'est-
à-dire revêtues d'une couche de mercure, adhérente par alliage
avec le cuivre ; sur ces plaques passait et s'arrêtait l'or. Pour finir,
on étendait devant les derniers résidus ou tailings, au moment où
ils s'échappaient, des couvertures de laine ou même des toisons de
brebis, dans les fdamens desquelles s'engageaient les dernières
parcelles du lourd métal. La toison d'or n'est pas une fiction, et les
anciens argonautes avaient peut-être employé, dans les placers de
la Colchide, le moyen ingénieux remis en usage par leurs frères
californiens.
L'âge héroïque de l'exploitation de l'or commence avec la décou-
verte de la première pépite dans la vallée du Sacramento en 18Zi8,
et finit vers 1859. Cette découverte fut entièrement due au hasard,
et le mormon Marshall, milicien libéré de la guerre du Mexique, en
route vers l'Utah et momentanément employé à la scierie du capi-
taine Sutter, n'en fut que l'inconscient opérateur. Sutter lui-même,
ancien capitaine des gardes suisses de Charles X, émigré en 1830
en Amérique, colon en Californie, avait établi une scierie de bois
sur un affluent du Sacramento, et ne se doutait point qu'on trouve-
rait un jour autant d'or sur ses terres.
Les onze années qui suivirent cette découverte inattendue, la-
quelle allait si profondément remuer le globe, marquent l'ère des
trouvailles fabuleuses, celle de la plus grande production, et celle
LES MINES d'or ET d'aRGENT AUX ÉTATS-UNIS. 291
aussi des temps troublés , des formidables incendies , de lai loi de
Lynch, des comités de vigilance. Le désordre un moment est à son
comble. On risque dans un jeu effréné tout ce qu'on gagne, et le re-
volver prononce partout en dernier ressort. Jamais le mineur, in-
quiet, mécontent, avide, ne reste un moment en place. Les nou-
velles les plus mensongères le trouvent crédule. On annonce une
fois qu'un lac d'or fluide, une autre fois qu'une montagne aurifère
massive, viennent d'être découverts, et il accourt naïvement pour
avoir sa part de ces trésors; ainsi firent jadis les Espagnols au
temps de Cortez et de Pizarre. En 1851, la Californie faillit être en-
tièrement abandonnée pour l'Australie , où un mineur du Pacifique
venait de signaler les premiers placer s. En 1858, elle manqua de
nouveau d'être dépeuplée à l'annonce de la découverte des champs
d'or de Fraser-River, dans la Colombie-Britannique, qui furent l'oc-
casion d'un immense exode. J'assistai l'année suivante au retour
des derniers orpailleurs désabusés, et j'eus aussi l'occasion de noter
l'apaisement définitif et la transformation surprenante de l'Eldorado,
qui d'état purement minier devenait peu à peu agricole. Tout était
réglé désormais, et la période héroïque était close.
L'étape qui suit, et qui va de 1859 à 1870, peut être regardée
comme une étape de transition. Les placers, du moins les gîtes sa-
bleux superficiels, sont de plus en plus abandonnés, les mines de
quartz aurifère fouillées toujours plus activement et plus profondé-
ment. Cependant la production de l'or va en diminuant d'année en
année jusqu'à être réduite de moitié, et de 250 millions de francs
qu'elle atteignait encore en 1859 tombe à 125 millions en 1870. En
1853, année du rendement maximum, elle avait dépassé 325 mil-
lions. Toutefois la richesse agricole du jeune état du Pacifique
augmente de plus en plus, les manufactures, les usines, se fondent,
et le pays produit et exporte des vins, des alcools, des céréales,
des farines, des bois. En 1868, revoyant la Californie, j'ai pu con-
stater que l'évolution qui se dessinait neuf ans auparavant était dé-
finitive, et que la production du blé à elle seule venait d'atteindre
en valeur celle de l'or. La vigne avait donné 135,000 hectolitres
de vin; de la tonte des troupeaux, on avait retiré II millions de kilo-
grammes de laine. En deux ans, de 1865 à 1867, la valeur de la
propriété foncière avait augmenté d'un cinquième. Depuis tous ces
chiffres ont été maintenus ou dépassés. Voilà bien des résultats qui
compensaient une diminution dans l'extraction de l'or. Après tout,
ces progrès, ces transformations, n'étaient-ils pas dus à la produc-
tion continue, bien que peu à peu décroissante, du précieux métal?
C'est du reste dans cette période intermédiaire de 1859 à 1870 qu'a
lieu la découverte des mines d'argent du Nevada, et celle des
292 REVUE DES DEUX MONDES.
mines d'or et d'argent du Colorado et des autres territoires atta-
chés aux flancs des Montagnes-Rocheuses ou de la chaîne des monts
Wahsatch. Le rendement de ces nouvelles mines comble le déficit
de celles de la Californie; prise dans son ensemble, la production
des deux métaux précieux suit même une progression ascendante.
IL — LES NOUVEAUX. PLACERS CALIFORNIENS.
La troisième période de l'exploitation de l'or est peut-être la plus
curieuse et toute pleine d'enseignemens, si elle n'est pas la plus
productive. Elle commence à 1870 et se continue sous nos yeux.
C'est l'étape actuelle, celle où les gisemens jusqu'ici à peine explo-
rés, les placers souterrains d'époque diluvienne ou glaciaire, — les
autres, les placei^s superficiels, appartiennent à l'époque alluviale
ou contemporaine géologiquement parlant, — sont attaqués, avec
une audace et une patience qui étonnent, par le moyen de la mé-
thode hydraulique perfectionnée. Nulle part on ne recule devant la
dépense. Les compagnies les plus puissantes se fondent, afin de
l^oursuivre et de mener à bien ces immenses travaux, qui exigent
des avances» considérables. On construit des canaux sur des cen-
taines de kilomètres au milieu de diiïicultés de tout genre, non plus
des canaux de faible débit, mais dont le volume d'eau est tel qu'il
pourrait suffire à l'alimentation d'une grande ville. Le jet hydrauli-
que que fournissent ces masses aqueuses acquiert une puissance
décuple de celle qu'il avait dans les exploitations précédentes; la
force en est irrésistible, toute roche est démolie par lui. Est-ce
tout? On jette en travers des vallées d'énormes digues pour emma-
gasiner les pluies qui tombent si abondamment en automne et en
hiver, et avec ces vastes réservoirs abreuver les canaux toute l'an-
née. Ce qu'un état n'oserait tenter, de simples particuliers le font,
grâce à la législation libérale qui régit ici le travail des mines,
grâce à l'esprit d'association qui règne partout dans ce pays de
se If-govern ment .
Avant d'aborder de front les nouYeàux placers, on les rejoint, on
les sonde par des puits, par de longues galeries, foncés sur les pla-
teaux ou au flanc des collines. Ces galeries, véritables tunnels,
dépassent souvent 1 kilomètre en longueur. L'exécution en dure
plusieurs années et coûte, si la roche est rebelle, un prix excessif,
au-delà de 1,000 francs le mètre d'avancement. Le gîte une fois
reconnu, il faut l'abattre. On l'éventre par une galerie beaucoup
plus courte. De l'extrémité intérieure de celle-ci s'en détachent
deux autres à angle droit, de manière à donner à tout l'ouvrage la
forme d'un T. On dispose méthodiquement dans l'excavation plu-
LES MINES d'or ET d'aRGENT AUX ÉTATS-UNIS. 293
sieurs centaines de barils de poudre ou de dynamite, contenant
chacun 25 livres ou environ 12 kilogrammes; on les réunit l'un à
l'autre par un fil métallique, puis on mure solidement l'entrée du
tunnel, et l'on met le feu du dehors au moyen de l'étincelle élec-
trique. Un ébranlement énorme se produit, comme une commotion
volcanique, un véritable tremblement de terre; toute la masse de
conglomérat se soulève, et un espace de 50,000 mètres cubes est
fissuré, désagrégé, prêt à être attaqué par le jet hydraulique.
Cependant les hommes s'approchent, manœuvrant l'eau compri-
mée au moyen d'ajutages perfectionnés en fer et en acier, dits
monilors, qui permettent de diriger le jet à droite ou à gauche, en
haut ou en bas, sans la moindre difficulté. Naguère c'était par une
manche imperméable en toile qu'arrivait l'eau; aujourd'hui c'est
par des tuyaux de fer portés sur des chevalets ; une pression de
2 atmosphères ou 20 mètres en hauteur et un volume quotidien
de 50 pouces d'eau (1), mesure à l'usage des mines, étaient jugés
suffisans; aujourd'hui on emploie au moins 1,000 ou 2,000 pouces,
et la pression est de 8 à 10 atmosphères. Le mot de monitor est
bien appliqué, c'est un vrai canon que le tube que l'on manœuvre.
La lame liquide en sort raide et transparente, ferme comme une
barre de cristal, point contractée, point divisée, et frappe les bancs
de gravier comme ces béliers de guerre qui jadis battaient les rem-
parts des places fortes. Elle a l'impétuosité du boulet et frappe,
frappe sans trêve. La roche ne tarde pas à céder : une espèce d'arche
s'ouvre d'abord, dont on abat les piliers; c'est alors comme une
vaste caverne, dont le toit porte à faux et s'écroule. Il faut beau-
coup d'attention et de coup d'œil dans la conduite de ce travail dé-
licat, et prendre garde d'être atteint par les éboulemens. S'il est
permis de comparer les petites choses aux grandes, nous dirons que
les arroseurs publics, qui promènent l'eau en pluie sur les chaus-
sées et sur les gazonnemens des squares de Paris, manœuvrent un
appareil analogue à celui des mineurs hydrauliques californiens.
Démolis, pulvérisés sous le choc indomptable qui les mine, les
bancs de gravier sont entraînés avec l'eau. Le seuil du canal de
lavage, qui s'ouvre devant le front d'attaque, est formé de pavés en
pierre ou en bois. La pierre est du galet, les dés en bois sont dis-
posés de façon que les fibres soient en travers du courant. Dés et
galets retiennent l'or dans leurs interstices. Il y a aussi des godets
de mercure interposés sur le parcours des graviers. Presque par-
tout le travail n'a lieu que pendant la saison des pluies, à cause du
Yolume d'eau si abondant dont on a besoin, et parce qu'il ne pleut
(1) 3,800,000 litres.
294 REVUE DES DEUX MONDES.
jamais en Californie de juin à octobre clans la région où sont les
jjlacers. Les canaux de lavage ne sont vidés qu'à des intervalles
éloignés, et l'on comprend avec quelle émotion : toute la récolte
d'or est là. Il en est que l'on n'arrête que deux fois dans une cam-
pagne, d'autres seulement à la fm. La longueur peut aller jusqu'à
2 kilomètres entre le banc exploité et le ruisseau où se déversent
les terres lavées. Sur cette longueur, on ménage des chutes, de
sorte que la ligne d'écoulement n'est pas continue; elle a aussi une
pente variable. Il n'est pas rare que le poids de mercure jeté dans
le canal soit de 2,000 kilogrammes; au prix de 16 francs le kilo-
gramme que le métal a coûté un moment en 187/i, cela faisait pour
ce chapitre seul une dépense de 32,000 francs. — La quantité
moyenne d'or recueilli est variable suivant les gîtes, et descend
jusqu'à 1 franc et même 50 centimes par mètre cube de gravier
abattu et lavé. Ces titres sont des minimums qui ne peuvent être
utilement atteints que grâce aux moyens à la fois si perfectionnés
et puissans et en même temps si économiques dont on use. Naguère,
avec le système hydraulique primitif, on se tenait pour satisfait de
laver avec avantage des graviers qui ne donnaient pas plus de 2 à
3 francs d'or par mètre cube. Il en aurait coûté beaucoup pluSj
seulement pour abattre un mètre cube de graviers solides, si l'on
n'avait pas eu l'eau à sa disposition, l'eau si ingénieusement adop-
tée ici comme moyen mécanique, tant pour l'abatage que pour le
lavage et l'entraînement des sables et des galets. Depuis, les per-
fectionnemens apportés à la méthode hydraulique ont été tels, que
des terres six fois plus pauvres peuvent maintenant être lavées
avec profit.
Citons quelques exemples. La Compagnie américaine à Sébasto-
pol, comté de Nevada, avait lavé, à la fm de 1871, environ 6 mil-
lions de mètres cubes de graviers, dont elle avait retiré 9 millions
de francs en or, ce qui mettait le rendement moyen à 1 fr. 50 par
mètre cube. Le banc de gravier qu'elle exploitait avait une hauteur
moyenne de 50 mètres et reposait sur un lit de granit. De 1871 à
1873, le rendement en or avait été le même. Quelques compagnies
voisines, plus favorisées, tiraient jusqu'à 3 dollars ou 15 francs
par mètre cube. D'autres, dont les graviers étaient trop durs et
refusaient de se désagréger sous la pression hydraulique, étaient
obligées de les abattre à la poudre et de les broyer sous des pilons
mécaniques. Ces graviers avaient rendu jusqu'à 30 francs par tonne.
Avec le travail à la poudre et le broyage, il faut naturellement que
les graviers soient beaucoup plus riches, sinon les frais d'exploita-'
tion dépasseraient le rendement en or.
Il ne faudrait pas croire que tout cet or soit à l'état microsco-
LES MINES d'or ET d'aRGEJ«T AUX ÉTATS-UNIS. 295
pique, engagé en poussière imperceptible dans le ciment des gra-
viers. On trouve aussi des pépites, souvent volumineuses, et des
feuilles, des nids d'or semi-cristallin, contenus dans les fissures et
les cavités de noyaux de quartz. Quand on lave à la sébile le ciment
des graviers, on y rencontre, comme dans les sables des placers
superficiels, mais en moins grande quantité, du fer oxydulé magné-
tique noir, qu'une baire d'aimant sépare des autres corps rassemblés
avec lui, des grains de platine, reconnaissables à leur couleur gri-
sâtre et à leur grande densité, des rubis d'un beau rouge, mais
trop petits pour avoir de la valeur, quelques saphirs bleus translu-
cides, des grenats, des zircons, également sans nul prix, des débris
de cristal de roche, quelques-uns disent aussi du diamant; il a été
reconnu qu'il n'avait pas plus de valeur que les gemmes précé-
dentes. En somme, l'or seul forme la véritable récolte de ces
grandes exploitations.
De toutes les compagnies du comté de Nevada, la plus puissante
est celle de North-Bloomfield, dont nous avons suivi en 1868 les
travaux à leurs débuts. Elle possède en propre une étendue de
635 hectares de gravier aurifère. Dans une étroite vallée, elle a con-
struit une grande digue qui barre un immense réservoir pouvant
contenir 2J mètres de hauteur d'eau, lesquels seront portés à 30.
A la première de ces profondeurs, le volume d'eau emmagasiné est
de 15 milliards de litres ou 15 millions de mètres cubes. Le canal
qui va de la digue aux bancs de gravier a 72 kilomètres de long, et
n'a pas coûté moins de 2,500,000 francs. Il est attaché aux flancs
des collines rocheuses qui enserrent le lit de la Yuba du Sud ou
Soulh-Yuba, et le voyageur qui parcourt cette vallée sauvage ad-
mire d'en bas cette audacieuse construction. Le canal débouche à
300 mètres au-dessus des mines, et là se trouve un second réser-
voir. Un nouveau canal de 32 kilomètres de long était en construc-
tion en 1873, pour rejoindre le précédent vers le milieu du parcours
de celui-ci. Si cet ouvrage est maintenant terminé, la compagnie
de North-Bloomfield pourra travailler toute l'année et dépenser
par jour, sur tous ses points d'attaque à la fois, environ 380 mil-
lions de litres, correspondant au volume de 5,000 pouces d'eau de
mineur. L'ensemble de la dépense totale, pour tous ces gigantesques
travaux, atteint 5 millions de francs, dont 3 millions 1/2 pour les
lOZi kilomètres de canaux, et 1 million 1/2 pour les digues et les ré-
servoirs. La compagnie possède en outre une part sur des dépôts
de graviers voisins, et là elle a encore construit environ 50 kilo-
mètres de canaux, et dépensé 1 million i/h. A elle seule, elle est
ainsi propriétaire d'une ligne d'eau canalisée de plus de 150 kilo-
mètres, s'étendant du sommet des montagnes, des flancs neigeux
296 REVUE DES DEUX MONDES.
de la sierra au pied des vallées adjacentes. Tout cela aura été con-
struit sans le secours de l'état, sans aucune subvention ou garantie
ni des comtés, ni des communes, et par la seule initiative des indi-
vidus. Le fameux canal de la Durance, qui porte à Marseille les
eaux boueuses de cette rivière, qu'on n'a pas encore pu filtrer, n'y
verse, au débit maximum de 9 mètres cubes par seconde, qu'un vo-
lume double de celui que le canal de North-Bloomfield amène sur
ses graviers aurifères. Il a une longueur moindre que celui-ci; il de-
vait d'abord coûter 10 millions de francs, il en a coûté 40 ; on a mis
plus de dix ans à en discuter les projets, dix ans à le construire, et
l'état, le département et la commune sont tour à tour intervenus.
Les 635 hectares de gravier de la compagnie de North-Bloom-
field s'étendent sur une longueur de Ii kilomètres de rivière dessé-
chée, main gravel channel, et sur une hauteur qui varie de 75 à
180 mètres. Des puits traversant toute la série des bancs, de longs
tunnels d'essai ont été foncés dans ce dépôt diluvien. Ces derniers
ont démontré que la largeur moyenne en était de 800 mètres : il y
a là 300 millions de mètres cubes à laver, contenant en or dans
l'ensemble des centaines de millions de francs. Le gîte est divisé
en deux bancs principaux : le gravier blanc ou supérieur, le bleu
ou inférieur; celui-ci a une hauteur de hO mètres, l'autre varie de
15 à 105, suivant les inégalités de la surface; c'est le plus pauvre,
il ne renferme quelquefois que 25 centimes d'or par mètre cube
lavé; le bleu donne jusqu'à 12 francs. La compagnie vient de fon-
cer dans le gravier bleu un tunnel de 2 kilomètres 1/2, attaqué par
huit puits à la fois; c'est le tunnel de mine le plus long de toute
la Californie : il a coûté 2 millions 1/2 ou 1,000 francs par mètre
courant. On y a employé les forets armés de pointes en diamant,
ce qui a permis d'achever entièrement cet ouvrage en deux ans, du
mois d'avril 1872 au printemps de 187/i, époque où il a dû être
entièrement terminé. On calcule que ce tunnel assure l'exploitation
du gravier pour une quarantaine d'années. En 1873, on employait
sur le gravier blanc des lances de 20 centimètres de diamètre avec
une pression de 150 mètres d'eau ou 15 atmosphères. Il fallait,
pour alimenter toutes les lances, 2,000 pouces ou environ 150 mil-
lions de litres d'eau par jour (1). L'habile ingénieur de cette com-
pagnie, qui en est en même temps le directeur, mérite qu'on men-
tionne son nom, c'est M. Hamilton Smith.
Telle est la phase nouvelle de l'exploitation des placers califor-
(1) Les derniers rapports du commissaire des mines aux États-Unis donnent sur
l'application du système hydraulique californien les plus minutieux renseignemens.
Voyez notamment Slatistics of mines and mining in the States and territories west
of Rocky mountains, hy R. W. Raymond, Washington 1874.
LES MINES d'or ET d' ARGENT AUX ETATS-UNIS. 297
niens. Quel pas franchi depuis les premiers tâtonnemens , alors
que le mineur lavait si péniblement les terres à la sébile, au ber-
ceau, quel progrès réalisé depuis le temps où fonctionna le pre-
mier système hydraulique ! Nous sommes en présence non-seule-
ment d'une méthode scientifique aussi ingénieuse qu'elle est puis-
sante et hardie, mais encore d'autres gisemens qui ne seraient
pas exploitables sans la découverte de cette méthode et les perfec-
tionnemens successifs qu'elle a reçus. Le professeur Silliman de
New-Haven a calculé que, la journée du mineur californien étant
comptée à 3 dollars, le lavage de 1 mètre cube de terre coûte à la
sébile 15 dollars, au rocker 3 dollars, au long-tom 75 cents, et
seulement 10 cents par le procédé hydraulique (1). Ces chiffres
donnent les limites inférieures des quantités d'or que les terres doi-
vent contenir pour être utilement lavées par telle ou telle mé-
thode, et en même temps le volume de ces terres qu'un homme
peut laver dans sa journée par chaque méthode : c'est le cinquième
de 1 mètre cube à la sébile et 30 mètres cubes par le procédé hy-
draulique. On peut donc dire que ce dernier augmente dans le
rapport de 1 à 150 les résultats du plat californien, et permet par
conséquent de laver des terres cent cinquante fois plus pauvres.
Les volumineux débris de ces nouvelles exploitations ont été
souvent une cause d'embarras à la surface du sol et même dans
le lit des rivières, qu'ils troublent et qu'ils barrent. On comprend
quel désordre doivent jeter dans le système hydraulique naturel
d'une contrée ces immenses amas de cailloux, portés tout à coup
par la vidange des canaux de lavage dans les lits réguliers des
cours d'eau. Des bancs de sable exhaussant le fond, des barres
transversales changeant la direction du courant , se sont formés
dans le Sacramento lui-même. Ce fleuve et ses affluens ne roulent
plus que des eaux troubles, tenant en suspension des argiles et
des sables rougeâtres. En 1859, descendant par eau de Marysville
à la ville de Sacramento, je pouvais déjà noter les premières appa-
rences du mal. Si le lavage d'une partie des placers superficiels et
des minerais de quartz en était la cause, combien cette cause
n'a-t-elle pas grandi devant l'impulsion donnée au travail des pla-
cers souterrains! L'hydrographie elle-même de la baie de San-
Francisco est aujourd'hui affectée par les décharges provenant de
ces formidables exploitations. Comment en serait-il autrement? La
longueur de tous les canaux des mines atteint maintenant 10,000 ki-
lomètres, de quoi faire une ceinture au quart de la circonférence du
globe.
(1) Le cent est le centième du dollar, et le dollar vaut ua peu plus de 5 francs.
298 REVUE DES DEUX MONDES.
A la surface, les tas de déblais amoncelés donnent l'idée d'un
déluge récent. C'est un désordre, une ruine sans nom. Nous ne
savons pas de spectacle plus triste, quand les mineurs ne sont plus
là et qu'un morne silence a succédé à la bruyante activité à\i pla-
cer. On a refait le travail de la nature, mais plus brusquement,
plus brutalement; on n'a rien laissé en place, et l'on n'a pas pris
le soin, comme elle, d'empiler régulièrement les matériaux. Heu-
reusement que l'agriculture occupe d'ordinaire des comtés dilïérens
de ceux où sont les graviers aurifères, ou au moins d'autres sites,
et que le danger de ces exploitations n'est qu'apparent pour elle ou
restreint à quelques cas particuliers. S'il devait un jour devenir
plus grave, on peut se fier au bon sens public et à la pratique
éclairée des législateurs pour parer à cette difficulté.
C'est principalement dans le bassin du Sacramento, dans les
comtés de Nevada, Sierra, Placer, Butte, Eldorado, Amador, Tuo-
lumne, Calaveras, que l'on peut étudier les bancs de graviers. La
plupart des géologues voient dans ces dépôts, qui occupent souvent
des étendues et des hauteurs considérables, des dépôts glaciaires,
d'autres des formations purement diluviennes, c'est-à-dire des lits
desséchés de torrens, de cours d'eau disparus. 11 est certain que
l'on est devant un dépôt régulièrement orienté; le mouvement des
blocs quartzeux, des galets, des cailloux roulés, des sables, a suivi
une pente et une direction données. La direction générale est
presque toujours perpendiculaire à celle des cours d'eau actuels de
la contrée. On a quelque peine à admettre que des glaciers, à une
époque où il faut supposer que les froids polaires auraient régné
dans ces parages, aient charrié si bien toutes ces masses, puis les
aient si régulièrement laissé tomber sur place, quand ils auraient
fondu par suite d'un changement de climat, d'une élévation de la
température. Que de données hypothétiques introduites dans l'ex-
plication du phénomène! Les cailloux sont ronds et bien roulés,
bien polis, au moins dans tous les endroits où il nous a été donné
d'étudier ces formations. Nulle part nous n'avons remarqué, sur les
roches quartzeuses même les plus considérables, ni ces angles
aigus indiquant que le bloc, empâté par les glaces, n'a pas souffert
dans son parcours, ni ces stries caractéristiques qui témoignent que
la roche voiturée a frotté sur la roche sous-jacente. Le soulèvement
de la Sierra-Nevada, s'il a été brusque, a dû donner naissance à des
torrens qui, déchaînés tout à coup, ont labouré les flancs de cette
chaîne en descendant dans les vallées , et , passant sur la tête des
filons, ont entraîné les galets aurifères avec eux. Que si l'on veut à
toute force faire intervenir les glaciers, qu'il est de mode maintenant
d'invoquer partout dans l'explication des derniers phénomènes ter-
LES MINES DOR ET D ARGENT AUX ÉTATS-UNIS. 299
restres, ne serait-il pas mieux de supposer que ces glaciers, ou même
de simples bancs de neige, se seraient naturellement fondus par une
faible élévation de la température sur les flancs de la sierra, et,
transformés en torrens, auraient entraîné dans les vallées des amas
de roches, de cailloux roulés, qu'ils auraient déposés en chemin?
N'avons-nous pas, à propos des récentes inondations du midi de la
France dans le bassin pyrénéen, un exemple frappant que les choses
se passent souvent ainsi?
A quelle époque a eu lieu/ le grand phénomène que nous étu-
dions? Tous les savans sont d'accord pour le placer au commencement
de la période quaternaire, celle où devaient apparaître l'homme,
les animaux et les végétaux contemporains, dont quelques-uns
avaient eu déjà des précurseurs vers la fin de la période tertiaire.
Kous avons un chronomètre certain pour marquer Theure du phé-
nomène. Les allu\ions anciennes de Californie sont recouvertes en
quelques points, notamment dans les comtés de Tuolumne, de Ga-
laveras, par des tables basaltiques. Or ces basaltes ont apparu lors
de la grande éruption volcanique qui a marqué tout le long du Pa-
cifique la fin de la période tertiaire et l'aurore de la période sui-
vante. Ce soulèvement a donné aux côtes leur relief actuel, et ja-
lonné, du détroit de Behring au détroit de Magellan, la grande
chaîne des Andes, peut-être la plus haute et dans tous les cas la
plus longue du globe et la dernière formée. Dans la région du Pa-
cifique où nous sommes, la coulée basaltique a pris des dimensions
stupéfiantes. Elle couvre la moitié du territoire de Washington et
d'Idaho, empâte l'état d'Orégon, s'épanche en Californie et en Ne-
vada, et sur tous ces points réunis couvre une superficie égale à
celle de la France. Nos volcans éteints de l'Auvergne et du Vivarais
feraient piètre figure à côté de cette gigantesque éruption. En Cali-
fornie, le feu central est resté en communication avec le sol : on
rencontre en divers comtés des geysers ou jets de vapeur, des sol-
fatares, des dégagemens de gaz, des volcans à peine éteints; les
tremblemens de terre sont fréquens, parfois terribles. Dans le Ne-
vada, des sources bouillantes, siliceuses et alcalines se dégagent
aussi des flancs de la sierra; quelques géologues de l'école neptu-
nienne pure croient trouver dans ces sources la clé du mode"" de
formation des filons quartzeux.
Nous voudrions donner une idée nette de l'aspect des alluvions
anciennes de Californie. Le meilleur exemple que nous puissions
offrir d'un dépôt analogue, si ce n'est que celui-ci est moins con-
sistant et n'est pas aurifère, est l'ancien lit de la Seine autour de
Paris. La Seine a occupé là un espace dix fois plus considérable
que celui qu'elle baigne aujourd'hui. Des hauteurs de Montmartre
300 REVUE DES DEUX MONDES.
à celles de Montrouge, il y avait comme une immense cuvette où
les eaux ont passé rapides, torrentielles, charriant peut-être sur
des glaces flottantes des blocs de porphyre et de granit partis du
sommet des montagnes bourguignonnes. Si l'on en pouvait douter,
on n'aurait qu'à parcourir les carrières de sable et de galets aux
environs de Bercy, du Ghamp-de-Mars et dans la plaine d'Argen-
teuil. A l'époque de la grande exposition de 1867, quand le Ghamp-
de-Mars fut nivelé, on y retrouva, entre autres débris curieux
arrachés aux formations géologiques que l'ancienne Seine avait la-
bourées, des blocs granitiques venus du Morvan. Deux de ces blocs,
les plus volumineux, ont été déposés au Muséum comme de vérita-
bles et authentiques témoins des premières inondations du fleuve.
Sur d'autres points, des mâchoires et autres ossemens de masto-
donte, de cerf géant, de bœuf primitif, d'ours des cavernes, de
rhinocéros à narines cloisonnées, des défenses d'éléphans velus ou
mammouths, ont été découverts. Tous ces animaux sont aujour-
d'hui éteints ou émigrés vers d'autres régions, comme le bœuf pri-
mitif et le cerf géant. On a même trouvé en quelques endroits des
crânes et des ossemens humains fossiles, et avec eux ces armes, ces
outils de silex, que l'on rencontre en tant d'autres Heux, restes de
la primitive industrie de l'humanité à son aurore, qui racontent les
commencemens de l'histoire du travail, mais aussi celle de la guerre.
Tout cela réapparaît dans les dépôts de gravier californien, même
l'homme fossile, moins authentique toutefois que celui du bassin
parisien; tout cela avec l'or en plus et une coloration un peu diffé-
rente des galets, qui sont généralement blancs, laiteux, tandis qu'ils
ont dans l'ancien lit de la Seine une apparence ambrée, jaunâtre.
Des troncs de bois pétrifiés, carbonisés, des filets cristallins , mé-
taUiques, de pyrite jaune de fer, se retrouvent dans l'une et l'autre
formation, et clans celle de la Galifornie on rencontre des débris de
schiste ardoisé, de serpentine et de porphyre vert, comme dans
celle de Paris des blocs de craie, de calcaire et de granit. Gertains
poudingues aux galets de silex, cimentés par une argile ou un sable
ferrugineux, donnent aussi une idée assez nette des amas de gra-
vier californien. Il nous souvient d'en avoir vu dans le midi de la
France, aux confins du département du Gard et de l'Ardèche, qui
étaient aussi aurifères. Le Gardon et ses affluens, le Rhône lui-
même, ont roulé, roulent encore de l'or, et deux ou trois orpail-
leurs y pratiquent toujours le lavage des sables, surtout après les
grandes pluies. Gette industrie fut jadis très prospère. On rencontre
à la surface du sol des tas amoncelés de galets quartzeux blancs,
dont aucune tradition n'indique clairement la provenance, et que
le paysan attribue aux Anglais. Geux-ci n'ayant pas occupé cette
LES MINES d'or ET d'aRGENT AUX ÉTATS-UNIS. 301
partie du sol de la France pendant la guerre de cent ans, il est
probable que ces débris remontent beaucoup plus loin, à l'époque
romaine ou gauloise, et sont peut-être les traces toujours vivantes
d'une méthode hydraulique rudimentaire mise en œuvre par nos
premiers aïeux.
Pendant que les Californiens appliquent à leurs nouveaux pla~
cers les procédés d'attaque qui ont été décrits, ils ne restent pas
inactifs sur leurs mines de quartz, et c'est ainsi qu'ils ont créé in-
sensiblement la véritable métallurgie de l'or, qui avant eux n'exis-
tait pas. Sur ces mines sans cesse fouillées, non-seulement on ex-
trait toujours le quartz aurifère des profondeurs du sol, mais on
reprend aussi les résidus des premières exploitations, qui furent si
hâtives, conduites avec de grossiers appareils, et l'on cherche à re-
trouver économiquement une partie de l'or qui est demeuré dans
ces résidus. Pour cela, on a de plus en plus perfectionné les mé-
thodes de broyage, de lavage et d'amalgamation. Enfin on a depuis
quelques années résolument appliqué au traitement des pyrites au-
rifères (sulfures de fer, de plomb, de zinc, de cuivre) que l'on
trouve mêlées à l'or natif et devant lesquelles le mercure reste
sans effet, des méthodes chimiques, dont quelques-unes, paraît-il,
ont réussi. Dans le comté de Nevada, nous avons vu à l'essai deux
de ces méthodes, l'une due à un ingénieur français, professeur à
l'École des mines de Paris, le regretté M. Rivot, l'autre à un Alle-
mand, Plattner. M. Rivot croyait avoir trouvé le moyen d'extraire
tout l'or contenu dans les sulfures aurifères, et le procédé qu'il em-
ployait consistait à oxyder entièrement le minerai, réduit en poudre
impalpable, dans un four cylindrique tournant en tôle de fer,
chauffé en dessous, une façon d'énorme rôtissoire de la forme de
celles à griller le café. A l'intérieur, on admettait de l'air et de la
vapeur d'eau surchauffée. Après ce grillage, on amalgamait le mi-
nerai dans des cuves à la manière ordinaire. Un jeune Parisien, que
j'avais connu en France quelques années auparavant, expérimentait
près de la ville de Nevada, capitale du comté, le procédé de M. Ri-
vot. Il avait quitté, pour la rude vie des placers^ les salons élégans
dont naguère il faisait les délices comme musicien. La métallurgie
lui fut moins souriante que la musique, et il a dû renoncer à l'ap-
plication économique du procédé de l'ingénieur français. Ce procédé
avait été déjà et non moins vainement essayé par d'autres de nos
compatriotes sur les mines d'argent du Mexique et de l'état de Ne-
vada. Depuis, un inventeur germano-américain, Brïickner, a mis en
usage un four cylindrique tournant analogue à celui de M. Rivot.
Ce four fonctionne, dit-on, convenablement dans les mines du Co-
lorado et du Nouveau-Mexique, où il a été introduit en 1871.
302 REVUE DES DEUX MONDES.
Dans le four de Brûckner, la chloruration suit le grillage du mi-
nerai. C'est aussi par la chloruration que l'Allemand Plattner traite
les minerais d'or rebelles, et son procédé, comme celui de M. Pavot,
était appliqué dans le comté de Nevada il y a quelques années; il
l'est sans doute encore. Par le procédé de Plattner, on grille le
minerai sulfuré dans un four à réverbère à deux soles ou aires
planes consécutives, sur lesquelles on étend la matière à oxyder,
puis on attaque par le chlore en dissolution les sulfures entièrement
grillés. Le chlore est produit d'abord à l'état gazeux au moyen de
l'oxyde de manganèse, du sel marin ou chlorure de sodium et de
l'acide sulfurique. Le chlorure d'or est mis en présence d'une so-
lution de sulfate de fer. Cette substance dégage le précieux métal
de sa combinaison peu stable; il se forme du chlorure de fer au
lieu de chlorure d'or, et l'or, remis en liberté, tombe à l'état de
poudre noirâtre au fond des bassines servant à l'expérimentation.
On recueille cette poudre, on la fond dans un creuset, on la coule
dans une lingotière, et l'on obtient une barre d'or métallique entiè-
rement pur. Tel est le procédé allemand, qui a été appliqué aussi
sur quelques autres mines, par exemple celles du Colorado.
Diverses expériences, qu'il suffira de rappeler en passant, ont été
également tentées depuis quelques années dans le traitement des
minerais d'or sulfurés. On est allé jusqu'à s'adresser à l'électricité
pour les espèces les plus réfractaires. Le fluide mystérieux favorise
l'association ou la désunion des corps, et on lui a prêté un instant
le don de rendre possible l'amalgamation de tous les minerais d'or
ou d'argent. Nous avons assisté à quelques-uns de ces essais,
entièrement abandonnés depuis, entre autres ceux que tentèrent
deux Français, MM. Nolf et Pioche, à San-Francisco. Que d'espé-
rances ne fondaient-ils pas sur leur réussite ! Ils oubliaient que les
procédés de laboratoire, trouvés le plus souvent par des théoriciens
éloignés des mines, par des savans de cabinet qui n'ont jamais vu
les exploitations et n'en connaissent point les exigences économi-
ques, ne constituent pas des opérations métallurgiques de même
nature que celles qu'on exécute quotidiennement. Ces naïfs cher-
cheurs passaient sous silence une chose, le prix de revient de la
matière qu'ils entendaient produire, et c'est à cela surtout qu'il
aurait fallu viser. Nous en avons entendu un autre, tout fier de sa
découverte, qui de Paris comptait en remontrer aux Californiens,
et traiter les quartz aurifères dans des fours avec la litbarge, sans
se rendre compte de la difficulté de fondre ces grandes masses de
silice, du coût de la litharge, dont l'application n'est pas celle-là,
et du prix élevé des matériaux, de la main-d'œuvre et du combus-
tible en Californie. Plus d'un médecin, parce qu'il était un peu
LES MINES d'or ET d' ARGENT AUX ETATS-UNIS. 303
chimiste, s'est improvisé praticien en métallm-gie, prétendant trai-
ter indistinctement, par une méthode inventée dans les livres,
tous les minerais aurifères, quelque rebelles qu'ils fussent. Re-
tirer de sables métallifères un culot d'or de la valeur d'une pièce
de vingt francs en faisant pour 100 francs de dépenses prélimi-
naires est presque partout possible, même avec les sables de Meu-
don, comme le démontra un jour l'ingénieur Sage, le fondateur
de l'École des mines de Paris. Ce qu'il faut, c'est de produire
avec 5 ou 10 francs la valeur d'une pièce d'or de vingt francs,
et voilà ce que les vrais Californiens ne perdent jamais de vue.
En outre, dans le traitement de ces sortes de minerais, il y a une
perte d'or ou d'argent qu'il faut se résoudre à subir. Cette perte,
qui est inhérente à toutes les opérations de ce genre, on peut la
réduire au minimum par tous les perfectionnemens possibles; mais
vouloir atteindre dans la pratique le rendement de la théorie, vou-
loir même le dépasser, comme l'entendent quelques-uns, c'est cher-
cher la pierre philosophale.
L'attention est particulièrement concentrée aujourd'hui en Cali-
fornie sur l'exploitation des placers souterrains. De nouveaux gise-
mens de ces graviers aurifères sont chaque jour atteints, et l'on
calcule qu'il y a là des milliards d'or à extraire et une durée de
plusieurs siècles réservée à ces gigantesques travaux. Qu'il faille ou
non rabattre de ces calculs, oîi les Américains se grisent volontiers,
mais dont généralement les résultats ont été jusqu'ici en leur fa-
veur, il n'en est pas moins vrai que les capitalistes étrangers com-
mencent de nouveau à porter leurs regards vers ces lointaines en-
treprises. Dernièrement des financiers de Londres avaient envoyé
des ingénieurs étudier les graviers de North-Bloomfîeld et une série
d'autres gîtes non moins importans. L'or ne se remue plus à la
pelle comme aux jours fortunés de l'Eldorado. Les grosses pépites
sont devenues de plus en plus rares, et l'on ne gagne plus, à
laver isolément les sables, des milliers de francs dans sa jour-
née. Si l'on se lève pauvre le matin, il est rare qu'on s'endorme
riche le même soir. Il faut aujourd'hui extraire péniblement le
métal précieux à coups de millions et non plus à l'aveuglée, mais
en s'inspirant des données les plus certaines de la science. La
possession de gros sacs d'écus, la connaissance des lois de la
géologie, de l'hydraulique, voilà ce qu'il faut maintenant pour
commencer ces sortes d'entreprises. Il est indispensable que des
associations financières puissantes en prennent la direction. Au mi-
lieu de tout cela, la production totale de l'or va baissant, non pas
que les compagnies exploitantes ne réalisent point de bénéfices,
bien au contraire : proportionnellement au nombre des mineurs oc-
304 REVUE DES DEUX MONDES.
cupés, le rendement moyen en or est même plus grand qu'il n'a ja-
mais été ; mais la production va se réglant, et les accumulations
superficielles des placers ou des gîtes quartzeux ont été partout
enlevées. Gomme une sorte d'harmonie règne dans les choses de
ce monde, le stock métallifère du globe arrive de plus en plus â sa
composition normale; en même temps qu'on trouve moins d'or, on
produit beaucoup plus d'argent.
En 1874, la Californie n'extrayait plus que 88 millions de francs
en or, le quart de ce qu'elle avait extrait vingt ans auparavant, et
tous les autres états ou territoires aurifères ne donnaient ensemble
que Zi2 millions; mais la production de l'argent, de plus en plus
croissante, arrivait à 235 millions. La portion des Etats-Unis com-
prise entre les Montagnes-Rocheuses et le Pacifique atteignait ainsi,
dans l'extraction des métaux précieux, le chilTre de 365 millions
de francs, qui n'avait pas encore été constaté et qui sera certaine-
ment dépassé en 1875, oii l'on compte produire 400 millions. La
première en date de ces régions minières si étonnamment fécondes,
la Californie, est depuis longtemps définitivement organisée. C'est
désormais un pays tranquille et prospère, où les mines, l'agriculture
et l'industrie manufacturière se donnent heureusement la main. Au-
jourd'hui, la population de cet état atteint 750,000 âmes et la ville
de San-Francisco, justement appelée la reine du Pacifique, compte
250,000 habitans. Dans cette région privilégiée, sous ce bienfai-
sant climat, qui est véritablement celui d'un paradis terrestre, tous
les arbres fruitiers, tous les légumes d'Europe, en même temps que
les plantes des pays chauds, sont utilement cultivés, et la terre, à
peu près vierge et plus fertile qu'ailleurs, donne des produits in-
comparables; on connaît partout le volume, la saveur des fruits,
desjégumes de Californie. Les céréales, la vigne, fournissent des
récoltes de plus en plus abondantes. En 1874, il a été produit
30 millions de boisseaux ou 10 millions d'hectolitres de blé, 4 mil-
lions de gallons ou 150,000 hectolitres de vin. Comme en Australie,
l'élève des moutons s'est beaucoup répandu ; la tonte a produit
18 millions de kilogrammes de laine. On rencontre dans les comtés
du^centre et du nord des champs de lin, de chanvre, de houblon, et
dans ceux du sud le mûrier, le coton, le tabac. Peu de pays offrent
à la marine et à l'architecture de plus beaux bois de construction.
Sur tous les marchés d'Amérique, le blé et les farines de Californie
sont cotés au premier rang. Le Chili, qui fut un moment le nourri-
cier de l'Eldorado, reçoit de lui depuis longtemps des farines et
même des céréales. Il est rassurant de constater que 15,000 Fran-
çais, émigrés en 1848, sont restés dans le pays, y vivent contens,
y font bien leurs affaires. Le jardinage, la culture de la vigne, les
LES MINES d'or ET D' ARGENT AUX ÉTATS-UNIS. 305
occupent particulièrement. La Californie n'est pas du reste le seul
pays métallifère -où l'on signale ce bien-être et un progrès agricole
continu. Tous les nouveaux états ou territoires qui gravitent au-
tour d'elle doivent également à l'exploitation de l'or et de l'argent
et leur prospérité toujours plus grande et leurs merveilleuses trans-
formations.
III. — LES MINES d'argent.
L'état de Nevada et le territoire d'Utah sont les deux principales
régions qui produisent l'argent aux Étals-Unis. Le seul rendement
du Nevada, toujours croissant depuis six ans, a dépassé 175 mil-
lions do francs en l87/i, et celui de l'Utah a été d'environ 30 mil-
lions. A ces deux régions argentifères, il faut joindre le Colorado,
ridaho, le Montana, l'Arizona et le Nouveau-Mexique, qui ont produit
tous ensemble, en tenant compte aussi de la part afférente à la
Californie, environ 30 millions de francs d'argent. Sur cette somme,
plus des deux tiers appartiennent par moitié à la Californie et au
Colorado. Les mines de l'Arizona ont été jadis plus prospères. Elles
sont sur le prolongement de celles si riches de la Sonora, et appar-
tenaient même à ce groupe avant l'annexion de l'Arizona aux États-
Unis. Elles ont été en partie détruites, inondées, incendiées, à la
suite des terribles incursions des Apaches lors de la guerre de sé-
cession. Depuis cette époque, elles ne se sont plus relevées, et la
production n'a fait qu'y décroître.
Les mine^. de l'Utah ne sont exploitées que depuis 1870. Elles
étaient connues ou du moins soupçonnées depuis longtemps des
mormons; mais leur président Brigham Young, imitant en cela la
politique du sénat de Rome vis-à-vis de l'ancienne Italie, n'enten-
dait pas autoriser l'exploitation de ces mines, de crainte que la
culture agricole, celle qui a véritablement fondé l'Utah, ne fût né-
gligée pour les travaux souterrains. Il était à craindre aussi que les
gentils (c'est le nom que donnent les mormons à tous ceux qui ne
sont pas de leur église) ne fissent irruption sur le territoire sacré,
si les mines étaient ouvertes. Les événemens se sont joués de la
politique du pape des saints. Quand l'heure a sonné, quand le che-
min de fer du Pacifique a été ouvert, les pionniers, le pic sur
l'épaule, sont venus éventrer les filons qui gisaient aux flancs des
monts Wahsatch, et les mines ont immédiatement donné de tels
bénéfices, que la fièvre des recherches s'est communiquée non-seu-
lement aux chefs mormons eux-mêmes, mais encore au dernier des
saints.
Ces nouvelles mines paraissent devoir être un jour presque aussi
TOME XII. — 1875. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
importantes que leurs aînées, celles du Nevada. Quant à la ferti-
lité de celles-ci, elle dépasse tout ce qu'on avait vu jusqu'à ce
jour, fût-ce aux époques les plus productives de la colonisation
hispano-américaine. Prises ensemble, les mines du Mexique, de la
Bolivie , du Pérou , du Chili , ne viennent qu'après celles de Yir-
ginia-Gity et ne les suivent même que de très loin. Au temps de
l'antiquité grecque, les fameuses mines du Laurium dont par-
lent tous les auteurs, Thucydide, Démosthène, Aristophane, elles
qui formaient le plus beau revenu de la république d'Athènes,
et qui, retrouvées de nos jours, ont fait tant parler d'elles, ces
mines n'ont jamais fourni, même sous Périclès, où elles furent le
mieux exploitées, une quantité de lingots d'argent comparable à
celle qu'on extrait de certaines mines du Nevada. Le rendement
de cette seule région atteindra 200 millions de francs en 1875.
Récemment les plus volumineux amas de minerai massif ont été
rencontrés dans la célèbre veine de Gomstock, la plus riche du
pays, près de Yirginia-Gity. Cette découverte est bien autrement
importante que celle autour de laquelle on a fait depuis deux
ou trois ans tant de bruit, celle des mines de Caracoles, dans le
district d'Atacama, sur la frontière qui sépare le Chili de la Bolivie.
Là, comme c'est l'habitude partout, les mineurs se sont portés en
foule sur les nouveaux gisemens et s'en sont disputé une part. Il
y a eu des milliers de concessions délimitées alors qu'il n'aurait
dû y en avoir qu'une centaine, et qu'une dizaine seulement de ces
mines devaient fournir une campagne régulière.
Le Nevada n'a pas échappé à ces sortes d'excitations, d'abord à
ses débuts, ensuite à diverses reprises. J'ai assisté en 1859 au pre-
mier exode vers ce qu'on appelait alors \eê mines de Washoe, qui
manquèrent de dépeupler la Californie, et en 1868 à une seconde
poussée des pionniers. En avant! tel est resté leur cri. C'était à
White Pine, vers la limite orientale de l'état, un lieu qui n'était pas
encore marqué sur les cartes et qui depuis est devenu fameux. Mal-
gré les froids, qui furent précoces et qui à ces hauteurs et sous ce
climat particulier sont très vifs, les settlers campèrent bravement
tout l'hiver sur les nouveaux filons. Les rigueurs des hivers suivans
ne les découragèrent pas davantage. Un certain nombre de ces ex-
ploitations ont prospéré, les autres ont dû être abandonnées. Le
mineur reste rarement en place, et comme le joueur tente de toute
façon la fortune, jusqu'à ce qu'elle lui sourie; mais dans ce jeu, tout
de hasard, que de joueurs éternellement malheureux, si quelques-
uns sont favorisés outre mesure!
L'exploitation des mines métalliques passe par des péripéties
étranges. A la fm de 187/», une découverte inespérée, faite dans le
LES MINES d'or ET d' ARGENT AUX ÉTATS-UNIS. 307
filon de Comstock, sur les mines de Consolidated-Virginia, Ca-
lifornia et Op/dr, limitrophes les unes des autres et formant en-
semble un même gîte, a mis en ébullition tous les mineurs du Paci-
fique et le monde financier de San-Francisco. La Californie, qui
commence à être blasée sur ces sortes de choses et a perdu son in-
génuité première, s'est émue des nouvelles découvertes et s'est
sentie remuée dans ses entrailles comme au temps de ses argo-
nautes. Que s'était-il donc passé? Une masse énorme, sans ana-
logue jusque-là, de sulfure et de chlorure d'argent, c'est-à-dire des
deux minerais les plus riches de ce métal, venait d'être rencontrée.
Elle traversait de part en part les trois mines, commençant à Virgi-
nia, finissant dans Ophir, sans qu'on pût dire encore jusqu'à quelle
profondeur elle s'étendait. On en estimait la longueur à 1 ,200 pieds
ou 360 mètres. Le filon s'était considérablement renflé sur ce point,
comme pour donner passage à celte masse énorme et l'enserrer so-
lidement entre ses deux murs, l'un de granité, l'autre de porphyre.
La largeur de l'amas métallifère n'était pas moindre que la lon-
gueur. On a travaillé depuis lors, on travaille toujours dans cette
montagne souterraine d'argent. On estimait à 215 millions de francs
la quantité seule de métal précieux que la mine Virginia aurait
extraire à partir du dernier niveau souterrain qu'elle avait atteint
et en s'élevant au-dessus, vers les niveaux supérieurs, et l'on cal-
culait qu'elle distribuerait de ce chef J 35 millions de dividende à
ses actionnaires. Au-dessous, un puits de sondage de 15 mètres
était resté en plein minerai, et quelques-uns croyaient pouvoir por-
ter à 100 mètres la limite que le gisement atteindrait de ce côté
sur l'inclinaison du filon. Toutes les autres parties de la mine, bien
que considérées jusqu'alors comme très riches, avaient été aban-
données pour celle-là. Le filon de Comstock, par momens si fertile,
n'avait pas encore présenté, même au plus beau temps des mines
Goidd et Curry, Yellow-Jacket, Savage, etc., de telles masses de
minerai compacte, et les ingénieurs pensaient que, pour la mine
seule de California, le rendement total dépasserait 500 millions de
francs. A Ophir, le minerai valait en moyenne 6,000 francs par tonne
de 1,000 kilogrammes, et l'on avait trouvé des nids qui donnaient
au-delà de 40,000 francs. La quantité de minerai dégagée, mise en
vue, entre deux niveaux ou galeries horizontales, était évaluée en
poids à 150,000 tonnes pour Ophir seulement, d'où on en extrayait
2ZiO par jour, lesquelles alimentaient quatre moulins d'amalgama-
tion. Jamais dans aucune mine, en aucun temps de l'histoire, un
amas aussi riche et aussi puissant n'a été signalé. Pour la mine
seule de California, il a 180 mètres de long, autant de large, et at-
teindra peut-être une profondeur de 120. Les Hispano-Américains,
308 REVUE DES DEUX MONDES.
qui connaissent de longue date ces sortes de renflemens métallifères,
ces amas énormes de minerai d'argent tout à coup rencontrés, les
appellent des bonanzas.
La mise en valeur des mines d'argent, plus encore que celle des
mines d'or, a de tout temps tenté les banquiers, qui non-seulement
font des avances aux mineurs, mais encore s'intéressent directe-
ment dans la poursuite de ces exploitations. Ils s'imaginent qu'il y
a là des bénéfices plus certains que ceux du change ou de l'es-
compte, et mille fois plus fructueux. Quelques-uns y réussissent,
et souvent au-delà de toute espérance; beaucoup y perdent, et c'est
le cas le plus commun. Les banquiers de New- York, de Boston, de
San-Francisco, en ont fait les premiers la triste épreuve. A lui seul,
le Colorado a occasionné plus d'une débâcle financière. En Europe,
les hommes d'affaires les plus madrés d'Angleterre ou de Hollande
s'y sont aussi laissé prendre. Ceux qui ont conclu, il y a quelques
années, à Londres, l'achat de la trop célèbre mine Emma, dans
rutah, au prix de 1 million de livres sterling ou 25 millions de
francs, les banquiers d'Amsterdam qui ont acheté à un prix non
moins fou les mines de Caribou dans le Colorado, n'ont certes pas
eu lieu, au moins les premiers, de se féliciter de leur marché de
dupes.
La mise en action de la mine Emma est citée à Nevr-York comme
un des plus jolis tours de Yankee que frère Jonathan ait joués à
son cousin John Bull. Le minerai de ce filon fut d'abord envoyé aux
usines de Swansea, dans le pays de Galles, qui traitent le minerai
d'argent. Il y rendit 600 francs par tonne. La moitié de la mine fut
alors offerte par l'un des exploitans pour 15,000 francs, et ne trouva
pas d'acquéreur, bien que la veine se montrât de plus en plus
riche. Quelques mois après, en mai 1870, un banquier de la ville
du Lac-Salé payait 150,000 francs pour un sixième d'intérêt dans
l'Emma. L'année suivante, la moitié de la mine était vendue
3,750,000 francs à des capitalistes de New- York, et enfin au com-
mencement de 1872 toute la mine était placée sur le marché de
Londres au capital de 25 millions de francs ou 1 million de livres
sterling, dont la moitié était immédiatement souscrite et l'autre
affectée aux vendeurs. Dès le printemps de la même année, la mine
était envahie par les eaux, entièrement inondée, et l'on dit que de-
puis le minerai est de plus en plus rare et pauvre.
Toute découverte, toute exploitation de mine, est par instans la
cause de fortunes inespérées qui troublent toutes les cervelles, et
quelquefois tout d'abord celle de l'heureux gagnant. C'est une lo-
terie et des plus dangereuses. Un pauvre ouvrier mineur met par
hasard la main sur une veine riche; comme le découvreur est pro-
LES MINES d'or ET d'aRGENT AUX ETATS-UNIS. 309
priétaire du filon qu'il trouve, misérable la veille, il est million-
naire le lendemain. Qui n'a entendu parler de quelques-unes des
rencontres incroyables qui ont été faites dans les premiers temps
sur les placers aurifères? Dans les mines de quartz de Californie,
j'ai cité la chance inouie des trois pauvres Irlandais d'Allison Ranch.
On en pourrait rappeler vingt autres dont quelques-unes ont échu à
des Français. Ces fortunes quelquefois s'écroulent comme elles sont
venues, instantanément. C'est un tableau des Mille et une Nuits. La
tête se trouble, les folies commencent, la ruine vient. Au Chili, les
frères Bolados, pauvres âniers, découvrent une mine d'argent, en
tirent 3 millions 1/2, perdent tout dans le jeu, la dissipation, l'orgie;
la mine s'épuise, et ces millionnaires d'un jour n'ont plus mêm
leurs ânes pour reprendre leur premier métier! Que de frères Bola-
dos on pourrait citer dans les mines de Californie, du Colorado, du
Nevada! Et ce n'est pas seulement le cas pour les mines de métaux
précieux, ce l'est aussi pour d'autres mines. Sur les gîtes d'huile
minérale de Pensylvanie, celui qu'on appelait familièrement Johnny,
que tout le monde acclama un jour comme le roi du pétrole et qui
posséda un moment 100 millions, celui-là se vit bien vite ruiné par
des folies que nul n'a égalées; lui qui donnait comme gratification
à son cocher les chevaux et la voiture qui venaient de le conduire,
se jugea fort heureux à la fin de trouver un emploi de portier à ce
même théâtre que la veille, à Oil-City, il avait monté à ses frais.
Les grandes maisons de banque à San-Francisco, plus prudentes
en cela que celles d'Europe, n'achètent guère de mines ; mais en
prêtant de l'argent aux compagnies exploitantes, en leur faisant les
avances nécessaires pour la continuation de leurs travaux, et ce à
beaux deniers, au taux de 1 pour 100 par mois, en provoquant la
hausse et la baisse sur les stocks ou actions minières qu'elles acca-
parent, elles drainent peu à peu dans leur caisse tout l'argent ex-
trait des filons. Ces fortunes princières, comme celles des mineurs,
s'en vont souvent au premier souffle. La Bank of Cali fonda, qui a
fait récemment une formidable faillite dont le retentissement est ar-
rivé jusqu'en Europe, opérait surtout de la façon qui vient d'être dite.
A la tête de cette banque était le fameux Ralston, qui est mort su-
bitement à la suite de sa déconfiture, le 29 août dernier, en pre-
nant un bain de mer, si bien que l'on a pensé un moment qu'il
avait dû se suicider. L'existence de ce manieur d'argent, qui était à
peine âgé de quarante-neuf ans, avait été au début pleine d'aven-
tures comme celle de tant d'Américains. Né dans l'Ohio, il avait
commencé par être homme de peine à bord d'un steamer du Missis-
sipi. A l'âge de vingt-quatre ans, il attira par sa bonne mine, son
intelligence, son énergie, l'attention d'un des plus grands financiers
«^10 BEVUE DES DEUX MONDES.
de l'époque, Garrison, qui venait de fonder une maison de banque
à San-Francisco. Garrison envoya son protégé diriger une de ses
succursales dans l'isthme de Panama; en 1855, il le rappela près de
lui et l'intéressa dans toutes ses opérations. En 186/1, Ralston, dé-
sireux de voler de ses propres ailes, fondait pour son compte la
Banque de Californie. Depuis cette époque, aucune mine, aucune
voie ferrée, aucune entreprise industrielle ne s'était ouverte ou fon-
dée sur la côte du Pacifique que cet homme n'y ait eu une part.
Nous l'avons vu dans tout l'éclat de son triomphe, plus entouré,
plus sollicité qu'un ministre. Sa fortune était évaluée à 100 millions
de francs, sa maison de campagne citée comme la plus somptueuse
de Californie. Il y avait réuni jusqu'à cent convives à table, 'et pou-
vait y abriter une vingtaine de ses hôtes dans une série d'apparte-
mens royalement meublés. Ce financier ne se posait pas en Mécène,
comme ceux du siècle dernier en France, mais il faisait des séna-
teurs : à coups de dollars, il envoyait les électeurs voter pour eux.
Les mineurs du Nevada ne marchaient que sur un signe de lui.
Récemment il jetait la première pierre et prenait à sa charge la
moitié des frais de construction du Palace Hôtel de San-Francisco,
cet hôtel palais, qui coûtera, dit-on, 35 millions de francs, pourra
donner asile à 1,500 personnes à la fois, et dépassera en grandeur,
en confort et en magnificence les hôtels américains les plus renom-
més de l'Atlantique au Pacifique.
On n'est pas impunément le roi de San-Francisco. Ralston avait
un rival, Mackay, parti de très bas comme lui, et qui était, il y a
quelques années encore, ouvrier mineur dans le Nevada. Aujour-
d'hui, c'est l'homme le plus riche de toute la Californie, et sa for-
tune est évaluée à 75 millions de dollars. Il est un des directeurs
de la fameuse mine Consolidated -Vii-ginia et l'un des plus forts
actionnaires de California et d'Ophir, dont on connaît l'incroyable
richesse. Toutes les trois forment ensemble ce qu'on appelle sur la
place de San-Francisco les big bonanzas, les gros filons. D'autres
mines très importantes du Nevada, entre autres Savage et Caledo-
nia, comptent aussi Mackay parmi leurs intéressés, et il a récem-
ment fondé à San-Francisco, pour combattre l'influence toujours
plus prépondérante de Ralston , la bank of Nevada. Deux de ses as-
sociés sont d'origine aussi humble que lui, O'Brien et Flood, qui ont
débuté par être garçons de buvette, puis patrons buvetiers à San-
Francisco. Ces vendeurs de brandy, à force de verser rasade aux
spéculateurs qui opéraient devant leur comptoir, ont spéculé à leur
tour sur les actions de mines, y ont gagné quelques centaines de
mille francs, et avec cela ont acheté des pieds de filon , comme on
dit en Nevada, parce que chaque action ne représente qu'un pied
LES MINES d'or ET d'aRGENT AUX ÉTATS-UNIS. 311
de la veine, et souvent même un pouce. A ce nouveau commerce,
encore plus fructueux que le premier, ils sont devenus bien vite
millionnaires et se sont associés avec Mackay.
L'une et l'autre banque, celle de iNevada et celle de Californie,
ayant presque une égale part d'intérêt dans les mêmes mines d'ar-
gent, on s'est disputé les actions des mines. Peut-être aussi que
certaines exploitations n'ont pas donné tout ce qu'on en attendait,
si bien que, dans cette lutte à mort, la banque de Californie a
sombré, et que Ralston a eu la fm que l'on sait. Le peuple de San-
Francisco ne lui en a pas moins fait de splendides funérailles,
comme on en fit à New-York au financier Fisk , tué d'un coup de
revolver il y a près de quatre ans. Trop de gens ont eu part aux
largesses de ces millionnaires improvisés pour que ceux-ci ne
soient pas pleures à leur mort et sincèrement. Ce n'est pas d'ail-
leurs sans provoquer une émotion d'un autre genre que disparais-
sent subitement ces hommes, pour la plupart indignes, et dont
beaucoup finissent par se faire justice eux-mêmes ; ils ont tenu un
moment dans leur main une partie de la fortune publique. La fer-
meture de la banque de Californie a occasionné sur la place de San-
Francisco une crise qui heureusement n'a été que temporaire. Le
3 octobre, un télégramme annonçait au Times de Londres que la
banque venait de rouvrir ses guichets, et que les déposans y af-
fluaient de plus belle. Le croira-t-on? la foule encombrait les rues
avoisinantes et poussait des hurrahs, des bannières avaient été dé-
ployées dans la ville, un salut de coups de canon avait été tiré;
au dire d'un témoin oculaire, on se serait cru à la fête nationale du
h juillet. Ce qui était plus consolant, c'est que le commerce de
San-Francisco, un moment si troublé, était rentré dans ses voies
habituelles.
Pendant que les hommes de finance président d'une manière
aussi fiévreuse à la hausse et à la baisse des actions minières, sou-
vent la provoquent eux-mêmes, le mineur poursuit paisiblement ses
travaux souterrains, n'ayant pas quelquefois conscience de ce qui
se trame au-dessus de sa tête, et ne se doutant pas de tous les jeux
qui s'organisent autour du filon dont il suit si patiemment et si at-
tentivement les capricieuses allures. De leur côté, les ingénieurs,
les métallurgistes, s'attachent à exploiter de mieux en mieux les
veines et à retirer toujours une plus grande quantité de l'argent
contenu dans le minerai, pendant que les géologues dressent avec
un soin méticuleux la carte des gisemens, et que les statisticiens,
toujours en éveil, tiennent un compte exact et presque quotidien
de toutes les circonstances économiques de la production. Rien ne
reste en souffrance, et dans les mines d'argent comme dans les
312 REVUE DES DEUX MONDES.
mines d'or le progrès est continu, et la même vigueur est partout
appliquée à l'exploitation et à l'extraction du métal.
On peut dire qu'une métallurgie nouvelle s'est formée pour l'ar-
gent comme pour l'or. Les systèmes les plus perfectionnés sont
adoptés partout pour le fonçage des puits et des galeries, l'extrac-
tion du minerai, l'assèchement des eaux souterraines, la ventilation
des chantiers intérieurs. Les travaux sont solidement étayés, et le
foret à pointe de diamant, qui a été inventé par un Français, mais
qui n'a pas été adopté en France, est employé dans quelques-unes
de ces mines, dont il accélère singulièrement l'avancement des tra-
vaux. La dynamite, la poudre géante, ainsi nommée à cause des
effets étonnans qu'elle produit sur la roche massive, sont de plus
en plus en usage. L'emploi de ces matières détonantes s'est trans-
mis de la Californie au Nevada et s'y généralise. En ce qui regarde
le broyage et l'amalgamation du minerai (on sait que le minerai d'ar-
gent est généralement traité comme le minerai d'or par le mercure),
tous les procédés connus ont été essayés, étudiés et bien vite mo-
difiés heureusement, de même dans les cas où la fusion est néces-
saire, car il est des minerais d'argent qui sont rebelles au mercure
et ne peuvent se traiter que par le feu. Dans ces sortes de re-
cherches, où la chimie est mise sans cesse à contribution, l'état de
Colorado s'est toujours distingué au premier rang comme celui de
Nevada; quant à la Californie, elle ne cède le pas à personne dans
le domaine du traitement des minerais aurifères. Il n'est pas jus-
qu'à la ville de Chicago qui, profitant d'une situation des plus favo-
rables au voisinage de riches houillères, et sur le réseau de che-
mins de fer qui mène au grand railivay du Pacifique, n'ait établi,
elle aussi , une vaste usine pour traiter par la fusion , la liquation
par le zinc et la coupellation, les minerais d'argent de l'Utah et une
partie de ceux du Colorado. Toutefois le dernier mot n'est pas dit
encore, car une partie des mattes argentifères et aurifères continue
d'être envoyée en Europe, par exemple à Swansea, dans le pays
de Galles, et à Freyberg en Saxe, où l'on achève de les traiter. Une
plus rigide économie devra aussi être adoptée par les Américains,
pour l'ordinaire trop gaspilleurs.
Pour subvenir aux opérations métallurgiques où le feu est indis-
pensable, on trouve dans la plupart des états miniers un combus-
tible fossile de qualité à peu près satisfaisante, et des forêts dont
on tire du bois et du charbon de bois; mais c'est là le côté faible
de ces régions : elles n'ont pas véritablement le combustible qu'il
leur faudrait, et celui qu'elles ont coûte cher. Le même inconvé-
nient se présente, et plus grave encore, dans toutes les mines d'ar-
gent de l'Amérique espagnole. A Cerro de Pasco, dans le Haut-
LES MINES d'or ET d' ARGENT AUX ÉTATS-UNIS. 313
Pérou, on est réduit à faire usage de la fiente de lama desséchée.
Pour l'amalgamation, on dirait au contraire que la nature s'est plu
à disposer d'avance en Californie des mines de mercure inépuisa-
bles, entre autres celles de New-Almaden dans le comté de Santa-
Clara. Celles-ci et quelques autres mines voisines, iNew-Idria, Re-
dington, Guadalupe, fournissent à tous les états et territoires du
Pacifique tout le mercure dont ils ont besoin pour le traitement des
minerais d'or et d'argent. Les vues de la nature sont étranges.
Avait -elle quelque pensée préconçue quand elle jetait si près de
l'or et de l'argent le mercure de Californie, et qu'elle réservait à
l'Espagne les mines de mercure d'Almaden? Sans mercure, pas d'a-
malgamation possible, et par conséquent pas de traitement écono-
mique de l'or et de l'argent.
Le vif- argent se rencontre en Californie à l'état de cinabre ou ver-
millon natif d'un beau rouge, dont les Indiens, les premiers décou-
vreurs et exploitans de ces mines, se servaient jadis pour se tatouer le
visage. Le cinabre ou mercure sulfuré est presque le seul minerai
de mercure. On en retire le métal liquide par une simple distillation.
La quantité totale de vif-argent produite par les mines californiennes
a été d'environ un million de kilogrammes en 187/i, dont celles de
New-Almaden ont fourni le tiers. Précédemment la quantité était
plus considérable, et îNew-Almaden seulement rendait 1 million 1/2
de kilogrammes. Cette diminution dans la production, qui est due
ici à des circonstances purement géologiques, a concordé avec une
diminution correspondante dans les mines d'Espagne, à la suite des
événemens dont la péninsule ibérique était alors le théâtre. Il en
est résulté une hausse continue sur le métal, qui, de 6 francs le ki-
logramme, prix auquel il s'est tenu pendant bien des années jus-
qu'à 1869, est monté insensiblement jusqu'à 16 francs en 187Â; il
est aujourd'hui tombé à 10 francs. La mine d'Almaden en Espagne,
depuis longtemps louée à la maison Rothschild, et qui produit en-
viron 1 million 1/2 de kilogrammes par an, est la seule concur-
rente sérieuse des mines de mercure californiennes. Celles-ci ali-
mentent non-seulement tous les états du Pacifique, mais même le
Japon et la Chine. Dans les mers de l'Inde, elles retrouvent le mer-
cure d'Espagne comme dans la mer des Antilles : la Chine d'un
côté, le golfe du Mexique de l'autre, marquent la limite des mar-
chés respectifs. Les quelques gîtes mercuriels qu'on rencontre er.
Italie, notamment en Toscane, et à Idria dans la Garniole autri-
chienne, ou en Hongrie et en Transylvanie, enfin dans le duché
des Deux-Ponts en Allemagne, voire au Pérou à Huancavelica, qui
fut jadis si productive, terminent l'inventaire du globe en mines de
mercure et ne méritent pas de figurer à côté d'Almaden d'Espagne
314 BEVUE DES DEUX MONDES.
OU de New-Almaden de Californie. Toutes ensemble, les diverses
mines qu'on vient de citer ne dépassent pas dans leur rendement
annuel 250,000 kilogrammes ou le sixième de ce qu'une seule des
deux autres peut fournir dans une bonne année d'exploitation.
Telle est cette région heureuse qui court des bords du Missouri
au rivage da Pacifique, et qui se développe principalement sur les
flancs des Montagnes-Rocheuses, des monts Wahsatch et de la
Sierra-Nevada, région féconde en mines de tout genre, surtout en
mines de métaux précieux. En i87/i, ces mines ont produit pour
une valeur totale de 365 millions de francs d'or et d'argent, dont
130 millions en or; c'est la moitié de tout ce que le globe fournit.
L'Australie, la Sibérie, ont livré chacune environ 100 millions d'or,
et les mines de l'Amérique espagnole la même somme en or et en
argent, dont 80 millions de ce dernier métal. Tous les autres pays
ont extrait à leur tour pour une valeur de 60 à 70 millions des
deux métaux précieux. Le chilïre afférent aux Ëtats-Unis est le
plus fort que l'on y ait jusqu'ici obtenu, et il est certain qu'il sera
encore dépassé en 1875. Quelques-uns des pays miniers comme
la Californie, après avoir atteint le maximum, produisent moins
chaque année; d'autres, comme le Nevada, l'Utah, rendent tou-
jours davantage; non-seulement il y a compensation, mais dans
l'ensemble le total monte, monte sans cesse. Ne l'oublions pas,
c'est surtout aux institutions libérales dont tous ces états et ter-
ritoires jouissent, à la facilité qu'on y trouve à exploiter une mine
à peine découverte, au peu de règles restrictives imposées au tra-
vail industriel, au bon accueil qu'on fait aux immigrans, à la pos-
sibilité pour tous d'occuper immédiatement des terres et de les
cultiver, c'est à tant d'avantages réunis que ces divers états et ter-
ritoires ont dû surtout leur développement si prodigieux. Tirons-en
pour nous-mêmes une leçon profitable à l'amélioration de nos colo-
nies et comme un encouragement pour nos aflaires, car une partie
de cet or ou de cet argent nous arrive soit en lingots, soit en mon-
naie. Si jamais quelque économiste, inquiet da développement inu-
sité que les échanges prennent autour de nous, craignait que l'or et
l'argent ne vinssent à manquer aux transactions, qu'il se rassure :
les gisemens des États-Unis, disséminés au voisinage du Pacifique,
sont chaque jour plus productifs, plus étendus, et sont loin d'avoir
donné toute leur mesure. Le mot que le président Lincoln a pro-
noncé à propos de ces mines si fécondes se vérifie de plus en plus :
« c'est là qu'est le trésor du globe! »
L. Simonin.
M. CHARLES DE RÉMUSAT
Il y a six mois, la France a perdu un des hommes qui lui fai-
saient le plus d'honaeur par son esprit, par son caractère, par les
services qu'il lui a rendus à diverses époques, et l'émotion publique,
le jour de ses obsèques, a montré que la France comprenait tout
ce qu'elle a perdu. Rarement on avait vu un pareil concours de
toutes les opinions, de toutes les classes, réunies autour d'un cer-
cueil et pénétrées d'une plus sincère affliction; mais l'affliction des
collègues, des confrères, des admirateurs de M. de Rémusat ne
pouvait pas égaler celle de ses vieux amis, de ceux qui ont partagé
les joies et les tristesses de sa vie. M. de Rémusat était pour moi
un ami de cinquante ans, un ami de qui, pendant ce long espace de
temps, je ne me suis pas séparé un seul jour. C'est donc avec une
triste satisfaction que j'ai accepté la tâche de dire ici ce que je sais
du cher compagnon de toute ma vie, du représentant éminentde la
cause à laquelle je me fais honneur d'appartenir.
Je sens combien l'entreprise est difficile. Pour bien peindre M. de
Rémusat, il faudrait avoir toutes ses aptitudes, être à la fois homme
du monde et philosophe, érudit et moraliste, artiste et critique,
homme politique et auteur dramatique; il faudrait aussi avoir cette
pénétration, cette fmesse qui fait reconnaître à première vue le
fort et le faible de chaque doctrine. On a dit avec raison qu'un des
traits principaux du caractère de M. de Rémusat était la curiosité,
le goût des idées nouvelles, et c'est pourquoi on l'a quelquefois dé-
peint comme un sceptique. L'accusation est fausse. Son prétendu
scepticisme n'était que l'impartialité d'un esprit supérieur qui com-
prend tout, qui juge tout, qui n'est dupe de rien et qui garde à
travers toutes les recherches et malgré bien des déceptions un fonds
solide de convictions inébranlables. Ce qu'il était au commencement
de sa vie, il l'était encore la veille de sa mort, un libéral sincère,
exempt de préjugés, cherchant la vérité sous toutes les formes et
316 REVUE DES DEUX MONDES.
clans toutes les directions, plus préoccupé des choses que des per-
sonnes, ainsi fait, comme il l'a écrit lui-même, « qu'il lui fallait
des croyances pour agir et des raisons pour croire, » ayant d'ail-
leurs le culte du beau aussi bien que du vrai, et saluant d'une ad-
miration presque égale une belle pièce de théâtre et une forte
démonstration philosophique. « Il est, disait M. Saint-Marc Girardin,
comme certains astres : il a une atmosphère immense et un noyau
solide. »
Il ne suffit pas, pour faire connaître un tel homme, de quelques
traits ingénieusement rassemblés; il faut le suivre dans toutes les
phases de sa vie active et intellectuelle. Ce n'est donc pas un por-
trait que j'essaie de faire; c'est le résumé d'une vie consacrée tout
entière à la recherche du vrai, du bien et du beau.
La famille de M. de Rémusat était originaire de la Provence ou
du moins elle y était établie depuis longtemps. Son père, avocat-
général à la cour des aides du parlement d'Aix, y avait épousé, en
premières noces, M"'' de Saqui-Sannes, qui le laissa veuf sans en-
fans. Venu à Paris après la terreur, il épousa, en 1796, M"^ de Ver-
gennes, nièce du ministre de ce nom, dont le père était mort sur
l'échafaud, et qui n'avait alors que seize ans. Un an après, elle don-
nait le jour à un fils qui a été Charles de Rémusat. M'""" de Rémusat
était une personne d'une rare distinction, comme le prouvent sa
correspondance, deux romans dont M. Sainte-Beuve a pris connais-
sance (l), et surtout un essai sur l'éducation des femmes publié par
son fils en 1S'1I\. Les premières leçons d'une mère tendre et sensée,
quand elles s'appliquent à une nature droite et impressionnable,
laissent une empreinte qui ne s'efface jamais, et il est permis de
croire que M. de Rémusat doit surtout à sa mère la fermeté d'es-
prit et la délicatesse de sentimens qu'il a gardées à travers toutes
les épreuves de la vie.
Il passa pourtant ses premières années dans un lieu peu favorable
à l'indépendance de la pensée. La mère de M'"* de Rémusat, M'"*' de
Vergennes, avait avec M'"^ Beauharnais de bonnes relations, qu'elle
avait continuées avec M""^ Bonaparte. Quand, après la première
campagne d'Italie, le nouveau gouvernement s'établit, elle de-
manda un emploi pour son gendre, et Joséphine s'empressa d'offrir
à M'"^ de Rémusat la place de dame du palais et à son mari celle
de préfet du palais. Une position plus indépendante eût paru pré-
férable ; mais il fallait accepter ou renoncer à toute carrière pu-
blique. M. et M'"^ de Rémusat acceptèrent, et en 1802 ils s'instal-
lèrent à Saint-Cloud avec leur fils , alors âgé de cinq ans. C'était
(1) Sainte-Beuve, Portraits de femmes, — M'^^^ de Rémusat.
M. CHARLES DE RÉMUSAT. 317
encore le temps du consulat; mais bientôt commença le régime
<( où, comme l'a dit M. de Rémusat, on avait de l'esprit, mais où
l'on ne pensait pas. » A quoi bon penser quand tout était soumis à
une seule volonté, quand une consigne inflexible régissait les es-
prits aussi bien que les actions, quand la France entière paraissait
se précipiter dans la servitude volontaire? C'était beaucoup déjà
que d'avoir un avis sur Racine et sur Corneille, sur Talma et sur
les feuilletons de Geoffroy, et encore fallait-il qu'il ne fût pas trop
en désaccord avec celui du maître.
Dans le monde où il grandissait, M. de Rémusat trouvait du
moins une société qui avait le goût des lettres et à laquelle ne suf-
fisaient pas les bulletins de la grande armée. Parmi les amis de sa
mère, il y avait des femmes comme M'"'' de Vintimille et M'"" d'Hou-
detot, qui conservaient la tradition des salons du xviii" siècle, et il
n'était pas rare de rencontrer chez elle des hommes comme M. Pas-
quier, M. Mole, M. de Barante, M. deTalleyrand, tous très respec-
tueux pour l'empire, mais qui se dédommageaient en discutant libre-
ment les questions littéraires. M. de Rémusat, quand il entra au
collège, était donc tout préparé, et, sans obtenir des succès écla-
tans, il devint bientôt un des meilleurs élèves du lycée Napoléon ;
mais en même temps qu'une leçon d'un professeur ami, M. de
La Romiguière, éveillait en lui l'amour de la philosophie, il y joi-
gnait un goût prononcé pour la littérature légère, et dès l'âge de
quinze ans il faisait des chansons. Il en a fait avec succès un très
grand nombre, pendant les premières années de sa vie; c'était le
goût du temps comme celui des petits vers, et plus d'une fois des
connaisseurs crurent voir dans le jeune chansonnier un émule de
Désaugiers et de Béranger. Ce n'est pourtant pas à ce genre de re-
nommée qu'il était destiné, et, content de chanter ses chansons
entre amis, jamais il n'a souffert qu'elles fussent imprimées.
C'était d'ailleurs un singulier temps, et il l'a décrit lui-même
dans la préface du livre où il a rassemblé ses premiers écrits sous
le titre Passé et présent. « Les dernières années du règne de Na-
poléon, dit-il, avaient produit une disposition générale qui ne doit
pas faire envie... La France attristée ne se détournait pas du gou-
vernement pour chercher son salut en dehors de lui; elle en était
venue à manquer de l'illusion des souhaits. Son gouvernement
l'alarmait et ne l'irritait pas. Elle n'en désirait pas la chute, elle
n'en espérait pas la réforme; elle le regardait comme nécessaire et
dangereux, et se sentait dans une égale impuissance de lui faire du
mal ou du bien, de le contenir ou de le renverser... Dès longtemps
revenue des théories, elle conservait une aversion vague pour tous
les systèmes pris hors des faits, et, quoique froide et peu dévouée,
elle se défiait de toutes les oppositions ; elle ne croyait plus aux
318 REVUE DES DEUX MONDES.
idées, mais aux événemens. Cette disposition des esprits en poli-
tique répondait à une disposition analogue sur toutes les choses de
l'ordre moral. La philosophie, les arts, pour tout dire en un mot,
les opinions étaient resserrées dans d'étroites limites : on mettait la
sagesse dans la contrainte. Peu de mouvement, point de nouveauté,
beaucoup de prudence. On se défiait du raisonnement dans les choses
de raisonnement, de l'imagination dans les choses d'imagination...
L'esprit humain a rarement été moins fier de lui-même. C'est un
temps où il fallait être soldat ou géomètre. »
M. de Rémusat ne désirait être ni l'un ni l'autre; mais pendant
qu'il continuait ses études sérieuses tout en faisant des chansons,
l'empire penchait vers sa ruine, et un changement notable se fai-
sait dans la société naguère encore éblouie et asservie où vivaient
ses parens. Ce changement se marque nettement dans les mémoires
inédits de M™^ de Rémusat, qui contiennent des particularités très
piquantes sur la cour impériale. Les hommes d'esprit dont cette so-
ciété se composait commençaient à comprendre que le pouvoir ab-
solu perd les nations bien loin de les sauver, et l'humeur opposante
se développait, même parmi les fonctionnaires impériaux. La jeune
intelligence de M. de Rémusat les avait devancés, et il n'eut aucun
effort à faire^ quand survint la catastrophe, pour accepter comme
dédommagement des désastres de la guerre l'aurore de la liberté
constitutionnelle. Ses études, ses réflexions l'y avaient préparé, et
le souvenir de cette époque lui est toujours resté comme celui
d'une émancipation intellectuelle (1). « C'est pour cela, a-t-il dit
plus tard, que je n'ai jamais eu un grand foads d'aigreur contre la
restauration. Je lui savais gré en quelque sorte de m'avoir donné
les idées que j'employais contre elle. » Cette phrase, citée par Sainte-
Beuve, a fort ému un écrivain dévoué à la cause royaliste; mais il
a oublié de se demander pourquoi les idées apportées par la res-
tauration avaient servi à la renverser, et qui devait être tenu pour
responsable de sa chute.
M. de Rémusat n'avait pas seulement pris les devans sur les
hommes politiques qui fréquentaient le salon de sa mère , il les
avait dépassés par l'ardeur de son libéralisme naissant, et il ne
pouvait avoir l'approbation ni des royalistes, ni des fonctionnaires
impériaux qu'il y rencontrait. Pour ne pas heurter trop fortement
des opinions différentes des siennes, il prenait l'habitude de modé-
rer son ton, de comprimer sa vivacité naturelle et de suppléer par
de fines railleries à la force des démonstrations. Déjà pourtant on
pouvait remarquer en lui une grande répugnance pour les demi-
partis et pour les lâches concessions, et quand, dans le monde où il
(1) Derniers Portraits, par Saiute-Beuve. — M, de Bémusat.
M. CHARLES DE RÉ.MUSAT. 319
vivait, il entendait dire que « cela ne pouvait pas durer, » il était
fort disposé à le croire. Il n'en fut pas moins indigné du retour de
l'île d'Elbe, et plus indigné encore des transformations intéressées
qu'il voyait s'opérer autour de lui. « Il revient, disait alors M. de
Barante, pour nous déshonorer tous. » Si dévoués que ses parens
eussent été à la monarchie impériale, c'était aussi leur sentiment,
et l'empereur, qui le savait, eut soin de les exiler à quarante lieues
de Paris. Ils passèrent en famille le temps des cent jours dans la
Haute-Garonne , étrangers à tous les événemens, et c'est là qu'ils
apprirent la seconde restauration et la nomination de M. de Ré-
musat père à la préfecture de ce département, où, du fait de sa
femme, il possédait la terre de Lafitte. Si la seconde restauration
avait su se préserver des excès où elle est tomfeée, peut-être M. de
Rémusat, libéral sincère et sans parti-pris hostile, s'y serait- il ral-
lié; mais il n'en fut rien, et quand sévit la réaction royaliste, quand
le procès du maréchal Ney, celui de M. de Lavalette et les massa-
cres du midi vinrent pénétrer de douleur et d'indignation toutes
les âmes généreuses, alors les ménagemens ne lui parurent plus
de saison, et il se plaça résolument dans les rangs les plus actifs
de la politique libérale. « Nous ne savions pas, dit-il , la révolution,
c'est la restauration qui nous l'apprit. Avec une rapidité singulière,
la première vue de la restauration fît comprendre, même à ceux
qui l'accueillaient sans vive inimitié, pourquoi l'ancien régime avait
dû périr, pourquoi la révolution s'était faite. »
Après les cent jours, on le comprit bien riiieux encore, et la ré-
solution de sauver à tout prix la conquête de la révolution se grava
profondément dans les cœurs; mais les uns travaillèrent à l'œuvre
commune au moyen des sociétés secrètes et des conspirations, les
autres par les voies légales et par la discussion publique. M. de Ré-
musat fut un de ces derniers, et il ne tarda pas à prendre sa place
parmi les écrivains qui cherchaient à concilier les idées nouvelles
avec la tradition. Ainsi en 1817, quand il avait vingt ans à peine, il
écrivit, sous ce titre un peu ambitieux : la Jeunesse, quelques pages
assez vagues encore, mais qui déjà montraient les jeunes généra-
tions prêtes à paraître sur la scène avec leurs idées propres, et as-
pirant à y jouer un rôle original. Ce n'était d'ailleurs qu'un essai
qui fut suivi en 1818 de trois articles plus importans, le premier
sur la situation des gouvernemens, le second sur la bonne foi
dans les opinions, le troisième sur la révolution française, à
propos des Considérations de M""^ de Staël, qui venaient de pa-
raître. Ce dernier, communiqué à M. de Barante, fut remis par
celui-ci à M. Guizot, qui le jugea digne d'être inséré dans les Ar-
chives, dont il était le directeur. Il y parut avec une sorte de pré-
face où M. Guizot insistait sur l'influence que le livre de M'"^ de
320 REVUE DES DEUX MONDES.
Staël devait avoir sur la jeune génération, « espoir de la France,
que la révolution et Bonaparte n'avaient ni brisée , ni pervertie, et
qui voulait la liberté sans que ses sentimens et son jugement fus-
sent corrompus ou obscurcis par les intérêts ou le souvenir du
désordre. » Cet écrit, où l'empire et la restauration étaient sévère-
ment jugés, ne pouvait plaire ni aux anciens fonctionnaires de l'em-
pire, ni aux nouveaux fonctionnaires de la restauration, au milieu
desquels vivait l'auteur. Son père d'ailleurs était préfet, et l'on
s'étonnait que le fils d'un préfet se permît de critiquer le gouver-
nement servi par son père; mais dans le public vraiment libéral il
eut un grand succès. M. de Barante et M. Guizot le louèrent haute-
ment, M'"" de Broglie et M. Auguste de Staël voulurent remercier
personnellement l'admirateur de leur inère; M. Boyer-GoUard enfin
donna à M. de Bémusat une approbaiion dont il n'était pas pro-
digue. « Je vous ai relu, monsieur, » lui dit-il, et dans la bouche
de M. Boyer-Gollard l'éloge était aussi rare que complet.
A partir de ce moment, l'avenir de M. de Bémusat était fixé, et
l'on peut trouver dans ces premiers essais le germe des idées qui
l'ont dirigé pendant tout le cours de sa longue vie. L'article que
M. Boyer-Gollard avait relu commençait par ces mots : u la révo-
lution française ne fut point un accident, mais le résultat néces-
saire de tout le siècle passé... » Et l'auteur montrait qu'au milieu
du dernier siècle le contraste entre les idées et les actes était ab-
solu et qu'aucune action ne se faisait plus en conscience. Le gou-
vernement d'ailleurs s'obstinait à ne point prendre part au mou-
vement de l'esprit général, maintenait toutes ses habitudes, le
dirigeait d'après ses anciens principes et conservait les mêmes
institutions qui supposaient les mêmes croyances. Qu'arriva-t-il
alors? « On regarda la réalité et la pensée comme deux choses iso-
lées l'une de l'autre; on se dit que si, dans le domaine des idées,
il ne fallait relever que de la raison, sur le terrain des faits on ne
devait dépendre que de l'intérêt... On faisait des fautes ^ans en-
traînement; on renjplissait des devoirs sans vertu. Aucune exagéra-
tion n'était excusée par aucun enthousiasme; les prêtres étaient in-
tolérans sans être croyans, la noblesse faisait la guerre sans tenir
à la gloire; le trône n'était pas respecté, mais on l'encensait. La re-
ligion était insultée et pratiquée; les philosophes allaient à la cour,
et les citoyens obéissaient aux lois sans les aimer ni les connaître. »
Mais il venait de naître une nouvelle génération qui ne pouvait por-
ter aussi loin cette singulière facilité de penser une chose et d'en
faire une autre. Un jour cette génération se souleva contre ces
formes officielles qui ne cachaient rien de solide, contre ces faussetés
convenues qui n'étaient plus même des mensonges, puisque per-
sonne n'en était dupe, et la révolution fut faite.
M. CHARLES DE RÉMUSAT. 321
C'était un singulier phénomène que ce jeune homme, âgé de
vingt et un ans à peine, élevé dans une société aristocratique, bien
vu des dames du monde, et qui répandait de pareilles idées en
pleine restauration, au moment de la lutte la plus vive entre l'an-
cien régime et la révolution! M. de Rémusat ne niait pas d'ailleurs
que de grandes fautes n'eussent été commises de part et d'autre,
et, bien loin d'amnistier la terreur, il lui reprochait d'avoir détaché
beaucoup de Français de la cause de la révolution. « Le malheur,
dit-il, en développant quelques émotions honorables et généreuses,
avait brisé les âmes. Les excès de nos années sinistres avaient pu
ranimer les sentimens de la justice et de l'humanité; mais ils avaient
intimidé la volonté, humilié la raison. On avait rêvé de se croire
fait pour se gouverner soi-même... On s'était repris d'un goût légi-
time pour la vie paisible et régulière, pour les affections de famille,
pour les vertus privées qui paraissaient les seules solides depuis que
les vertus publiques avaient mal tenu leurs promesses. C'est de ce
temps que date l'existence d'une classe d'hommes fort nombreuse,
les honnêtes gens mauvais citoyens. »
Cette classe d'hommes, dépourvue de tout sentiment patriotique
comme de toute idée libérale et uniquement préoccupée de l'ordre
matériel, a survécu depuis quatre-vingts ans à tous les gouverne-
mens, et M. de Rémusat l'a retrouvée plus d'une fois dans le cours
de sa vie. C'est elle dont l'indifférence a encouragé la restauration
au coup d'état qui l'a perdue. C'est elle qui, sous le gouvernement
du roi Louis-Philippe, a provoqué la révolution en s'opposant à
toute réforme; c'est elle qui a battu des mains quand le président
de la république a usurpé le pouvoir, au mépris des lois et de ses
sermens; c'est elle encore qui plus récemment , au lieu d'aider
MM. Thiers et de Rémusat à constituer un gouvernement libre et mo-
déré, les a sacrifiés à de vaines terreurs et à de folles répugnances.
En la qualifiant comme il l'a fait en 1818, M. de Rémusat semblait
deviner d'avance quelle serait son action sur les destinées de la
France, pendant plus d'un demi-siècle.
Cependant à la fin de 1818 un ministère libéral, le ministère Des-
soles, s'était constitué avec l'appui des chefs du parti doctrinaire,
M. Royer-Collard, M. de Rroglie, M. Guizot. Le succès de son ar-
ticle appelait naturellement M. de Rémusat à prendre part à leurs
travaux, et pendant l'année 1819 il écrivit plusieurs fois dans les
journaux ministériels. Il écrivit même une brochure sur la liberté
de la presse, qui fut fort remarquée et dans laquelle, après avoir
montré que cette liberté était née de la liberté de penser, sous
l'ancien régime, il établissait avec une grande fermeté quelles en
devaient être les conditions sous un gouvernement libre ; quelques
TOME xij, — 1875. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
mois après, dans une autre brochure intitulée De la Procédure
par jures en matière criminelle^ il complétait son œuvre. Comme
les chefs du parti doctrinaire, M. Royer-Collard, M. de Broglie,
M. de Serre, M. Guizot, M. de Rémusat ne comprenait pas pour la
presse d'autre juridiction que le jury, et cette conviction, il l'a tou-
jours gardée.
En même temps qu'il préludait aux luttes politiques qui devaient
remplir son existence, M. de Rémusat n'abandonnait pas la littéra-
ture, et en 1819 il publiait dans le Lycée, recueil dirigé par
MM. Yillemain et Loyson, un article sur la révolution du théâtre,
où il prédisait les réformes qui étaient à la veille de s'accomplir.
Dans cet écrit, il parlait avec un grand dédain de a 'ces esprits re-
tirés qui ne produisent et n'acquièrent plus, mais qui ne peuvent
souffrir, que d'autres fassent fortune. » Puis il avertissait ces sortes
de littérateurs qu'ils étaient en péril. « L'ancien régime dramatique,
disait-il, est ébranlé; l'esprit révolutionnaire y fermente. L'insur-
rection approche. » Et il se félicitait que le public eût contracté le
besoin d'émotions plus vives et moins communes. Plus tard, au
temps du Globe, ces idées ont été fort développées et sont devenues
banales. Elles étaient nouvelles alors. M. de Rémusat traduisait au
même moment le théâtre de Goethe avec son ami M. de Guizard, et
le traité de Legibus de Cicéron pour l'édition de son ancien profes-
seur, M. Victor Leclerc; mais, dans la préface qu'il joignait à ce
traité, l'homme politique reparaissait, et dans sa peinture du parti
aristocratique de Rome, il n'était pas difficile de trouver plusieurs
traits qui s'appliquaient évidemment au parti ultra-royaliste fran-
çais.
Ce parti venait de reprendre le pouvoir, et l'essai libéral de la
restauration n'avait pas eu une longue durée. M. Dessoles avait
ccombé devant l'hostilité de la diplomatie et de la cour; M. De-
cazes, qui lui avait succédé, était tombé lui-même après l'assas-
sinat du duc de Berry. M. de Rémusat rentra alors dans l'oppo-
sition pour n'en pas sortir jusqu'à la révolution de 1830. Il avait
pris trop de goût à la politique pour se borner à la littérature, et
en 1827 il accepta avec joie la proposition que lui faisait M. Thiers
de partager la direction des Tablettes universelles, recueil pério-
dique fondé par M. Coste. « Nous sommes la jeune garde, » lui di-
sait alors M. Thiers, et il ajoutait « qu'il ne ferait jamais rien sans
lui demander d'en être. » C'est ainsi qu'a commencé cette liaison
que la mort seule a pu rompre, et où, de part et d'autre, toutes les
promesses ont été tenues. Le premier article que M. de Rémusat
•publia dans ce recueil, sur le choix d'une opinion, était surtout di-
rigé contre ceux qui, dans leur égoïsme, croient pouvoir rester froids
spectateurs des discordes civiles et conserver la neutralité entre les
M. CHARLES DE RÉMUSAT. 323
combattans. Il considérait que sans se résigner à l'aveuglement de
l'esprit de secte, à la servitude de l'esprit de parti, chacun était
tenu d'avoir une opinion et de la professer publiquement, sans
égard pour les injures de la malveillance, pour le blâme des indiffé-
rens, pour les anxiétés de l'amitié timide, u De quel prix, disait-il,
serait la vie, avec les passions qui la corrompent et les chagrins
qui la désolent, de quel intérêt serait la société, que l'erreur égare
et que la force ravage, sans le besoin de chercher la vérité et le
devoir de la dire? De quoi serviraient à l'homme ces notions ineifa-
çables, qu'il trouve en lui-même, de son origine et de sa fin, si
elles ne donnaient à sa destinée le caractère d'une mission? » Ce
n'est point là le langage d'un simple curieux, ni même d'un pur
philosophe, et la sagacité précoce de ce jeune et courageux esprit
n'avait rien de commun avec la hautaine indifférence que tant de
gens aujourd'hui prennent pour le dernier mot de la sagesse. Le
noble souci des devoirs que la liberté impose et de la puissance
qu'elle communique, M. de Rémusat le portait dans tous les sujets
qu'il lui arrivait de traiter. Son libéralisme éclairait sa critique et
faisait le fond de toutes ses opinions. Un jour, il établissait dans un
article sur la politique extérieure que dans l'état de l'Europe toutes
les guerres étaient des guerres civiles entre les partis plutôt que
entre les nations, et il prédisait que la sainte-alliance serait vaincue
par la révolution espagnole. C'était une erreur; mais elle était alors
partagée par presque tout le parti libéral. Un autre jour, dans le
même recueil, il célébrait l'alliance féconde de l'industrie et de la
liberté. Puis comparant le théâtre de Shakspeare à notre théâtre na-
tional, il montrait qu'un tel théâtre ne pouvait naître que chez un
peuple où la vie politique était universelle. En France au contraire,
avant la révolution, on finissait par oublier qu'il y eût une autre
société que la bonne compagnie, et c'est ainsi que s'expliquait la
solennité de nos formes théâtrales.
Quand M. de Rémusat écrivait dans les Tablettes, M. de Yillèle
était ministre, et son père avait cessé d'être préfet. Il n'avait plus
de ménagemens à garder, et il pouvait, sans être accusé de com-
promettre sa famille, dire ce qu'il pensait sur tout le monde et
sur toutes choses. Personne ne put donc s'étonner de le voir, au
moment des élections de 1824, secrétaire du comité général de la
gauche et écrivant dans les journaux de nombreux articles en fa-
veur des candidats de l'opposition. On sait que le parti libéral sor-
tit de ces élections plus que vaincu, presque anéanti. Les Tablettes
avaient cessé d'exister, et le champ de bataille manquait à M. de
Rémusat. U en trouva un nouveau dans le Globe, qui venait de se
fonder par le concours de MM. Dubois et Pierre Leroux. Il a dit
lui-même, dans un article sur M. Joulïroy, de quels élémens peu
324 REVUE DES DEUX MONDES,
homogènes s'était formée cette association, qui n'a pas été sans éclat.
Elle se composait, à l'origine, de trois groupes difft^rens : d'anciens
élèves de l'École normale, professeurs destitués pour la plupart,
d'écrivains politiques et de journalistes venus de divers points de
la France, enfin de jeunes gens appartenant pour le plus grand
nombre aux classes élevées par la révolution et l'empire aux fonc-
tions publiques, mais qui avaient su se défendre des pièges et des
séductions du pouvoir. C'est dans ce dernier groupe qu'il se range
lui-même, et avec lui MM. Duchâtel, Vitet, Duvergier de Hauranne.
A la direction de l'École normale appartenaient, outre M. Dubois,
MM. Jouffroy, Damiron, Trognon, Patin, Farcy, et se rattachaient
MM. Ampère, Lerminier, Magnin, et un peu plus tard M. Sainte-
Beuve. « Nous formâmes ainsi, ajoute M. de Rémusat, un faisceau
de critiques qui, je puis le dire sans témérité, exerça dans la philo-
sophie, la littérature et la politique une véritable influence pendant
les cinq dernières années de la restauration. »
Ce qu'il ne dit pas et ce qu'il ne pouvait pas dire, c'est la place
qu'il tint dans notre association. La première fois que je le vis,
c'était à la fin de l'année 182Zi, dans le salon de M. Delécluze, qui
recevait le dimanche matin un grand nombre', e jeunes artistes et
de jeunes littérateurs. Je ne puis rendre l'impression que fit sur moi
cet esprit si ferme et si fin, cette intelligence à laquelle aucun sujet
ne semblait étranger. M. de Rémusat n'était pas seulement un écri-
vain, c'était un causeur incomparable, et dans ses conversations
comme dans ses écrits il savait unir la grâce de la forme à la soli-
dité du fond. S'il parlait de choses légères, une réflexion sérieuse
ramenait de temps en temps l'esprit vers de plus graves pensées.
En revanche, il avait l'art d'animer une dissertation savante par
une observation piquante, par un trait spirituel, par une fine rail-
lerie, quelquefois même par un mot sanglant. Et au milieu des plus
vives controverses, la justesse de son esprit le préservait de tous
les excès. Ainsi quand mon ardeur contre le système dramatique
imposé par la tradition à notre théâtre m'entraînait à l'attaquer avec
trop d'âpreté, M. de Rémusat me conseillait d'être plus modéré et
faisait la part du bien et du mal. Par cette impartialité pleine de
bienveillance, il avait acquis une grande autorité parmi ses collabo-
rateurs, et son opinion était presque toujours prépondérante. Néan-
moins, dans les premiers temps du Globe, il laissait volontiers à
MM. Jouffroy et Damiron les sciences philosophiques, à M. Duchâtel
l'économie politique, à M. Vitet les beaux-arts, et il se renfermait
presque exclusivement dans la littérature proprement dite. C'est
ainsi qu'au commencement de l'année 1825 il publia, sous ce titre :
De l'état de la poésie française, une vive et spirituelle critique de
la plupart des poètes modernes qui, au lieu de chercher l'inspira-
M. CHARLES DE RÉMUSAT. 325
tion clans la connaissance de la nature, de la vie et d'eux-mêmes,
la cherchaient dans l'imitation des grands maîtres et ne produi-
saient que des œuvres glacées, d'insignifians pastiches, a Presque
tous copient, disait-il, et les plus hardis se bornent à chercher de
nouveaux modèles en substituant une école cà une autre, l'Alle-
magne à la France. » Trois poètes seulement lui paraissaient faire
exception, Casimir Delavigne, Lamartine et Béranger; mais, indul-
gent pour Casimir Delavigne et Béranger, il se montrait d'une ex-
trême sévérité pour Lamartine, dont l'imagination rêveuse lui plai-
sait peu, tandis qu'au contraire Casimir Delavigne et Béranger le
captivaient par le sentiment patriotique et vraiment français dont
les Messéniennes et les Dernières Chansons étaient empreintes.
Il était bien difficile en effet que dans ces temps agités la politique
ne se mêlât pas à toutes les discussions philosophiques ou litté-
raires. Bien qu'elle fût interdite au Globe, elle y pénétrait par tous
les côtés , et personne moins que M. de Rémusat n'était disposé à
lui fermer la porte. 11 suffit pour s'en convaincre de lire les articles
qu'il publia vers la même époque sur les mœurs du temps. C'était
le pendant des tableaux qu'il avait faits précédemment de l'état des
opinions au xviii' siècle et à la fm de l'empire; mais cette fois il
s'agissait de peindre la bonne société sous la restauration, et la
tâche était difficile pour un homme du monde. M. de Rémusat ne
recula pas devant les colères qu'd allait soulever. 11 commençait
par rappeler que tout le dernier siècle avait conspiré contre l'an-
cien régime par la conversation, « mais, ajoutait-il, comme il arrive
souvent, le complot n'a point profité aux conspirateurs... Déçue et
châtiée, la bonne compagnie s'est amèrement repentie d'avoir suc-
combé à la tentation de l'esprit. Confuse de sa faute, elle craint au-
jourd'hui, elle fuit les idées nouvelles comme des pièges, les idées
générales comme des visions; elle se reproche d'avoir trop pensé
pour son salut même en ce monde, et semble ^.yoiï juré, mais un
peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus. »
Dans cet état des esprits, il arrivait naturellement que l'absence
de principes passait pour la vraie sagesse^ et que tout homme qui
n'était pas toujours prêt à sacrifier les intérêts généraux à ses inté-
êts particuliers était considéré comme une mauvaise tête, et avait
besoin d'être excusé par ses amis. « Les opinions politiques, disait-il,
se prennent par bienséance plutôt que par conviction... On aurait
assez goûté l'empire, si ses formes brusques n'avaient quelquefois
heurté le bon goût et ses excès compromis le repos, car c'est le repos
que l'on prise avant toutes choses... Les injustices et les violences
choquent surtout parce qu'elles font du bruit. Aussi est-on souvent
tenté de se fâcher contre ceux qui s'en plaignent plus que contre
ceux qui les commettent. »
326 REVUE DES DEUX MONDES.
Que tout cela est resté vrai ! Trente ans après , sous le second
empire, une personne à qui l'on racontait quelques-unes des infa-
mies qui se commettaient impunément ne trouva rien à dire, si ce
n'est : u Heureusement cela n'est pas su. » Il y a ainsi en tout
temps des gens à qui le malfaiteur inspire moins de répugnance
que le juge.
La religion du moins était-elle prise au sérieux? Non. « Le mou-
vement religieux dont nous sommes témoins n'est guère plus de la
religion que l'agiotage n'est du commerce. C'est une vogue, un jeu,
une manie... L'orthodoxie est devenue une bienséance, la foi est
convenable, et ri'en de plus. Bizarrerie étrange , la religion, la chose
éternelle, la religion est à la mode. La bonne compagnie l'a re-
prise depuis dix ans, comme elle a repris ses titres... Quand on
dit qu'un homme est religieux, cela signifie qu'il va à la messe. Sa-
crifiez d'ailleurs votre opinion à votre fortune, abaissez- vous à mille
petitesses pour conquérir ou conserver une place, vous le pouvez et
n'encourez aucun blâme... La loi du grand monde, c'est le bon ton.
Ses arrêts sont bien plus sévères pour la manière de penser que
pour la manière d'agir. On peut tout faire dans le monde, pourvu
qu'on n'y choque point, et la bonne compagnie a des règles qu'il
est plus sûr de violer que de contredire...
a II n'est rien que n'excuse maintenant, même aux yeux de tous
les partis, le danger de se compromettre. La crainte de ce danger
s'avoue sans honte; la prudence est devenue la première vertu; la
timidité même est estimée. Une opinion toute pleine de lâcheté a
gagné jusqu'aux âmes honnêtes, elle dit à tous : Ménagez votre
position. Triste effet de l'ébranlement donné à tous les caractères et
à toutes les convictions par quarante années de vicissitudes politi-
ques ! Triste effet de cet amollissement moral que commencèrent la
terreur et l'empire, et que viennent d'achever les préjugés de cour
et les doctrines jésuitiques. De là est résulté un esprit de servilité
dont je ne connais pas d'autre exemple, parce qu'il s'allie avec le
bon goût et les belles manières, avec l'esprit, la vanité, l'honneur
même. C'est un mélange de respect pour la force et pour les con-
venances, c'est le produit de l'intérêt qui calcule et de la raison
qui doute, de la peur qui se ménage et de la médiocrité qui s'humi-
lie. Et, chose étrange, un tel avilissement n'a ni l'allure ni la re-
nommée d'un vice. Tout au contraire on en fait cas , c'est un de-
voir que le père recommande à son fils; l'expérience le prêche à la
jeunesse, l'indulgence seule excuse parfois ceux qui y manquent, et
le courage a besoin d'apologie et de pardon. »
Qui croirait que ces pages éloquentes ont été écrites il y a cin-
quante ans? M. de Eérausat y est tout entier, avec le sentiment cou-
rageux du devoir qui ne l'a jamais abandonné, avec son mépris
M. CHARLES DE RÉMUSAT. 827
pour les lâchetés contemporaines, avec sa verve railleuse. Plus que
amais elles sont bonnes à relire, et pas un mot n'en a vieilli. M de
Rémusat portait d'ailleurs la même indépendance d esprit dans
toutes les questions. Ainsi une des originalités du Globe, c'est le
courage avec lequel il défendait la grande cause de la liberté reli-
gieuse non-seulement contre les ultramontain.s, mais contre les pré-
tendus libéraux qui voulaient imposer silence à leurs contradic-
teurs Presque dans chaque numéro du journal, M. Dubois avait
sur ce point une lutte violente à soutenir, et M. de Rémusat, quand
il en trouvait l'occasion, lui venait en aide. C'est ce qu'il fit, a pro-
pos du procès intenté à M. de Lamennais, pour son écrit sur lare-
liqion considérée dans ses rapports avec Vordre politique et civil.
Certes il y avait loin de ses opinions à celles de M. de Lamennais;
mais il n'admettait pas qu'il fût interdit d'attaquer la déclaration de
1682 11 vovait d'ailleurs en lui l'adversaire le plus habile et le
plus respectkble des idées nouvelles, et il se réjouissait de rencon-
trer un contradicteur courageux et sincère dont la doctrine « bril-
lante de clarté, forte d'unité, puissante de logique, » pouvait être
combattue directement et convaincue de fausseté. Aux yeux de
M. de Rémusat, un tel homme, quelles que fussent ses erreurs,
était bien préférable aux froids prédicateurs qui allaient chercher
le mot d'ordre à la cour ou dans le salon d'un ministre. _
Dans de nouveaux articles sur la poésie anglaise et la poésie alle-
mande, sur l'histoire de la poésie française, sur le Cromwell de
M Victor Hugo, M. de Rémusat continuait à demander pour la poé-
sie française, et surtout pour le théâtre, une allure plus vive une
forme moins solennelle, et, tout en rendant justice aux grands au-
teurs du xvii« siècle, il traitait quelquefois durement leurs succes-
seurs. « Depuis Voltaire, disait-il, ce qui manque à la plupart de
nos poètes, c'est, il faut le dire tout naïvement, c'est 1 esprit. On en
pourrait citer plusieurs qui certainement n'étaient pas dénués ce
talent; mais par grand malheur ils étaient des sots. » Il était cl ail-
leurs loin d'approuver toutes les théories et surtout tous les essais
de l'école nouvelle; mais il espérait qu'elle pourrait régénérer la
poésie, qui devait cesser d'être aristocrate pour redevenir popu-
laire. En même temps il abordait des questions d'un autre ordre,
celles de l'esclavage, du droit de punir, de la peine de mort; il les
examinait au double point de vue de la philosophie et de la légis-
lation pratique, sans se laisser entraîner par l'une m par 1 autre a
des solutions absolues ou précipitées. Là encore il se gardait de
tous les excès, r^éanmoins, après avoir exposé avec impartialité e
pour et le contre, il déclarait « qu'il lui paraissait impossible que la
législation ne se rangeât pas quelque jour du parti de la philo-
sophie. ))
328 REVUE DES DEUX MONDES.
Depuis que le Globe avait été fondé, un grand changement s'é-
tait fait dans les mœurs publiques. Les opinions libérales, alors frap-
pées d'impuissance, s'étaient relevées et menaçaient de devenir pré-
pondérantes. Une loi de la presse présentée par M. de Peyronnet
était tombée devant la réprobation générale, et le jour des élections
approchait. Pour suppléer au silence de la presse soumise à la cen-
sure, une société libre, la société aide-toi et le ciel f aidera, s'était
formée par les soins de plusieurs rédacteurs du Globe. M. de Ré-
musat fut un des premiers à y entrer, comme il fut un des premiers
à en sortir, dix-huit mois après, quand il crut voir qu'elle tendait à
abandonner les voies légales. Sainte-Beuve l'a dit avant moi, « à
aucune époque M. de Rémusat n'a regardé le renversement comme
un but; mais il l'a toujours accepté comme une chance. » J'ajoute
qu'en 1827 il ne lui paraissait pas désirable de courir cette chance.
Avec la plupart de ses collaborateurs, il se réjouit de la chute du
ministère ; mais celui qui succéda fut encore loin de remplir son
attente, et il ne pensa pas que le moment fut venu de désarmer.
La passion politique était dans tous les cœurs, et les chefs du parti
doctrinaire, M. de Broglie et M. Guizot, ne conseillaient pas la ca-.
pitulation. Le Globe resta donc de l'opposition, mais d'une oppo-
sition légale et modérée. A la même époque, M. Guizot et un de ses
amis, M. de Guizard, avaient fondé, avec le concours de M. de Bro-
glie, une revue nouvelle, la Revue française, qui devait, sous une
forme différente, soutenir les mêmes opinions que le Globe. Ce fut
M. de Rémusat que l'on choisit pour écrire l'introduction, et per-
sonne mieux que lui ne pouvait justifier la devise que la Revue
inscrivait sur sa première page : et quod nimc ratio est, impetus
ante fuit. C'était un plaidoyer aussi ferme que modéré en faveur
de la liberté qui, disait-il, bien loin d'arrêter le mouvement des
sciences, des lettres, des arts, devait en faciliter le développement
à la condition que la paix régnât en même temps. « 11 a manqué,
ajoutait-il, aux vingt premières années de la révolution, d'abord la
paix et presque toujours la liberté. JNous avons la paix, et la liberté
commence. » Dans un second article sur l'état des opinions, il décri-
vait les deux classes d'hommes qui se partageaient la société fran-
çaise, ceux-ci tournant des regards d'envie et de regret vers le passé
et appelant corruption ce que d'autres nommaient perfectionnement,
ceux-là admirateurs exclusifs du présent, tournant en dérision les
traditions de leur pays et les souvenirs de la vieillesse. Néanmoins
les deux tendances étaient nécessaires, et la société ne pouvait se
passer ni d'examen ni de foi. « L'âge d'innocence des croyances était
bien court, et jusqu'ici la liberté de penser n'avait guère été soute-
nue que dans un intérêt de circonstance et par des sectes opprimées
qui l'invoquaient comme une sauvegarde. Mais les temps étaient
M. CHARLES DE RÉMUSAT. 329
changés. Le caractère dominant de la société actuelle, c'était l'im-
partialité, condition de la justice. Il y avait donc lieu d'espérer que
désormais la liberté de penser, réclamée par les vaincus, ne serait
plus mise en oubli par les vainqueurs. Ils pourraient encore l'ou-
trager sans la méconnaître, et en dépit des passions elle modérerait
leur vengeance, elle allégerait leur domination. »
A cette époque, la direction de l'opposition libérale se partageait
entre deux salons, le salon du duc de Broglie et celui de M. de La-
fayette, le premier résolu à persister dans les voies légales, tant
qu'il n'y aurait pas de coup d'état, le second plus disposé aux en-
treprises aventureuses. Dans l'un comme dans l'autre, M. de Rému-
sat tenait le premier rang, gourmandant ici certaines timidités, ré-
primant là des vivacités imprudentes, toujours maître de lui-même
et fidèle à son programme de fermeté modérée. Bientôt d'ailleurs il
put se montrer en public ce qu'il était dans les salons. Jusqu'à la
promulgation de la nouvelle loi sur la presse, le Globe n'avait pu
aborder, la politique qu'indirectement, et à propos des questions
philosophiques, législatives ou religieuses. Quand la liberté fut
rendue aux journaux, il remplit les formalités légales et devint
journal politique en même temps que philosophique et littéraire. Il
ne sacrifia pourtant pas aux nécessités de la polémique les opinions
qu'il représentait dans la presse, et il continua à revendiquer la
liberté, même en faveur des jésuites. Dans cette nouvelle phase,
M. de Rémusat, par l'étendue de ses connaissances, par la souplesse
de son talent, devint le plus précieux des auxiliaires du journal. Au
milieu des controverses quotidiennes auxquelles il prenait part, il
conservait d'ailleurs son impartialité, et tout en étant sévère pour
les fautes du ministère il ne dissimulait pas celles de la gauche. Il
inclinait visiblement vers une transaction qui, réconciliant la dy-
nastie avec les idées libérales, eût écarté toute chance de révolution.
C'est seulement au moment de la rupture de la gauche et du mi-
nistère, à propos de la loi départementale, que, d'accord avec ses
amis, il prit résolument son parti, et dénonça le ministère comme
incapable d'accomplir sa tâche. Néanmoins il ne désespérait pas
d'un rapprochement, quand le roi Charles X congédia ses ministres
et les remplaça par M. dePolignac. C'était une déclaration de guerre
audacieuse à la révolution, et à partir de ce jour M. de Rémusat,
acceptant le défi, ne garda plus aucun ménagement. Dès le lende-
main de la constitution du nouveau cabinet, il offrait l'exemple de
Hampden à l'imitation des libéraux français, et il exprimait l'espoir
que cet exemple serait suivi.
Personne n'ignore la conséquence de cet acte insensé de la cour,
l'adresse des deux cent vingt et un, la dissolution de la chambre,
l'élection d'une chambre nouvelle plus hostile encore au ministère
330 REVUE DES DEUX MONDES.
Polignac que la chambre dissoute. Pendant que ces événemens se
suivaient presque dans un ordre logique, M. de Rémusat était à son
poste, défendant contre les thèses absolutistes les principes du gou-
vernement parlementaire, dénonçant les manœuvres à l'aide des-
quelles un pouvoir sans scrupule essayait de tromper l'opinion pu-
blique, avertissant le gouvernement du péril où il se jetait par sa
folle entreprise, et ses articles pleins des rapprochemens les plus
ingénieux, des observations les plus fines, avaient le mérite de
plaire aux simples littérateurs autant qu'aux hommes politiques.
Malheureusement la polémique politique ne survit pas aux circon-
stances qui l'ont inspirée, et cette partie si importante de l'œ
de M. de Rémusat a complètement disparu.
Peu de jours avant l'adresse des 221, le Globe avait subi une
transformation. Il était devenu quotidien. Au même moment,
MM. Thiers et Mignet fondaient le National, et ils avaient proposé
aux rédacteurs du Globe de s'unir à eux pour faire un seul journal
qui représenterait la jeune génération. Quelques dissentiraens sur
des points secondaires empêchèrent ce plan de se réaliser, et les
deux journaux eurent une existence séparée; mais à peine avaient-
ils. paru l'un et l'autre qu'un double procès les appela ensemble
dans le prétoire de la police correctionnelle. Le gérant du Globe,
M. Dubois, s'y présenta entouré de tous ses collaborateurs, M. de
Rémusat à leur tête, et tous se regardèrent comme frappés par la
condamnation de leur ami. Pendant que celui-ci était en prison, la
direction politique du journal appartenait à M. de Rémusat, et il en
accepta sans hésiter la charge et le danger. A ce moment, personne
ne pouvait douter que la crise ne fût prochaine, et que, si la résis-
tance nationale était vaincue, les directeurs des deux journaux si-
gnalés comme irréconciliables ne fussent sérieusement compromis;
mais M. de Rémusat avait le bonheur de n'avoir personne dans son
intérieur qui mit la prudence au-dessus du devoir. Yeuf depuis
deux ans d'un premier mariage avec M"^ Perier, fille de M. Augus-
tin Perier, il venait d'épouser en secondes noces M"^ de Lasteyrie,
petite-fille de M. de Lafayette, et il avait trouvé en elle une com-
pagne digne de son grand-père et de son mari, courageuse, dé-
vouée, incapable de donner ou d'écouter un mauvais conseil. 11
était donc certain, quand le devoir l'appellerait, de n'en point être
détourné par les affections domestiques, et de pouvoir l'accomplir
tout entier avec l'assentiment de la personne qui lui était le plus
chère.
Aussi le coup d'état de juillet 1830 le trouva-t-il prêt. Devant
un tel acte, il n'y avait pas d'hésitation possible, et M. de Rému-
sat rédigea, de concert avec M. Thiers, la célèbre protestation qui
donna le signal du combat. Il fit plus. En tête du Globe du 27 juillet.
M. CHARLES DE RÉMUSAT. 331
il publia un article qui commençait par ces paroles hardies : « Le
crime est consommé, les ministres ont conseillé au roi des ordon-
nances de tyrannie. Nous n'appelons que sur les ministres la res-
ponsabilité de pareils actes ; mais nous la demandons mémorable.
Le Moniteur que nous publions fera connaître à la France son mal-
heur et ses devoirs... Nous ne céderons qu'à la violence, nous en
prenons le solennel engagement. Le même sentiment animera tous
les bons citoyens. » — «Après tout, disait-il en finissant, nous con-
fions sans crainte la défense de la liberté légale par les moyens lé-
gaux à la nation la plus brave de l'univers. Les jours d'une nou-
velle gloire sont venus pour la France. »
Pour qui sait lire entre les lignes , il était évident que , si les
moyens légaux ne suffisaient pas , M. de Rémusat conseillait une
autre sorte de résistance. On ne fut donc pas étonné d'apprendre
que sa liberté était menacée. Il n'en continua pas moins, pendant
le combat, de servir la bonne cause par ses écrits et par ses con-
seils. Après la victoire, il se rallia vite, avec la justesse ordinaire
de son esprit, à la seule combinaison qui fût possible et salutaire.
Petit-fils et aide-de-camp du général Lafayette, il avait un accès fa-
cile auprès de lui, et il s'interposa utilement entre la majorité en-
core incertaine de la chambre et le général, que ses anciens amis
voulaient pousser vers la république. « Il n'y a, lui dit M. de Rému-
sat, de choix à faire qu'entre une république dont vous seriez pré-
sident, et une monarchie constitutionnelle avec le duc d'Orléans.
Voulez-vous être président de la république? — Non certainement.
— Alors la question est jugée. » Elle était jugée en effet, et M. de
Lafayette accepta franchement le jugement. Dans les débats qui
suivirent et qui portaient sur la nouvelle constitution, M. de Ré-
musat eut encore à intervenir plus d'une fois entre le gouverne-
ment oi:i siégeaient MM. de Broglie et Guizot et le redoutable com-
mandant en chef de la garde nationale. 11 le fit toujours dans un
esprit de conciliation , et sans sacrifier les intérêts de la liberté ni
ceux de l'ordre. Quelques mois après, les électeurs de la Haute-
Garonne l'appelaient à prendre place dans la chambre des députés
en même temps que MM. Thiers et Odilon Barrot. A partir de ce
jour, il entrait dans la carrière où il devait finir sa vie.
C'était un véritable événement que cette entrée de la jeune gé-
nération dans la vie parlementaire, et l'on se demandait quel parti
allaient prendre des hommes qui, comme M. Thiers et M. de Ré-
musat, avaient appartenu à l'opposition la plus vive. On le sut
bientôt. M. de Rémusat ne partageait pas toutes les opinions de la
majorité conservatrice de l'assemblée, qui s'effrayait trop, selon lui,
des conséquences de la révolution; mais il s'associait moins encore
aux colères violentes et aux projets du parti contraire. Il connais-
332 REVUE DES DEUX MONDES.
sait trop d'ailleurs la pratique des gouvernemens parlementaires
pour ne pas savoir que dans une assemblée on ne peut pas marcher
seul , et qu'on est tenu de choisir entre les partis. Or, ainsi qu'il
l'a dit lui-même, « on devait ou regarder la révolution comme faite
et ne viser qu'à la durée du résultat, ou la prendre comme un com-
mencement et perpétuer l'état révolutionnaire, en un mot s'établir
dans ses conquêtes ou conquérir l'inconnu. » M. de Rémusat n'hé-
sita pas, et, placé entre les deux partis qui s'intitulaient, l'un parti
du mouvement, l'autre parti de la résistance, il choisit le dernier,
tout en le blâmant quelquefois.
Quand donc, après l'essai de deux ministères impuissans, M. Ca-
simir Perier arriva au pouvoir, il appela à lui M. de Rémusat, le
plaça dans son cabinet, et lui confia la rédaction de quelques rap-
ports et de quelques circulaires, notamment de la circulaire fa-
meuse où, sans imposer aux préfets une neutralité absolue dans les
élections, il leur recommandait de ne sacrifier aucun intérêt pu-
blic à un intérêt électoral, et de respecter scrupuleusement l'indé-
pendance des consciences. M. de Rémusat n'était pas d'ailleurs
pressé de monter à la tribune, et c'est plutôt dans le cabinet du
ministre et dans les bureaux de la chambre que son action s'exer-
çait. Néanmoins, dans la discussion de l'adresse qui suivit les élec-
tions, il prit la parole pour prouver que la doctrine de l'opposition
conduisait inévitablement à la guerre universelle, a Or, dit-il, la li-
berté, pour se maintenir, a besoin dans l'intérieur de l'ordre, à
l'extérieur de la paix. » La majorité lui prouva par ses acclamations
que sur ce point elle pensait comme lui.
Pendant toute la durée du ministère de M. Perier, M. de Rémusat
resta à ses côtés, auxiliaire habile, toujours écouté, et dont l'in-
fluence allait en grandissant chaque jour. A voir l'affection que lui
portait le chef du ministère, on pouvait croire qu'il songeait à l'atta-
cher au gouvernement par un lien plus étroit, quand une attaque de
choléra vint enlever à la France un ministre qui, dans ses rapports
avec la royauté, avait su admirablement concilier la fidélité avec l'in-
dépendance. M. de Rémusat, qui le connaissait bien, qui l'aimait, fut
plus que personne aflligé de sa mort, et dans la notice qu'il a publiée
en tête de ses discours, il a fait de ce grand ministre un portrait qui
restera. « La dernière année de sa vie, dit-il, lui a suffi pour prendre
dans l'histoire une place que quarante années remplies d'histoire
avaient laissée vide. 11 a dignement représenté la révolution au pou-
voir, c'est-à-dire la révolution qui triomphe et se modère, la révo-
lution gouvernant par la paix et par la loi. »
Après la mort de M. Perier, il s'était formé un ministère intéri-
maire qui ne put survivre à l'insurrection républicaine du mois de
juin et à la guerre civile des départemens de l'ouest provoquée par
JI. CHARLES DE RÉMUSAT. 333
M'"* la duchesse de Berry. On sentit alors la nécessité de réunir
toutes les forces du parti conservateur, et M. de Rémusat fut un
des agens les plus actifs et les plus utiles de cette alliance. Son
idéal, comme le nôtre, était l'union de M. de Broglie, de M. Thiers
et de M. Guizot dans le même cabinet ; mais cet idéal n'était pas
celui du roi, et c'est pourquoi il fut si difficile d'y arriver. On y
arriva pourtant, et le ministère dit du 11 octobre fut constitué.
M. de Rémusat n'en faisait pas partie, mais la part qu'il avait prise
à sa formation et la haute estime qu'inspiraient son esprit et son
caractère lui assuraient une grande influence sur plusieurs des
ministres principaux. M. de Broglie, M. Thiers, M. Guizot, deman-
daient ou écoutaient ses conseils, et, sans siéger dans le cabinet, il
y tenait une place importante; son action, pour être cachée, n'en
était pas moins réelle. Le gouvernement parlementaire est un gou-
vernement collectif, et il est bon que les hommes officiellement
chargés de la conduite des affaires aient des amis éclairés, impar-
tiaux, qui leur communiquent les impressions variables de l'opinion
publique et qui les avertissent de leurs fautes. Quelquefois ces amis
sont importuns, quand leur langage est trop rude; mais de la part
de M. de Rémusat ce danger n'existait pas, tant il savait bien ap-
proprier ses conseils au caractère de ceux qui les recevaient et
éviter des froissemens inutiles.
Ce n'est point ici le lieu de raconter ni de juger les actes du mi-
nistère du 11 octobre. Il suffit de dire que M. de Rémusat lui resta
fidèle jusqu'au bout, et que, le jour où une intrigue de cour sépara
M. TWers de M. Guizot, il suivit M. Guizot dans sa retraite. Mais
les destins sont changeans , et peu de mois après l'avènement de
M. Thiers à la présidence du conseil, M. Guizot fut à son tour
chargé de former un ministère avec le comte Mole. Cette combi-
naison n'était pas celle que M. de Rémusat avait désirée. Il s'y
rallia pourtant, et pour la première fois il fut appelé à une position
officielle. Il devint sous-secrétaire d'état au ministère de l'intérieur,
M. de Gasparin étant ministre. On aurait pu croire que cette posi-
tion ne conviendrait pas à la nature de son esprit; elle lui conve-
nait beaucoup au contraire, et il lui plaisait de quitter le champ de
la théorie pour entrer dans le vif et la pratique des affaires. Sur ce
terrain nouveau pour lui, il se fit beaucoup d'honneur, et quand le
ministre, ébranlé par le rejet de la loi de disjonction, tomba sur
la question des apanages, M. Guizot le comprit dans la liste minis-
térielle qu'il présenta au roi; mais à cette époque le roi avait moins
de goût encore pour M. Guizot que pour M. Thiers, et ce fut le
comte Mole qu'il chargea de former un cabinet. M. de Rémusat
rentra alors dans la portion indépendante de la chambre avec^une
tendance marquée vers l'opposition, et quelques mois après, quand
33/i REVUE DES DEUX MONDES.
la coalition se forma, c'est clans son salon que M. Thiers et M. Gui-
zot se concertèrent pour la première fois. M. de Rémusat n'était
pas des plus ardens à entamer cette campagne parlementaire. Il
craignait qu'elle ne fût mal interprétée, et il lui paraissait plus que
jamais difficile d'obtenir l'union sincère de M. Thiers et de M. Gui-
zot. Néanmoins l'intérêt du gouvernement parlementaire, si grave-
ment compromis par le ministère dont M. Mole était le chef, l'em-
porta sur toute autre considération, et la coalition une fois formée
le compta parmi ses partisans les plus résolus. On sait quel en fut
le résultat. Le ministère vaincu renvoya la chambre devant les élec-
teurs, qui prononcèrent contre lui une condamnation définitive. Mal-
heureusement de tristes différends, où les amours-propres eurent
plus de part que les opinions, empêchèrent les coalisés vainqueurs
de recueillir les fruits de leur victoire, et ils perdirent l'occasion de
fonder le gouvernement parlementaire sur une base solide. Dans
la dernière réunion, où la question se débattit entre les représentans
des divers groupes de la gauche modérés, du centre gauche et du
centre droit, M. de Rémusat combattit avec beaucoup d'éloquence
les vues exclusives de quelques-uns de nos alliés. Laissant de côté
les vieilles classifications, il démontra « qu'il y avait, pour assurer
la victoire de la coalition, de grandes choses à faire et beaucoup
d'obstacles à vaincre. Or n'était-il pas évident qu'un ministère
constitué sur une base étroite et réduit à une majorité de quelques
voix serait incapable de vaincre ces obstacles et de faire ces
grandes choses? Un tel ministère aurait nécessairement à compo-
ser avec les députés, avec le roi, avec tout le monde, et sa vie
s'épuiserait à chercher les moyens de vivre. On allait donc sacri-
fier la réalité à l'apparence et prendre l'ombre pour le corps (1). »
Ces paroles si vraies et si fortes ébranlèrent plus d'une conviction,
mais se brisèrent contre des partis-pris. La gauche et le centre
gauche acceptaient dans le cabinet M. Duchâtel et M. de Rémusat ;
mais ils excluaient positivement M. Guizot du ministère de l'intérieur,
et M. Guizot n'y pouvait consentir. A dater de ce jour, la coali-
tion fut rompue ; les efforts que M. de Rémusat fit avec nous pour
la renouer furent inutiles, et chacun suivit sa voie. Il restait con-
vaincu, à la fin de sa vie, que là était le salut, et que, si le ministère
qu'il demandait alors s'était formé, la révolution de 18A8 aurait pu
être évitée.
Quoi qu'il en soit, à la suite d'une émeute qui éclata dans les
rues de Paris, un ministère se forma où nç siégeait aucun des chefs
de la coalition, ni M. Thiers, ni M. Guizot, ni M. Rarrot, et dont
(1) Je copie ces paroles dans un récit de la coalition que j'ai écrit pendant l'été qui
l'a suivie.
M. CHARLES D£ RÉMUSAT. 335
l'existence ne fut pas longue. M. Thiers fut alors appelé par le roi,
et il proposa à M. de Rémusat d'entrer avec lui comme ministre de
l'intérieur. Bien que, depuis plusieurs années déjà, les opinions
de M. de Rémusat ne fussent plus celles de M. Guizot et de M. Du-
châtel, il lui en coûtait de se séparer officiellement de ces deux
hommes d'état, et il ne céda qu'aux vives instances du duc de Bro-
glie. Encore fallut-il, pour obtenir son consentement, qu'un de ses
amis, M. Jaubert, voulût bien devenir son collègue. J'ai été témoin
dans le cabinet du duc de Broglie de ses hésitations et des efforts qu'il
eut à faire pour les surmonter, non certes qu'il n'eût en M. Thiers
une entière confiance, mais parce qu'il craignait que le parti du
dernier ministère n'attribuât à l'ambition ce qui était chez lui un
acte de dévoûment. Pendant tout le cours de sa vie , M. de Ré-
musat avait moins tenu au pouvoir qu'à la considération, et si im-
portante que fût l'approbation de M. de Broglie, elle ne suffisait pas
à sa délicatesse.
En devenant ministre de l'intérieur, il était forcé de surmonter sa
répugnance pour la tribune. Sûr de lui-même la plume à la main,
il se méfiait de son talent pour la parole, et plus d'un de ses collè-
gues s'étonnait qu'il n'eût pas pris comme orateur le même rang
que comme écrivain. Cela tenait surtout à son horreur pour les
lieux-communs. On ne réussit jamais mieux à la tribune que lors-
qu'on y dit simplement des choses que tout le monde croit avoir
pensées, et les raffinemens' nuisent à l'effet au lieu de l'augmenter.
Or M. de Rémusat était au nombre des délicats qui craignent sur-
tout le banal. 11 écartait de propos délibéré ce que d'autres avaient
déjà dit, ou bien il donnait à sa pensée un tour plus littéraire que
politique; mais cette particularité de son esprit ne pouvait pas s'ap-
pliquer aux explications quotidiennes d'un ministre exposant devant
une assemblée les affaires courantes de son ministère. La première
discussion d'ensemble qui eut lieu après la formation du nouveau
cabinet lui fournit pourtant l'occasion de prouver qu'il pouvait être
orateur aussi bien qu'écrivain. Quand l'ordre est rétabli, disait-il,
la politique peut- elle rester la même qu'au temps du désordre,
et faut-il opposer au rapprochement des partis les querelles du
passé? Non certainement. Et, répondant à M. de Lamartine, qui vou-
lait séparer les idées libérales des révolutions, il demandait si les
idées libérales pouvaient faire leur chemin dans le monde sans que
les événemens les aidassent à triompher. « Les révolutions, ajoutait-
il, c'est l'avènement des idées libérales. C'est presque toujours par
les révolutions qu'elles prévalent et se fondent , et quand les idées
libérales en sont véritablement le principe et le but, quand elles
leur ont donné naissance, et quand elles les couronnent à leur
dernier jour, alors ces révolutions sont légitimes. »
336 REVUE DES DEUX MONDES.
J'ai souvent interrogé M. de Rémusat sur les actes de son minis-
tère. 11 n'en regrettait aucun, à l'exception peut-être du discours
qu'il prononça le 12 mai, pour annoncer à la chambre le retour en
France des cendres de Napoléon. Mais personne alors ne croyait
que la légende impériale eût tant de racines dans les classes popu-
laires, et l'accueil que Strasbourg avait fait au prince Louis entre-
tenait l'illusion. On ne soupçonnait pas que ce même prince pût
un jour s'asseoir sur le trône, au risque d'amener, pour la troisième
fois dans ce siècle, les étrangers à Paris, M. de Rémusat et ses
collègues ne voyaient donc en Napoléon que le grand général
vaincu par la coalition et dont la gloire appartenait à la France.
D'autres furent plus prévoyans, et l'événement leur a donné raison.
En réunissant la gauche modérée au centre gauche et à la partie
libérale du centre droit, le ministère dit du 1'''' mars essayait de
réaliser le programme de la coalition, et il est probable qu'il eût
réussi, si la question égyptienne n'était pas venue troubler toutes
les combinaisons. On sait quelle fut dans cette grande crise la con-
duite du ministère. Ni M. de Rémusat, ni aucun de ses collègues
n'avaient été d'abord aussi belliqueux que la cour ; mais ils ne
voulaient pas que le gouvernement s'avançât pour reculer ensuite,
et quand arriva le moment d'ouvrir la session, le conseil chargea
M. de Rémusat de préparer un discours de la couronne qui fût à la
fois ferme et modéré. Ce discours, soumis au roi, ne fut point
agréé, et M. Guizot remplaça M. Thiers. A partir de ce moment,
M. de Rémusat rentra dans l'opposition, et il eut, comme tous ses
collègues, bien des amertumes à subir. Il s'en consolait en enten-
dant le duc de Rroglie répéter à tous ceux qui l'entouraient a qu'en
ce qui touchait à la question extérieure le ministère de M. Thiers
n'avait pas fait une faute et qu'il se considérait comme solidaire de
tous ses actes. » Pour la seconde fois d'ailleurs il eut l'honneur,
dans la discussion de l'adresse, de défendre la politique du 1" mars
contre les attaques de M. de Lamartine, et l'on remarqua beaucoup
cette phrase, par laquelle il terminait son discours : a ce n'est pas
par l'humiliation delà politique étrangère que s'est établie l'autorité
de Guillaume III, et croyez-moi, quand vous aurez rapetissé la
monarchie, vous ne l'aurez pas sauvée. » Cette allusion à la politique
de Guillaume III dans un tel moment parut presque factieuse.
M. de Rémusat prit encore la parole pour soutenir la loi des for-
tifications de Paris, décrétée par le ministère du l^"" mars, et
l'année suivante pour défendre la loi des incompatibilités parle-
mentaires, proposée par M. Ganneron. Deux ans après, il se char-
geait lui-même d'en renouveler la proposition au nom de l'in-
dépendance de la chambre, et il la reproduisit chaque année,
sans parvenir à la faire prendre en considération. A ce moment.
M. CHARLES DE REMUSAT. 337
M. de Rémusat, fort dégoûté de la politique, était revenu avec une
nouvelle ardeur à ses études philosophiques et littéraires, et en
18Z|2 il publiait, sous le titre d'Essais de philosophie, deux volumes
oii il avait réuni divers essais écrits par lui à diverses époques. Il
ne se dissimulait pas que depuis quelques années la philosophie
était l'objet de l'indifférence publique, mais il démontrait, dans
une forte introduction, que, volontairement ou involontairement,
elle se mêlait à toutes nos pensées et à toutes nos actions. On avait
beau faire, la notion du droit était au fond de tous les esprits, et,
disait-il, « je n'ai pas ouï parler d'une nation qui eût gravé au
frontispice de sa constitution la déclaration des intérêts de l'homme.
De toutes parts on parle de droits ; ce sont des droits qu'on réclame,
et, pour les établir, c'est l'éternelle raison qu'on invoque. » Puis il
montrait que, dans un temps surtout de découragement et de scep-
ticisme, la philosophie était nécessaire « pour rouvrir cette région
élevée où la vérité est stable, où se réconcilient la théorie et l'ex-
périence, la nouveauté et la durée, la spéculation et la réalité. »
M. de Rémusat appartenait à la grande école spiritualiste et ra-
tionnelle que M. Royer-Gollard avait inaugurée au commencement de
ce siècle, et dont M. Cousin et M. Jouffroy, ses deux amis, étaient
les maîtres principaux ; mais il y portait les caractères propres de
son esprit, une curiosité impartiale et le besoin d'appuyer les vieilles
vérités sur des raisons nouvelles. De là surtout le grand intérêt qui
s'attache à ses études sur Descartes, sur Reid, sur Kant, sur M. de
Tracy, sur Broussais, sur l'esprit et sur la matière. Même à propos
des solutions qu'il accepte, M. de Rémusat a des objections à pré-
senter, des réserves à faire, des amendemens à proposer, des aper-
çus nouveaux à produire. De plus compétens ont montré ici même
quelle originalité il a toujours apportée dans ses recherches philoso-
phiques, sans avoir la prétention d'être un chef d'école, et quels
services il a rendus à la science. Il reconnaissait que des forces
aveugles peuvent, à la rigueur, expliquer le mécanisme de l'uni-
vers ; mais elles ne sauraient rendre compte de la variété régulière
et de l'harmonie constante des êtres. Il fallait donc découvrir au-
delà des forces aveugles une force intelligente. Telle était la pensée
dominante de M. de Rémusat, et c'est, il l'a dit lui-même, au sen-
sualisme et au scepticisme qu'il voulait faire la guerre en publiant
ces études ; jamais le moment ne fut plus opportun. Ne voyait-on
pas croître et s'étendre presque sans résistance l'incrédulité morale
et philosophique, et se matérialiser une société engourdie? a Toute
idée, disait-il, est désormais suspecte; tout intérêt se croit respec-
table à titre seulement d'intérêt, et se proclame ingénument supé-
rieur à toute opinion. Les égaremens de la pensée et de la parole
TOME XII. — 1875. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
paraissent des motifs suffîsans pour récuser sans choix la parole et
la pensée, et notre temps, en défiance de lui-même, semble prêt à
croire que le siècle s'est trompé. » Contre ce matérialisme social,
M. de Rémusat invoquait le secours d'une philosophie mâle et sage
qui montrerait la bonne route aux esprits engagés dans d'autres
voies. « Elle a, disait-il, d'autant plus à faire qu'elle semble moins
écoutée, et, loin de se laisser enchaîner dans les entraves du doute
ou dégrader dans l'abaissement du sensualisme, elle doit donner à
la société même un nécessaire exemple en conservant intactes, au
moins pour l'esprit humain, la liberté et la grandeur. »
On retrouve dans ces belles paroles les nobles préoccupations de
M. de Rémusat, celles qui l'assiégeaient à son entrée dans la vie et
qui l'ont suivi jusqu'à la mort. Quelques années plus tard, chargé
par l'Académie des Sciences morales et politiques d'un rapport sur
le concours ouvert pour l'examen critique de la philosophie alle-
mande, il examinait avec la même indépendance d'esprit les sys-
tèmes de Kant d'abord, puis de ses continuateurs Fichte, Schelling,
Hegel ; il en signalait les lacunes, il en montrait les inconséquences,
et, sans nier ce qu'il y avait dans toutes ces théories « d'idées pro-
fondes, de pensées fines et de partielles vérités, » il concluait en
reprochant à cette philosophie d'avoir été infidèle à la sage et sûre
méthode inaugurée par Descartes, pour aboutir à des hypothèses
impossibles.
Mais chez M. de Rémusat la science n'avait point éteint l'ima-
gination, et l'artiste était encore vivant à côté du philosophe. Dans
les derniers temps de la restauration, quand la société tout entière
était occupée de la rénovation du théâtre, il avait composé trois
drames non représentés, mais qui, lus dans quelques salons, nous
avaient charmés. Le premier de ces drames, le Fief^ écrit en douze
jours à la campagne, en 1824, était le tableau vivant des mœurs
féodales et des guerres civiles suscitées par le conflit des suzerai-
netés. Si le fief de Montciel, situé sur la limite de la France et de
la Bretagne, a pour suzerain le roi de France, l'héritier légitime est
le neveu du dernier seigneur revenu de la croisade; si au contraire
le fief relève du duc de Bretagne, l'héritage appartient à la fille.
Heureusement les jeunes gens s'aiment, et le drame finit par un
mariage après une suite d'aventures où figurent, à côté du roi de
France et du duc de Bretagne, un grand nombre de personnages
secondaires, dont chacun représente une des classes dont se com-
posait la société féodale. Il y a entre autres un chapelain que la
dame châtelaine appelle pour recevoir sa confession, à la condition
qu'il ne se permettra pas de contrôler sa conduite, et qui accepte
docilement cette étrange condition. Il est difficile de ne pas voir
M. CHARLES DE EÉMUSAT. 339
dans cet épisode un signe de la lutte alors engagée entre le clergé
et le parti libéral, et qui malheureusement dure encore.
C'est aussi en douze jours et à la même époque que fut écrit le
drame intitulé une Habitation à Saint-Domingue ou l'insurrection.
Le premier acte de ce drame montre l'intérieur d'une famille de
planteurs composée du père, de la mère, d'une jeune fille plus hu-
maine que ses parens et d'un fils qui suit avec la plus grande sym-
pathie les progrès de la révolution française sans se douter du
contre-coup qu'ils peuvent avoir dans la colonie. La jeune fille de-
mande grâce pour un vieux nègre que l'on fouette sous les fenêtres
de l'habitation, et la mère croit la satisfaire en donnant l'ordre
« qu'on empêche cet homme de crier. » Quant au fils, il revient du
Cap, où il a eu le bonheur de serrer la main d'un membre de l'as-
semblée nationale qui vient d'arriver dans l'île, et dont le langage
philanthropique le remplit d'enthousiasme; mais, tout en donnant
à un de ses nègres le nom de Jean-Jacques en mémoire de l'im-
mortel auteur du Contrat social, il n'ea veut pas moins que le
moindre désordre parmi ses nègres soit sévèrement puni, et il se
plaint du curé, qui leur donne la folle idée de se marier et d'aller à
l'église, comme si le mariage et l'église étaient faits pour eux. En-
tourez maintenant cette habitation d'une foule de nègres et de né-
gresses qui ont toutes les passions de l'esclavage, les uns violens et
prêts à la révolte, les autres vils et dissolus, puis placez dans ce
milieu le délégué de l'assemblée sot et vain, bourré de lieux-com-
muns sur la nature, sur les droits de l'homme, sur l'égalité, et
débitant ces lieux-communs d'un ton solennel en présence des
nègres qui l'écoutent avec bonheur. Voyez en même temps l'effet
que produit ce langage inusité sur la famille du planteur que rien
n'a habituée à considérer les nègres comme des hommes. Imaginez
ensuite une jeune négresse aimée d'un nègre marron, que le fils
de la maison a prise par force et que son amant a fait vœu de ven-
ger. Cependant une insurrection redoutable se prépare sous les
yeux du membre de l'assemblée nationale, imperturbable dans son
optimisme, et convaincu qu'avec quelques bonnes paroles il va tout
calmer; mais l'insurrection éclate, et la famille entière périt par le
fer et le feu, tandis que les noirs vainqueurs se révoltent contre
leur chef.
Tel est, dans ses traits principaux, ce drame écrit sous une
double inspiration, la haine de l'esclavage qui altère chez de très
honnêtes gens tous les sentimens humains, le mépris pour les dé-
clamateurs imbéciles qui croient n'avoir qu'à se montrer pour dis-
siper tous les préjugés et enchaîner toutes les passions. Le tableau
peut être quelquefois un peu chargé, il est vrai et piquant, et j'ai
retrouvé en le lisant mes anciennes impressions.
340 REVUE DES DEUX MONDES.
Le drame de la Saint-Barthélémy a plus d'importance encore.
M. de Rémusat l'a composé au temps même où M. Vitet écrivait
avec tant de verve les scènes de la Ligue. Il cherchait d'abord l'effet
théâtral; mais, dit-il dans un avertissement qu'il a joint au drame,
« en avançant j'ai changé de but et rabattu de mes prétentions. En
approfondissant ce sujet et remontant aux sources, je me suis senti
de plus en plus captivé par l'étude des mœurs, des opinions, des
caractères, par la recherche du secret des événemens, et il en est
résulté, je le crains, une composition plus historique que drama-
tique. » Ce n'en est pas moins une œuvre fortement conçue, habile-
ment exécutée, et où ne manque pas l'effet théâtral sacrifié par
l'auteur. Ce sont par exemple de très belles scènes que celle où
Goligny blessé tient conseil avec ses amis et quelques ministres de
sa religion sur le parti qu'il doit prendre, et surtout celle où la
reine Catherine, le roi, le duc d'Anjou et les principaux conjurés,
réunis au Louvre quelques instans avant l'heure du massacre pro-
jeté, passent de l'espoir à la crainte, de la confiance au décourage-
ment, selon les bruits qui leur parviennent; mais la partie la plus
remarquable du drame, c'est sans contredit la peinture des carac-
tères : Coligny, simple, intrépide; le duc de Nemours, méchant et
lâche; le garde des sceaux Birague, formaliste et doucement impi-
toyable; Montgommery et Tavannes, l'un protestant, l'autre catho-
lique, résolument contraires à toute transaction et brûlant de
prendre les armes; le comte de Retz et le baron de Sauves, mi-
nistres complaisans, empressés à plaire; le duc de Guise, résolu,
ardent, présomptueux; le roi Charles IX enfin, âme basse, esprit
débile, tremblant devant Coligny et devant sa mère, incertain jus-
qu'au dernier moment, entraîné enfin par l'amour-propre royal,
puis enivré par la vue du sang et abattant, à coups d'arquebuse, de
sa propre main, les protestans qui cherchent à se sauver. L'action
sans doute marche trop lentement pour que la pièce puisse être re-
présentée; mais, imprimée, elle n'aurait certainement pas moins de
succès que les scènes de la Ligue.
Plusieurs années s'étaient écoulées, et le gouvernement était
changé quand le désir vint à M. de Rémusat de renouveler cette
tentative avec un point de départ philosophique. Il se demanda « s'il
n'y aurait pas moyen de concevoir un ouvrage où la puissance de
l'esprit, devenue supérieure à celle du caractère, serait mise en
présence des plus fortes réalités du monde social, des épreuves de
la destinée, des passions même de l'âme. » La lutte de l'esprit tout
seul avec la vie tout entière lui paraissait intéressante à décrire, et
il cherchait dans quel temps, sur quelle scène, par quels person-
nages il serait bon de la représenter quand un hasard lui fit voir
sur l'afîiche d'un théâtre le nom d'Héloïse, suivi du nom d'Abélard.
M. CHARLES DE RÉMUSAT. 341
Son héros était trouvé, « et, dit-il, je composai un ouvrage en forme
de roman dramatique qui s'appelait Abélard. »
C'était en effet un admirable sujet qui donnait à l'artiste comme
au philosophe le moyen de peindre tout à la fois les ardeurs de la
passion et la lutte des doctrines, le mouvement populaire et la vie
des écoles. Si M. de Rémusat s'était borné à mettre en scène la
partie romanesque de la vie d' Abélard, son drame ne serait pas
sorti du cadre ordinaire; mais il avait une ambition plus haute, et il
voulut montrer, à côté de l'amant d'Héloïse, le philosophe, le théo-
logien, le politique. Il fallait donc introduire dans le drame la
grande querelle des universaux qui a tant occupé le moyen âge,
faire assister le spectateur ou le lecteur à la lutte d' Abélard et
de Guillaume de Champeaux dans le cloître de Notre-Dame, puis
Guillaume de Champeaux vaincu et Abélard maître de l'école de
Paris, le conduire h Laon, sous le prétexte d'y apprendre la théo-
logie de la bouche d'Anselme de Laon, célèbre docteur en divinité,
en réalité pour y prêcher le rajeunissement de la théologie en met-
tant la foi sous la protection de la raison et de la scolastique. Assu-
rément la tentative était osée, et tout autre que M. de Rémusat y
aurait échoué. Il est au contraire parvenu à jeter sur ce sujet, in-
grat en apparence, le plus vif intérêt par un mélange heureux de
dissertations philosophiques et de conversations familières. A côté
des maîtres qui professent, il a placé habilement des écoliers qui
raillent et dont les interruptions répétées animent et égaient les
scènes les plus sérieuses. Puis, la leçon finie, ces écoliers se retrou-
vent soit aux portes de l'école , soit au cabaret , échangeant de
joyeux propos, dissertant plaisamment sur les catégories et chan-
tant les louanges du maître. Parmi ces écoliers, il en est un sur-
tout, Manégold, goguenard, brave, libertin, qui prend tout de suite
le parti d'Abélard contre Guillaume de Champeaux et qui lui prouve
son dévoûment en le conduisant au cabaret où se rassemblent ses
camarades. Il en est un autre, Hilaire, non moins dévoué que Ma-
négold, mais discret, sérieux, et qui veille sur lui avec la tendresse
d'un fils. Ce sont enfin à Paris des scènes populaires pleines de vi-
vacité et d'entrain, et à Laon une scène d'un tout autre genre qui
se passe en présence du sire de Garlonde, sénéchal du roi, dans
une séance du chapitre où apparaît d'une manière piquante le con-
flit entre la puissance royale et la puissance du clergé au temps de
Louis VI.
Abélard vainqueur d'Anselme à Laon, comme à Paris de Guil-
laume de Champeaux, revient à Paris, couvert de gloire, prendre la
direction de son école; mais la philosophie et la théologie ne sufJ]-
sent pas à remplir la vie, et le moment était venu où une autre
passion devait s'emparer de son cœur. Depuis qu'il était célèbre, le
3A2 REVUE DES DEUX MONDES.
chanoine Fulbert l'avait plusieurs fois pressé de venir donner des
leçons à sa nièce Héloïse, personne accomplie et déjà savante. Abé-
lard s'y était toujours refusé. Enfin , entraîné par son disciple Hi-
laire, cousin d'Héloïse et qui l'aime en secret, il se détermine à se
présenter chez elle, et il est tout de suite ébloui. Rien de plus char-
mant que la première entrevue des deux amans où l'on voit naître
le double sentiment qui doit les unir, Abélard s' étonnant d'avoir
hésité si longtemps à enseigner une telle écolière, Héloïse fière
qu'un si grand maître consente à lui donner des leçons. Puis à
quelques jours de distance vient l'admirable scène de la séduction
qui rappelle le fameux épisode de Françoise de Rimini, puisque
c'est en lisant ensemble l'héroïde d'Ovide, Hîro et Ltandre, que les
tendres aveux sont faits et les derniers mots prononcés; mais aupa-
ravant que de passion dans l'argumentation éloquente d' Abélard
sur le néant de la science sans l'amour, sur le besoin qu'il éprouve
de trouver une âme qui réponde à la sienne! Quelle adorable sim-
plicité dans le tendre abandon d'Héloïse, heureuse d'être aimée
par le premier homme de la terre, et prise par l'esprit plutôt que
par les sens! Et quand aux déclarations d'Abélard, qui la presse,
elle répond en se mettant à genoux par cette parole de saint Au-
gustin : m?za et fac quod vis, on sent que tout est fini et qu'il n'y
aura plus de résistance à vaincre.
Tout entier à son bonheur, Abélard néglige son école et repousse
les disciples qui sont affamés de sa parole, et le jour du premier
rendez-vous il ferme sa porte à saint Bernard, qui, sous l'habit d'un
simple religieux, veut l'arracher à l'hérésie. Héloïse l'attend, et la
controverse le fatigue.
On sait l'afïreux dénoûment de leurs amours. Le bruit de ses
fréquentes visites à la rue des Chantres s'est répandu. Une pre-
mière fois Manégold, avec l'aide de deux chasublières de ses amies,
l'a sauvé d'une embûche; mais ceux de ses disciples qui se sont sé-
parés de lui ne laissent pas s'apaiser les rumeurs populaires, et il
est poursuivi jusque dans les cours de l'école par des couplets in-
famans. Cependant de fâcheux présages assiègent le cœur d'Hé-
loïse, et dans un dernier rendez-vous Abélard lui propose de se
marier. La noble fille refuse, « elle ne veut pas, dit-elle, accepter
le sacrifice de la liberté, de la dignité, de la sainteté de son amant, »
et elle met son honneur à rester sa maîtresse et sa servante. Pour
vaincre cette résistance- singulière, Abélard a besoin de toute son
éloquence, et c'est le lendemain, au moment où il va entrer dans la
chambre de son épouse, qu'il est saisi par les assassins aux gages
de Fulbert et horriblement mutilé.
A partir de ce moment, une vie nouvelle commence pour Abélard
et pour Pléloïse. Héloïse, transportée violemment dans le couvent
M. CHARLES DE RÉMUSAT. 343
d'Argenteuil, y regrette amèrement le bonheur perdu, s'étonne de
ne recevoir d'Abélard aucune marque d'intérêt et refuse de se faire
religieuse, jusqu'au jour où une lettre d'Abélard, apportée par le
fidèle Hilaire, lui demande cette nouvelle preuve de son dévoû-
ment. Héloïse alors obéit comme toujours à son maître, avec dou-
leur, mais avec une tendre résignation. Cependant Abélard, qui a
aussi prononcé ses vœux, fonde le couvent du Paraclet, entouré de
ses disciples, et cherche à oublier son malheur dans des rêves de
puissance et de domination sur les intelligences; mais sa glose sur
la trinité n'est pas orthodoxe, l'accusation d'hérésie commence à
l'atteindre et il est sommé de comparaître devant le concile de Sens,
à sa grande satisfaction, tant il se croit sûr de la victoire, mais à
l'effroi de ses disciples, plus prudens que lui et qui connaissent
mieux ses ennemis.
M. de Rémusat trouvait là une occasion de mettre en scène une
de ces solennités religieuses et politiques qui plus d'une fois ont
attristé les pages de l'histoire. Il l'a saisie avec une incontestable
supériorité. C'est au milieu des agitations du peuple rassemblé en
foule devant la cathédrale que s'ouvre le concile. Le peuple est cu-
rieux devoir Abélard dont on parle tant; mais il n'est pas moins
curieux de voir Bernard de Clairvaux, le roi, la cour et la proces-
sion du concile. Les accusations d'hérésie, de sorcellerie portées
contre Abélard ont d'ailleurs fait leur chemin, et c'est en vain que,
par l'avis de Manégold, il a cherché à s'aboucher avec quelques
hommes énergiques des classes populaires, et à s'assurer l'appui du
chancelier. Pour triompher de ses ennemis, il ne lui reste qu'une
ressource, l'influence de la parole; mais Bernard est trop habile
pour la lui laisser, et il fait décider par le concile, malgré l'avis de
l'archevêque de Sens, que l'on se bornera à lire à Abélard la liste
de ses erreurs, et que la seule question qui lui sera posée est celle
de savoir s'il se rétracte et s'il se repent. « Le concile, dit-il, n'est
pas une école, c'est un tribunal; la défense de l'hérésie est pire
que l'hérésie même. On s'en rend complice quand on la tolère. »
Abélard réclame, il proteste; il en appelle au roi, présent au con-
cile; mais ce roi n'est plus le sage Louis VI, et il n'est pas écouté.
Saint Bernard l'interrompt avec violence et lui ferme la bouche;
puis la condamnation est prononcée. On le force à brûler ses livres
de ses propres mains, et c'est à peine si lui, naguère si populaire,
il peut échapper aux violences d'une multitude en fureur. Saint
Bernard au contraire se retire au milieu d'une foule enthousiaste
qui lui demande à genoux sa bénédiction.
Il y a au théâtre bien peu de scènes d'une aussi grande portée,
et où les ressorts secrets du cœur humain soient plus habilement
mis enjeu. Depuis saint Bernard jusqu'à l'homme du peuple igno-
Zhh REVUE DES DEUX MONDES.
rant et mobile, chacun y a son rôle, et ce cri d'Abélard vaincu :
« vous êtes des tyrans I » doit retentir dans tous les cœurs. Cepen-
dant il lui reste Héloïse, qui, toujours tendre et dévouée, vient le
supplier de fuir la France et d'aller vivre avec elle, loin du monde
chrétien, dans la retraite la plus profonde. Abélard d'abord se
laisse émouvoir; mais tout à coup, soit que l'ambition survive à la
défaite, soit que le souvenir des joies à jamais perdues lui soit trop
pénible, il la repousse et la renvoie à son couvent, tandis qu'il ira
à Rome demander que le jugement du concile soit cassé.
Après avoir montré dans Bernard de Clairvaux le prêtre ambi-
tieux, violent, injuste, M. de Rémusat a voulu montrer un autre
prêtre simple, doux, tolérant, et il a conduit Abélard malade dans
le couvent de Gluny. Là il est reçu comme un frère par l'abbé Pierre
de Gluny et par les religieux, qui, malgré sa condamnation, lui don-
nent les soins les plus empressés; malheureusement son état s'ag-
grave chaque jour, et sur son lit de mort il a un retour superbe sur
la futilité des études auxquelles il s'est livré, et sur l'importance de
celles qu'il a négligées. « J'ai, dit-il, usé mon temps et mon esprit à
sonder tous les mystères dont la théologie se vante; mais l'énigme
de notre nature, l'énigme de notre destinée, qui pèse sur tous les
cœurs en tout temps, en tout lieu, je n'y ai pas pensé un jour. Et
de cela pourtant, le savant comnne l'ignorant, le païen comme le
chrétien, ,Platon comme saint Paul ont droit de s'enquérir et ne sa-
vent que penser. » Peut-être s'il consacrait ce qui lui reste de force
et de vie à la méditation de ces vrais, de ces éternels problèmes de
l'humanité, pourrait-il encore apparaître aux hommes comme une
révélation nouvelle; mais non, la force lui manque, sa raison ne croit
plus, il n'aspire plus qu'au repos; le repos de l'âme, où le trouver ?
Cependant Pierre de Cluny, qui désire réconcilier Abélard avec
l'église, a écrit au pape et à Bernard de Clairvaux en se portant
garant de ses bons sentimens. Ce n'est pas connaître Abélard, à qui
une visite deManégold, devenu homme d'armes du comte de Cham-
pagne, fait regretter de n'avoir pas choisi la vie militaire, et qui
résiste à une nouvelle lettre d'Héloïse, toujours prête à tout aban-
donner pour se consacrer à lui. Quand Pierre de Cluny lui annonce
que le pape et Bernard veulent bien l'affranchir de sa condamna-
tion, s'il se repent de ses erreurs, c'est pour lui le dernier coup, et
il expire en maudissant Bernard de Clairvaux.
Je me suis longuement étendu sur ce drame parce qu'il n'est
pas connu de la génération actuelle, et parce que, comme l'a dit
Sainte-Beuve, c'est peut-être, de toutes les œuvres de M. de Rému-
sat, celle qui donne l'expression la plus entière et la plus vraie de
son. talent. Quand il l'a composé, les questions littéraires n'avaient
plus, comme en 182/4, le privilège de diviser la société en deux
M. CHARLES DE RÉMUSAT. 3/l5
camps, celui de la tradition et celui de la réforme. Le drame d'Abé-
lard n'en obtint pas moins un succès prodigieux partout où il vou-
lut bien le faire connaître. J'en ai entendu la lecture dans son
salon, en 18/i2, en présence du duc d'Orléans, peu de mois avant
la catastrophe qui a enlevé à la France ce prince si éclairé et si
justement populaire. Tous nous admirions l'art merveilleux avec
lequel l'auteur avait su marier l'érudition à la passion, le sérieux
au plaisant, et tirer des obscurités de la scolastique un des drames
les plus attachans qui puissent se concevoir.
Pourquoi une œuvre aussi remarquable n'a-t-ellepasété publiée?
Beaucoup d'entre nous étaient d'avis qu'elle le fût, et c'était le
secret désir de l'auteur; mais à côté du maître il y avait, dans ce
drame, des étudians et même des étudiantes. On y chantait des
chansons, et quelques scènes paraissaient légères aux hommes
graves dont il prenait les conseils. Ils craignaient que cette publi-
cation ne nuisît à son avenir politique et ne l'empêchât de redeve-
nir ministre. Bien qu'il eût pour lui-même fort peu d'ambition, il
en avait pour sa cause, pour ses amis, et il se laissa convaincre;
mais les personnages principaux de son drame l'avaient charmé, et
il ne renonça pas à les peindre. De là les deux volumes qu'il publia
trois ans plus tard sous le simple titre d'Abélard.
La première partie de ce livre est consacrée à la vie d'Abélard, et
c'est un chef-d'œuvre. Il est impossible d'imaginer un récit mieux
ordonné, plus vivant, plus nourri de faits curieux et de réflexions
ingénieuses ou profondes, plus juste aussi envers les personnes
qu'Âbélard a rencontrées et qui ont eu quelque influence sur sa des-
tinée. La plus célèbre est Héloïse, pour laquelle M. de Bémusat
professe une admiration sans bornes. « C'est, dit-il, la première
des femmes. » Cependant la partie romanesque de la vie d'Abélard
n'est pas celle qui l'occupe le plus, et parmi les persécuteurs de
son héros, l'abbé de Clairvaux, saint Bernard, tient dans son récit
une plus grande place que le chanoine Fulbert, oncle d'Héloïse.
Pour M. de Bémusat, Abélard est quelque chose de plus que
l'amant d'Héloïse. C'est à cette époque du moyen âge le défenseur
le plus éminent de la libre pensée contre la tradition, de l'examen
contre l'autorité, de la raison contre la force. Dans sa lutte avec
saint Bernard, il soutenait les droits de" l'esprit humain, et ce sont
ces droits qui succombaient avec lui dans le concile de Sens. A ce
titre, quelles que puissent être ses erreurs dans les matières phi-
losophiques, il mérite tout l'intérêt, toute la sympathie de ceux
qui aujourd'hui encore, après plus de sept cents ans, sont con-
damnés à défendre la même cause contre les mêmes adversaires.
Après la partie historique vient la partie technique, et pendant
plus d'un volume M. de Bémusat, sans sortir du cadre restreint
346 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il s'est tracé et sans fatigue, se promène dans les sentiers quel-
quefois assez raboteux de la scolastique. C'est qu'il ne partageait
pas les dédains si faciles de la science moderne pour les formes
subtiles ou frivoles de la pensée humaine au moyen âge. Tout en
reconnaissant que la scolastique fut souvent une science de mots,
il y retrouvait à travers les obscurités qui lui sont propres les traits
essentiels des grandes doctrines qui se sont partagé et disputé
l'esprit humain. En faisant voir ce qu'elle avait reçu des anciens
et ce qu'elle avait elle-même transmis à ses successeurs, il consta-
tait qu'elle n'a rien tiré de son propre fonds, mais il lui restituait le
rang qui lui appartient dans l'histoire de la philosophie. Chez ce
large et équitable esprit, le goût des nouveautés et la foi dans le
progrès n'excluaient pas l'estime indulgente pour le passé. Soit
qu'il analysât dans le plus grand détail la philosophie et la théolo-
gie d'Abélard, soit qu'il examinât la valeur des objections qui lui
étaient opposées, M. de Rémusat montrait clairement que les plus
grandes hardiesses de ce terrible novateur ne visaient qu'à donner
prématurément une explication rationnelle du mystère de la foi. Il
faut regretter l'avortement de cette première renaissance du xii'^ et
du XIII'' siècle, étouffée sous la lourde main de l'église et dont
Abélard fut à la fois le héros et le martyr.
Le moment arrivait d'ailleurs où pleine justice allait être rendue
à M. de Rémusat. Déjà, après la publication de ses essais de philo-
sophie, il avait remplacé à l'Académie des Sciences morales et po-
litiques son ami M. Jouffroy. En 18/i7, il remplaça à l'Académie
française M. Royer-Gollard, que la France venait de perdre. Qui
mieux que M. de Rémusat eiit pu succéder à cet homme d'un es-
prit hardi et réglé, grave et piquant, libéral et conservateur, philo-
sophe et chrétien, dont chaque parole était un oracle et dont toute
la vie s'est écoulée sous l'empire d'une seule pensée, la pensée du
devoir? En le suivant depuis ses premières années jusqu'à la lin de
sa vie, M. de Rémusat s'est surtout attaché à faire ressortir ce
grand trait de son caractère, et personne n'avait plus le droit de le
faire. Dans ce portrait inspiré par une respectueuse admiration,
M. Royer-Gollard revit tout entier « avec ce frappant mélange d'in-
dépendance et de discipline, de témérité et de retenue, de respect
pour l'ordre et de mépris pour toute autorité qui n'est pas la rai-
son. » Ne sont-ce pas aussi les traits qui distinguent M. de Rému-
sat de ses contemporains et qui constituent sou originalité? En cé-
lébrant, à propos de M. Royer-Gollard, l'alliance de la philosophie
et de la politique, il défendait sa propre cause, et il pouvait s'attri-
buer à lui-même une bonne part des applaudissemens qu'il obtint.
Quelques années plus tard, par un singulier rapprochement, M. de
Rémusat, directeur alors de l'Académie, rendait un hommage plus
M. CHARLES DE RÉMUSAT. 34?
tendre encore à son ancien collègue et ami M. Cousin, remplacé
par M. Jules Favre, et c'était pour lui une nouvelle occasion d'ho-
norer la philosophie et de rendre justice au philosophe dont les
conversations, s'élevant sans effort des frivolités de la vie commune
aux mystères de l'âme et de la destinée, rappelaient les graves en-
tretiens des sages de la Grèce, au cap Sunium ou sur les bords
de rilissus. Enfin, si la mort ne l'avait pas frappé inopinément,
c'est à lui que revenait l'honneur de faire au même titre l'éloge de
M. Guizot en recevant son successeur. Je l'ai vu fort préoccupé de
cette nouvelle mission, dont il ne se dissimulait pas les difficultés;
nul doute qu'il ne l'eiit accomplie avec la même supériorité, sur-
tout si, comme il le désirait, il eût pu joindre à l'éloge de M. Guizot
celui de son ami M. Jules Simon.
Cependant la situation politique n'était plus tout à fait la même.
Le ministère Guizot était ébranlé, et l'accord un moment troublé
s'était refait entre les différentes fractions de l'opposition constitu-
tionnelle. Un programme commun avait été concerté entre M. Thiers
et M. Barrot, et les deux mesures principales inscrites dans ce pro-
gramme étaient la réforme électorale et la question des incompati-
bilités parlementaires. On m'avait chargé de la première proposi-
tion, et la seconde appartenait depuis plusieurs années à M. de
liémusat. Elles furent toutes deux présentées et perdues dans la
session de lSli7. Pour la troisième fois, tout l'esprit de M. de Ré-
musat échoua contre le parti-pris de la chambre; mais après cet
échec et celui de la réforme électorale l'opposition vaincue crut
devoir porter ailleurs le débat et faire appel au pays. Alors com-
mença la fameuse campagne des banquets. M. de Rémusat était
loin de la désapprouver; mais, comme ancien ministre, il ne crut
pas devoir y prendre une part personnelle, et il se contenta d'en-
courager ceux qui, plus libres que lui, s'y étaient engagés. Outre
qu'il voyait dans ces réunions l'exercice d'un droit consacré par
l'usage dans tous les pays libres, il lui semblait qu'il était bon d'a-
vertir la majorité de la chambre que l'opinion publique pouvait
quelque jour se retirer d'elle, si elle persistait dans sa résistance à
toute réforme. Malheureusement, par une suite de circonstances
imprévues, la réforme se transforma en révolution, et au moment
du danger le gouvernement ne sut pas choisir entre les deux seuls
partis qu'il pût prendre, résister par la force à l'insurrection, ou
bien la désarmer en détachant, par des concessions opportunes,
ceux qui ne voulaient qu'une réforme. Le mal s'aggrava rapide-
ment, et il était presque irréparable quand, dans la nuit du 23 au
24 février, vers deux heures du matin, je vis entrer chez moi M. de
Rémusat, me disant du ton moitié sérieux, moitié railleur qui lui
3ii8 REVUE DES DEUX MONDES.
était propre : « Eh bien ! mon cher Duvergier, voilà le moment de
faire du gouvernement parlementaire. » M. Thiers l'attendait à la
porte dans sa voiture; nous y montâmes ensemble pour aller chez
M. Odilon Barrot, avec qui nous fûmes bientôt d'accord. Quand la
maison brûle, il s'agit d'éteindre le feu, et ce n'est pas le moment
de se diviser pour des nuances.
Quelques heures après, nous partions en corps de la maison de
M. ïhiers pour aller à travers les barricades aux Tuileries, où le
roi nous attendait. M. de Rémusat était, après M. Thiers, celui
d'entre nous que le roi connaissait le plus, et il l'écoutait volontiers.
Ce ne fut pourtant pas sans résistance qu'il lui permit de rédiger
un manifeste qui annonçait à la population la constitution du nou-
veau ministère et ses projets de réforme. Il était trop tard, et nous
eûmes la douleur d'assister à la catastrophe sans pouvoir l'empê-
cher. Gomme le lendemain je m'étonnais d'avoir vu dans les rangs
de' l'insurrection certains hommes de qui nous n'avions pas pu ob-
tenir un acte de résistance légale : « Que voulez -vous? me dit
M. de Rémusat, il y a en France une foule de gens qui n'ont que
deux goûts : recevoir des coups de bâton et tirer des coups de fusil.
Quand ils sont las d'un exercice, ils passent à l'autre. » Le mot était
dur, mais vrai, et les années qui ont suivi l'ont pleinement justifié.
Envoyé à l'assemblée nationale par le département de la Haute-
Garonne, M. de Rémusat prit une place éminente dans le petit groupe
d'anciens députés libéraux qui, tout en acceptant la république,
défendaient l'ordre contre les entreprises de la démagogie. C'est lui
qui le 15 mai alla à la caserne du quai d'Orsay avertir de l'enva-
hissement de l'assemblée et demander qu'on vînt à notre aide;
mais il avait pris au sérieux son adhésion à la république, et quand
vint le moment de lui donner un président, il ne jugea pas à pro-
pos de la mettre à la discrétion d'un Bonaparte. Il résista donc à
l'entraînement presque général du parti conservateur en faveur de
Louis-Napoléon, et il vota ostensiblement pour le général Cavai-
gnac. Celui qui écrit ces lignes s'honore d'avoir été cette fois en-
core d'accord avec lui et de n'avoir participé en rien à l'acte qui
nous a perdus.
Conséquent avec lui-même, M. de Rémusat refusa de faire partie
du cabinet constitué par M. Odilon Barrot, et quelques mois plus
tard, après les élections générales, il persistait dans son refus
malgré les instances du président du conseil et bien que les noms
de plusieurs des nouveaux ministres, M. Dufaure, M. de Tocqueville,
M. Lanjuinais, fussent de nature à lui plaire; mais l'attitude du pré-
sident depuis qu'il était au pouvoir n'avait fait qu'augmenter sa
méfiance, et il avait une répugnance invincible à devenir un de ses
ministres. Ce n'est pas qu'il approuvât sur tous les points la con-
M. CHARLES DE RÉMUSAT. 349
duite de l'assemblée. Il reprochait à la majorité de servir, sans le
vouloir, les projets du président en appuyant faiblement le minis-
tère Barrot-Dufaure, le meilleur, disait-il, que l'on pût avoir dans
les circonstances actuelles. Bientôt en effet le président lui donnait
raison par son message du 31 octobre, et l'assemblée par sa con-
duite après le renvoi de M. Barrot. N'ayant pas été réélu, je voya-
geais alors en Italie, et M. de Rémusat voulait bien me tenir au
courant des incidens parlementaires et me communiquer ses im-
pressions.
« La majorité, m'écrivait-il peu de jours après le 31 octobre,
ne veut ni de la république, ni de la monarchie, ni de l'empire.
Chaque parti a conservé de ses anciennes opinions juste ce qu'il
faut non pour agir, mais pour empêcher d'agir les autres partis. Ce
que je vous dis, tout le monde le trouve, tout le monde s'accuse de
ne savoir rien épouser ni rien répudier, rien renverser ni rien
affermir, et personne ne fait un pas pour sortir de cette position. »
Un peu plus tard il ajoutait que le secret de notre avenir se cachait
dans les entrailles du président. « Oui, mon cher ami, disait-il,
après soixante ans de révolution, nous dépendons d'un coup de tête
individuel. Tout le monde convient que l'homme est chimérique,
obstiné, dissimulé. Il n'est pas incapable de ténacité, on le sait;
mais il' est inerte, indolent, livré à la mollesse et au plaisir. Ses
oscillations, fruit d'une vanité inquiète, d'une inexpérience crédule,
se prolongeront-elles indéfiniment, ou en sortira-t-il à l'improviste
par quelque brusque tentative? Là est la question, et on ne peut la
résoudre que par des conjectures. »
11 résulte de là que M. de Rémusat, n'ayant confiance ni dans le
président ni dans l'assemblée, assistait tristement aux événemens
sans y prendre part et sans en rien attendre de bon. Il vint un
jour pourtant où, par la révocation du général Ghangarnier, le pré-
sident jeta un défi éclatant au pouvoir parlementaire. Ce jour-là,
M. de Rémusat sortit de son abstention, et ce fut lui qui vint au
nom de la majorité outragée demander que l'assemblée nommât
d'urgence une commission chargée de prendre toutes les mesures
que les circonstances pourraient commander. La commission fut
formée, et après un grand débat où M. Thiers prononça ces paroles
célèbres : u si l'assemblée cède, l'empire est fait, » le pouvoir par-
lementaire se manifesta par un vote qui força les ministres à se
retirer. Malheureusement, dès le lendemain, l'assemblée retombait
dans ses incertitudes, et quand arriva le moment de la catastrophe,
elle succomba presque sans combat. J'étais alors rentré dans
l'assemblée, et chaque jour je causais avec M. de Rémusat du sort
qui nous attendait. Malgré sa répugnance pour la tribune, il était
prêt à y monter et à dénoncer publiquement le complot qui se
350 KEVUE DES DEUX MONDES.
tramait; mais cette idée fatale, qu'il ne fallait pas donner le signal
de la guerre civile, prédominait dans la majorité, qui refusait de
croire au danger, tandis que la minorité craignait surtout les com-
plots des royalistes. Jamais, disait-on, l'armée ne prendra les
armes contre l'assemblée, et au besoin les soldats trouveraient au
milieu d'elle des généraux qu'ils connaissent et qui les rappelle-
raient à leur devoir. « JNous donnons tous les jours la main à
Pichegru, » me disait mélancoliquement M. de Rémusat, se souve-
nant que, la veille du 18 fructidor, Pichegru aussi se croyait sûr
d'entraîner l'armée du directoire. Après le rejet de la proposition des
questeurs, il ne douta plus du résultat et tint pour certain qu'il ne
nous restait qu'à mourir avec honneur.
C'est encore lui qui, dans la matinée du "1 décembre, vint m' an-
noncer le coup d'état et l'arrestation de M. Thiers. Puis nous nous
retrouvâmes chez M. Barrot, chez M. Daru, à la mairie du X*^ ar-
rondissement, où nous votâmes ensemble la mise en accusation du
président, enfin à la caserne du quai d'Orsay, d'où nous fûmes con-
duits à Mazas dans la même voiture cellulaire. Il sortit de prison
plus tôt que moi ; mais nos deux noms furent inscrits l'un à côté de
l'autre sur la liste d'exil. Avant qu'il quittât Paris, il lui fut insinué
plus d'une fois que le décret d'exil ne serait point exécuté, s'il
voulait faire le plus petit acte de soumission au pouvoir nouveau ;
il avait l'âme trop haute pour se prêter à ces sortes de capitula-
tions, et nous partîmes ensemble pour la Belgique avec trois de
nos amis, M. Jules de Lasteyrie, M. Ghambolle, M. Creton, exilés
comme nous. Arrivés à Bruxelles, nous prîmes un appartement en.
commun, M. de Rémusat et moi, et je puis dire que cette commu-
nauté était pour moi un grand adoucissement aux douleurs de l'exil..
S'il est vrai que l'on se connaisse mieux après un voyage de quel-
ques jours que si l'on vivait longtemps ensemble sans autres rela-
tions que les relations ordinaires, cela est bien plus vrai encore
quand on est rapproché par l'exil et quand on peut à chaque instant
se communiquer ses impressions. Chaque jour d'ailleurs nos amis
se rassemblaient à notre table. JNous causions ensemble des fautes
du passé, des tristesses du présent, des espérances de l'avenir, car
nous ne voulions pas croire que la France persistât longtemps dans
son aveuglement. Il nous semblait que , remise de ses alarmes,
elle se souviendrait de son histoire et se hâterait de secouer le joug
odieux qui venait de lui être imposé. Le moins confiant d'entre
nous était M. de Rémusat. A l'entendre, la passion du repos renir-
plaçait la passion de la liberté, et la France avait horreur de toute
secousse nouvelle. Aussi, quand un des chefs du parti républicain,
M. Charras, nous disait « qu'il y en avait pour dix ans, » M. de Ré-
musat était-il disposé à le croire. M. Charras ne disait pas assez.
M. CHARLES DE RÉMUSAT. 351
et le réveil de la France devait précéder de bien peu les terribles
événemens qui l'ont frappée.
Cette impression ne s'effaça pas pendant un voyage que M. de
Rémusat fit en Angleterre, où il trouva le monde politique fort hos-
tile en principe au régime napoléonien , mais convaincu en fait
que ce régime était celui qui convenait aux Français. Ce ne fut
donc pas avec une satisfaction sans mélange qu'il lut à Fribourg
le décret qui lui permettait de rentrer en France. La vie, selon lui,
était pour nous plus libre et plus digne à l'étranger qu'elle ne pou-
vait l'être dans un pays qui s'accommodait si facilement du despo-
tisme. « Notre nation, m'écrivait-il, cette nation qui jadis soulevait
le monde par ses idées, est désabusée, repentante, charmée de
n'avoir plus à se conduire elle-même. » Heureusement M. de Ré-
musat s'était assuré dans la philosophie et dans les lettres une
puissante ressource contre le découragement. En Angleterre comme
en Belgique, il n'avait pas cessé de travailler, et, au moment même
où les portes de la France lui étaient ouvertes, il commençait la pu-
blication de plusieurs livres qui devaient mettre le sceau à sa répu-
tation d'écrivain et de philosophe.
En réfléchissant sur l'aridité de la plupart des histoires de la
philosophie, M. de Rémusat avait pensé que ce défaut tenait sur-
tout à ce que l'historien se contentait d'exposer les systèmes. N'en
serait-il pas autrement, disait-il, s'il y joignait l'histoire des phi-
losophes en les montrant dans le milieu où ils ont vécu, en rappe-
lant les institutions, les événemens, les circonstances sociales qui
les ont entourés, en les plaçant smis l'influence des faits, des mœurs
<dt des opinions 'de leur temps? C'est dans cette pensée neuve et
féconde qu'il conçut et publia une suite d'ouvrages sur saint An-
selme de Canterbury, sur Bacon et sur lord Herbert de Cherbury.
Entre ces trois personnages célèbres à des titres divers, il y avait
de notables différences; l'un, moine simple et pieux, appelé malgré
lui au premier siège épiscopal de l'Angleterre, mêlé par la force des
choses à la grande querelle des investitures, et résistant avec une
douce fermeté aux odieuses violences de Guillaume le Roux aussi
bien qu'à l'opiniâtreté hautaine de Henri I"'"; l'autre, homme d'un
esprit supérieur et d'un caractère méprisable, profond penseur et
courtisan bassement anfibitieux, grand philosophe et magistrat cor-
rompu, l'honneur et la honte de son temps ; le troisième, coureur
d'aventures chevaleresques, gentilhomme de cape et d'épée, vail-
lant soldat, duelliste, diplomate, homme à bonnes fortunes. Il ne
semblait pas que M. de Rémusat, fils de la révolution, homme du
xix" siècle et peu disposé à donner raison à l'église contre l'état,
dût avoir pour le premier de ces trois personnages une grande sym-
pathie; mais la question ne se posait pas au xi*" siècle comme elle
352 REVUE DES DEUX MONDES.
se pose aujourd'hui, et l'église avait des revendications légitimes à
exercer. Il ne lui en coûtait donc pas de rester impartial entre les
deux parties et de juger avec une équité bienveillante les préten-
tions de l'église. C'était d'ailleurs une pure et touchante figure que
celle de saint Anselme, et il était difficile de n'avoir pas plus de
sympathie pour le prélat persécuté que pour les rois ses persécu-
teurs. Enfin saint Anselme avait cherché dans la raison la preuve de
la foi, et M. de Rémusat voyait en lui un des précurseurs de Des-
cartes. Avant ce livre, saint Anselme était connu des érudits, il ne
l'était pas du public, parce que personne n'avait exposé avec au-
tant de lucidité ce mélange de religion et de métaphysique qui con-
stitue sa philosophie, ni décrit avec autant de charme la part qu'il
a prise aux événemens de son temps. En écrivant sa vie, M. de Ré-
musat rendait hommage à un des plus nobles caractères qui aient
honoré cette époque si troublée et si confuse, en même temps qu'il
présentait le tableau le plus animé de la vie monastique et de la
vie des cours au xi*" siècle. Augustin Thierry lui-même n'a pas fait
mieux.
Dans Bacon au contraire, M. de Rémusat reconnaissait « un des
grands promoteurs de l'esprit des temps modernes, le héraut des
sciences d'expérience, le créateur de l'empirisme rationnel, le père
de la philosophie expérimentale, » en un mot un grand génie et un
grand écrivain. En même temps, il trouvait en lui les faiblesses et
les vices qu'il avait souvent flétris et qu'il ne pouvait pas absoudre
parce que le coupable était un homme illustre. Il avait d'ailleurs
quelques réserves à faire non sur l'esprit général de la philoso-
phie, ni sur ses méthodes, mais sur l'application qu'il en faisait,
et qui lui paraissait manquer quelquefois d'exactitude et de péné-
tration. Certes le procédé de l'induction était excellent, et on ne
pouvait nier les progrès qu'il avait fait faire à la science; mais Ba-
con semblait avoir oublié que ce procédé supposait lui-même des
idées autrement acquises. M. de Rémusat n'accusait pas Bacon,
comme M. de Maistre, d'être l'auteur de la philosophie sensualiste
du dernier siècle, mais il lui reprochait d'avoir fourni des armes à
cette philosophie par son mépris de toute métaphysique. Il fallait
donc louer lord Herbert de Cherbury d'avoir rompu avec l'empi-
risme de Bacon et reconnu que l'intelligence n'a pas besoin de se-
cours externes pour posséder les vérités qui lui sont propres. Ces
vérités, quelles sont-elles? Ce sont les notions communes qui se
trouvent dans tout entendement sain et que Dieu même a déposées
dans l'âme humaine. C'est sur ce principe que lord Herbert fonde
la religion naturelle indépendamment de toute révélation particu-
lière. Cette philosophie paraît à M. de Rémusat bien préférable
à celle de Bacon. Néanmoins il lui reste quelques doutes, et il
M. CHARLES DE EÉ.MUSAT. 353
n'est pas convaincu que le suffrage universel, dans tous les temps
et tous les pays, ait sanctionné les points que lord Herbert déclare
supérieurs à l'observation et à l'expérience; mais il le considère,
après Hallam, comme le premier métaphysicien qu'ait eu l'Angle-
terre et comme un des fondateurs de la philosophie du sens
commun.
Au surplus, dans un volume publié en ISQà sous le titre de Phi-
losophie religieuse, M. de Rémusat a fait lui-même sa profession
de foi. Il croit fermement que la raison, par ses propres forces et
par une révélation naturelle, peut arriver à la connaissance certaine
de l'existence de Dieu, de l'immortalité de l'âme, des peines et des
récompenses dans un autre monde; mais il ne nie pas que les reli-
gions révélées ne puissent généraliser et fortifier cette certitude.
« La philosophie, dit-il, n'est pas la religion, mais la religion et la
philosophie professent sur Dieu et sur l'âme des vérités communes
que l'une révèle, que l'autre déduit. Et ainsi dans le cercle de ces
vérités elles ne se combattent ni se suppléent l'une l'autre, mais
elles peuvent se concilier et s'appuyer l'une l'autre, la philosophie
pouvant convaincre les esprits que la foi ne persuade pas, et la re-
ligion persuader ceux que la philosophie ne saurait convaincre. » Ne
faut-il pas regretter que cette sage conciliation , proposée par un
des chefs de l'école spiritualiste, n'ait été acceptée ni par la reli-
gion, ni par la philosophie, et qu'en quittant la vie il ait vu s'enga-
ger avec plus de violence que jamais la guerre à laquelle il aurait
voulu mettre un terme?
M. de Rémusat avait toujours aimé l'Angleterre, où il voyait le
modèle du gouvernement qu'il avait contribué à fonder en 1830. En
1852, pendant son séjour dans ce pays, l'idée lui vint d'étudier le
jeu des partis au xviii^ siècle, et de publier une suite d'essais sur
les hommes les plus notables de ce temps, à commencer par Bo-
lingbroke. Aucun moyen d'information ne lui manquait, et, soit au
British Muséum, soit au club de Y Athenœum, il trouvait tous les
documens dont il pouvait avoir besoin. Rien n'était mieux fait pour
attirer son attention que cette époque de transition entre la monar-
chie des Stuarts et le gouvernement parlementaire de la maison de
Hanovre, époque où l'on voit les partis se composer et se décompo-
ser, se former et se transformer, où, à côté d'hommes d'état comme
Somers, Malborough, Godolphin, Halifax, Harley, Walpole, Pulte-
ney, on rencontre des journalistes comme Steele, de Foe, Swift,
Addison, où Bolingbroke enfin, orateur de premier ordre et écrivain
excellent, audacieux, ambitieux, intrigant , homme de beaucoup
d'esprit et de peu de conscience, se mêle à toutes les combinaisons,
devient en France ministre du prétendant dix mois après avoir été
TOME XII. — 1875. 23
35/i REYUE DES DEUX MONDES.
en Angleterre ministre de la reine Anne et de la succession protes-
tante, est mis hors la loi par le parlement comme coupable de haute
trahison, puis gracié sans pouvoir reprendre son rang, et passe la
fm de sa vie à nouer et à dénouer des combinaisons dont il ne peut
pas profiter. Il fallait avoir vécu, comme M. de Rémusat, dans les
assemblées politiques pour débrouiller les fils de tant d'intrigues,
pour se reconnaître au milieu de ce mélange de convictions et de
passions, d'ambitions légitimes et d'intérêts personnels, de rappro-
chemens sincères et de coalitions sans moralité; il fallait la justesse
de son coup d'œil et la finesse de son pinceau pour faire au naturel
le portrait de tant de personnages divers, en marquant chacun
d'eux d'un de ces traits qui ne s'effacent pas de la mémoire.
Tous ceux qui ont lu le livre de M. de Rémusat, en Angleterre
comme en France, savent s'il a réussi. A cette belle étude, il en a
joint plusieurs autres sur Horace Walpole, amateur en politique
comme en littérature, et dont la correspondance continuée sans in-
terruption pendant quarante-cinq ans est, ainsi que le dit M. de
Rémusat, « la peinture familière de l'Angleterre pendant un demi-
siècle, » sur Junius, le hardi pamphlétaire dont le vrai nom est en-
core inconnu, enfin sur Burke et Fox, qui tous deux ont joué un si
grand rôle à la fin du xviii* siècle, le premier, au début de la vie,
un des soutiens les plus résolus du gouvernement parlementaire
contre le parti dit des amis du roi, usant indifféremment de la tri-
bune et de la presse pour flétrir la corruption, et poursuivant War-
ren Hastings dans l'Inde comme il poursuivait à Londres les mi-
nistres serviteurs dociles de George III; le second désordonné dans
la vie privée, mais d'une loyauté à toute épreuve, généreux, désin-
téressé, dévoué à la cause de la liberté et dont l'éloquence n'a
point été surpassée. Longtemps ces deux hommes avaient été unis
non-seulement par la communauté d'opinions, mais par la plus
tendre aiuilié. Un jour vint où la révolution française fit naître
entre eux un dissentiment insurmontable, et M. de Rémusat ra-
conte avec une émotion touchante la scène si dramatique où les
deux amis se séparèrent^publiquement, Burke dur et implacable,
Fox navré et les larmes aux yeux. Ce jour-là, Fox prenait le parti de
la France, et M. de Rémusat lui en sait gré. Il reconnaît pourtant
que le mal signalé par Burke était réel; « mais, dit-il, Burke avait
le tort de voir le mal sans voir le bien, et d'ouvrir son âme à toutes
les passions, à toutes les chimères qui ne vont qu'aux proscrits. »
En restant fidèle à la cause de la liberté malgré ses excès, Fox au
contraire se montra digne de la renommée qui lui a survécu et qui
le place au premier rang parmi les réformateurs de l'Angleterre.
En lisant la vie de Bolingbroke, on voit passer devant ses yeux les
événemens et les hommes remarquables de la première moitié du
M. CHARLES DE BÉMUSAT. 355
xvm^ siècle. En lisant la vie de Junius, de Burke et de Fox, on ap-
prend à connaître les événemens et les hommes de la fin du siècle,
lord Ghatam, lord Rockingham, les Grenville, lord Bute, lord North,
lord Shelburne, M. Grey et le grand ministre de cette époque,
M. Pitt, sévère, correct, sans imagination, homme pratique avant
tout. La prédilection de M. de Rémusat pour son rival ne l'empêche
pas de lui rendre justice et de reconnaître les grands services qu'il
a rendus à son pays; mais c'est une nature trop froide pour qu'il en
soit séduit, et il ne lui attribue pas les grandes vues dont on lui
fait généralement honneur.
En réunissant ces études, où, tout en parlant de l'Angleterre, il
pensait souvent à la France, M. de Rémusat y joignit une introduc-
tion dans laquelle, avec l'accent triste et ferme d'un exilé fidèle à
sa cause, il exprimait son profond mépris pour ceux dont les con-
victions changent avec la fortune. « S'ils se repentent, disait-il,
qu'ils aillent à la Trappe; mais ils l'entendent autrement. La péni-
^tence les ramène du côté de la fortune. Ils expient leurs égaremens
dans l'or et dans la soie. Ils veulent faire du repentir profit. » Et
se posant à lui-même la question si souvent controversée de savoir
pourquoi la révolution d'Angleterre a réussi et non la révolution
française, la grande raison, selon lui, c'est que dans la monarchie
anglaise la liberté a le bonheur d'être historique et qu'aucun des
principes qui la constituent n'est absolu, pas même celui de l'hé-
rédité royale, toujours subordonné à la nécessité d'état. Or la liberté
qui a sa racine dans la tradition nationale est certainement plus
vigoureuse que la liberté improvisée et née d'une pure conception
de l'esprit. Est-ce une raison pour y renoncer? Non sans doute.
« Le temps n'est pas si loin, dit-il, où c'était pour nous un sujet
d'orgueil que nos institutions fussent l'œuvre de la raison, et
qu'elles eussent cet honneur de n'avoir besoin de la protection d'au-
cun préjugé. Aujourd'hui la France cesse de penser et de vouloir...
Il lui prend comme une mauvaise honte d'avoir trop espéré d'elle-
même, et de s'être crue digne de la liberté. Elle emploie ce qui
lui reste d'esprit à médire de l'esprit, à décrier ses meilleures pen-
sées et ses plus belles années... Mais, ajoutait-il en s'adressant aux
. anciens libéraux, gardez-vous de l'entraînement de la faiblesse et
de la peur. Par calcul ou par légèreté, par le frivole désir de suivre
le courant, n'entrez pas dans la conspiration des intérêts contre
les idées, et qu'on ne voie pas les écrivains français désavouer,
humbles et contrits, l'œuvre de leurs pères, livrer aux flammes
leurs titres de noblesse immortelle et demander pardon au monde
d'avoir un peu troublé son repos. Épargnez-lui le scandale de vos
conversions; ne vous repentez pas de la gloire de la pensée par
cela seulement que toute gloire est périlleuse. Si, vous aussi, le tor-
356 REVUE DES DEUX MONDES.
rent vous entraîne, si vous êtes infidèles à nos traditions, à cette
sainte indépendance de l'esprit, orgueil de nos belles années, si
vous faites du talent une industrie qui, elle aussi, veut être pro-
tégée et mesure le bonheur public au taux de ses profits, votre
déchéance est celle même de la patrie, et vous amenez devant l'Eu-
rope, dédaigneusement triomphante, le pavillon de la France. »
— « L'égalité, disait-il ailleurs, ne dédommage de la liberté que
la bassesse, » et, pour rétablir en France la liberté, il demandait
qu'on évitât tous les extrêmes, et que tous les nobles efforts fussent
consacrés à relever la cause de la modération.
On voit qu'après tant d'épreuves M. de Rémusat était resté le
même qu'au début de sa carrière, libéral et modéré. En 1860, il
en donna une preuve nouvelle en publiant, sous le titre significatif
de Politique libérale ou fragmens i)Our servir à la défende de la
révolution française, une suite de fragmens écrits depuis son retour
en France et reliés par une pensée commune. 11 ne fallait pas, selon
lui, confondre l'esprit de la révolution, l'esprit libéral avec l'esprit
révolutionnaire, qui, égaré par une fausse logiq ue, absout et sanc-
tifie dans leurs excès les passions qui font le mal au nom du bien;
mais il lui paraissait que, pour établir en France la liberté poli-
tique, la révolution était nécessaire, et il en demandait la preuve à
l'histoire de la monarchie française depuis Richelieu. 11 n'y avait
rien à attendre ni d'une royauté qui avait tout absorbé, toutacca-
paré, et qui ne voulait rien céder de ses prérogatives, ni d'insti-
tutions qui n'avaient jamais existé ou qui étaient tombées en
désuétude, ni des deux premiers corps de l'état, qui tenaient avant
tout à la conservation de leurs privilèges, ni même de la bour-
geoisie frondeuse, mais complaisante, mécontente, mais soumise et
devenue l'instrument de la royauté. L'ancien régime dans aucune
de ses parties n'offrait un point d'appui qui pût être conservé et
le sol même de la société devait être profondément remué. M. de
Rémusat écartait donc comme des chimères l'assertion des écri-
vains qui croient que la France pouvait passer sans effort de la mo-
narchie administrative de Louis XIV et de Louis XV à la monarchie
parlementaire, et, tout en flétrissant avec une juste indignation les
excès de la révolution, il en approuvait le principe. Il reconnaissait
qu'en 1814 la transaction aurait pu se faire à la condition qu'elle
fût loyalement acceptée par la cour et par le parti de l'émigration.
« Mais, disait-il avec un profond bon sens, c'est la légitimité qui a
perdu la monarchie légitime... Ce malheureux dogme s'est glissé
comme un poison funeste dans toute la politique, et il en a cor-
rompu les parties les plus saines. «Si, en 1830, la transaction avait
définitivement échoué, ce n'était pas aux ennemis de la restaura-
tion qu'il fallait s'en prendre, c'était à ses défenseurs, et il ajou-
M. CHARLES DE RÉMUSA.T. 357
tait « qu'il manquerait de respect à la France s'il croyait à la néces-
sité de défendre la plus juste des révolutions. »
Après avoir justifié 89 et 183.0 des reproches que la prévention
ou la mauvaise foi adresse à ces deux grandes époques, M. de
Rémusat se demandait en quoi consiste pour une nation la liberté
politique, distincte de la liberté civile, et il arrivait à cette conclu-
sion, que cette liberté, c'est le gouvernement parlementaire sous la
forme de la monarchie ou de la république. Parce que ce gouverne-
ment a péri en France, faut-il en conclure qu'il y soit impossible?
Assurément non. a La monarchie féodale, l'ancien régime, la répu-
blique violente, la république modérée, la monarchie administrative,
absolue, constitutionnelle, des gouvernemens guerriers, desgouver-
nemens pacifiques, tout a péri, et rien de nouveau ne reste à essayer.
Si l'on invoque l'expérience contre nous, nous l'invoquerons contre
tous. » Mais M. de Rémusat était trop sincère pour ne pas reconnaître
qu'il n'est pas toujours aisé de concilier la liberté civile avec la
liberté politique et que soumettre le citoyen à l'état tout en proté-
geant le citoyen contre l'état est un problème dont la solution est
difficile. Il ne le croyait pas insoluble, pourvu que les droits indi-
viduels fussent nettement déterminés, et qu'il y eût des contre-
poids dans le pouvoir. C'est à démontrer ces droits et à décrire ces
contre-poids qu'il consacrait en grande partie le fragment qui ter-
minait le volume.
Publié en plein empire, cet écrit, hardie revendication des liber-
tés perdues, acheva de placer M. de Rémusat à la tête des écrivains
politiques de son époque; mais le moment approchait où toutes les
satisfactions de l'amour-propre devaient s'évanouir pour lui devant
le plus affreux des malheurs. Jusqu'à ce jour, sa vie avait été heu-
reuse. Il avait deux fils qui répondaient à toutes ses espérances et
l'aîné, jeune homme du caractère le plus sûr, avait épousé récem-
ment une jeune femme, d'une fermeié d'âme égale à la sienne, et
qui s'était attachée par les liens les plus tendres à ses nouveaux
parens. M. de Rémusat vivait donc dans sa famille, entouré du res-
pect et de l'affection de tous les siens, et tout lui promettait une
vieillesse tranquille, quand un jour, le 13 janvier 186*2, il reçut à
Laffite, pendant la nuit, la terrible nouvelle que son fils aîné venait
de faire, presque à sa porte, une chute de cheval et qu'il était mou-
rant. Quelques heures après, l'infortuné jeune homme cessait de
vivre, laissant sa veuve et ses parens dans le plus profond déses-
poir. On peut juger de l'affliction de M. de Rémusat et de l'hor-
reur du long voyage qu'il dut faire pour venir associer ses pleurs
à ceux de sa famille. Peu d'années auparavant, racontant la mort
du fils de Burke, M. de Rémusat, par une sorte de pressentiment,
remarquait avec tristesse que le sentiment ou l'événement qui a
358 REVUE DES DEUX MONDES.
le plus fortement ébranlé le cœur d'un homme tient quelquefois peu
de place dans les pages où l'on écrit sa vie. « Un voyage curieux,
disait-il, une anecdote curieuse, la critique d'une brochure, l'expli-
cation d'une démarche politique, exigent ou permettent que l'écri-
vain insiste ou s'étende, et la postérité ne regrette pas d'apprendre
avec détail ce qui peut-être n'avait laissé qu'un indifférent souvenir
à celui dont elle lit l'histoire, tandis que l'émotion cruelle, le dé-
chirement de cœur, le malheur personnel qui a bouleversé son âme
ou son existence se raconte en deux lignes et n'arrache pas au lec-
teur une seconde de sensibilité ou d'attention. Le coup le plus ter-
rible que Burke éprouva fut la mort de son fds. Les dernières an-
nées de sa vie en furent tristement obscurcies. »
Mais comment, si l'on n'a pas éprouvé la même infortune, en
comprendre la profondeur ? Comment dépeindre le vide qui se fait
tout à coup dans la vie, l'anéantissement de toutes les espérances,
l'amère tristesse qui se mêle à toutes les pensées? Rien n'avait
préparé M. de Rémusat à son malheur, et, quand il voyait tomber
par un coup imprévu l'un des appuis de sa vieillesse, il était im-
possible que son âme, si ferme qu'elle fût, n'en fût pas accablée.
Deux ans après, dans un article sur le livre des Tristesses humaines
de M'"*" de Gasparin, il laissait échapper à chaque ligne le cri de son
cœur désolé. « Il y a, disait-il, des douleurs que les conseils de la
philosophie et les consolations de la religion peuvent calmer; il en
est d'autres contre lesquelles la philosophie et la religion sont éga-
lement impuissantes. Dites au père malheureux que, dans les plus
cruelles épreuves, la raison doit persister à concevoir Dieu comme
la perfection suprême, et l'âme se résigner sans révolte aux rigou-
reux mystères de l'ordonnance universelle. Vous avez dit vrai, mais
cette fidélité de la raison à elle-même n'est qu'un effort de plus et
un effort pénible. Et que fait après tout la résignation de la raison
pour la résignation du cœur? Vous ne blasphémez pas; vous faites
bien. En souffrez-vous moins? » — « La douleur, ajoutait-il, laisse
des traces plus profondes que le bonheur, et si les plus funestes
chances de la vie se réalisent, si le bonheur nous échappe, même
pour toujours, la raison se réduit sans murmure à ce qui demeure
de l'existence, souffrir et penser. »
A partir de ce moment, M. de Rémusat se renferma plus que
jamais clans la retraite, et quand en 1863 ses amis de la Haute-
Garonne lui imposèrent une candidature, à peine prit-il intérêt à la
lutte, et son échec ne lui causa personnellement aucun regret. C'est
seulement dans le travail qu'il chercha et trouva encore quelque
consolation. Il ne se désintéressait pas des affaires de la France et
il suivait avec plus de curiosité que d'espérance le déclin de ce
gouvernement qui avait mis en interdit toutes les opinions indépen-
M. CHARLES DE RÉMDSAT. 359
dantes, mais qui commençait à sentir son isolement. « Une opi-
nion, avait-il écrit en 18(30, commence à se répandre. Cette opi-
nion veut que les jours de statu qiio aient cessé pour le gouvernement
actuel. On veut croire qu'il en est venu au point où le maintien de
l'ordre établi ne peut plus lui suffire, et beaucoup d'excellens juges
qu'il aurait tort de compter tous parmi ses adversaires estiment
qu'il est nécessairement amené à pencher vers l'une de ces deux
choses, la guerre ou la liberté. » Cette opinion grandissait 'd'année
en année, et, malgré son aversion naturelle pour le gouvernement
qui l'avait proscrit, M. de Rémusat, patriote avant tout, désirait
qu'il se retrempât dans la liberté. Quand des élections municipales
eurent lieu, il ne refusa donc pas de prendre part à la campagne
électorale, non pour lui-même, mais pour son fils, qui fut élu à Tou-
louse par le concours de toutes les oppositions. L'année suivante,
lors des dernières élections de l'empire, il appuya encore son fils;
mais cette fois les manœuvres de la préfecture l'emportèrent, et
il échoua à quelques centaines de voix. Au milieu de toutes ces al-
ternatives, son impression changeait de jour en jour. Un jour il
voyait la France se réveiller, et il se reprenait à l'espoir qu'elle re-
viendrait à ses traditions libérales. Le lendemain, il se demandait
si la cause du gouvernement parlementaire n'avait pas péri défini-
tivement dans notre pays, et si notre sort n'était pas de passer sans
cesse du despotisme à l'anarchie. Néanmoins il ne croyait pas que
l'on pût abandonner la lutte sans déshonneur, et il conseillait à son
fils, comme aux fils de ses amis, de continuer à défendre la bonne
cause. Ce qu'il y avait de pire selon lui, c'était de se confondre
avec cette masse sans principes et sans dignité qui, après avoir
formé des vœux extravagans, s'inclinait et s'humiliait devant la plus
faible résistance.
Tel était l'état d'esprit de M. de Rémusat quand éclata la guerre
insensée qui devait démembrer et ruiner la France. Dès le début,
il en augura mal, et après Sedan il regarda la catastrophe finale
comme imminente. Quelques fautes d'ailleurs avaient été com-
mises. Ainsi, selon lui, le gouvernement de la défense nationale
avait eu tort de rester à Paris et de ne pas se transporter pres-
qu'en entier dans les départemens où il aurait pu organiser la résis-
tance. Néanmoins la seule faute grave qu'il eût faite, c'était d'avoir
ajourné les élections, a N'est-ce pas, m'écrivait-il, une chose mons-
trueuse que des questions où il y va de la mort et de la vie d'un
pays soient décidées sans que ce pays soit consulté? » Plus d'une
fois, pendant la crise, il alla à Tours, où, à son grand chagrin, il
trouva la guerre ouverte entre la république et la réaction. « On
n'est occupé, disait-il, surtout de notre côté, qu'à chercher des torts
aux hommes du gouvernement et à les qualifier d'une manière in-
360 REVUE DES DEUX MONDES.
jurieuse... Convenez, ajoutait-il, que c'est une triste chose que
notre vieillesse. Pendant cinquante ans, nous n'avons pensé qu'à
faire notre patrie libre, et nous finissons en ne sachant pas seule-
ment s'il nous restera une patrie ! »
Enfin il se fit une éclaircie. M. Jules Favre signa l'armistice, une
assemblée fut librement élue, et M. Thiers, élu par 28 départemens
et désigné d'avance au choix de l'assemblée par l'opinion publique,
fut chargé de former un gouvernement. Il appela aussitôt à Bor-
deaux son vieil ami, dont le fils venait d'être nommé à Toulouse,
et M. de Rémusat répondit à son appel. Il n'était rien et ne voulait
rien être, ce qui ne l'empêcha pas de s'associer cordialement aux
efforts que faisait M. Thiers pour organiser le nouveau gouverne-
ment. M. Thiers lui demandait plus. Il aurait voulu qu'il se rendît
à Vienne en qualité d'ambassadeur ; mais M. de Rémusat pensait
que s'engager à son âge dans une nouvelle carrière serait un acte
téméraire, et pendant plusieurs jours M. Thiers le pressa en vain.
Il finit pourtant par accepter , mais pour se rétracter bientôt avec
la résolution arrêtée de rester désormais en dehors de la vie publi-
que. Il était à Versailles en spectateur pendant la guerre avec la
commune, et il n'avait pas assez d'éloges pour la résolution, pour
l'habileté de ce gouvernement improvisé et surtout pour l'homme
éminent qui en était le chef. A cette époque, de nouvelles instances
furent faites auprès de lui pour qu'il se présentât dans un des
collèges vacans; mais il persista dans son refus. Déjà les penchans
réactionnaires de l'assemblée se manifestaient clairement. Il ne
voulait pas s'y associer, et d'un autre côté il lui en coûtait de se
séparer d'anciens amis avec qui il avait combattu la démagogie
en 18/i8, le despotisme impérial de 1851 à 1870.
Le jour vint pourtant où il dut se rendre. lAl. Jules Favre avait
donné sa démission à la suite d'un vote de l'assemblée qui lui pa-
raissait trop favorable à la cour de Rome. Il fallait le remplacer
par un homme qui ne déplût pas trop à la droite sans être suspect
à la gauche. Cet homme était M. de Rémusat; M. Thiers fit appel à
son patriotisme, et il céda. Le gouvernement préféré de M. de
Rémusat était la monarchie parlementaire de 1830, qu'il avait
servie et qui lui paraissait réunir les avantages de la république
et de la monarchie. Ce qu'il avait vu, ce qu'il savait des princes
qui la représentaient n'avait point diminué sa prédilection pour ce
qu'il appelait a la république avec un président héréditaire; » mais
quand il lui avait paru que cette monarchie était devenue impossible
et qu'il restait à choisir entre la monarchie tombée en 1830, l'empire
et la république, son choix, comme celui de M. Thiers, avait été
bientôt fait, et en 1871, comme en 18/i8, il s'était rallié franche-
ment, honnêtement, sans arrière-pensée à la république, tout en
M. CHARLES DE RÉMUSAT. 361
se réservant de la faire aussi conservatrice que possible. C'était là
le programme de M. Thiers, et de concert avec lui il s'efforça de
le réaliser.
Mais à côté, au-dessus du problème de la politique intérieure,
il y avait un autre problème dont la solution lui était spécialement
confiée. La France était encore occupée par les troupes étrangères,
et de grands doutes s'élevaient sur l'époque où la libération du
territoire national pourrait être obtenue. Par bonheur, la France
avait à la tête de son gouvernement un de ces hommes rares que
peuvent seuls former un heureux ensemble de facultés éminentes
et une grande habitude des affaires, connu et apprécié de l'Europe
entière, accepté en France par tous les partis, rompu aux luttes de
la politique intérieure comme aux négociations avec l'étranger,
versé dans les matières de finances, hardi et prudent tout à la fois.
Quand chacun regardait M. Thiers comme l'homme nécessaire, il
était armé de toute la puissance de la France, et malgré nos dé-
faites il pouvait parler haut. C'était d'ailleurs une bonne fortune
pour lui que d'avoir M. de Rémusat pour associé. Pour dire les
services que celui-ci rendit alors à la France, il faudrait écrire
l'histoire de ce temps et rechercher dans les dépêches étrangères
les preuves de la confiance qu'inspiraient à toutes les cours le chef
du gouvernement et son habile ministre. Partout M. de Rémusat
était connu comme un de ces hommes d'état dont la parole est in-
violable et que l'intérêt le plus pressant n'y ferait pas manquer.
On le croyait quand il affirmait que la France était résolue à ac-
complir tous ses engagemens et qu'elle pouvait le faire. C'est ainsi
que le gouvernement de M. Thiers, ce gouvernement tant calomnié
aujourd'hui, obtint la signature du traité qui hâtait l'évacuation du
territoire et rendait la France à elle-même. Certes le plus grand
mérite de cet acte mémorable appartient au président de la répu-
blique, et quand, peu de jours avant de le renverser, l'assemblée
déclarait qu'il avait bien mérité de la patrie, l'assemblée n'était
que juste. Bien que son nom ne fût pas écrit dans ce vote, M. de
Rémusat en avait sa part, et ce sera pour sa mémoire un éternel
honneur.
Paris, avec toute la France, avait applaudi au traité d'évacua-
tion, et il était naturel de croire qu'il s'en montrerait reconnaissant,
s'il en trouvait l'occasion. Aussi peu de jours après ce traité, quand
Paris se préparait à nommer un député, le nom de M. de Rémusat
fut-il prononcé, et dans le premier moment personne ne doutait du
succès. Lui seul était peu confiant. Il savait que ses opinions très
conservatrices, bien que franchement républicaines, n'étaient pas
celles de la majorité du corps électoral parisien, et il répugnait à se
donner en pâture aux passions violentes des démagogues aussi bien
362 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'aux calculs malveillans de certains conservateurs, ennemis de
M. Thiers. Cette fois encore il fallut pour le déterminer les instances
de ses amis, qui ne pouvaient croire à un échec. Il échoua pourtant
après une lutte où, soutenu par la gauche modérée, il fut combattu
tout à la fois par la gauche extrême et par une coalition de légiti-
mistes et de bonapartistes ralliés sur un autre nom. En soi, cet échec
n'avait rien qui dût ébranler le gouvernement. Depuis longtemps la
majorité conservatrice répétait avec affectation que, pour appuyer
M. Thiers, elle ne lui demandait que de rompre avec la minorité
radicale. Or la rupture venait de se faire sur les noms de M. de Ré-
musat et de M. Barodet, et l'on avait vu deux comités se former et
lutter l'un contre l'autre, le premier composé des membres de la
gauche modérée, le second des membres de l'extrême gauche. La
majorité conservatrice avait donc obtenu ce qu'elle prétendait dé-
sirer et devait se tenir pour satisfaite. En secondant alors M. Thiers,
il lui était facile de mettre un terme aux incertitudes de la France;
mais la peur des radicaux n'était qu'un prétexte, et le jour où
M. Thiers avait osé dire dans un message solennel que le seul gou-
vernement possible en France était désormais la république, il avait
été condamné par les droites, qui n'attendaient plus que l'occasion
d'exécuter l'arrêt. L'échec de M. de Rémusat fournissait cette occa-
sion, et le 2i mai le gouvernement de M. Thiers fut renversé par la
coalition de tous les ennemis de la république. Dès le lendemain, il
fut évident que les coalisés ne visaient pas seulement à changer la
politique; c'était avec la république elle-même qu'ils voulaient en
finir, et ils se mirent activement à l'œuvre.
Cette fois encore M. de Rémusat était rendu sans partage à sa fa-
mille, à ses amis, à ses études, et personnellement il s'en félicitait
plutôt que de s'en plaindre ; mais bientôt, une vacance s'éîant pro-
duite dans la députation de la Haute-Garonne, la candidature lui
fut offerte par le parti républicain, qui, reconnaissant son tort, vou-
lait le réparer. C'était le moment où se faisait la tentative de res-
taurer une monarchie plus impopulaire encore dans les campagnes
que dans les villes. M. de Rémusat commença par refuser; mais le
mouvement était général, les paysans y prenaient part comme les
ouvriers, on le menaçait de le nommer sans son consentement, et
malgré sa résistance une grande majorité l'envoya reprendre sa
place sur les bancs' de la chambre. A peine y était-il assis qu'une
mission importante lui fut confiée. Après la lettre inattendue du
comte de Chambord, ses partisans eux-mêmes n'avaient plus osé
proposer de lui offrir la courqnne, et ils s'étaient ralliés à l'idée de
prolonger pendant quelques années les pouvoirs du maréchal Mac-
Mahon; il restait seulement à savoir si cette prolongation serait
pure et simple ou si elle se lierait au vote des lois constitutionnelles.
M. CHARLES DE RÉMUSAT. 363
M. de Rémusat fut nommé président de la commission chargée d'exa-
miner cette grave question, et, sous sa direction, elle se prononça
pour que la constitution fût faite en même temps que les pouvoirs
du président seraient prorogés. Si cette proposition avait passé, l'or-
ganisation de la répul3lique se serait accomplie dix-huit mois plus
tôt, et la constitution serait en pleine activité; mais les sentimens
monarchiques de l'assemblée étaient encore trop vivans. M. de Ré-
musat n'eut plus alors qu'à suivre d'un œil attentif et inquiet les
incidens divers qui ont préparé la sage résolution du 25 février.
Cependant la politique ne l'absorbait pas au point de lui faire
abandonner ses études de prédilection, et dans l'hiver même de
1875, il publia deux volumes sur l'histoire de la philosophie en An-
gleterre depuis Ba-con jusqu'à Locke. Après une exposition savante
et lumineuse des circonstances qui ont présidé à la formation de la
nation et de la langue anglaises, il passe en revue une foule de
philosophes inconnus pour la plupart, mais parmi lesquels s'élèvent
quelques noms fameux, ceux notamment de Milton, de Siciney, de
Newton et de Hobbes. II examine avec une sagacité pénétrante le
rôle que chacun de ces hommes a joué dans l'histoire de la philo-
sophie, les principes auxquels ils se sont rattachés, les idées nou-
velles qu'ils ont mises en lumière, et il trouve que presque tous ils
ont professé la religion naturelle ou le christianisme rationaliste,
deux formes de penser qui ont entre elles beaucoup de rapports. Il
fait pourtant une exception pour Hobbes, le défenseur de la tyran-
nie, le précurseur du positivisme moderne, dont la philosophie lui
paraît aussi perverse que la politique, u C'est, dit M. de Rémusat, le
seul des élèves de Bacon qui représente sans nuance et sans restric-
tion l'empirisme ou le sensualisme absolu. » U ajoute que bientôt son
mépris pour l'humanité effaça à ses yeux toutes les notions de droit
et de tort, de justice et d'injustice, et fît de lui l'adorateur systéma-
tique du pouvoir absolu. « Rien, disait Hobbes, de ce qu'un souve-
rain peut faire à un sujet ne saurait être, sous aucun prétexte,
appelé injustice... Tolérer qu'on professe la haine de la tyrannie,-
c'est tolérer la haine de la chose publique. »
On comprend les sentimens qu'une telle doctrine devait inspirer
à M. de Rémusat; aussi s'étonne-t-il que, dans ce siècle même, une
philosophie aussi pernicieuse ait pu trouver faveur parmi des amis
sincères de la liberté. Il reconnaît pourtant que, sans avoir autant
d'imagination, autant d'éloquence, autant d'esprit que Bacon,
Hobbes en a beaucoup encore, et que sur certaines questions il
abonde en observations justes, neuves, ingénieuses; mais ce qui est
funeste en lui, c'est le fond même des opinions, et il n'hésite pas
avec Leibniz , avec Voltaire, avec Rousseau , à le signaler comme
un des plus grands corrupteurs de la morale publique.
364 REVUE DES DEUX MONDES.
Il en est tout autrement de Locke, homme intègre, patriote libé-
ral, penseur ferme et serein, qui, tout en écrivant son beau livre
sur V Entendement humain, défendait envers et contre tous la liberté
religieuse, et rédigeait sous le titre de Gouvernement civil le code
des nobles principes qui devaient faire la force et l'honneur de l'An-
gleterre. Autant M. de Rémusat s'était montré sévère pour Bacon,
autant il a d'admiration pour le philosophe modeste et sage qui a si
bien su mettre sa vie d'accord avec ses doctrines. Cette vie , il la
raconte avec une juste émotion, et il saisit encore cette occasion de
déterminer le sens de la révolution qui a remplacé l'imbécillité fa-
natique des Stuarts par la clairvoyance hbérale de Guillaume III ;
mais il tient surtout à justifier le philosophe des conséquences que
ses disciples ont tirées de son système. 11 est vrai que son inimitié
pour les idées innées de Platon lui a fait méconnaître la constitu-
tion propre de l'intelligence humaine et les vérités qui s'y ratta-
chent nécessairement. Il est vrai encore qu'il n'admet pour source
de nos connaissances que la sensation et la réflexion; mais il n'a
pas poussé ce système jusqu'au bout, et ce n'est pas lui qui a dit
(( qu'il n'y a rien dans l'intelligence qui n'ait été dans les sens. »
M. de Rémusat renvoie ce théorème de la philos«phie sensualiste à
ses vrais auteurs, à Condillac, à Gondorcet, à Tracy. Ce que l'on
peut, selon lui, reprocher à Locke, c'est d'avoir frayé le chemin
que d'autres ont suivi. Il n'en reste pas moins, comme philosophe
et comme chrétien rationaliste, le principal précurseur de la philo-
sophie écossaise.
En publiant son Essai sur Locke au mois de février 1875, M. de
Rémusat faisait son testament philosophique. Bientôt cette noble
intelligence allait s'éteindre, ce cœur généreux allait cesser de
battre. L'homme privé était au niveau du philosophe, de l'écrivain,
de l'homme politique. On ne pouvait pas le connaître véritablement
sans l'aimer, et ceux qui ont eu le bonheur de vivre dans son inti-
mité peuvent seuls dire tout ce qu'il valait. Dans sa famille, il était
l'objet d'une adoration passionnée à laquelle la mort a donné une
nouvelle force. A l'Académie, où ses opinions n'étaient pas celles
de tous ses confrères, il n'y avait qu'une voix sur son urbanité, sur
son éclatante supériorité, sur l'indépendance et la fermeté de ses
opinions. On regrettait depuis quelques années de ne plus l'y voir
assez souvent; il y vint cependant le jeudi qui précéda sa maladie
et il dit son avis dans une discussion importante. En sortant du
palais de l'Institut, il prit froid, ce qui ne l'empêcha pas d'aller le
soir au théâtre. Le lendemain, il était au lit, et quelques jours
après il succombait, entouré de soins, dans la plénitude de sa con-
naissance. Il a couru sur ses derniers momens des versions diverses.
Personne ne peut sonder le mystère de ses pensées à cet instant
M. CHARLES DE REMUSAT. 365
suprême ; tout ce que l'on peut dire, c'est qu'après de graves en-
tretiens qu'on lui avait offerts et qu'il avait lui-même provoqués,
il est mort avec les convictions spiritualistes qui avaient été celles
de toute sa vie.
M. de Rémusat a eu le rare privilège de marquer dans ce siècle
à trois titres différens : comme philosophe, comme écrivain, comme
homme politique, et toujours il a su conserver son caractère propre.
Philosophe, il n'avait aucun parti-pris, sauf sur quelques points où
sa conviction était inébranlable, et quand une philosophie nouvelle
apparaissait, il se plaisait à l'étudier non-seulement avec impartialité,
mais encore avec le désir sincère d'y trouver quelque part de vérité.
« Un trait de caractère, a dit avant moi M. Paul Janet, distinguait
très particulièrement M. de Rémusat parmi les autres disciples de
M. Cousin; il n'était pas parmi les satisfaits. Il faisait des réserves,
il insinuait des objections. Gomme Socrate, tout en restant fidèle aux
grands principes de l'idéalisme spiritualiste, il aimait à montrer
que ce que l'on sait le mieux, c'est qu'on ne sait rien. » Plus que
personne, il haïssait le scepticisme; bien loin de s'y complaire, il
lui était impossible de s'y résigner. Le besoin de la certitude, ai-
guillonné par l'esprit critique, était chez lui une passion. En méta-
physique comme en morale, en psychologie comme en politique, il
croyait fermement à la puissance de la raison humaine; il avait foi
dans la vérité et ne désespérait jamais de l'atteindre ou de s'en rap-
procher. Il avait horreur des conclusions décourageantes de cette
philosophie terre à terre qui ne voit rien en dehors de l'expérience,
qui n'admet rien en dehors des faits tangibles, et qui ferme systé-
matiquement l'accès de la science à tout ce qui n'est pas suscep-
tible de poids et de mesure. Il étouffait dans l'horizon étroit du po-
sitivisme moderne. Sans dédaigner le témoignage des sens, il avait
le goût des hautes spéculations métaphysiques, il croyait à leur
utilité, à l'efficacité de leur méthode, à la solidité de leurs résultats;
mais en même temps il n'était pas de ces esprits faibles qui aiment
à se faire illusion. Courageux avec lui-même autant que sincère
avec les autres, il n'était pas homme à chercher un repos factice
dans un aveuglement volontaire. Il avait au suprême degré cette
droiture intellectuelle qui consiste à envisager loyalement ses pro-
pres doutes et à remettre en discussion, chaque fois qu'il le faut,
les raisons de ce qu'on pense. Bien loin de se dissimuler les obscu-
rités, les difficultés de sa croyance, il les examinait, il les pesait
sans relâche, en les comparant aux imperfections des autres sys-
tèmes. Il apportait à ce perpétuel examen de conscience la secrète
ardeur d'un esprit aussi avide de vérité que difficile à satisfaire et
incapable de se tromper lui-même.
Telle était sa méthode préférée dans l'étude des problèmes qui
366 REVUE DES DEUX MONDES.
intéressent la destinée humaine. Véritable éclectique par le tour de
son esprit comme par la direction de ses recherches, jamais on ne
sentait en lui l'avocat d'une opinion toute faite. C'est pourquoi dans
ses critiques philosophiques il se montrait toujours si tolérant, si
conciliant, si disposé à extraire de chaque doctrine ce qu'elle peut
contenir de bon. Il pensait que les questions doivent toujours rester
ouvertes et qu'il n'est pas permis à la philosophie plus qu'à la reli-
gion de les tenir pour définitivement closes. Ne restait-il pas dans
tous les systèmes assez de points à éclaircir, assez de contradictions
à aplanir, et comment y parviendrait-on, si la liberté de penser n'é-
tait pas entière? C'était là le dernier mot de sa philosophie, et il ne
reconnaissait à aucune autorité le droit de lui imposer ses arrêts.
L'écrivain n'est pas moins supérieur que le philosophe. Rien de
cette langue lâche, terne, vulgaire, souvent incorrecte, à laquelle
beaucoup d'écrivains de notre temps sont entraînés par les impro-
visations de la presse. Rien de cette solennité d'emprunt, de cette
pompe artificielle sous laquelle tant d'hommes experts dans l'art
d'écrire dissimulent imparfaitement la banalité des pensées. Tout
au contraire un tour rapide, une allure indépendante et variée, une
langue ferme dans sa souplesse, sobre dans sa richesse, pleine de
délicatesse et d'originalité, qui suit sans efibrt le mouvement de l'es-
prit, qui exprime exactement toutes les nuances de la pensée. Il
écrivait en homme nourri de la lecture des classiques anciens, mais
qui ne se refuse pas aux innovations. Il avait d'ailleurs une extrême
facilité de travail, et je l'ai vu chez lui à la campagne laisser la
porte de son cabinet ouverte et continuer à écrire tout en prenant
part à la conversation. Et pourtant nulle négligence dans ses écrits;
toujours l'expression juste et le mot propre. Même dans ses œuvres
les plus littéraires, il s'abstient de ces morceaux colorés outre me-
sure qui plaisent aux imaginations blasées, comme de cette emphase
oratoire qui est le propre des écrivains dogmatiques. Son style vif,
leste, animé, rappelle mieux le siècle de Voltaire que le siècle de
Bossuet. On y sent avec une sincérité mâle la réserve d'un esprit
fier et discret qui aime à s'ouvrir, mais qui n'aime pas à se livrer.
Quelquefois, quand l'émotion est forte, on y trouve une élévation
d'autant plus grande qu'elle est plus naturelle, des accens d'autant
plus pénétrans qu'ils sont moins cherchés; mais ordinairement ce
n'est pas ainsi qu'il captive et entraîne : c'est par la suite dans les
idées, par la justesse du ton, par la force du raisonnement, c'est
aussi par le charme de l'esprit répandu sur les matières les plus
arides. Il y a peut-être de nos jours des écrivains plus passionnés et
plus profonds en apparence ; on n'en peut pas citer un seul qui ait
plus d'esprit, et un esprit de meilleur aloi. On a même prétendu qu'il
en avait trop pour être compris et goûté de tout le monde. Si c'est là
M. CHARLES DE REMUSAT. 367
un défaut, c'est un défaut rare et qui doit être aisément pardonné.
Pour peindre dans ce travail l'homme politique, je n'ai eu qu'à
rassembler les divers actes de sa vie et quelques fragmens de ses
écrits. J'ai pu ainsi montrer en M. de Rémusat un excellent citoyen,
un patriote sincère, un vrai libéral, ennemi de tous les excès et de
toutes les bassesses, noblement conséquent dans sa conduite et
prêt à tout subir plutôt que de se courber un instant devant la
force. Qu'on le suive depuis le premier jusqu'au dernier acte de sa
vie; qu'on le voie dénonçant publiquement en 1830 le coup d'état de
Charles X et résistant en 1851 à l'usurpation plus coupalDle encore
de Napoléon Bonaparte; qu'on l'entende flétrissant les folies de la
restauration et les hontes de l'empire, et qu'on dise s'il y a un ami
de la liberté qui ait plus de droits que lui à la reconnaissance pu-
blique. Aujourd'hui, il est vrai, par une étrange interversion des
rôles, c'est la révolution de 1830, c'est la résistance à l'empire, qui
sont qualifiées de criminelles par ceux qui désirent le retour d'un
passé absurde ou odieux; mais la France sait à quoi s'en tenir.
M. de Rémusat d'ailleurs était bien loin de prétendre que ses amis
et lui-même fussent exempts de toute faute. Il reprochait aux
hommes de 1830 de ne s'être pas assez préoccupés des classes ou-
vrières, et quand en 1848 chaque jour voyait éclore quelque pa-
nacée qui, disait-on, pouvait guérir tous les maux de la société, il
se demandait si, au milieu de tant d'extravagances, on ne pouvait
pas découvrir quelque chose de sérieux et d'utile; mais ce qu'il dé-
testait par-dessus tout, ce qu'il a poursuivi de ses sarcasmes sous
tous les gouvernemens, ce sont ces courtisans de la force qui dé-
sertent leur cause dès qu'ils la croient vaincue pour se rattacher à
la cause victorieuse. Aussi tolérant en politique qu'en philosophie,
il honorait dans ses adversaires toute conviction sincère et désinté-
ressée; il méprisait profondément , même chez ses compagnons
d'armes, toute opinion et toute conduite fondées sur le calcul. J'ai,
dans le cours de cet écrit, cité plusieurs morceaux où ce sentiment
éclate avec une grande vivacité, et j'aurais pu en citer beaucoup
d'autres. C'est que pour lui la question d'honnêteté était la pre-
mière de toutes, et que ce mot si souvent répété le lendemain des
révolutions : «puisqu'il y a un gouvernement établi, il vaut mieux
qu'il soit servi par nous que par nos adversaires, » lui paraissait un
des mots les plus corrupteurs de la morale publique.
Assurément M. de Rémusat ne dédaignait pas le succès; mais
il ne croyait pas qu'il fût permis de l'obtenir à tout prix, en fou-
lant aux pieds les lois de la morale et de la justice. Ce principe, il
l'appliquait à l'histoire aussi bien qu'à la politique du jour. Qu'on
lise l'étude sur Richelieu qu'il a publiée dans la seconde édition de
Passé et lyrésent, et l'on verra que, sans contester le moins du
368 REVUE DES DEUX MONDES.
monde les services que ce grand ministre a rendus à la puissance
et à l'unité de la France, il n'hésite pas à se séparer des historiens
qui amnistient en faveur du but la violence et l'iniquité des moyens.
Sur le but môme, il a des doutes, surtout en ce qui touche à la
politique intérieure de Richelieu, et il n'admet pas « qu'une nation
doive se trouver heureuse et reconnaissante lorsqu'elle voit ses
intérêts sauvés aux dépens de ses droits, lorsqu'elle échange le
désordre contre la servitude. » Selon lui, « une pareille politique
pervertit profondément le sens moral des nations, enhardit au mal
les partis et les pouvoirs à venir, corrompt d'avance jusqu'aux
révolutions futures. » Il n'est pas loin de dire avec Montesquieu que
« les plus méchans citoyens de France furent Richelieu et Lou-
vois, » et il les accuse d'avoir, en créant la monarchie absolue, pré-
paré les excès de la révolution.
Je pourrais m' arrêter ici; mais ce que M. de Rémusat disait de
M. Cousin à l'Académie, on peut le dire de lui-même. On n'aurait
eu de lui qu'une idée incomplète, si on s'était contenté de le lire.
Il fallait l'entendre dans un salon, saisissant au vol tous les sujets
de conversation, depuis les plus légers jusqu'aux plus graves, et
leur donnant à tous le tour ingénieux et brillant qui lui était propre.
On était ébloui par la nouveauté des aperçus, par l'originalité des
rapprochemens, par l'imprévu des saillies, par la finesse des traits,
par la sûreté du bon sens, par la vigueur et la justesse d'une dia-
lectique acérée, mais courtoise et qui accablait ses contradicteurs
sans avoir l'air de les toucher. Il causait sans éclat de voix, sans
gestes, sans apprêt, sans rien de cette mise en scène qu'aiment
parfois les causeurs célèbres, du ton d'un homme qui pense à haute
voix. Il était quelquefois difficile pour ceux qui le connaissaient mal
de démêler, à l'expression de son visage et à l'accent de sa parole,
s'il voulait plaisanter ou parler sérieusement. Railleur sans méchan-
ceté, caustique et indulgent, M. de Rémusat employait souvent
l'arme de l'ironie, tout en se défendant d'enfoncer le dard trop
avant. Profondément sensible au ridicule, comme tous les esprits
justes et fins, merveilleusement prompt à le saisir et à l'exprimer,
il n'en restait pas moins équitable pour ceux aux dépens desquels
il égayait parfois sa verve railleuse. Il excusait même, en les expli-
quant, les erreurs et les petitesses des autres, et l'on était souvent
étonné de lui voir prendre avec ardeur la défense de ses adver-
saires contre des critiques passionnées et injustes. Il n'était impi-
toyable que pour les actions basses et les doctrines malhonnêtes.
Au fond, personne n'avait le sens de l'admiration plus vif que ce
prétendu sceptique; personne n'apportait une plus grande chaleur
de cœur dans toutes les questions qui touchaient à la morale et à
la destinée humaine, sous toutes les formes. Si par hasard, au
M. CHARLES DE RÉMUSAT. 369
cours d'un entretien léger, après avoir dit son avis sur un roman
ou sur une pièce de théâtre, il rencontrait inopinément sur son
chemin quelque question philosophique ou politique, le railleur dis-
paraissait soudainement pour faire place au défenseur éloquent du
spiritualisme ou de la liberté. Du temps où l'on causait à Paris, la
présence de M. de Rémusat dans un salon était une véritable fête.
C'en était encore une dans ces dernières années pour sa famille et
pour ses amis; mais depuis qu'il avait quitté les affaires, il allait
peu dans le monde, et c'est dans l'intimité seulement qu'on retrou-
vait l'admirable causeur d'autrefois.
M. de Rémusat était un des derniers survivans de cette forte gé-
nération qui, née à la vie politique sous la restauration, a vu la
révolution de 1830 et s'y est cordialement associée. Heureusement
le plus éminent de tous reste encore plein de vie et de courage;
mais M. de Rémusat était son premier lieutenant, et c'est une
grande douleur que de le voir disparaître après le duc de Broglie,
M. Odilon Barrot, M. Cousin, M. Guizot, M. Jouffroy, M. Duchâtel,
M. Yillemain, M. Saint-Marc Girardin, M. Yitet. Entre lui et ceux
qui l'ont précédé dans la tombe, il serait inconvenant d'établir une
comparaison; mais on peut dire sans crainte qu'aucun d'eux n'a eu
plus de droits au respect et à la reconnaissance des sincères pa-
triotes et des vrais amis de la liberté. Ce n'est pas seulement dans
les sciences politiques que la mort de M. de Rémusat laisse un vide
irréparable, c'est aussi dans les sciences philosophiques, dans les
lettres et dans cette vie sociale dont il était le type excellent. Depuis
qu'il a cessé de vivre, il a eu l'heureux privilège d'être loué par
tous les partis, un seul excepté, et cette exception même est un
titre d'honneur. Le blâme dont ce parti poursuit sa mémoire au
milieu des marques universelles de l'estime et de l'admiration pu-
bliques est le plus grand hommage qui puisse lui être rendu, celui
qu'il eût préféré sans doute, si, dans son désintéressement de tout
ce qui touchait à sa personne, il eût pris la peine de songer d'avance
au jugement de la postérité. La haine de certains apologistes du
second empire ne pouvait manquer au grand honnête homme dont
on peut faire cet éloge bien rare, qu'il est toujours resté dans la vie
publique le modèle accompli du vrai philosophe.
En terminant cette étudo, il est un vœu déjà souvent formé que
je renouvelle au nom des nombreux admirateurs de M. de Rémusat,
c'est que toutes ses œuvres inédites, littéraires ou autres, soient
intégralement publiées. Je sais que son fils le veut, et il fait bien.
La meilleure manière d'honorer un pareil homme, c'est de le mon-
trer tout entier.
P. DUVERGIER DE HaURANNE , ancien député.
TOMB XII. — 1875. 24
DEUX CHANCELIERS
V.
ORIENT ET OCCIDENT (1).
I.
« On s'est pourvu ailleurs, » écrivait avec tristesse dans les der-
niers jours du mois d'août 1866 l'ambassadeur de France près le
roi Guillaume P'" en voyant la Prusse rompre si brusquement les
négociations dilatoires au sujet de la Belgique, et il est juste de
reconnaître qu'il n'a plus cessé depuis d'apprécier sainement la
situation et de tenir son gouvernement constamment en éveil au
sujet de l'accord intime et absolu intervenu entre les deux cours
de Berlin et de Saint-Pétersbourg à la suite de la mission du géné-
ral Manteuffel. S'il s'obstina néanmoins pendant quelque temps en-
core à chercher une compensation pour son pays, — compensation
bien modeste, il est vrai, et conforme à la nouvelle fortune de la
France, — si dans les premiers mois de l'année 1867 notamment
il se flatta d'obtenir de la bienveillance de M, de Bismarck la per-
mission d'acheter le Luxembourg au roi de Hollande, s'il alla même
un jour, lors d'une rapide excursion à Paris, jusqu'à affirmer dans
des conversations intimes qu'il avait déjà la forteresse d'Alzette
(( dans sa poche, » ce n'est pas qu'il crût pour cela possible de
revenir au beau rêve du quartier-général de Brûnn et de réaliser
cette « alliance nécessaire et féconde avec la Prusse » dont s'étaient
leurrés à un certain moment quelques tempéramens sanguins sur
les bords de la Seine. Il était seulement persuadé que le vainqueur
(1) Voyez la Revue du 15 juin, du 1" juillet, du 15 août et du 15 septembre.
DEUX CHANCELIERS. 371
de Sadowa n'envierait pas à la France cette satisfaction mesquine
du Luxembourg, qu'il trouverait même habile de a désintéresser »
l'empereur Napoléon III à si bon marché, que, pour parler avec le
poète, « le lion ne ferait que bâiller devant un morceau tellement
petit. » Le lion rugit cependant, secoua sa crinière avec fureur et
signifia durement que c'en était fait à jamais de toute politique de
pourboire-^ mais cela même ne fit que confirmer M. Benedetti dans
l'opinion qu'on s'était pourvu ailleurs, et qu'on était désormais à
l'abri de toute inquiétude. Il jugea avec raison que M. de Bismarck
devait être bien sûr de l'appui, en tout état de cause, de son ancien
collègue de Francfort, pour refuser à la France jusqu'à cette mo-
dique aubaine et lui donner à ce point « la mesure de son ingra-
titude. »
En même temps que l'affaire du Luxembourg, les événemens de
Crète vinrent démontrer à leur tour aux cabinets de Vienne et des
Tuileries combien le prince Gortchakof était déjà de son côté en-
gagé envers M. de Bismarck, combien résolu aussi à sacrifier à son
intimité avec la Prusse les perspectives même les plus brillantes.
Pour quiconque relit attentivement le curieux échange de notes au-
quel avaient donné lieu les troubles de Crète, il devient évident
que, durant toute l'époque du mois de novembre 1866 au mois de
mars 1867, les deux gouvernemens d'Autriche et de France avaient
cherché à sonder les dispositions de la cour de Saint-Pétersbourg
et à lui faire des avances à coup sûr bien significatives. Le soulè-
vement des Candiotes, on se le rappelle, vint, dans l'automne de
1866, surprendre et émouvoir l'Europe à peine remise de la se-
cousse violente de Sadowa. Démesurément grossie par les nouvel-
listes plus ou moins intéressés, l'insurrection, après avoir excité
de vives sympathies en Russie, finit par occuper sérieusement les
chancelleries et sembla un moment destinée à évoquer devant les
cabinets toute la question d'Orient dans son effrayant ensemble.
Certains cabinets même ne parurent pas trop s'effrayer de l'éven-
tualité : au lieu de se conformer aux traditions constantes de la di-
plomatie dans les affaires ottomanes, au lieu d'assoupir l'incident
et d'en diminuer autant que possible les proportions et la portée,
M. de Moustier pensa qu'il fallait « trouver un moyen de pacifier
l'Orient, » et s'avisa de « provoquer une sorte de consultation de
médecins afin de connaître l'opinion de chacun sur le remède à ap-
porter au mal (1). » Bien plus étonnant encore fut le langage tenu
par le gouvernement de Vienne, par la puissance qui jusqu'alors et
de tout temps s'était contentée de soutenir la Turquie per fus et ne-
(1; Dépêche du comte de Mulinen au baron de Beust, 30 décembre 1866.
372 REVUE DES DEUX MONDES.
fas, sans rien lui demander, pas plus pour les sujets immédiats du
sultan que pour les provinces tributaires. Rompant résolument avec
ces habitudes du passé, M. de Beust, qui venait de prendre en ce
moment la direction des affaires en Autriche, écrivait dès le 10 no-
vembre 1866 à son ambassadeur à Paris que, tout en désirant conser-
ver le trône du sultan, « l'Autriche ne saurait refuser ses sympathies
et son appai dans une certaine mesure aux populations chrétiennes
de la Turquie qui ont parfois de justes réclamations à élever, et
qui sont rattachées à quelques-uns des peuples de l'empire d'Au-
triche par des liens étroits de race et de religion. » Interpellé quel-
ques jours après (28 novembre) par l'envoyé de Russie près la cour
de Vienne, le ministre autrichien n'hésita pas à répondre qu'il était
disposé à favoriser parmi les chrétiens d'Orient « le développement
de leur autonomie et l'établissement d'un self-government limité
par un lien de vassalité. » Enfin, dans une dépêche remarquable
adressée au prince de Metternich et datée du 1"' janvier 1867, M. de
Beust alla jusqu'à proposer « une révision du traité de Paris du
30 mars 1856 et des actes subséquens, » en annonçant d'avance
son désir de faire, dans l'arrangement à intervenir, la part très
large à la Russie. Il n'eut pas de peine à démontrer que « les re-
mèdes à l'aide desquels on a cherché, dans le coufs des dernières
années, à maintenir le statu quo en Orient se sont montrés insuffi-
sans à maîtriser les difficultés que chaque jour est venu accroître. »
'■ — « La physionomie de l'Orient prise dans son ensemble, continuait
la dépêche, se présente aujourd'hui sous un aspect essentiellement
différent de celui qu'elle avait en 1856, et les stipulations de cette
époque, dépassées qu'elles sont sur plus d'un point important par
les événemens survenus depuis, ne répondent plus aux nécessités
de la situation actuelle. » En un mot, M. de Beust ne visait à rien
moins qu'à une intervention collective des puissances européennes
dans les affaires de la Turquie, sans se dissimuler qu'en pareille
conjoncture « il y aurait lieu de tenir compte, dans une mesure
convenable, du rôle naturel qu'assure à la Russie en Orient la com-
munauté des institutions religieuses, » et en indiquant clairement
la nécessité de relever l'empire des tsars des conditions onéreuses
qui lui furent imposées dans la Mer-Noire, « afin de se ménager par
une attitude conciliante le concours sincère de cette puissance dans
les questions du Levant. »
Le projet était hardi à coup sûr, il ne laissa même pas de cho-
quer violemment les esprits en France. N'était-ce pas là en effet
rayer d'un seul trait un passé de dix ans, perdre tout le fruit de la
guerre de Crimée? On avait quelque répugnance à s'avouer que le
traïté de 1856 n'existait plus depuis longtemps, hélas! depuis le
DEUX CHANCELIERS. 373
jour où le gouvernement français avait brisé par ses complaisances
gratuites envers la Russie ce faisceau des trois grandes puissances
occidentales qui pouvait seul en assurer l'exécution efficace. De-
puis lors l'acte n'avait cessé de s'en aller par lambeaux, d'être
violé dans la plupart de ses stipulations, et la conférence de Paris,
chargée nominalement de veiller au maintien du traité, s'était
toujours bornée, ainsi que le faisait observer la dépêche autri-
chienne, « à donner après coup sa sanction à des faits accomplis
en dehors de son action et qui étaient en désaccord avec les con-
ventions placées sous sa sauvegarde. » Du reste, dès le lende-
main de Sadowa, le prince Gortchakof ne s'était pas fait faute de
saisir la première occasion pour dresser en quelque sorte l'épi-
taphe du traité de Paris. « Notre auguste maître, disait le chance-
lier russe dans un document daté du 20 août 1866 et marqué au
coin d'une fme ironie, notre auguste maître n'a pas l'intention
d'insister sur les engagemens généraux de traités qui n'avaient de
valeur qu'en raison de V accord existant entre les grandes puis-
sances pour les faille î-especter, et qui aujourd'hui ont reçu, par le
manque de cette volonté collective, des atteintes trop fréquentes et
trop graves pour ne pas être invalidés... » C'est précisément cette
volonté collective que M. de Beust entendait faire revivre et rendre
sérieuse en projetant la révision de l'acte de 1856. D'après son sen-
timent, le traité de Paris n'avait pas atteint son but, qui était d'as-
surer l'intégrité et la vitalité de l'empire ottoman. D'un côté les
puissances occidentales ont imposé à la Russie sur les bords de
l'Euxin une restriction de ses droits de souveraineté qu'un grand
empire ne pouvait pas accepter à la longue et dont tôt ou tard il
devait chercher à s'affranchir. De l'autre côté et par rapport aux
populations chrétiennes du Levant, on se contenta d'enregistrer un
firman promettant des réformes, et d'abandonner la Turquie à elle-
même au lieu de réserver à l'Europe un moyen de peser par une
douce violence et d'une manière permanente sur le gouvernement
ottoman afin qu'il remplît ses devoirs envers les raïas, et que par
une administration sage et honnête il devînt indépendant et fort.
Le traité de Paris n'avait fait, estimait le ministre autrichien , que
rendre à la Russie ce que la guerre de Crimée avait dû lui disputer
avant toute chose : le monopole de l'influence sur les raïas; ce mo-
nopole, elle continuait de l'exercer comme par le passé, d'une
manière latente, il est vrai, mais d'autant plus dangereuse qu'elle
ne rencontrait pas de concurrence. M. de Beust voulait rétablir la
concurrence ou plutôt il voulait établir un accord général « pour
rendre les populations chrétiennes du sultan les obligées de l'Eu-
rope entière en les dotant, par les soins de toutes les cours garantes,
37A REVUE DES DEUX MONDES.
d'institutions autonomes suivant la diversité des religions et des
races (1) , » et il hésitait d'autant moins à faire à cette vaste
conception le sacrifice de l'article du traité de Paris touchant la
neutralisation de la Mer-Noire que l'Autriche l'avait combattu dès
l'origine, qu'elle n'y avait adhéré qu'au dernier moment pour
complaire aux puissances occidentales et mettre fin à la guerre de
Crimée, et que les événemens en avaient démontré depuis la com-
plète inefficacité. C'est sous l'impression du désastre de Sinope
que la France et l'Angleterre avaient imaginé de restreindre les
forces navales du tsar dans l'Euxin; par ce moyen, elles avaient
entendu mettre Constantinople à l'abri d'un coup de main russe;
mais, sous ce rapport comme sous tant d'autres, la physionomie
de l'Orient avait essentiellement changé d'aspect. La Russie n'en
était plus à méditer un coup de main : elle s'avançait plus lente-
ment, mais bien plus sûrement, vers son but. La pacification du Cau-
case (2), la faiblesse irrémédiable de la Porte et le mécontentement
chaque jour croissant des raïas, aussi impatiens du joug turc que
dévoués à leur unique protecteur, le tsar, lui valaient bien tous les
vaisseaux de la Mer-Noire. Du reste a-t-on réellement affranchi Con-
stantinople de tout danger de ce côté? demandait le ministre au-
trichien. « En supposant que la Russie se décidât à construire des
vaisseaux dans la mer d'Azof, lui ferait-on la guerre pour l'en em-
pêcher ? » Et le cabinet de Vienne résumait toute sa pensée par ces
mots caractéristiques : « la question d'amour-propre ne saurait être
décisive en face des intérêts immenses qui sont aujourd'hui en jeu. »
En effet, on ne saurait trop insister sur cette vérité : la clause au sujet
de l'Euxin n'était plus depuis longtemps qu'une « question d'amour-
propre » entre les puissances occidentales et la Russie ; on ne sau-
rait nier non plus que M. de Beust ait vu loin et juste dans sa dé-
pêche du 1" janvier 1867. Au lendemain de Sadowa, il cherchait à
reconstituer l'Europe, à la retrouver, s'il est permis de s'exprimer
de la sorte, et il savait y mettre le prix.
Dans une direction différente, la France s'évertuait de son côté à
complaire aux vues du cabinet de Saint-Pétersbourg en concentrant
ses efforts principalement sur la question brûlante du moment, sur
cette insurrection candiote, dont l'opinion publique en Russie avait
si ardemment épousé la cause. M. de Moustier proposa au prince
(1) Dépêche de M, de Beust au baron de Prokesch à Constantinople, 22 janvier 1867.
(2) (i Ce qui m'alarme le plus, c'est le changement considérable que la pacification
des provinces du Caucase a apporté à la situation do la Russie. Il est hors de doute
pour moi que, dans les éventualités futures, les attaques les plus sérieuses des Russes
seront dirigées contre nos provinces de l'Asie-Mineure. » Ainsi s'exprimait au com-
mencement de 1869 Fuad-Pacha dans son testament politique adressé au sultan.
DEUX CHANCELIERS. 375
Gortchakof « une entente sur les éventualités qui surgissaient en
Orient, » et, après avoir déjà parlé d'une « consultation de méde-
cins, » il alla, dans une dépêche adressée à l'ambassadeur de France
à Gonstantinople (7 décembre 1866), jusqu'à prononcer le mot de
(( remèdes héroïques. » Par cet euphémisme toujours médical, on
entendait à Paris l'annexion de l'île de Crète à la Grèce, « la seule
issue possible, avait affirmé le prince Gortchakof le 16 novembre
1866, si les puissances voulaient sortir de la voie des expédiens et
des palliatifs qui jusqu'ici n'avaient fait que grever l'avenir des
difficultés du présent. » Le mariage du jeune roi des Hellènes,
George P'', avec la grande-duchesse Olga Gonstantinovna, était alors
une chose décidée, et aux Tuileries on ne demandait pas mieux que
de faire de l'île de Crète la « dot » de la princesse russe. On n'y
aurait pas même vu d'inconvéniens, paraît-il, à augmenter encore
cette dot de l'Épire et de laThessalie : c'était aller bien loin, plus loin
même que ne pouvait le désirer la Russie, qui n'avait aucun intérêt
à (( permettre une extension telle de la Grèce qu'elle pût devenir
un état puissant (1). » Toujours est-il que du rapprochement entre
la France et la Russie naissait le projet d'une démarche commune
pour demander au gouvernement turc la réalisation des réformes
intérieures, et la cession de la Crète, déguisée sous la proposition
d'un plébiscite, démarche qui se réalisait effectivement au mois de
mars 1867 et à laquelle se ralliaient l'Autriche, la Prusse et l'Italie.
Sans doute il y avait encore bien du vague et surtout bien du dé-
cousu dans la situation qui commençait à se dessiner à ce moment,
et il était permis de regretter que la France et l'Autriche ne fussent
parvenues à se mettre préalablement d'accord sur la nature des
offres qu'elles entendaient faire à la Russie; mais les offres étaient
bien réelles et très grandes, on ne saurait le contester, et il n'a dé-
pendu que du successeur du comte Nesselrode de les coordonner, de
les ajuster et de les faire tourner au profit et à la gloire de son au-
guste maître. Ce n'est pas l'Angleterre qui pouvait opposer de sé-
rieux obstacles à la volonté collective de la France, de la Russie et
de l'Autriche dans les affaires du Levant; déjà même elle s'apprê-
tait à s'y résigner, et certes le fruit que le prince Gortchakof voyait
mûrir au printemps de 1867, pour ne point avoir tout l'attrait du
fruit défendu, n'en était pas moins tout autrement sain et savou-
reux que celui que, quatre ans plus tard, il devait aller ramasser
dans les cendres de Sedan.
Il est vrai que les gouvernemens de France et d'Autriche ne pen-
saient pas faire un don gratuit ; il était sous-entendu qu'en échange
(1) Paroles de l'empereur Nicolas à sir Hamilton Seymour. — Pour les bruits con-
cernant la Thessalie et l'Épire, voyez surtout la dépêche de Fuad-Pacha aux ambassa-
deurs à Paris et à Londres, 27 février 1867.
376 REVUE DES DEUX MONDES.
de ces concessions très larges sur le terrain dU3rient ils obtien-
draient l'appui du cabinet de Saint-Pétersbourg dans les complica-
tions si menaçantes de l'Occident, et bien des circonstances sem-
blaient plaider en faveur d'une pareille combinaison. Après tout, et
abstraction faite de la vengeance tirée de « l'ingrat » empire des
Habsbourg , la Russie n'avait pas trop à se féliciter de l'œuvre de
M. de Bismarck. Sans parler de plusieurs parens de la famille im-
périale que le HohenzoUern détrônait et dépouillait avec une fer-
meté tempérée de quelques larmes, il y avait en général dans les
procédés et les principes inaugurés sur l'Elbe et le Mein une forte
teinte révolutionnaire qui devait médiocrement agréer à une cour
que ne cessait de protéger l'ombre de Nicolas. Le plus grave ce-
pendant, c'est que la victoire de Sadowa venait d'ébranler brusque-
ment et menaçait même de ruiner de fond en comble le système
séculaire de la politique russe par rapport aux affaires d'Allemagne.
Depuis Pierre le Grand en effet, depuis Catherine II surtout, la
Russie avait toujours travaillé à conquérir une influence prépondé-
rante parmi les diverses cours germaniques; ses tsars ont plus
d'une fois eu la haute main et le verbe haut dans les démêlés tu-
desques. « Le Romanof jouit chez nous d'un droit d'aînesse reconnu
par ses frères, nos souverains du Bund, » s'était un jour écrié avec
amertume un publiciste célèbre d'outre-Rhin, et l'attitude des états
secondaires pendant la guerre de Grimée n'a point certes infirmé
la justesse d'un pareil mot. Or c'est ce travail de plusieurs règnes
et d'une pensée jusque-là immuable que la Russie voyait mis en
question par les résultats imprévus de la campagne de Bohême.
Déjà le nord de l'Allemagne échappait à son influence, et les « naïfs »
seuls pouvaient encore se faire illusion sur le sort réservé au sud
dans un avenir très prochain. « Dès le mois de septembre 4866, le
cabinet de Berlin avait, dans une circulaire qui fut à dessein livrée
à la publicité, revendiqué pour la confédération du nord et les états
du midi seuls, à l'exclusion de toutes les autres puissances sans en
excepter l'Autriche, le droit de lier leurs relations aussi étroitement
qu'ils le jugeraient convenable, donnant ainsi à l'article l\ du traité
de Prague une interprétation qu'il ne comportait pas. Dans les dis-
cours qu'il avait prononcés à l'ouverture des chambres prussiennes
et du parlement du nord, le roi lui-même avait fait entendre, en
les adressant à r Allemagne, aux peuples frères, à la terre que bor-
nent les Alpes et la Baltique, des allusions qui avaient fait tressaillir,
suivant l'expression des journaux officieux, le cœur de tous les pa-
triotes (1). » De son côté, M. de Bismarck s'était écrié au sein du
même parlement en usant de ces termes de joueur devenus si fa-
(1) Benedetti, Ma Mission en Prusse, p. 249.
DEUX CHANCELIERS. 377
miliers à son langage et si caractéristiques pour son tempérament :
(( Notre enjeu est devenu plus grand à la suite de nos victoires;
nous avons maintenant plus à perdre, mais la partie est encore loin
d'être complètement gagnée! » A moins d'une action combinée et
résolue de l'Europe , l'absorption de l'Allemagne entière par la
Prusse n'était plus qu'une question de temps, et, à le bien prendre,
la Russie y trouvait encore moins son compte que la France. La
France voyait seulement s'unir en faisceau plus compacte et plus
menaçant une fédération de royaumes et de principautés qui déjà
auparavant lui avaient été hostiles ou du moins opposés. La Russie
au contraire perdait toute une ligue d'états dont la fidélité et le dé-
voûment ne lui avaient jamais fait défaut, qui lui formaient une es-
pèce d'enceinte continue du côté d'un Occident parfois peu sympa-
thique ; à leur place allait se substituer une puissance formidable,
entreprenante et envahissante dès l'origine, appelée tôt ou tard par
la nécessité de l'histoire, par la fatalité de race, à représenter et à
opposer l'idée germanique à l'idée slave. A toute autre époque de
l'empire des tsars, dans le bon vieux temps du comte Nesselrode
par exemple, — alors qu'au lieu de faire de la politique de dépit
et de propagande sur les bords de la Neva, on y faisait de la poli-
tique de conservation et d'équilibre, — la conduite d'un chancelier
russe en pareille occurrence n'eût point été douteuse : une coalition
de la Russie, de la France et de l'Autriche se fût formée au lende-
main de Sadowa pour la sauvegarde de l'Europe, et ce n'est pas
trop dire que d'affirmer que, dans le printemps de l'année 1867,
Alexandre Mikhaïlovitch tenait en ses mains les destinées du
monde.
Ainsi mis en demeure de faire son choix, le prince Gortchakof
n'eut garde de décliner les avances française et autrichienne dans
la question d'Orient; il s'empressa de leur donner un retentisse-
ment très grand au contraire, et s'éleva même parfois en cette
occasion à un lyrisme peu usité dans le style des chancelleries. Il
fut charmé du nouveau ministre d'Autriche et lâcha toutes les
écluses d'un enthousiasme quelque peu forcé. « M. de Beust, écri-
vait-il à son ambassadeur à Londres, inaugure une ère nouvelle
dans la politique de l'Autriche, une ère à vues larges et élevées;
c'est le premier homme d'état de ce pays et de notre époque qui
fait courageusement l'essai de quitter le terrain des rivalités mes-
quines. )) Pour ce qui regardait la France, il s'appliquait surtout
à bien marquer que l'initiative venait d'elle, et « en priant l'em-
pereur Napoléon 111 de se reporter aux entretiens que l'empereur
Alexandre a eus avec lui à Stuttgart » (en 1860), il semblait vou-
loir assigner aux pourparlers actuels un caractère extraordinaire
378 REVUE DES DEUX MONDES.
de gravité et de généralité. « Sa majesté impériale, continuait le
chancelier russe dans sa dépêche ,du 1(5 novembre 1866 à M. de
Budberg, a accueilli avec satisfaction les ouvertures que M. le
marquis de Moustier nous a faites en vue d'une entente entre
le cabinet français et nous sur les éventualités qui surgissent en
Orient. Les principes généraux que M. le ministre des affaires étran-
gères de France a émis, les assurances qu'il nous a données, ont
aux yeux de notre auguste maître un prix tout particulier, puis-
qu'ils émanent de la pensée directe de l'empereur Napoléon, et que
c'est par ordre exprès de sa majesté que M. le marquis de Moustier
a abordé ces questions. » La verve et l'entrain d'Alexandre Mikhaï-
lovitch allaient toujours en croissant : il finit même par parler latin
et par écraser le pauvre envoyé turc avec une citation classique.
« Voici, écrivait-il au mois de février 1867, ce que j'ai dit à Com-
nenos-Bey : l'île de Crète est perdue pour vous ; après six mois
d'une lutte aussi acharnée, la conciliation n'est plus possible. En
admettant même que vous parveniez à y rétablir pour quelque
temps l'autorité du sultan, ce ne serait que sur un tas de ruines et
un monceau de cadavres. Tacite a dit depuis longtemps ce qu'il y a
de précaire dans ce règne du silence qui succède à la dévastation :
solitudinem faciiint, jjaccm. appellant... »
Malheureusement on ne fut pas longtemps à reconnaître que,
tout en faisant fête à la France et à l'Autriche de leur évolution
orientale et en s'efforçant même de les compromettre dans cette di-
rection autant que possible (l), le chancelier russe avait un soin
extrême pourtant de maintenir son accord intime avec l'ancien col-
lègue de Francfort et de ne contrarier en rien ses visées dans les
affaires de l'Occident. Très ardent pour la cause du plébiscite en
Crète, il se montrait par contre d'une indifférence absolue au sujet
d'une cause analogue sur l'Eider, bien autrement légitime pour-
tant, garantie par des traités solennels (2), et qui intéressait à un
si haut point la noble et malheureuse patrie de la future tsarine.
11 garda un silence non moins significatif en face de la publication
faite au mois de mars 1867 par M. de Bismarck des conventions
avec les états du sud, conventions qui assujettissaient à la Prusse
(1) « Je veux bien que vous envoyiez votre voiture devant ma porte, mais à la con-
dition que vous montiez en effet cliez moi, » disait spirituellement à M. de Budberg
un des prédécesseurs de M. de Moustier à l'hôtel du quai d'Orsay quelques annéeà
auparavant, mais dans des conjonctures semblables où la Russie faisait sonner haut
les avances du cabinet des Tuileries en môme temps qu'elle éludait avec soin tout
engagement positif envers lui.
(2) Les préliminaires de Nikolsbourg ainsi que le traité de Prague avaient stipulé la
rétrocess'oii au Danemark des districts du nord du Slesvig après un vote des popu-
l.uions. Ou sait que la Prusse a éludé jusqu'à ce jour l'exécution de cet engagement.
DEUX CHANCELIERS. 379
les forces militaires de l'Allemagne et abolissaient de fait « la si-
tuation internationale indépendante » que les préliminaires de Ni-
kolsbourg avaient stipulée pour la Bavière et le Wurtemberg (1) |
Alexandre Mikhaïlovitch fit le même bon marché du Wurtemberg
comme du Danemark, du trône de la reine Olga comme du ber-
ceau de la princesse Dagmar. Sur ces entrefaites éclata l'incident
du Luxembourg, et le gouvernement français put mesurer le degré
de bienveillance qu'il était parvenu à inspirer au cabinet de Saint-
Pétersbourg par ses « remèdes héroïques » à l'égard de la Turquie.
Le chancelier russe fut correct à coup sûr et très sincère dans son
désir de la paix, mais il n'eut point pour la position de la France les
égards que l'Angleterre elle-même croyait juste de lui témoigner, il
sembla surtout préoccupé de ne point porter ombrage à son illustre
ami de Berlin. Tout en glorifiant aussi M. de Beust pour son « cou-
rageux essai de rompre avec les rivalités mesquines, » le gouver-
nement russe ne se faisait pas faute d'encourager en même temps,
de la manière la plus dangereuse et la plus provocante, la violente
opposition slave dans l'empire de Habsbourg au moyen de ce fameux
congrès de Moscou, dont il sera parlé dans la suite. D'autres décep-
tions encore, moins connues du public, mais non moins cuisantes,
vinrent probablement s'ajouter à tous ces mécomptes, car l'Autriche
aussi bien que la France ne tardèrent pas à opérer leur retraite
sur ce terrain mouvant d'Orient et à faire leur jonction avec l'An-
gleterre pour maintenir désormais fermement les droîtsdu sultan.
La « consultation de médecins » prit décidément fin, et le malade
légendaire ne s'en porta pas plus mal; mais tout fut dit dès lors
pour les éventualités terribles de l'avenir.
« Il existe une entente entre Saint-Pétersbourg et Berlin, » aver-
tissait de nouveau l'année d'après (le 5 janvier 1868) M. Benedetti
en désignant toujours la mission souvent mentionnée du général
Manteuffel comme le point de départ de cet accord qui ne cessait
de le préoccuper, a N'est-ce pas de ce moment en effet, se demande-
t-il, que les deux cours marquent plus visiblement leur politique,
la Russie en Orient et dans les provinces slaves de l'Autriche, la
Prusse en Allemagne, sans que jamais il se soit élevé un nuage
entre elles? Constamment unies dans toutes les questions, elles ont,
chacune de son côté , poursuivi leurs desseins avec une confiance
(1) M. de Beust écrivait au sujet de ces conventions militaires avec une finesse
résignée : « Une alliance établie entre deux états dont l'un est faible et l'autre est fort,
alliance qui n'a pas de texte particulier, mais qui doit être maintenue en permanence
pour toutes les éventualités de guerre, n'est pas do nature à faire croire à une exis-
tence internationale indépendante de l'état faible. » Dépêche au comte Wimpffen à
Berlin, 28 mars 1867»
380 REVUE DES DEUX MONDES.
qui témoigne des garanties mutuelles qu'elles ont stipulées. » Et
l'ambassadeur ajoute que cette conviction commence à s'imposer à
bien des esprits, à lord Loftus notamment, son collègue d'Angle-
terre, demeuré longtemps très incrédule à cet égard. « Sa manière
de voir s'est sensiblement modifiée , et il n'est pas moins persuadé
que d'autres membres du corps diplomatique qu'il a été pris des
arrangemens éventuels entre les deux gouvernemens du roi Guil-
laume et de l'empereur Alexandre. J'en ai, pour ma part, trouvé la
démonstration permanente, si je puis m' exprimer ainsi, dans la ré-
solution bien arrêtée, et qui n'a jamais varié, du cabinet de Berlin
de préparer l'union allemande en attendant de pouvoir y substituer
l'unité à son profit exclusif sans s'en laisser détourner un instant
par l'éventualité d'un conflit avec la France. J'en ai vu également
la preuve dans le soin avec lequel M. de Bismarck évite de s'expli-
quer sur la question d'Orient. Quand on l'interroge, il répond qu'il
ne lit jamais la correspondance des ministres du roi à Gonstanti-
nople, et votre excellence n'aura pas oublié avec quelle complai-
sance il s'est toujours prêté aux vues du prince Gortchakof. »
M. Benedetti signale aussi « l'impulsion nouvelle imprimée depuis
l'été dernier à la propagande panslaviste ; » il indique très bien les
desseins vastes et les espérances lointaines du cabinet de Saint-
Pétersbourg dans sa connivence avec la Prusse, et donne en général
de la politique russe à cette époque une idée plus haute et plus
juste que certains panégyristes malavisés de nos jours qui, pour
bien prouver que le prince Gortchakof a rempli son rôle aussi com-
plètement que possible et avec tout le succès désirable, n'imaginent
rien de mieux que de rapetisser ce rôle et de le rétrécir.
II.
C'est le propre de toute louange de convention de forcer non-seu-
lement le ton, mais de se tromper même parfois de note; il y a
dans l'encens parfum et cendres, disaient les anciens, et il y a bien
de l'équivoque aussi dans la manière courante de féliciter le chan-
celier russe de son « triomphe » dans la question de l'Euxin. Pré-
tendre que le prince Gortchakof n'ait favorisé les desseins auda-
cieux de la Prusse qu'en vue d'affranchir la Russie de ses liens dans
la Mer-Noire, qu'il ait livré d'avance le monde à M. de Bismarck
dans le seul espoir de répudier un jour pour son compte l'acte de
1856, c'est là au fond faire aussi peu d'honneur à son génie qu'à
son patriotisme. Certes l'homme d'état éminent dont les petits-fils
de Washington venaient, dans l'année de Sadowa, célébrer à Saint-
Pétersbourg le « regard prophétique » en suppliant le Dieu éternel
DEUX CHANCELIERS. 381
« qui avait arrêté le soleil pour Josué » de suspendre également le
cours de la vie pour Alexandre Mikhaïlovitch, « afin que les regards
de deux mondes pussent rester longtemps fixés sur lui (1), » le di-
plomate consommé qui, au printemps de 1867, faisait si peu de cas
des avances considérables des cabinets de Vienne et des Tuileries,
— certes ce ministre n'eût pas manqué à ce moment d'écarter avec
un sourire dédaigneux l'hypothèse mesquine qui, dans le boule-
versement prochain et prévu de l'Europe, aurait assigné à la Russie,
pour unique victoire et conquête, l'abolition de tel article blessant
d'un traité que les événemens avaient déjà depuis longtemps « in-
validé. » Ce n'est pas contre un pareil « plat de lentilles, » pour
parler le langage de M. de Bismarck, qu'il entendait céder au
Hohenzollern certain droit d'aînesse du Romanof ; ce n'est pas à un
prix aussi dérisoire qu'il pensait faire abandon de l'Occident : il vi-
sait plus haut et comptait avoir la part du lion dans la curée à ve-
nir. La fortune a pu trahir ses espérances, déjouer ses calculs et
le plier à maintes nécessités inéluctables ; mais, s'il est puéril de
vouloir lui faire autant de vertus de toutes ces nécessités bien fâ-
cheuses, et lui composer une sorte d'auréole des éclairs et des
foudres de la guerre de 1870, l'histoire, dans son impartialité, n'en
doit pas moins tenir compte au prince Gortchakof de ses intentions,
qui furent à la hauteur des événemens, et, sans dissimuler son
échec, lui accorder pourtant le plein bénéfice du in magnis voluisse.
On caressait en effet des projets grands, gigantesques, sur les
bords de la Moskova et de la Neva dans toute cette époque agitée
et fiévreuse qui sépara Sedan de Sadowa, on s'y berçait de rêves
enchanteurs, on partageait le monde entre Slaves et Germains, et
le ministre « national » répondait en somme aux vœux ardens de
la nation entière en faisant de l'alliance prussienne le pivot de
sa politique, en y voyant la condition absolue et le gage certain
de tout un avenir de gloire et de prospérité pour la Russie. Il faut
se reporter par la pensée à l'ébranlement universel des esprits à la
suite de la victoire, aussi prodigieuse qu'imprévue, de la Prusse en
1866, aux plans innombrables, fantastiques, qui surgirent alors sou-
dain pour la reconstruction des empires et des races, il faut se rap-
peler cette volée sans fin de Minerves toutes armées que le coup de
marteau du Vulcain germanique fit sortir de tant de têtes fêlées qui
se croyaient olympiennes, —la refonte générale que subit en un clin
d'œil notre pauvre philosophie de l'histoire, à la fois si tranchante
et si malléable, — pour apprécier équitablement le courant d'idées
(1) Discours du sous-secrétaire d'état, M. Fox, au banquet offert par le club anglais
de Saint-Pétersbourg à la mission extraordinaire des États-Unis en 1860,
382 REVUE DES DEUX MONDES.
étrange et impétueux qui entraînait alors le peuple de Pierre le
Grand et de Catherine II. « Une puissance irrésistible pousse les
peuples à se réunir en grandes agglomérations en faisant dispa-
raître les états secondaires, et cette tendance est peut-être inspi-
rée par une sorte de prévision providentielle des destinées du
monde. » Ainsi s'exprimait au lendemain de Sadowa un document
officiel d'une autorité incontestable, un manifeste diplomatique qui
annonçait urbi et orhi les hautes pensées du gouvernement impérial
de France (1). Le moyen de s'étonner dès lors que les enfans de
Rourik se soient fait le même raisonnement, qu'ils se soient demandé
avec candeur si la bataille de Kœnigsgrœtz ne venait pas de livrer
décidément l'Europe centrale aux Hohenzollern et l'Europe orientale
aux Romanof ? Après quelques instans d'hésitation et d'effarement,
le patriotisme moscovite résolut en conséquence de ne prendre nul
ombrage de l'ambition du roi Guillaume I"", mais il se mit à pro-
clamer sur-le-champ que la Russie avait, elle aussi, une mission à
remplir, une « idée » à réaliser, et que le soleil des unités natio-
nales et des gi'andes agglomérations brillait pour tout le monde.
Il y avait dans l'ancienne capitale des tsars une feuille célèbre
qui, bien déchue depuis et descendue à l'heure qu'il est au rang d'un
journal ordinaire, quoique toujours important, exerçait alors une
influence prépondérante, tyrannique, de la Dvina jusqu'à l'Oural :
on l'appelait par momens et sans y entendre malice « le premier
pouvoir de l'état après l'empereur. » Depuis la funeste insurrection
de Pologne, la Gazette de Moscou était en effet le moniteur des pas-
sions populaires de la sainte Russie, l'officine d'où partaient les
mots d'ordre pour l'opinion publique dans le vaste empire du nord,
et souvent même des instructions formelles pour les ministres diri-
geans à Saint-Pétersbourg. Cette fois encore l'organe tout-puissant
de M. Katkof se fit le porte-voix de la nation et traça impérieusement
le programme de la politique de l'avenir. Déjà peu de temps après la
conclusion de la paix de Prague, la feuille de Moscou posait « comme
une vérité incontestable, que la marche des événemens a fait naître
des intérêts qui invitaient les deux puissances de Russie et de Prusse
à s'allier encore plus activement que par le passé; » elle affirmait
en outre que des ouvertures dans ce sens avaient été faites par M., de
Bismarck, « ouvertures d'autant plus acceptables que la Prusse n'a
pas d'intérêts qui lui soient propres en Orient; sur cette question, le
cabinet de Berlin peut prendre, de concert avec la Russie, telle
attitude qui lui conviendrait. » Le thème fut depuis repris et déve-
loppé sous mainte forme et dans maint article jusqu'à ce qu'un
(1) Circulaire de M. de Lavalette, i6 septembre 1866.
DEUX CHANCELIERS. 383
leading du 17 février 1867 vînt lui imprimer la grande consécra-
tion d'un principe spéculatif et humanitaire.
« L'ère nouvelle se dessine enfin, — y lisait-on, — et c'est pour
nous, Russes, qu'elle a une portée particulière. Cette ère est bien
la nôtre; elle appelle à la vie un monde nouveau demeuré jusque-
là dans l'ombre et dans l'attente de ses destinées, le monde gréco-
slave. Après des siècles passés dans la résignation et la servitude,
voilà enfin que ce monde touche au moment de la rénovation; ce qui
a été si longtemps oublié et comprimé revient à la lumière et se pré-
pare à l'action. Les générations actuelles verront de grands change-
mens, de grands faits et de grandes formations. Déjà sur la péninsule
du Balkan et sous la couche vermoulue de la tyrannie ottomane se
dressent trois groupes de nationalités vivaces et fortes, les groupes
hellénique, slave et roumaini Étroitement unis entre eux par la
communauté de leur foi et de leurs destinées historiques, ces trois
groupes sont également liés à la Russie par toutes les attaches de la
vie religieuse et nationale. Ces trois groupes de nations une fois
reconstruits, la Russie se révélera sous un jour tout nouveau. Elle
ne sera plus seule dans le monde; au lieu d'une sombre puissance
asiatique dont elle avait jusque-là l'apparence, elle deviendra une
force morale indispensable à l'Europe, une civilisation gréco-slave
complétant la civilisation latino-germaine, qui sans elle resterait
imparfaite et inerte dans son exclusivisme stérile... » Descendant
bientôt après de ces hauteurs quelque peu abstraites sur le terrain
plus pratique des voies et moyens, le fougueux apôtre de Vère nou-
velle s'écriait le 7 avril : « Si la France soutient par les armes et
par son influence politique la renaissance des peuples latins, si la
Prusse agit de la même manière vis-à-vis de l'Allemagne, pourquoi
donc la Russie, comme unique puissance slave indépendante , ne
soutiendrait-elle pas les peuples slaves et n'empêcherait-elle pas
les puissances étrangères de mettre des obstacles à leur dévelop-
pement politique? La Russie doit e»i:pioyer toutes ses forces à in-
troduire chez ses voisins du midi une transformation semblable à
celle qui s'est opérée dans l'Europe centrale et occidentale; elle
doit prendre sans la moindre hésitation vis-à-vis des Slaves le rôle
que la France a pris à l'égard des peuples latins et la Prusse vis-à-
vis du monde allemand. La tâche est noble, car elle est exempte
dégoîsme-, elle est bienfaisante, car elle achèvera le triomphe du
principe des nationalités et donnera une base solide à l'équilibre
moderne de l'Europe; elle est digne de la Russie et de sa gran-
deur, elle est immense, et nous avons la ferme conviction que la
Russie la remplira. »
C'est sous le stimulant de pareilles théories, espérances et pas-
38/l REVUE DES DEUX MONDES.
sions, que fut montée au printemps de l'année 1867 l'étrange ex-
position ethnologique de Moscou (1), qui devint bientôt le prétexte
d'une grande démonstration au dehors, démonstration assez inof-
fensive en apparence pour écarter tout embarras diplomatique, as-
sez bien calculée cependant pour produire son effet sur des esprits
naïfs et inflammables, pour fasciner de malheureuses peuplades
déshéritées , plus riches d'imagination que de culture. Certes la
science véritable devait retirer bien peu de profit de cette réunion
projetée dans le manège de Moscou de tous les « types » slaves
avec leurs costumes, leurs armes, leurs ustensiles domestiques et
leurs flores; mais l'entreprise n'en fut pas moins jugée digne des
protections les plus augustes. L'empereur et l'impératrice offrirent
des sommes considérables pour subvenir aux frais de l'œuvre, le
grand-duc Vladimir en accepta la présidence honoraire, les hauts
dignitaires de la cour et de l'église se chargèrent de la direction.
Des appels chaleureux furent adressés aux Slaves de l'Autriche et
de la Turquie, à leurs différentes sociétés historiques, géographi-
ques ou autrement savantes, pour contribuer par des envois nom-
breux à la magnificence de l'exposition, et une nuée d'émissaires
s'abattit sur les pays du Danube et du Balkan, en quête d'adhé-
sions, d'échantillons et de « types. » Des comités se formèrent sur
divers points de l'empire , afin de dignement préparer la réception
des « hôtes slaves, » qui ne manqueraient pas d'affluer au « jubilé
national, » et bientôt il fut parlé d'un congrès où l'on s'expliquerait
sur les besoins et les intérêts de tant de « peuples frères, » sur les
espérances et les doléances de la grande patrie commune, de la pa-
trie idéale. C'était le moment, il importe de le rappeler, où l'in-
surrection Cretoise, toujours persistante, attisée par la Grèce et
exagérée par des journaux trop peu ou trop bien informés, tenait
en éveil et dans l'attente les populations chrétiennes de la Turquie,
le moment aussi où les Tchèques de la Bohême , entraînant à leur
suite presque tous les Slaves de l'Autriche , protestaient contre la
constitution cisleithane et refusaient de siéger dans les chambres
représentatives de l'empire. Le Kremlin devenait ainsi le mons
sacer des intransigeans des deux bords de la Leitha , le congrès de
Moscou prenait toute l'apparence d'un contre-parlement opposé au
Reichsrath de Vienne, et le langage tenu par les organes les plus
autorisés du cabinet de Saint-Pétersbourg n'était point fait pour
calmer les susceptibilités des goiivernemens intéressés, ni pour dis-
suader de manifestations provocantes. Parlant des pieux pèlerins
'1) Voyez la Bévue du l«r septembre 18G7 : le Congrès de Moscou et la propagande
panslaviste.
DEUX CHANCELIERS. 385
de la Turquie et de l'Autriche qui s'apprêtaient à visiter Moscou,
« cette sainte Mecque des Slaves, » la Correspondance russe, la
feuille ministérielle par excellence (1), s'exprimait ainsi au mois d'a-
vril 1867 : (( On ne peut raisonnablement exiger de nous que nous
reniions notre passé. iNous laisserons donc croire à nos hôtes qu'ils
sont venus chez une nation sœur dont ils ont tout à attendre sans
avoir rien à craindre d'elle; nous écouterons leurs griefs^ et le récit
de leurs maux ne pourra que resserrer les liens qui nous unissent à
eux. Si maintenant ils s'avisent d'établir une comparaison entre
leur état politique et le nôtre, nous ne serons pas assez niais pour leur
prouver qu'ils sont dans les conditions les plus favorables du dé-
veloppement slave. Ces conditions, nous les croyons au contraire
mauvaises, nous l'avons dit cent fois, et nous pourrions bien le re-
dire encore... »
Sans doute les menées russes dans les pays du Danube et des
Balkans n'étaient pas précisément d'invention toute récente ; elles
remontaient même bien loin dans le passé, elles dataient du règne
de la grande Catherine. Sous main et à la sourdine, la propagande
panslaviste avait été encouragée ou protégée depuis bientôt un
siècle ; mais c'était pour la première fois dans cet été de 1867 que
le gouvernement de Saint-Pétersbourg assumait ainsi hautement
la responsabilité d'une pareille propagande et faisait déployer dans
ses états le drapeau des saints Cyrille et Méthode. Dans un em-
pire où tout est surveillé, réglé et commandé d'en haut, où rien
ne se fait spontanément, où tout est arrangé et voulu, des « Slaves
étrangers, » sujets de deux puissances voisines et « amies, » étaient
admis, provoqués à venir exposer leurs griefs, porter des plaintes
contre leurs gouvernemens respectifs, demander assistance et dé-
livrance au nom d'un droit des gens tout nouveau, du principe
fraîchement éclos des grandes agglomérations et des unités natio-
nales. On ne fut pas assez niais pour éconduire ces « députés »
étranges, pour leur parler raison et résignation; on leur parlait au
contraire d'un « sort meilleur et prochain, » on les promenait à
travers toutes les villes de l'empire au milieu des manifestations
enthousiastes dirigées par les colonels et les archimandrites, on les
accablait de témoignages de sympathie, d'ovations et de démon-
strations auxquelles prenaient part l'armée, la magistrature et tout
ce qu'il y avait d'élevé dans le monde officiel. Des généraux, des
amiraux et des ministres présidaient à des banquets où le désastre
de Sadowa était célébré comme un événement providentiel et heu-
(1) Elle émanait directement du ministère de l'intérieur, était rédigée ou français
et destinée à « éclairer » l'opinion étrangère sur les faits et gestes du gouvernement
russe.
TOMB XII. — 1875. 25
38(3 REVUE DES DEUX MONDES.
reux par des sujets de l'empereur François-Joseph, où des appels
étaient adressés au tsar a de venger les outrages séculaires de la
Blanche-Montagne et de Kossovo, et de planter la bannière russe
sur les Dardanelles et la basilique de Sainte-Sophie. »
L'ébranlement donné par de telles démonstrations à toute une
race, à tout un monde religieux, fut profond et prolongé, et certes
les annales contemporaines ont rarement connu de période aussi
peu correcte au point de vue du droit international et des pratiques
des chancelleries que celle qui eut pour départ le congrès de Moscou
et pour arrêt la conférence de Paris au sujet de la Grèce. Elle fut
étrange en effet, cette époque, avec des présidens du conseil tels que
Ratazzi, Bratiano, Koumondouros, avec des généralissimes comme
Garibaldi, Pétropoulaki et « Philippe le Bulgare, » avec ces expé-
ditions de Mentana, de Sistow, de VArcadion et de VEnosis, avec
ces agitations, pour tout dire, allemande, italienne, tchèque, croate,
roumaine, serbe, bulgare, grecque et panslave. Sans entrer plus
avant dans l'histoire fastidieuse de ces événemens complexes et
nullement éclaircis encore, il suffit, pour en apprécier le caractère
général et en saisir le lien intime, de relire avec toute l'attention
qu'il mérite le rapport déjà mentionné de l'ambassadeur de France
près la cour de Berlin, en date du 5 janvier 1868. « Il faut à M. de
Bismarck, y écrit M. Benedetti, une Italie troublée, en désaccord
permanent avec la France, pour nous contraindre à entretenir des
forces plus ou moins considérables dans les états du saint-siége,
pour se ménager au besoin le moyen de susciter, à l'aide du parti
révolutionnaire, une rupture violente entre le gouvernement de
l'empereur et celui du roi Victor-Emmanuel, pour neutraliser en
un mot notre liberté sur le Rhin... Je ne serais pas surpris non
plus, si M. de Bismarck était l'instigateur de l'impulsion nouvelle
imprimée depuis l'été dernier à la propagande panslaviste; il y
trouve l'avantage immédiat d'inquiéter l'Autriche par la Russie. La
Russie se montrerait assurément moins entreprenante, et la Prusse
de son côté ne l'encouragerait pas à réveiller la question d'Orient,
par la simple raison qu'elle ne saurait elle-même y trouver aucun
avantage, si elle ne croyait indispensable de payer de ce prix la
liberté qu'elle revendique en Allemagne. L'incertitude de la situa-
tion ne fait que resserrer chaque jour davantage les liens qui unis-
sent la Prusse à la Russie et solidariser les ambitions de l'une en
Allemagne avec celles de l'autre en Orient. »
Un comité permanent pour les intérêts de l'unité slave s'était
formé au lendemain du congrès de Moscou, sous les auspices d'un
grand-duc, et son action ne tarda pas à se faire sentir parmi les
Ruthènes, les Tchèques, les Croates de l'Autriche; mais c'est sur-
DEUX CHANCELIERS. ^^7
tout dans les provinces tributaires ou sujettes de la Porte-Ottomane
oue l'agitation devint aussi chronique que péril euse Le ma heu-
reux Turc fut assailli de toutes parts : un jour c était le v adika de
Monténégro qui lui demandait sur un ton menaçant tel port de
l^driatique, un autre jour c'était le prince de Serbie qui réclamait
'évacuation de telle forteresse en appuyant sa requête d arméniens
extraordinaires. De nombreux convois d'armes arrivaient de la Rus-
sie dans les provinces danubiennes sous la fausse désignation de
matériel pour la construction de chemins de fer (1), tandis que des
navires de guerre grecs ne cessaient de vouloir rallumer à toute
force dans l'île de Crète une insurrection près de s'éteindre et qui,
à a vérité, n'avait jamais eu un foyer très grand. C'était 1 époque
des « comités de secours » et des « bandes libératrices » envahis-
sant tantôt les états du pape au cri de Roma o morte l tantôt fai-
sant incursion dans la Thessalie pour venger « les mânes outrages
de Phocion et de Philopœmen, » ou bien encore franchissant jus-
qu'à cinq fois clans l'espace d'un an le Danube du côté de la Rouma-
nie afin de réveiller dans les Balkans « le lion à la crinière d or! »
- « Aujourd'hui c'est à nous, frères, qu'il appartient de pi;ouver a
la diplomatie européenne qu'il existe encore des descendans du
terr ble Krum; le lion à la crinière d'or vous appelle et la trompette
de la guerre. » Ainsi s'écriait au mois d'août 1868 une proclama-
tion datée des <c Balkans » et signée gouvernement provisoire (2).
« 11 est de fait, mandait le 6 février 1868 dans un curieux rapport
adressé au comte de Beust l'agent de l'Autriche dans les principau-
tés le baron d'Eder, il est de fait qu'à Bukharest, comme dans, dif-
férentes villes des bords du Danube, il existe des comités bulgares :
leur but est de provoquer des troubles en Bulgarie, de les appuyer,
de leur donner des proportions plus étendues que celles de 1 an
passé. Tout dernièrement encore on était persuade ici qu au retoui
du beau temps éclateraient des complications sérieuses dans liiu-
rope occidentale qui permettraient à la Russie de déclarer la guerre
à la Turquie, et, dans la prévision de ces événemens, on a fait des
préparatifs pour influencer avec énergie le soulèvement bu^are
Bien que le gouvernement des principautés se trouve entre les mains
d'un parti (radical) traditionnellement hostile à la Russie, il n en
penche pas moins vers cette puissance depuis un certain temps et
attend d'elle la réalisation de ses efforts et de ses espérances. Les
journaux de l'opposition (conservatrice) combattent ces tendances
(1) Voyez à ce sujet les documens parlementaires anglais, français et autrichiçns de
l'année 1868, et notamment les rapports des agens de TAutriche à las^ '\'fr, 'nn
(2) Annexe à la dépêche du consul de Knappitsch au baron de Prokesch à Constan-
tinople, Ibraila, 14 août 1868.
388 REYUE DES DEUX MONDES.
russophiles du gouvernement; ils lui reprochent d'agir de concert
avec la Prusse et de préparer des difficultés à l'Autriche dans l'é-
ventualité d'un conflit entre la France et la Prusse. Les feuilles du
gouvernement répondent en faisant valoir que le parti national
n'est en principe l'adversaire d'aucune puissance, et qu'on n'a pas
de raison pour combattre la Russie du moment que cette puissance
défend la cause du droit et des nationalités opprimées. »
Assurément il serait injuste de vouloir faire remonter jusqu'au
gouvernement russe la responsabilité de toutes les agitations désor-
données de cette époque dans le monde slavo-gréco-roumain, mais
il n'en est pas moins vrai qu'il ne fit rien pour les arrêter ou seule-
ment les désavouer. En parcourant les documens parlementaires de
ce temps, les divers livres bleus, rouges, verts et jaunes des années
1867-69, on est frappé de rencontrer à chaque pas des repré-
sentations multipliées et énergiques, adressées par les cabinets de
Londres, des Tuileries et de Vienne à la Serbie, à la Roumanie et à
la Grèce au sujet de leurs préparatifs militaires, des envois d'armes
clandestins et des bandes envahissantes, pendant que les cabinets
de Saint-Pétersbourg et de Berlin s'abstiennent soigneusement de
toute démarche de ce genre. Par un retour piquant des choses
d'ici-bas, qui dut faire l'étonnement des Nesselrode et des Kamptz
dans leur céleste demeure, c'étaient maintenant les puissances occi-
dentales, c'étaient l'Angleterre et la France, auxquelles se joignait
aussi l'Autriche, qui dénonçaient au monde les menées révolution-
naires du parti démagogique européen, tandis que la Prusse gardait
le silence et que la Russie s'obstinait à nier le fait ou en plaidait les
circonstances atténuantes. Les excuses pour le gouvernement d'A-
thènes, le prince Gortchakof les trouvait tout bonnement dans la
constitution hellénique : « cette constitution, disait-il, donne à tous
les Grecs pleine liberté de quitter leur propre pays et de prendre parti
dans tout conflit tel que celui qui existait en Crète (1), » et ce fut là
à coup sûr un spectacle original que celui d'un ministre d'une auto-
cratie faisant valoir devant un vieux whig comme lord Glarendon
les conditions inexorables d'un régime parlementaire et légal. La
Porte, on se le rappelle, ne voulut rien comprendre à une légalité
qui la tuait; elle finit par perdre patience, par adresser un ultima-
tum au gouvernement d'Athènes, et une conférence se réunit à Pa-
ris pour « rechercher les moyens d'aplanir le différend survenu entre
la Turquie et la Grèce. » De bonnes âmes appréhendèrent une atti-
tude embarrassée de la part du chancelier russe devant un pareil
aréopage, elles le crurent même capable de mettre des entraves
(1) Dépêche de sir A. Buchanan au comte de Clareadon, 19 décembre 1868.
DEUX CHANCELIERS. 389
aux travaux de cette réunion : c'était mal connaître les ressources
d'un esprit aussi délié que lettré, et qui profita de l'occasion pour
risquer son fameux mot sur Saturne. « Il me revient, écrivait -il
au baron Brunnow à Londres, 13 janvier 1869, qu'il y a des per-
sonnes qui accusent la Russie de vouloir faire avorter la conférence.
On n'ignore pas que la conférence émane de la pensée de l'empe-
reur. La fable de Saturne n'a pas d'application dans les erremens
de la politique du cabinet impérial... » Alexandre Mikhaïlovitch
n'était pas au bout de ses hardiesses; il devint amer, presque agres-
sif, il parla des « excitations du dehors, » d'un « procès de tendance, »
de « la méfiance qui s'attachait à chaque pas de la Russie, » et alla
jusqu'à dénoncer une grande conspiration ourdie par les puissances
occidentales contre la paix du Levant. « Il nous est impossible de
ne pas remarquer, disait-il dans une dépêche au baron de Brunnow
du 17 décembre 1868, que cette note discordante n'est pas la seule
qui soit venue troubler les échos de l'Orient. C'est ainsi qu'on a vu
d'abord la Serbie devenir le point de mire d'une agitation qui de la
presse a fmi par gagner la diplomatie ; le prince Michel Obrénovitch
a été mis en suspicion, et il n'a fallu rien moins que sa fin tragique
pour désarmer les hostilités dirigées contre lui. Aussitôt après, c'est
le gouvernement des principautés-unies contre lequel s'élèvent des
accusations : les bandes bulgares deviennent un motif d'incrimina-
tions, on lui reproche de les avoir tolérées, on l'accuse de les avoir
encouragées. Cette complication à peine écartée, une crise nouvelle
surgit dans les rapports de la Turquie avec la Grèce, une crise plus
grave encore et plus dangereuse pour la paix générale... » Déci-
dément, à défaut de la « fable de Saturne, » celle du loup et de
l'agneau avait bien son application dans les erremens de la politi-
que du cabinet impérial de Saint-Pétersbourg.
La conférence de Paris réussit néanmoins dans ses efforts , le
différend gréco-turc fut aplani , et avec le printemps de l'année
1869 l'aquilon de la propagande souffla moins fort dans les vallées
du Danube et les gorges du Balkan. Il y eut une espèce d'accalmie;
mais les matières à combustion restaient toujours accumulées,
prêtes à s'enflammer à la première étincelle. Les radicaux de la
Roumanie n'étaient pas les seuls à prévoir une action offensive de
la Russie en Orient aussitôt que viendraient à éclater des complica-
tions sérieuses dans l'Europe occidentale; c'était là une conviction
presque universelle, et que les enfans de Rourik partageaient tous
les premiers. La fin de l'année 1869 fut signalée par un incident
qui ne laissa pas de gravement impressionner tous les esprits sé-
rieux. On célébrait à Saint-Pétersbourg le centenaire de l'institution
de l'ordre de Saint-George, du grand ordre militaire de la Russie, ^
3:90 REVUE DES DEUX MONDES.
et dont la première classe n'est conférée qu'à celui qui remporte
une victoire éclatante. L'empereur Alexandre II envoya cette dis-
tinction au roi Guillaume P% au vainqueur de Sadowa et ancien
combattant de ISlZi. « Acceptez-la, lui télégraphiait-il, comme une
nouvelle preuve de l'amitié qui nous unit, amitié fondée sur le
souvenir de cette grande époque où nos armées réunies combat-
taient pour une cause sacrée qui nous était commune. » Et le roi
de Prusse aussitôt de répondre par le télégraphe : « Profondément
touché et les larmes aux yeux, je vous remercie de l'honneur que
vous m'avez fait et auquel je ne pouvais m'attendre; mais ce qui
me réjouit encore plus, ce sont les expressions par lesquelles vous
me l'avez annoncé. Je vois en effet dans ces expressions une preuve
nouvelle de votre amitié et de votre souvenir de la grande époque
où nos armées réunies combattaient pour la même cause sacrée (1).»
Au commencement de la même année et pendant que siégeait en^-
core la conférence de Paris, s'éteignait à Nice un serviteur fidèle
des sultans, un des derniers grands hommes d'état de la Turquie.
Avant de descendre dans la tombe, Fuad-Pacha traçait d'une main
défaillante un mémoire pour son auguste maître, qu'il disait être
son testament politique. Le document devait rester secret, et ne
parvint en effet que tout récemment à la publicité (2). « Lorsque
cet écrit sera placé sous les yeux de votre majesté, y lisait-on, je ne
serai plus de ce monde. Vous pouvez donc m' écouter sans méfiance
et vous devez vous pénétrer de cette grande et douloureuse vérité
que V empire des Osmanlis est en danger... » Et après avoir passé
en revue les différens états du continent et signalé le conflit plus ou
moins prochain, mais inévitable, entre la France et la Prusse,
Fuad-Pacha concluait par ces mots : « une lutte intestine en Eu-
rope et un Bismarck en Russie, et la face du monde se trouvera être
changée, »
III.
Il n'a été donné qu'à ^Dieu de contempler son œuvre achevée et
de se dire « que cela était bon; » notre pauvre humanité goûte
rarement une jouissance aussi pure, et Imparti de l'action dans les
conseils du second empire n'en connut guère à la suite des événe-
mens de 1866, qu'il avait si puissamment contribué à créer. L'am-
bassadeur de France près la cour de Berlin se trouvait au nombre
(1) Journal officiel de l'empire russe, 12 décembre 1869.
(2) On peut lire ce document remarquable, qui porte la date du 3 janvier 1809
dans rintéressaate brochure de M. J. Lewis Farley, The décline of Turkey , London
1875, p. 27-36,
DEUX CHANCELIERS. 391
des désabusés; l'achèvement de l'unité italienne ne le consolait que
bien imparfaitement à coup sûr de la profonde atteinte que la ca-
lamité de Sadowa avait portée à son propre pays. Son désenchan-
tement fut grand; mais il n'est rien de tel qu'une forte et doulou-
reuse déception pour aiguiser et affiner un esprit naturellement
sagace, et si Pascal a parlé d'une seconde ignorance, celle qui vient
après le savoir, il y a aussi pour certains diplomates une seconde
science et comme une seconde vue après quelque éblouissement
passager. On ne saurait trop reconnaître les qualités éminentes d'ob-
servation et de jugement que montra M. Benedetti durant les quatre
dernières années de son ambassade à Berlin, et, pour cette époque
de 1867 à 1870, l'histoire confirmera pleinement le témoignage
qu'il crut un jour utile de s'accorder à lui-même en protestant de-
vant son chef (1) d'avoir été pendant sa mission en Prusse « un in-
formateur actif, correct, prévoyant. »
A partir de 18(57 en effet, l'ambassadeur mit un zèle patriotique
à éclairer son gouvernement sur l'état des choses en Europe et à
lui recommander de prendre une résolution virile, soit en se rési-
gnant franchement à l'inévitable, soit en se préparant de bonne
heure à une lutte très prochaine et pleine de périls immenses. Il
lui représentait la Prusse travaillant sans relâche à englober l'Alle-
magne entière, au risque de provoquer un conflit avec la France,
n'inclinant même que trop souvent à considérer un tel conflit comme
le moyen Ig plus sûr et le plus direct d'arriver à ses fins. En pareille
éventualité, il se gardait bien de fonder le moindre espoir sur les
jmrticularistes du midi. « Au début d'une guerre nationale, disait-
il, les plus obstinés parmi ceux-ci ne pourront que s'effacer de-
vant les masses qui regarderont la lutte, quelles que soient les cir-
constances au milieu desquelles elle éclaterait, comme une guerre
d'agression de la France contre leur patrie, et si le sort des armes
leur était favorable, leurs exigences ne connaîtraient plus de li-
mites. » Il signalait aussi « la propagande la plus active » qu^e M. de
Bismarck entretenait dans les pays au-delà du Mein : a à l'exception
de quelques journaux à la solde des gouvernemens (de Munich et de
Stuttgart) ou appartenant au parti ultra-radical, la presse le seconde
dans tous les états du sud. » Il mandait également à Paris que le
ministre de Guillaume P'' continuait ses relations avec le parti révo-
lutionnaire en Italie, qu'il recevait des agens de Garibaldi, et qu'il
n'est pas jusqu'au gouvernement régulier du roi Victor-Emmanuel,
l'ami et l'obligé personnel de l'empereur Napoléon III, qui, lors
des complications de Mentana, n'ait sondé la Prusse pour savoir
« dans quelle mesure elle pourrait lui prêter son assistance (2). »
(1) Lettre particulière à M. le comte Daru, 27 janvier 1870.
(2) Voyez à ce sujet la curieuse dépêche du 10 novembre 1867. La correspondance
392 REVUE DES DEUX MONDES.
Il fut aussi le premier à donner l'éveil sur les menées ténébreuses
avec Prim et la candidature espagnole du Hohenzollern. Enfin on a
déjà vu plus haut qu'il avait reconnu dès le début le caractère
alarmant et la portée véritable de la mission du général Manteuffel
en Russie.
« Si difficile qu'il soit, pour un grand pays comme la France, de
tracer d'avance sa ligne de conduite dans l'état actuel des choses,
— disait à son gouvernement M. Benedetti au commencement de
l'année 1868, — et quelque grande que puisse être la part qu'il
convient de faire à l'imprévu , l'union de l'Allemagne sous un gou-
vernement militaire fortement organisé, et qui à certains égards
n'a du régime parlementaire que les formes extérieures , constitue
cependant un fait qui touche de trop près à notre sécurité nationale
pour que nous puissions nous dispenser de nous poser et de ré-
soudre sans plus tarder la question suivante : un pareil événement
met -il en danger l'indépendance ou la position de la France en Eu-
rope, et ce danger ne peut-il être conjuré que par la guerre? Si le
gouvernement de l'empereur estime que la France n'a rien à redou-
ter d'une si radicale altération dans les rapports des états situés
au centre du continent, il serait désirable, à mon sens, dans l'inté-
rêt du maintien de la paix et de la prospérité publique, de confor-
mer entièrement et sans réserve notre attitude à cette conviction...
Dans le cas contraire, préparons-nous à la guerre sans relâche, et
rendons-nous bien compte d'avance de quel concours peut nous
être l'Autriche, calculons notre conduite de manière à résoudre
l'une après l'autre la question d'Orient et celle d'Italie; nous n'au-
rons pas de trop de toutes nos forces réunies pour être victorieux
sur le Rhin. »
C'est surtout dans sa manière de juger l'accord établi entre les
deux cours de Berlin et de Saint-Pétersbourg que M. Benedetti a
fait preuve d'une justesse et d'une supériorité de coup d'œil vrai-
ment remarquables. Il eut d'abord le mérite de pressentir l'entente
dès la première heure et d'y croire inébranlablement jusqu'à la
dernière. Au mois de septembre 1869, le souverain des Français
s'était avisé de nommer au poste d'ambassadeur auprès du tsar l'un
de ses confidens les plus intimes, l'un de ses coopérateurs les plus
dévoués du 2 décembre, un général renommé par sa bravoure et
son intelligence, un grand écuyer. C'était assez indiquer qu'on dé-
sirait entrer dans des rapports aussi intimes et aussi directs que
possible, et malgré l'échange de télégrammes à la fête de Saint-
de Mazzini avec M. de Bismarck pendant les années 1868 et 1869, suggérant le plan
de renverser Victor-Emmanuel si ce dernier se faisait l'allié de l'empereur Napo-
léon m, n'a été révélée que plus tard et tout dernièrement, après la mort du célèbre
agitateur italien.
DEUX CHANCELIERS. 393
George on était déjà, au commencement de l'année 1870, plein
d'espoir; on croyait que V affaire marchait toute seule (1). Le gé-
néral français, homme d'esprit pourtant, s'était laissé bien vite
prendre aux chasses à l'ours, aux voyages en traîneau et à maintes
autres marques d'une auguste bienveillance, qu'il eut la modestie
de rapporter à la politique de son maître, au lieu de les attribuer
avec bien plus de raison à des agrémens personnels très réels et
très séduisans en effet. La conviction du grand-écuyer fut partagée
par son entourage, par ses aides-de-camp notamment qui ne tar-
dèrent pas à célébrer dans des lettres confidentielles adressées à
Paris «les grands résultats obtenus» par leur chef, et à parler de
« sa faveur croissante auprès de l'empereur de toutes les Russies, »
dans des termes très forts et beaucoup plus militaires que diploma-
tiques (2). Sans se laisser imposer par tous ces récits pleins d'allé-
gresse, M. Benedetti n'en persistait pas moins dans sa conviction
bien arrêtée; encore le 30 juin 1870, à la veille même de la guerre,
il l'exprimait dans une dépêche lumineuse et dont nous aurons à
citer plus d'un passage instructif. Parlant de la récente entrevue
(1-4 juin) de l'empereur Alexandre et du roi de Prusse à Ems,
l'ambassadeur suppose que M. de Bismarck s'y est montré, comme
d'habitude, d'un côté favorable à la politique du cabinet de Saint-
Pétersbourg en Orient, et que de l'autre il s'est appliqué à éveiller
les susceptibilités du tsar dans les questions qui agitent le senti-
ment national en Russie par rapport à l'Autriche, la Galicie, etc.
« Pendant que le ministre aura pris à tâche de rassurer l'empereur
sur le premier de ces deux points et de l'alarmer sur l'autre, le roi
aura déployé cette bonne grâce dont il a toujours su faire un si mer-
veilleux usage pour captiver les sympathies de son auguste neveu,
et je ne doute pas, pour ma part, qu'ils n'aient laissé des impres-
sions conformes à leur désir. Quels que puissent être d'ailleurs les
moyens qu'ils ont employés, leur but a dû être de raffermir l'em-
pereur dans les sentimens qu'ils ont su lui inspirer, et ils l'auront
plus ou moins atteint. »
M. Benedetti fut loin cependant d'admettre un arrangement offi-
ciel et en bonnes formes entre les deux cours, loin surtout de croire
que le ministre de Prusse eût en toute sincérité et candeur fait ces-
(1) Lettre confidentielle de M. de Verdière, Saint-Pétersbourg, 3 février 1870. Pa-
lmiers et correspondance de la famille impériale, t. I", p. 129.
(2j <( L'empereur de Russie a pris le général tout à fait en goût; il l'emmène sans
cesse dans ses chasses à l'ours et le fait voyager avec lui sur une f... dans son traî-
neau à une place. C'est le suprême de la faveur, et je pense que la politique s'en
trouvera bien. » Lettre confidentielle de M. de Verdière, 25 janvier 1870. Papiers et
correspondance, t. l", p. 127.
39/i REVUE DES DEUX MONDES.
sion et abandon de l'héritage oriental aux mains de son ancien col-
lègue de Francfort, et c'est dans de pareilles appréciations qu'éclate
précisément la perspicacité peu commune du diplomate français.
M. de Bismarck pouvait, pour les besoins du moment, jouer à l'in-
différence quant aux affaires du Levant, affirmer « ne lire jamais la
correspondance de Gonsiantinople » et trouver m'ême légitimes les
prétentions de la Russie « d'introduire une certaine unité dans le
développement intellectuel des Slaves (1); » mais le soin extrême
qu'il mettait en même temps à maintenir les rapports les plus intimes
avec les Hongrois, ses alliés de 1866, aurait dû déjà éclairer les
zélateurs de Moscou sur l'inanité de leur rêve d'un partage du
monde entre les fils de Teut et ceux de Rourik. « Les Hongrois nous
regardent, nous Prussiens, comme leurs protecteurs médiats à l'ave-
nir contre Vienne, » écrivait dans une dépêche confidentielle le baron
de Werther au mois de juin 1867, à son retour du couronnement de
Bude, pour rassurer le cabinet de BerUn sur le récent enthousiasme
des Magyars réconciliés avec leur « roi; » ce n'est pas seulement
contre Vienne, c'est bien plus encore contre Moscou et Saint-Péters-
bourg, contre toute prépotence slave sur les bords du Danube, que
les enfans d'Arpad auront à l'avenir recours auprès du Hohenzollern.
« La Prusse n'a pas d'intérêts qui lui soient propres en Orient, » se
plaisait à dire M. de Bismarck dans ces années 1867-1870, et l'or-
gane de M. Katkof ne cessait de répéter cette phrase tant commen-
tée; mais, du jour où la Prusse s'identifiait avec l'Allemagne ou
plutôt se l'incorporait, elle restait chargée, sous peine de forfaiture,
des intérêts et des influences germaniques dans les pays du Danube
et du Balkan, et la part devenait grande alors, bien plus grande
que celle de la France et de l'Angleterre.
Tout cela était très bien senti par l'ambassadeur de France près
la cour de Berlin, et de temps en temps finement exposé dans les
dépêches qu'il adressait à son gouvernement pendant les dernières
années de sa mission en Prusse. Parlant, dans son rapport du 5 jan-
vier 1868, de la complaisance avec laquelle le chancelier de la con-
fédération du nord s'est toujours prêté aux vues du prince Gort-
chakof, M. Benedetti ajoutait pourtant : a H (M. de Bismarck) se
persuade sans doute que d'autres puissances ont un intérêt de pre-
mier ordre à soustraire l'empire ottoman aux convoitises de la
Russie, et il leur en abandonne le soin ; il sait d'ailleurs que rien
ne peut s'y aceoj?iplir définitivement sans le concours ou V adhésion
de l'Allemagne, si t Allemagne est unie et forte -, il croit donc qu'il
(1) Expression de la Gazette allemande du Nord (organe principal de M. de Bis-
marck) du 20 juillet 1867, à l'occasion du congrès de Moscou.
DEUX CHANCELIERS. 395
peut, quant à présent, et sans péril, aiguiser lui-même l'ambition
du cabinet de Saint-Pétersbourg, pourvu qu'il obtienne en retour
de cette condescendance une abstention bienveillante dans tout ce
qu'il entreprend en Allemagne. » — « En Orient, écrivait l'ambas-
sadeur quelque temps après {h février 1868), M. de Bismarck tient
à garder une position qui ne l'engage dans aucun sens, et lui per-
mette, suivant les nécessités de ses propres desseins, de donner la
main à la Russie ou de se rapprocher des puissances occidentales ;
or cette position, il ne peut la conserver qu'en s' abstenant de toute
démarche qui le compromettrait avec les amis ou les adversaires de
la Turquie. » Ce raisonnement ne tarda pas à être pleinement jus-
tifié par l'attitude de la Prusse pendant la conférence de Paris au
sujet de la Grèce (janvier 1869) : le cabinet de Berlin ne partagea
pas la fougue d'Alexandre Mikhaïlovitch, il ne défendit pas comme
lui l'innocence persécutée dans la personne de « la jeune Rouma-
nie » et de VOmladina serbe, et se garda surtout de dénoncer la
grande conspiration de l'Angleterre, de la France et de l'Autriche
contre la paix du Levant. C'est qu'au fond le ministre de Prusse ne
voulait pas la mort du juste Osmanli, encore moins l'effondrement
de la Hongrie, l'avant-garde de la « mission » germanique dans
l'est (i), et ses sympathies pour « une certaine unité idéale » des
Slaves se refroidissaient à mesure qu'approchait l'heure de l'unité
réelle de l'Allemagne. « Tout conflit en Orient le mettrait à la re-
morque de la Russie, écrivait le diplomate français le 27 janvier
1870, et il cherchera à le conjurer; il l'a prouvé l'année dernière à
l'origine du différend gréco-turc. La Russie est une carte dans son
jeu pour les éventualités qui peuvent surgir sur le Rhin, et il tient
essentiellement à ne pas inteî^vertir les rôles, à ne pas devenir lui-
même une carte dans le jeu du cabinet de Saint-Pétersbourg. »
Quelques mois après, à la veille même de la guerre de France
(30 juin 1870), M. Benedetti, tout en pensant que les liens de la
Russie et de la Prusse n'ont pu qu'être resserrés dans la récente
entrevue d'Ems, concluait par les observations suivantes : « 11 ne
faudrait pas cependant supposer que M. de Bismarck juge opportun
de lier étroitement sa politique à celle du cabinet russe. A mon
sens, il n'a contracté et il n'est disposé à prendre aucun engage-
ment qui pourrait, en compromettant la Prusse dans des complica-
tions dont la Turquie deviendrait le théâtre, rapprocher l'Angleterre
et la France, et lui créer des difficultés ou l'affaiblir sur le Rhin.
Les complaisances du chancelier de la confédération du nord pour
la Russie ne seront jamais de nature à limiter sa liberté d'action;
(1) Drang )iacli Osten.
396 REVUE DES DEUX MONDES.
il promet en somme plus qu'il rîa V intention de tenir, ou, en
d'autres termes, il recherche l'alliance du cabinet de Saint-Péters-
bourg pour s'en assurer le bénéfice dans le cas d'un conflit en Oc-
cident, mais avec la résolution bien arrêtée de ne jamais engager
les ressources ou les forces de l'Allemagne en Orient. Aussi ai-je
toujours été persuadé qu'il n'a été conclu aucun arrangement officiel
entre les deux cours, et il est certainement permis de penser qu'on
n'y a pas songé à Ems. »
Tout porte à croire en effet qu'il n'y eut ni traité signé, ni condi-
tions débattues; la communauté des vues et l'harmonie des cœurs
dispensaient d'une discussion fatigante de détails. Il eût d'ailleurs
été très difficile, dans tous les cas oiseux, de faire des stipulations
en règle pour des éventualités dont on ne savait l'heure, dont il était
impossible de calculer les conséquences lointaines, ni même les
effets immédiats : on se contentait de la conviction qu'on n'avait
pas d'intérêts opposés, qu'on en avait au contraire de conformes et
de sympathiques , et qu'il était entendu qu'au moment propice
chacun serait pour soi et Dieu pour tous. Il faut bien le reconnaître
aussi, les Russes, dans leurs visées sur l'Orient, ne sont pas à l'abri
de certains mirages; l'Europe leur prête beaucoup plus de méthode
qu'ils n'en ont en réalité : le sentiment est profond et tenace, mais
les projets sont aussi ondoyans que divers et diffus. On dirait que
ce grand peuple subit à cet égard plutôt une fascination et presque
une fatalité qu'il ne poursuive une conquête systématique; il ne
marche sur le fantôme qui l'obsède que pour le faire reculer. Chose
digne de remarque, la Russie ne s'éloigne jamais tant du but que
lorsqu'elle entreprend de brusquer le dénoûment : en 1829, quel-
ques étapes seulement séparaient ses armées de Gonstantinople, et
elle rétrograda; elle perdit en 1854 tout le fruit de sa campagne de
Hongrie et de son ascendant à la suite de la catastrophe de février,
tandis que ses perspectives n'ont jamais été aussi brillantes que
du jour où le traité de Paris a cru lui fermer la Mer-Noire : elle
perdit Sébastopol, mais elle gagna le Caucase et tout un monde sur
les bords de l'Amour et du Syr-Daria. La tentation devenait donc
très naturelle en présence du conflit redoutable qui depuis 1867 se
préparait au centre de l'Europe, d'attendre plutôt les événemens
que de vouloir les régler et leur prescrire la marche. Dans une
guerre entre les deux puissances les plus fortes du continent, qui
promettait d'être aussi longue qu'acharnée, et qui pouvait bien à la
longue également épuiser les deux adversaires et attirer encore plu-
sieurs autres états dans la lice, la Russie, — ainsi pensait- on sur
les bords de la Neva, — trouverait toujours l'occasion et le moyen
de dire son mot et de faire son butin. Une telle conduite paraissait
DEUX CHANCELIERS. 397
tout indiquée à un chancelier auquel tant de bonheurs déjà étaient
arrivés en « se recueillant, » elle se recommandait d'elle-même à
une politique qui ne mesurait l'infini de ses aspirations que par l'in-
connu des événemens possibles. L'infini des désirs s'accommode en
pareil cas on ne peut mieux de l'indéfini dans les desseins, et rien
parfois ne fait autant l'illusion de la profondeur que le vide.
C'a été l'ironie cruelle du fondateur de l'unité allemande de choi-
sir dans chacune de ses entreprises successives pour complice celui
qui devait être sa victime dans l'entreprise suivante; mais c'était
aussi sa grande supériorité d'avoir eu chaque fois un but très clair,
un objet bien défini, délimité et pour ainsi dire tangible, pendant
que ses partenaires se laissaient entraîner l'un après l'autre dans
le jeu périlleux, sous l'impulsion de principes abstraits, de désirs
vagues et de combinaisons nuageuses. Lors de l'invasion des duchés
et de sa première tentative contre l'équilibre de l'Europe, M. de
Bismarck n'était pas certes en peine de montrer son point de mire :
la proie était à la portée de ses mains, et la rade de Kiel s'étalait
dans toute sa splendeur devant quiconque avait des yeux pour voir;
mais M. de Rechberg en est encore aujourd'hui à chercher et à faire
accepter les mobiles de sa coopération dans cette œuvre d'iniquité.
« Il s'agissait de maîtriser les passions démagogiques, de prendre
l'ascendant sur la révolution, » — c'est de ces phrases pompeuses
et sonores, empruntées à la « doctrine, » que l'ancien ministre
d'Autriche devait couvrir plus tard dans les délégations austro-
hongroises sa fatale et piteuse politique de 1863. A Biarritz, le
président du conseil de Prusse demandait en termes très nets la
ligne du Mein pour son pays, tandis que le rêveur de Ham recom-
mandait « la grande guerre pour la nationalité allemande » et lais-
sait flotter son regard indécis tantôt sur la rive droite du Rhin et
Mayence, tantôt sur les limites de iSili, et ne l'arrêtait d'une ma-
nière fixe que sur le lion ailé de Saint-Marc. De 1867 à 1870, le
chancelier de la confédération du nord préparait résoliiment l'uni-
fication de l'Allemagne et la conquête de l'Alsace et de la Lorraine,
en laissant à son ancien collègue de Francfort tout loisir a d'éveil-
ler les échos de l'Orient » et de leur demander le mot des desti-
nées prochaines de la Russie. Dans chacune de ces circonstances
fatidiques, c'est toujours le même grand réaliste éconduisant les
idéologues à divers degrés et à divers titres, c'est toujours le même
Fortinbras de Shakspeare, — le fort en bras de la Germanie, —
venant proclamer sa domination là où des Hamlets doctrinaires,
mélancoliques ou faiseurs de mots n'ont su que s'égarer dans des
machinations chimériques et puériles et, en face d'une « tuerie qui
crie au ciel, » ne trouver d'autre parole que : the time is out of
joint, le siècle a déraillé ! . .
398 REVUE DES DEUX MONDES.
« La Russie ne saurait éprouver aucune alarme de la puissance de
la Prusse {i), » disait le prince Gortchakof en réponse aux représen-
tations qui lui furent faites dès les premiers jours de l'incident Ho-
henzoUern sur « le danger qui résulterait pour la Russie de l'agran-
dissement de la Prusse et de l'extension de son influence en Europe. »
Quant à la candidature espagnole du prince prussien , le chancelier
rappelait que, « lorsque le prince Charles de HohenzoUern devint (en
1866) souverain de Roumanie avec l'appui de la France et malgré la
Russie, cette dernière s'était bornée à des remontrances et avait en-
suite accepté le fait; il ne voyait pas pourquoi aujourd'hui la Prusse
pourrait être davantage responsable de l'élection d'un autre membre
de la famille royale au trône d'Espagne. » Ainsi parlait déjà le mi-
nistre du tsar au début même du conflit, le 8 juillet 1870, avant la
renonciation du prince Antoine, avant tout emportement du cabinet
des Tuileries et au moment où l'Europe donnait encore raison aux
susceptibilités légitimes de la France. Lorsque vint bientôt l'heure de
l'aveuglement et du vertige, et que le gouvernement de Napoléon III
perdit tout le profit d'un grand succès diplomatique par son langage
provocant devant le corps législatif, par ses exigences d'Ems et sa
fatale déclaration de guerre (15 juillet), il n'était plus permis de se
faire les moindres illusions sur les sentimens véritables du cabinet
de Saint-Pétersbourg. « jN'en déplaise au général Fleury, écrivait
avec humeur M. de Beust au prince de Metternich le 20 juillet, la
Russie persévère dans son alliance avec la Prusse, au point que dans
certaines éventualités l'intervention des armées moscovites doit
être envisagée non pas comme probable, mais comme certaine. »
C'est que, aussitôt après la déclaration de guerre du 15 juillet, le
gouvernement russe avait adressé à Vienne l'avertissement très clair
et très catégorique qu'il ne permettrait pas à l'Autriche de faire
cause commune avec la France; le général Fleury dut même bien-
tôt s'estimer heureux d'avoir obtenu du moins que cette clause
dirimante touchant l'empire des Habsbourg ne fût pas mention-
née explicitement dans la déclaration de neutralité que l'empereur
Alexandre II fit publier le 23 juillet (2).
« La Russie nous a fait beaucoup de mal, » s'écrie le duc de
(1) Dépêche de bir A. Buchanan, Saint-Pétersbourg, 9 juillet 1870, — Pour les dé-
tails de ces années 1870-71, nous ne pouvons que renvoyer le lecteur à l'ouvrage si
instructif de M. A. Sorel, Histoire diplomatique de la guerre franco-allemande, Paris,
Pion, 1875, 2 vol. — Nous n'aurions que deux réserves à faire à l'égard d'un livre
écrit avec autant de sincérité dans les recherches que d'élévation d'esprit : l'auteur
montre un faible prononcé pour « la diplomatie de Tours, » et restreint beaucoup
trop les visées originelles du prince Gortchakof dans sa connivence avec la Prusse de-
puis 18G7,
(2) Dépêches de sir A. Buchanan du 20 et 23 juillet. — Valfrey, Histoire de la diplo-
matie du gouvernement de la défense nationale, t. 1", p. 18.
DEUX CHANCELIERS. 399
Gramont par rapport à cette mise en interdit de l'Autriche (1). Elle
pesa également sur la cour de Copenhague et la força à la neutra-
lité, malgré tout l'enthousiasme du malheureux peuple Scandinave
pour une alliance à laquelle se rattachait un projet français de dé-
barquement dans le nord, une entreprise du plus haut intérêt stra-
tégique, a dit le général Trochu, qui devait y prendre part. « La
Russie, pensait avec un journal officieux du pays le ministre des
États-Unis à Saint-Pétersbourg, a plus contribué à la neutralité que
toute autre nation; elle a forcé par ses menaces l'Autriche à ne pas
bouger, et elle a réussi, par l'influence de l'empereur et du prince hé-
ritier, à empêcher le Danemark de prendre parti pour la France (2).»
L'Angleterre, il est juste de l'ajouter, secondait en tout cela puis-
samment le chancelier russe ; elle était plus indisposée que ja-
mais contre la France, grâce aux récentes et terribles révélations
de M. de Bismarck sur les négociations dilatoires en août 1866
au sujet de la Belgique. Il était évident qu'au gré du prince Gort-
chakof la conflagration venait beaucoup trop tôt ; les préparatifs
militaires de la Russie n'étaient point faits; l'action même toute
« morale » sur le monde slave avait subi un arrêt depuis la con-
férence au sujet de la Grèce. M. de Bismarck n'avait pas préci-
sément demandé son heure à son collègue sur la Neva; ainsi que
l'avait prédit M. Benedetti, il a tenu essentiellement à ne pas
intervertir les rôles et à ne s'inspirer que de ses propres conve-
nances et opportunités; mais Alexandre Mikhaïlovitch ne s'appli-
quait pas moins à s'acquitter de son rôle dans la mesure de ses
forces. Un observateur sagace, le ministre des États-Unis déjà
mentionné, mandait vers ce temps de Saint-Pétersbourg à son gou-
vernement : « L'opinion générale paraît être ici que , si la Russie
était prête, elle déclarerait la guerre et essaierait d'en retirer cer-
tains avantages... Le gouvernement fait tous ses efforts pour parer
aux événemens : les fabriques de cartouches travaillent nuit et jour;
une commande de cent canons Gattling vient d'être envoyée en
Amérique. » On armait, on détournait ou intimidait les alliés pro-
bables de la France, croyant ainsi égaliser pour le moment les chances
entre les deux belligérans (3), et on se flattait toujours de trouver
plus d'une occasion favorable au milieu des nombreuses péripéties
(1) La France et la Prusse, p. 348.
(2) Dépêche de M. Schuyler à M. Fisli, Saint-Pétersbourg, 26 août. — Général
Trochu, Pour la vérité, p. 00.
(3) Le prince Gortchakof était loin d'avoir au début une confiance absolue dans la
victoire de la Prusse; il a raconté à M. Thiers plus d'un détail piquant à ce sujet.
[Déposition de M. Thiers devant la commission d'enquête, p. 12.) Dans un entretien,
vers la fin de juillet, avec un personnage politique qu'il savait être en relation avec
Napoléon III, il' aurait même laissé échapper ce mot : « Dites à l'empereur des Français
d'être modéré. » Valfrey, I, 79.
iOO • REYUE DES DEUX MONDES.
d'une guerre que Napoléon III proclamait lui-même devoir être
« longue et pénible. »
Les désastres effroyables de la France dès les débuts de la cam-
pagne vinrent soudain arrêter les imaginations dans leur vol et faire
évanouir la sublime vision d'un « nouveau monde gréco-slave » qui
depuis 1867 hantait les esprits sur les bords de la Moskova et de
la Neva. Avec la merveilleuse aptitude politique et rcaliste qui la
distingue, la nation russe comprit aussitôt que c'en était fait, pour
le moment, de toute croisade en Orient, que les destinées du monde
se décidaient au pied des Vosges, et qu'il fallait aller au plus pressé
et au possible. Phénomène curieux, la péninsule du Balkan ne fut
jamais aussi relativement tranquille, aussi peu tourmentée par la
« grande idée » que pendant ces années 1870-1871, pendant cette
« lutte intestine en Europe » que Fuad-Pacha mourant avait tant
appréhendée pour l'empire des Osmanlis. Vers la fin du mois d'août,
encore avant la catastrophe de Sedan, l'opinion publique en Russie
ne songeait plus qu'à l'article déplaisant du traité de Paris au sujet
de l'Euxin. « La Russie, disait un journal influent de Saint-Péters-
bourg 1^1), n'a pas empêché l'unification forcée de l'Allemagne et, à
son tour, elle ne songe pas à Viinification forcée des Slaves, mais
elle a le droit de demander que sa position sur la Mer-Noire et les
bords du Danube soit améliorée. Nous espérons que ses demandes
légitimes seront prises en considération dans le congrès européen
qui suivra probablement la présente guerre. » Un congrès euro-
péen ! c'était là en effet la seule issue logique et tant soit peu ras-
surante à des événemens aussi graves , perturbateurs de l'équi-
libre du monde, et il faut rendre cette justice à la plupart des
Russes d'alors qu'ils avaient le sentiment vrai de la situation et
aspiraient à un rôle aussi légitime qu'honorable. Ils voulaient ob-
tenir une satisfaction d'amour-propre; mais ils ne demandaient
pas à lui sacrifier la France et les intérêts généraux du continent ;
la petite question n'était à leurs yeux que le corollaire de la grande.
A Gonstantinople, on n'augurait pas autrement de la conduite que
tiendrait indubitablement le cabinet de Saint-Pétersbourg, tout en
la redoutant. Dès le 2 septembre, M. Joy Moris, ministre des États-
Unis près la Porte, écrivait à son gouvernement que la conviction
générale sur le Bosphore était que la Russie profiterait de la crise
pour provoquer la révision du traité de 1856. « Il serait étrange
qu'elle n'y réussît pas, ajoutait le diplomate yankee, cherchant,
comme elle le fera, à obtenir des conditions honorables de paix
pour la France et exerçant une influence dominante sur le règle-
ment des termes de la paix. »
(1) Le Golos, cité dans la dépêche de M. Schuyler, 27 août.
DEUX CHANCELIERS. AOl
Malheureusement, et pour la première fois dans son règne long
et populaire au palais de la chancellerie, le « ministre national »
fit en cette circonstance divorce avec le sentiment de la nation, et
au lieu d'agir « en bon Européen, » selon l'expression favorite de
M. de Talleyrand, il chercha surtout à se montrer le bon ami de son
ancien collègue de Francfort. Il n'eut garde de renoncer à la ques-
tion de la Mer-Noire, il devait bien à son pays cette petite conso-
lation après d'aussi grands mécomptes; mais il résolut de séparer
deux causes que l'opinion publique en Russie demandait à unir,
et elle le demandait dans une pensée encore plus politique que gé-
néreuse, dans un instinct encore plus sensible aux intérêts vitaux
de l'avenir qu'à la satisfaction plus ou moins vive du moment pré-
sent. Il ne crut pouvoir mieux servir la cause russe sur l'Euxin
qu'en desservant autant que possible la cause de l'Europe dans
l'Alsace et la Lorraine, et s'ingénia avant tout à laisser la France
et la Prusse vider leur querelle en champ-clos. Aussitôt après les
premiers désastres français, il saisit avec empressement l'idée in-
génieusement perfide de la ligue des neutres, idée italienne d'ori-
gine, naturalisée anglaise par le comte Granville et devenue bientôt
entre les mains du chancelier russe, ainsi qu'on l'a très finement
remarqué, le moyen le plus efficace pour « organiser l'impuissance
en Europe. » M. de Beust avait vainement essayé, tout en adop-
tant le principe de la proposition anglaise (19 août), d'en changer
le caractère, d'en faire le point de départ d'une intervention con-
certée; il demandait « des eff'orts non séparés, mais communs en
vue d'une médiation, » au lieu d'une conception dérisoire qui ne
« liguait » les états que pour empêcher toute démarche collective.
<( La combinaison que le ministre d'Autriche suggérait alors, dit
à ce sujet un historien judicieux, il la renouvela incessamment pen-
dant toute la durée de la guerre; si elle avait été adoptée, elle au-
rait pu changer le cours des choses; on peut dire que c'est pour
cela que l'Europe ne l'adopta point (1). »
C'est pour cela que le prince Gortchakof surtout s'y opposa du
premier jour jusqu'au dernier. Il y eut un moment où l'Angleterre
elle-même éprouva quelque frisson de conscience et montra une
velléité de médiation. C'était au commencement du mois d'octobre,
après qu'une circulaire de M. de Bismarck eut annoncé à l'Europe
(1) A. Sorel, Histoire diplomatique, t. l", p. 254. — Citons encore le passage d'une
autre dépêche de M. de Beust datée du 29 septembre et destinée pour Londres : « ne
craignons pas de le dire : ce qui aujourd'hui sert puissamment à prolonger la lutte
jusqu'aux dernières horreurs d'une guerre d'extermination, ce sont, d'un côté les illu-
sions et les fausses espérances, de l'autre l'indifférence et le mépris à l'égai'd de l'Eu-
rope spectatrice du combat. »
TOME XII. — 1875. 26
ii02 REVUE DES DEUX MONDES.
les conditions de paix de l'Allemagne, qui étaient l'Alsace et la Lor-
raine, (c L'ambassadeur de Prusse communiqua au gouvernement
russe cette circulaire, et le prince Gortchakof s'abstint de faire con-
naître ses impressions. Sir A. Bucbanan lui dit alors qu'à Londres
on était disposé à se régler dans uns certaine mesure sur ce qu'on
ferait à Saint-Pétersbourg. Le chancelier répondit simplement que
la Prusse ne lui ayant pas demandé son avis, il ne l'avait pas
donné (1). » Le comte de Granvilie eut le courage, extraordinaire
pour sa nature, de revenir pourtant à la charge, et sir A. Buchanan
lut au chancelier russe un înemoiYuidian demàndsini timidement us'il
ne serait pas possible à l'Angleterre et à la Russie d'arriver à une en^
tente sur les conditions auxquelles la paix pourrait être conclue et
de faire ensuite, avec les autres puissances neutres, appel à l'hu-
manité du roi de Prusse en recommandant également la modération
au gouvernement français. » Le prince Gortchakof fit à ces ouver-
tures un accueil sec et dédaigneux. La Prusse, dit-il, a indiqué ses
conditions de paix, une victoire seule pourrait les modifier, et cette
victoire n'est pas vraisemblable : des conversations confidentielles
entre l'Angleterre et la Russie seraient donc sans objet; des repré-
sentations communes auraient toujours un caractère plus ou moins
menaçant, l'action isolée de chacune des puissances neutres auprès
du roi de Prusse est préférable (2)... L'action isolée! Alexandre Mi-
khaïlovitch ne sortait pas de là, et pour la Russie cette action se
résumait en plusieurs lettres personnelles adressées par l'auguste
neveu à son royal oncle, lettres très belles qui recommandaient la
paix, la justice, l'humanité et la modération, et auxquelles le vain-
queur de Sedan répondait toujours affectueusement, le cœur ému
et les larmes aux yeux, en invoquant ses devoirs envers ses alliés,
ses armées, ses peuples et ses frontières (3). C'est cette a politique
d'euphémisme, » comme l'a si bien appelée l'historien, que, sur
les bords de la Neva, on ne cessa de pratiquer, toute la guerre du-
rant, envers le général Fleury aussi bien qu'envers M. Thiers et
M. de Gabriac, et le dernier mot comme la première pensée de
(c l'action » du prince Gortchakof fut de laisser la France seule en
face de son vainqueur, seule jusqu'à l'épuisement, iisqiœ ad finem.
(1) A. Sorel, Histoire diplomatique, t. I"", p. 402.
(2j Rapport de sir A. Buchanan du 17 octobre.
(3) n n'est pas jusqu'à la simple recommandation d'armistice, sans autre dessein
d'influencer en quoi que ce soit sur les conditions de la paix, que le prince Gort-
chakof n'ait évité de faire en commun. M. d'Oubril, son ministre à Berlin, se trouva
au dernier moment sans instructions à ce sujet. « Il est assez singulier, écrivait lord
Loftus le 2G octobre, que la Russie, après avoir en mainte circonstance prouvé son
désir de la paix, se tienne ainsi à l'écart et préfère une action isolée à l'action com-
muue. »
DEUX CHANCELIERS. AOS
On sait en quels termes cette fin fut annoncée à Saint-Péters-
bourg. « C'est avec un sentiment inexprimable et en rendant grâces
à Dieu, télégraphiait de Versailles l'empereur d'Allemagne à l'em-
pereur de Russie le 26 février 1871, que je vous annonce que les
préliminaires de la paix viennent d'être signés. Jamais la Prusse
n'oubliera que c'est à vous qu'elle doit que la guerre n'a pas pris
des dimensions extrêmes. Que Dieu vous en bénisse. Pour la vie
votre ami reconnaissant. »
« Longue et pénible, » hélas! fut cette guerre, comme l'avait bien
prédit le César malheureux, assez longue du moins pour laisser
l'Europe mesurer toute la profondeur de son abaissement et « lui
donner tout le temps de rougir à point, » selon la forte expression
du poète. Plus humiliante encore peut-être que cet abaissement
est la pensée de la similitude parfaite des deux catastrophes effroya-
bles qui se succédèrent dans l'intervalle de quatre ans à peine; en
montant sa seconde tragédie si peu de temps après la première, le
destin fut assez dédaigneux envers notre génération pour ne pas
même changer de procédé et faire quelques frais d'imagination :
l'œuvre de 1870 n'était que le calque exact de celle de 1866. —
Vous prendrez l'Orient, laissa dire M. de Bismarck à Saint-Péters-
bourg par le général Manteuffel, comme sur la plage de Biarritz il
avait dit à l'empereur Napoléon III de prendre la Belgique, faisant
toujours le même abandon du bien qui ne lui appartenait pas, le
même don gracieux du fruit défendu par le dragon. Les rêveurs de
Moscou crurent à une ère nouvelle, à un « nouveau monde gréco-
slavo-roumain, » tout aussi bien que Napoléon III avait eu le songe
d'une Europe remaniée d'après le principe des nationalités, a La
Russie ne saurait éprouver aucune alarme de la puissance de la
Prusse, » déclarait le prince Gortchakof au début de l'incident
Hohenzollern, exactement comme l'avaient affirmé de la France les
zélateurs du droit nouveau à la veille de la campagne de Bohême.
Dans l'une et l'autre des années terribles, on avait compté sur les
péripéties et les occasions d'une guerre lente et à fortunes diverses,
on s'était même appliqué à égaliser dérisoirement les chances des
belligérans, et la surprise, l'effarement, ne furent pas moins grands
à Saint-Pétersbourg après Reischoffen et Sedan qu'ils ne l'avaient
été à Paris après Nahod et Sadowa. Les préparatifs militaires firent
défaut à la Russie en 1870 comme à la France en 1866, et après
l'une comme après l'autre des calamités qui désolèrent et bou-
leversèrent le monde, on n'eut que des pensées égoïstes et mes-
quines, on empêcha à dessein toute intervention collective, on aida
la Prusse à s'affranchir de tout contrôle de l'Europe, on sacrifia en
un mot la politique de la justice, de la conservation et de l'équi-
hOh REVUE DES DEUX MONDES.
libre à un calcul aussi faux que sordide, et que le grand humoriste
de Varzin avait qualifié un jour de politique de pourboire.
Le chancelier russe, il est juste de le reconnaître, fut plus heu-
reux après Sedan que ne l'a été Napoléon III après SadoAva : il eut
son Luxembourg, il put proclamer l'abrogation de l'article 2 du
traité de Paris, « abrogation d'un principe théorique sans applica-
tion immédiate » ainsi qu'il devait le rappeler lui-même dans un
document officiel (1). On sait le jugement que portèrent dans le
temps les cabinets sur cette « conquête » purement nominale au
fond et dans tous les cas minime par rapport à toutes celles
qu'Alexandre Mikhaïlovitch avait laissé faire à son ancien collègue
de Francfort. Il réussit, mais non point par les moyens légitimes,
par cette action d'éclat et d'équité qu'on avait espérée en Russie,
redoutée à Constantinople; il ne provoqua pas la révision du traité
de 1856, en a cherchant à obtenir des conditions honorables de
paix pour la France et en exerçant une influence dominante sur
le règlement des termes de la paix (2). » Il choisit précisément
« le moment psychologique » des défaites de la France, du désar-
roi de l'Europe et de l'ébranlement funeste du droit public, pour
venir lui porter à son tour un coup humiliant, un telum imbeUej
mais non sine ictu. Il s'affranchissait lui-même et de son propre
chef d'un engagement contracté envers les puissances, comme il
avait affranchi son ami de Berlin de tout contrôle de l'Europe. « Le
procédé de la Russie, disait le comte Granville dans sa remarquable
dépêche du 10 novembre à sir A. Buchanan, anéantit tous les
traités; l'objet d'un traité est de lier les contractans l'un à l'autre;
d'après la doctrine russe , chaque partie soumet tout à sa propre
autorité et ne se tient obligée qu'envers elle-même. »
Au commencement de l'année 1868, un esprit éminent que les
désastres de la patrie devaient bientôt rendre à la vie politique que
lui fermait le second empire s'élevait ici même (3) avec une élo-
quence passionnée contre « le mépris croissant de ce droit élémen-
taire que l'honneur et le bon sens public ont appelé la foi des
traités. » — « Nous voyons, disait-il, se créer chaque jour sous nos
yeux une jurisprudence féconde dont le rapide développement n'é-
tonne pas ceux qui connaissent quelle force les faux principes em-
pruntent et prêtent tour à tour aux passions qu'ils favorisent. Il y
a peu d'années, on mettait encore à cette résiliation unilatérale des
traités synallagmatiques quelques conditions qui en rendaient l'u-
(1) Dépêche du prince Gortchakof au baron Brunnow à Londres, 20 novembre 1870.
(2) Dépêche de M. Joy Moris du 2 septembre, citée plus haut.
(3) Voyez la Hevw du le»" février 1808 {ia Diplomatie et les principes de la révolu-
tion française, par M. le prince Albert de Broglie).
DEUX CHANCELIERS. Zi05
sage sinon plus légitime, au moins plus rare et moins périlleux. On
voulait bien encore admettre que, pour qu'un état pût prétendre à
répudier un traité signé par des représentans régulièrement accré-
dités, il fallait que dans son intérieur se fut opéré un de ces grands
bouleversemens d'institutions, de personnes et de choses qu'on ap-
pelle une révolution. Une révolution était une sommation d'huissier
par laquelle une nation faisait savoir à qui de droit son intention
de se mettre en faillite elle-même et de ne plus payer ses dettes.
C'était là, ce me semble, une facilité assez large, mais la dernière
mode du droit nouveau ne la trouve pas encore suffisante à son gré.
La formalité d'une révolution est gênante et coûteuse à remplir. Un
changement de ministère ou, mieux encore, un vote de parlement
donne moins d'embarras. Il n'en faut pas davantage désormais pour
qu'une convention dont Dieu , l'honneur et la conscience ont été
pris à témoin l'année passée puisse être foulée aux pieds l'année
suivante. »
Eh bien ! nous avons assez vécu, depuis le temps où une conscience
honnête poussait ce cri d'alarme, pour voir l'étrange jurisprudence
se produire sans même la formalité d'une révolution, d'un change-
ment de ministère ou d'un vote de parlement, pour l'entendre pro-
clamer par le ministre d'une monarchie régulière, absolue, par un
chancelier russe. Il est vrai que les Italiens également eurent hâte
alors de profiter des malheurs de la France pour rompre à leur tour
un engagement solennel pris envers elle dans un acte public, qu'ils
ont même devancé en 1870 le prince Gortchakof dans une voie bien
connue d'eux; mais ce n'était point à un gouvernement né d'hier que
le successeur du comte Nesselrode aurait dû précisément emprunter
les procédés. Il y eut un jour où Alexandre Mikhaïlovitch reprocha
à ce même gouvernement de marcher avec la révolution pour en
recueillir Vhêritage (l). Depuis lors il a marché, lui aussi , avec la
révolution, — avec une des révolutions les plus audacieuses, les
plus violentes qui aient jamais renversé les trônes et bouleversé les
royaumes; — il n'en a point recueilli l'héritage, il est vrai (elle
n'est que trop en vie, comme on sait) , il n'a accepté d'elle qu'un
legs gracieux, une donation entre-vifs, une cadeau modique en
somme et hors de proportion avec les services rendus , mais qui
n'en était pas moins entaché de captation , et qui lésait le droit
des tiers, le droit des nations.
Combien autrement considérables et glorieuses eussent pu être
les (( conquêtes » d'Alexandre Mikaïloviich, si, en s'inspirant, dans
le mois d'octobre 1870, de l'ambition légitime du peuple russe, le
« ministre national » avait provoqué un concert européen pour
(l) Note au prince Gagarine à Turin, du 10 octobre 18G0.
406 REVUE DES DEUX MONDES.
amener la paix entre la France et l'Allemagne et régler les affaires
si profondément troublées du continent ! « Nous avons toujours été
d'avis, écrivait M. de Beust dès le 10 septembre à Saint-Péters-
bourg, que c'est à la Russie de prendre l'initiative. » Sa grande
situation au dehors, sa sécurité à l'intérieur, ses bonnes relations
avec le vainqueur, lui assignaient en effet une telle initiative, et
certes ni l'Autriche, ni l'Italie, ni l'Angleterre n'eussent hésité à se
ranger sous sa bannière. Point n'était besoin d'une intervention
menaçante, ni même de cette neutralité armée que recommandait
M. Disraeli (i) : la volonté fermement exprimée par toutes les puis-
sances du continent eût pleinement suffi. On eût pu limiter ainsi les
pertes de la France, pourvoir à ce que l'Allemagne reçût une orga-
nisation moins redoutable, plus en harmonie avec les aspirations et
les occupations libérales de notre siècle, — les grands vassaux du
nouvel empereur n'eussent pas manqué eux-mêmes d'y prêter leur
concours; — un désarmem.ent général eût rendu au travail répara-
teur et fécond une génération bien cruellement éprouvée, et qui à
l'heure qu'il est ne peut même faire son repos de sa stérilité. Et qui
oserait douter qu'après de tels services la Piussie n'eût obtenu de
l'Europe reconnaissante l'abrogation de tel article onéreux du traité
de 1856? Ce n'est pas la France certes qui eût pensé y mettre obstacle;
ce n'est pas l'Autriche qui eût maintenu une clause qu'elle avait
combattue dès l'origine et que, quatre ans auparavant, elle avait
déjà solennellement déclaré n'être « qu'une question d'amour-
propre » dont les intérêts les plus graves demandaient le sacrifice;
quant à l'Angleterre, on sait bien que depuis un certain temps il y
a des accommodemens avec elle, ou plutôt que depuis un certain
temps elle s'accommode de tout. Combien un pareil bienfait procuré
à l'humanité par un gouvernement monarchique, voire absolu, eût
donné de force à la cause de l'ordre et de la conseiTation, de ra-
jeunissement au principe monarchique! de quel prestige il eût en-
touré le peuple russe, quelle splendeur impérissable il eût attachée
au nom d'Alexandre II! L'appel du destin était bien manifeste, le
rôle aussi indiqué que facile : le successeur du comte Nesselrode
s'y est dérobé. Ce ne fut qu'un péché d'omission, si l'on veut, mais
du genre de ceux auxquels le sublime justicier Alighieri ne pardon-
nait guère quand ils étaient commis envers son idéal dQjustitia et
pax. A pareil péché, il infligeait le nom de il gran rifmto.
JULIAN KlACZKO.
{La dernière partie à un prochain n°.)
(1) Discours du l^"" août dans la chambre des communes.
LES
PRÉDÉCESSEURS DES HOHENZOLLERN
L. Ranke, Genesis des preussiscJien Staates, Leipzig 1874.
Depuis la dernière guerre, on a fait en Allemagne plusieurs édi-
tions nouvelles d'ouvrages historiques, tout exprès pour y ajouter
des chapitres où sont racontées les victoires remportées sur notre
sol et la fondation de l'empire allemand. M. Léopold Ranke n'a
pas suin la mode du jour dans la troisième et définitive édition de
ses Neuf Livres de l' histoire de Prusse : c'est le début de son œuvre
qu'il a revu, et les chapitres complémentaires sont consacrés au
temps qui précède les Hohenzollern. L'éminent écrivain confesse
que les derniers événemens l'ont éclairé sur l'importance de cette
vieille histoire, à laquelle il n'avait accordé jusqu'ici que quelques
pages presque dédaigneuses. Au moment où l'état prussien arrive
au plus haut degré de la puissance, lui, qui en est l'historiographe
officiel, éprouve le besoin de se recueillir; l'histoire de la Prusse
telle qu'elle a été comprise jusqu'ici ne lui suffit plus. Autrefois on
attribuait la fortune de l'état prussien aux vertus de tous les Ho-
henzollern et au génie de deux d'entre eux, le Grand-Électeur et le
grand Frédéric; mais les qualités de quelques hommes, héréditaire-
ment transmises pendant une courte période, semblent aujourd'hui
une base trop étroite et trop fragile pour porter l'édifice de la
grandeur prussienne. L'historien de la papauté le sait mieux que
personne : rien ne dure qu'à la condition d'avoir crû lentement, et
le temps ne conserve pas ce qui a été fait sans lui. M. Ranke re-
cherche donc à travers les âges, au-delà des Hohenzollern, les ori-
gines véritables de la monarchie prussienne, afin de montrer comme
A08 REVUE DES DEUX MONDES.
elles sont lointaines, et quelle suite d'efforts il a fallu pour fonder
l'état où l'Allemagne est presque absorbée aujourd'hui.
I.
Ces origines, qui n'ont guère intéressé jusqu'ici que quelques
érudits, ou bien des sociétés savantes de Berlin et de Kœnigsberg,
méritent la tardive curiosité qu'elles éveillent. Elles ne ressemblent
pas aux origines de la plupart des états de l'Europe; quel con-
traste, par exemple, avec celles de la France! La France était pré-
destinée : je veux dire que le pays compris entre l'Océan, les Pyré-
nées, la Méditerranée, les Alpes et le Rhin était fait pour recevoir
une nation. Si haut que l'on remonte dans l'histoire, on y trouve
une vie nationale : les Gaulois étaient un peuple distinct de ses
voisins; quand les Romains conquirent la Gaule, ils en formèrent
une circonscription administrative spéciale, et respectèrent son in-
tégrité; c'est sur la Gaule entière que prétendirent régner les Mé-
rovingiens et les Carlovingiens ; ce sont enfin les frontières de la
Gaule que les Capétiens s'efforcèrent d'atteindre dès qu'ils purent
sortir de l'Ile-de-France. Où trouver un cadre naturel à la monar-
chie prussienne? Il n'y a pas longtemps qu'elle s'étendait, comme
une chaîne à plusieurs endroits brisée, du Niémen au Rhin. Aussi
les mots qu'emploie d'ordinaire en France la langue de l'histoire et
de la politique ne peuvent-ils servir pour parler de la Prusse : il
n'y a pas de nationalité prussienne, il y a un état prussien; le terme
n'est pas encore exact, car la Prusse n'est qu'un des anneaux de la
chaîne. Faute de les pouvoir nommer tous dans un titre commun,
on dit d'ordinaire état brandebourgeois-prussien.
La marche de Brandebourg et le duché de Prusse sont en effet les
deux parties principales de la monarchie prussienne. Elles n'ont été
réunies qu'au xvii^ siècle; mais leur histoire a plus d'un point de
ressemblance, car le Brandebourg est un pays slave dont la conquête
a été faite aux xii'' et xiii'' siècles par des margraves allemands de
la maison ascanienne, et la Prusse est un pays slave, conquis au
xii^ siècle par l'ordre allemand des chevaliers teutoniques. Héritiers
des margraves et des chevaliers, les Hohenzollern doivent beaucoup
aux uns et aux autres, mais surtout aux margraves. C'est comme
ducs de Prusse qu'ils sont devenus rois, mais c'est comme électeurs
de Brandebourg qu'ils ont grandi au milieu du corps germanique et
qu'ils en sont devenus les maîtres; enfin c'est dans la Marche qu'ils
ont trouvé la tradition de cette autorité singulière, à la fois militaire
et patriarcale, qu'ils ont étendue ensuite sur les divers pays sou-
mis à leur domination, et qui en a été le lien solide.
LES PREDECESSEURS DES HOHENZOLLERN. ^09
Le Brandebourg est une des plus tristes régions de la triste plaine
de l'Allemagne du nord. La Havel et la Sprée en sont les deux
principales rivières, et si les cours d'eau sont, comme dit Pascal,
de grands chemins qui marchent, ceux-ci sont bien tracés, car ils
partent des extrémités du pays pour arriver au centre , et de là
se diriger vers l'Elbe, qui mène vers la mer; mais que ces che-
mins brandebourgeois marchent mal! Dès qu'elle entre dans la
province, la Sprée, qui ne trouve plus de pente, semble s'arrê-
ter; elle se partage en petits bras, qui coulent à moitié endormis
entre des prairies et sous des bois d'aulnes. Le courant de la
Havel s'affaiblit en s'épanchant dans un grand nombre de lacs.
Du moins ces imperfections ont leur charme : les bois, les lacs où
se reflètent les grands nuages du ciel septentrional reposent l'œil
du voyageur que fatigue l'aridité de cette terre , et les rares col-
lines qu'on rencontre au bord des rivières rompent la monotonie
de la plaine. Ailleurs on se croirait, l'été, transporté dans le Sa-
hara. Ce n'est pas sans raison qu'on appelle le Brandebourg « la
sablière de l'Allemagne; » telle petite ville y est enveloppée, quand
le vent est fort, par des tourbillons de sable; le vent apaisé, il faut
dégager les portes obstruées des maisons, et balayer les rues, où le
sable monte jusqu'au genou. Sur le plateau de Flàming, les habi-
tans reçoivent de l'autorité municipale une ration d'eau quoti-
dienne, mesurée parcimonieusement. Au matin, dans chaque vil-
lage, on se réunit autour de la fontaine; le bourgmestre arrive
avec les clés, fait la distribution et referme soigneusement les portes
du trésor.
La lumière de l'histoire se lève tard sur ce pays déshérité. Au
début de l'ère chrétienne, il est habité par des Germains qui l'aban-
donnent pour se diriger vers le sud et vers l'ouest, quand la grande
invasion des barbares se répand sur les provinces de l'empire ro-
main. Alors les Slaves, qui habitaient la rive droite de la Vistule,
s'avancent et prennent possession des terres abandonnées jusqu'à
l'Elbe, qu'ils dépassent par endroits. Entre l'Elbe et l'Oder, on les
appelle les Wendes, et ils sont divisés en trois groupes : Obotrites,
dans le Mecklembourg, Wiltzes dans le Brandebourg, Sorabes en
Lusace et en Misnie. Placés à l'avant-garde du monde slave, les
Wendes occupent un poste de combat en face de l'Allemagne du
nord.
C'est à la faveur de l'invasion que les Slaves avaient fourni, pres-
que sans lutte, cette longue marche en avant : leurs progrès s'arrê-
tèrent le jour où s'arrêta l'invasion, c'est-à-dire quand des peuplades
germaniques, parmi lesquelles dominaient les Francs, eurent pris
possession définitive de la Gaule et défendirent ses frontières contre
les nouveaux arrivans. Les Francs sont ainsi mêlés à la plus an-
AlO " REVUE DES DEUX MORDES.
cienne histoire de ce pays, qui est le véritable berceau de la mo-
narchie prussienne. Ce sont eux qui, après avoir opposé aux der-
nières bandes envahissantes la barrière de leurs épées, attaquent
la Germanie pour lui imposer leurs lois et la foi chrétienne : les
Mérovingiens connnencent l'œuvre, et les Carlovingiens l'achèvent.
Charlemagne, après avoir, par le fer et par le feu, soumis et con-
verti la Saxe, guerroie contre les Wendes, qu'il oblige au tribut.
Si la mort ne l'eût pas arrêté, il aurait fait entrer de force ces
païens dans la communauté chrétienne, dont il était le chef laïque;
mais il n'eut que le temps d'armer contre eux la frontière orientale
de l'Allemagne, le long de laquelle il échelonna les marches. C'é-
taient de petits états organisés pour l'offensive et pour la défen-
sive : combattre les Wendes, exiger d'eux le tribut, appuyer par 'Ja
force la prédication chrétienne, tel était l'office de leurs chefs, qu'on
appelait margraves, c'est-à-dire comtes de la frontière, et qui
étaient les sentinelles avancées de l'empire chrétien.
Il était inévitable qu'à la mort de Charlemagne la lutte s'en-
gageât, sur les rives de l'Elbe, entre les deux races et les deux
religions ennemies. Elle dura plusieurs siècles. Les Slaves valaient
à coup sûr les Germains du temps de Tacite, mais ils n'étaient point
de force à lutter contre les Allemands civilisés et organisés par la
conquête franque. Ils furent protégés par diverses circonstances :
la faiblesse et l'impuissance des successeurs de Charlemagne, les
guerres intestines et les invasions de Normands et de Hongrois qui
désolèrent l'empire. Les margraves défendirent mal les postes où ils
étaient comme oubliés, et l'Elbe demeura la frontière mal assurée
de l'Alleniagne mal unie. Un moment, il sembla que l'œuvre de
Charlemagne allait être reprise, quand le danger réveilla le sen-
timent national et que le duc de Saxe, Henri l'Oiseleur, fut élu roi
allemand. Les Hongrois furent repoussés, les Wendes vigoureuse-
ment attaqués, et même en grande partie convertis et soumis. Sous
Henri et sous son successeur Otton, la prédication accompagne la
conquête; njissionnaires et margraves se donnent la main ; des évê-
chés sont fondés en miême temps que des forteresses. Magdebourg
est érigée en métropole des pays slaves, où Otton veut qu'elle re-
prenne le rôle si bien joué tn Germanie par i\Iayence; Brandebourg
et Havelberg deviennent des sièges épiscopaux. Quelques années de
plus auraient suffi pour faire entrer les Wendes dans le royaume
de Germanie; mais Otton prépara de ses mains la destruction de son
œuvre. En relevant, pour la placer sur sa tête, la couronne impé-
riale tombée au pouvoir des petites maisons italiennes, il s'aban-
donna au rêve irréalisable de la domination universelle. Il sentit la
première atteinte de la passion pour l'Italie qui perdit ses succes-
seurs. Ceux-ci veulent dominer Milan, la reine des cités lombardes,
LES PRÉDÉCESSEURS DES IIOUENZOLLERN. IlH
et Rome, la ville éternelle devenue la ville sainte; ils sont rois de
Naples et convoitent la couronne des successeurs de Constantin, afin
de réunir les deux empires jadis séparés par Théodose. Que leur
importe l'obscur combat qui se poursuit au-delà de l'Elbe? Les mar-
graves sont écrasés, et la frontière, à la suite d'une grande révolte
qui éclate sous le successeur d'Otton, est reportée de l'Oder à
l'Elbe. Tous les dieux de la mythologie slave, ceux qui habitent des
temples et portent leurs noms inscrits sur le piédestal de leurs sta-
tues, ceux dont on ne sait pas les noms, mais qui se manifestent par
le bruissement des feuilles de chêne ou le murmure des sources,
reprennent possession du pays d'où les ont chassés ÎSotre-Dame de
Magdebourg et l'enfant Jésus.
Le paganisme wende trouvait un appui naturel dans le paganisme
du reste des Slaves, qui était à peine entamé, et dans celui des
Scandinaves, qui était intact. Le temple d'IJpsala était alors le
centre d'un empire de pirates. Danois et Normands faisaient retentir
le chant des scaldes sur toutes les mers et sur toutes les côtes du
nord; ils visitaient l'Islande au même temps que la Russie, me-
naçaient Michel l'Ivrogne dans Constantinople et le duc de France
dans Paris, mais surtout ces fidèles d'Odin faisaient une guerre
persévérante aux Germains apostats; les coups qu'ils frappaient sm'
l'Elbe inférieur répondaient aux coups que frappaient les Wendes
sur l'Elbe moyen.
Il faut bien dire aussi que le christianisme s'offrait aux Slaves sous
les plus tristes couleurs. Les Allemands ont été fort inhabiles à prê-
cher la parole de miséricorde et de charité : ils n'ont pas donné au
monde un seul grand apôtre, et les quelques missionnaires zélés
dont on pourrait dire les noms ont été contrariés dans leur œuvre
par les princes leurs compatriotes. Les chroniques allemandes s'ac-
cordent à flétrir l'avarice et la cruauté des margraves, ducs et
comtes de la frontière. « Les princes alleuiands, dit Helmold après
le récit d'une victoire, se partagèrent le butin; mais de christia-
nisme, il ne fut pas fait mention. On voit par là l'insatiable avidité
des Saxons : entre toutes les nations, ils excellent aux armes et à la
guerre, mais ils sont toujours plus enclins à augmenter les tributs
qu'à conquérir des âmes au Seigneur, proniores tribuiis augmen-
tandis quam animahus Dco conquirendis... » Avant Helmold, Adam
de Brème avait dit : « L'âme des Saxons est plus portée aux exac-
tions qu'aux conversions. » Avant Adam de Brème, Dithmar deMer-
sebourg avait reproché aux Allemands la barbare coutume de diviser
après la victoire les familles de leurs prisonniers pour les vendre
comme esclaves, car le prisonnier wende était un des objets du com-
merce germanique avec l'Orient. Enfin l'un de ces vieax écrivains
met dans la bouche d'un chef slave parlant à un évêque allemand
A12 REVUE DES DEUX MONDES.
cette harangue, qui fait penser à celle du paysan du Danube : « Nos
princes d'Allemagne nous accablent d'une telle sévérité, les impôts
et la servitude sont si lourds, que nous préférons la mort à la vie.
Tous les jours, on nous pressure jusqu'à nous faire rendre l'âme.
Comment voulez-vous que nous remplissions les devoirs qui nous
sont imposés par la religion nouvelle, nous que tous les jours on
contraint à la fuite! Si seulement il y avait un lieu où l'on pût cher-
cher un refuge! Mais à quoi bon passer la Trawe? Les mêmes mal-
heurs nous attendent au-delà de cette rivière. Ils nous attendent
au-delà de la Peene. Il ne nous reste plus qu'à nous confier aux
flots de la mer et à vivre sur l'abîme... »
Rien de plus monotone ni de plus lugubre que l'histoire des évé-
nemens qui se succèdent à la frontière orientale de l'Allemagne
du nord, depuis la révolte qui a suivi la mort d'Otton le Grand.
Les Sorabes, il est vrai, demeurent soumis aux margraves de Mis-
nie; mais les AViltzes et les Obotrites défendent avec une admi-
rable obstination leurs dieux et leur liberté, jusqu'à ce qu'il se
présente au début du xii^ siècle un concours de circonstances qui
leur est fatal. Presque partout autour d'eux le paganisme a été
vaincu par les efforts de la prédication chrétienne ; les Danois con-
vertis sont désormais les propagateurs zélés de la foi qu'ils ont si
longtemps combattue; les Tchèques et les Polonais ont reçu le
baptême : l'influence chrétienne pénètre donc chez les Wihzes et
les Obotrites de tous les côtés à la fois. Les Obotrites cèdent les
premiers : il est remarquable que la résistance ait duré le plus
longtemps chez les Wiltzes, c'est-à-dire dans le Brandebourg. Le
sable de cette plaine a bu bien du sang, bien du sang a rougi les
lacs de la Havel et les canaux du Spreevvald avant qu'une conquête
définitive posât sur la rive droite de l'Elbe la première pierre de la
monarchie prussienne !
En face des Wiltzes veillaient sur le territoire allemand les mar-
graves du nord, comme les ducs de Saxe en face des Obotrites, et
les margraves de Misnie en face des Sorabes. Placé entre eux, mais
bien moins puissant qu'eux, le marchio aqidîonalis, comme on ap-
pelait le margrave du nord, commandait une étroite bande de ter-
ritoire, sur la rive gauche de l'Elbe, entre l'embouchure de l'Ohre
et celle de l'Aland, deux petits afïluens du grand fleuve. Il n'était
pas de taille à contenir ses turbulens voisins, et son nom n'est
guère associé qu'au souvenir de désastres subis par les armes al-
lemandes, jusqu'au jour où l'empereur Lothaire II donna l'inves-
titure de la Marche au comte ascanien Albert l'Ours. C'était en
11 3i. L'avènement des Ascaniens doubla la force de la Marche,
car cette famille possédait sur les dernières pentes orientales du
Harz nombre de fiefs, et des châteaux-forts; parmi ces châteaux
LES PRÉCÉDESSEURS DES IlOIIENZOLLERN. Al 3
était celui d'Aschersleben , appelé en latin Ascaria et pcar corrup-
tion Ascania, d'où est venu le nom qu'Albert l'Ours et ses succes-
seurs ont illustré.
Albert fut un des plus rudes batailleurs d'un temps fertile en
héros. Il prodigua les coups d'épée sur le chemin de Rome , en
compagnie de Lothaire et de Barberousse , dans ces singulières
expéditions où les chefs du saint-empire se frayaient une voie san-
glante jusqu'à l'église du couronnement; en Bohême, où il vit
tomber tous les siens autour de lui, quand le duc Sobislav surprit
dans la montagne et fit capituler l'armée allemande; en Saxe, où
il disputa l'étendard ducal à Henri le Lion, cet autre héros du
xir siècle; au-delà de l'Elbe enfin, où il prit part à une croisade prê-
chée par saint Bernard contre les AVendes. Chose singulière pour-
tant, c'est par politique plutôt que par force que le margrave réus-
sit à établir sa domination sur la rive droite de l'Elbe. Au pied
d'une colline, haute de 06 mètres, ce qui est une merveille en ce
pays plat, entre les lacs formés par la Havel, et sous les bois qui
en couvraient les rives, était cachée Brandebourg, l'humble capi-
tale d'une tribu des AYiltzes. Le petit prince qui y régnait, — il
avait nom Piùbislaw, — s'était fait chrétien, au milieu de ses su-
jets demeurés idolâtres; il avait bâti une chapelle et fait quelques
tentatives de prosélytisme. Pour être soutenu dans cette entre-
prise, qui n'était pas sans périls, il entra en relations avec Albert,
qu'il fit son héritier. A la mort du Wende, le margrave, prévenu
par sa veuve, prit possession de l'héritage; mais, distrait comme
il était par mille soucis, il le garda mal. Une révolte éclata; il dut
la réprimer : Brandebourg, assiégé l'hiver sur la glace de ses étangs
et de ses fleuves, capitula quand le froid et la faim eurent fait
tomber les armes des mains de ses défenseurs, et le margrave du
nord, définitivement vainqueur, prit le titre de margrave de Bran-
debourg. C'est un événement que l'apparition de ce nom dans l'his-
toire : les ancêtres du roi de Prusse, empereur d'Allemagne, le por-
taient encore, il y a moins de deux siècles.
Albert l'Ours, conquérant d'une ville slave, restaurateur des évê-
chés de Brandebourg et de Havelberg, jadis érigés par Otton le
Grand et détruits aussitôt après lui, a toutes les apparences d'un
héros chrétien et allemand : les historiens amis de la Prusse, et qui
attribuent à ce pays une mission allemande et chrétienne, n'ont pas
manqué de s'y laisser prendre; mais la vérité historique ne s'ac-
commode pas de ces illusions volontaires. Ni l'Allemagne, ni aucun
état allemand n'a eu la volonté de continuer la tradition carlovin-
gienne. En effort sérieux aurait eu raison des dernières résistances
du paganisme wende, enveloppé, comme on a vu, par des états
chrétiens, excepté au nord-est, où la Poméranie gardait le culte de
l\i!i REVUE DES DEUX MONDES.
ses idoles; mais chez les Poméraniens et même chez les Wendes,
les princes inclinaient vers le christianisme, par politique et pour
sauvegarder leur indépendance. Tout fanatisme avait disparu du
peuple; comme les Romains aux derniers temps du paganisme, les
Slaves sentaient que leurs dieux s'en allaient. Ils refusaient le mar-
tyre aux missionnaires les plus résolus à le chercher, témoin le
moine espagnol Bernard. Bernard s'était aventuré en Poméranie
sans guide, sans escorte, et, dans son ferme propos de mourir j)our
le Christ, il se laissa emporter à toutes les ardeurs d'un zèle sacré
Les païens se contentèrent de se moquer de lui, montrant du doigt
ses pieds nus, et disant que Dieu', dont il était l'envoyé, aurait bien
dû lui faire cadeau de souliers. Un jour qu'il brisa une idole, ils le
battirent, puis, comme il continuait à prêcher, ils le mirent en
barque sur l'Oder : « Si tu en as tant envie, lui dirent-ils, va-t'en
sur mer prêcher aux poissons et aux oiseaux. » Bernard revint en
Allemagne, vivant malgré lui. Sa tentative fut reprise par l'évêque
Otton de Bamberg, que les Allemands appellent pompeusement l'a-
pôtre de la Poméranie; mais c'est en faire à trop bon compte un
héros de l'apostolat chrétien. Le prélat entreprend le voyage, ac-
compagné d'un grand nombre de prêtres et suivi par un long con-
voi chargé de provisions de route. Le duc de Pologne lui donne
des instructions et des guides. A la frontière, Otton trouve le due
de Poméranie lui-même, qui est venu au-devant de lui, et qui, à
moitié chrétien, souhaite son succès. L'entrevue aux bords de la
Netze fut curieuse; à peine le prince aperçut -il l'évêque qu'il le
prit à part pour l'entretenir. Cependant l'escorte militaire du duc
se trouvait en présence du cortège épiscopal ; la nuit tombait , la
campagne était déserte et triste. Les Poméraniens s'aperçurent
que les prêtres allemands étaient inquiets; ils prirent à dessein des
airs féroces : aussitôt les prêtres de s'agenouiller, de chanter des
cantiques, de se confesser entre eux; les soldats redoublent leurs
menaces, tirent leurs couteaux, les aiguisent et font le geste de
scalper. Cette scène tragi-comique dura jusqu'à ce que l'entrevue
fût terminée. Le duc Wratislaw vint rassurer lui-même les compa-
gnons d'Otton, qui aussitôt se mirent à prêcher ceux qui leur avaient
fait si grand'peur. Ces Poméraniens n'avaient pas l'étoffe de bour-
aux, ni ces Allemands celle de martyrs.
~A voir l'extrême facilité avec laquelle se faisaient ces missions, on
s'étonne qu'elles n'aient pas été plus fréquentes. Il semble que le
Brandebourg aurait dû avoir deux missionnaires attitrés : c'étaient
les évoques de Brandebourg et de Havelberg, car ces évêchés
avaient conservé des titulaires pendant tout le temps que leurs sièges
demeurèrent aux mains des païens. Au temps d'Albert l'Ours, un de
ces titulaires était Anselme de Havelberg, une des lumières de l'é-
LES PRÉDÉCESSEURS DES IIOIIENZOLLERN. Ai5
glise au xm« siècle ; mais quelle indifTéreiice pour le troupeau infi-
dèle qui lui était confié ! Anselme est envoyé par le pape à Gonstan-
tinople pour argumenter sur la question de savoir si le Saint-Esprit
procède du Père seul ou bien du Père et du Fils tout ensemble.
Quand Albert eut reconquis le diocèse, il fallut bien qu'Anselme
habitât sa ville épiscopale : elle n'était point gaie; l'évêque se mit
à relire les œuvres des pères ; il entretint une vaste correspon-
dance avec ses amis, écrivit le récit de son ambassade ihéologique;
bref, il s'ennuyait, mais il disait aux siens : « Il vaut mieux être dans
l'étable du Christ que devant le tribunal, entouré de Juifs qui crient :
Qu'il soit crucifié! qu'il soit crucifié! » Et le prélat, qui préférait
l'étable au calvaire, s'empressa, lorsque le pape l'eut élevé à l'arr-
chevêché de Ravenne, de quitter le poste militant et obscur où Al-
bert l'Ours l'avait placé. Le margrave n'était pas plus zélé que l'é-
vêque; il a frappé ses plus rudes coups sur des Allemands, et sans
nul doute, pour être duc de Saxe, il aurait donné avec joie tout
son domaine transalbin et la gloire de gagner au paradis les âmes
de tous les Slaves réunis. C'est seulement la suite des événemens
qui a décidé que l'acte le plus important de sa vie fut la prise de
possession de quelques lieues carrées sur la rive droite de l'Elbe,
et il a fallu toute la bonne volonté des historiens allemands pour
transformer ce batailleur en champion de la Germanie et en apôtre
du christianisme.
II.
Aucun état ne fut plus faible à son début ni plus menacé que ce
petit état brandebourgeois à sa naissance. Qu'on se figure en effet
un pauvre territoire, à peu près égal en superficie au quart de la
province actuelle de Brandebourg, situé sur les deux rives de l'Elbe
moyen, dans cette plaine de l'Allemagne du nord, où il est im-
possible de se couvrir par aucune frontière naturelle, de sorte que
les petits et les faibles semblent une proie désignée à l'appétit des
grands et des forts. Il est vrai que le Brandebourg est bien placé
pour s'agrandir : à l'est, dans le pays des Wendes, vaincus et dé-
sorganisés, l'espace s'ouvre devant lui, tandis que les états du
centre de l'Allemagne sont pressés les uns contre les autres, que
les Alpes arrêtent ceux du sud, et que la royauté capétienne me-
nace ceux de l'ouest; mais le duché de Saxe, l'archevêché de Mag-
debourg, la marche de Misnie, sont aussi bien placés que le Bran-
debourg; ils ont les mêmes ambitions et sont plus puissans que lui.
Enfin il est impossible que les margraves fondent une véritable
principauté tant que les successeurs de Charlemagne pourront du
hiô REVUE DES DEUX MONDES.
haut du trône impérial revendiquer sur les pays slaves leurs droits
de souveraineté.
Par une fortune extraordinaire, les obstacles qui se dressaient
devant le Brandebourg furent successivement écartés. Le saint-em-
pire succomba dans la lutte qu'il engagea contre la papauté; au
lendemain de sa chute, la féodalité, dont il couvrait les progrès
d'un voile transparent, apparut dans la plénitude de sa force, et
rA.llemagne ne fut plus qu'une confédération anarchique de princi-
pautés. Avant l'empire, le duché de Saxe avait disparu, ne laissant
qu'un nom et un souvenir. Ce duché, qui s'étendait du Rhin à
l'Elbe, était le plus redoutable adversaire du Brandebourg. Au
temps d'Albert l'Ours, Henri le Lion y régnait : il était duc de Ba-
vière et possédait des fiefs considérables en Italie ; sa principauté
s'étendait de la Baltique à l'Adriatique. Pour l'agrandir encore, il
avait porté la guerre sur la rive droite de l'Elbe, soumis les Obo-
trites, et appelé tant de colons dans leur pays que l'immigration al-
lemande noya ce qui subsistait de la population slave. Les ducs
de Poméranie et de Rûgen reconnaissaient la suzeraineté « du
prince des princes du pays, » comme l'appelle un vieux chroni-
queur, de celui « qui courbait le front des révoltés, brisait leurs
forteresses et faisait la paix sur la terre ; » mais un si grand état de-
bout au milieu de l'Allemagne, déjà morcelée par la féodalité, s' ac-
croissant tous les jours de la dépouille des faibles qu'il opprimait,
provoqua une formidable coalition et fut brisé. La Bavière fut déta-
chée de la Saxe, et la Saxe morcelée en une quantité de petits fiefs
laïques et ecclésiastiques et en villes libres; du même coup, ses en-
treprises sur le pays transalbin s'arrêtèrent, et une grande place
devint vacante à la frontière orientale de l'Allemagne.
Cette place fut prise non par l'archevêché de Magdebourg, ni par
la marche de Misnie, mais par la marche de Brandebourg. Une
série de furieux combats, où les archevêques et les margraves se
rencontrèrent à plusieurs reprises les armes à la main, délivra la
Marche de la rivalité de l'archevêché. Enfin les désordres qui trou-
blèrent, au milieu du xiii^ siècle, la puissante famille des Wettin,
margraves de Misnie et de Lusace, landgraves de Thuringe et pa-
latins de Saxe, permirent aux Ascaniens de mettre la main sur la
Lusace, et même, pour un temps, sur la Misnie. Chute de l'empire,
affaiblissement des Wettin, destruction du duché de Saxe, toutes ces
ruines profitèrent donc au Brandebourg; il devint le seul gardien
de la frontière, le principal adversaire du Danemark et de la Po-
logne, les deux états étrangers qui pouvaient disputer à l'Allemagne
la conquête du pays wende.
Le Danemark et la Pologne ont tous les deux une histoire tragi-
que au moyen âge ; tantôt redoutables et tantôt méprisés, ils con-
LES PREDECESSEURS DES HOHENZOLLERN. /il?
naissent toutes les extrémités de la fortune. A peine entrée dans la
communauté chrétienne, la Pologne se fait conquérante ; au com-
mencement du XI'' siècle, elle déborde sur la rive gauche de l'Oder;
mais bientôt, et pour une longue succession d'années, elle est oc-
cupée par des guerres avec tous ses voisins, et par de violentes dis-
sensions qui, à cause de l'incertitude des règles sur la transmission
du pouvoir, se renouvellent à chaque avènement. Toute la rive
gauche de l'Oder échappe à sa suzeraineté : les margraves y avan-
cent d'un pas lent, mais qui ne s'arrête pas. Ils atteignent le fleuve,
puis le dépassent, et la frontière de la Marche pousse le long de la
Warta et de la Netze sa pointe vers la Baltique.
En même temps qu'ils s'avançaient vers l'est, les margraves
faisaient des progrès au nord; c'est là qu'ils se heurtèrent au Da-
nemark. Chaque fois qu'il était gouverné par des mains habiles , le
vaillant petit royaume Scandinave disputait aux Allemands la ré-
gion de l'Elbe inférieur : aux xii^ et xiii" siècles, une succession de
grands princes, Waldemar P'", Canut YI, Waldemar II, lui assura
pour un temps la victoire. Ce dernier se fait confirmer par l'empe-
reur Frédéric II les conquêtes de ses prédécesseurs et les siennes;
il obtient la renonciation de l'empire à tous les pays situés sur la
rive droite de l'Elbe : le Holstein, la grande ville libre de Lïibeck et
celle de Hambourg passent sous sa domination et Waldemar s'ap-
pelle « roi des Danois et des Slaves, seigneur de la Nordalbingie. »
Tous les princes de l'Allemagne orientale essayèrent leurs forces
contre lui, mais durent faire leur paix les uns après les autres : les
margraves de Brandebourg se résignèrent les derniers. Cependant
le Danemark, comme plus tard la Suède pendant la guerre de trente
ans, avait fait un effort au-dessus de sa puissance réelle. Quelque
admirablement policé qu'il fût, il ne pouvait entretenir longtemps
sans s'épuiser des armées de 160,000 hommes et des flottes de
lZi,000 bateaux. Au reste, il devait beaucoup aux qualités person-
nelles de son prince, homme de guerre, diplomate, administrateur
consommé. Or un des vassaux de Waldemar qui avait à se plaindre
de lui s'inspira, comme dit un historien allemand, de la maxime :
« aide-toi toi-même , » et il commit un acte dont la « force objective »
fut, comme dit un autre écrivain du même pays, considérable. Ces
mots pédantesques dont nos voisins se servent pour braver la mo-
rale, comme on se sert du latin pour braver l'honnêteté, annoncent
une de ces trahisons que les Allemands excusent si volontiers quand
elles profitent à l'Allemagne. En effet ce vassal, pieux personnage
qui venait de rapporter de la terre-sainte, dans une fiole d'éme-
raude, une goutte de sang du Sauveur, alla trouver un jour le roi
son suzerain, qui l'accueillit à merveille et lui offrit le couvert ^et
TOME XII. — 1875. 27
418 BEVUE DES DEUX MONDES.
le gîte. Le comte accepta, puis, la nuit, il se saisit de la personne
du vieux roi, le blessa, le bâillonna et l'emmena en lieu sûr, dans
le cul-de-fosse d'une forteresse. Le captif accepta les plus dures
conditions pour recouvrer sa liberté; libre, il déchira des traités
arrachés par la félonie et par la force, mais, trahi encore une fois
sur le champ de bataille de Bornhôved, il fut vaincu le 22 juillet
1227, et le Danemark tomba dans un long abaissement.
Bientôt après les margraves de Brandebourg se firent donner par
Frédéric II la suzeraineté sur la Poméranie, qui était le plus impor-
tant des petits états slaves, car elle s'étendait au loin le long de la
Baltique, sur la rive droite de l'Oder, et sur. la rive gauche elle
s'était fort avancée dans le pays des Obotrites. Comme les ducs
poméraniens ne voulurent pas les reconnaître pour suzerains, les
margraves les y contraignirent par la guerre, et ils leur prirent un
territoire qui équivaut à peu près aux grands-duchés de Jlecklem-
bourg, plus rUckermark, petite province qui fait au nord une
pointe vers le golfe de Poméranie. Les margraves avaient donc
trouvé une nouvelle route vers la Baltique.
Ils atteignirent un moment cette mer dans de singulières circon-
stances où se montrèrent au grand jour leur hardiesse, toujours en
quête d'aventures, et Tâpre passion de l'agrandissement territorial
qu'ils devaient léguer à leurs successeurs. La Marche depuis ses
progrès touchait par quelques points de sa frontière orientale à la
Pomérellie. Ce duché, qui avait été détaché au commencement du
XII® siècle de la Poméranie, était borné à l'est par la Vistule; il con-
finait de ce côté aux domaines de l'ordre teutonique, dont il n'était
séparé que par la largeur du fleuve. Les margraves et les chevaliers
étaient de dangereux voisins, et le malheureux duché slave eut
l'imprudence d'appeler à la fois les Allemanrls du Brandebourg et
ceux de la Prusse à intervenir dans ses affaires.
Les Brandebourgeois arrivent les premiers, comme alliés d'un
puissant parti révolté contre Loktiek, roi de Pologne et duc de Po-
mérellie; ils entrent dans Dantzig et mettent le siège autour du châ-
teau. Le commandant , pressé par la nécessité, va demander du
secours à l'ordre teutonique. Le grand-maître envoie incontinent
des chevaliers qui, moyennant une solde déterminée, devront ren-
forcer pendant un an la garnison polonaise. Aussitôt l'arrivée du
renfort, les Brandebourgeois lèvent le siège; les Polonais veulent
alors remercier les Teutoniques de leurs services, mais ceux-ci
allèguent qu'ils sont venus pour un an , et qu'ils n'ont pas le droit
de se retirer. Le règlement de la solde stipulée suscite d'ailleurs
des contestations, des disputes, si bien qu'un jour les Teutoni-
ques tombent sur les Polonais, qu'ils tuent ou qu'ils chassent. Ren-
LES PRÉDÉCESSEURS DES HOHENZOLLERN. Al9
forcés par des secours, ils descendent du château par une nuit de
novembre, et surprennent la ville, où ils font un épouvantable
massacre, et voilà comment l'ordre des chevaliers allemands a pris
pied en Pomérellie. Aussitôt il fait le long de la Vistule de rapides
progrès; sous prétexte que l'indemnité qui lui a été promise n'est
pas encore payée, il met la main sur Dirschau. Le roi Loktiek veut
traiter; on lui présente un mémoire où figurent les dépenses que
les chevaliers ont faites pour lui prendre ses villes, et dont le total
est si élevé que le malheureux prince ne peut s'acquitter; les che-
valiers s'emparent de Schwetz, et se trouvent ainsi maîtres de tout
le cours de la Vistule. Pour demeurer les possesseurs tranquilles de
leurs précieuses conquêtes, ils entament des négociations avec les
margraves de Brandebourg. Le margrave et le grand- maître, ces
deux chefs de la colonisation germanique, ces deux exterminateurs
de Slaves, ces deux ancêtres de la monarchie prussienne, s'entendent
sans difficulté : Waldemar de Brandebourg cède pour 10,000 marcs
ses droits sur des villes qui ne lui appartiennent pas.
Waldemar est le dernier des margraves ascaniens, il en est en
même temps un des plus illustres. L'éclat de ses mérites per-
sonnels, son amour des pompes chevaleresques, son talent poéti-
que, rehaussaient en sa personne la puissance des margraves de
Brandebourg. Il se plaisait en la compagnie des petits princes du
nord qui au commencement du xiv^ siècle dépensaient en fêtes leur
médiocre fortune. Il fit grande figure au tournoi de Rostock, présidé
par le roi Érich de Danemark : quatre-vingt-dix-neuf de ses vassaux
l'accompagnaient; tout le jour ses gens versèrent de la bière et du
vin aux vilains accourus pour contempler le spectacle de ces splen-
deurs, et devant sa tente s'élevait une colline d'avoine où chaque
palefrenier prenait à sa guise la nourriture de ses chevaux. Bref,
on dit que le margrave dépensa dans ces prodigalités tout l'argent
qu'il avait reçu de l'ordre teutonique, mais on vit bientôt que ce
brillant personnage était en même temps un politique. A ces fêtes
de Rostock, les princes allemands du nord-est s'étaient avec Erich
coalisés contre Wismar, Rostock, Stralsund et autres villes dont la
richesse tentait leur appétit et leur pauvreté. Waldemar marcha
d'abord avec eux, mais ses nobles confédérés apprirent bientôt non
sans stupéfaction qu'il avait signé avec Stralsund une alliance offen-
sive et défensive : l'ambitieux margrave avait compris le parti qu'il
pouvait tirer du protectorat des villes maritimes. Aussitôt se forma
contre lui une ligue formidable où entrèrent, avec ceux dont les ri-
chesses de Stralsund ameutaient les convoitises, les princes qu'avait
lésés la fortune croissante du Brandebourg. On y comptait les rois
Érich de Danemark, Byrger de Suède, Loktiek de Pologne, les
princes Witzlaw de Rûgen, Canut Pors de Halland, Henri de Meck-
h'iO REVUE DES DEUX MONDES.
lembourg, Pribislaw de Werle, les ducs de Sonder-Jlitland, Sles-
vig, Lïmebourg, Brunswick, Saxe-Lauenbourg , le margrave de
Misnie, bon nombre de comtes et des vassaux du margrave. Celui-ci
n'avait pour lui que les ducs de Poméranie. La guerre dura deux ans,
et fut marquée par de furieuses batailles; mais l'issue en fut indécise,
et le Brandebourg ne fut pas entamé. La Marche avait prouvé son
ambition en provoquant une telle lutte, et sa puissance en n'en étant
pas ébranlée. Depuis Albert l'Ours, son fondateur, jusqu'à Walde-
mar, elle s'était accrue dans toutes les directions. Elle s'était consi-
dérablement élargie vers l'est; en plusieurs points, elle s'était rap-
prochée de la Baltique; au sud, les acquisitions faites au détriment
des margraves de Misnie dans les pays qui appartiennent aujour-
d'hui à la province prussienne de Saxe et à la Saxe royale portaient
la frontière jusqu'au quadrilatère de Bohême. On pouvait, au com-
mencement du xiv^ siècle, voyager du nord de l'Uckermark, c'est-
à-dire presque de l'embouchure de l'Oder, jusqu'au défilé par lequel
l'Elbe entre en Allemagne sans quitter le territoire brandebour-
geois.
III.
L'heureux concours des circonstances ne suffît pas pour expliquer
la fortune de la Marche. Cette fortune est due en grande partie à
des institutions exceptionnelles que la force des choses créa, qui
se développèrent peu à peu, se transmirent de dynastie en dynastie,
et qu'il est facile de reconaître aujourd'hui encore dans la monar-
chie prussienne. Pour comprendre l'origine de ces institutions, il
faut se représenter la manière dont fut faite par les margraves la
conquête du pays transalbin, qui ne ressemble pas du tout à celle
des provinces romaines par les rois germains du v« siècle. Ceux-ci
étaient les élus de leurs compagnons; la conquête était l'œuvre com-
mune de la tribu et de son chef; le peuple entier y prenait part, et
après la victoire on s'organisait comme pour un établissement défi-
nitif dans une nouvelle patrie. Revêtus d'un titre moins éclatant, les
margraves étaient pourtant plus élevés au-dessus de leurs vassaux
que les rois barbares au-dessus de leurs compagnons. La conquête
était leur entreprise personnelle, non celle d'une nation; ils avaient
des services à récompenser, non des droits à reconnaître, et, seuls
maîtres du sol conquis, ils le distribuèrent aux conditions qu'ils vou-
lurent entre leurs vassaux et leurs sujets.
Dans le voisinage de l'Elbe, la guerre qui sévissait depuis deux
siècles sur les rives du fleuve avait si bien dévasté le pays qu'au dire
d'un contemporain on n'y trouvait plus que « peu ou point d'habi-
tans : » il fallait donc repeupler cette terre désolée. Si l'on s'éloi-
LES^ PRÉDÉCESSEURS DES IIOIIENZOLLERN. A21
gnait du fleuve vers l'est, on rencontrait une population plus dense,
qu'il fallait germaniser. Tout était donc à créer ou à transformer
dans la Marche : les créations et les transformations se firent par
l'autorité du margrave. Il manda des colons de la Saxe, des bords
du Rhin et des Pays-Bas, et les colons vinrent en foule. Le chro-
niqueur Ilelmold raconte qu'Albert, après avoir « soumis un grand
nombre de tribus et refréné leurs rébellions, » s'aperçut « que les
Slaves allaient manquer, » et qu'il « envoya vers Utrecht, sur les
rives du Rhin et chez les nations éprouvées par la violence de la
mer, à savoir les Hollandais, les Zélandais, les Flamands, pour
en faire venir une quantité de peuple qu'il établit dans les villes
et dans les forteresses des Slaves. » Ces colons rendirent à l'état
naissant les plus grands services. Parmi eux se trouvaient des
hommes de noble condition : certaines familles illustres, celles des
Schulenbourg, des Arnim , des Bredow, semblent trahir par leurs
noms mêmes leur origine hollandaise; car le premier rappelle un
château aujourd'hui ruiné de la Gueldre, et les deux autres les
villes d'Arnheim et deBréda. La plupart étaient gens de labour ou
de métier; on établissait ceux-là de préférence là où il fallait fé-
conder un sol ingrat ou gagner à la culture de vastes territoires
ensevelis sous l'eau des marécages; ceux-ci furent répartis entre
les villes, qu'ils enrichirent par leur industrie et qu'ils embelli-
rent par leur art. Avant eux, les villes brandebourgeoises étaient
de fort laides bourgades; les maisons y étaient bâties en grossiers
moellons; les Hollandais élevèrent les premiers des édifices en bri-
ques, dont la plupart subsistent encore pour attester la rapide
prospérité qui suivit leur établissement.
Cependant les Slaves, anciens maîtres du territoire qu'on se par-
tageait ainsi, n'avaient été ni expulsés en masse ni réduits en ser-
vage. Il en est qui furent admis dans la bourgeoisie et dans la no-
blesse brandebourgeoises, ce qui fait dire aux historiens allemands
que les vainqueurs mirent beaucoup d'humanité dans le traitement
des vaincus; mais s'il est vrai que les colons se sont maintes fois
établis en place libre sans faire tort à personne, il arriva souvent
qu'ils se heurtèrent à un premier occupant, qui dut céder la place.
On suit à travers les documens les transformations d'un grand
nombre de noms de villages, slaves à l'origine, qui peu à peu s'al-
tèrent et prennent une terminaison germanique, ou bien sont chan-
gés en noms allemands.
Longtemps après le combat, l'antipathie persista entre les deux
races; pour les Allemands, Wende était synonyme d'homme de rien;
on disait nunehrliche und ivendische Leute^ » c'est-à-dire « les vilains
etlesAVendes. » La cohabitation avec les vainqueurs était intolérable
aux vaincus ; les corporations allemandes ne s'ouvraient pas pour
Zi22 REVUE DES DEUX MONDES.
eux; il est même possible qu'ils aient été relégués clans des quartiers
spéciaux. Ils durent naturellement s'efforcer de se soustraire à un
si mauvais voisinage, et ils allèrent habiter dans de petits villages
appelés kietzcn, d'un mot slave qui désigne un engin de pêche, et
que les contemporains traduisent en latin par villa slavicalis. C'é-
taient de misérables hameaux, sans territoire labourable, et dont
les habitans n'avaient d'autres ressources que la pêche : ils étaient
si pauvres que leur seigneur, le margrave, exigeait d'eux pour tout
impôt un certain nombre de lamproies au jour de la Nativité. Un
écrivain allemand explique l'existence de ces villages par le goût
passionné qu'il attribue aux Slaves pour le poisson et les plaisirs
de la pêche; mais il n'y a pas d'autre explication possible ici que
la rigueur de la colonisation germanique. Le colon a si bien fait son
œuvre qu'excepté dans l'ancienne Lusace le souvenir de l'origine
slave ne vit plus en Brandebourg que pour les érudits, dans des
noms de villes, de villages ou de cours d'eau, sur lesquels on dis-
cute. La langue, qu'on n'avait pas le droit de parler devant les trir
bunaux du vainqueur, disparut; tout ce qui pouvait rappeler la
vieille religion wende fut proscrit par le clergé ; maintes supersti-
tions locales, que l'on a cru longtemps remonter aux temps anté-
rieurs à la conquête, ont été reconnues purement germaniques. Les
contes brandebourgeois parlent encore aujourd'hui de Wodan, de
Freia, du chasseur de Hackelberg; mais il n'y a plus place au foyer
pour les dieux slaves comme Radegast, le dieu hospitalier et de bon
conseil, ou Swantwit, le dieu de la sainte lumière. Or le souvenir
des légendes qui ont bercé l'enfance est le dernier que garde la mé-
moire des peuples comme celle des individus : il ne s'évanouit que
clans la mort.
Le pays transalbin a donc été germanisé par l'établissement de
colons sur des terres inoccupées, par la juxtaposition de l'Allemand
et du Slave au détriment de ce dernier, en d'autres endroits par l'ex-
termination des vaincus. Qu'on remarque ici encore l'originalité de
l'histoire brandebourgeoise. Eu France, des couches romaine et
germanique ont recouvert le fond celtique de la population, et à
la fin du V siècle de notre ère, le mélange est fait : la France est à
peu près au complet. En Brandebourg, la population primitive dis-
paraît peu à peu; peu à peu elle est remplacée, non par une tribu
quelconque, comme celle des Francs, des Burgondes ou des Wi-
sigoths, mais par de petites troupes, qui arrivent sans cesse de
contrées différentes. Aucune d'elles n'est assez considérable pour
absorber les autres, imposer ses coutumes et ses lois; aucune n'est
conduite par un chef puissant : toutes se rangent, en arrivant, sous
le chef commun, le margrave, qui les a mandées, leur marque
leurs places et leur dicte leurs devoirs. Ces immigrations se perpé-
LES PRÉDÉCESSEURS DES IIOIIENZOLLERN. ^23
tuent à travers le moyen âge et les temps modernes; elles modi-
fient sans cesse l'ethnographie de la Marche, mais non le caractère
de l'état, personnifié dans le margrave, qui a composé, pièce par
pièce, la population artificielle du Brandebourg, et rallié autour de
lui, comme autour d'un point fixe, ces élémens divers.
Les margraves ascaniens se gardèrent bien d'établir une grande
noblesse en Brandebourg; mais ils distribuèrent quantité de petits
fiefs aux vassaux qui les avaient suivis, ou que le désir de conquérir
un établissement attira dans la Marche. En même temps, ils répar-
tirent dans les villages les colons venus de Saxe ou de Hollande.
Pour créer un village , le margrave vendait un certain, nombre
d'arpens à un entrepreneur qui se chargeait de les revendre en
détail aux futurs habitans. L'opération terminée, l'entrepreneur de-
venait le bailli héréditaire du lieu. Là où le commerce et l'industrie
se développaient, le prince créait un marché; s'il y avait lieu, il
transformait le village en ville après une enquête suivie d'une dé-
claration d'utilité publique. « Attendu, lit-on en tète d'une cl arte
margraviale, qu'il a paru utile à nous et à nos conseillers de fonder
une ville près de Volzen, nous y avons employé tous nos soins. »
L'entrepreneur intervenait encore : il achetait au margrave un ter-
ritoire qui s'ajoutait à celui du village, le revendait aux futurs
bourgeois, faisait creuser les fossés, construire les murailles et les
édifices publics; après quoi, il devenait le magistrat héréditaire
de la cité nouv^elle.
A l'origine, il n'y eat pas de distinction entre les habitans d'un
même village ou d'une même ville; tous avaient des obligations dé-
terminées envers le margrave, mais jouissaient de la liberté per-
sonnelle. La condition du paysan brandebourgeois était, au xii'' siè-
cle, préférable à celle du paysan saxon, qui était attaché à la glèbe;
aussi l'émigrant allait-il chercher au-delà de l'Elbe ce qu'il va
chercher aujourd'hui au-delà de l'Atlantique, c'est-à-dire unepro-
priété libre. Un curieux document, une glose du grand recueil ju-
ridique du temps, le Sachsempiegel ou Miroir de Saxe, dit la
raison vraie de cette situation privilégiée des Brandebourgeois :
« ils sont libres parce qu'ils ont les premiers défriché le sol.» De
même les villes, gouvernées par leurs baiUis, assistés de conseils
élus, avaient une certaine indépendance. Gomme le terrain sur le-
quel elles étaient bâties était exposé à mille attaques, il fallait que
les entrepreneurs et les premiers bourgeois fussent encouragés par
de grandes franchises. Dans la charte de fondation de Soldin, le
margrave dit que la création nouvelle « a besoin de beaucoup de
liberté; » c'était reconnaître une loi qui a eu de nombreuses appli-
cations dans l'Europe septentrionale. Aux bords du Zuiderzée comme
aux bords de la Baltique, en Hollande et en Livonie comme en
42 A REVUE DES DEUX MONDES.
Brandebourg, les fondateurs de villes ont demandé des libertés
en compensation des difficultés et des périls qu'ils avaient à vaincre;
mais ces franchises avaient des limites, les bourgeois comme les
paysans demeuraient les sujets des margraves, et leur indépendance
dut se concilier avec la subordination envers leur seigneur.
L'église subit la loi commune dans la Marche. Il était naturel
qu'elle tint une grande place dans un pays en partie conquis sur
les païens par les armes allemandes. Les moines de Prémontré,
disciples de saint Norbert, archevêque de Magdebourg, ceux de Gi-
teaux, disciples de saint Bernard, les uns et les autres dans le pre-
mier élan de la jeunesse, s'établirent sur la rive droite de l'Elbe
pour y prier, y prêcher et y labourer; mais en Brandebourg le clerc,
malgré les services rendus par lui, dut céder le pas aux laïques.
Depuis le margrave jusqu'au dernier paysan, chaque habitant de la
Marche, qu'il eût contribué à l'œuvre commune par le fer de l'épée
ou par le fer de la charrue, avait conscience des services qu'il avait
rendus, et le margrave plus qu'aucun autre. Il y eut un conflit entre
lui et les évêques, ou, pour parler la langue moderne, entre l'état
et l'église, et l'état l'emporta. L'objet en fut la dîme; les Ascaniens
prétendaient à la jouissance de ce revenu que l'usage général de la
chrétienté réservait à l'église; ils disaient, pour argument, qu'ils
« avaient arraché le territoire des mains des païens, » et « qu'ils
payaient les soldats sans lesquels ceux qui professent la religion
du Christ ne pourraient être en sûreté. » Les évêques brandebour-
geois durent transiger; ils réservèrent leurs droits sur la dîme,
mais ils en abandonnèrent la jouissance aux margraves de la fa-
mille ascanienne en leur qualité de conquérans du pays. Cette sorte
de traité est la seule pièce où se trouve énoncée d'une façon pré-
cise la raison de tous les privilèges qui donnaient au pouvoir du
margrave un caractère exceptionnel. Quant à lui, sa prétention est
très nette : sans lui et sans les soldats qu'il commande et qu'il paie,
dit-il, il n'y aurait pas d'église; il sait qu'il est le personnage né-
cessaire de qui tout le reste tire l'existence.
Entre le margrave d'une part, ses vassaux et ses sujets de l'autre,
l'intermédiaire était Vavoué, qui représentait le mai-grave dans sa
circonscription, comme le comte représentait le roi dans son comté;
mais le margrave sut prendre contre son délégué les précautions
nécessaires : non content de ne nommer jamais d'avoué à titre hé-
réditaire, il ne voulut même pas que la fonction fût viagère. Il
n'est pas rare de trouver dans les documens mention d'avoués qui
ont été transférés d'une circonscription dans une autre, et l'on ren-
contre des noms à côté desquels figure la mention d'ancien avoué,
quondam adoocalus^ comme on dirait d'un fonctionnaire moderne.
Des paysans, des bourgeois, des vassaux, établis par les mar-
LES PRÉDÉCESSEURS DES HOHENZOLLERN. /i25
graves dans leurs villages, leurs villes et leurs fiefs : telle est la
population de la Marche. Un suzerain, presqu'un souverain, qui
n'a pas de conditions à subir, pas de droits antérieurs à respecter,
qui est lui-même pour ainsi dire antérieur à ses paysans, bour-
geois, vassaux, évêques, et par conséquent leur est supérieur : tel
est le margrave. Entre le margrave et ses vassaux ou sujets, des
relations nombreuses, mais simples; nombreuses, parce que chacun
de ces vassaux ou sujets avait envers lui des obligations person-
nelles, simples, parce qu'ils n'étaient point séparés de lui par les
degrés multiples de la hiérarchie féodale : telle est à l'origine la
constitution politique et sociale du Brandebourg. Elle s'altéra peu
à peu, mais ne s'effaça point.
Elle s'altéra parce que les margraves, obligés de pourvoir aux
frais d'une guerre sans trêve et d'une administration coûteuse, con-
nurent de bonne heure les rigueurs d'une détresse financière, qui
les força de battre monnaie avec leurs droits et leurs revenus. On
vit alors des églises, des monastères, des villes, même de simples
bourgeois acheter les droits seigneuriaux, tantôt sur une partie du
village, tantôt sur un village entier, quelquefois sur tout un district.
On vit les seigneuries se former et la population rurale tomber dans
le servage, les villes acheter une indépendance presque complète.
A la fin, les margraves furent contraints, pour avoir abusé des levées
d'impôts, à traiter avec leurs sujets et à subir des conseils chargés
d'exercer sur eux un contrôle financier. On commettrait pourtant
une grande erreur, si l'on s'imaginait que l'institution primitive
disparut dans le chaos et que le margrave devint un suzerain nomi-
nal, comme le duc de Saxe, après la chute d'Henri le Lion. Son au-
torité, menacée de toutes parts, ne fut pas sérieusement atteinte. Les
conseils organisés pour le contrôle financier devinrent, il est vrai,
les états provinciaux; mais l'action de chacun de ces petits parle-
mens demeura circonscrite dans d'étroites limites, et aucun lien ne
rattacha ces fragmens- d'une représentation politique brandebour-
geoise. Des états-généraux auraient pu faire échec au margrave de
Brandebourg; mais le margrave de Brandebourg demeura toujours
supérieur aux états provinciaux de la Yieille-Marche, de la Lusace,
de Lebus, etc. En lui demeura personnifié l'état brandebourgeois.
D'ailleurs ni ses villes, ni ses vassaux, au profit desquels il avait
aliéné un si grand nombre de ses droits, ne devinrent assez puissans
pour conquérir une indépendance absolue. Quelques-unes des villes
de la marche commencèrent à jouir d'une certaine prospérité au
xii^ siècle, et entrèrent dans la ligue hanséatique, mais elles demeu-
rèrent fort inférieures aux villes allemandes : qu'est-ce que Stendal,
Salzwedel, Berlin, Brandebourg, Francfort-sur-l'Oder, à côté de Co-
logne, Brème, Hambourg, Lûbeck, Nuremberg, Vienne? Les villes
ll^Q REVUE DES DEUX MONDES.
brandebourgeoises étaient situées à l'extrémité de la zone commer-
ciale de l'Europe au moyen âge; le sol sur lequel elles étaient bâties
n'était pas riche; le terrain sur lequel elles faisaient leurs échanges
n'était pas sûr : aucune ne fut assez forte pour prétendre à llnnneur
de faire peur aux margraves. Quant à la noblesse brandeboargeoise,
elle demeura pauvre, à de rares exceptions près, car le pays n'é-
tait point riche, et il ne s'y forma pas de grandes seigneuries. Enfin'
le margrave se réserva toujours ce qu'il appelait sa « suzeraineté
princière. » Personne n'eût osé la contester du temps des Ascaniens,
et les margraves surent la faire respecter, même pendant la triste pé-
riode qui s'écoule entre la mort de Waldemar et l'avènement du pre-
mier Hohenzollern. Sigismond de Luxembourg, si faible qu'il fût, ré-
sista énergiquement aux empiétemens de la juridiction épiscopale :
« Sachez, monsieur, écrivit-il à un évêque, qu'il est venu jusqu'à
nous que vous mettez nos villes en interdit avant d'avoir porté plainte
devant nous. Or nous entendons rester le juge de nos villes, et notre
sérieuse volonté est que vous cessiez sur l'heure d'en agir ainsi;
sinon nous avons commandé qu'on vous donnât du tracas, à vous et
aux vôtres, que cela vous plaise ou non. »
Ce n'étaient point là des paroles en l'air, ni de vaines préten-
tions, comme en ont les pouvoirs déchus. Un curieux procès -qui
s'éleva au xvi" siècle entre l'empire et la Marche abonde en témoi-
gnages qui attestent la permanence du caractère exceptionnel de
l'autorité margraviale. Quand Maximilien d'Autriche créa la chambre
impériale, il inscrivit les évêques de la Marche, comme ceux au
reste de l'Allemagne, parmi les princes relevant directement de
l'empire, et de qui les querelles devaient être portées devant la ju-
ridiction nouvelle. Le margrave protesta, alléguant que les évêques
de Brandebourg, de Havelberg et de Lebus n'avaient rien à voir
avec l'empire, puisqu'ils tenaient leurs régales et leurs fiefs uni-
quement de leurs seigneurs les margraves. Au cours du débat, qui
dura longtemps et qui n'eut pas de conclusion, — ce qui équivaut
à un désistement de l'empire, — il fut produit un grand nombre
de documens, dont plusieurs remontent au temps des margraves
ascaniens, et des témoins autorisés vinrent déposer contre les pré-
tentions impériales. De leurs dépositions, il résulte que les évêques
étaient sujets brandebourgeois et non princes d'empire, qu'on en
appelait de leurs tribunaux, non à l'empereur, mais au margrave,
et que les lettres impériales adressées aux évêques passaient d'a-
bord par les mains du margrave. Les évêques devaient au mar-
grave le service militaire et le service de cour; leur place était
marquée dans les cérémonies; ils portaient les couleurs du suze-
rain , et se disaient, dans les letti-es qu'ils lui écrivaient, « de sa
grâce électorale, les chapelains très soumis; » le margrave les
l.ES PUÉDÉCESSEUlîS DES HOUENZOLLErtN. h27
appelait « monsieur; » il leur disait non pas u votre dilection, »
comme il est d'usage entre personnes de conditions princières,
mais simplement vous. L'électeur Joachira I" résume en quelques
mots ses droits et les devoirs des évoques : « J'ai, dit-il, trois évê-
ques dans mon pays, qui ne doivent de services qu'à moi. » Au-
cun autre exemple ne saurait mieux montrer combien est grande
la dilTérence entre les institutions de la Marche et celles de l'Alle-
magne, où les évoques avaient partout l'indépendance que donnait
l'immédiateté, où les plus belles des principautés souveraines étaient
en des mains ecclésiastiques. La liiérai'chie et la discipline insti-
tuées à l'origine ne se sont donc pas perdues en traversant le siècle
lamentable qui suivit l'extinction de la famille ascanienne, et les
llohenzollern, à leur arrivée, en ont retrouvé la tradition vivante.
IV.
L'histoire des origines brandebourgeoises éclaire toute l'histoire
de la Prusse : les prédécesseurs des HohenzoUern annoncent et ex-
pliquent les llohenzollern eux-mêmes. N'a-t-on pas reconnu les
traits principaux de la monarchie prussienne dans la Marche, telle
qu'elle a été créée d'abord par les margraves ascaniens, puis modi-
fiée par les circonstances? Des libertés provinciales, des libertés
municipales, une nombreuse petite noblesse toute militaire, des
seigneuries investies du patronat et de la juridiction sur les cam-
pagnes, ce mélange singulier du féodal et du moderne, n'est-ce
pas, avec les changemens inévitables apportés par le temps, le
Brandebourg d'aujourd'hui? Bien des contradictions qui étonnent
l'observateur contemporain de la monarchie prussienne disparais-
sent à la lumière de l'histoire. Pourquoi le roi de Prusse , tout en-
semble chef constitutionnel de l'état et monarque de droit divin,
coîicilie-t-il diflicilement les devoirs que lui impose la première
qualité avec les droits qu'il tient de la seconde? C'est que les in-
stitutions parlementaires, nées d'un accident révolutionnaire, sont
toutes nouvelles dans ce pays. Le parlement unique et national
date de IShS; seuls, les états provinciaux, dont nous avons vu l'ori-
gine, ont pour eux la tradition historique : l'unité de la monarchie
était encore, il y a trente ans, représentée par le roi seul, c'est-
à-dire par le successeur des margraves.
Personne plus que ces margraves n'a mérité le nom de landesva-
ter ou i^cre du pays, que les princes allemands aiment à se faire
donner par leurs sujets. La Marche a été créée par les Ascaniens,
mais plusieurs fois après eux elle a failli périr : le Grand-Électeur,
Zi28 REVUE DES DEUX MONDES,
après la guerre de trente ans, le grand Frédéric, après la guerre
de sept ans, l'ont à nouveau créée. Tous les deux , quand ils par-
courent leurs états dévastés, ordonnant de relever telle ruine ou de
dessécher tel marais, d'arroser et de fertiliser telle lande déserte,
appelant des colons de tous pays, reconstruisant ou bâtissant des
villages par entreprise, rappellent les Ascaniens, au moment où ils
prirent possession du pays transalbin, désolé par la guerre, et que
les villes et les villages s'élevèrent par leur ordre et sous leurs
yeux. Quoi d'étonnant que leurs successeurs se sentent et se disent
supérieurs à la condition d'un roi constitutionnel?
Si les Hohenzollern ont suivi l'exemple des Ascaniens, c'est assu-
rément sans le savoir : Frédéric II ne connaît pas leur histoire, dont
il parle avec dédain. La persévérance dans les mêmes traditions
s'explique par la persistance des mêmes nécessités. Laissons de côté
toutes les déclamations sur une mission allemande et chrétienne de
la Prusse, pour résumer l'étude qui vient d'être faite en quelques
lignes qui pourraient servir d'introduction à la philosophie de l'his-
toire prussienne.
L'état brandebourgeois est né sur une frontière disputée entre
deux races ennemies : son origine est donc toute militaire. Il aurait
pu se faire à coup sûr qu'un autre état allemand grandît à cette
frontière, et les circonstances qui ont édifié la fortune de la Marche
sur les ruines de ses rivaux n'étaient point nécessaires et fatales.
C'est sa médiocrité même qui l'a protégée contre une tempête sem-
blable à celle qui a détruit le duché de Saxe; c'est sa pauvreté qui
a stimulé la hardiesse et l'activité de ses chefs. D'ordinaire l'his-
torien qui recherche les causes de la fortune d'un état trouve les
premières et les plus importantes dans une heureuse situation stra-
tégique, bonne pour la défense et pour l'attaque, dans la feitilité
du sol, qui donne la richesse, source de tout progrès. Ici tout est
renversé : le sol ingrat donne peu en échange d'un travail opiniâtre,
et la nature n'a point pourvu à sa défense; pour comble de mal-
heur, les circonstances historiques ont mis de tous côtés des en-
nemis, et ce sont précisément ces désavantages qui ont fait la for-
tune du Brandebourg.
Pour vivre et pour grandir dans des circonstances si difficiles, il
fallait dans l'état de l'ordre, de la hiérarchie, de la discipline; la
Marche se donna tout cela. Quand les institutions naissent d'elles-
mêmes, ce n'est jamais sans quelque désordre; quand on les établit,
c'est toujours sur un plan plus ou moins bien conçu : or, une fois
qu'ils eurent passé l'Elbe, les margraves se trouvèrent en terre
nouvelle, libres d'y bâtir comme ils l'entendaient. Ils firent beau-
coup mieux qu'on ne faisait de leur temps, et bien que leur temps
LES PRÉDÉCESSEURS DES HOHENZOLLERN. A 29
ait réagi contre leur œuvre et l'ait gâtée en maints endroits, la
partie principale en a survécu; le margrave est demeuré le person-
nage essentiel de la Marche.
Placé au milieu de la plaine germano-slave, sur les deux rives
de l'Elbe, le Brandebourg n'est protégé, mais aussi n'est contenu
par aucune frontière. Le soin môme de sa sécurité l'excite à s'a-
grandir. Comme il ne peut s'étendre du côté de l'Allemagne , où
toutes les positions sont occupées, il prend corps à l'est, aux dépens
des petites principautés slaves désorganisées. Pendant qu'il s'allonge
en plaine , entre la montagne et la mer, ses flancs découverts sont
menacés de toutes parts; mais les margraves, riverains d'un fleuve,
sont naturellement tentés de le remonter et de le descendre. Ils
atteignent la montagne, car les acquisitions qu'ils ont faites en
Lusace et Misnie, dans la Saxe actuelle, portent leurs frontières
jusqu'aux monts de Bohême. Un moment même, la Silésie est en-
tamée par eux; quatre jours avant sa mort, Waldemar se faisait
promettre par les ducs de Glogau les territoires de Schwiebus,
Zullichau, Grossen. Enfin à plusieurs reprises ils touchent la mer;
ils ont possédé Dantzig et convoité Straîsund : sans cesse en mou-
vement, achetant tout ce qui est à vendre, prenant tout ce qui est
à prendre, ils annoncent les Hohenzollern, qui suivront, pour aller
plus loin, toutes les routes où ils ont marché.
Dans cet état besoigneux, aucune qualité de luxe. Quelques-uns
des margraves ascaniens s'abandonnent aux tentations des pompes
chevaleresques, mais leur trésor obéré les avertit qu'ils ont fait
fausse route. Tous d'ailleurs n'ont pas, comme Waldemar, prodigué
leurs marcs d'or. Un jour le margrave Jean s'avisa que la guerre
a des fortunes diverses, et qu'il faut dans la prospérité songer aux
temps difficiles; il remplit d'or un grand coffret qu'il alla porter
dans l'église de Neu-Angermiinde. On montre encore aujourd'hui le
tilleul que le prudent margrave avait planté pour marquer l'endroit
où fat pratiquée la cachette qui a reçu le premier trésor de guerre du
Brandebourg. Les Hohenzollern ont imité le margrave Jean, et non
le brillant Waldemar : pour un qui a fait coudre des boutons d'or
sur son habit, comme le premier roi, combien ont fait servir, comme
le roi actuel, sur leurs habits neufs leurs vieux boutons de cuivre!
Ne cherchons pas non plus dans ce pays le luxe intellectuel : les
poètes et chanteurs de la cour ascanienne venaient du dehors, et
cette cour, comparée à celle d'un landgrave de Thuringe, où l'on
tenait école de chevalerie, devait paraître aussi barbare que la cour
d'un roi franc de Cambrai, comparée à celle d'un roi wisigoth de
Toulouse ou de Tolède. De même Frédéric-Guillaume, le second
roi de Prusse, sorte de caporal grossier, habitué de cabaret et de
A 30 REVUE DES DEUX MONDES.
tabagie, faisait triste figure, comparé à l'empereur Charles YI; mais
les successeurs des rois de Cambrai ont régné à Toulouse, et la vic-
toire a conduit naguère le successeur de Frédéric-Guillaume aux
portes de Vienne! Enfin il ne faut demander aux Brandebourgeois
aucun luxe de sentiment, aucun entraînement du cœur : les Asca-
niens laissent à d'autres la folie de la croix ; ils n'ont de goût que
pour les croisades proches et utiles qui rectifient les frontières.
Il est inutile de mêler aucune récrimination à ces faits indiscu-
tables : il suiTit de les constater. En Allemagne, on essaie pourtant de
porter dans cette vieille histoire les préoccupations politiques du
temps où nous sommes. Les uns sont heureux de faire remonter au
moyen âge les origines de l'état qui dès son début se distingue net-
tement du reste de l'Allemagne et prélude ainsi à ses grandes des-
tinées. D'autres mettent en lumière le caractère particulier des
institutions de la Marche, afin de montrer que l'entente est impos-
sible entre l'esprit allemand et l'esprit brandebourgeois, produits
de deux histoires si différentes. Ils prévoient que la lutte commen-
cée entre eux finira, non par la victoire de l'un ou de l'autre,
mais par l'altération de tous les deux. Ils comprenaient bien l'office
que pouvait remphr en Allemagne un état tout militaire, comme
la Prusse, veillant sur la frontière, à l'orient et à l'occident, et de-
meuré une véritable marche à deux têtes, dont l'une était tournée
vers la France et l'autre vers la Russie; mais ils s'inquiètent et
pour l'Allemagne et pour l'Europe devoir l'Allemagne entière trans-
formée en un état militaire, et entraînée dans la voie brandebour-
geoise de l'accroissement indéfini , car c'est bien la loi qui résulte
de toute l'histoire de la Prusse, prise à ses véritables origines.
Le chef actuel de la monarchie en a la très claire intelligence, lui
qui disait le jour de son couronnement : « Ce n'est pas la desti-
née de la Prusse de s'endormir dans la jouissance des Mens ac-
quis; la tension de toutes les forces intellectuelles, le sérieux et la
sincérité de la foi religieuse, l'accord de l'obéissance et de la liberté,
l'accroissement de la force défensive, sont les conditions de sa puis-
sance; si elle l'oubliait, elle ne garderait pas son rang en Europe. »
Dépouillez de ses accessoires la pensée principale de ce discours,
écartez la forme mystique qu'aiment les pieux rois de la famille de
Ilohenzollern, et surtout entendez bien ce qu'il faut comprendre par
« l'accroissement de la force défensive, » dans un pays où l'offensive
a toujours été considérée comme le meilleur mode de défensive; il
restera tout justement la loi de l'histoire de Prusse , qu'au siècle
dernier Mirabeau a donnée sous cette forme plus brève : « la guerre
est l'industrie nationale de la Prusse. »
Ernest Lavisse,
LE
DERNIER DES VALERIUS
I.
Mon père , digne New-Yorkais, ayant fait fortune dans le com-
merce, — je le dis avec un certain orgueil, — céda aux conseils du
maître de dessin qu'il m'avait donné et m'envoya à Rome. Ma vo-
cation pour la peinture était réelle, et, séduit par les richesses de la
ville éternelle, je ne la quittai plus depuis bientôt trente ans. J'y
attirai même une de mes cousines , dont l'unique enfant était ma
filleule.
Usant des prérogatives que me donnaient mon affection, mon âge
et mon titre de parrain, j'avais plus d'une fois déclaré à Marthe
que, si elle épousait un étranger, il lui faudrait se passer de mon
consentement. Aussi fiis-je très étonné lorsqu'un beau jour elle en-
tra dans mon atelier et me présenta le jeune comte Valérie comme
son fiancé. Le premier moment de surprise passé , je ne pus m'em-
pècher de contempler sans une sorte de bienveillance paternelle
l'heureux élu. Au point de vue pittoresque (elle avec ses tresses
blondes, — lui avec sa chevelure noire), c'était là un couple bien
assorti. Elle me l'amena d'un air à moitié orgueilleux, à moitié ti-
■"^ide, le poussant du coude et me suppliant avec un de ces gestes
de i....; "c effnrouchée de me montrer poli. On ne m'a jamais
accusé de gros^. !, que je sache; mais Marthe était si éprise
qu'elle trouvait que son futur méritait d'être traité avec les plus
grands égards. Certes la noblesse de vieille date du comte Valério
n'aurait pas suffi pour séduire une Américaine qui avait l'allure et
presque les habitud'.^s d'une princesse; elle aimait, voilà tout. Son
imagination, aussi bien que son cœur, avait été frappée.
A32 REVUE DES DEUX MONDES,
C'était un fort beau garçon que le comte, et son genre de beauté
n'avait rien de cette fadeur que l'on reproche parfois aux descen-
dans de la race latine. Il se distinguait par un air de profondeur;
son sourire grave et lent, s'il n'annonçait pas une grande vivacité
d'esprit, indiquait une calme intensité de sentiment que je trouvai
d'un bon augure pour le bonheur de Marthe. La fausse urbanité de
ses compatriotes n'avait pas déteint sur lui, et son regard brillait
d'une sorte de lourde sincérité qui semblait l'empêcher de vous ré-
pondre avant qu'il ne fût sûr de vous avoir bien compris; peut-être
ne se serait-il pas volontiers engagé dans une discussion politique ou
esthétique. — 11 est bon et fort, et brave, — me dit ma filleule, et je
n'eus pas de peine à la croire. Le comte était fort, on n'en pouvait
douter; sa tête et son cou rappelaient certains bustes du Vatican. Ha-
bitué depuis longtemps à tout regarder avec les yeux d'un peintre, je
m'étonnais de voir un pareil cou sortir de la cravate blanche de nos
jours. Ce cou soutenait une tête d'une rondeur aussi massive que celle
de l'empereur Caracalla, et les boucles qui l'ornaient avaient la même
abondance sculpturale. Les Romains d'autrefois portaient de ces
chevelures-là lorsqu'ils parcouraient le monde nu-tête; elle formait
un arc parfait au-dessus de son front un peu étroit, et se complé-
tait par une barbe bien fournie que le rasoir n'avait pas encore ren-
due moins soyeuse. Le nez et la bouche manquaient de délicatesse;
mais la forme avait la correction et la vigueur d'un dessin classique.
Son teint, d'un brun chaud, semblait incapable de trahir aucune
émotion , et on aurait pu comparer ses grands yeux clairs à deux
billes d'agate. Il était de taille moyenne avec une poitrine assez
large pour faire craindre de voir éclater son linge sous l'effort égal
de sa respiration. Et pourtant, grâce à son bon sourire humain, il
n'avait l'air ni d'un jeune taureau, ni d'un gladiateur; peut-être sa
voix résonnait-elle avec une certaine dureté. Mes félicitations ne
me valurent qu'une réponse cérémonieuse; les phrases de politesse
échangées au siècle d'Auguste ont dû être prononcées avec cette
gravité.
J'avais toujours regardé ma filleule comme une petite personne
essentiellement américaine dans le sens le plus flatteur du mot,
et je doutai que ce jeune Latin réussît jamais à comprendre l'é-
lément transatlantique qui dominait chez Marthe, b"c:i eu 'ci tout
annonçât qu'il serait pour elle un compagnon en al et aimant. Elle
me parut si douce, si séduisante dans sa blonde gentillesse, qu'il
me fut impossible de croire qu'il n'eût pas songé à cela autant qu'à
la belle dot dont, en bon Italien, il avait sans doute demandé le
chiffre exact. Quant à lui, il ne possédait que le domaine paternel,
une villa située près des murs de Rome et que, faute de ressources,
LE DliUNlEli DES VALEIULS. /j33
il laissait dans un triste état de délabrement. — Elle est tout aussi
amoureuse de la villa que du comte, me dit la mère de Marthe; elle
songe à convertir son futur, rien de mieux; mais elle songe surtout
à restaurer la villa.
Les tapissiers se mirent à l'œuvre bien avant le jour fixé pour
le mariage. Il fallut remeubler les salons et ratisser les allées du
parc. Marthe fit de nombreuses visites d'inspection durant ces pré-
paratifs. Un jour, elle entra dans mon atelier avec une mine con-
sternée. Elle venait de trouver les ouvriers en train de gratter le
sarcophage qui ornait la grande avenue, le dépouillant de sa couche
de mousse, lui enlevant la sainte moisissure des siècles ! C'est ainsi
qu'ils entendaient embellir l'antique villa 1 Elle leur avait ordonné
de transporter le pauvre monument dans le coin le plus humide de
la propriété, car, après le sourire de son fiancé, — sourire si lent
à venir, si lent à disparaître, — ce qu'elle admirait le plus, c'était
le teint rouillé des vieux marbres. Quant à la conversion du comte,
elle s'opérait plus lentement que le reste, et, à vrai dire, Marthe
déploya peu de zèle dans cette dernière entreprise. Elle aimait son
futur au point de croire que nul changement ne le rendrait meil-
leur. De son côté, il eut le bon goût de n'exiger d'elle aucun sacri-
fice de ce genre, et je fus frappé un jour de l'heureuse promesse
d'une scène dont le hasard me rendit témoin. C'était un dimanche,
à Saint-Pierre, durant les vêpres. J'avais rencontré là ma filleule
qui se promenait radieuse au bras de son fiancé. La foule se tenait
groupée devant l'autel , et la nef restait presque déserte. De temps
à autre, la voix des chantres m'arrivait pour se perdre avec lenteur
dans l'atmosphère alourdie par les parfums qui s'échappaient des
encensoirs. Au moment où je l'aperçus, Marthe, la tête rejetée en
arrière, contemplait la magnifique immensité de la voûte et du
dôme. Je compris qu'elle se trouvait dans cette disposition d'esprit
où le sentiment de l'existence gravite autour d'un centre unique, et
que son admiration pour les splendeurs de l'art se confondait avec
son amour. Les fiancés s'arrêtèrent près des sombres confession-
naux, à peine suffisans pour le nombre des pécheurs repentis, et
Marthe parut adresser à son compagnon quelque protestation pas-
sionnée. Peu d'instahs après, je les rejoignis.
— Ne pensez-vous pas comme moi, me dit le comte, qui ne
m'adressait jamais la parole qu'avec une déférence affectueuse,
qu'avant d'épouser une si pure et si douce créature, je ferai bien
d'aller m' agenouiller là-bas sur l'heure et de confesser tous les pé-
chés que j'ai pu commettre?
Marthe le regarda d'un œil où le reproche se mêlait à l'admira-
tion. Elle semblait affirmer que son prétendu s'accusait à tort ou
TOMB xii. — 1873. 28
ll^li REVUE DES DEUX MONDES.
que, s'il avait des défauts, ce ne pouvaient être que des défauts
trop magnifiques pour qu'il eût à en rougir.
— Sais-tu ce que je viens de lui proposer? dit-elle en se penchant
vers moi avec la confiance filiale qu'elle m'a toujours témoignée et
en rougissant un peu. Je suis prête à changer de religion, s'il me
l'ordonne. Il y a des momens où je suis terriblement lasse d'assister
aux cérémonies du catholicisme en simple spectatrice; ce serait un
soulagement pour moi de venir ici pour prier. Après tout, les églises
sont faites pour cela comme nos temples. Donc , Camillo mio , si
l'idée que je suis une hérétique jette une ombre sur votre cœur,
j'irai m'agenouiller devant le bon vieux prêtre qui entre dans ce
confessionnal, et je lui dirai : a Mon père, je me repens, j'abjure,
je crois, — baptisez-moi au nom de la vraie foi. »
— Si c'est une concession que tu veux faire au comte, répli-
quai-je, il devrait te donner l'exemple en devenant protestant.
Elle avait parié d'un ton léger, mais avec une ferveur mal dissi-
mulée. Le jeune homme la contempla d'un air grave et surpris,
puis secoua la tête.
— Gardez votre religion, dit-il. Si vous essayiez d'embrasser la
mienne, peut-être n'étreindriez-vous qu'une ombre. Je suis un pauvre
catholique; je ne comprends guère ces chants et ces splendeurs.
Lorsque j'étais jeune, j'ai eu bien de la peine à apprendre mon ca-
téchisme, et on me traitait de païen. Il ne faut pas que vous soyez
meilleure catholique que votre mari. Quoique je ne comprenne pas
non plus votre religion, je vous prie de n'en point changer. Si elle
a servi à faire de vous ce que vous êtes, elle ne saurait être mau-
vaise. — Et, prenant la main de Marthe, il allait la porter à ses lè-
vres lorsqu'il se rappela qu'il se trouvait dans un endroit où les pas-
sions profanes sont mal venues.
— Sortons, murmura-t-il en se pressant le front, cette atmo-
sphère me fait toujours mal.
Le mariage fut célébré au mois de mai, et nous nous séparâmes
pour l'été. La mère de la petite comtesse alla répandre sur la haute
société de ]New-Yoik l'éclat de sa noblesse de reflet. Lorsque je re-
vins à Rome, vers le commencement du printemps, je trouvai le
jeune couple installé dans la villa, dont on réparait peu à peu les
dégradations. Je me mis en frais d'éloquence afin d'empêcher les dé-
corateurs d'avoir la main trop lourde. En ma qualité de peintre tou-
jours à la recherche de « sujets, » j'aurais préféré voir les ruines
s'accumuler. Ma filleule partageait mes idées, parfois même elle se
montrait plus conservatrice que moi. Je souriais de son zèle ar-,
chéologique, et je l'accusais d'avoir épousé le comte parce qu'il res-
semblait à une statue de la décadence. Je passais mes journées à
LE DERNIER DES VALERIUS. 435
la villa, et mon chevalet demeurait sans cesse dressé sous les ar-
bres du parc. Je me pris d'une passion d'artiste pour cette char-
mante retraite, et j'établis une intimité avec chaque bosquet enche-
vêtré, chaque tronc tordu, chaque vase couvert de tartre, chaque
sarcophage effrité, — avec les bustes de ces vieux Romains défigurés
qui n'étaient pas assez beaux pour perdre impunément un trait de
leur visage sévère. Le parc manquait d'étendue; mais, bien qu'il
existât à Rome beaucoup de villas plus prétentieuses et plus splen-
dides, aucune ne me paraissait plus romanesque dans sa beauté
inculte, plus riche en précieuses vieilleries, plus remplie d'échos
historiques. Il y avait là une allée bordée de houx dans laquelle je
venais régulièrement passer quelques heures par jour. Les branches
des arbres s'entrelaçaient de façon à former une arcade d'une sy-
métrie originale, et, comme l'avenue se trouvait exposée sans in-
terruption à l'ouest, l'approche de la nuit y répandait une brume
dorée qui, pénétrant à travers les feuilles, planait sur les bran-
ches noueuses et sur les marbres plaqués de mousse. Elle servait
d'asile à d'innombrables fragmens de sculpture, — statues sans
nom, têtes sans nez, sarcophages rongés, qui lui donnaient un as-
pect délicieusement chimérique. Les statues se dressaient là dans
un crépuscule perpétuel, comme des êtres consciens plongés dans
les tristes souvenirs d'un passé irrévocable.
Marthe jouissait d'un bonheur idyllique et s'abandonnait tout en-
tière à son amour. Je fus obligé de m' avouer que les règles les plus
inflexibles ont leurs exceptions, et qu'un comte italien peut devenir
un mari exemplaire. Valério méritait ce titre et paraissait disposé à
se laisser adorer. L'existence du jeune couple n'était qu'un échange
de caresses aussi candides et aussi expansives que celles des ber-
gers et des bergères de Théocrite. Se promener d'un pas indolent à
travers l'allée des houx, sentir le bras de son mari autour de sa
taille, rêver la joue appuyée sur l'épaule de son compagnon, rouler
pour lui des cigarettes qu'il fumait silencieusement dans la rotonde
pavée de mosaïque qui s'ouvrait au centre de la maison, lui verser
le vin contenu dans une vieille amphore, — ces gracieuses occupa-
tions suffisaient au bonheur de la jolie comtesse.
Elle se promenait parfois à cheval avec son mari sur les sentiers
couverts d'herbes, à l'ombre des aqueducs et des tombes; parfois
elle souffrait qu'il montrât sa charmante femme dans les grands
dîners ou aux bals de Rome. Elle tenta même de réaliser, au profit
du comte, un beau projet de lecture quotidienne des journaux; mais
cet exercice était sujet à des fluctuations causées par la facilité dé-
plorable avec laquelle Camillo s'endormait. Ce défaut, sa femme ne
cherchait pas à le déguiser et songeait encore moins à le blâmer.
436 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle ne demandait pas mieux que de rester assise auprès de lui et
de chasser les mouches tandis qu'il s'abandonnait à une somno-
lence pittoresque. S'il m'arrivait de me présenter devant une de ces
siestes, elle posait un doigt sur ses lèvres et m'assurait à mi-voix
qu'elle trouvait son mari aussi beau endormi qu'éveillé. J'avoue
que je me sentais tenté de répondre qu'il était au moins aussi di-
vertissant, car le bonheur n'augmentait pas le nombre des sujets
dont il aimait à s'entretenir. On ne pouvait l'accuser de manquer
de bon sens, et ses avis sur les questions pratiques valaient la
peine d'être écoutés. Il venait souvent s'asseoir près de moi lorsque
je peignais et me soumettait des critiques amicales. Son goût était
peu cultivé; mais il voyait juste, — la mesure qu'il prenait de la
ressemblance entre quelque détail de ma copie et de l'original mé-
ritait autant de confiance que si elle eût été obtenue à l'aide d'un
instrument de précision. Toutefois il semblait doué d'une discrétion
ou d'une simplicité peu commune et absolument dépourvu d'i-
dées. Il n'affichait ni croyances, ni espérances, ni craintes, — rien
que des goûts et des appétits auxquels il se livrait avec la sérénité
d'un sybarite. Lorsque je le voyais errer sous les ombrages du parc
en regardant ses ongles, je me demandais s'il possédait ce que l'on
peut convenablement appeler une âme, et si un bon caractère joint
à une bonne santé ne représentait pas la somme de ses mérites. — Il
est fort heureux qu'il ne soit pas méchant, pensais-je, car rien dans
sa conscience ne tiendrait en bride les mauvais instincts. S'il avait
des nerfs irritables au lieu d'un tempérament paisible, il nous étran-
glerait aussi facilement que le jeune Hercule étranglait les pauvres
petits serpens. C'est l'homme de la nature ! Par bonheur, sa nature
est douce, et je puis mêler mes couleurs en toute sécurité.
A quoi songeait-il durant les loisirs ensoleillés qui le séparaient
(lu monde des travailleurs, auquel je me flattais encore d'appartenir
malgré ma manie de barbouiller sur de vieux panneaux la copie de
ces statues frustes qui ressortaient si bien sur un fond vert? Je m'i-
maginai qu'à certains momens sa pensée le transportait dans un
autre monde. Il fallait une caresse de Marthe ou un bruit inattendu
pour le tirer de sa rêverie. Les marques d'amour qu'il prodiguait
à sa femme avaient quelque chose qui ne me plaisait qu'à moi-
tié. Qu'il eût ou non une âme, il ne semblait pas soupçonner
que la comtesse pût en posséder une. Je prenais un intérêt de par-
rain dans ce que je croyais pouvoir, sans pédanterie, appeler « le
développement moral » de ma filleule. J'aimais à voir en elle un
être susceptible des plus nobles émotions; mais que devenait sa vie
spirituelle dans cette longue lune de miel païenne? Un jour ou
l'autre, elle se lasserait d'admirer les beaux yeux du comte et ferait
LE DEP.NIER DES VALERIUS. Zi37
un appel à son esprit. Je savais qu'elle formait des projets d'étude
et de charité, car elle voulait remplir dignement son rôle de patri-
cienne; mais, bien que Valério trouvât les journaux soporifiques, je
me doutais qu'il ne tournerait pas bien vite pour sa femme les pages
du Dante, et que les anecdotes de Vasari ne le charmeraient guère.
Pourrait-il conseiller, instruire, guider sa compagne? Et si elle
devenait mère, comment partagerait-il ses responsabilités? Sans
doute, il assurerait à son petit héritier une solide paire de bras et
de jambes, une abondante moisson de cheveux noirs; mais j'avais
de la peine à me le figurer enseignant au robuste bambin ses lettres,
ses prières ou les premiers rudimens des vertus enfantines. Le
comte, il est vrai, possédait un talent qui ferait de lui un agréable
camarade de jeux : il portait sans cesse dans ses poches une col-
lection de précieux fragmens d'un antique pavage, — échantil-
lons de porphyre, de malachite, de lapis, de basalte, — déterrés
sur son domaine, et qui devaient leur poli à un maniement conti-
nuel. Vous auriez pu le voir s'amuser pendant des heures entières
à les lancer à la file pour les rattraper sur le dos de sa main. Son
talent était si remarquable qu'il envoyait une pierre à une hauteur
de cinq pieds et la recevait à la descente.
Je surveillai avec une inquiétude affectueuse quelque symptôme
annonçant que Marthe s'apercevait que son mari ne la valait pas. Une
ou deux fois, à mesure que les semaines s'écoulaient, je crus recon-
naître à son regard qu'elle se rappelait certains entretiens où j'avais
affirmé, — avec autant de justesse que vous voudrez, — qu'un Espa-
gnol ou un Italien peut être un très brave garçon , mais qu'il ne
respectera jamais au fond la femme qu'il prétend aimer. Presque
loujours cependant mes noires prévisions se dissipaient dans l'atmo-
sphère enchantée de l'antique paradis où nous vivions isolés du
monde moderne, et n'ayant que faire des scrupules modernes. L'en-
droit était si calme, si bien enfoui dans un passé silencieux, que l'on
y respirait malgré soi un bonheur somnolent. Parfois, tandis que
je peignais, je voyais mes hôtes passer, en se tenant par le bras,
à l'extrémité d'une avenue, et la brillante vision me faisait trouver
mes couleurs plus ternes. Alors je me persuadais que j'avais pour
mission de devenir le fidèle chroniqueur d'une poétique légende.
Bien quelle spectacle de cette rare félicité n'eût rien de mono-
tone, j'appris avec plaisir que le comte, cédant aux sollicitations de
Marthe, allait entreprendre une série de fouilles systématiques.
Les fouilles sont un luxe coûteux, et ni Valério ni ses prédécesseurs
immédiats n'avaient eu les moyens de faire de l'archéologie en
amateurs; mais ma filleule, convaincue que le sol du parc cachait
d'innombrables trésors, croyait honorer l'antique maison qui l'ac-
438 REVUE DES DEUX MONDES.
ceptait pour maîtresse en consacrant une partie de sa fortune à une
bonne œuvre profitable aux arts. Elle pensait sans doute que ce gé-
néreux procédé enlèverait à ses dollars leur vile odeur commer-
çante. Elle consulta des experts, et fut bientôt prête à jurer, en
s'appuyant sur des prémisses irréfutables, qu'une colossale statue
de Minerve, en bronze doré, dont parle Strabon, attendait patiem-
ment l'heure de la résurrection à une centaine de mètres de l'angle
nord-ouest de la villa. J'eus l'honneur de dîner chez elle en com-
pagnie de deux vieux antiquaires grotesques qui, le repas achevé,
durent se livrer à des marches forcées à travers le parc. Ces mes-
sieurs, bien qu'ils ne fussent d'accord sur aucune autre question,
déclarèrent à tour de rôle à la comtesse, en la prenant à part, que
des fouilles savamment dirigées donneraient une récolte de splen-
dides découvertes. Valério avait non-seulement témoigné de l'in-
différence, mais s'était opposé à ce projet. Plus d'une fois il avait
même interrompu les prévisions enthousiastes de sa femme avec
une aigreur inusitée. — Qu'ils dorment en paix, les pauvres dieux
déshérités, dit-il. Ne trouble pas leur repos. Que leur veux-tu?
Nous ne pouvons pas les adorer. L'Apollon, la Gérés, la Minerve, que
tu es si sûre de découvrir, songes-tu à les placer sur des piédes-
taux pour qu'on les critique et qu'on les raille? Puisque tu ne peux
croire en eux, ne les dérange pas.
Je me rappelle avoir été assez frappé de la véhémence d'un
aveu que sa femme lui arracha lorsqu'un jour, à la suite de quel-
que remontrance de ce genre, elle l'accusa en riant d'être super-
stitieux. — Oui, je suis superstitieux! s'écria-t-il. Peut-être ne le
suis-je que trop; mais les Valerius sont des Italiens de la vieille
roche, et il faut me prendre tel quel. Ah! on voit et l'on entend
ici des choses qui laissent derrière elles d'étranges influences! Ces
choses ne te touchent pas, naturellement, puisque tu es d'une autre
race; moi, elles me frappent dans le bruit des feuilles, dans l'odeur
du sol moisi, dans le regard vide de ces vieux marbres. J'ose à peine
contempler une statue en face. Il me semble voir d'autres yeux
rouler dans ces orbites de pierre, et je ne sais trop ce qu'ils veulent
me dire. J'appelle ces pauvres statues des revenans. En conscience,
nous en avons déjà assez dans le parc qui se tiennent là aux écoutes,
plongeant les yeux dans chaque coin obscur. N'en déterrons plus !
Cette sortie de Yalério était trop bizarre pour que sa femme y vît
autre chose qu'une plaisanterie, et bien que je prisse les paroles du
comte plus au sérieux, il plaisantait si rarement, que j'aurais re-
gretté d'interrompre le sourire de ma petite Marthe. Grâce à son
sourire, elle triompha, et au bout de quelques jours on vit arriver
une sorte de détective doué, disait-on, du flair archéologique, et es-
LE DERNIER DES VALERIUS. 439
corté d'une douzaine de terrassiers. Pour ma part, ces mesures par
trop énergiques ne me souriaient pas. Si j'aimais les statues déter-
rées, les préparatifs de l'exhumation ne me plaisaient guère, et je
maudissais les bruits profanes qui menaçaient de troubler le si-
lence de ma retraite.
Le personnage chargé de diriger les fouilles m'inspira une as-
sez vive antipathie. C'était un petit homme fort laid qui avait l'air
d'un gnome sorti des entrailles de cette terre qu'il bouleversait
pour y chercher des chefs-d'œuvre. Il ne louchait pas, et ce-
pendant ses yeux glauques vous regardaient rarement en face. Sa
chevelure inculte cachait son front , et malgré la petitesse de sa
taille, ses bras étaient d'une longueur démesurée. Il allait furetant
partout avec vivacité, et sur sa large bouche s'épanouissait un sou-
rire méphistophélique qui me donnait à croire qu'il songeait à l'ar-
gent que le comte se disposait à enfouir plus qu'aux marbres ou aux
bronzes que nous espérions tirer du sol. Dès que la première motte
de gazon eut été retournée, l'humeur de Valério changea, et la cu-
riosité vainquit ses scrupules. Il aspirait avec délices l'odeur de la
terre humide, et son regard devenait de plus en plus animé à me-
sure que l'on creusait. Si une pioche résonnait contre une pierre,
il poussait une exclamation de joie, et, pour l'empêcher de sauter
dans la tranchée, il fallait qu'un des travailleurs lui annonçât que
c'était une fausse alerte. La perspective d'une découverte causait à
mon hôte une étrange agitation nerveuse. Plus d'une fois je le ren-
contrai se promenant d'un air inquiet sous les arbres séculaires,
comme s'il eût enfin commencé à penser. Il me prenait alors le bras
et discutait avec un optimisme fiévreux les probabilités d'une trou-
vaille. Cette ardeur subite me surprenait un peu, et je cherchais à
deviner s'il s'enthousiasmait en vue du passé ou de l'avenir, — si,
au lieu de rêver aux beautés d'une Minerve ou d'un Apollon , il
n'en supputait pas la valeur vénale. Lorsque le comte me dénonçait
les terrassiers comme une bande de fainéans, leur chef se permet-
tait à mon adresse un clignement d'yeux qui semblait me donner à
entendre que les fouilles cachaient un piège. Notre patience fut sou-
mise à une assez longue épreuve, car on creusa en vain plus d'un
trou. Le comte, découragé, cessa d'abréger ses siestes; mais le
petit expert poursuivit ses recherches en homme qui connaît son
métier. Tandis que je me tenais devant mon chevalet, j'entendais
les travailleurs à l'œuvre. Quand le bruit des pioches devenait
moins régulier, j'interrompais ma tâche, et mon cœur battait plus
fort.
Un matin, il me sembla que les voix étaient plus animées que
de coutume; mais, préoccupé par un effet de lumière difficile à
/i/jO REVUE DKS DHUX MONDES.
reproduire, je ne me dérangeai pas. Soudain une ombre obscurcit
le bas de ma toile, et je me retournai. Le petit gnome se tenait à
mon côté, l'œil brillant, casquette en main, le front baigné de
sueur. Il portait sous le bras un fragment de marbre. En réponse
à mon regard interrogateur, il me le montra, et je vis que c'était
une main de femme admirablement sculptée. — Venez, me dit-il
laconiquement, — et il me conduisit vers la tranchée. Les ouvriers
se pressaient autour de la fosse, de sorte que je n'aperçus rien jus-
qu'à ce que mon guide leur eût ordonné de s'écarter. Alors, éclai-
rée en plein par les rayons du soleil qu'elle reflétait presque en dépit
de ses taches terreuses, inclinée sur un amas de décombres, m'ap-
parut une superbe statue de marbre. Au premier coup d'œil, elle me
sembla colossale; mais je ne tardai pas à reconnaître que ses pro-
portions parfaites n'avaient rien de surhumain. Mon pouls se mit à
battre la charge, car je me trouvais en face d'un chef-d'œuvre, et
l'on pouvait se sentir fier d'être un des premiers à lui souhaiter la
bienvenue. Sa beauté merveilleuse lui donnait un aspect vivant.
On eût dit que ses yeux distraits renvoyaient aux spectateurs leur
regard de surprise. Elle était amplement drapée, et je vis que je
n'avais pas devant moi une Vénus. — C'est une Junon, me dit d'un
ton décisif le gnome, comme s'il eût deviné ma pensée. — En effet,
elle semblait personnifier la suprématie et le repos célestes. Sa
tête sereine, entourée d'une seule bandelette, ne pouvait s'abais-
ser que pour signifier un ordre, ses yeux regardaient droit devant
elle, sa bouche respirait un orgueil implacable , une de ses mains,
étendue, paraissait avoir autrefois porté quelque emblème de sou-
veraineté olympienne; le bras dont la main avait été brisée pen-
dait à son côté dans une pose majestueusement classique. L'œuvre,
dans ses moindres détails, était d'une grâce achevée, et, bien que
l'effort tenté pour donner du caractère à l'expression rappelât va-
guement les procédés modernes, cette Junon était conçue à la
manière large et simple de la grande période grecque. C'était un
chef-d'œuvre et une merveille de conservation.
— A-t-on prévenu le comte? demandai-je bientôt, car ma con-
science m'adressait des reproches, comme si nos regards eussent
enlevé quelque chose à la statue.
— Le signor comte n'est pas levé, répondit le petit explorateur
en ricanant. On a craint de le déranger.
— Le voici ! s'écria un des ouvriers.
Et l'on s'écarta pour livrer passage au maître, dont le sommeil
venait d'être brusquement interrompu , à en juger par son teint
plus animé que de coutume et par sa chevelure un peu ébou-
riffée.
LE nERNiL:r. ni^s vAr.FRrus. bf\\
— Ah ! mon rêve ne me trompait pas ! s'écria-t-il après être resté
un moment immobile, les yeux fixés sur la statue.
— Qu'avez -vous rêvé? lui demandai-je en remarquant que son
visage trahissait moins de satisfaction que d'effroi.
— Que l'on avait découvert une Junon et qu'elle se levait pour
poser sa main de marbre sur la mienne.
Une sorte de cri rauque s'échappa du gosier des ouvriers effrayés.
— ^ Voici la main, dit le petit homme, montrant son admirable
fragment. Je la tiens depuis une demi-heure; ce n'est donc pas elle
qui a pu vous toucher.
— Quant au reste, il n'y a pas d'erreur, ajoutai-je, c'est bien une
Junon. Admirez-la à votre aise.
Je me retirai; puisque le comte était superstitieux, je voulais lui
laisser le temps de se remettre.
Je regagnai la maison pour annoncer la bonne nouvelle à ma
filleule, que je trouvai sommeillant sur un gros bouquin archéolo-
gique, mais d'un sommeil sans rêves. — Ils ont jeté la sonde au
bon endroit, lui dis-je; ils viennent de mettre au jour une Junon,
— une Junon de Praxitèle pour le moins.
Marthe laissa tomber son in-octavo et sonna pour demander une
ombrelle. Je lui décrivis de mon mieux la statue, mais non de façon
à la lui faire admirer sur parole, car elle m'écouta avec une petite
moue dédaigneuse. — Un long péplum cannelé? répéta- 1- elle.
Drôle de costume pour une statue ! Je ne crois pas qu'elle soit si
belle.
— Elle est assez belle pour vous rendre jalouse, répliquai-je.
Nous trouvâmes Valério les bras croisés en contemplation devant
la déesse ressuscitée. L'irritation nerveuse causée par son rêve s'é-
tait dissipée, mais sa physionomie trahissait une émotion encore
plus profonde. 11 était pâle, et il demeura silencieux lorsque sa
femme s'approcha de lui. Toutefois je ne jurerais pas que l'attitude
de Marthe ne fût pas un hommage plus sincère rendu à la beauté
de Junon. Chemin faisant, elle avait ri de mes rhapsodies, et je m'é-
tais rappelé une assertion d'un auteur dont le nom m'échappe et
qui prétend que les femmes n'ont pas le sentiment de la beauté
parfaite. Elle admira longtemps la statue sans prononcer une pa-
role, la tête appuyée sur l'épaule de son mari ; puis elle s'avança
d'un air presque craintif vers le marbre, auquel on avait improvisé
une sorte de piédestal. La jeune femme posa ses deux mains roses
sur les doigts de pierre de la déesse et les pressa sous une chaude
étreinte, fixant ses yeux brillans sur ce front imperturbable. Lors-
qu'elle se retourna, une larme d'admiration tremblait sons ses cils,
— larme que son mari ne remarqua pas, tant il demeurait absorbé.
hli2 REVUE DES DEUX MONDES.
Il avait sans doute donné l'ordre de servir à boire aux ouvriers. En
ce moment, on roula jusqu'à nous un tonneau de vin; le petit
gnome, ayant rempli le premier verre, s'avança tête découverte et
l'offrit obséquieusement à la comtesse. Elle ne fit qu'y tremper les
lèvres et le passa à son mari. Celui-ci le porta machinalement à sa
bouche ; puis il se ravisa tout à coup, leva le verre au-dessus de sa
tête et le vida avec solennité aux pieds de la statue.
— Mais c'est une libation ! m'écriai-je.
Valério ne répondit pas, et s'éloigna à pas lents.
II.
Ce jour-là, on ne travailla plus. Les ouvriers restèrent étendus
sur le gazon, contemplant l'admirable statue avec la satisfaction
qu'un beau morceau de sculpture inspire à tout vrai Romain, mais
sans gaspiller leur vin en cérémonies païennes. Dans l'après-midi,
le comte fit une nouvelle visite à la Junon, et ordonna de la trans-
porter le lendemain au casino. Ce casino était un grand pavillon
construit sur le modèle d'un temple ionique et qui s'élevait dans
une partie du jardin, oii les ancêtres de Valério avaient souvent dû
se réunir pour boire des sirops glacés et déguster de savans ma-
drigaux. Il renfermait quelques fragmens de sculptures antiques
voilés par maintes toiles d'araignée, et il était assez vaste pour
contenir le musée plus précieux dont je me plaisais à regarder la
Junon comme le point de départ. On ne tarda pas à poser la belle
déesse sur un cippe funéraire renversé, solide piédestal où elle do-
minait dans une attidude sereine. Le surveillant des fouilles, qui
connaissait à fond tous les procédés de restauration, la frotta et la
gratta avec un art mystérieux, enleva les taches laissées par la terre
et doubla l'éclat de sa beauté. L'œuvre harmonieuse parut briller
d'une fraîcheur et d'une pureté nouvelles ; sans sa main brisée, on
eût pu s'imaginer qu'elle venait de recevoir le dernier coup de ci-
seau. Les amateurs de Rome commencèrent à parler de cette mer-
veille. Au bout de trois ou quatre jours, une demi-douzaine de co-
noscenti se mirent en route pour la voir. Je me trouvai là lorsque
le premier de ces messieurs (un Allemand à lunettes bleues, un
grand carton sous le bras) présenta sa requête au valet de chambre
du comte. Ce dernier entendit la voix du solliciteur, alla à sa ren-
contre et le toisa froidement des pieds à la tête.
— Signor comte, dit l'Allemand sans autre préambule, votre
Junon doit être une Proserpine; je me fais fort de vous prouver...
— Je n'ai ni Junon ni Proserpine- dont je tienne à discuter
LE DERNIER DES VALERIUS. ZjZiS
l'identité avec vous, interrompit Valério. Vous avez été mal ren-
seigné.
— Quelle indigne mystification ! s'écria l'Allemand. Quoi ! vous
n'avez pas déterré une statue?
— Aucune qui mérite l'attention d'un érudit tel que vous.
— Mais vous avez sûrement découvert quelque chose? La rumeur
publique...
— La peste étouffe la rumeur publique ! répliqua le comte d'un
ton farouche. Je n'ai rien à montrer, — rien, comprenez- vous ?
Soyez assez bon pour en prévenir vos amis.
La réponse était claire et nette. L'infortuné archéologue poussa
un soupir, et reprit le chemin du Capitole en secouant avec tris-
tesse sa crinière jaunâtre. Moi, je le plaignais; je me permis d'a-
dresser des remontrances à mon hôte. — Autant vaudrait que votre
Junon fût encore sous terre, lui dis-je, si personne ne doit la voir.
— Je la verrai, et cela suffit, répliqua-t-il. — Puis il ajouta aus-
sitôt en remarquant ma surprise : — Son grand portefeuille m'a
agacé. Il aurait voulu faire quelque hideux croquis.
— Voilà qui me touche, dis-je, car je songeais aussi à prendre
une petite esquisse.
Il se tut pendant une minute ou deux, puis se tourna vers moi,
me saisit le bras et répondit avec une gravité extraordinaire :
— Rendez-lui visite vers l'heure du crépuscule, asseyez-vous en
face d'elle, et contemplez-la à loisir. Je crois qu'ensuite vous ne
songerez plus à votre esquisse. Sinon, mon bon vieil ami, vous êtes
le maître.
Je suivis son conseil, et, comme ami, je renonçai à mon projet;
mais un artiste sera toujours un artiste, et au fond je désirais vive-
ment tenter un dessin. Des ordres conformes à ce que Camillo avait
répondu au visiteur tudesque furent donnés aux gens de la villa,
qui, avec la largeur de conscience et la sincérité dont sont doués
les Italiens, plaignirent les curieux d'avoir été si grossièrement
trompés. Je ne doute pas que, faute de mieux, ils n'aient su rendre
la condoléance lucrative. Toute nouvelle fouille fut ajournée comme
impliquant un affront pour l'incomparable Jonon. On congédia les
terrassiers, mais le petit explorateur continua de hanter le parc et
de sonder le sol pour son propre plaisir. Un jour, il m'aborda avec
sa grimace équivoque habituelle. — Pourriez-vous m'apprendre,
signer, ce qu'est devenue la belle main de la Junon? me demanda-
t-il à brûle-pourpoint et d'un ton mystérieux.
— Je ne l'ai pas revue depuis le jour de la trouvaille, répondis-
je. Je me souviens que, lorsque je me suis éloigné, elle gisait sur
l'herbe à côté de la tranchée.
l\l\[l iîEVUl^ D!vS DIUJX MONDKS.
— Oui, à l'endroit où je l'avais déposée moi-môme. Ensuite elle
a disparu. Ecco!
— Soupçonnes- tu un de tes hommes? Un pareil fragment vaut
plus de scudi que la plupart d'entre eux n'en ont jamais vu.
— Il y en a dans le nombre qui sont plus voleurs que les autres;
mais, si j'accusais le pire de la bande, le comte se fâcherait.
— Il doit pourtant attacher de la valeur à cette belle main?
Le petit expert en exhumations regarda un instant autour de lui
et cligna de l'œil. — Il y attache tant de valeur qu'il l'a volée lui-
même, dit-il.
— Volée lui-même ! Quelle idée ! Après tout, la statue lui appar-
tient.
— Pas tant que cela ! Une aussi belle chose appartient un peu à
tout le monde; chacun a le droit de l'admirer; mais le comte la
tient sous clé comme si c'était une image sacro-sainte de la madone,
et veut être seul à la voir. En somme, il n'y a pas de mal à cela,
puisque la dame est en pierre. Et que fait-il de cette main pré-
cieuse? Il l'a enfermée dans un coffret d'argent; il en fait une re-
lique!
Et le grotesque personnage s'éloigna en ricanant, me laissant
fort intrigué. Si le comte n'aimait pas à montrer sa Junon, c'était là
une conséquence assez naturelle de la joie que lui causait la pos-
session d'un tel trésor. Il ne tarderait sans doute pas à ouvrir aux
curieux les portes du casino, et en attendant je devais me réjouir
de voir qu'il y eût des limites à son apathie constitutionnelle. Cepen-
dant les jours s'écoulèrent, et sa joie ne devint pas plus communi-
cative. Qu'il admirât sa déesse de marbre, je ne songeais pas à le lui
reprocher; cependant était-ce une raison pour mépriser 1' hu manii?
On eût dit néanmoins qu'il se plaisait à établir entre elle et nous
des comparaisons qui tournaient au détriment des simples mortels,
sans en excepter sa charmante femme. Lorsque je cherchais à me
persuader qu'il n'était ni plus ni moins aimable qu'autrefois, le vi-
sage de Marthe donnait un démenti à mon optimisme. Bien qu'elle
ne se plaignît pas, son allure trahissait une touchante perplexité.
Elle fixait souvent les yeux sur Yalério avec une sorte de curiosité
éplorée, comme si une surprise mêlée de commisération eût tenu
tout ressentiment en échec. Naturellement je ne pouvais m'enqué-
rir de ce qui se passait entre eux dans l'intimité. Il ne se passait
rien, je le devinais, — et c'était là le malheur. Le comte, distrait
et taciturne, évitait le regard de sa femme. Lorsque par hasard il
remarquait que je le contemplais d'un air de reproche, ses yeux
brillaient d'un éclat passager, — il semblait à moitié tenté de m'a-
dresser un défi railleur et à demi disposé à justifier sa conduite. Si
LE DEHNIEP. DES VALERIUS. /|/l5
Marthe s'approchait de lui, il se détournait avec un frisson mal
dissimulé. J'enrageais. Je me mis à haïr le comte et tout ce qui lui
appartenait. — J'avais mille fois raison, pensai-je; un comte italien
peut séduire l'œil, mais c'est une étoffe brûlée d'un mauvais usage.
Parlez-moi d'un brave Américain, qui ne vous trompe pas comme
ces mystérieux produits du vieux monde! Tout peintre que je suis,
je ne conseillerai jamais à une femme de choisir un mari pitto-
resque !
La villa, avec ses ombres pourprées, ses jours éclatans, ses mar-
bres muets et son interminable panorama du mont Albano, cessa
de m'attirer. Mes paysages ne valaient rien. Je voyais tout en laid.
Je m'asseyais, je préparais ma palette et il me semblait mêler de
la boue avec mes couleurs. Je ne broyais que du noir, et un poids
intolérable s'appesantissait sur mon cœur. Le comte m'apparaissait
comme une efllorescence maladive des mauvais germes que l'his-
toire avait implantés dans sa race. Comment s'étonner qu'il se mon-
trât cruel? Chez les siens, la cruauté n'était-elle pas une tradition
et le crime un exemple? Les passions de ses ancêtres s'agitaient en
aveugles au fond de sa nature inculte et demandaient à se faire
jour. Quel lourd héritage! pensais-je en évoquant la longue proces-
sion des aïeux du comte. Il fallait remonter jusqu'à l'époque disso-
lue de la renaissance des arts et des vices, jusqu'aux ténèbres des
premiers siècles chrétiens, jusqu'à l'origine des Yalerius, dont le
nom se rattache aux annales de la Rome primitive, pour reparaître
à travers les pages les plus sombres de l'histoire, De telles archives
sont à elles seules une malédiction, — et ma pauvre filleule se figu-
rait que ce passé ne pèserait ni plus lourdement ni moins gracieu-
sement sur son existence que la plume qui ornait son chapeau!
Il me serait difficile de préciser la durée de cette pénible situa-
tion. Je la trouvai d'autant plus longue que Marthe se montrait plus
réservée et qu'il m'était impossible de lui offrir un mot de conso-
lation. Une femme impressionnable, lorsqu'elle rencontre une dé-
ception dans le mariage, épuise ses propres ressources avant de
demander conseil à autrui. Les préoccupations du comte, de quel-
que nature qu'elles fussent, le troublaient de plus en plus : il allait
et venait sans but apparent, avec une brusquerie nerveuse; il fai-
sait seul de longues promenades à cheval, et jugeait rarement né-
cessaire de s'excuser auprès de sa femme. Pour qu'un homme devînt
aussi sombre sans motif avoué, il fallait qu'il fût très malheureux.
Il m'avait toujours traité avec le respect que méritait ma barbe
grise, et j'espérais que le jour viendrait où il me permettrait de
sonder sa blessure. Un soir, après avoir pris congé de ma filleule,
je trouvai le comte dans le jardin, contemplant à la lueur des étoiles
hllQ REVUE DES DEUX MONDES.
un Hermès niché dans un bosquet d'orangers. Je m'assis à son côté
et je lui dis sans détour que sa conduite demandait une explication.
Il tourna à moitié la tête vers moi et son regard brilla un instant
d'un sombre éclat.
— Je comprends, murmura-t-il ; vous me croyez fou.
— Non, répliquai-je; mais je vous crois malheureux, et quand on
laisse un trop libre cours aux idées noires , notre pauvre cerveau
est rudement éprouvé.
Il demeura quelques minutes sans répondre, puis s'écria : — Je
ne suis pas malheureux; je suis prodigieusement heureux ! Vous ne
pouvez vous imaginer quel plaisir j'éprouve à rester assis sur ce
banc, à contempler ce vieil Hermès si maltraité par les siècles.
Autrefois il me faisait peur; le froncement de ses sourcils me rap-
pelait l'abbé qui m'enseignait le latin et qui me lançait des re-
gards terribles lorsque j'estropiais Virgile. Aujourd'hui il me semble
le compagnon le plus affectueux et le plus jovial du monde, et il
ne réveille en moi que d'agréables pensées. Il y a deux mille ans, il
montrait ses grosses lèvres boudeuses dans le jardin de quelque
vieux Romain. Il a vu des pieds chaussés de sandales fouler le sol,
et des têtes couronnées se pencher sur les coupes pleines: il con-
naissait les anciennes cérémonies et l'ancien culte, les anciens La-
tins et leurs dieux. Tandis que je le regarde, il me décrit tout ce
passé. Non, non, mon ami, je suis le plus heureux des mortels!
J'avais déclaré que je ne le croyais pas fou ; mais je ne trouvais
rien de rassurant dans cette bizarre rhapsodie. L'Hermès, par le plus
grand des hasards, conservait un nez intact, et lorsque je songeai
que ma chère petite comtesse était négligée en faveur de ce bloc
inanimé, je me promis de revenir le lendemain armé en guerre et
d'administrer au marbre païen un vigoureux coup de marteau qui
le rendrait trop ridicule pour un tête-à-tête sentimental. En atten-
dant, l'infatuation du comte n'était pas chose risiblè, et, après
avoir réfléchi, je l'engageai vivement à voir soit un prêtre, soit un
médecin.
Il poussa un éclat de rire formidable.
— Un prêtre? Que ferais-je d'un prêtre, et que ferait-il de moi?
Je n'ai jamais trop aimé les prêtres et je me sens moins disposé
que jamais à les aimer. Un prêtre, répéta-t-il en posant la main sur
mon bras, ne m'envoyez pas un prêtre, si vous tenez à sa raison!
Ma confession épouvanterait le pauvre homme au point de le rendre
fou. Quant à un médecin, je ne me suis jamais mieux porté, et à
moins que vous ne vouliez m'empoisonner par charité chrétienne, je
vous engage à ne pas déranger les docteurs.
Décidément il avait le cerveau malade, et pendant quelques jours
LE DERNIER DES VALERIUS. 447
je n'eus pas le courage de retourner à la villa. Comment devais-je
l'accueillir? Quelles mesures prendre? Que faire pour assurer le
bonheur et sauvegarder la dignité de Marthe? J'errai à travers les
rues de Rome en me posant ces questions, et une après-midi je
me trouvai dans le Panthéon. Afin d'échapper à une averse printa-
nière, je m'étais réfugié dans le vaste temple, que ses autels chré-
tiens n'ont qu'à moitié transformé en église. Aucun édifice romain
ne conserve une empreinte plus profonde des siècles passés, —
aucun ne démontre d'une façon plus claire que ces anciennes
croyances où nous ne voyons plus que des fables monstrueuses ont
été des réalités. L'immense dôme semble renvoyer à l'oreille un
vague écho du culte oublié, comme un coquillage ramassé au bord
de la mer nous apporte la rumeur de l'océan. Sept ou huit per-
sonnes étaient éparpillées devant les divers autels; une autre se
tenait seule au centre de l'édifice, sous l'ouverture pratiquée dans
la coupole. Dès que je m'approchai, je reconnus le comte. Il était
planté là, les mains derrière le dos, contemplant les nuages char-
gés de pluie, qui passaient au dessus du grand œil-de-bœuf, et re-
gardant ensuite le cercle humide formé sur les dalles.
Le pavage du Panthéon, à cette époque, était raboteux, disjoint
et magnifiquement vieux. L'ample espace exposé aux intempéries
des saisons restait aussi couvert de moisissure et de taches ver-
dâtres que le sentier d'un jardin mal entretenu. Une herbe micro-
scopique poussait dans les crevasses et scintillait sous les gouttes
de pluie. Le grand courant d'air qui passait par la voûte ouverte
dissipait l'odeur de l'encens ou des cierges, établissant ainsi des
rapports plus directs entre les fidèles et la nature extérieure, — ou
du moins le comte ressentait une impression de ce genre. Son vi-
sage révélait une extase indéfinissable, et il était trop absorbé dans
sa contemplation pour s'apercevoir de ma présence. Au dehors, le
soleil luttait bravement contre les nuages; néanmoins une pluie
fine continuait à tomber et descendait sous forme de vapeur illumi-
née dans les pénombres du vieux sanctuaire. Valérie la suivait dans
sa descente avec le regard fasciné d'un enfant qui voit couler l'eau
d'une fontaine. Il se détourna enfin pour se diriger vers un des au-
tels, pressant une main sur son front. Il ne fit qu'une courte sta-
tion, contempla un instant ce coin de l'église et tourna soudain sur
lui-même pour regagner la place qu'il occupait d'abord. Ce ne fut
qu'alors qu'il me vit. Il fut sans doute frappé du regard que je fixais
sur lui; il s'avança aussitôt vers moi et me tendit cordialement
la main. Si je ne me trompe, il était en proie à une agitation ner-
veuse qu'il s'efforçait de maîtriser.
— C'est le plus beau monument de Rome, dit-il. Cela vaut mieux
UllS REVUE DES DEUX MONDES.
que Saint-Pierre. Groiriez-vous que je le visite pour la première
fois? Je laissais ce spectacle aux étrangers qui se promènent avec
leur guide rouge sous le bras, lisent une description et se figurent
qu'ils ont vu. Ah! il faut .se?î^?> pour comprendre la convenance et
la beauté de ce grand dôme ouvert ! Aujourd'hui il n'y a que la
pluie, le soleil et le vent ^ui pénètrent par là ; mais autrefois les
dieux et les déesses du paganisme venaient planer un instant sur
cette ouverture, descendaient avec une lenteur majestueuse et pre-
naient place devant leur autel. Quelle procession alors qu'on pou-
vait la contempler avec les yeux de la foi ! Et que nous a-t-on donné
à leur place?
Il haussa les épaules avec un geste de pitié.
— Mon cher Gamillo, lui dis-je avec douceur, vous devez tolérer
les croyances d'autrui. Voudriez-vous donc rétablir l'inquisition, et
au profit de Jupiter et de Mercure?
— Ils ne toléreraient point mes croyances, s'ils les connais-
saient ! On a beaucoup parlé des persécutions païennes ; mais les
chrétiens aussi ont persécuté, et les anciennes divinités ont été
adorées dans les caves et dans les bois aussi bien que les nou-
velles. Elles n'en valaient pas moins pour cela! C'est dans les caves,
dans les bois, dans les sources, dans les entrailles de la terre
qu'elles habitaient. Et c'est là, — et ici également, malgré toutes
les lustrations chrétiennes, — qu'un fils de la vieille Italie peut
encore les retrouver !
Il m'en avait dit plus qu'il ne voulait, et son masque venait de
tomber. Je le regardai fixement, et je ressentis cette subite effusion
de pitié qu'inspire la vue d'un être irresnonsable. Le secret qui le
troublait m'était connu, et je me sentis soulagé. Étouffant mon en-
vie de rire, je me contentai d'affecter un air bénévole. Il me lança
un regard soupçonneux, comme pour s'assurer jusqu'à quel point
il s'était trahi, et ce regard m'apprit, je ne sais trop comment, qu'il
avait une conscience sur laquelle on pouvait agir. Dans ma recon-
naissance, j'étais prêt à invoquer toutes les divinités qu'il lui plai-
rait d'invoquer.
— Prenez garde, lui dis-je, si ce sacristain vous entendait... et
passant mon bras sous le sien, je l'emmenai hors de l'église.
J'étais effrayé et indigné ; cependant cet aveu m'amusait. Le
comte passait à l'état de phénomène, et les phénomènes m'ont tou-
jours intéressé. Durant le reste de la journée, je ne songeai qu'à
l'étrange indélébilité des caractères distinctifs d'une race. J'avais
qualifié Valério de «jeune latin, » — plus latin en réalité que
je ne l'avais supposé! L'heure de la discrétion était passée. Le len-
demain je parlai à ma filleule. Elle espérait depuis quelque temps.
LE DERNIER DES VALERIUS. 449
je crois, que je l'aiderais à soulager son cœur, car elle fondit en
larmes et m'avoua qu'elle se regardait comme la plus malheureuse
des femmes.
— Tout d'abord, me dit-elle, je me figurai que je me trompais,
que ce n'était pas son amour à lui qui diminuait, mais mon exigence
à moi qui croissait. Tout à coup j'ai senti mon cœur se glacer, con-
vaincue qu'il ne m'aimait plus, et qu'un obstacle surgissait entre
nous. Ce qui m'embarrassait, c'était l'absence de toute cause, — car
je ne lui avais donné aucun motif de plainte, et rien n'annonçait
qu'il y eût une autre femme dans le cas. Je me suis mis l'esprit à
la torture pour découvrir en quoi j'ai pu lui déplaire, et pourtant il
se comporte en homme trop vivement offensé pour se plaindre. Il
ne m'adresse ni un mot de blâme, ni un regard de reproche. 11 a
tout simplement renoncé à moi! J'ai cessé d'exister pour lui!
Sa voix tremblait, et elle avait si bien l'air de me supplier de lui
venir en aide, que je fus sur le point de lui annoncer que j'avais ré-
solu l'énigme et que nous pouvions considérer la victoire comme à
ixioitié remportée. Je craignis de la trouver incrédule. Ma solution
était si absurde que je résolus d'attendre que j'eusse des preuves
convaincantes à lui fournir. Je continuai donc à surveiller le comte
de façon à ne pas exciter ses soupçons, et cela avec une vigilance
que ma curiosité rendait singulièrement tenace. Je me remis à
ma peinture, ne perdant aucun prétexte pour rôder autour du ca-
sino. Le comte cherchait évidemment à se rappeler ce qui lui était
échappé lors de notre rencontre au Panthéon. Je lisais sur son vi-
sage assombri qu'il me pardonnait à moitié son indiscrétion. De
temps à autre il me lançait un regard où la méfiance semblait lutter
contre l'envie de s'expliquer. Je me sentais tout disposé à provo-
quer un aveu ; mais le cas était des plus embarrassans. Au fond,
ses illusions m'inspiraient une sorte de tendre respect. Je lui enviais
la force de son imagination, et je fermais parfois les yeux avec la
vague idée que, dès que je les rouvrirais, je verrais Apollon ac-
corder paresseusement sa lyre sous les arbres qui me faisaient face,
ou Diane accourir le long de l'avenue des houx. Le plus souvent
mon hôte me semblait tout simplement un malheureux jeune homme
affligé d'un torticolis moral qu'il importait de guérir au plus vite.
Cependant, si le remède devait avoir quelque rapport avec la ma-
ladie, il faudrait un pharmacien bien ingénieux pour le composer !
Un soir, ayant souhaité bonne nuit à Marthe, je me mis en route
selon mon habitude pour regagner mon logis. Cinq minutes après
avoir quitté la villa, je m'aperçus que j'avais oublié mon lorgnon.
Je me rappelai qu'en peignant j'avais brisé le cordon et que je
l'avais accroché à une branche. Gomme je me proposais de lire le
TOMB XII. — 1875. 29
450 REVUE DES DEUX MONDES.
journal du soir au Café Greco, il ne me restait d'autre alternative
que de retourner sur mes pas. Je découvris sans peine ce que je
cherchais, et je m'attardai un moment à contempler le curieux as-
pect de l'endroit que j'avais étudié en plein jour. La nuit était ma-
gnifique et chargée des parfums d'un printemps romain. La lune
répandait déjà ses lueurs argentées sur les lourdes masses d'om-
bres. Tout en observant ces effets, je poursuivis ma promenade, et
je me trouvai à l'improviste en vue du casino.
Au même instant, la lune, qu'un nuage venait de voiler, inonda
de sa pâle clarté une petite statue qui ornait le bas de cette con-
struction d'une originalité par trop cherchée. Je me souvins qu'il y
avait là, tout près de moi, une statue autrement belle et que ce
genre d'éclairage ne pouvait manquer d'être très avantageux à la
Junon emprisonnée. La porte du casino, comme à l'ordinaire, était
fermée à clé; mais Diane illuminait si généreusement les fenêtres
de l'édifice que ma curiosité devint aussi obstinée qu'inventive. Je
traînai plusieurs sièges près du mur et je pus grimper assez haut
pour que mes yeux se trouvassent au niveau d'une des croisées.
Cédant à un premier effort, les charnières tournèrent sur leurs
gonds, et je contemplai à mon aise ce que je voulais voir : — Junon.
visitée par Diane. L'admirable statue, baignée dans un flot radieux,
brillait d'un doux éclat, qui la rendait plus divinement belle. Si,
en plein soleil, son teint suggérait l'idée de l'or terni, elle avait
l'air en ce moment d'être en argent. L'effet était presque terrible.
Comment croire qu'une beauté aussi éloquente soit inanimée? Telle
fut ma première impression. Je vous laisse à penser si la seconde
dut être moins saisissante. A peu de distance du piédestal de la
statue, juste en dehors de la lumière qui répandait une auréole
autour de la Junon, je vis tout à coup une figure prosternée dans
l'attitude d'une profonde adoration. 11 me serait difficile d'exprimer
à quel point elle compléta l'effet produit sur moi. Elle semblait
proclamer ce magnifique chef-d'œuvre une déesse et donner raison
à l'orgueil triomphant qui éclatait sous son masque de pierre. Je
n'ai pas besoin de dire que cet adorateur n'était autre que le comte.
Ses yeux étaient fermés. Bientôt les rayons de la lune vinrent donner
un ton livide à ses traits, déjà pâlis par la fatigue. 11 avait rendu
visite à Junon sous l'empire d'une étrange hallucination. Épuisé
soit pour avoir résisté, soit pour avoir trop cédé à sa ferveur
païenne, il était tombé en syncope ; cependant sa respiration égale
m'annonça qu'il n'y avait pas lieu de m'alarmer. En effet, il ne
tarda pas à sortir de sa léthargie, poussa une exclamation inintelli-
gible, regarda autour de lui comme quelqu'un qui sort d'un rêve;
puis, reconnaissant l'endroit oii il se trouvait, il se leva, se tint un
LE DERNIER DES VALERIUS, 451
instant immobile, les yeux fixés sur la statue resplendissante, avec
une expression où je crus lire qu'il protestait contre le charme qu'il
subissait. Enfin il laissa échapper des paroles sans suite dont je ne
pus saisir le sens, et après avoir hésité et poussé un gémissement,
il se dirigea avec lenteur vers la porte. Je descendis de mon poste
d'observation aussi vite, aussi peu bruyamment que possible, et je
passai derrière le casino; à peine descendu, j'entendis le bruit de
la clé dans la serrure et celui des pas du comte, qui s'éloignait.
Le lendemain, lorsque je rencontrai le petit gnome dans le parc,
je levai le doigt avec un geste que je croyais plein de menaces.
Loin de paraître intim.idé , il se mit à ricaner ainsi qu'aurait pu le
faire un de ces diablotins auxquels je me plaisais à le comparer, et
tortilla sa moustache.
— Si tu t'avises encore de creuser des trous ici, lui dis-je, on te
jettera dans la tranchée la plus profonde et on entassera sur toi la
terre que tu auras enlevée. Nous avons assez de tes statues. Cette
Junon nous a menés loin !
Il éclata de rire. — Je m'y attendais bien un peu! s'écria-t-il.
— A quoi?
— A voir le comte lui adresser ses prières.
— Bonté du ciel ! le cas est-il donc si commun ?
— Au contraire il est très rare; mais il y a si longtemps que je re-
mue ce monstrueux héritage de vieilleries que j'ai appris une foule de
choses. Je sais que d'anciennes reliques peuvent opérer des miracles
modernes. Nous avons tous en nous un germe païen, — je ne parle
pas pour vous, illustrissime étranger, — et les divinités d'autrefois
retrouvent parfois des adorateurs. L'esprit du passé respire encore
ici, et le signer comte en a subi l'influence. C'est un excellent
homme; mais, entre nous, c'est un chrétien impossible !
Et le singulier personnage s'abandonna de nouveau à une hila-
rité inconvenante.
— Puisque tu vois si clair, lui dis-je, il était de ton devoir de me
prévenir. J'aurais envoyé promener tes ouvriers.
— La Junon est une si belle œuvre!
— Que le diable emporte sa beauté ! Peux-tu me dire ce qu'est
devenue celle de la comtesse? Pour rivaliser avec ta Junon, elle se
transforme elle-même en statue.
Le gnome haussa les épaules.
— Oui, mais la Junon vaut cinquante mille scudi!
— J'en donnerais cent mille pour la voir détruite, répliquai-je.
Peut-être après tout aurais-je à te prier de creuser un autre trou.
— A votre service! répondit -il avec un profond salut, et nous
nous séparâmes.
A 52 REVUE DES DEUX MONDES.
Deux jours plus tard je dînai à la villa, et je rencontrai le comte
face à face pour la première fois depuis sa syncope dans le casino.
Il paraissait encore faible et restait plongé dans une morne rêverie.
Je m'imaginai que les sentiers de la nouvelle foi n'étaient pas tous
semés de roses et que la Junon devenait de jour en jour une maî-
tresse plus exigeante. Le dîner à peine terminé, il se leva de table
et alla prendre son chapeau. Il passa près de Marthe et lui lança
un de ces regards pleins d'une vague supplication qu'il m'avait sou-
vent adressés. Il l'attira près de lui avec une sorte d'ardeur irritée;
puis, au lieu de l'embrasser, s'éloigna à grands pas. L'occasion
était propice, et tout nouveau retard inutile.
— Ce que j'ai à t'annoncer est presque incroyable, dis-je à la
comtesse; mais peut-être ne trouveras-tu pas la chose aussi ter-
rible que tu le craignais. Il y a une femme dans le cas! Ta rivale
est la Junon. Le comte, — comment dirai-je? — le comte l'a prise
au sérieux.
Marthe garda le silence; au bout d'une minute, elle posa la main
sur mon bras, et je compris qu'elle avait déjà à moitié deviné ce
que je croyais lui apprendre.
— Tu admirais son antique simplicité, repris-je. Eh bien! tu vois
jusqu'où elle va. Il est retourné à la foi de ses pères. Cette statue
impérieuse, endormie pendant des siècles, s'est réveillée pour ra-
nimer l'ancienne croyance. Voilà Valério plongé dans cette mytho-
logie qui t'a causé tant d'ennui à l'école. En un mot, ma chère en-
fant, ton mari est un païen.
— Je présume que tu seras affreusement choqué, répliqua-t-elle,
si je te dis que peu m'importe sa foi pourvu qu'il la partage avec
moi. Je croirai à Junon, s'il le veut! Ce n'est pas là ce qui me
tourmente. Que mon mari redevienne pour moi lui-même ! Ce qui
me désole, c'est l'abîme d'indifférence ouvert entre nous. Sa Junon
est la réalité; je suis la fiction.
— Après la fable, la morale, repris-je, le pauvre garçon n'a suc-
combé qu'à moitié : l'autre moitié proteste. Il doit sentir vaguement
que tu es un fruit du temps plus parfait qu'aucune de ces dames
pour qui Junon était une terreur et Vénus un exemple. Il a traversé
l'Achéron, mais il t'abandonne sur la rive opposée, comme un gage
confié au présent. Son gage, il faudra qu'il vienne le réclamer. Il
nous a prouvé qu'il est un descendant des Valerius; — eh bien î
nous ferons de lui le dernier des Valerius, et néanmoins son décès
laissera ton Valério en bonne santé !
Je m'exprimai avec une confiance absolue, car il me semblait que,
si le comte devait être ramené, ce serait par la certitude que son
escapade n'avait pas poussé sa femme à le haïr. Nous nous en-
LE DERNIER DES VALERIDS. A53
iretînmes longuement, et je réussis à rendre un peu d'espoir à ma
filleule, qui, avant que je m'éloignasse, voulut sortir pour voir la
Junon.
— Elle m'a fait peur dès le premier jour, me dit-elle, et je ne
l'ai pas revue depuis qu'on l'a installée au casino. Peut-être ap-
prendrai-je quelque chose d'elle, — peut-être devinerai-je com-
ment elle l'a charmé !
J'hésitai un moment, car je craignais de troubler un tête-à-tête
de Valério... Puis, comme je vis que ma filleule partageait mes
craintes et qu'elle voulait remporter la victoire en affrontant le
danger, je lui offris le bras. Le ciel était nuageux, et cette fois la
triomphante déesse ne pourrait briller que de son propre éclat. Ar-
rivé près du casino , je m'aperçus que la porte était entr'ouverte et
qu'une lumière brûlait à l'intérieur. Une lampe suspendue devant
la déesse nous permit de constater que la salle était vide. En face
de la statue se dressait un autel improvisé à l'aide d'un fragment
de marbre antique enrichi d'une inscription grecque illisible. Nous
aurions vraiment pu nous croire dans un temple païen, et nous
contemplâmes avec une muette admiration la beauté de cette Junon
impassible. Notre recueillement aurait dû être augmenté, je le sup-
pose, par un curieux reflet rougeâtre que renvoyait la surface de
l'autel peu élevé; le résultat fut tout autre, — un seul coup d'œil
suffit pour nous apprendre que nous voyions briller une petite mare
de sang!
Ma compagne détourna les yeux en poussant un cri d'horreur.
Une foule de conjectures hideuses m'assaillirent , et je sentis mon
cœur se soulever; mais je me rappelai qu'il y a sang et sang, et
que les Latins sont postérieurs aux cannibales.
— Sois-en convaincue, dis-je à ma filleule, il ne s'agit que d'un
agneau, d'une chèvre ou d'un veau en bas âge.
Mais ces quelques gouttes cramoisies suffisaient pour irriter les
nerfs et blesser la conscience de Marthe. Elle regagna la maison
dans un triste état d'agitation. Je ne la quittai pas, et je parvins à
lui rendre un peu de calme. Le comte n'était pas rentré, et à chaque
instant nous nous attendions à le voir paraître. Je fumai mon cigare
d'un air tranquille, cachant de mon mieux mes inquiétudes secrètes.
Les heures s'écoulaient, et le comte ne se montrait pas. Je cherchai
à expliquer sa longue absence d'une façon rassurante. — Les gouttes
de sang qui rougissent cet autel, pensai-je, doivent avoir dissipé
son illusion. Le sacrifice a été une heureuse nécessité, car au fond
Valério est trop doux pour ne pas s'adresser des reproches, pour
ne pas abhorrer une idole d'une exigence aussi cruelle. Il erre à
travers les rues comme une âme en peine, et va nous revenir guéri
et repentant. — Certes j'aurais accepté plus aisément ces hypo-
454 KEVUE DES DEUX MONDES,
thèses, si j'avais pu entendre dans le vestibule le pas du coupable.
Vers l'aube, le scepticisme menaça de m'envahir, et je me mis à me
promener fiévreusement sous le portique. Je m'y trouvais à peine
depuis quelques minutes, lorsque je vis le comte traverser la pe-
louse d'un pas lourd. Ses traits fatigués annonçaient qu'il avait
marché toute la nuit sans que son esprit se fût plus reposé que son
corps. Arrivé près de moi, il s'arrêta avant de pénétrer dans la
maison, et me tendit la main sans prononcer un mot; je la serrai
dans une étreinte cordiale, — son pouls désordonné me révéla l'a-
gitation qu'il désirait cacher.
— Ne voulez-vous pas voir Marthe? lui demandai-je.
Il passa la main sur ses yeux.
— Non, pas maintenant,... plus tard, répliqua-t-il.
Ce fut une déception pour moi; mais je persuadai à ma filleule
que Valério avait rompu le charme de la sorcière païenne. Pauvre
petite, elle ne demandait pas mieux que de me croire. Je regagnai
mon logis. Une affaire importante m'empêcha de retourner à la
villa avant l'heure du crépuscule. On me dit que je rencontrerais la
comtesse au jardin. Je la cherchai d'abord avec discrétion, de peur
de troubler les épanchemens d'une réconciliation; ne voyant pas
ma filleule, je me dirigeai vers le casino, et je me trouvai soudain
nez à nez avec le petit gnome.
— Votre excellence aurait-elle par hasard sur elle une vingtaine
de mètres de bonne corde? me demanda-t-il avec le plus grand
sérieux.
— Veux-tu donc pendre quelqu'un pour le punir des maux que
tu as causés? répliquai-je.
— Il s'agit de choses pendables, je vous en réponds. La comtesse
a donné des ordres. Vous la trouverez dans le casino. Elle a beau
avoir la voix douce, elle sait se faire obéir.
A la porte du casino se tenaient cinq ou six travailleurs attachés
au domaine. Ils avaient l'air aussi vaguement solennels que les ser-
viteurs qui suivent le convoi d'un défunt de première classe. Les
paroles de la comtesse et son attitude impérieuse m'expliquèrent
l'énigme posée par l'entrepreneur d'exhumations. Les yeux fixés
sur la Junon, qui, renversée de son piédestal, gisait sur un brancard
improvisé, elle me montra du doigt la statue et me dit :
— Elle est belle, elle est majestueuse,... n'importe! il faut
qu'elle rentre sous terre! — et son geste passionné semblait dési-
gner une fosse ouverte.
J'étais ravi; mais je jugeai plus digne de me caresser le menton
d'un air sagace. — Elle vaut cinquante mille scudi, dis-je.
Ma filleule secoua tristement la tête.
— Si nous la vendions au pape pour distribuer l'argent aux pau-
LE DERNIER DES VALERIUS. 455
vres, répliqua-t-elle, cela ne nous servirait à rien. Il faut qu'elle
rentre dans son trou,... il le faut! Nous n'avons d'autre alternative
que d'étouffer sa beauté sous un amas de terre. Oui, c'est horrible,
et il me semble presque que nous allons l'enterrer vivante ; mais
hier, lorsque Camillo a refusé de me voir, j'ai compris qu'il ne me
reviendra pas tant qu'elle restera sur terre. Pour rompre complète-
ment le charme, il faut enfouir à jamais la Junon.
— Puisse le ciel récompenser ce sacrifice ! lui dis-je.
Quand mon petit gnome revint, il ne ressemblait guère à un en-
voyé céleste; seulement il était adroit, ce qui pour le moment le
rendait fort utile. De temps à autre, il laissait échapper une sorte
de lamentation étouffée, comme pour protester contre la cruauté de
la comtesse; mais je le vis examiner la statue détrônée avec une joie
contenue et un ricanement qui excitait la surprise des travailleurs. Il
arriva muni d'une ample provision de corde. Ses aides ayant enlevé
le brancard, il les mena vers le trou d'où l'on avait tiré la statue
et que l'on s'était abstenu de combler en vue de fouilles ultérieures.
Lorsque les porteurs atteignirent le bord de la fosse, la nuit tombait,
et l'obscurité voilait sous son linceul la beauté de la victime de
marbre. Personne ne proféra une parole, — chacun éprouvait des
regrets, sinon de la honte. Quelle que fût notre excuse, la cérémo-
nie semblait monstrueusement profane. Enfin les cordes furent ajus-
tées, et la Junon descendit avec lenteur dans sa tombe. La comtesse
arracha quelques fleurs d'un buisson voisin et les jeta sur la poi-
trine de la déesse. — Repose en paix, dit-elle, et à tout jamais !
— A tout jamais! répéta une voix.
Nous nous retournâmes. Le comte, le regard fixe, les bras croi-
sés, s'approchait de l'excavation. Je me plaçai entre ma filleule et
son mari, redoutant les terribles conséquences que pouvait provo-
quer le coup d'état de Marthe. La jeune femme m'écarta doucement
et se plaça devant le comte.
— Qui donc a ordonné cela? demanda-t-il d'un ton de menace
en se tournant de mon côté.
— Moi, répondit Marthe d'une voix résolue.
Le comte demeura un instant pensif, puis son regard enveloppa
la charmante créature qu'il oubliait depuis plus d'un mois. Ses traits
se détendirent ; il poussa un long soupir et lui saisit brusquement
les mains.
— Ah! cara miaï dit-il, tu me sauves!
— J'étais jalouse, répliqua-t-elle.
— Et moi j'ai été fou. Qu'elle dorme en paix, ta rivale d'un jour!
Elle est le passé, — tu es le présent et l'avenir.
Henri James.
LE
DESSÈCHEMENT DU ZUIDERZÉE
On remarquait naguère, à l'exposition du Congrès de géographie,
dans la section hollandaise, un beau plan où M. Leemans retrace les
travaux projetés pour le dessèchement du Zuiderzée. Rien n'est plus
sérieux que cette gigantesque entreprise. L'autre jour, la chambre
des Pays-Bas votait un crédit pour procéder à de nouveaux son-
dages et pour vérifier encore une fois la qualité des terrains qu'on
prétend rendre à la culture. Bien que ces travaux intéressent plus
la Hollande que l'Europe, les Français ne manqueront pas de s'as-
socier par leurs sympathies à l'activité persévérante du petit peuple
néerlandais, qui, dans un siècle de prodiges, sait se distinguer par
la hardiesse des conceptions et par l'habileté des moyens.
A vrai dire, le génie de cette race industrieuse s'exerce surtout
dans une lutte sans fin contre les eaux. Ne semble-t-il pas qu'en
ces lieux elles font des efforts incessans pour ravir à l'homme le
fruit de son labeur et pour engloutir la contrée dans une inonda-
tion désastreuse? Qu'on jette les yeux sur la carte hollandaise
dressée au ministère de la marine par les soins du bureau topo-
graphique : on reconnaîtra, à des nuances ingénieusement combi-
nées, que la moitié du pays au moins est sous le niveau de la mer, et
que toutes ces riches provinces sont seulement défendues contre
l'océan par une ligne de dunes sablonneuses coupées d'innombrables
brèches. On est donc obligé de protéger les parties faibles par des
digues. Cependant la mer ne cesse de ronger cet obstacle et de ten-
ter contre lui des assauts parfois victorieux. Ainsi en 1277 une in-
vasion soudaine des eaux marines produisit le lac Dollart; en l/i21,
la rupture de plusieurs digues forma le lac Bies-Bosch, et noya,
dit-on, 100,000 personnes. A ce danger s'ajoute la menace inces-
sante des eaux iluviales, qui de toutes parts descendent en Hol-
LE DESSÈCHEMENT DU ZUIDERZÉE, 457
lande comme dans un vaste réservoir : l'Ems, le Vecht, l'Yssel,
l'Amstel, le Rhin, la Meuse, l'Escaut, se donnent rendez-vous aux
Pays-Bas, et, grâce à leurs rives plates, les moindres crues de-
viendraient des inondations sans les massifs remblais qui les con-
traignent à suivre leur cours. Parfois pourtant la nature déjoue ces
précautions : comme ces fleuves coulent sur un terrain mouvant,
il leur arrive d^ s'ensabler. Par exemple, jusqu'en 869, le Rhin
avait son embouchure au-dessus de Leyde ; mais à cette époque il
s'encombra et ne trouva plus d'issue. En 1709, 4in canal lui rouvrit
la voie, et quelques années plus tard de nouveaux ensablemens
arrêtèrent encore les eaux; c'est en 1807 seulement que fut achevé
le percement des dunes qui lui assure aujourd'hui un passage. En
ces derniers temps, la Meuse a donné des embarras analogues : la
navigation y devenait chaque jour plus dangereuse, et on a dû y
exécuter de grands travaux.-
On ne s'étonnera pas que, dans de telles conditions, la Hollande
se soit surtout occupée des constructions hydrauliques et qu'en ce
genre elle n'ait pas de maîtres. Là, chacun s'intéresse aux digues,
aux écluses, aux canaux : du bon entretien de ces ouvrages dé-
pend la prospérité privée et publique. Le gouvernement lui-même
a créé, sous le nom de Walerstaal, une sorte de ministère des
eaux, conseil supérieur que composent les ingénieurs et les savans
les plus distingués, car la défense du pays contre l'inondation
exige une vigilance incessante et une science sûre de son fait.
Dans ces plaines basses, couvertes d'alluvions et de dépôts tourbeux,
sur un fond compressible, toutes les ressources de l'art deviennent
indispensables pour établir les puissantes constructions qu'exige la
sécurité du pays. Aussi les travaux publics ont-ils pris dans cette
contrée un admirable essor. Il suffit de rappeler le canal de Nord-
Hollande, où deux frégates pourraient naviguer de front, ces ponts
avec des travées d'ouverture de 120 à 150 mètres, ce port créé sur
une côte droite, avec des jetées longues chacune d'un kilomètre
et demi. A voir toutes ces entreprises hardies, réalisées avec tant
de bonheur, il semble que le courage des Hollandais s'exalte en
proportion même de la difficulté de l'ouvrage. Au commencement
de ce siècle, on desséchait le lac de Harlem, grand de 18,000 hec-
tares. Dans les quinze dernières années, on a rendu à la culture le
golfe de l'Y, avec une dépense de 64 millions de francs. Mainte-
nant il ne s'agit de rien moins que de couper par une énorme
digue la moitié du Zuiderzée, et d'ajouter au royaume une dou-
zième province. Le Waierstaat, la chambre, le gouvernement,
s'intéressent tous au projet. Le moment est donc venu d'étudier
ici l'histoire de cette entreprise, les moyens d'exécution et les ré-
sultats espérés.
458 REVUE DES DEUX MONDES,
I.
Le Zuiderzée est la plus jeune des mers européennes. Selon Ta-
cite et les géographes anciens, elle n'existait pas encore lorsque les
Romains envahirent ces parages; le pays était couvert de sombres
forêts, au milieu desquelles s'étendait le lac FlevOy un fleuve, nommé
Flevum, établissait une communication avec la mer. Peut-être le
sable des dunes obstrua-t-il l'embouchure; ce qui est certain, c'est
que les eaux de l'Arastel et de l'Yssel s'attardèrent peu à peu dans
le lac. Plus tard, par ses travaux, Drusus Néron augmenta l'Yssel
d'une partie des eaux du Rhin , et le danger s'accrut encore. Enfin
le Flevo déborda et transforma ses rives boisées en marécages. Tel
fut l'état des lieux jusqu'en l'an 1282, époque à laquelle la mer,
poussée sans doute par une tempête du nord, fit irruption dans
cette vaste plaine bourbeuse, dont elle devait garder la propriété
pendant plus de six siècles.
Rien longtemps personne ne songea qu'on pût contester à l'océan
sa conquête; mais en 1849 l'ingénieur van Diggelen conçut l'idée
d'un dessèchement complet, au moyen d'une digue qui fermerait le
détroit d'ouverture. Par malheur, l'énormité des travaux proposés,
la violence de la mer en cet endroit, l'existence de courans rapides
et de chenaux profonds rendaient ce plan impraticable. Pendant
seize ans, on n'y pensa plus.
En 1865, M. Rochussen, ancien gouverneur-général des îles
néerlandaises, esprit actif et entreprenant, reprit l'idée abandon-
née. A son instigation, M. Reyerinck, du Watersiaat, ancien di-
recteur des travaux de Harlem , se chargea de rédiger un avant-
projet, d'après lequel on devait restreindre le dessèchement à la
partie méridionale de la mer. Aussitôt la société néerlandaise du
crédit foncier s'engagea dans l'entreprise et chargea M. Siieltjes
des premiers sondages; un chimiste lui fut adjoint pour analyser
les échantillons de terre extraits du golfe. Le résultat de ces éludes
préparatoires fut très satisfaisant; on acquit la certitude que le lit
du Zuiderzée était presque partout formé d'une terre d'alluvion fort
grasse, en couche épaisse, et excellente pour la culture. Alors
M. Heemskerk, ministre de l'intérieur, prit l'affaire en main : il
composa un conseil spécial, formé de 11 membres du Walerstaat,
qui consulta toutes les parties intéressées, prit avis des adminis-
trations provinciales, conmiunales et hydrographiques, puis ré-
digea en 1868 un rapport qui approuvait la concession du des-
sèchement à la Société néerlandaise du crédit foncier, sous la
réserve qu'elle présenterait d'abord un projet définitif. Dès lors
LE DESSÈCHEMENT DU ZUIDERZÉE. 559
l'affaire devenait trop sérieuse pour que le gouvernement restât
étranger à Tentreprise. En mai 1870, une commission d'état fut in-~
stituée par ordonnance royale, et, après trois années d'études, le 21
avril 1873, un nouveau rapport, approuvé par une forte majorité,
déclarait enfin le projet praticable et avantageux.
Ces hautes approbations ne tardèrent point à émouvoir l'opinion
publique. Dès le mois de février 187Zi, une brochure parut à La
Haye sous ce titre : Où en sommes-nous du dessèchement du Zui-
derzée? L'auteur demandait que le 25^ anniversaire de l'avéne-
nient de Guillaume III fût célébré par un décret qui ordonnerait
le commencement des travaux. En même temps la presse, les
chambres de commerce, les conseils municipaux envoyèrent au
gouvernement des adresses pour appuyer ce vœu. Bref, en sep-
tembre, dans le discours du trône, le roi se déclara favorable à
l'entreprise; puis les états-généraux, en répondant au roi, deman-
dèrent qu'on se mît à l'œuvre sans retard. Enfin la chambre vient
de voter 8,000 florins pour l'achèvement des études préparatoires.
Tout fait donc espérer que, dans un court délai, le projet entrera
dans la période d'exécution.
Lorsqu'on jette les yeux sur la carte, on est pris d'un doute invo-
lontaire devant ce large bassin à vider, ces rives lointaines à unir
par une digue, cette énorme masse d'eau à puiser et à déverser
dans la mer; mais dès aujourd'hui le rapport de la commission ré-
pond aux incrédules : tout y est prévu, les moyens pratiques, la
durée du travail, la somme probable des dépenses. Et ce ne sont
point là de ces appréciations hypothétiques qui trompent si sou-
vent les espérances de l'ingénieur : en ce genre d'entreprises, la
Hollande a une longue expérience, et chaque chiffre est étayé par
des faits. En résumant ce rapport, nous parlerons d'abord de la
grande digue d'isolement, destinée à faire un lac du Zuiderzée mé-
ridional; viendront ensuite les ouvrages secondaires, tels que ca-
naux intérieurs, ponts et écluses, puis les machines dont on se sert
pour pomper l'eau ou pour draguer les vases, enfin les travaux
d'exploitation, chaussées et chemins de fer.
La grande digue est évidemment la plus importante des con-
structions à exécuter; elle est aussi la plus difficile. Selon le pro-
jet, elle partira delà ville d'Enkuizen, sur la rive occidentale, se
dirigera en ligne droite jusqu'à l'île d'Urk, puis, avec deux angles
rentrans très ouverts, rejoindra la côte orientale à Kampen. Elle
sera longue de hO kilomètres, avec 50 mètres de largeur à la base,
et 8 mètres au-dessus du niveau moyen des hautes mers, déterminé
par le point de repère d'Amsterdam. La berme extérieure aura
5 mètres; la berme intérieure portera une voie ferrée et un chemin
de halage pour le canal riverain. Sur trois points, à l'île d'Urk,
Il60 REVUE DES DEUX MONDES.
à Enkuizen et à Kampen, de doubles écluses ouvriront une com-
munication avec la mer libre.
Pour comprendre que l'industrie de l'homme ne recule pas de-
vant un pareil travail, il faut se rappeler que le Zuiderzée est très
peu profond, que son lit est partout semé de fonds bas, qu'à côté
d'un chenal de 15 à 20 pieds s'étendent de vastes bancs de sable,
recouverts d'eau à 3 ou h pieds seulement. En outre, par un heu-
reux hasard, l'un de ces bancs de sable s'étend sans interruption
d'Enkuizen à Kampen, et il fournira pour la digue une assise so-
lide. Si l'on devait traverser des terrains tourbeux ou vaseux, la
difficulté serait doublée; mais on sait par expérience que ces sables
compactes portent sans danger les poids les plus lourds; on a pu
même y bâtir sans pilotis des ponts de chemin de fer sur la ligne
d'Amsterdam. Enfin on doit remarquer encore que ce sable four-
nira pour les digues des matériaux de remplissage, excellens et
tout transportés.
Ainsi nul obstacle sérieux ne s'oppose à la réalisation du projet.
Si l'on veut maintenant s'initier aux détails pratiques, on peut
prendre pour exemples plusieurs ouvrages exécutés déjà dans des
conditions semblables. Les travaux anciens de Westkappel, et
ceux tout récens du golfe de l'Y, nous enseigneront les procédés
mis en usage par les ingénieurs hollandais.
Auprès du village de Westkappel, les dunes qui protègent l'île
de Walchren s'abaissent tout à coup, et le pays serait inondé sans
la digue qui ferme le passage. Cette digue se rompit en 1808,
et beaucoup d'habitans périrent. Aujourd'hui elle est solidement
rétablie et compte parmi les plus belles de la contrée. Haute
de 7'", 10 au-dessus de A P (1), elle présente à la mer un talus
incliné de 1 mètre pour IZi mètres, de sorte que le flot vient s'y
briser doucement; sa largeur au sommet est de 12 mètres. Le corps
de la construction est ainsi composé : d'abord un fort enrochement
à pierres perdues, puis un revêtement de 0™,50 de pierres de
Tournai, qui s'élève jusqu'à 0'",60 au-dessus des hautes mers
moyennes. La partie supérieure est couverte d'une couche d'argile
gazonnée, et la berme porte deux chemins, l'un de fer, pour l'ap-
provisionnement des matériaux de réparation, l'autre de terre pour
la circulation des piétons et des voitures. Le tout est protégé par
une estacade de onze rangées de pieux, dont les têtes s'élèvent à
1 mètre au-dessus du revêtement.
Quelques modifications ont été apportées à la digue de l'Y, ter-
minée en 1872. Les talus forment, non plus un seul plan très
oblique sur le plan horizontal, mais trois plans qui se coupent avec
(1) Point de repère d'Amsterdam.
LE DESSÈCHEMENT DU ZUIDERZÉE. A6i
des angles inégaux. La partie inférieure au niveau des eaux basses
est construite en pierre, avec une inclinaison de 1 m tre par 3 A
ou 5 mètres, selon l'endroit. A partn- du point ou «e brise le flot,
commence un second plan, encore en pierre et mcliné de 1 mètre
Bar 20 mètres. Enfm, au-dessus des marées moyennes, le troi-
sième plan se relève de 1 mètre par 3 mètres, ce qui suffit pour
une surface que la mer atteint rarement. La berme seule est ga-
zonnée On a dû aussi, en raison de la mobilité des terrains argi-
leux et' vaseux sur lesquels on travaillait, changer quelque chose à
la composition intérieure de l'ouvrage, et recourir à l'emploi des
Dlates-formes en fascines, fort usitées aux Pays-Bas. Ces plates-
formes fortement liées, et superposées en se rétrécissant, forment
de chaque côté de la digue des massifs très i^ésistans, entre les-
quels on fait un remplissage de terre et de sable. Par ce moyen,
on prévient les affaissemens et les écroulemens, on obtient une
stabilité parfaite, et on donne au barrage une indissoluble tenaci e.
Sans doute on ne peut prévoir pour la digue du Zuiderzee les
innovations partielles que suggérera peut-être aux mgenieurs une
expérience chaque jour plus clairvoyante; mais il est mcontestable
que les dispositions qui viennent d'être expliquées seront generale-
Lnt adoptées II est vraisemblable toutefois que la configuration
Tté ieuiTde ik digue se rapprochera de celle de l'Y plutôt que de
celle de Walchren, parce qu'on réalisera amsi une grande économie
de matériaux et de main-d'œuvre. Dans tous les cas on a pu dès
maintenant se faire sur l'ensemble des travaux une idée assez exacte
pour évaluer approximativement le prix de revient.
Une fois la digue construite, il faut procéder au dessèchement.
A cet effet on divise d'abord en portions secondaires le terram
précédemm'ent isolé. Les carrés ainsi formés sont épuisés à leur
tour par de puissantes machines, situées le long des canaux de de-
charge. Ces canaux de décharge se raccordent aux grands canaux
de communication maritime, qui aboutissent eux-mêmes aux vastes
réservoirs, où l'eaU s'accumule en attendant pour sortir 1 heure ta-
vorable de la marée basse. Pour la description de ces travaux com-
pliqués, nous suivrons le plan dressé par M. Leemans.
Les grands canaux maritimes {zuiderzeebœzem) ont pour objet
propre de rendre, après le dessèchement, accessibles aux gros na-
vires les ports qui bordent aujourd'hui le littoral de la mer. Plu-
sieurs ouvrages de ce genre existent déjà dans le pays; sans parler
du vieux canal de Nord -Hollande, construit dans les terres sur
80 kilomètres de longueur avec Zi2 mètres de largeur et 7 mètres
de profondeur, Amsterdam vient d'être relié à la mer par un nou-
veau canal, qui traverse le golfe desséché de l'Y entre feux levées
énormes et qui coule plus haut que le sol, profond de /"\50 et
462 REVUE DES DEUX MONDES.
large de 63 mètres au niveau de l'eau. Ce travail a été exécuté
sous la direction des ingénieurs sir John Hawkshaw et M. J. Dirks.
Les grands canaux du Zuiderzée seront établis à peu près dans
ces proportions; la marine exige pour ses vaisseaux des voies aussi
spacieuses. Deux lignes principales traverseront les polders de créa-
tion nouvelle. La première, d'Enkuizen à Amsterdam , se dirigera
d'abord en ligne droite jusqu'au Pampus, puis entrera dans l'Y avec
une forte courbe; sur son parcours, elle enverra quatre ramifica-
tions vers Hoorn, Schardam, Edam, Monnikendam et le canal de
Nord-Hollande. La seconde ligne, partant des environs d'Harder-
wijk, longera la côte méridionale en gagnant directement Huizen,
pour se relever ensuite vers le Pampus avec un angle très ouvert
et pour se raccorder avec la première ligne; deux bras de quelques
kilomètres la relieront en outre à Muiden et à l'embouchure de l'Eem.
Au système des grands canaux maritimes s'ajoute celui des ca-
naux de décharge et de communication {hoofdpoldersbœzein).BeaiU.-
coup moins larges, beaucoup moins profonds, soutenus aussi par
des chaussées, ils servent pour le dessèchement, et ils sont des
voies de transport : leur lit emporte vers les réservoirs le trop-plein
des eaux que pompent les machines et est sillonné sans cesse par
de longs bateaux qui glissent silencieusement au-dessus des pol-
ders verdoyans. Ces canaux de second ordre formeront quatre lignes
principales. La première longera la grande digue d'Eukuizen à Kam-
pen ; deux autres, parallèles entre elles, courront par le travers du
Zuiderzée, dans la direction sud-ouest et nord-est; la quatrième
partira de l'île d'Urk et descendra vers le sud en ligne droite, après
avoir rencontré les deux lignes précédentes. On pourrait donc figu-
rer grossièrement ce réseau avec deux parallèles que traverserait
une oblique, coupée elle-même par une perpendiculaire dans sa
partie supérieure. Nous négligeons ici le détail des ramifications
accessoires, au nombre de huit ou dix, et intelligibles seulement
avec le secours d'une carte.
Pour garantir aux terres conquises un bon état de dessèchement,
tout cela ne suffît point encore. Il faut que le sol soit labouré en
tout sens par des milliers de fossés, de rigoles, de ruisseaux, pro-
fonds de i"',50 à 0™,50, larges de 3 mètres à 1 mètre. La multi-
tude des petits parallélogrammes ainsi obtenus donne aux nouveaux
polders l'aspect d'un immense échiquier, ou mieux encore d'une
vaste toile d'araignée qui serait tissée avec des fils d'eau. On peut
du reste se représenter l'importance de tous ces travaux, si on songe
que, dans l'Y, pour le polder de Wijkermeer, grand de 858 hec-
tares, le cahier des charges portait 223,870 mètres de fossés, et
2/i,850 mètres de chemins larges de 7 mètres au sommet. Or les
polders du Zuiderzée auront 200,000 hectares I
LE DESSECHEMENT DU ZCIDERZÉE. 463
Et pourtant l'œuvre la plus laborieuse est bien moins l'établisse-
ment des canaux que la construction des écluses et des ponts, car
l'ingénieur se trouve alors aux prises avec les données d'un pro-
blème qui peut se formuler ainsi : asseoir solidement des travaux
d'un poids écrasant sur un terrain mouvant et imbibé d'eau. Ordi-
nairement on recourt à des pilotis de chêne; quelquefois on conso-
lide les ouvrages avec des plates-formes en fascines. Sans entrer
dans la minutie des détails techniques, nous remarquerons seule-
ment qu'on distingue trois sortes d'écluses : les schutzluis ou dou-
bles écluses, les écluses simples [iiitivateringzluis) pour l'écou-
lement des eaux épuisées, enfin les petites écluses d'inondation,
destinées à arroser les polders pendant les chaleurs de l'été. A
Enkuizen, à Kampen et à Urk seront établies trois schutzluis
principales, et une vingtaine d'autres, moins importantes, se
trouveront à tous les croisemens de canaux; trois écluses simples
s'ouvriront à côié des écluses doubles d'Enkuizen, de Kampen et
d'Urk, et les petites écluses se répartiront en grand nombre sur
toute la superficie des polders.
Si l'on suppose tous ces travaux achevés, on n'a pas encore assuré
suffisamment l'écoulement des eaux, parce que la différence entre
les marées hautes et les marées basses n'est pas fort considérable,
de sorte que l'écluse de décharge ne rend que de médiocres ser-
vices. Même, sous l'influence de certains vents, il peut se passer
plusieurs semaines sans qu'il y ait moyen d'ouvrir les portes. Aussi
devient-il indispensable de recourir aux machines pour maintenir
le niveau intérieur. Autrefois on se servait simplement de moulins
à vent, moteurs fort économiques : on peut encore en apercevoir
les grandes ailes déployées le long de quelques canaux. Malheureu-
sement l'action des moulins à vent est incertaine, et depuis le
dessèchement du lac de Harlem on ne se sert plus que de ma-
chines à vapeur. Le nouveau moyen employé a l'avantage d'être
tout eniier à la disposition de l'ingénieur, et de permettre un cal-
cul mathématique du temps nécessaire pour épuiser une quantité
d'eau donnée. Or, poui- le Zuiderzée, on peut évaluer à 3'", 50 la pro-
fondeur moyenne des eaux qu'il faut extraire. On obtient ainsi une
somme de 5 milliards environ de mètres cubes. M. Dirks, qui a di-
rigé le dessèchement de l'Y, juge que si, par minute, 12 chevaux ef-
fectifs de force élèvent à 1 mètre 5/i mètres cubes, ils suffisent pour
maintenir en bon état d'épuisement une superficie de 1,000 hec-
tares. En tenant compte de tous les chiffres précédens et de la hau-
teur à laquelle il faudra élever les eaux, on voit que 9,400 che-
vaux de force, retirant 4,500 mètres cubes par minute, auront
desséché le Zuiderzée en deux ans et demi environ.
Après les pompes à vapeur viennent les dragues, indispensables
hôh REVUE DES DEUX MONDES.
pour creuser les canaux ou pour débarrasser des vases le lieu où
l'on assoit les gros ouvrages. On s'est servi jusqu'à présent de ma-
chines nombreuses, diverses, toutes très puissantes. La plus cu-
rieuse porte un appareil de déchargement automoteur qui permet
de travailler jour et nuit. La vase est d'abord déversée dans un cy-
lindre vertical ; une roue horizontale centrifuge se meut à la base
du cylindre, mise en mouvement par la machine de la drague; cette
roue pousse la vase dans un tube flottant composé de pièces de bois
que relient des assemblages de cuir et de fer; à 250 mètres et plus,
le bout du tube est placé à travers ou au-dessus des sables déjà
extraits, et verse au loin un jet vaseux dont les parties solides se
déposent successivement et s'étendent à des surfaces considérables.
Chacune de ces dragues peut enlever 57/i mètres cubes par vingt-
quatre heures; elle exige une équipe de 10 hommes.
Il nous reste à parler des travaux d'exploitation. Ce sont d'abord
les chemins de terre. Ils sont simplement établis le long des ca-
naux, sur les remblais, sans dispositions particulières d'aucune
sorte. Les chemins de fer sont de construction moins facile, parce
qu'ils doivent présenter une forte résistance lorsque le train passe
en les ébranlant. Dans les terrains de l'Y, le directeur de ces ou-
vrages, M. van Prehn, a fait draguer la vase jusqu'au fond solide,
puis combler la fouille avec du sable des dunes amené par le ca-
nal de Nord-Zée. Lorsqu'on travaille sur des tourbes , on se sert
aussi de plates-formes en fascines avec un fort bombement et un
remblai capable de maintenir ce bombement en état; ensuite on
pose deux voies latérales assez écartées; grâce à ces précautions,
on obtient un tassement régulier de la tourbe. Selon le plan de
M. Leemans, le Zuiderzée sera traversé par deux chemins de fer :
le premier suivra la digue de Kampen à Enkuizen pour rejoindre
dans les terres, du côté de Kampen , la ligne de Zwolle, Deventer
et l'Allemagne, et du côté d'Enkuizen la ligne de Rotterdam, Am-
sterdam et Nieustad; le second coupera les polders en ligne trans-
versale, et depuis Amsterdam longera d'abord le grand canal ma-
ritime, et ensuite le canal de communication qui aboutit à la digue
du côté de Kampen.
H.
Tout est donc nettement prévu; mais tout s'accomplira-t-il? Si
l'entreprise n'est pas avantageuse, si elle ne constitue pas un bon
placement, les fonds nécessaires ne se trouveront pas, car l'argent
ignore les dévoûmens gratuits; on ne l'attire que par des profits
sûrs ou de séduisantes promesses. Il s'agit donc de savoir si l'af-
faire est bonne, et si les produits couvriront les capitaux engagés.
LE DESSECHEMENT DU ZUIDERZÉE. ^65
Et d'abord ne sera-t-il pas nuisible au pays de supprimer une
mer intérieure? les villes qui la bordent ne souffriront-elles pas
de perdre leur port et leur rivage? la facilité des transactions et
des échanges ne disparaîtra-t-elle pas devant ce réseau d'écluses?
Avant de répondre, sachons bien ce qu'est aujourd'hui la naviga-
tion du Zuiderzée. Cette grande nappe d'eau n'est point de celles
où le navigateur peut s'abandonner tranquillement aux vents sans
crainte de récifs ni d'abordages. Ce ne sont en tout sens que longs
bancs de sable, au milieu desquels une fausse manœuvre, une er-
reur, un coup de vent, peuvent perdre le navire et l'équipage : du
reste les grandes carcasses à moitié démolies qu'on rencontre sans
cesse le long de la route prouvent assez les dangers de ces parages.
Ajoutons encore qu'à l'entrée du golfe de l'Y se trouve la barre très
dangereuse du Pampus; lorsqu'un gros bâtiment veut passer par
là, il doit se faire alléger à l'aide de bateaux auxiliaires appelés
chameaux, et c'est pour obvier à tous ces inconvéniens qu'on a dû,
de 1819 à 1825, créer le canal de Nord-Hollande , puis dans ces
dernières années le canal de Nord-Zée, parce que les écluses du
précédent étaient encore trop étroites.
Ainsi toute la grande navigation a définitivement abandonné le
Zuiderzée. Quant à la petite navigation, elle dépérit depuis long-
temps. On ne trouverait peut-être pas sur le littoral un seul pi-
lote qui connaisse tous' les parages de cette petite mer, et cela tient
d'abord à la nécessité d'un permis coûteux, qui assigne aux capi-
taines une route déterminée pour chaque voyage, mais surtout aux
difficultés et aux périls de ces eaux : personne ne se soucie d'ex-
poser sa personne et son navire pour un médiocre bénéfice. Il est
donc permis de dire sans trop d'exagération que le Zuiderzée n'a
plus d'importance maritime; les villes de cette côte, jadis si flo-
rissantes, semblent maintenant s'endormir d'un sommeil léthar-
gique, et on a pu récemment écrire sur elles un livre qui porte
pour titre : les Villes mortes du Zuiderzée.
Or, ces villes fussent-elles au contraire dans une crise d'activité
industrielle et commerciale, le dessèchement du Zuiderzée serait
encore utile pour elles, car il leur procurerait l'avantage de com-
muniquer avec là mer par de larges canaux très sûrs, d'avoir de
bons ports à l'abri des vents, de réunir les commodités de la terre
ferme aux profits d'une situation maritime. Le projet n'assure-t-il
pas à chacune, par les grands canaux, une voie directe vers l'océan?
Hoorn, Schardam, Edam, Monnikendam, Amsterdam, Muiden, Saar-
dam, Huizen, Harderwijk, continueront à être ports de commerce
comme aujourd'hui, et les négocians n'ont pas moins raison d'ap-
plaudir à l'entreprise que les cultivateurs et les fermiers.
TOME XII. — 1875. 30
llQQ REVUE DES DEUX MONDES.
Mais quel temps exigeront ces travaux prodigieux? Nous avons
vu que, grâce aux machines, l'épuisement proprement dit s'ac-
complirait assez vite. Seulement la construction des digues, des
canaux, des ponts, des écluses et des chemins demande beaucoup
plus de durée. Aussi les optimistes parlent-ils de douze ans pour
l'achèvement total, tandis que les pessimistes réclament seize ans.
Mettons quatre ans encore pour les retards imprévus; en vingt ans,
on peut être assuré que tout serait fini. De nos jours, l'industrie ne
s'effraie point de semblables délais. Déjà d'autres entreprises aussi
longues, et peut-être plus aventureuses, ont été menées à bien.
Pourquoi le crédit manquerait-il précisément à celle dont le succès
est assuré?
A vrai dire, le succès ne suffit pas : il faut encore le profit; mais le
profit, lui aussi, ne semble point douteux, lorsqu'on considère
l'étendue des terrains desséchés, les rares qualités du sol et le
prix probable de revient.
Selon les plans, la digue enferme une superficie de 196,670 hec-
tares. Mais l'expérience a démontré que, dans un dessèchement, un
dixième du sol est employé en canaux et chemins. Si donc on dé-
duit 19,000 hectares qui ne seront pas vendus, il reste 178,000 hec-
tares disponibles. Sur ce nombre, 20,000 hectares environ se com-
posent de sables peu propres à la culture, qui seront d'ailleurs
d'une extrême utilité pour l'établissement des digues et des rem-
blais, parce qu'ils sont à portée de tous les grands ouvrages. Deux
petits bancs de tourbe s'étendent encore près d'Edam et de Kam-
per-Nieustad. Les réservoirs, qui couvriront 3,930 hectares, seront
pris sur la superficie sablonneuse. Tout le reste du bassin est formé
d'un vaste banc d'argile souvent très profonde et qui aura une grande
valeur vénale. On voit donc qu'il restera environ 150,000 hectares
de terres de premier choix, après avoir déduit 25,000 hectares de
terres inférieures, qui pourtant représentent encore des sommes
importantes. Or les frais prévus s'élèveront à 2/iO millions de francs
ainsi répartis : 70 millions pour la digue, 36 millions de frais acces-
soires, 12Zi millions pour le travail d'épuisement, pour les machines,
pour les réservoirs, pour les canaux et pour les chemins, enfin
10 millions pour les frais d'administration et pour les dépenses im-
prévues. Ces chiffres ne comprennent pas l'intérêt des capitaux en-
gagés ; nous en reparlerons tout à l'heure. Qui fournira ces sommes
énormes? Ici deux théories contraires sont en présence. Beaucoup
d'économistes et d'administrateurs repoussent toute intervention de
l'état, tandis que de bons esprits la réclament. D'une part, on al-
lègue que l'état agit avec trop de lenteur, qu'il n'est pas stimulé
par la nécessité de payer la rente de l'argent qu'il emploie, qu'il
LE DESSÈCHEMENT DU ZUIDERZÉE. 467
est entravé par la bureaucratie ministérielle, administrative et po-
litique. D'autre part, on rappelle la grandeur de l'œuvre, la durée
des travaux, l'impossibilité d'imposer aux concessionnaires des
conditions précises, lorsqu'il s'agit d'une entreprise aussi longue et
aussi difficile.
Si on consulte la pratique suivie jusqu'à ce jour, on trouve que
le lac de Harlem a été desséché par l'état, mais qu'on a été peu sa-
tisfait de la rapidité des travaux. Aussi en 1865, pour le dessèche-
ment de l'y, l'état ne voulut pas intervenir, ne fournit aucune sub-
vention, garantit seulement un intérêt de h pour 100, et avança des
fonds dont il devait être remboursé à mesure qu'on vendrait les
terrains. En ce qui concerne le Zuiderzée, la question n'est pas défi-
nitivement résolue. Pourtant il est probable qu'à raison de l'impor-
tance du travail l'état ne se dessaisira point de ses droits. Du moins
les projets préparés partent de cette hypothèse, et on ne saurait
nier que ce parti présente plus d'un avantage. D'abord l'état échappe
à la charge des intérêts, qui serait écrasante pour une compagnie
lorsqu'il s'agit d'une entreprise de seize années et d'un capital de
ihO millions. En outre, l'état n'a point à craindre les aveugles re-
viremens de l'opinion publique, qui ont déjà plus d'une fois com-
promis de grandes œuvres. Enfin il dispose de ressources assez
puissantes pour être en mesure de faire face à toute complication
inattendue, tandis qu'une simple société pourrait succomber devant
quelque difficulté nouvelle. Du reste, lorsque l'acquisition d'une
province tout entière est en jeu, les raisons politiques s'ajoutent
aux considérations économiques pour décider le gouvernement à
garder l'initiative de l'affaire.
Toutefois, si, par un changement improbable, on prenait un autre
parti, on procéderait sans doute pour le Zuiderzée comme on a fait
récemment pour l'Y. L'état avancerait à la compagnie concession-
naire, sans intérêts, le quart environ de la somme totale, soit 85 mil-
lions. Cet argent servirait aux travaux des six premières années; le
reste serait demandé au public, de telle sorte qu'on n'aurait à payer
que dix ans d'intérêt pour 165 millions, c'est-à-dire 83 millions à
peu près. On aurait donc, en chiffres ronds, une dépense totale de
325 millions.
Nous avons dit que les terrains livrés à la culture seraient
de 170,000 hectares, par conséquent l'hectare vénal coûtera en
moyenne 1,500 francs sans compter les intérêts des capitaux em-
ployés, ou 1,900 francs en tenant compte de ces intérêts. A Harlem,
l'hectare ne revenait qu'à 1,600 francs, et la vente des terrains
n'a pas compensé les frais de dessèchement, bien qu'en quelques
occasions elle se soit élevée à 3,000 et Zi,000 francs; mais ces prix
llQS REVUE DES DEUX MONDES.
étaient exceptionnels, et ils n'ont point suffi pour rétablir l'équi-
libre entre le chiffre des dépenses et le chiffre des ventes. Cepen-
dant on ne doit point s'inquiéter de ce précédent : depuis, c'est-à-
dire dans les vingt dernières années, la terre a presque doublé de
valeur; pour preuve, tout récemment, dans le polder de Wijker-
meer, des terres semblables à celles qu'on obtiendra au Zuiderzée
se sont vendues U,!ibO francs l'hectare. En admettant donc que la
grande étendue des terrains disponibles occasionne une déprécia-
tion passagère, il n'en reste pas moins fort probable que les entre-
preneurs de ce beau travail seront largement payés de leurs peines.
Si l'on considère maintenant l'utilité que le gouvernement lui-
même retirera de cette entreprise, on voit que le dessèchement aura
pour lui les plus grands avantages. D'abord le royaume, actuelle-
ment composé de onze provinces, s'agrandira d'une province nou-
velle, qui ne sera point la dernière pour l'étendue, et qui formera la
vingtième partie du territoire total. Par conséquent il semble qu'on
puisse compter sur un accroissement proportionnel de la production,
de l'industrie locale et du commerce intérieur, peut-être même de
la population. De là une augmentation nécessaire dans le produit
de l'impôt et une source certaine de richesse pour le budget. A
ne regarder que le seul impôt foncier, on trouve que cette an-
nexion pacifique rapportera au gouvernement un revenu annuel de
1,880,000 francs : tel est le chiffre qu'on obtient en prenant pour
base du calcul la moyenne de l'imposition actuelle, qui est de 12 fr.
par hectare.
Souhaitons bon succès à ce petit peuple actif, amoureux du tra-
vail et de la liberté, généreux et hospitalier, digne à tous ces
égards de l'affection et de la sympathie de la France. Il donne en
ce moment aux nations européennes un utile enseignement; il leur
montre qu'il est d'autres moyens que la conquête armée pour fonder
une puissance solide et pour enrichir un pays. Son exemple est tout
ensemble une leçon et une preuve; en dépit de ses étroites limites,
de son sol hostile, de sa faible population, de son impuissance mi-
litaire, il a su par sa sagesse, par son industrie, par son amour de
la paix, devenir riche et rester indépendant. Aussi chacun applau-
dira-t-il cette fois encore au légitime orgueil qui a fait dire déjà :
« Si Dieu a créé le monde, les Hollandais ont créé leurs rivages. »
George Hérelle.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 novembre 1875.
Voilà donc la grande question tranchée, voilà un pas de plus vers la
solution définitive des problèmes constitutionnels, vers la réalisation
complète du régime du 25 février. La bataille engagée sur le système
d'élections, sur l'organisation du suffrage universel, s'est dénouée au
profit du scrutin d'arrondissement contre le scrutin de liste. C'était, à
vrai dire, une lutte décisive peut-être pour l'avenir des institutions
nouvelles et dans tous les cas dps ce moment pour l'existence du mi-
nistère. Une majorité de 31 voix, — 357 contre 326, — a donné raison
au gouvernement et à ceux qui soutenaient avec lui le système de re-
présentation uninominale. Ce n'est encore sans doute qu'une seconde
lecture, la loi ne deviendra irrévocable qu'après une troisième épreuve.
On peut cependant considérer dès aujourd'hui le résultat comme défi-
nitif, non-seulement parce qu'une assemblée ne revient guère sur des
décisions de ce genre, mais en outre parce que le vote a eu lieu dans
des circonstances qui ne peuvent qu'en rehausser la portée. Le scrutin
d'arrondissement avait le désavantage de se présenter sous la forme
d'un amendement, d'avoir pour adversaire la commission chargée de
préparer la loi. De plus la question ministérielle, sans cesse agitée depuis
quelque temps, pouvait compliquer et compromettre la question d'élec-
tion. A la dernière heure enfin la gauche a cru devoir offrir aux con-
sciences timorées le refuge commode du scrutin secret, toujours pro-
pice aux capitulations inavouées. Tout cela n'a rien fait, et dans un
temps où la constitution elle-même n'a passé d'abord qu'avec le béné-
fice d'une voix, la majorité d'hier est certes plus que suffisante pour
mettre désormais hors de cause le système de représentation par arron-
dissement.
Dès le premier instant du reste , il a été visible que tout l'intérêt de
la loi électorale se concentrait sur ce point unique, devenu un objet de
470 REVUE DES DEUX MOINDES.
controverse passionnée, désigné comme le champ de bataille oîi al-
laient se rencontrer les partis et le gouvernement. Qu'un débat ouvert
dans ces conditions , sous cette préoccupation , ait été d'abord assez
décousu, c'est bien clair. L'inéligibilité des militaires, que la commis-
sion n'avait pas voulu inscrire dans la loi, a été prononcée fort sage-
ment, mais un peu à l'improviste, avec une certaine incohérence. D'au-
tres questions sont restées en suspens, presque tous les articles ont été
arrêtés au passage. Les auteurs d'amendemens se sont fait un jeu de
retirer des propositions qu'ils se réservent de reproduire aune troisième
lecture, et on ne s'est même pas demandé si c'était un procédé parle-
mentaire bien régulier d'éluder ainsi par un coup de tactique la garan-
tie des trois lectures. A un autre moment, on y aurait songé un peu plus,
il faut le croire, on eût mis sans doute plus de suite, plus de correction
et même plus de clarté dans la préparation ou dans l'examen d'une loi
de premier ordre, qui touche à de si nombreux et de si sérieux intérêts.
L'autre jour on n'avait pas le temps de penser à tout; on a traité cette
malheureuse loi électorale avec une certaine distraction impatiente,
tant on avait hâte de courir au point essentiel, au rendez-vous de com-
bat. On y est arrivé au plus vite, et ici du moins la discussion a été
complète, animée, souvent instinctive; elle a marché droit au but sans
déviation, sans incident tumultueux.
La question a été poussée à fond en deux séances pendant lesquelles
les deux systèmes ont été aux prises. La cause du scrutin de liste était
aux mains des rapporteurs de la commission, M. de Marcère et M. Ricard,
qui, à la dernière heure, ont trouvé en M. Gambetta un auxiliaire dont
l'intervention a été plus brillante qu'habile. Le scrutin d'arrondissement
a eu pour défenseurs M. Antonin Lefèvre-Pontalis, qui a vivement en-
gagé la lutte, M. le garde des sceaux, dont la raison éloquente a décidé
la victoire, et qu'on le remarque, le résultat de cette discussion bien
menée a été aussi net que possible, peut-être plus décisif qu'on ne le
prévoyait. On n'a pas eu même besoin de se replier sur un de ces amen-
demens de transaction qui avaient été présentés, que la commission
acceptait à demi. C'est le scrutin d'arrondissement pur et simple qui a
triomphé du premier coup, avec cette seule condition que, là oi^i il y a
plus de 100,000 habitans, il y aura plusieurs circonscriptions. Voilà le
fait qui a certainement une importance constitutionnelle et politique,
qui n'est pas seulement une victoire de majorité, qui est aussi une vic-
toire de bon sens et de prévoyance pratique dans les circonstances où
nous sommes.
C'est l'éternelle puérilité des partis vaincus de se consoler de leurs
défaites en jouant une petite comédie, en refusant à leurs adversaires
victorieux et en s'attribuant à eux seuls le talent, les lumières, l'élo-
quence, le patriotisme. Ils sont vaincus, c'est vrai, ils ne restent pas
REVUE. — CHRONIQUE. 471
moins avec Favantage moral, à ce qu'ils assurent. Depuis que M. le
garde des sceaux, chargé de représenter le gouvernement dans la der-
nière discussion, a prononcé le discours qui a décidé le succès du scru-
tin d'arrondissement, il est convenu aux yeux des partisans du scrutin
de liste que M. Dufaure est tombé ce jour-là au-dessous de lui-même,
qu'il a été vraiment le plus embarrassé des hommes, qu'il n'a retrouvé
ni sa dialectique serrée ni sa verve; il n'est pas moins entendu naturelle-
ment que M. Ricard s'est révélé comme le modèle des debaters , et que
M. Gambetta a ébloui le monde des éclairs de son éloquence! C'est un
assez lisible jeu de la vanité ou de l'esprit de parti.
La vérité est que M. le garde des sceaux a été cette fois ce qu'il est
toujours, qu'il a déployé cette raison vigoureuse, pressante, mêlée de
bonhomie et de sarcasme, qui lui assure une si singulière autorité
dans les assemblées. Lorsqu'il a montré que ce qu'on s'efforce de com-
battre aujourd'hui était contenu déjà dans les projets constitutionnels
du 19 mai 1873, que les auteurs de ces projets avaient considéré
comme une nécessité pour la république ces trois garanties indissolu-
bles,— l'existence de deux chambres, le droit de dissolution pour le pou-
voir exécutif et le vote par arrondissement, — qu'y avait-il à répondre?
Lorsqu'il a exposé, non en histprien ou en homme d'imagination, mais
en politique, les conditions nouvelles créées par le suffrage universel,
lorsqu'il a décrit cette situation électorale où un homme vivant entre sa
maison et son champ peut se trouver tout à coup avoir à choisir une
liste qui ne représente rien pour lui ou qui ne représente que quelque
chose d'inconnu et de lointain, que pouvait-on objecter sérieusement?
Lorsqu'il a fait sentir qu'il s'agissait aujourd'hui non plus comme en
18Zi8 ou en 1871 de sortir d'un chaos révolutionnaire, de nommer une
assemblée constituante, mais de compléter, de faire vivre une organisa-
tion régulière par des institutions pratiques et sincères, qu'avait-on à
dire? C'était frappant, et si devant cette parole précise, sensée, la cause
du scrutin de liste a été perdue, nous n'aurons pas à notre tour la pué-
rilité de prétendre que c'est parce qu'elle a été mal défendue; elle a été
au contraire défendue avec autant de talent que de zèle et de dévoû-
ment par les rapporteurs chargés de cette mission ingrate et difficile. Elle
a succombé devant la raison de l'assemblée comme elle avait déjà suc-
combé devant la raison publique, parce que ce scrutin de liste ne ré-
pond pas réellement à ce que M. Gambetta appelle une situation
« apaisée sous l'égide d'une constitution, » parce que ceux qui ont eu à
défendre le système de représentation multiple n'ont pu eux-mêmes en
dissimuler le caractère irrégul'ier et périlleux. Ils ont vainement appelé
à leur secours l'histoire, la statistique, la morale, la politique, ils n'ont
pas réussi à montrer qu'il y avait plus de vérité dans un scrutin pré-
paré par le hasard ou par des meneurs intéressés que dans une élection
ÎXI'I REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ des hommes peuvent après tout arriver à se faire une opinion sur
un seul député appelé à les représenter.
Non, évidemment, on n'a pas réussi à relever la fortune du scrutin
de liste, à ébranler les vigoureuses démonstrations de M. Dufaure, et
les raisons qu'on a invoquées dans cette discussion d'ailleurs intéres-
sante ne sont pas toutes également sérieuses. Une des recommandations
les plus singulières et les plus inattendues en faveur du scrutin de liste
est à coup sûr celle qu'on est allé chercher dans l'iiistoire, dans les
combinaisons électorales de 1817, dans les discours de M. Laine, de
M. Royer-Collard, de M. de Serre. Comment M. de Marcère, M. Ricard,
ont-ils pu s'y méprendre et se laisser duper par ces fausses analogies
historiques? Quelle ressemblance y a-t-il entre la situation de 1817 et la
situation d'aujourd'hui? A cette première époque de la restauration,
presqu'au lendemain des événemens de 1815, il y avait à décider com-
ment serait formée la chambre des députés dans des conditions tracées
d'avance par la charte. On n'était électeur qu'en payant 300 francs
d'impôts; pour être éligible, il fallait payer une contribution de 1,000 fr.;
dans la France entière, il y avait moins de 100,000 électeurs. La ques-
tion, telle qu'elle se posait en 1817, au milieu des réactions du temps,
n'était certes pas des plus simples. De quelle pensée s'inspiraient ces
hommes éminens qu'on invoque, M. Laine, M. Royer-Gollard, M. Gui-
zot, en portant l'élection au chef-lieu du département? Ils voulaient sur-
tout favoriser la prépondérance des intérêts nouveaux , des classes
moyennes arrivées à la fortune par la propriété ou par l'industrie de-
puis la révolution. Le point essentiel dans leurs combinaisons n'était
pas le scrutin de liste, c'était principalement le scrutin direct dont les
classes moyennes devaient profiter, et ce collège départemental qui était
en effet créé par la loi de 1817, on ne le choisissait pas comme préfé-
rable au scrutin d'arrondissement, dont personne ne parlait alors, qui
n'est apparu que plus tard, on l'opposait à tout un ensemble d'élections
indirectes, d'assemblées primaires, où la droite croyait trouver un
moyen de relever son influence et sa fortune politique.
Oui en effet, comme on le dit, M. Laine, M. Royer-Collard, étaient
pour le scrutin départemental: ils le proposaient seulement avec des
électeurs censitaires peu nombreux, qui le plus souvent dans chaque
département, sauf Paris et quelques grandes villes, ne s'élevaient pas à
600, qui devaient se rendre au collège électoral, dont le président était
nommé par le roi. Oui, ces hommes illustres faisaient adopter le vote
direct et collectif; mais c'était un vote émis au département même par
des classes dont ils croyaient élever la puissance politique contre les élé-
mens révolutionnaires aussi bien que contre les élémens de réaction.
Quel rapport tout cela peut-il avoir avec la situation d'aujourd'hui, avec
la pratique du suffrage universel , avec le scrutin de liste qu'on pro-
REVUE. — CHRONIQUE. Zi73
pose? A défaut du collège départemental d'autrefois, que rcste-t-il? Un
moyen commode d'imposer à des milliers d'électeurs votant isolément
une liste composée de noms qu'ils ne connaissent pas, combinée dans
un intérêt de parti qui ne les touche guère, auquel ils sont parfaite-
ment étrangers. M. Laine, M. de Serre, M. Royer-Gollard, et le dernier
disparu de ces grands personnages parlementaires d'autrefois, M. Guizot,
tous tant qu'ils sont, ils seraient bien étonnés de se savoir transformés en
parrains de si étranges combinaisons; s'ils étaient encore de ce monde,
M. le garde des sceaux a eu raison de le dire de son ton narquois, ils
auraient été l'autre jour à la place de M. Dufaure, non à la place de
M. de Marcère et de M. Ricard, qui se sont trop complu à s'abriter sous
ce glorieux patronage. Les partisans du scrutin de liste feront bien de
relire les discours de M. Royer-CoUard, de ^L de Serre, ils y gagneront
toujours; mais c'est vraiment abuser des « autorités » et prêter un peu
à rire que de se prévaloir des paroles prononcées par M. Laine en 1817,
à propos des électeurs à 300 francs et des collèges à 600 électeurs !
Il y a une autre raison qui n'est point tirée de l'histoire et qui n'est
pas meilleure, qui a le malheur de ressembler à une de ces armes ba-
nales dont se servent toujours les partis extrêmes. On touche au suf-
frage universel! Le scrutin d'arrondissement est une atteinte au suf-
frage universel! Que les révolutionnaires de toutes les couleurs, que
les radicaux de toutes les nuances parlent ainsi, c'est chez eux une ha-
bitude invétérée dont ils ne peuvent se défaire. A la moindre tentative
pour régulariser un régime électoral, ils crient à la violation du droit;
ils voient poindre partout une oligarchie menaçante, et, à leurs yeux,
c'est pour le moins une nouvelle loi du 31 mai que médite à tout pro-
pos la vieille majorité de l'assemblée. Ils sont de ceux qui ne recon-
naissent plus la république, qui la croient perdue dès que l'ordre se
rétablit à demi. M. Ricard n'est point sans doute de ces déclamateurs,
c'est un politique sérieux et modéré, un républicain conservateur, et
pourtant il parle ici comme un radical, il se laisse aller à ces exagé-
rations qui finissent par devenir vulgaires. En quoi donc le vote uni-
versel est-il menacé par le scrutin d'arrondissement? Oii voit-on cette
« atteinte formelle, incontestable au principe de l'égalité des suffrages?»
Est-ce que l'électeur ne vote pas partout directement, librement, sans
condition de cens, sans aucune de ces restrictions qu'imposait la loi
du 31 mai et que personne n'a proposé de faire revivre? — C'est que
tous les arrondissemens, dit -on, n'ont pas une population égale; il
y a des circonscriptions qui comptent à peine 20,000, 30,000 habi-
tans, il y en a qui ont une population de 50,000 âmes ou au-delà, jus-
qu'à 100,000, et les unes et les autres indistinctement nomment toujours
un seul député. Rien n'est plus vrai, et, si l'on veut chercher des iné-
galités, on en trouvera partout, quel que soit le système qu'on adopte.
A7A REVUE DES DEUX MONDES.
Avec le scrutin de liste, il y en a une bien autrement grave qui atteint
l'essence même du droit individuel de suffrage. Gomment explique-
t-on que l'électeur de Paris ou de Lille nomme trente ou vingt députés
et qu'un électeur des Alpes-Maritimes ou de tout autre petit départe-
ment ne participe qu'à la nomination de trois ou quatre représentans?
Est-ce que le droit n'est pas le même pour tous? Est-ce qu'il peut va-
rier suivant les latitudes et dépendre du hasard qui fait naître un ci-
toyen français aux bords de la Méditerranée, dans les Alpes ou dans un
faubourg de Paris?
Voilà, si nous ne nous trompons, une inégalité bien autrement cho-
quante créée par le scrutin de liste, et même en acceptant une transac-
tion, comme il en a laissé entrevoir le désir, M. Ricard pense-t-il qu'il
échapperait à toutes les anomalies? Il y en aurait toujours. L'essen-
tiel est que l'intégrité du droit subsiste, et elle est bien moins atteinte
lorsque tous les électeurs ont un seul député à nommer dans leur
arrondissement que lorsqu'il y a des Français concourant à la repré-
sentation nationale dans une proportion différente selon le hasard de
la naissance ou de la résidence. Si l'on veut atteindre à une égalité
complète, M. Dufaure l'a dit avec un bon sens supérieur, il n'y a plus
qu'à « faire de la France un échiquier sans tenir compte des circon-
scriptions administratives. » Si l'on prétend à la logique absolue, il
faut arriver à l'unité de collège de M. É. de Girardin, et mieux encore
l'idéal est toujours le plébiscite. Là, devant l'urne plébiscitaire, il n'y a
plus ni départemens, ni arrondissemens, ni villes, ni campagnes; tous
les électeurs sont parfaitement égaux, chacun arrive avec son bulletin,
un oui ou un non, et tout est fini. G'est là qu'on en vient en jouant
avec des chiffres et avec des chimères d'égalité absolue des suffrages.
Dès qu'on rentre dans la pratique, il faut bien en revenir nécessaire-
ment à tenir compte de la réalité, de la diversité des intérêts et des
habitudes, des traditions, des circonscriptions établies, et une fois dans
cette voie, quelle raison y a-t-il de ne point aller jusqu'au bout, de pré-
férer cet amalgame d'une liste départementale à l'élection plus vraie,
plus sincère de l'arrondissement, où entre l'électeur et l'élu peut se for-
mer une sorte de lien naturel, permanent?
Ce qu'il y a de plus étrange, c'est que parmi ceux-là mêmes qui vien-
nent de former cette minorité de 326 voix en faveur du scrutin de liste,
il en est qui la veille encore n'étaient rien moins que convaincus et qui
ne cachaient pas leurs doutes. Us ont obéi à des mobiles assez divers et
assez complexes. Les uns ont paru craindre que le scrutin d'arrondis-
sement, qu'ils considéraient au fond comme le système le plus naturel
et le plus régulier, n'eût pour effet de diminuer le prestige et la force
morale des assemblées en localisant l'élection, d'amortir la vie politique.
La crainte est singulière à l'heure où nous sommes. Quoi donc! est-ce
REVUE. — CHRONIQUE. 475
là aujourd'hui le danger? Lorsque la politique est partout, lorsqu'elle
envahit les conseils- généraux, les conseils municipaux eux-mêmes, qu'il
faut souvent ramener à leur modeste rôle, on pourrait craindre de la
voir disparaître de la seule manifestation pubUque où elle est à sa place!
C'est une inquiétude certainement chimérique. Parce que les électeurs
sont désormais appelés à voter dans leur circonscription , pour le dé-
puté de leur arrondissement, croit-on qu'ils cessent d'avoir leurs opi-
nions, leurs préférences et même leurs passions? Pas plus aujourd'hui
qu'hier ils ne se désintéresseront des luttes qui pourront s'ouvrir; ils
seront ce qu'ils étaient, avec cette différence qu'ils sauront un peu mieux
ce qu'ils font.
Soit, cela se peut, disent les autres; mais l'arrondissement, par cela
même qu'il est assez restreint, offre plus de chances ou, si l'on veut,
plus de tentations aux influences administratives : c'est la résurrection
possible de la candidature officielle! Évidemment cette considération a
pesé sur certains esprits, et elle est peut-être destinée à jouer un rôle
dans les mêlées prochaines de la politique, à être tout au moins ex-
ploitée par les partis. 11 ne faudrait pas cependant se créer à tout pro-
pos des fantômes, des périls imaginaires. On ne remarque pas que la
candidature officielle ne naît pas ainsi à volonté, et que, si le gouverne-
ment était en état d'exercer cette prépotence, dont on lui suppose gra-
tuitement la pensée, il l'exercerait dans le département tout aussi bien
que dans l'arrondissement. Cn oublie que cette candidature officielle
qui a fleuri sous l'empire a pu jusqu'à un certain point être facilitée par
le système des circonscriptions arbitraires, mais qu'elle se liait en réa-
lité à toute une situation; elle était pour ainsi dire l'expression de la
puissance absorbante d'un gouvernement maître de tout, résolu à ne
souffrir ni dissidence ni contestation, tenant le pays par des agens sans
nombre, par une administration qui disposait de tous les moyens de
domination ou decaptation. C'est à ce prix que la candidature officielle a
été possible, et même avec tout cela le moment est venu où des hommes
comme M. Thiers, M. Berryer, M. Buffet, ont trouvé des circonscriptions
qui les ont renvoyés au corps législatif. Chose bien plus curieuse et spi-
rituellement démontrée par M. Lefèvre-Pontalis, avec le scrutin de liste,
le premier noyau d'opposition qui a commencé à se former sous le nom
des cinq dès les élections de 1857, ce noyau n'aurait pas été possible;
élus dans leurs circonscriptions, les cinq ne l'auraient pas été dans l'en-
semble du département : le gouvernement de l'empire gardait encore
une majorité de 10,000 voix dans le dénombrement général des suffrages
parisiens. Nous n'en sommes plus là aujourd'hui, et, si le gouvernement
cherchait à dépasser la limite d'une intervention naturelle, légitime dans
les élections, il serait aussitôt arrêté par la force des choses, par la puis-
sance de l'opinion. Voyons sérieusement! Parce que le gouvernement
h76 REVUE DES DEUX MONDES.
nommera quelques maires, est-il quelqu'un qui osera dire que c'est la
candidature officielle, que M. de Persigny est reùtré au ministère de
l'intérieur.
Il faut aller au fond des choses. Le plus vrai mobile des adversaires
modérés du scrutin d'arrondissement, de ceux qui ne l'ont combattu
peut-être que par circonstance, a été cette idée qu'il pouvait être utile
de provoquer un grand mouvement d'opinion favorable à la république
constitutionnelle, et que le scrutin de liste était le meilleur moyen pour
créer une majorité destinée à exprimer ce mouvement, à renouveler, à
maintenir par les élections l'alliance du 25 février entre les fractions
de la gauche, le centre gauche et le centre droit libéral. On serait allé
ainsi ensemble devant les électeurs avec la constitution pour mot d'ordre
et pour drapeau. Ceux qui raisonnaient ainsi n'étaient-iis point dupes
d'une singulière illusion? ne s'exposaient- ils pas à de cruels mé-
comptes? Ne faisaient-ils pas un dangereux calcul ou, selon le mot de
M. le garde des sceaux, de la politique de « pure rêverie? » M. Dufaure
ne s'y est point trompé, et il a eu mille fois raison de le dire avec une
pénétrante fermeté de bon sens qui a dissipé toutes les chimères. La
constitution, c'est fort bien; mais il n'y a pas à se payer de mots et à
rêver des fusions impossibles. Il y a des hommes qui ont voté la con-
stitution le 25 février : les accepteriez-vous pour alliés après leurs dis-
cours, leurs lettres et leurs manifestations de ces derniers temps? Si les
constitutionnels sérieux et modérés acceptent ou subissent cette alliance,
ils ne s'appartiennent plus; s'ils la repoussent, que devient la fusion? Les
radicaux ont voté la constitution, rien de mieux, « il faut les en remer-
cier, il faut leur donner la main » pour leur bonne pensée de ce jour-là.
En dehors de ce rapprochement accidentel et tout momentané, il n'y a
plus rien de commun , on ne peut plus s'entendre, l'alliance est im-
possible, et cela tient à ce qu'en dépit de tous les rêveurs de fusion on
ne comprend pas la république de la même manière. « J'ai adopté les
deux chambres, dit justement et impitoyablement M. Dufaure, ils ont
décidé que ce n'était point là de la république. J'ai adopté le droit de
dissolution, ils ont décidé que ce n'était pas là de la république. Je pro-
clame le scrutin par arrondissement, ils répondent de même sur tous
les points de notre programme... Nous avons été réunis un jour, nous
sommes divisés dans le passé et dans l'avenir... » Voilà la vérité poli-
tique à la place de la fiction !
Que serait-il arrivé, si sous l'empire d'un faux calcul ou d'une illu-
sion une majorité s'était formée dans l'assemblée en faveur du scrutin
de liste? Les modérés auraient livré une garantie précieuse comme ran-
çon d'une alliance chimérique, 11 serait resté le lendemain un instru-
ment d'agitation, une vaste confusion où les radicaux n'auraient pas
manqué de se servir de ce puissant moyen d'action pour grossir leur
REVUE, — CHRONIQUE. Ù77
importance, où les modérés auraient risqué d'être entraînés, s'ils n'a-
vaient pas été étouffés. La constitution serait devenue ce qu'elle aurait
pu. Nous ne disons point à coup sûr que le scrutin d'arrondissement
soit un remède à tout, mais il tempère ces mouvemens violens que le
scrutin de liste déchaîne parfois, il assure à un régime régulier un
ressort simple et naturel, il met par cela même bien moins en péril les
institutions qu'on veut faire vivre, et c'est assez pour que le vote qui
l'a consacré soit réellement un vote de prévoyance et de raison poli-
tique.
C'était le résultat le plus désirable, et s'il est resté douteux tant qu'il
n'a point été constaté, si la nerveuse parole de M. Dufaure n'avait pas
sufTi pour rallier les convictions encore incertaines, M. Gambetta s'est
chargé de frapper le dernier coup pour achever la ruine de la cause qu'il
prétendait servir, en même temps que le succès du scrutin d'arrondis-
sement, qu'il voulait combattre. M. Gambetta est certainement un ora-
teur qui ne manque pas de puissance. Il a son éloquence à lui, une pa-
role bouillante, écumeuse, incorrecte. Gomme ceux qui se permettent
tout, il trouve parfois, au milieu des plus singulières licences, des élans
passionnés et même des traits assez vifs où il y a une pointe d'esprit.
C'est un mélange de fougue, de facilité, d'exaltation factice et de bonne
humeur. Au fond, M. Gambetta est modéré, il a des instincts de gouver-
nement, il ne répugnerait pas aux transactions, s'il était plus libre; mais
il n'est pas libre, il est enchaîné par des liens de parti, par des consi-
dérations de position, et de là cette incohérence perpétuelle qui dimi-
nue singulièrement l'autorité de sa parole, l'efTicacité de ses interven-
tions. Ce qui est certain, c'est que, s'il a cru l'autre jour être un habile
tacticien, il s'est trompé, il a été malheureux de toute façon. Qu'on dise
tant qu'on voudra qu'il a été un prodige, qu'il n'a jamais été plus élo-
quent : la vérité est qu'il a fait tout ce qu'il fallait pour marcher à une
déroute et même pour aggraver cette déroute. D'abord, comme s'il te-
nait à justifier sur-le-champ ce que venait de dire M. Dufaure au sujet
de la difficulté d'une alliance avec les radicaux, même avec les radicaux
relativement modérés, M. Gambetta n'a trouvé rien de mieux que de
prendre violemment à partie le centre droit tout entier, de le mettre
en cause dans sa politique, dans ses souvenirs, dans ses traditions.
C'était, on l'avouera, bien prendre son moment et montrer un tact su-
périeur! M. Gambetta, qui a la parole leste, trouve que la monarchie
constitutionnelle est le plus médiocre des régimes, qu'il a suffi, pour
en avoir raison, d'une « agitation de fourchettes. » Le mot est bien ima-
giné, il ira chatouiller délicieusement le radicalisme inférieur, déjà dis-
posé à soupçonner l'ancien dictateur de modérantisme. Quant à cette
révolution de février ainsi qualifiée, d'autres l'ont appelée une « cata-
strophe, )) M. Gambetta l'appelle une « agitation de fourchettes, » c'est
il 7 8 REVUE DES DEUX MONDES,
lui qui le dit, ce n'est pas nous qui le disons, nous n'aurions pas voulu
êlre aussi sévères.
Si M. Gambetta, qui met dans ses jugemens tant de jovialité et sur-
tout tant d'à-propos, daignait consulter quelques-uns des républicains
les plus sérieux et les plus sincères, ceux-ci lui répondraient vrai-
semblablement que, s'ils avaient ce pouvoir, qui n'appartient à per-
sonne, de refaire le passé, ils consentiraient volontiers à revenir au
23 février 1848 et à s'arrêter là. M. Gambetta lui-même, avec un peu
de réflexion, se demanderait ce qu'elle a produit, cette révolution; il
suivrait du regard cet enchaînement de catastrophes où depuis ce jour
sont allées s'abîmer la liberté, la puissance, la gloire, l'intégrité de la
France, et peut-être lui aussi s'arrêterait-il devant cette dernière extré-
mité qui ne prête pas à rire, qui est la rançon plus que suffisante de
« l'agitation des fourchettes! » Le centre droit était sans doute l'autre
jour décidé d'avance dans son vote. S'il y avait quelques membres ayant
encore de l'hésitation, on conviendra qu'après ce qu'ils venaient d'en-
tendre ils ont dû sans façon dire avec M. Dufaure à la gauche : « Fort
bien , ne comptez pas sur nous ! » M. Gambetta ne s'est pas borné à
cette brillante sortie, il a couronné sa stratégie en demandant d'un
ton un peu honteux le scrutin secret , — sans doute pour offrir à ces
membres du centre droit, qu'il venait de traiter si bien, une occasion
de montrer qu'ils n'avaient point de rancune en votant clandestine-
ment pour le scrutin de liste! Le secret du vote a-t-il eu réellement
quelque influence sur le résultat? Il n'est point impossible que ce cal-
cul peu moral n'ait été aussi peu habile et qu'au lieu des défections
qu'on attendait en faveur du scrutin de liste il n'y ait eu des défec-
tions en faveur du scrutin d'arrondissement. Voilà tout ce qu'on aura
gagné par cette spéculation sur la faiblesse des hommes, sur « le sort
équivoque fait au parlement. » C'était assurément la plus triste ma-
nière d'aller à un échec, et si M. Gambetta se figure encore avoir pul-
vérisé de son éloquence M. le garde des sceaux, qui, à vrai dire, n'avait
pas trop l'air d'un homme foudroyé, il s'est exposé quant à lui à rester
sous le poids de cette parole, par laquelle M. Dufaure a commencé et
terminé son discours : « on ne se soustrait pas à la responsabilité par
une demande de scrutin secret. » Par le fait, M. Gambetta n'a réussi
qu'à compléter la défaite du vote par la défaite morale qui s'attache à
un calcul trompé, à une tactique déjouée. La question a été tranchée et
bien tranchée dans les conditions de scrutin choisies par la gauche elle-
même, Que veut-on de plus?
Et maintenant voilà une affaire réglée. La solution d'une question
qui depuis quelque temps tenait les esprits dans une certaine attente
a nécessairement des conséquences que la tactique de la gauche a ren-
dues peut-être plus décisives qu'elles ne l'auraient été, si on avait agi
REVUE. — CHRONIQUE. 479
plus prudemment ou plus habilement. Au point de vue constitutionnel,
il n'y a plus rien à faire. La loi électorale complète cet ensemble or-
ganique qui embrasse les institutions de la France. C'est l'achemine-
ment inévitable vers des élections qui ne peuvent plus être éloignées.
Au point de vue politique, ou, si l'on veut, ministériel, il n'est point
douteux que le vote de la loi électorale et les incidens parlementaires
qui ont précédé ce vote ont un résultat qui n'avait pas été prévu. Le mi-
nistère se trouve visiblement raffermi et fortifié. D'abord il a reconquis
un peu de cet ascendant moral que donne toujours une victoire vivement
disputée. En outre les dernières péripéties ont montré que ce qu'on ap-
pelait l'alliance du 25 février ne suffisait pas pour tenir le gouvernement
en échec, et même M. le garde des sceaux en a dit assez pour faire com-
prendre qu'il croyait peu à cette alliance, au moins comme combinai-
son durable. Enfin le ministère est resté uni et compacte dans cette
épreuve décisive. C'est M. Dufaure qui a porté le fardeau d'une lutte
où M. le vice-président du conseil n'aurait pu parler autrement que son
collègue. Voilà le fait. Renverser le ministère devient certainement une
entreprise plus difficile aujourd'hui qu'hier. Que le cabinet puisse avoir
encore à essuyer des attaques et à traverser quelques crises dans l'as-
semblée, ce n'est point impossible. S'il le veut, il peut surmonter ces
difficultés par une politique de libérale conciliation, il le peut d'autant
plus aisément qu'il a obtenu ce qu'il demandait, qu'il n'a plus qu'à
s'appuyer sur un ensemble d'institutions régulières , sur une organisa-
tion constitutionnelle dont il est le premier gardien.
Tout ce qu'il y a d'important dans le monde n'est point sûrement à
Versailles pour le moment, et ce qu'il y aurait de mieux à faire, ce se-
rait d'en finir au plus vite avec toutes ces discussions parfois un peu
énervantes pour rendre la France à ses intérêts permanens, à son rôle
dans le mouvement universel. Ce n'est pas M. le duc Decazes qui se
plaindrait qu'on lui donnât une certaine stabilité d'institutions, de gou-
vernement, et il trouverait peut-être même le moment présent bien
choisi. Le fait est que l'Europe diplomatique semble passer aujourd'hui
par une de ces crises intimes qui ne laissent pas de tenir l'opinion in-
décise et inquiète. Tantôt l'empereur d'Allemagne, en ouvrant le parle-
ment de Berlin, prodigue avec une confiance presque communicative
les déclarations les plus pacifiques ; tantôt arrive de Saint-Pétersbourg
une sorte de communication assez énigmatique dont on est réduit à
chercher le secret, qui peut être une simple satisfaction pour l'opinion
russe comme aussi elle peut laisser entrevoir des événemens que la Rus-
sie reste maîtresse de retenir ou de déchaîner. A son tour, M. Disraeli,
dans le dernier banquet du lord-maire, ne se défend pas d'une certaine
inquiétude, recueillant volontiers les déclarations pacifiques de Berlin,
ayant en même temps l'air de se tourner vers Saint-Pétersbourg, et
A80 REVUE DES DECX MONDES.
paraissant embarrassé lui-même de savoir s'il peut rassurer l'opinion
ou s'il doit la tenir en éveil.
La raison ou le prétexte de ces agitations confuses qui régnent à la
surface de l'Europe, c'est cette éternelle question d'Orient qui a reparu
depuis quelques mois déjà par l'insurrection de l'Herzégovine, que les
catastrophes financières de la Turquie n'ont pu qu'aggraver récemment.
Oui, il est bien clair que cet Orient est toujours malade , et qu'il suffit
du moindre incident, de l'agitation dans une province, pour mettre
tout en question. Cette fois l'insurrection de l'Herzégovine a pris évi-
demment un caractère plus sérieux; elle s'obstine, et les Turcs aussi
s'obstinent à montrer leur impuissance. Le danger est dans ce foyer
toujours incandescent, et ce qui est plus grave que tout le reste, c'est
que l'état de l'Orient n'a plus sa garantie dans les anciennes alliances
occidentales aujourd'hui dissoutes, dans l'ancien équilibre européen
désormais rompu. Le centre de l'action diplomatique s'est transporté au
nord. La question est maintenant entre la Russie, l'Autriche et l'Alle-
magne, qui ont pris la direction de ces dangereux événemens, en of-
frant d'ailleurs à l'Angleterre, à la France et à l'Italie de se joindre à
elles dans la mesure de leurs convenances. Que se proposent de faire
les cabinets de Saint-Pétersbourg, de Vienne et de Berlin? Ils paraissent
s'être mis d'accord sur plusieurs points principaux, d'abord sur le main-
tien de l'intégrité géographique de l'empire ottoman, puis sur la né-
cessité de demander des réformes intérieures au gouvernement turc.
Les rapports de la commission consulaire envoyée cet été dans l'Herzé-
govine semblent avoir offert les élémens des propositions de réformes
que l'Autriche s'est chargée de préparer; mais ce n'est pas tout, on ne
demande pas seulement des réformes, on veut des garanties. Or quelles
seront ces garanties ? Voilà le point aigu. C'est par là évidemment que
tout peut arriver. Il n'est pas moins vrai que, si les trois empires tom-
bent d'accord sur un certain genre d'action, ils seraient bien embarras-
sés de s'entendre sur une solution définitive qui les diviserait aussi-
tôt, et c'est ce qui fait que cette question d'Orient, toujours ouverte,
n'est pas près d'être résolue.
CH. DE MAZADE.
Le directeur-gérant, G. Bdloz.
LA
TOUR DE PERCEMONT
A MON AMI EDOUARD CHARTON.
I.
C'est en l'automne 1873 que j'entrai en relations pour la pre-
mière fois avec la famille de Nives. J'étais en vacances et je pouvais
avoir à cette époque environ trente mille livres de rente, bien ac-
quises tant par mon travail d'avocat en cour royale que par l'a-
mélioration assidue et patiente des biens territoriaux de M'"*" Chan-
tebel, ma femme. Mon fils unique Henri venait d'achever son droit
à Paris et je l'attendais le soir même, lorsque je reçus par un exprès
la lettre suivante : A M. Chantebel, avocat, à Maison-Blanche,
commune de Percemont, par Bioin.
« Monsieur l'avocat, puis-je vous demander une consultation? Je
sais que vous êtes en vacances, mais je me rendrai demain à votre
campagne, si vous voulez bien me recevoir.
« Alix, comtesse de Nives. »
R. S. V. P.
Je répondis que j'attendrais M'"*^ la comtesse le lendemain, et tout
aussitôt ma femme me gronda. — Tu réponds comme cela tout de
suite, me dit-elle, et sans te faire prier ni attendre, comme ferait
un petit avocat sans causes ! Tu ne sauras jamais garder ton rang !
— Mon rang? Quel rang avons-nous, s'il te plaît, ma bonne
amie?
— Tu as le rang de premier avocat de la contrée. Ta fortune est
faite, et il serait bien temps de prendre un peu de repos.
TOME XII. — l'"^ DÉCEMBRE 1875. 31
/l82 REVUE DES DEUX MONDES.
— Cela viendra, et bientôt, j'espère; mais, tant que notre fils
n'aura pas fait ses débuts et prouvé qu'il est apte à hériter de ma
clientèle, je ne compte pas laisser péricliter la situation. Je veux
l'y installer avec toutes les chances de réussite.
— Tu dis cela, mais tu as la rage des affaires, et tu n'en veux
pas manquer une. Tu finiras par mourir à la peine. Voyons ! je sup-
pose qu'Henri ne soit pas de force à te remplacer?
— Alors, je te l'ai promis, je me retire et je finis mes jours à la
campagne; mais Henri me remplacera, il a fait de bonnes études,
il est bien doué...
— Mais il n'a pas ta force physique et ta grande volonté. C'est
un enfant délicat. H tient de moi.
— Nous verrons bien! s'il se fatigue trop, j'en ferai, sous ma
direction, un avocat consultant. Je suis assez connu et assez appré-
cié pour être certain que la clientèle ne nous manquera pas,
— A la bonne heure, j'aimerais mieux ça. On peut donner des
consultations sans sortir de chez soi et en habitant ses terres.
— Oui, à mon âge, avec ma notoriété et mon expérience; mais
pour un jeune homme il n'en va pas de même. H lui faudra habi-
ter la ville et même aller chez les cliens, encore sera-t-il bon que
durant les premières années de son exercice je sois auprès de lui
pour le diriger.
— C'est cela ! tu ne veux pas te retirer ! Alors à quoi bon acheter
un château et y faire des dépenses d'installation, si vous ne devez
l'habiter ni l'un ni l'autre?
Ma femme venait de me faire acheter le manoir de Percement,
situé au beau milieu de nos terres, dans la commune de ce nom.
H y avait longtemps que cette enclave nous gênait et que nous sou-
haitions nous porter acquéreurs; mais le vieux baron Coras de Per-
cemont attribuait au manoir de ses ancêtres une valeur exorbitante
et prétendait faire payer cher l'honneur de relever ses ruines. Nous
avions dû y renoncer; puis le baron était mort sans enfans, et le
château mis aux enchères nous avait été adjugé pour un prix rai-
sonnable; mais il fallait au moins une trentaine de mille francs pour
rendre tant soit peu habitable ce nid de vautours perché au sommet
d'un cône volcanique, et je n'étais pas aussi pressé que ma femme
de faire pareille dépense pour m'y installer. Notre maison de cam-
pagne, spacieuse, propre, commode, abritée par des collines et en-
tourée d'un vaste jardin, me paraissait bien suffisante, et notre ac-
quisition n'avait d'autre mérite à mes yeux que de nous débarrasser
d'un voisinage incommode ou tracassier. Les pentes de la roche qui
portait la tour de Percemont étaient assez bonnes en vignes. Le
haut, planté en jeunes sapins, pouvait devenir une bonne remise
LA TOUR DE PERCEMONT. A83
pour le gibier, et j'étais d'avis qu'on l'y laissât tranquille, pour
avoir là, par la suite, une jolie réserve de chasse. Ma femme ne
l'entendait pas ainsi. Cette grande tour lui avait donné dans la cer-
velle. Il lui semblait qu'en s'y perchant elle élèverait son niveau
social de cinq cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Les
femmes ont leurs travers, les mères ont leurs faiblesses. Henri
nous avait toujours témoigné un si vif désir de posséder Percement
que M'"* Ghantebel ne m'avait point laissé de trêve que je ne
l'eusse acheté.
Ce fut presque la première parole qu'elle lui dit en l'embrassant,
car mon acquisition n'était ratifiée que depuis deux jours.
— Remercie ton cher papa, s'écria-t-elle , te voilà seigneur de
Percement.
— Oui, lui dis-je, baron des orties et seigneur des chats-huans.
Il y a de quoi être fier, et je pense que tu vas te faire faire des
cartes de visite qui porteront ces beaux titres à la connaissance des
populations.
— Mes titres sont plus beaux que cela, répondit l'enfant en se
jetant dans mes bras. Je suis le fils du plus habile et du plus hon-
nête homme de ma province. Je m'appelle Ghantebel et me tiens
pour grandement anobli du fait de mon père, je dédaigne toute
autre seigneurie; mais le manoir romantique, le pic escarpé, le
bois sauvage, voilà des jouets charmans dont je te remercie, père,
et, si tu le permets, je m'y trouverai dans je ne sais quelle poi-
vrière un petit nid où j'irai lire ou rêver de temps en temps.
— Si c'est là toute ton ambition, j'approuve, lui répondis-je,
et je te donne le joujou. Tu y laisseras revenir le gibier que le vieux
baron fusillait sans relâche, n'ayant, je crois, rien autre à mettre
au garde-manger, et l'an prochain nous y tuerons ensen.ble quel-
ques lièvres. Sur ce, allons dîner, après quoi nous parlerons d'af-
faires plus sérieuses.
J'avais effectivement des projets sérieux pour mon fils, et nous
n'en parlions pas pour la première fois. Je souhaitais le marier avec
sa cousine Emilie Ormonde , que l'on appelait Miliette et encore
mieux Miette, par abréviation.
Ma défunte sœur avait épousé un riche paysan des environs,
fermier de terres considérables, qui avait laissé au moins cent mille
écus au soleil à chacun de ses enfans. Miette et Jacques Ormonde.
Ces deux orphelins étaient majeurs tous deux. Jacques avait trente
ans, Emilie en avait vingt-deux.
Quand j'eus rafraîchi la mémoire d'Henri relativement à ce pro-
jet , dont il ne paraissait point trop pressé d'être entretenu , je
l'examinai d'autant plus attentivement que j'avais brusqué l'at-
484 REVUE DES DEUX MONDES.
taque pour surprendre sa première impression. Elle fut plus triste
que gaie, et il tourna les yeux vers sa mère comme pour chercher
dans les siens la réponse qu'il devait me faire. Ma femme avait
toujours approuvé et souhaité ce mariage; je fus donc extrêmement
surpris lorsque, prenant la parole à la place de son fils, elle me dit
d'un ton de reproche : — En vérité, monsieur Ghantebel, quand tu
as quelque chose dans la tête, c'est comme un coin de fer dans un
quartier de roche. Ne peux-tu laisser un moment de joie et de li-
berté à ce pauvre enfant, qui sort d'un travail écrasant et qui a tant
besoin de respirer? Faut-il déjà lui parler de se passer au cou la
corde du mariage?..
— Est-ce donc une corde pour se pendre? fépliquai-je un peu
fâché; s'en trouve-t-on si mal, et veux-tu lui faire penser que ses
parens ne font point bon ménage?
— Je sais le contraire, répliqua vivement Henri. Je sais qu'à
nous trois nous ne faisons qu'un. Donc, si vous êtes deux pour dé-
sirer que je me marie tout de suite, je ne compte pas et ne veux
pas compter; mais...
— Mais si je suis tout seul de mon avis, repris-je, c'est moi qui
ne compterai pas. Donc nous ne faisons pas un en trois, puisque
nous ne sommes pas Dieu, et les choses se décideront entre nous à
la majorité des votes.
— Sais-tu, monsieur Ghantebel? dit ma femme, qui ne manquait
pas d'esprit dans l'occasion, nous sommes heureux à notre ma-
nière dans le mariage, toi et moi, mais chacun l'entend à la sienne,
et puisque le bien à chercher ou le mal à risquer doit être person-
nel à notre enfant, mon avis est de n'avoir d'avis ni l'un ni l'autre
et de le laisser décider tout seul.
— C'était parbleu bien la conclusion que je tenais en réserve,
lui répondis-je; mais je le croyais épris de Miette et depuis long-
temps décidé à en faire sa femme le plus tôt possible.
— Et Miette? dit Henri ému, est-elle donc aussi décidée que moi,
et pensez-vous qu'elle soit éprise de ma personne?
— Éprise est un mot qui ne trouve pas son emploi dans le voca-
bulaire de Miette. Tu la connais ; c'est une fille calme, franche, dé-
cidée, sincère, c'est la droiture, la bonté, le courage en personne.
Miette a une grande amitié pour toi, nous en sommes certains. Elle
n'a, après moi, qu'un guide et un ami en ce monde, son frère Jac-
ques, qu'elle chérit et respecte aveuglément. Miette Ormonde épou-
sera celui que Jacques Ormonde aura choisi, et depuis l'enfance
Jacques Ormonde, qui est ton meilleur ami, t'a destiné sa sœur.
Que veux-tu de mieux?
LA TOUR DE PERCEMONT. 485
II.
— Je ne pourrais jamais désirer ni espérer rien de mieux, si
j'étais aimé, répondit Henri; mais sache, mon père, que cette
affection sur laquelle je croyais pouvoir compter s'est étrangement
refroidie depuis quelque temps. Jacques ne m'a pas répondu lors-
que je lui ai annoncé mon prochain retour, et les dernières lettres
d'Emilie étaient d'une froideur remarquable.
— Ne lui aurais-tu pas donné l'exemple?
— S'en est-elle plainte?
— Miette ne se plaint jamais de rien ; elle a seulement remarqué une
sorte de préoccupation dans tes propres lettres, et, quand j'ai voulu
me réjouir avec elle de ton retour, elle a eu l'air de douter qu'il
fût aussi prochain que je le lui annonçais. Voyons, enfant, la vérité.
Tu peux bien te confesser à tes parens. Je ne te demande pas
compte des distractions que Miette pourrait te reprocher. Nous
avons tous passé par là, nous autres étudians d'autrefois, et je ne
prétends pas que nous valussions mieux que vous; mais nous reve-
nions au bercail avec joie, et peut-être dans ta correspondance avec
ta cousine as-tu laissé percer un regret de ces distractions que tu
aurais eu le tort de prendre trop au sérieux?
— J'espère que non, mon père, car ce regret a été bien léger et
rapidement effacé par la pensée de votre bonheur. Je ne me rap-
pelle pas les expressions qui ont pu m'échapper, mais à coup sûr je
ne suis pas assez naïf pour avoir rien dit et rien pensé qui motive
le ton glacial que la petite cousine a pris pour me répondre.
— As- tu là sa lettre?
— Je cours vous la chercher.
Henri sortit, et ma femme, qui avait écouté en silence, prit vive-
ment la parole. — Mon ami, me dit-elle, ce mariage est rompu, il
n'y faut plus songer.
— Pourquoi? qui l'a rompu? à quel propos?
— Miette est une fille rigide et froide qui ne comprend rien aux
exigences de la vie élégante dans une certaine situation ; elle n'est
pas capable de pardonner même l'apparence d'un petit égarement
dans la vie d'un jeune homme.
— Allons donc! que me dis-tu là? Miette connaît fort bien toutes
les légèretés commises par monsieur son frère lorsqu'il faisait son
droit à Paris, et j'aime à croire qu'Henri n'en a pas le quart à se
reprocher. Pourtant xMiette n'en a jamais témoigné ni inquiétude ni
dépit; elle l'a reçu à bras ouverts lorsqu'il est revenu , il y a deux
ans, aussi coureur d'aventures et aussi peu avocat que possible.
ll8Q REVUE DES DEUX MONDES.
Elle l'a aidé à payer ses dettes sans un mot de reproche ou de re-
gret. Il me le disait encore dernièrement en ajoutant que sa sœur
était un ange pour l'indulgence et la générosité, et à présent tu
voudrais...
Henri, qui rentrait avec la lettre, nous interrompit. Cette lettre
n'était pas froide comme il le prétendait. Emilie n'était jamais très
démonstrative, et ses habitudes de modestie ne lui avaient jamais
permis de se livrer davantage; mais il est bien certain que cette fois
il y avait chez elle un trouble et une sorte d'effroi inusités. « L'a-
mitié, disait-elle, est une chose indissoluble, et vous trouverez tou-
jours en moi une sœur dévouée; mais il ne faut pas que le mariage
vous tourmente; s'il vous faut là temps de la réflexion, il me le faut
aussi, et nous ne sommes engagés à rien que nous ne puissions en-
core discuter et remellre en question selon les circonstances. »
— Tu remarqueras, observa Henri en s'atlressant à moi, qu'elle
me dit vous pour la première fois.
-j- 11 faut qu'il y ait de ta faute, répondis-je. Voyons! allons au
fait. Es-tu toujours amoureux, oui ou non, de ta cousine?
— Amoureux?
— Oui, amoureux, amoureux d'amour, il n'y a pas à jouer sur
les mots.
— H est en peine de te répondre, dit ma femme. H se demande
peut-être s'il l'a jamais été.
Henri saisit avidement la perche que lui tendait sa mère. — Oui,
s'écria-t-il, voilà le vrai! Je ne sais pas si on peut appeler amour le
sentiment respectueux et fraternel que Miette m'a inspiré dès l'en-
fance. La passion n'est jamais éclose de part ni d'autre.
— Et tu veux la passion dans le mariage?
— Tu crois que j'ai tort?
— Je ne crois rien, je ne fais pas de théorie. Je veux connaître
l'état de ton cœur. Si Miette Ormonde aimait un autre que toi, tu
ne demanderais pas mieux?
Henri pâlit et rougit simultanément. — Si elle en aime un autre,
répondit-il d'une voix émue, qu'elle le dise!.. Je n'ai pas le droit
de m'y opposer, et je suis trop fier pour ne pas m'interdire les re-
proches.
— Allons, repris-je, la chose s'éclaircit et la cause est entendue.
Ecoute, nous avons dîné à quatre heures, il en est à peine six. Tu
peux dans une demi-heure être chez ta cousine. Tu vas prendre
j^iie Prunelle, ta bonne petite jument, qui ne galope guère en ton
absence, et qui va être enchantée de cette promenade. Tu n'as rien
à dire à Miette, sinon qu'arrivé à l'instant tu accours serrer sa main
et celle de son frère. Cet empressement est la plus concise et la plus
LA TOUR DE PERCERONT. A 87
nette des explications en ce qui te concerne. Ta verras s'il est ac-
cueilli avec plaisir ou avec indifférence. A un garçon d'esprit, il
n'en faut pas davantage. Reçu avec joie, tu restes une heure avec
eux, et tu reviens nous dire ton triomphe. Éconduit dès les pre-
miers mots, tu reviens à l'instant même et sans demander ton
reste. C'est bien simple, et coupe court à toutes les théories que
nous pourrions faire, comme à toutes les belles paroles que nous
pourrions dire.
— Tu as raison, mon père, répondit Henri en m'embrassant, je
pars et je reviens.
Pour patienter, ma femme prit son tricot ; moi, je pris un livre.
Je voyais bien qu'elle grillait de me contredire et de me quereller,
et je feignais de ne pas m'en douter; mais elle éclata, et je la laissai
aller pour bien connaître sa pensée. Je découvris alors que le ma-
riage de son fils avec Miette lui était devenu antipathique, et que
ses lettres ou ses paroles avaient dû être pour quelque chose dans
le refroidissement de nos amoureux. Elle n'aimait plus la pauvre
nièce, elle la trouvait trop vigneronne^ trop peu née pour monsieur
son fils; sa fortune était sortable, mais Henri était fils unique et
pouvait aspirer à une plus riche héritière. Il avait des goûts de luxe
et des habitudes de confort que Miette ne comprendrait jamais.
Elle avait fait de son frère, naguère brillant et décrassé, un gros
paysan qui prendrait bientôt du ventre. Elle avait toutes les vertus
et aussi tous les préjugés et tous les entêtemens de la paysanne. On
avait pu songer à ce mariage lorsqu'Henri était encore un écolier
et un provincial. A présent qu'il revenait de Paris dans tout l'éclat
de sa beauté, de sa toilette et de ses grandes manières, il lui fallait
une fille de qualité capable de devenir une femme du monde.
J'écoutai tout cela en silence, et quand ce fut fini : — Veux-tu,
lui dis~je, que je tire la conclusion?
— Oui, parle.
— Eh bien ! si ce mariage est détestable, ce n'est ni la faute
d'Henri ni celle de Miette, c'est celle de la grande tour de Perce-
mont!
— Par exemple !
— Oui, oui, sans cette damnée tour, nous serions toujours les
bons et heureux bourgeois d'hier, et nous ne trouverions pas trop
paysans les enfans de ma sœur; mais depuis que nous avons des
mâchicoulis au-dessus de nos vignes et une porte fleuronnée à notre
pressoir...
— Un pressoir? Tu comptes faire un pressoir de notre château?
— Oui, ma chère amie, et si cela ne fait point passer ta folie, je
compte mettre à bas la vieille baraque !
REVUE DES DEUX MONDES.
— Tu ne le peux pas ! s'écria M""^ Ghantebel indignée. Le châ-
teau est à ton fils, tu le lui as donné!
— Quand il verra que le château t'a troublé la cervelle, il m'ai-
dera à le démolir.
Ma femme craignait la raillerie; elle s'apaisa et me promit d'at-
tendre patiemment la décision d'Emilie; mais bientôt elle s'agita
de plus belle. Les heures s'écoulaient, et Henri ne rentrait pas. Je
m'en réjouissais, moi; je me disais que ses cousins l'avaient re-
tenu, et qu'ils avaient tous trois grand plaisir à se retrouver. En-
fin minuit sonna, et ma femme, craignant quelque accident, al-
lait et venait du jardin à la route, lorsque le galop de la petite
jument d'Henri se fit entendre, et un instant après il était près de
nous. — n ne m'est rien arrivé de fâcheux, répondit-il à sa mère,
qui l'interrogeait avec anxiété. J'ai vu Emilie un instant , et j'ai
appris d'elle que son frère habitait depuis un mois sa métairie de
Champgousse, oii il fait faire une bâtisse importante. Emilie,
étant seule chez elle, m'a fait comprendre que je ne devais pas
prolonger ma visite, et, comme il était encore de bonne heure, je
me suis dirigé sur Champgousse afin d'embrasser Jacques. Je ne
me rappelais pas bien le chemin, je crois que j'en ai fait plus qu'il
ne fallait. Enfin j'ai vu Jacques, j'ai causé et fumé une heure avec
lui, et me voilà, après trois lieues de retour par des sentiers assez
embrouillés où, sans l'esprit de mon cheval, je ne me serais pas
aisément reconnu dans l'obscurité.
— Et quelle mine t'a faite Emilie? demanda M'"^ Ghantebel.
— Bonne, répondit Henri, autant que j'ai pu m'en rendre compte
en si peu de temps.
— Pas de querelle, pas de reproches?
— Pas du tout.
— Et Jacques?
— Ha été cordial comme de coutume.
— Alors rien n'est décidé?
— n n'a pas été question de mariage. C'est un point dont nous
ne pouvions traiter qu'avec vous deux.
Ma femme rassurée se retira, et tout aussitôt Henri prit mon bras
et m'entraîna dans le jardin. — Il faut, me dit-il, que je te parle.
Ce que j'ai à te dire est fort délicat, et je craindrais que ma mère
ne prît la chose à cœur, au point de manquer de prudence. Voici
ce qui m'est arrivé.
— Asseyons-nous, lui dis-je, et je t'écoute.
Henri, fort troublé, me raconta ce qui suit.
LA TOUR DE PERCEMONT. hS9
III.
D'abord je dois te dire dans quelles dispositions d'esprit et de
cœur je me trouvais en allant voir Emilie. Il est bien vrai qu'avant
de quitter la vie de Paris j'ai eu un moment d'effroi en songeant au
mariage. Cet idéal, rêvé dans la première jeunesse, avait pâli d'an-
née en année dans l'atmosphère enfiévrée d'une capitale. Tu m'a-
vais vu si épris de ma cousine quand j'ai connnencé mon droit, que
tu avais craint, je l'ai bien compris, de me voir retardé dans mes
études par l'impatience de les terminer. Tu ne t'es pas dit, cher
père, que celte ferveur d'amour et d'hy menée était le fait du collé-
gien et trouvait sa place naturelle entre le baccalauréat et la pre-
mière inscription de droit. Tu n'as peut-être pas assez prévu que
l'impatience se calmerait bien vite, et peut-être, désirant ce ma-
riage, eusses-tu mieux fait de me laisser revenir ici les années sui-
vantes aux époques des vacances. Tu as cru devoir me distraire
d'une anxiété que je n'éprouvais déjà plus après la première année
d'absence. Tu es venu prendre tes propres vacances avec moi. Tu
m'as fait voyager, tu m'as conduit à la mer, et puis en Suisse, et
puis à Florence et à Rome; bref, tu as fait si bien qu'il y avait
tantôt quatre ans que je n'avais vu Emilie, il en est résulté que je
craignais de la revoir et de ne plus la trouver aussi charmante
qu'elle m'était apparue dans la splendeur de ses dix-huit ans.
Je songeais à cela en galopant vers sa demeure au'coucher du
soleil, et j'étais tenté de modérer l'ardeur de Prunelle, qui dévorait
l'espace. Force lui a été pourtant de se calmer aux approches de
Yignoleite et de monter au pas le raidillon de sable qu'il faut gra-
vir pour apercevoir le toit de la maison, enfoui dans le feuillage. Là,
mon esprit inquiet s'est calmé aussi, et j'ai senti je ne sais quel
attendrissement me gagner. La soirée était admirable, il y avait de
l'or dans le ciel et sur la terre. Les montagnes m'apparaissaient
dans des brumes d'un violet rosé. Le chemin brillait sous mes pieds
comme une poussière de rubis. Les vignes ondulaient follement sur
les collines, et leurs grands rameaux pourprés, chargés de fruits
déjà noirs, se dressaient et se penchaient en festons plantureux sur
ma tête. Pardonne-moi, j'ai fait de la poésie! Mes heureux jours d'a-
dolescence me sont apparus. J'ai revu les scènes de mes pastorales
oubliées. Je me suis cru transporté au temps où, dans mon habit de
collégien, devenu trop court pour mes grands bras maigres, j'ap-
prochais, le cœur palpitant, de la demeure de ma petite cousine,
alors si jolie, si gracieuse et si confiante ! J'ai recommencé mes
rêves d'amour, et il m'a semblé que ce qui avait bouleversé tout
Zl90 REVUE DES DEUX MONDES.
mon être d'espérances et de désirs ne pouvait pas être une illusion
vaine. J'ai repris le galop, je suis arrivé haletant, fiévreux, craintif,
amoureux comme à dix-sept ans!
Ne t'impatiente pas, mon père. J'ai besoin de résumer ce qui
était le passé il y a quelques heures, un passé déjà loin d'un siècle
à présent.
Je tremblais en sonnant à la porte, cette petite porte peinte en
vert, toujours éraillée et raccommodée avec de gros clous comme
autrefois. Je prenais plaisir à reconnaître chaque ol)jet et à retrou-
ver frais et toufï'u le gros buisson de chèvrefeuille sauvage qui
ombrage cette rustique entrée. Autrefois un fil de fer tendu le long
de ce berceau de pampres suffisait aux gens de la maison pour ou-
vrir sans se déranger; mais cette confiance hospitalière a disparu :
on me fit attendre au moins cinq minutes. Je me disais : Emilie est
seule, et peut-être est-elle au bout de l'enclos. 11 lui faut le temps
de traverser sa vigne, mais elle a reconnu ma manière de sonner,
elle va venir m'ouvrir elle-même comme autrefois!
Elle n'est pas venue, c'est la vieille Nicole qui m'a ouvert et qui
a pris la bride de mon cheval avec un empressement plein de
trouble. — Entrez, entrez, monsieur Henri! Oui, oui, mademoiselle
va bien, elle est à la maison, monsieur Henri; allez, allez, excusez-
nous, c'est jour de lessive, tout notre monde est allé à la rivière pour
ramener le linge; on vous a fait attendre. C'est des jours comme ça
où tout est sens dessus dessous; vous savez bien, monsieur Henri.
J'ai franchi rapidement l'allée étroite et longue, du moins trop
longue à mon gré! Autrefois on reconnaissait ma voix de loin, et
Jacques accourait. Jacques éiait absent. Le chien ne m'a pas re-
connu et a jappé après moi. Emilie n'est venue à ma rencontre que
jusqu'aux marches du perron. Elle m'a tendu la main la première;
mais dans sa surprise de me voir il y avait plus d'effroi que de
joie. Elle était costumée comme autrefois, en demi-demoiselle, la
robe de mousseline bien retroussée sur les hanches, le tablier de
soie garni de dentelles, le petit chapeau de paille des paysannes,
garni de velours noir et retroussé par derrière sur son magnifique
chignon brun, toujours aussi joHe, plus jolie peut-être encore! La
rondeur de son frais visage a pris un peu plus d'ovale, les yeux
sont plus grands et une expression plus sérieuse a rendu son re-
gard plus pénétrant, son sourire plus fin. Je ne sais ce que nous
nous sommes dit, nous étions émus tous deux. Nous nous deman-
dions de nos nouvelles et nous n'entendions pas la réponse.
J'ai enfin compris que Jacques, Jaquet, comme elle l'appelle tou-
jours, faisait bâtir toute une ferme à deux lieues de là. Champ-
gousse est sa part d'héritage. Depuis longtemps étables et granges
LA TOUU DE PERCEMONT. 491
menaçaient ruine. — 11 n'a pas voulu confier ses travaux à un entre-
preneur qui l'eût rançonné sans faire les choses à son gré. Il a été
s'installer chez ses fermiers afin d'être là dès le lever du jour jus-
qu'à la nuit et de surveiller le travail de ses ouvriers.
— Mais il vient te voir tous les jours. — Non, c'est trop loin, ça
le forcerait de se coucher trop tarcL Je vais le voir le dimanche et
m'assurer qu'il ne manque de rien. — Il doit s'ennuyer tout seul?
— Non, il est si occupé! — Mais toi, cette solitude doit t'attrister?
— Je n'ai pas le temps d'y songer. Il y a toujours tant à faire quand
on s'occupe de son chez soil — Tu aurais dû aller demeurer chez
nous! — Ce ne serait pas possible. — Tu es donc toujours une
femme de ménage modèle? — Il faut bien! — Et tu te plais à cette
vie austère? — Gomme toujours. — Tu ne songes pas... — A quoi?
— A être deux pour... Je crois que j'allais me livrer lorsqu'Ëmilie
se leva brusquement en entendant crier la porte de la salle à man-
ger qui touche au salon; elle s'élança dans cette direction et j'en-
tendis très distinctement ces mots : il est là, ne vous montrez pas.
Tu sautes de surprise, mon père? Moi, je sentis comme une dé-
chirure au cœur. J'entendis refermer la porte et Emilie rentra, très
distraite et très gênée, pour me faire sur votre santé et vos occupa-
tions des questions oiseuses, car elle n'ignore rien de ce qui vous
concerne, et c'eût été à moi de lui demander des nouvelles de chez
nous. Je vis que ma présence la mettait au supplice et que ses yeux
cherchaient la pendule malgré elle pour compter les minutes in-
supportables de ma présence. Je pris mon chapeau en lui disant que
je vous avais à peine vu et que d'ailleurs je ne voulais pas la gê-
ner. — Tu as raison, me répondit-elle. Tu ne peux plus venir comme
autrefois, je suis seule à la maison, et ce ne serait pas convenable;
mais, si tu vas dimanche voir Jaquet à Ghampgousse, nous nous y
rencontrerons. — Je ne sais pas si j'ai répondu quelque chose. Je
suis parti courant comme un brûlé, j'ai été moi-mêiie chercher
Prunelle à l'écurie, j'ai repris ventre à terre le chemin qui devait
me ramener ici. Et puis je me suis arrêté court en me demandant
si je ne rêvais pas, si je n'étais pas fou. Miette Ormonde infidèle ou
dépravée cachant un amant dans sa maison ! Non, ce n'est pas pos-
sible, me disais-je;... mais je veux savoir et je saurai! J'irai voir
Jacques. Je le questionnerai franchement. Il est honnête homme, il
est mon ami, il me dira la vérité.
J'ai donc pris le chemin de traverse qui mène à Ghampgousse.
Je me suis un peu perd i, il faisait tout à fait nuit. Enfin j'arrive
dans l'obscurité, j'entrevois la masse des bàtimens qui ne me paraît
pas notablement changée. Je mets pied à terre au milieu des chiens
furieux. Je cherche la porte du logis de maître, et tout à coup cette
492 REVUE DES DEUX MONDES.
porte s'ouvre. Dans la lumière projetée de l'intérieur, je vois se
dessiner la monumentale silhouette de Jacques Ormonde dans la
tenue d'un homme qui sort de son lit.
Il se jette dans mes bras , me serre vigoureusement dans les
siens, s'écrie en riant qu'il était couché et qu'il s'en est fallu de peu
qu'il ne prît son fusil pour me recevoir. Au vacarme que faisaient
ses chiens, il avait cru à l'approche d'un voleur. 11 s'empare de
Prunelle, et, toujours à moitié nu, la conduit lui-même à l'écurie,
où je le suis pour l'aider à la débrider. — Laisse, laisse-moi faire,
me dit-il; tu n'y verrais pas. Moi, je vois la nuit comme les
chouettes, et puis je sais où tout se trouve. En effet il arrange tout
dans les ténèbres, donne de l'eau, du grain , du fourrage à sa pe-
tite amie Prunelle, revient sans avoir éveillé personne, distribue de
plantureux coups de pied à ses chiens qui grognent encore après
nioi, et me fait entrer dans son pavillon, dont le seul luxe consiste
en fusils de tout calibre et pipes de toute dimension. Pas un livre,
pas d'encrier, pas de plumes, absolument comme dans sa chambre
d'étudiant au quartier latin.
— Ah çà, depuis quand es-tu arrivé au pays? — Depuis tantôt
dans l'après-midi. — Et tu viens me voir tout de suite? C'est gen-
til, ça! et je t'en remercie. On va bien chez toi? Ma foi, il y a bien
un grand mois que je n'ai vu tes parens. J'ai tant à faire ici! Je ne
peux pas quitter; mais ils savaient où je perche depuis ce temps-là,
puisque tu viens m'y surprendre?
— Ils n'en savaient absolument rien, car ils m'ont envoyé à Yi-
gnolette, où je comptais te trouver.
Ici la figure expressive de Jaquet s'altéra. Tu sais que le gros
garçon rougit comme une demoiselle à la moindre surprise. Il s'é-
cria sur un ton d'effroi et de détresse : — Tu viens de Vignolette?
Tu as vu... ma sœur?
— Rassure-toi, lui répondis-je, je n'ai vu qu'elle.
— Tu n'as w quelle? Elle t'a donc dit...
— Elle m'a tout dit, répondis-je avec aplomb, voulant à tout prix
profiter de son émoi pour lui arracher la vérité.
— Elle t'a dit,... mais tu n'as pas vu Vautre?
— Je n'ai pas \\i Vautre.
— Elle t'a dit son nom?
— Elle ne m'a pas dit son nom.
— Elle t'a recommandé le secret?
— Elle ne m'a rien recommandé.
— Eh bien! je te le demande, moi, au nom de l'honneur, au nom
de l'amitié que tu as pour nous. Pas un mot de ce que tu as sur-
pris! Tu le jures?
LA TOUR DE PEllCEMONT. A 93
— Je n'ai pas besoin de jurer dès qu'il s'agit de l'iionneur d'E-
milie.
— C'est juste! Je suis un imbécile. Or donc tu vas te rafraîchir
et allumer une pipe, un cigare,... lequel veux-tu? prends, choisis.
Je descends à la cave.
— Ne prends pas cette peine.
— La peine n'est pas grande, reprit-il en ouvrant une trappe
au milieu de sa chambre. J'ai toujours ma provision sous la main.
Et en un instant il descendit deux marches et remonta portant
un panier de bouteilles de tous les crus de ses vignes.
— Je te remercie, lui dis-je, mais j'ai perdu l'habitude de boire
du vin en guise de rafraîchissement. As- tu de Veau piquante?
— Pardieu ! la source acidulée coule à ma porte. En voilà de
toute fraîche, mets-y un peu d'eau-de-vie. Tiens, voilà de la fine
Champagne et du sucre, fais-toi un grog! — Je vis qu'en me ser-
vant à lija guise il débouchait son vin pour se servir à la sienne,
et, sachant comme le vin lui délie la langue, je feignis une grande
soif pour l'exciter à boire de son côté. J'espérais la révélation du
grand secret; mais il eut beau engouffrer le vin de ses coteaux, il
rompit toujours les chiens avec une adresse dont je ne l'aurais pas
cru capable.
D'ailleurs je me lassai vite du rôle d'agent provocateur. Qu'a-
vais-je besoin de savoir le nom du monsieur qui me remplace dans
le cœur d'Emilie. J'aurais cru qu'elle médirait avec franchise : Je
ne t'aime plus, j'en épouse un autre. Jacques avait l'air de croire
qu'elle me l'avait dit. Je voulus aller droit au fait, et je l'interrom-
pis au milieu de ses digressions pour lui dire: — Parlons donc d'af-
faires sérieuses. A quand le mariage?
— Mon mariage? répondit-il avec candeur. Ah! voilà! Qui sait?
J'ai encore un mois à attendre avant de pouvoir me déclarer ou-
vertement.
— ïu as donc des projets de mariage pour ton compte?
— Oui, de grands projets! mais permets-moi de ne te rien dire
de plus, je suis très amoureux et j'espère épouser, voilà tout. Dans
un mois, c'est à toi le premier que j'ouvrirai mon cœur.
— C'est-à-dire que tu ne me l'ouvriras jamais sur le présent
chapitre, car, dans un mois, tu l'auras oublié, et tu en commence-
ras un autre.
— Je suis volage, c'est vrai. J'en ai donné trop de preuves pour
le nier; mais cette fois c'est sérieux, très sérieux, ma parole d'hon-
neur.
— Soit; mais je ne te parlais pas de ton mariage. Ne fais pas
semblant de te méprendre. Je te parlais du mariage d'Emilie.
h9!l REVUE DES DEUX MONDES.
— Du mariage de ma sœur avec toi? Ah! voilà! Il est remis en
question malheureusement, à mon grand regret, je te le jure !
— Remis en question est une expression charmante ! m'écriai-je
avec aigreur.
Il ne me laissa pas continuer.
— Eh bien oui, dit-il, c'est rompu. Tu ne peux pas t'en plaindre,
c'est toi qui l'as voulu. JN'as-tu pas écrit à Miette, il y a un mois
ou six semaines, une espèce de confession voilée où tu doutais de la
possibilité de son pardon et paraissais en prendre ton parti avec
une douleur très résignée? J'ai bien compris, moi, et, interrogé par
elle, je lui ai dit en riant que les plaisirs de la jeunesse n'étaient
pas chose grave et n'empêchaient pas le véritable amour de redevenir
sérieux. Elle n'a pas su ce que je voulais dire; elle m'a fait un tas
de questions, trop délicates pour qu'il me fût possible d'y répondre.
Alors elle a été voir tes parens; ton père n'y était pas. Elle a causé
avec ta mère, qui ne lui a pas caché que tu menais là-bas joyeuse
vie, et qui lui a ri au nez lorsqu'elle en a marqué de l'étonnement.
Ma chère tante a la franchise brusque quand elle s'y met. Elle a lait
clairement entendre à Miette que, si tes infidélités la scandalisaient,
la famille se consolerait aisément de son dépit. On n'était pas en
peine de te procurer un plus bel établissement. La pauvre Miette
est revenue toute penaude et m'a raconté la chose sans faire de ré-
flexions. J'ai voulu la consoler; elle m'a dit : Je n'ai pas besoin
qu'on m'apprenne mon devoir, — et, si elle a pleuré, je ne l'ai pas
vu. Je crois qu'elle a eu un gros chagrin, mais elle est trop iière
pour l'avouer, et, du moment que ta mère est contraire à votre ma-
riage, je ne crois pas que ma sœur veuille jamais en entendre parler.
Surpris et fâché de voir ma mère dans ces dispositions, mais ne
voulant pas apprendre par ceux qu'elle a blessés leurs griefs contre
elle, sentant d'ailleurs que le premier tort venait de moi, et que,
dans ma vie d'étudiant, j'avais mis à ma fidélité une lacune trop
apparente, j'ai demandé à Jacques de me laisser partir. — Je suis
fatigué, lui ai-je dit, j'ai mal à la tête, et, si j'ai du dépit, je ne
veux pas y céder en ce moment. Remettons l'explication à un autre
jour... Quand viens-tu déjeuner avec moi?
— C'est toi, répondit-il, qui viendras passer la journée avec moi
dimanche. Miette y sera, et vous pourrez tout vous dire. Tu auras
consulté tes parens, tu sauras si la fierté de ma sœur a été volon-
tairement blessée, et, comme je sais, moi, que tu le regretteras,
vous redeviendrez bons amis.
— Oui, nous redeviendrons frère et sœur, car je présume qu'elle
me dira franchement ce qu'elle eût dû me dire ce soir.
Là-dessus, nous nous sommes quittés, lui toujours gai, moi triste
LA TOUR DE PERCEMONT. 495
à mourir. J'avais en effet une migraine effroyable qui s'est dissipée
à la fraîcheur de la nuit, et à présent je suis stupide et brisé comme
un homme qui vient de tomber du haut d'un toit sur le pavé.
IV.
Quand mon fils eut achevé de parler, nous nous regardâmes
iixement, car, tout en racontant, il m'avait suivi au salon. — Je suis
assez content de ton récit, lui dis-je, il n'est pas mal clair au pre-
mier abord. Pourtant si j'avais, comme juge, à tenir compte de la
déposition détaillée d'un témoin, je lui ferais le reproché de n'avoir
pas été bien clairvoyant; je lui demanderais s'il est bien certain d'a-
voir surpris un homme chez Miette Ormonde.
— Je suis sûr des paroles que j'ai entendues. Est-ce à une femme
qu'elle eût pu dire en parlant de moi : // est là, ne vous montrez
pas ! D'ailleurs l'aveu de Jacques...
— Présente à mon sens des ambiguïtés singulières.
— Lesquelles?
— Je ne puis pas le dire. Il me faut y réfléchir mûrement et faire
une enquête sérieuse. Je me donnerai cette peine, s'il le faut, c'est-
à-dire si tu y tiens. Y tiens-tu beaucoup? Le trouble où je te vois
est-il simplement le fait de l'orgueil blessé? Es-tu offensé de voir
Emilie si susceptible et si vite consolée? Dans ce cas, ta raison et
ta bonté reprendront vite le dessus. L'affaire s'éclaircira d'elle-
même; ou Emilie se justifiera, et vous vous aimerez encore, ou elle
s'avouera engagée avec un autre, et tu iras philosophiquement à sa
noce; mais, si, comme je le crois, ton chagrin est assez profond, s'il
y a de l'amour contristé et froissé dans ton cœur, il faut qu'iîmilie
revienne à toi et renvoie le prétendant qui s'est glissé auprès d'elle
pour profiter de son dépit en ton absence.
— Emilie n'eût pas dû souffrir ce prétendant! Elle eût dû se dire
que je n'étais pas homme à disputer une femme qui se compromet
et se livre par vengeance ! Je la regardais comme une espèce de
sainte, elle n'est plus à mes yeux qu'une petite coquette de village
sans consistance et sans dignité.
— Alors tu ne dois pas la regretter, et tu ne la regrettes pas ?
— iNon, père, je ne la regrette pas. Je n'avais plus envie de me
marier; mais, si je l'eusse retrouvée telle que je la connaissais ou
croyais la connaître, j'eusse engagé ma liberté par respect pour elle
et pour vous. A présent je me réjouis de pouvoir rompre mon lien
sans vous affliger et sans me soucier du regret qu'elle en pourra
ressentir.
Je ne pus obtenir de mon fils un aveu attendri de sa douleur. Il
llQQ REVUE DES DEUX MONDES.
fut raicle et fier au point de m'ébranler et de me faire croire qu'il
se consolerait facilement. 11 était tard, nous convînmes de ne rien
dire à ma femme et de remettre au lendemain notre jugement
calme sur l'étrange événement de la soirée.
Le lendemain, il dormit tard, et je n'eus pas le loisir de causer
avec lui. Dès les neuf heures, ma femme m'annonça la visite de
M""" la comtesse de Nives. J'étais en train de me raser et j'engageai
M"'^ Chantebel à tenir compagnie à cette cliente jusqu'à ce que je
fusse prêt.
— Non, me dit-elle, je n'ose pas. Je ne suis pas assez bien mise.
Cette dame est si belle, elle a l'air si noble! un carrosse magni-
fique, des chevaux,... ah! de vrais chevaux anglais, un cocher qui
a l'air d'un grand seigneur, un domestique en livrée,!
— Tout cela t'a éblouie, dame de Percement !
— Ce n'est pas le moment de plaisanter, monsieur Chantebel.
Que fais-tu là, à essuyer dix fois ton rasoir? Dépêche-toi!
— Je ne peux pourtant me couper la gorge pour te faire plaisir.
Gomme te voilà pressée aujourd'hui de me voir courir auprès de
cette comtesse! Hier tu me blâmais d'accepter si vite sa clientèle!
— Je ne l'avais pas vue. Je ne pensais plus que c'était du si
grand monde. Allons, voilà ta cravate blanche et ton habit noir.
— Ma foi non! nous sommes à la campagne, je ne me mettrai
pas en tenue à neuf heures du matin.
— Si fait, si fait, s'écria ma femme en me mettant malgré moi
la cravate de cérémonie, je veux que tu aies l'air de ce que tu es !
Pour couper court, je dus céder et je passai dans mou cabinet,
où m'attendait M"" de Nives.
Je ne l'avais jamais vue que de loin, aux lumières, et ne m'at-
tendais pas à la trouver si belle et si jeune encore. C'était une
femme d'environ quarante ans, grande, blonde et mince. Ses ma-
nières étaient excellentes; sauf le roman de sa vie, que je savais
grosso modo, l'opinion ne lui reprochait rien.
— Je viens, monsieur, me dit-elle, vous demander conseil dans
une affaire très délicate, et vous me permettrez de vous raconter
mon histoire, dont vous ne savez probablement pas tous les détails.
Si j'abuse de vos moments...
— Mon temps vous appartient, — répondis-je, et, l'ayant instal-
lée dans un fauteuil, je l'écoutai.
u Je m'appelle Alix Dumont. J'appartiens à une famille honora-
ble, mais pauvre, qui m'éieva dans l'amour du travail. J'ai été pro-
fesseur dans divers pensionnats de jeunes filles. A vingt-huit ans,
J'entrai comme institutrice chez la comtesse de Nives pour faire
l'éducation de Marie, sa ûlle unique, alors âgée de dix ans.
LA TOUR DE PEnCEMONT. 497
« M'"^ de Nives me témoigna beaucoup d'estime et de confiance
Sans ses bontés, je n'eusse pu supporter le caractère indiscipliné
et l'humeur fantasque de Marie. C'était une enfant sans raison et
sans cœur, que personne n'avait pu réduire. Cette triste beso"ne
me fut très pénible, et quand, deux ans plus tard, M""^ de INives
mourut en me recommandant sa fille, je suppliai le comte de INives
de m'épargner une tâche au-dessus de mes forces; je voulus
partir.
(( 11 me retint, il me supplia, il me dit que sans moi sa vie était
brisée et sa fille abandonnée aux hasards d'une éducation qu'il ne
saurait pas diriger. Je dus céder. Il me mit à la tôle de sa maison,
et Marie, qui s'était vue menacée d'entrer dans un couvent si je la
quittais, se contint davantage et me supplia aussi de rester.
« Au bout d'un an de veuvage, le comte de JNives me déclara
qu'il voulait se remarier et qu'il m'avait choisie pour sa compagne.
Je refusai à cause de l'enfant, dont je pressentais l'aversion toujours
prête à éclater, et, voyant qu'il insistait, je pris la fuite sans
l'avertir. Je restai cachée quelques mois chez d'anciens amis. Il
découvrit ma retraite et vint me supplier encore d'accepter son
nom. Il avait mis Marie au couvent. Elle m'accuse aujourd'hui de
l'avoir séparée de son père. J'ai fait au contraire mon possible pour
la ramener auprès de lui. C'est le comte qui a été inflexible jusque
sur son lit de mort.
« Obsédée par une passion que malgré uioi je commençais à par-
tager, pressée par mes amis d'accepter les olfres si honorables de
M. de INives, je devins sa femme, et j'eus de lui une lille qui s'ap-
pelle Léonie, qui a aujourd'hui sept ans et qui est son vivant por-
trait.
« J'étais heureuse, car je nourrissais toujours l'espoir de réconcilier
mon mari avec sa première fille, lorsqu'il fit à la chasse une chute
à laquelle il ne survécut que peu de jours. Il laissait un testament
par lequel il m'instituait tutrice de Marie, m'attribuant la jouissance
de tous ses revenus, ma vie durant; mais ces revenus sont bien mé-
diocres, la foriune de M. de iNives provenait de sa première femme.
La terre que je gouverne et que j'habite avec ma fille appartient en
totalité à xMarie, eL le moment approche où cette jeune personne va
me demander des comptes de tutelle, contrairement aux intentions
de son père, après quoi elle nous chassera de la maison. »
Ici M""" Alix de Nives se tut et me regarda pour m'interroger,
sans émettre sa pensée.
— Vous voudriez connaître, lui dis-je, un moyen pour éluder
cette triste nécessité. Il n'y en a pas. Si par testament M. de INives
vous a attribué l'usufruit de tous ses biens, s'en rapportant à votre
TOUB XII. — 1875. 32
498 REVUE DES DEUX MONDES.
caractère et à votre loyauté pour pourvoir aux besoins et à l'éta-
blissement de ses deux filles, il n'a pu s'attribuer le droit de dispo-
ser des biens de sa défunte femme. M'apportez-vous le testament
et les deux contrats de mariage du comte de Nives?
— Oui, monsieur, les voici.
Quand j'eus examiné les pièces, je vis que le défunt s'était bercé
d'une illusion qu'il avait fait partager jusqu'à un certain point à sa
femme. 11 avait cru pouvoir lui assurer le revenu de la terre de
Nives, sauf par elle à ne point entamer ni détériorer le bien-fonds
qui revenait de droit à Marie.
— Mon mari a pourtant consulté avant de rédiger ce testament,
dit la comtesse d'un air de doute en me voyant hausser les épaules.
— Il a pu consulter, madame, mais ce n'est pas un homme de
loi qui l'a conseillé ainsi.
— Pardonnez-moi, c'est...
— Ne me dites pas qui, car je suis forcé de vous dire, moi, que
cet lionime de loi, si homme de loi il y a, s'est parfaitement moqué
de lui.
La comtesse se mordit les lèvres avec dépit. — M. de Nives, re-
prit-elle, a toujours regardé Marie comme une personne sans juge-
ment et sans raison, incapable de gérer ses aifaires. 11 la destinait
au cloître. S'il eût vécu, il l'eût obligée à se faire religieuse.
— M. de Nives pouvait se faire aussi cette illusion-là : les anciennes
familles négligent quelquefois de se renseigner sur le temps pré-
sent, et j'ai ouï dire que M. de Nives ne tenait pas toujours compte
de ce qui s'est introduit dans la législation depuis 89; mais vous,
madame, qui êtes encore jeune et que votre éducation a dû affran-
chir de certains préjugés, admettez- vous qu'on puisse forcer une
héritière légitime à donner sa démission et à prononcer le vœu de
pauvreté ?
— Non, mais la loi peut la contraindre à entrer dans une maison
de détention et prononcer son interdiction, si elle a donné des
preuves de démence.
— Ceci est une autre question ! M^'^ Marie de Nives est-elle véri-
tablement aliénée?
— Ne l'avez-vous pas entendu dire, monsieur Ghantebel?
— J'ai ouï dire qu'elle était bizarre, mais on dit tant de choses !
— L'opinion a pourtant sa valeur !
— Pas toujours.
— Vous ui'étonnez, monsieur; l'opinion est pour moi, elle m'a
toujours rendu justice, elle serait encore pour moi, si je l'invoquais.
— Prenez garde, madame la comtesse ! il ne faut pas jouer avec
la bonne renommée qu'on a su acquérir. Je crois que, si vous ten-
LA TOUU DE PEKCEMONT. Zi99
tiez de provoquer l'interdicLion de M"" de Nives, vous lui créeriez
aussitôt des partisans qui seraient contre vous.
— Est-ce à dire, monsieur l'avocat, que vous êtes déjà prévenu
contre moi ?
— Non, madame la comtesse. J'ai l'honneur de vous parler au-
jourd'hui pour la première fois et je n'ai jamais vu ]\F° de Nives;
mais examinez votre situation. Pauvre et sans nom, mais belle et
instruite, vous entrez dans une maison dont le chef, bientôt veuf,
vous épouse après avoir écarté un témoin dont la présence hostile
ne pouvait vous créer que des obstacles et des chagrins. Ce témoin
n'est qu'un enfant, mais c'est sa propre' fille qu'il éloigne de lui et
qui vous attribue son exil. Vous avez, dites-vous, fait votre pos-
sible pour la ramener. Il est fâcheux que vous n'ayez pas réussi; il
est fâcheux aussi que le testament de votre époux révèle une pré-
férence pour vous qui eiïace toute affection paternelle de son cœur.
Certaines gens pourraient croire que le malheur de i\F° Marie est
votre ouvrage et, si elle est folie, que vous avez tout fait pour
qu'elle le devînt.
— Je vois, monsieur Ghantebel, que vous avez l'oreille ouverte
à des insinuations cruelles contre moi.
— Je vous jure que non, madame la comtesse, mes réflexions
naissent de la situation où vous êtes et du conseil que vous me
demandez. Voyons, quelles sont les preuves de démence que votre
belle-fille a données?
— Il y en a plus que je ne pourrais jamais dire. Dès l'âge de dix
ans, elle a été rebelle à toute discipline, furieuse de toute con-
trainte. C'est une nature échevelée, capable de tous les égaremens,
je n'ose pas vous dire...
— Dites tout, ou ne dites rien.
— Eh bien! je crois que, malgré la claustration du couvent, elle
a trouvé moyen d'avoir plus d'une fois des relations coupables.
— Vous croyez ?
— Et vous, vous doutez? Eh bien ! il faut que je vous confie un
secret très grave. Après avoir été chez les dames religieuses de
Pdom, où l'on s'était aperçu d'une intrigue avec une personne du
dehors, elle a été transférée par mes soins chez les dames de Cler-
mont, dont le monastère est plus sérieusement cloîtré. Savez-vous
ce qu'elle y a fait? Elle a disparu dernièrement en m'envoyant une
lettre où elle me déclare qu'elle ne peut rester dans ce couvent et
qu'elle part pour Paris, où elle entrera de son propre gré au Sacré-
Cœur pour y rester jusqu'au jour de sa majorité.
— Eh bien ! il fallait la laisser faire !
— Oui, je ne demandais pas mieux, mais je devais m'assurer
que ce prétendu changement de communauté ne cachait pas un
500 REVUE DES DEUX MONDES.
enlèvement ou pis encore. J'ai d'abord supplié les dames de Cler-
mont de dire que Marie ne s'était enfuie que pour revenir chez moi,
et tout aussitôt je me suis rendue à Paris. Marie n'était pas au
Sacré-Cœur, elle n'était dans aucun autre couvent de la ville ni
des environs. Elle est évidemment en fuite et avec un homme, car
on a vu, sur le sable du jardin par où elle s'est sauvée, des traces
de bottines très grandes.
— Ceci n'est pas de la folie comme on l'entend en médecine
légale. C'est simplement de l'inconduite.
— Cette inconduite impose à la tutrice le devoir de rechercher
la coupable et de la réintégrer dans une maison religieuse des plus
sévères.
— D'accord ; y êtes-vous parvenue ?
— Non. J'ai passé tout un mois en vaines recherches, et, de
guerre lasse, je suis revenue auprès de ma petite Léonie, dont je ne
pouvais pas me séparer plus longtemps. Je n'ai encore voulu con-
fier à personne le douloureux secret que vous venez d'entendre,
mais il faut pourtant que j'agisse encore, et je venais vous deman-
der ce que je dois faire. Faut-il m'adresser aux tribunaux, à la po-
lice, à qui de droit enfin, pour que Marie soit retrouvée et arrachée
à l'infamie? Ou bien dois-je me taire, cacher sa honte et souffrir
qu'elle me ruine et me chasse de la maison de mon mari? Dans le
cas où cette fille avilie serait interdite, elle aurait encore à me
savoir gré d'avoir mis son impudeur sur le compte de la folie.
Dans le cas où je la laisserais impunie, aurais-je rempli mon de-
voir envers ma propre fille, qui va se trouver bannie et dépouillée
sans que j'aie rien tenté pour la sauver?
— Vous me permettrez de réfléchir et de bien rechercher les
faits avec vous avant de me prononcer.
— Mais c'est que le temps presse, monsieur l'avocat ! Marie aura
atteint sa majorité dans vingt-neuf jours. S'il y a quelque chose à
tenter, il serait à propos de porter à la connaissance du tribunal
et du public le fait de sa disparition avant qu'elle prenne l'avance
pour faire valoir ses droits et entrer en possession.
— Si elle est prête à faire valoir ses droits et reparaît à l'heure
dite, elle n'est pas folle, et personne ne doutera qu'elle ne jouisse
de sa raison. Vous n'auriez donc contre elle, au besoin, que le
grief d'inconduite. Il est nul du jour où cesse votre tutelle, aucun
texte de loi ne peut priver de ses droits et de sa liberté une fille
de vingt et un ans qui a fait une sottise ou un scandale un mois
auparavant. Pour prouver qu'elle est privée de raison, il faudrait
autre chose qu'une amourette à travers la grille et une évasion par-
dessus les murs d'un couvent.
LA. TOUR DE PERCEMONT. 501
V.
M"" de Nives m'écoutait attentivement, et son regard m'inter-
rogeait avec une ardeur doulourçuse. Était -elle avide d'argent et
de bien-être au point de tout risquer pour se soustraire à la resti-
tution? Était-elle mue par l'amour maternel, ou par une de ces
haines de femme qui ferment l'entendement à toute prudence? Sa
beauté avait au premier abord un caractère de distinction et de
sérénité. En ce moment, elle était si agitée intérieurement, qu'elle
me causa un vague eflVoi, comme si le diable en personne fût venu
me demander le moyen de mettre le feu aux quatre coins du monde.
Mon regard scrutateur fit hésiter le sien. — Monsieur l'avocat, dit-
elle en se levant et en faisant quelques pas, comme si elle eût eu
des crampes dans les jambes, vous êtes bien dur à persuader ! Je
croyais trouver en vous un conseil et un appui. Je trouve un juge
d'instruction qui veut être plus sûr que moi-même de la bonté de
ma cause.
— C'est mon devoir, madame la comtesse; je n'en suis pas à mes
débuis dans la carrière, je n'ai plus besoin de me faire un nom en
mettant mon talent au service de la première occasion qui se pré-
sente. Je n'aime pas à perdre un procès, et les éloges dont me
comblerait l'univers entier pour l'avoir plaidé avec habileté ne
me consoleraient pas d'avoir accepté la défense d'une mauvaise
cause.
— C'est parce que vous êtes ainsi, répondit M'"** de JNives d'un
ton caressant, c'est parce que vous avez une réputation de probité
scrupuleuse, c'est enfin parce qu'une cause soutenue par vous est
presque toujours une cause gagnée d'avance, que je voulais vous
confier la mienne. Si vous la refusez, ce sera un gros précédent
contre moi.
— Si je la refuse, niadame, il est très facile de laisser secrète
votre démarche vis-à-vis de moi. Je puis donner à votre visite un
prétexte étranger à cette affaire. Choisissez celui que vous voudrez,
et je me conformerai à vos intentions.
— Ainsi vous refusez sans aller plus loin?
— Je n'ai pas refusé, j'attends que vous me fournissiez des
preuves dout ma conscience puisse s'accommoder.
— Vous voulezplus de détails sur Marie de jNives? Eh bien! voici
son histoire, à elle! Je vous ai dit son caractère, voici des faits.
La comtesse se replaça sur son fauteuil et parla ainsi : A onze
ans, cette malheureuse enfant était déjà un inexplicable mélange
de folie délirante et de profonde dissimulation. Vous croyez que
502 REVUE DES DEUX MONDES.
ces deux dispositions se contredisent? Vous vous trompez. Pour
courir au hasard et faire l'école buissonnière avec les petits paysans
d'alentour, Marie, qui prétendait adorer sa mère et qui l'aimait
peut-être à sa façon, ne s'embarrassait nullement de lui faire de
la peine. Elle ne s'embarrassait pas non plus d'exposer sa vie dans
les exercices les plus périlleux des garçons. Dans les prés, elle sau-
tait sur les chevaux en liberté et galopait sans selle ni bride au
risque des plus graves accidens. Elle grimpait aux arbres , elle
tombait, elle revenait déchirée, souvent blessée. Là était le délire,
l'emportement d'une nature violente.
— C'était un peu, m'a-t-on dit, le caractère de son père.
— C'est possible, monsieur. Il était passionné et emporté; mais
il était sincère, et Marie est menteuse avec une certaine habileté.
Quand sa fièvre est apaisée, il n'y a pas d'histoires qu'elle ne sache
inventer pour mettre sa faute sur le compte des autres.
Quand sa mère mourut, elle fut la proie d'un désespoir qui me
parut sincère; mais peu de jours après elle se reprit à jouer et à
courir.
— Elle avait onze ans! A cet âge-là, on ne peut pas pleurer
longtemps sans une réaction violente dans le seas de la vie ac-
tive; cela arrive même parfois à des personnes faites.
— Très bien, monsieur, vous plaidez pour elle!
— Je vous l'ai dit, je ne la connais pas.
— \ous avez été prévenu en sa faveur par quelqu'un, cela est
certain. Attendez! vous avez une parente, une nièce, je crois, qui
a été au couvent avec elle à Riom;... c'était une demoiselle... Par-
don! son nom ne me revient pas. Marie l'appelaii sa chère petite
Miette.
Je ne pus me défendre de tressaillir, une vive commotion s'était
produite dans mon cerveau. Cette personne cachée la veille chez
Emilie, cachée peut-être depuis un mois, à qui elle avait dit : Ne
vous montrez pas! les quiproquos entre Jacques et mm fils, cet
espoir de mariage annoncé par Jacques comme devant lui être con-
fié dans un ?nois,... ces empreintes de grandes bottines sur le sable
du jardin des religieuses de Clerraont... Le grand Jacques Ormonde
était-il l'auteur de l'enlèvement? Miette Ormonde, l'ancienne amie
de couvent, était-elle la receleuse ?
— Qu'y a-t-il, monsieur Ghantebel? dit M'"^ de Nives, qui m'ob-
servait. J'avais mis instinctivement ma main sur mon front pour
rassembler mes idées. Étes-vous fatigué de m'entendre?
— Non, madame; j'essayais de me souvenir. Eh bien! je ne me
rappelle pas que M"^ Ormonde, ma nièce, m'ait jamais parlé de
M^'*^ de Nives.
LA TOUR DE PERCEMONT. 503
— Alors je continue.
— Continuez, j'écoute.
— Quand Marie vit que je pleurais sincèrement sa mère, elle
parut en revenir sur mon compte et m'embrassa en sanglotant, en
me reujerciant d'avoir soigné si iidèlement la moribonde. Je la crus
revenue à de meilleurs sentimens; elle me trompait. En entendant
son père me supplier de rester, elle redevint aigre et outrageante.
Je résolus alors de m'en aller, et je le lui annonçai; mais son père
avait dit qu'elle irait au couvent, et elle se mit presqu'à mes pieds
pour me retenir. Deux jours plus tard, elle me résistait et m'inju-
riait encore. Son effroi du couvent ne pouvait vaincre sa haine et
sa méchanceté.
— Mauvais caractère, aversion peut-être provoquée par la vôtre,
impétuosité naturelle, déraison de l'enfance, inconséquence dans la
passion, Si)it, je vous accorde tout cela; mais d'aliénation mentale,
je n'en vois pas encore de preuve.
— Attendez! quand son père, en mon absence, l'eut mise au
couvent en lui disant qu'elle n'en sortirait jamais, il y eut, ra'a-t-on
dit, de grandes scènes de désespoir. Les religieuses la traitèrent
avec beaucoup de douceur et de bonté. Elle prit très vite son parti,
et, comme on lui parlait du bonheur de la 'vie religieuse, elle dit
qu'elle n'était pas éloignée d'en essayer. Elle se montra effective-
ment très pieuse, et ces dames la prirent en amitié. Quand M. de
Nives, devenu mon mari, me ramena dans ce pays-ci, j'allai m'in-
former d'elle. Elle était très dissipée et très paresseuse; elle n'ap-
prenait rien, mais on la croyait bonne et sincère. Je demandai à la
voir. Elle me ht bon accueil; elle s'imaginait que j'allais la rame-
ner chez elle. Je dus lui dire que je rendrais bon compte de sa con-
duite à M. de iMves et que je plaiderais sa cause, mais que je n'avais
pas la permission de l'emmener tout de suite.
Et comme, en m'approuvant, la supérieure m'appelait madame,
Marie lui demanda pourquoi eile ne me disait pas juademoiselle . On
avait eu le tort de lui laisser ignorer que je revenais mariée et que
j'étais désormais M'"« de INives. Il fallut s'expliquer. Elle entra dans
un transport de rage épouvantable, il fallut l'emmener de force et
l'enfermer. Sa fureur passa aussi vite qu'elle était venue. Eile avait
alors treize ans et demi. Elle voulait entrer tout de suite au novi-
ciat. On lui ht comprendre avec peine qu'elle était trop jeune et
qu'en attendant elle devait travailler à s'instruire.
Elle travailla pendant un an, mais sans suite et comme une per-
sonne dont le cerveau n'est pas susceptible de la moindre applica-
tion. Les maîtresses me dirent qu'elle n'était pas méchante, mais
un peu idiote. Elles ne se trompaient qu'à demi : elle est idiote et
méchante.
504 REVUE DES DEUX MONDES.
Je ne demandais qu'à les croire, et je fus dupe de sa soumission.
Elle écrivit à son père une lettre sans style et sans orthographe,
comme l'eût écrite une enfant de six ans, pour lui dire qu'elle était
décidée à entrer en religion l'année suivante, et qu'elle demandait
seulement à revoir la chambre de sa mère et à embrasser Léonie,
sa petite sœur. Je priai M. de JNives de lui accorder cette grâce, et
je lui oilris d'aller la chercher. 11 s'y refusa énergiquement. — Ja-
mais! me dit-il. Elle m'a menacé, au lendemain de la mort de sa
mère, de mettre le feu à la maison, si je me remariais. Elle voulait
me faire jurer de ne pas lui donner une marâtre. Elle avait la tête
remplie de propos de laquais sur votre compte. Elle se promettait,
si j'avais d'autres enfans, de les étrangler. Elle est folle, et d'une
folie dangereuse. Elle est bien au couvent, la religion est le seul
frein qui puisse la calmer; écrivez-lui que j'irai la voir dans quel-
ques années, lorsqu'elle aura pris le voile.
Sur ces entrefaites, M. de iMves mourut sans avoir révoqué la
sentence. Marie montra un violent chagrin, mais résista au conseil
des religieuses, qui voulaient qu'elle m'écrivit. Elles lui dirent de
ma part que j'étais toute disposée à la reprendre avec moi, si elle
faisait la moindre démarche pour m'y faire consentir. Elle repoussa
le conseil avec fureur, disant que j'avais fait mourir son père et sa
mère, et qu'on la tuerait plutôt que de lui faire mettre le pied dans
la maison.
— Est-ce que réellement elle vous accuse...
— Elle m'accuse de tous les crnnes, n'en doutez pas! Gomment
concilier cette haine furieuse et ces outrages avec la dévotion qu'elle
manifestait alors? Pourtant je crus encore à sa vocation religieuse.
Il est des êtres terribles et insensés qui ne peuvent trouver d'a-
paisement que dans la vie mystique.
— Je crois le contraire. La vie mystique exaspère les esprits
troublés. N'importe, poursuivez.
— En dépit de sa religion apparente, Marie commençait à éprou-
ver les troubles de la nubilité, et un beau jour on découvrit qu'elle
entretenait au dehors une correspondance amoureuse avec un éco-
lier dont on n'a pas su le nom , mais dont l'orthographe était à la
hauteur de la sienne.
C'est alors que j'ai fait transférer Marie, qui devenait trop grande
pour courir de pareils dangers (elle avait déjà près de quinze ans)
au couvent cluitré des dames de Clermont; elle s'y est niontrée
très rebelle d'abord, et puis très douce, et puis très dissipée; elle
changeait de caractère et de disposition tous les quinze jours. J'ai
toutes les lettres de la supérieure qui me la dépeignent connue une
véritable folle. Marie n'est même pas bonne à faire une religieuse.
Elle ne pourra jamais s'astreindre à aucune règle, elle est privée
LA TOUR DE PERCEMONT. 505
d'intelligence , et le moindre raisonnement l'exaspère ; alors elle a
des attaques de nerfs qui frisent l'épilepsie; elle crie, elle veut
tout briser, elle cherche à se tuer. On a peur d'elle, on est forcé de
l'enfermer. On fournira à ce couvent toutes les preuves dont j'ai
besoin, et j'en ai déjà une certaine quantité que je vous remettrai
si vous acceptez la défense de mes légitimes intérêts.
— Et si je ne l'acceptais pas, que feriez-vous, madame la comtesse?
Renonceriez-vous à une poursuite qui offre des dangers sérieux à
l'honneur des deux parties? Je veux croire que les preuves tenues
par vous en réserve sont accablantes pour M"" de Nives. J'admets
même que vous réussissiez à savoir où elle s'est cachée et que vous
ayez les moyens de la déshonorer en constatant une folie honteuse,
ne craignez-vous pas que l'avocat qui défendra sa cause ne vous
impute le malheur de cette fille sacrifiée par son père, repoussée,
persécutée (on le dira), portée au désespoir par votre aversion? Si
vous vouliez suivre mon conseil, vous en resteriez là, vous laisse-
riez ignorer la fuite de M"^ de Nives, vous attendriez sa majorité si
prochaine. Si elle ne reparaissait pas à cette époque, votre cause
deviendrait meilleure, peut-être bonne. Vous seriez en droit de faire
des recherches et de mettre la police sur pied; alors nous trouve-
rions probablement des motifs de certitude sur \' incapacité. Nous
les ferions valoir. Ma conscience n'aurait plus lieu d'hésiter. Réflé-
chissez, madame, je vous supplie de réfléchir.
— J'ai réfléchi avant de venir ici, répondit M""'^ de Nives d'un ton
sec, et j'ai même résolu de n'écouter aucun conseil qui aurait pour
résultat ma ruine et celle de ma fille. Si j'attends les événemens,
ils peuvent en effet m'être favorables; mais s'ils ne le sont pas, si
Marie est reconnue, en dépit de ses égaremens , capable de gérer
ses biens^ je n'ai plus d'armes contre elle.
— Et vous en voulez absolument? Qu'elle soit innocente ou non,
vous voulez à tout prix sa fortune?
— Je ne veux pas sa fortune, qui demeure inaliénable. J'en veux
la gestion, selon le désir de mon mari.
— Eh bien ! vous ne prenez pas le chemin pour réussir, si vous
travaillez au déshonneur de l'héritière. A votre place, j'attendrais
qu'elle se montrât pour tâcher de faire une transaction avec elle.
— Quelle transaction?
— Si elle a réellement gâté sa vie, vous pouvez lui faire sentir
le prix du silence généreux que vous aurez gardé et l'amener peut-
être à ne pas vous demander de comptes de tutelle jusqu'à ce jour,
— Lui vendre ma générosité? j'aimerais mieux la guerre ouverte;
mais s'il n'y avait pas d'autre moyen de sauver ma fille, j'en passe-
rais par là. Je réfléchirai, monsieur, et si je suis votre conseil, me
promettez-vous de me servir d'intermédiaire?
506 REVUE DES DEUX MONDES.
— Oui, s'il m'est bien prouvé que votre belle-fille est perdue et
qu'elle a besoin de votre silence. Ce sera agir dans son intérêt
comme dans le vôtre, car vous ne me paraissez pas disposée à être
généreuse pour le plaisir de l'être?
— Non, monsieur, je suis mère, et je ne sacrifierai pas ma fille
pour être agréable à mon ennemie; mais vous parliez de comptes
de tutelle. A-t-elle donc le droit de m'en demander de bien rigou-
reux ?
— Sans aucun doute, et, comme elle a été élevée au couvent, il
sera facile d'établir à peu de chose près ce que vous avez dépensé
pour son éducation et son entretien. Ce ne sera pas un gros chiffre,
et, si je suis bien informé, le revenu de la terre de Nives s'élève à
trente-cinq ou quarante mille francs par an.
— On exagère !
— Les fermages feront ïoi. Mettons trente mille francs seule-
ment. Depuis une dizaine d'années, vous touchez ce revenu, vous
avez fait votre calcul?
— Oui, si on me force à restituer ce revenu, je suis absolument
ruinée. M. de Nives n'a pas laissé cent mille francs de capital.
— Avec cela, si on ne vous réclame rien dans le passé et si vous
avez eu, comme je n'en doute pas, la prudence de faire quelques
économies, vous ne serez pas dans la misère, madame la comtesse.
Vous passez pour être une personne économe et rangée. Vous avez
de l'instruction et des talens, vous ferez vous-même l'éducation de
votre fille et vous lui apprendrez à se passer de luxe ou à s'en pro-
curer par son travail. En tout cas, vous pourrez avoir toutes deux
une existence indépendante et digne. Ne mettez pas dans votre vie
l'issue désastreuse d'un procès qui ne fera pas honneur à votre ca-
ractère et qui vous coûtera fort cher, je vous en avertis. Il n'y a
rien de si long et de si difficile que d'obtenir l'interdiction d'une
personne, même beaucoup plus aliénée que M"" de Nives ne me
paraît l'être.
— Je réfléchirai, répondit M'^" de Nives; je vous l'ai promis. Je
vous remercie, monsieur, de l'attention que vous avez bien voulu
m' accorder, et vous demande pardon du temps que je vous ai fait
perdre.
Je la reconduisis jusqu'à sa voiture et elle repartit pour sa terre
de Nives, située à cinq lieues de Riom, sur la route de Glermont. Je
remarquai, car j'ai l'habitude de remarquer tout, que les chevaux
anglais qui avaient ébloui ma femme étaient de vraies rosses, et que
les domestiques à livrée étaient fort râpés. Cette femme ne sacri-
fiait rien au luxe, cela devenait évident pour moi.
Ma femme et mon fils m'attendaient pour déjeuner. — Je ne dé-
jeune pas, leur dis-je. Prenez votre temps. Moi, j'avale une tasse
LA TOUR DE PERGEMONT. 507
de café pendant qu'on mettra Bibi au tilbury. Je ne rentrerai pas
avant trois ou quatre heures.
Pendant que je donnais mes ordres, j'examinais mon fils à la dé-
robée. II me semblait avoir les traits altérés. — As-tu bien dormi?
lui demandai-je.
— On ne peut mieux, répondit-il. J'ai retrouvé avec délices ma
jolie chambre et mon bon lit.
— Et que vas-tu faire de ton après-midi ?
— J'irai avec toi, si je ne te gêne pas.
— Tu me gênerais, je te le dis franchement. J'espère te dire ce
soir que tu ne me gêneras plus jamais. Et même... je te demande
de ne pas t'éloigner, parce que, pour te dire cela, je peux revenir
d'un moment à l'autre.
— Mon père, tu vas chez Emilie? Je te supplie de ne pas la ques-
tionner, de ne pas lui parler de moi. Je souffrirais morteliement de
la voir revenir à moi après en avoir accueilli ua autre. J'y ai réflé-
chi, je ne l'aime plus, je ne l'ai jamais aimée !
— Je ne vais pas chez Emilie. Je sors pour une affaire de clien-
tèle. Pas un mot d'Emilie devant ta mère.
M"'^ Chantebel revenait avec mon café. Tout en le prenant, j'en-
gageai Henri à examiner le vieux château et à y choisir la pièce
qu'il voulait faire arranger comme rendez-vous de chasse. 11 me
promit de ne pas songer à autre chose, et je montai seul dans mon
petit cabriolet. Je n'avais pas besoin de domestique pour conduire
le paisible et vigoureux Bibi. Je ne voulais pas de témoins de mes
démarches.
Je pris la route de Riom comme si j'allais à la ville; puis, incli-
nant sur ma gauche, je m'engageai dans les chemins sableux et
ombragés qui conduisent à Ghampgousse.
Je faisais mon thème, mais, comme dans les conseils à donner il
faut tenir compte du caractère et du tempérament des personnes
* plus que des faits et de la situation, je repassais dans mon esprit
les antécédens, les qualités et les défauts de mon neveu Jacques
Ormonde. Fils de ma sœur, qui était la plus belle femme du pays,
Jacques avait été le plus bel enfant du monde, et, comme il avait
la bonté, qui est compagne de la force, nous l'adorions tous; mais
c'est un malheur pour un homme qiie d'être trop beau et de se
l'entendre dire. L'enfant fut paresseux et l'adolescent de\intfat.
Quelle plus douce chose, à cet âge où l'on rêve l'amour, que de lire
un accueil hardi ou craintif, ému en tous les cas, dans les yeux de
toutes les femmes? Jacques eut de précoces succès; sa force hercu-
léenne ne s'en ressentait pas trop, mais sa force intellectuelle suc-
comba à ce raisonnement captieux : si, sans cultiver mon être mo-
508 REVUE DES DEUX MONDES.
rai, j'arrive d'emblée aux triomphes qui sont le but fiévreux de la
jeunesse, qu'ai-je besoin de perdre mon temps et ma peine à m'in-
struira?
Aussi ne s'instruisit-il pas, et c'est tout au plus s'il parvint à ap-
prendre sa langue. Il avait de l'esprit naturel et cette sorte de faci-
lité qui consiste à s'assimiler le dessus du panier sans se soucier
de ce qu'il y a au fond. Il pouvait parler de tout avec enjoue-
ment et passer pour un aigle aux yeux des ignorans. Élevé à la
campagne, il connaissait bien le rendement et la culture de la terre.
Il savait tous les trucs des maquignons et tirait bon parti de son
bétail et de ses denrées. Les paysans le regardaient comme un ma-
lin et tous le consultaient avec respect. Son honnêteté proverbiale
avec les honnêtes gens, sa franchise familière et cordiale, son infa-
tigable obligeance, le faisaient aimer. Il n'eût pas fallu dire dans
les fermes et villages d'alentour que le grand Jaquet n'était pas le
meilleur, le plus beau et le plus intelligent des hommes.
Au sortir du collège, où il n'avait rien appris, il alla faire son
droit à Paris, où il apprit ce qu'il appelait faire la noce. Ses années
d'étude furent une fête perpétuelle. Riche, généreux, avide de plai-
sirs et toujours prêt à ne rien faire, il eut de nombreux amis, man-
gea son revenu gaîment, dépensa largement sa jeunesse, sa santé,
son cerveau, son caractère, et nous donna l'inquiétude de le voir
prolonger indéfiniment ses prétendues études.
Mais au fond de toute cette légèreté le beau neveu tenait de sa
race un moyen de salut efficace. Il aimait la propriété, et quand
il vit qu'il fallait quitter cette joyeuse vie ou entamer sérieuse-
ment son capital, il revint au pays et n'en sortit plus.
Sa terre de Ghampgousse était bien affermée, mais le bail finis-
sait, et il sut le renouveler avec une notable augmentation sans
chasser ses fermiers, dont il trouva le secret de se faire adorer quand
même. Il conçut le projet de faire bâtir une belle maison, mais il ne
se pressa pas. Vignolette, la maison paternelle, était échue en par-
tage à sa sœur Emilie. C'était une habitation charmante dans sa
simplicité : un enclos luxuriant de fleurs et de fruits, un pays ado-
rable de fraîcheur et de grâce, dans cette fertile région qui s'étend
entre le cours de la Morge et les dernières coulées de lave des
monts Dômes vers le nord. Miette tenait si tendrement à cette ha-
bitation, où elle avait fermé les yeux de ses parens, qu'elle avait
préféré laisser à son frère la meilleure part en terres de l'héritage,
et garder son vignoble et sa maison de Vignolette. Elle y avait vécu
seule avec ma vieille sœur Anastasie pendant l'absence de Jacques,
elle avait soigné avec tendresse cette bonne tante, qui était morte
dans ses bras, lui léguant tout son avoir, qui consistait en une cen-
LA TOUn DE TERCEMONT. 509
taine de mille francs placés en rentes sur l'état, et dont elle lui
avait remis les titres sans faire de testament.
Miette, en recueillant ce legs, avait écrit à son frère à Paris : « Je
sais que tu as des dettes, puisque tu as chargé notre notaire de
vendre ta prairie et le bois de châtaigniers. Je ne veux pas que tu
entames ton bien. J'ai de l'argent; te faut-il cent mille francs? Je
les ai, et ils sont à toi. »
Les dettes de Jacques n'avaient pas atteint la moitié de ce chiffre.
Elles furent payées, et il revint, résolu à n'en plus faire.
11 avait accepté de demeurera Yignolette chez Emilie, que la mort
de sa tante laissait seule, et il avait remis ses projets de construc-
tion à Champgousse jusqu'au jour où Emilie serait mariée.
Depuis deux ans qu'il avait vécu avec elle, sa vie de libertinage
avait pris un caractère pratique fort étrange. Il cachait avec soin ses
équipées à la bonne Emilie, et cela était assez facile vis-à-vis d'une
personne vivant dans une retraite absolue et ne sortant presque ja-
mais de chez elle. Il avait des rendez-vous de chasse de tous côtés,
et s'y trouvait avec ses amis en partie de plaisir à toutes les épo-
ques de l'année. Il ne paraissait pas dans le monde de Riom, où
l'austérité bourgeoise eût gêné ses allures; mais il avait toujours,
soit là, soit à Glermont, quelque affaire qui l'aidait à cacher des
relations mystérieuses dont il faisait volontiers la confidence à tout
le monde. Seulement, comme il était un roué fort naïf, il ne com-
promettait que des femmes déjà très compromises, et, comme il
était devenu pratique, il savait être généreux sans être prodigue.
Jacques marchait vers la trentaine et n'avait jamais parlé de se
marier. Il se trouvait si heureux de sa liberté et en usait si bien ! Sa
beauté s'était fort épaissie; son teint de jeune fille avait pris un éclat
violâtre qui contrastait avec sa chevelure d'un blond argentin.
C'était une de ces figures qu'on voit de loin, haute en couleur, de
grands traits, un beau nez aquilin, frémissant, que faisaient res-
sortir deux signes autrefois charmans, maintenant un peu verru-
queux. Le menton tendait à se relever sous la barbe soyeuse et
fine, d'un ton clair, qui se détachait comme une touffe d'épis murs
sur un champ de coquelicots. Le regard était toujours vif, aimable,
trop étincelant pour redevenir tendre. La bouche était restée saine
et riche, mais le charme du sourire était effacé. On sentait que le
vin et d'autres excès avaient moissonné la fleur d'une jeunesse qui
eût pu être splendide encore, et Henri définissait très justement
l'aspect saisissant, agréable et légèrement grotesque de son cousin
en disant de lui : — C'est un polichinelle encore jeune et bon.
Ayant récapitulé tout ce qui précède pour savoir comment j'ou-
vrirais le feu avec lui, j'arrivai à la porte de sa ferme. On me dit
510 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il était dans un petit bois voisin et qu'on allait l'appeler. Je con-
fiai Bibi aux garçons de ferme, et me mis de mon pied léger à la
recherche de mon cher neveu.
VI.
Je m'attendais à le voir en chasse, je le trouvai étendu sur le gazon
et dormant sous un arbre. Il dormait si serré que je dus le cha-
touiller du bout de ma canne pour l'éveiller. — Ah! mon oncle!
s'écria-t-il en se dressant d'un bond sur ses grands pieds, quelle
bonne surprise, et que je suis content de vous voir! Justement je
pensais à vous!
— C'est-à-dire que tu rêvais de moi?
— Oui peut-être; je dormais? N'importe, vous étiez dans mon
idée. Je vous voyais Mché contre moi; ce n'est pas vrai, n'est-ce
pas?
— Pourquoi serais-je fâché?
— C'est qu'il y a bien longtemps que je n'ai été vous voir; j'ai
tant d'occupation ici ! ,
— Je m'en aperçois bien. La fatigue t'accable, c'est pour cela que
tu es forcé de faire la sieste n'importe où.
— Yenez voir mes plans, mon oncle, vous me donnerez vos
conseils.
— Une autre fois. Je suis venu pour te demander un renseigne-
ment. Tu connais, m'a-t-on dit, une jeune personne qui s'appelle
M"« de Nives?
A cette brusque attaque, Jacques tressaillit. — Qui vous a dit
cela, mon oncle? Je ne la connais pas.
— Mais tu connais des gens qui la connaissent, quand ce ne se-
rait que Miette! Elle a dû te parler quelquefois de son ancienne
amie de couvent?
— Oui, non, attendez! Je ne me souviens pas. Vous voudriez...
Qu'est-ce que vous voudriez donc savoir?
— Je voudrais savoir si elle est idiote.
Ce mot brutal tomba comme une seconde pierre sur la tête de
Jacques, et son teint vermeil pâlit légèrement. ~ Idiote ! M"^ de
Nives idiote ! qui prétend cela?
— Un père de famille qui est venu me consulter ce matin, parce
qu'un de ses fils veut demander cette jeune personne en mariage
dès qu'elle sortira du couvent. Eh bien ! ce père a ouï dire que la
demoiselle ne jouissait pas de sa raison, qu'elle était épileptique»
folle, ou imbécile.
— Ma foi,... reprit Jacques, qui, à peine revenu de sa surprise,
LA TOUR DE PERCEMONT. 511
commençait à se remettre en garde, je ne sais pas, moi ! comment
le saurais-je?
— Alors, si tu ne sais rien, je vais trouver Miette, qui sera mieux
informée et me renseignera volontiers.
De nouveau Jacques se troubla. — Miette ira vous trouver, mon
oncle? il n'est pas nécessaire d'aller chez elle.
— Pourquoi n'irais-je pas? ce n'est pas si loin !
— Elle est probablement sortie aujourd'hui. Elle avait des em-
plettes à faire à Riom.
— N'importe, j'irai, et, si je ne la trouve pas, je lui laisserai un
mot pour qu'elle m'attende demain.
— Elle ira chez vous, mon oncle. Je lui ferai savoir que vous
l'attendez.
— Ah çà, tu crains donc bien de me voir aller à Vignolette?
— C'est pour vous épargner de la peine inutile, mon oncle!
— Tu es bien bon 1 Je crois plutôt que tu crains de me laisser
surprendre un secret !
— Moi? Gomment? Pourquoi dites -vous cela?
— Tu sais bien que, pas plus loin qu'hier soir, Henri a décou-
vert que Miette lai cachait un secret très douloureux pour lui, pour
moi par conséquent.
— Pour vous, pour lui ? Je n'y suis pas, mon oncle !
— Quelle comédie joues-tu là? N'as-lu pas tout avoué à Henri?
— Il vous a dit... Je n'ai rien avoué du tout.
— Tu lui as avoué que Miette avait chez elle un amoureux pré-
féré et que mon fils n'avait plus qu'à se retirer.
— Moi, j'ai avoué cela? Jamais, mon oncle, jamais! Il y a eu
quiproquo ! Ma sœur n'a pas d'autre amoureux . Est-il possible que
vous doutiez de la probité et de la pudeur de Miette? Un amoureux
chez elle quand je n'y suis pas ! Sacrebleu, mon oncle ! si un autre
que vous me disait cela...
— Alors la personne cachée à Vignolette serait une femme.
— Ce ne peut pas être un homme, je jure que la chose est im-
possible et qu'elle n'est pas!
— Tu dois en être sûr; tu vas souvent chez Miette...
— Je n'y ai pas mis les pieds depuis un mois.
— C'est étrange! Est-ce qu'elle t'a défendu d'y aller?
— Je n'ai pas eu le temps.
— Allons donc! Ou te voit à toutes les foires des environs!
— Pour mes affaires, pas pour mon plaisir! Je ne cours plus la
prétentaine, mon oncle, je vous le jure.
— Tu songes à te marier?
— Peut-être.
512 REVUE DES DEUX MONDES.
— Avec une héritière?
— Avec une personne que j'aime depuis longtemps.
— Et qui n'est pas idiote?
— Aimer une idiote ! Quelle horreur!
— Tu ne serais pas comme ce jeune homme qui recherche M"® de
Nives pour sa fortune et qui ne s'embarrasse pas si elle distingue
sa main droite de sa main gauche? Tu conçois l'inquiétude du père
de famille qui m'a consulté sur ce point. Il regarderait son enfant
comme déshonoré, si la chose était certaine.
— Ce serait une vilenie, une lâcheté certainement; mais qui a
fait courir ce bruit-là sur M'^" de Nives? Ce doit être sa belle-mère.
— Tu la connais donc, sa belle-mère? Voyons, dis-moi ce que tu
sais!
— Mais je ne sais rien du tout ! Je ne sais que ce que l'on dit, ce
que vous avez entendu dire mille fois. Le comte de Nives avait
épousé une aventurière qui aurait chassé et persécuté l'enfant de la
première femme. On a même dit qu'elle était morte dans un cou-
vent, cette jeune fille!
— Ah! tu la croyais morte?
— On me l'avait dit.
— Eh bien! je t'apprends qu'elle est vivante, et si mes inductions
ne m'égarent pas, car elle s'est enfuie du couvent, elle est mainte-
nant cachée à Vignolette.
— Ah ! elle s'est enfuie?
— Oui, mon garçon , avec un amoureux qui a de très grands pieds,
Jacques Ormonde regarda involontairement ses pieds, et puis les
miens, comme pour faire une comparaison qui ne lui était jamais
venue à l'esprit. Peut-être jusqu'à ce jour ne s'était-il pas douté
qu'il pût y avoir une imperfection dans sa personne.
Je vis bien qu'il était démonté, et que, si je le poussais encore un
peu, il allait tout me révéler; mais j'avais voulu le pénétrer et je
ne voulais pas de confidences. Je changeai brusquement la conver-
sation.
— Parlons de ta sœur, lui dis-je, est-il vrai qu'elle soit fâchée
contre M'"« Chantebel?
— Ma tante l'a beaucoup blessée, elle lui a donné à entendre
qu'elle ne voyait pas de bon œil son mariage avec Henri.
— Je sais qu'il y a eu un malentendu entre elles, comme il y en
a eu un entre Henri et toi. J'espère que tout sera réparé, et, puis-
que tu es sûr que Miette n'a pas formé d'autres projets...
— Gela, je vous le jure, mon oncle!
— Eh bien ! je vais en cause'r avec elle. Viens avec moi jusqu'à
Vignolette.
LA TOUR DE PERCEMONT. 513
— Oui, mon oncle, jusqu'à mi-chemin, car j'ai ici des maçons
qui brouillent tous mes plans quand j'ai le dos tourné.
Quand nous fûmes à peu de distance de Vignolette, Jacques me
pria de le laisser retourner à ses travaux. Il semblait craindre d'al-
ler plus loin. Je lui rendis sa liberté, mais, quand nous nous trou-
vâmes un peu loin l'un de l'autre, je remarquai fort bien qu'il ne
retournait pas à Ghampgousse. Il se glissait dans les vignes comme
pour surveiller le résultat de ma visite à sa sœur.
Je fouettai mon cheval et lui fis doubler le pas. Je ne voulais pas
que Jacques arrivât avant moi par les petits sentiers et qu'il pré-
vînt sa sœur de mon arrivée. Cependant, comme il me fallait, pour
entrer en voiture, tourner autour de la ferme, je n'étais pas cer-
tain qu'avec ses grandes jambes et les habitudes du chasseur qui
passe à travers tout, il n'eût gagné les devans, quand je pénétrai
sans me faire avertir dans le jardin de ma nièce.
Elle était dans son verger et vint à moi, portant un panier de
pêches qu'elle venait de cueillir, et qu'elle posa sur un banc pour
m'enibrasser cordialement. — Asseyons-nous là, lui dis-je, j'ai à
te parler, et, pour m'asseoir, je relevai une ombrelle de soie blanche
doublée de rose, qui était étendue sur le banc. Est-ce à toi, ce joli
joujou? dis-je à Miette. Je ne te savais pas si merveilleuse?
— ison, mon oncle, répondit-elle avec la franche décision qui
était le fond de son âme et de son caractère. Ce joujou n'est pas à
moi, il est aune personne qui demeure chez moi.
— Et que j'ai mise en fuite?
— Elle reviendra, si vous consentez à la voir et à l'entendre; elle
désire vous parler, car depuis hier soir, je lui ai fait comprendre
qu'elle n'avait rien de mieux à faire.
— Alors tu as vu ton f^ère aujourd'hui?
— Oui , mon oncle. Je sais qu'Henri a surpris quelque chose ici.
J'ignore s'il vous l'a dit, j'ignore ce qu'il en pense; mais, moi, je
ne veux pas avoir de secrets pour vous, et j'ai dû faire comprendre
à la personne qui m'avait confié les siens que je ne voulais pas vous
faire de mensonges. Yous venez pour m'interroger, mon oncle, me
voilà prête à répondre à toutes vos questions.
VII.
— Eh bien! mon enfant, repris-je, je ne te ferai que celles aux-
quelles tu peux répondre sans rien trahir. Je ne te demanderai pas
le nom de la personne, je crois que je le sais. Je ne demanderai
pas non plus à la voir. Je ne m'intéresse qu'à ce qui concerne per-
sonnellement ton frèro et toi, car il m'importe grandement que
TOME XII. — 1875, 33
51 A REVUE DES DEUX MONDES.
Jac(fUPS ne te prenne pas pour complice d'une folie dont les consé-
quences seraient graves, fâcheuses tout au moins.
— Mon oncle, je vous Jure que je ne comprends plus ce que vous
me dites. Jacques n'est pour rien dans la décision que j'ai pri-se
d'accuellir cette personne et de la proléger autant qu'il me serait
possible.
— Tu dis que Jacques n'est pour rien... et tu le jures, Emilie? tu
n'as jamais menti, toil
— Jamais! reprit Miette avec cette expression toute-puissante de
la vérité qui n'a pas besoin de preuve pour s'imposer.
— Je te crois, ma fille, je te crois! m'ecriai-je; ainsi M"'' de... —
ne la nommons pas! — est venue chez toi, il y a un niois, seule et
de son plein gré, c'est-à-dire sans que personne te l'ait amenée en
lui peisuadant d'y venir, et sans que personne l'ait aidée à fran-
chir les murs de sa prison?
Avant de répondre, Miette hésita un instant, comme si je faisais
naître en elle un soupçon qu'elle n'avait pas encore eu. — La vé-
rité que je puis jurer, reprit-elle, la voici : un soir du mois dernier
j'étais seule ici. Jacques avait été à la foire d'Ârtonne. Il était ab-
sent depuis plus de huit jours quand j'entendis sonner à la grille.
Je pensai que c'était lui, et, tout en n)e levant, je devinai qui oe
devait être, car j'avais reçu une lettre qui m'annonçait un projet,
un espoir d'évasion, et qui me demandait l'asile et le secret. Je me
levai donc sans avertir mes domestiques qui dormaient. Je courus
à la grille; je reconnus la personne que j'attendais. Je la fis en-
trer; sa chambre était préparée à tout événement. Je n'ai eu pour
confidente que ma vieille Nicole, dont je suis sûre comme de moi-
même.
— Et cette personne était seule?
— Non, elle était accompagnée de la Charliette, sa nourrice^ qui
avait préparé de longue main et réussi à opérer sou évasion.
— Qu'est devenue cette femme?
— Elle ne s'est pas arrêtée chez moi. Elle est de Riom, et s'y est
réinstallée avec son mari. C'est une personne qui ne me plaît guère,
mais elle vient voir Marie de temps en temps pour lui dire ce que
fait sa belle-mère, qu'elle s'est chargée de surveiller.
— Dis-moi ce que Jacques a fait quand ton amie a été installée
chez toi?
— Jjicques est revenu deux jours après, et n'a pas vu ma recluse.
J'ai été au-devant de lui sur le chemin et je lui ai dit : Tu ne peux
pas remettre les pieds chez nous, cela prêterait à la médisance. J'ai
chez moi une amie qui ne doit voir peisonne. Va-t'en coucher à
Champgousse. Je te porterai tes affaires demain et je t'aiderai à
LA. TOUR DE PERCEMONT. hi^
l'installer. Tu voulais commencer à bâtir, commence; ne reviens
pas chez nous d'ici à un mois, et garde le secret le plus absolu.
Jacfjues a [)roinis de ne pas chercher à voir mon amie et de ne
parler d'elle à personne. Il a tenu pai'ole.
— Tu eu es sûre ?
— Oui, mon oncle, quand même vous penseriez que je me trompe,
reprit Miette avec fermeté; je sais toutes les légèretés qu'on peut
reprocher à nnm frèie, m<iis, pour ce qui me concerne, il n'en com-
mettra j tmais. Il sont très bien que, s'il venait ici, il serait vite
accusé de faire la cour à mon auiie, et que je jouerais, moi, un
vilain rôle.
— Quel vilain rôle, ma chère? Voilà le seul point qui m'intéresse.
Gomment jugt rais-tu ta situation, si Jacques avait des prétentions
sur cette demoiselle?
— Jacques ne peut pas avoir la moindre prétention, il ne la con-
naît pas.
— Mais je suppose...
— Qu'il m'ait trompée? C'est impossible! ce serait très mal!
Cette demoiselle est riche et noble. C'est un parti au-dessus de
Jacques; si, pour se rendre possible, il eût cherché à la connaître,
à se faire aimer, à profiler de son séjour chez moi pour la compro-
mettre, je passerais pour la complice d'une intrigue assez lâche,
ou pour une dupe parfaitement ridicule. N'est-ce pas votre avis,
mon oncle?
A mon tour, j'hésitai à répondre. Le grand Jacques me sem-
blait assez léger et assez positif en même temps pour tromper sa
sœur.
— Ma mignonne, lui dis-je en l'embrassant, personne ne t'accu-
sera jamais de tremper dans une intrigue quelconque, et s'il y
avait des gens assez malavisés pour cela, ton oncle et ton cousin
leur frotteraient les oreilles.
— Mais matante Chantebel ! reprit Miette avec uee expression
de fierté douloureuse. Ma tante a des préventions contre moi, et
peut-être déjà s'est-elle laissé dire quelque chose sur mon compte?
— Ta tante lî'a rien entendu dire. Oublie ce qu'elle t'a dit, elle
réparera son étourderie ; car elle est étourdie, ma chère femme,
je ne peux pas le nieir; mais elle est bonne et elle t'estime.
— Elle ne m'aime pas, mon oncle, je l'ai bien senti la dernière
fois que nous nous sommes vues, et elle a mis dans l'esprit d'Henri
des préventions contre moi.
— Mais moi, je ne compte donc pas? Je suis là, et je t'aime pour
quatre. Dis-moi une seule chose : as-tu toujours de l'afleciion pour
Henri?
516 RETUE DES DEUX MONDES.
— Pour Henri comme il était autrefois, oui; à présent, je ne sais
pas, c'est une connaissance à refaire. Il a changé de figure, de
langage et de manières. Il me faudrait le temps de le retrouver,
mais d'ici à quelques semaines il ne peut pas revenir chez moi, et
je ne peux pas aller chez vous, vous en savez maintenant la cause.
— Bien, remettons à quelques semaines l'examen que tu dois
faire de lui, et réponds à une dernière question. Tu connais bien la
personne à laquelle tu donnes asile?
— Oui, mon oncle.
— Tu l'aimes?
— Beaucoup. ^
— Et tu l'estimes?
— Je crois fermement qu'elle n'a jamais eu rien de grave à se
reprocher.
— Elle a de l'esprit?
— Beaucoup d'esprit et d'intelligence.
— Elle est instruite?
— Gomme on peut l'être au couvent; elle lit beaucoup mainte-
nant.
— Et de la raison, en a-t-elle?
— Beaucoup plus que la personne qui a fait son malheur et qui
la persécute.
— Assez ! Pour le moment, je n'en veux pas savoir davantage. Je
ne désire pas voir ton amie avant d'avoir quelque chose de sérieux
à lui dire.
— Ah ! mon oncle, s'écria Miette, qui ne manquait pas de péné-
tration. Je devine! Vous avez été consulté, vous êtes chargé de...
— J'ai été consulté, mais je suis tout à fait libre d'agir comme
je l'entends. Pour rien au monde, je ne m'engagerais dans une af-
faire où ton nom pourrait être prononcé aux débats; mais il n'y
aura pas d'affaire, sois-en sûre, et, s'il y en avait, je refuserais de
plaider contre celle qui est ta cliente et ta protégée. Seulement,
comme il est plutôt question jusqu'à présent de transaction, j'ai le
droit de donner de bons conseils aux deux parties. Dis donc à ton
amie qu'elle a fait une grande faute contre la prudence en quittant
son couvent à la veille d'en sortir de plein droit, et laisse- moi te
dire que tu as fait, toi, en l'y encourageant, une étourderie dont je
ne t'aurais jamais crue capable.
— Non, mon oncle, j'ai été abusée par les apparences. Marie
m'écrivait : « Je suis majeure, mais on ne se dispose pas à me
rendre ma liberté. Je n'ai pas d'autre parti à prendre que de fuir;
toi seule au monde peux me donner asile. Le veux-tu? » Je ne pou-
vais pas refuser. C'est en arrivant ici qu'elle m'a appris qu'il s'en
LA TOUR DE PERCEMONT. 517
fallait de quelques semaines qu'elle eût atteint sa majorité. Je con-
naissais bien Marie, je savais qu'elle avait un an de moins que moi,
mais je ne savais pas son jour de naissance. Quand je l'ai su, j'ai
compris qu'elle devait rester bien cachée, et j'ai pris toutes les
précautions possibles. J'y avais réussi jusqu'à présent. Marie ne
sort pas dô l'enclos, et mes métayers sont des gens sûrs et dévoués
qui ne connaissent pas son nom, qui n'ont pas vu sa figure, et qui,
sans être dans la confidence, sont assez méfians pour ne pas ré-
pondre aux questions qu'on pourrait leur faire.
— Eh bien ! ma chère fille, redouble de précautions, car, à l'heure
qu'il est, M"^ Marie est encore sous la dépendance de sa tutrice, et
celle-ci pourrait la faire amener chez elle ou reconduire au cou-
vent... entre deux gendarmes, comme on dit!
— Je le sais, mon oncle, je le sais! aussi je ne dors que d'un
œil. Si pareille chose arrivait... Pauvre Marie! je la suivrais : on
me verrait dans le pays conduite par la gendarmerie.
— Et comme Jaquet ne le soulfrirait pas,... ni moi non plus si
je me trouvais là, nous serions dans de belles affaires! L'amitié est
une bonne chose, mais je trouve que ton amie a beaucoup usé,
pour ne pas dire abusé, de la tienne.
— Elle est si malheureuse, mon oncle! si vous saviez... Ah! je
voudrais qu'elle vous parlât et vous racontât sa vie!
— Je ne veux pas la voir, je ne le dois pas. 11 m'est impossible
d'être dans la confidence de sa présence ici. Souviens-toi que cela
gâterait tout et que je ne pourrais plus lui être utile. Donc je m'en
vais, je ne l'ai pas vue, tu ne me l'as pas nommée, je ne sais abso-
lument rien. Embrasse-moi et dis à ta recluse qu'elle ne doit pas
même laisser traîner ses ombrelles dans ton jardin.
— Emportez ce panier de pêches, mon oncle, ma tante les aime.
— Non! tes pêches, quoique superbes, sont moins veloutées et
moins fraîches que toi, et comme je ne dirai pas à la maison que je
t'ai vue, je ne veux rien emporter du tout. Me permets-tu de dire
seulement à Henri que, le mois prochain, tu consentiras à refaire
connaissance avec lui?
— Vous lui direz donc, à lui, que vous m'avez vue?
— Oui, à lui seul, mais il ne saura rien de ton secret.
— Alors, mon oncle, dites-lui,... dites-lui,... ne lui dites rien;
sachez avant tout ce que ma tante a contre moi. Tant qu'elle me
sera contraire, je ne veux penser à rien.
George Sand.
{La seconde partie au prochain n".)
LE
MUSÉE-BRITANNIQUE
I.
L'HISTOIRE DU MÏÏSÉE, SES ORIGINES.
SES PROGRÈS JUSQU'A LA CONSTRUCTION D'UN ÉDIFICE SPÉCIAL.
I. Lives of Vie founders of the Brilish Muséum, wilh notices of its chief augmentors and ôther
benefaclois, i5~0--370, by Edward Edwards, London 1870. — II. liiitish Muséum, Aecounts
of the incarne and expenditure, etc. (rapports annuels imprin es par l'ordre de la chambre
des communes), ISia-lSlS. — III. liepoit front the selecl commilleeon the condition, manage-
ment and affciirs of the Brilish Muséum, 1835. — IV. Report from the selecl eommitlee on
publie, libraries, 1849. — V. Report to the commissionners appomtcd to inquire inl-o Ihe conr
slUution and government of the British Muséum, 1850. — VI. Report from the sélect eom-
mitlee on the Brilish Muséum, 1860. — Vil. Brilish Muscum, a guide to the exhibition rooms
of the departments of natural hislory and antiquiiies, 1874.
Le Musée-Britannique {Dritîsh Muséum) n'est point, comme le
Louvre à Paris , un des premiers édifices qui frappent les yeux du
voyageur quand il visite la capitale de l'Ani. leterre ; il ne décore
point, comme la Galerie nationale, une des places principales de
Londres. Quelques pas seulement, il est vrai, le séparent de l'une
des rues les plus animées et les plus brillantes; tout près de lui,
par cette interminable et large voie qui de Hyde-Park s'étend et se
prolonge sous divers noms jusqu'à la Bourse et à la Banque,
court à grand bruit le flot toujours renouvelé des piétons et des voi-
tures, cette marée vivante qui le matin vient remplir les bureaux
de la Cité, et qui le soir, plus impétueuse encore et plus pressée,
LE MUSÉE-BRITANNIQUE. 519
redescend et s'écoule par mille chemins. Malgré le voisinage d'Ox-
ford-street, les environs du musée, aujourd'hui même, font encore
songer au temps où, dans la seconde moitié du dernier si('>cle, Mon-
tagu-house, dont les bâtimens actuels occupent la place, et qui fut
le premier abri des collections naissantes, était de ce côté l'une
des dernières maisons de la ville et en marquait dans ces parages
comme la frontière septentrionale; au-delà commençaient des jar-
dins et des prés qui allaient jusqu'à la colline et au bourg d'High-
gate. Prés et jardins ont disparu depuis bien des années; bien loin
au-delà de cette ancienne limite, dans la direction du nord, de
nouveaux quartiers se sont bâtis et peuplés, avec leurs mornes files
de basses et sombres maisons, toutes semblables les unes aux au-
tres; pourtant toute cette région a gardé plus de squares qu'aucun
autre district urbain : on y voit plus d'arbres et de gazons, ne fût-ce
qu'à travers des grilles, et de beaux platanes, derniers restes d'un
petit parc dont quelques vieillards se rappellent les ombrages,
égaient de leur aimable et tendre feuillage les abords du musée.
De tous ces omnibus multicolores qui partout ailleurs se croi-
sent en tout sens et se disputent les cliens, pas un ne passe par
ces rues tranquilles et presque désertes; pas de gare souterraine
du chemin de fer métropolitain qui vomisse à la surface du sol des
bandes nombreuses de visiteurs. Les curieux viennent un à un; s'il
en est que des voitures déposent à la porte, celles-ci se hâtent de
rentrer dans le tumulte des quartiers populeux et commerçans; le
silence se refait bien vite. Au milieu même de cette ville aflairée, le
plus grand marché du monde, l'ardent foyer d'une vie politique in-
tense et passionnée, tout semble inviter ici au recueillement, à la
méditation du passé et à la recherche des lois éternelles.
On n'est donc point conduit au seuil du Musée-Britannique par
le mouvement même de la foule, on n'y arrive point, sans s'en dou-
ter, par de monumentales et solennelles avenues, comme aux Of-
fices ou au palais Pitii, comme au Gapitole ou au Vatican. Pour le
voir, il faut le chercher. C'est un soin dont on est d'ailleurs ample-
ment payé. Tout esprit cultivé, tout homme qui a l'amour de la
science et le goût des arts n'en franchira point la porte sans une
sorte d'émotion religieuse; quand il en quittera les galeries pour n'y
point revenir de sitôt, il emportera un regret, celui de partir avant
d'avoir joui de ces trésors comme il l'aurait voulu, une espérance,
celle de renouveler ce pèlerinage. C'est qu'il n'est point de curiosité
qui ne trouve ici à se satisfaire, c'est qu'aucun dépôt ne renferme,
réunies sous un même toit, des richesses aussi variées. A lui seul, le
Musée-Britannique répond à notre Muséum du Jardin des Plantes, à
notre Bibliothèque nationale, à notre Louvre; il n'y manque que la
520 REVUE DES DEUX MONDES.
peinture et la sculpture modernes, qui sont à la Galerie nationale et
à South-Kensington. Sans sortir d'une seule enceinte, les énidits
ont sous la main un admirable ensemble d'imprimés et de mnnu-
scrits qu'ils consulteront dans la salle de lecture la mieux ordonnée
et la plus commode qu'il y ait au monde ; les naturalistes disposent
de merveilleuses collections, lentement formées par les recherches
d'un peuple commerçant et navigateur; aux savans qui s'occupent
de déchiffrer les alphabets et les idiomes perdus pour rétablir les
pages déchirées du livre de l'histoire, l'Egypte et l'Assyrie, l'Étru-
rie, la Lycie et l'île de Chypre offrent quelques-unes de leurs plus
précieuses dépouilles; enfin, sans parler des bijoux, des bronzes,
des vases, des terres cuites que renferment les salles consacrées
aux antiquités grecques et romaines, sans parler même des débris
du Mausolée et des colonnes sculptées d'Éphèse , l'archéologue et
l'artiste, s'ils veulent pénétrer le secret du génie et du prestige
d'Athènes, s'ils veulent se faire quelque idée de ce que dut être le
Parthénon dans sa première fleur de beauté, quand il sortit des
mains d'Ictinos et de Phidias, ne peuvent plus se contenter d'avoir
visité et longuement étudié les ruines de l'Acropole; au voyage de
Grèce, il leur faut ajouter celui de Londres, et passer en face des
marbres d'Elgin quelques-unes de ces heures que n'oublient point
ceux qui en ont savouré les délices.
Le musée où sont rassemblés aujourd'hui tant de matériaux
scientifiques et de tels chefs-d'œuvre de l'art a été fondé, par acte
du parlement, dans le cours de l'année 1753; mais c'est seule-
ment dans la première moitié de ce siècle qu'il a pris de l'im-
portance, que l'opinion s'y est intéressée, que les pouvoirs publics
s'en sont préoccupés, et qu'ils ont commencé à lui fournir libérale-
ment les moyens de se développer et de saisir, pour augmenter ses
collections, toutes les occasions propices. Les bâtimens mêmes qu'il
occupe aujourd'hui, et où il se trouve déjà à l'étroit, ont été con-
struits de 1823 à 1852, sur les plans de Robert et de Sydney
Smirke. Quant à la nouvelle salle de lecture, dont les Anglais sont
fiers à juste titre, elle ne date que de 1856. L'édifice, de trois côtés
enveloppé de maisons, ne se montre que par sa façade tournée vers
le sud, le long de Great-Russell-street; cette façade, avec son pa-
villon central orné d'un fronton décoré par Westmacott, avec ses
deux ailes en saillie et sa haute colonnade ionique, a des défauts
de plan et d'exécution qui frappent tout d'abord un homme du mé-
tier; pour n'en indiquer qu'un, la saillie des deux ailes, auxquelles
l'architecte a donné les mêmes dimensions qu'au pavillon central,
semble diminuer celui-ci, qui se trouve plus éloigné du specta-
teur; la perspective altère ainsi les proportions au détriment de
LE MUSÉE-BRITANNIQUE. 521
l'effet général. L'ensemble ne manque pourtant pas d'ampleur et de
noblesse; par malheur, faute de place pour les ateliers et les ma-
gasins, on a bouché les portiques jusqu'au tiers environ de la hau-
teur des colonnes, on a bâti là des galeries en planches qui sont
bien tout ce qu'il y a de plus disgracieux et de plus triste à l'œil.
La balustrade de l'atiique qui surmonte l'entablement se profilerait
avec bonheur sur l'azur du ciel et le vert des platanes, si quel-
que chose se détachait jamais sous ce ciel presque toujours bas
et voilé, si tout ne s'y éteignait et ne s'y confondait dans la
brume. Le climat est vraiment ici cruel pour les architectes et les
sculpteurs! On a beau s'être servi d'une belle pierre, dont le grain
serré résiste aux intempéries de l'hiver et garde aux arêtes des
moulures toute leur netteté; les brouillards, mêlés de fumée de
charbon, déposent sur toutes les surfaces que baigne l'air du dehors
une épaisse couche de crasse et de suie. Cette teinte fuligineuse
n'est par malheur pas même uniforme; elle est tachée de blan-
cheurs importunes qui en font encore ressortir l'opacité et la lai-
deur. Tel plan vertical, le long duquel glisse librement l'eau de
pluie, est resté presque blanc ; tout ce qu'abrite une saillie est en-
fumé et sombre. C'est surtout dans les sculptures que cette inéga-
lité de ton produit un effet déplorable. On obtient ainsi un mélange
de noirs et de clairs où la couleur acquise du marbre contrarie, en
le faussant ou l'exagérant, le jeu naturel de la lumière et de l'ombre
tel que l'avait cherché l'artiste. Sous cette espèce de voile qu'in-
terrompent et que déchirent par endroits des jours mal placés, le
mouvement et le modelé des figures se dérobent.
Par ses origines, par l'âge des collections qui en ont fourni le
premier noyau, le Musée-Britaunique a donc un passé qui repré-
sente déjà plus d'un siècle, et l'Angleterre n'a rien épargné pour
que l'édilice fût digne des trésors qu'il renfermait. Il forme ainsi
comme la transition, il tient le milieu entre ces musées tout jeunes,
tels que celui de South-Kensington , qui sont nés de l'industrie
contemporaine et qu'elle a bâtis en fer, comme des halles ou des
gares, et ces vieux musées, enfans de la renaissance italienne ou
française, qui sont eux-mêmes des bâtimens admirés, des modèles
de goût, la représentation attachante et sincère d'une époque pas-
sionnée pour les arts, d'un génie original. Ce n'est point le Vatican,
les Olïices ou le palais Piiti, ni le Louvre; il n'a point, comme ces
glorieux édilices, cette beauté architecturale et, si l'on peut ainsi
parler, ce caractère personnel qui n'appartiennent qu'aux œuvres
de peuples et de siècles privilégiés; il n'a pas ce prestige des sou-
venirs lointains que le temps seul peut donner, comme seul il fait
croître ces grands chênes et ces ormes puissans qui font le charme
522 REVUE DES DEUX MONDES.
de la campagne anglaise. Ce n'est pourtant pas, comme le musée de
Souih-Keiisington, un nouveau-né qui a grandi trop vite, un parvenu
qui s'est mis dans ses meubles en jetant l'argent par les fenêtres,
en aclietani sans compter tout ce qu'il trouvait sur le marché.
Par l'esprit dont étaient animés les créateurs des collections d'où
est sorti le Musée-Biiiannique, celui-ci relève d'une double tra-
dition. C'est d'une part ce grand mouvement de recherches sur
l'histou-e et les antiquités nationales qui commence en Angleterre
vers la fin du xvr siècle, et qui ne fut pas étranger aux révo' niions
politiques du xvir; c'est d'autre part cet élan de curiosité scienti-
fique dont Bacon a donné le signal, et qui bientôt s'est poursuivi si
brillamment avec les Locke et les Newton, avec les premiers mem-
bres de la Société i^oyale; mais l'œuvre commencée avec tant d'ar-
deur par quelques homines éminens fut ensuite entravée par bien
des défaillances et des langueurs. Le germe fécond qu'ils avaient
confié au sol est resté longtemps comme endormi et presque sté-
rile. Le musée a été fondé une seconde fois, vers le commencement
de notre siècle, par l'importance qu'y ont prise en quelques années
les monumens des civilisations antiques. Alors, grâce aux sacrifices
généreusement consentis par les représentans de la nation, ce grand
dépôt s'est enrichi et augmenté avec une rapidité qui s'explique
par l'opulence du peuple anglais et par le point d'honneur qu'il s'est
fait de ne se laisser dépasser par personne dans cette voie; alors a
été bâti l'édilici^ actuel. Dans ce sens, le Musée-Biiiannique, comme
les musées de Berlin et de Munich, date du xix'' siècle; il est le fils
de celte seconde renaissance dont la flamme a jailli vers la fin du
siècle dernier sur plusieurs points de l' Europe à la fois, et que ca-
ractérisent les progrès de la critique et la prédominance de la mé-
thode historique. Par les chefs-d'œuvre de l'art attique jusqu'alors
inconnus qu'il a offerts dès 1816 aux yeux soudainenjent éblouis
des archéologues et des artistes, il niarque une époque qui a son im-
portance dans l'histoire de l'esprit humain : c'est le niotnent où le
monde iiioderne s'aperçoit que jusqu'alors l'Italie lui avait masqué
et caché la Grèce. Derrière les lettres et les arts de Rome, littéra-
ture d'imitation, arts de décadence, on a tout d'un coup vu repa-
raître le pur ^énie de la Grèce, cette mère de l'épopée, de l'ode et
du drame, de l'éloquence politique, de l'hl-stoire et de la philoso-
phie, de la Grèce, (jui dans le domaine de la plastique a découvert
ou du moins combiné ei fixé dans leurs plus heureuses proportions
les plus belles formes architecturales, et donné de la figure hu-
maine l'interpréiaiion la plus fidèle et en même temps la plus noble
qui en ail jamais été présentée. C'était comme si, dans ce loiutain
du passé,
LE MUSEE-KRITANNIQUE. 523
Dans ces grands horizons pleins de rayonnemens,
que le regard de l'historien interroge et sonde pour y retrouver les
traits et la physionomie des grands peuples d'autrefois, on voyait
soudain se dresser, par-delà les sept collines couvertes de leurs
énormes et pompeux édifices, de leurs thermes et de leurs amphi-
théâtres, l'acropole d'Athènes vue de la plaine au moment où le so-
leil couchant en caresse amoureusement les marbres et teint d'un
rose tendre la façade des Propylées, le fronton occidental du Par-
thénon et la tribune des Caryatides.
I.
Il importe de montrer comment il se fait que le Musée-Britannique
réunisse encore aujourd'hui des collections qui partout ailleurs se
sont formées et développées séparément; il importe aussi d'expli-
quer par suiie de quelles circonstances le musée, traité d'abord avec
indifférence par la couronne, le parlement et la nation , a fini par
s'imposer à leur attention et à leur intérêt. Ce qu'est aujourd'hui ce
grand établissement, dont aucun Anglais ne parle sans un légitime
orgueil, on ne saurait le comprendre, si l'on n'en esquisse rapide-
ment l'histoire. Pour bien rendre compte de ces apparentes singu-
larités, l'historien ne doit même pas s'arrêter à ce que les Anglais
appellent l'acte d'incorporation, c'est-à-dire à la prise de posses-
sion par l'état et à la charte de fondation; il lui faut remonter,
comme on aime à le faire aujourd'hui pour les hommes célèbres
dont on écrit la biographie, jusqu'au-delà du jour de naissance offi-
ciel, jusque dans la période de gestation (1).
Les écrivains anglais sont les premiers à le remarquer : le Mu-
sée-Britannique ne doit pour ainsi dire rien aux princes qui se sont
succédé, dans ces derniers siècles, sur le trône de la Grande-Bre-
tagne. Il en est tout autrement en France; dès la fin du xiv® siècle,
Chai les Y forme cette librairie du Louvre qui est devenue avec le
temps la Bibliothèque royale; plus tard, Valois et Bourbons achètent
(I) C'e-t au livre de M. Edward Edwards, Lives of tlie fouwlers of the Brilish J/u-
seum, que sont empruntés la plupart des détails q li suivent. L'ouvrage est écrit avec
quelque afîertation; il n'est pas très bien composé, et contient bitu des faits et des
discussions qui ne se rattachent que de loin au sujet; mais co n'en est pas moins un
précieux répertoire de renseignemens presque toujours puisés à dn bonnes sources st
dont beaucoup ne se trouvent nulle part ailleurs. Tous l'^s ouvriers de la première et
de la dernière heure qui ont apporté leur pierre à l'édifice, l'auteur en parle avec un
affci tueux respect auquel le lecteur s'associe volontiers. Le patrioti>;me est d'ailleur»
ici exempt de prt^jugés; M. E'Iwards sait bien ce qui a été fait sur le continent dans
l'intérêt des sciences et des arts, il l'indique avec discernement et convenance.
52/i REVUE DES DEUX MONDES.
en Italie ces chefs-d'œuvre de la peinture moderne et de la sculp-
ture antique qui sont aujourd'hui l'honneur de nos galeries natio-
nales après avoir jadis décoré les palais de nos souverains. Un Fran-
çois l*"'" ne se contente pas de faire travailler pour lui, c'est-à-dire
pour la France, les plus grands artistes de son temps, les Raphaël,
les André del Sarto, les Benvenuto Cellini; il envoie jusqu'en Orient
des savans chargés de lui rapporter des marbres , des pierres gra-
vées, des médailles, des plantes rares, et Louis XIV, dans le cours
du siècle suivant, reprend avec plus d'éclat encore toutes ces tra-
ditions des Valois. Commandes aux peintres et aux sculpteurs,
achats de manuscrits et de livres, missions scientifiques se pour-
suivent et se répètent, depuis le xvi* siècle jusqu'à nos jours, par
les ordres des rois ou de leurs principaux ministres , au nom de la
couronne, mais dans l'intérêt du pays ; les artistes ont sous les yeux
d'admirables modèles, les érudits trouvent dans ces riches collec-
tions des matériaux qu'ils s'exercent à classer et à mettre en œuvre.
La France moderne, depuis la révolution, a rattaché l'un à l'autre,
par le lien d'une administration commune, tous ces grands dépôts
de la science et de l'art, elle en a fait l'inaliénable propriété de la
nation; mais, — on ne saurait l'oublier, — les cadres en ont été
préparés, et les plus précieux peut-être des objets qu'ils renfer-
ment ont été recueillis par l'intelligente et libérale initiative de la
royauté française, dans un temps où l'on pouvait acquérir à prix
d'argent ce qui n'a plus de prix aujourd'hui, ce qui ne sortira plus
des grandes collections nationales. Si Raphaël n'avait pas peint tout
exprès pour François I"" la Sainte Fmnille du Louvre, pourrions-
nous espérer, avec toutes les ressources de notre budget, acquérir
jamais une telle merveille?
Rien de semblable en Angleterre, au moins jusqu'à la fin du der-
nier siècle, jusqu'au règne de George III. Parmi les Tudors et les
Stuarts, il y eut des princes remarquables à divers titres; mais ils
furent tous tellement absorbés par la politique, par la révolution
religieuse qu'ils provoquèrent ou qu'ils combattirent, par leurs
luttes contre les parlemens, qu'ils n'eurent point le loisir de recher-
cher ces jouissances délicates. Dans la longue série de ces princes,
on n'en compte qu'un seul chez qui les contemporains aient signalé
ces goûts et ces curiosités, et encore n'a-t-il point régné : c'est
Henry, prince de Galles, fils aîné de Jacques I". Ce jeune homme,
qui mourut à dix-huit ans, avait donné de lui la plus haute idée à
tous ceux qui l'approchaient; on s'est souvent demandé quel cours
auraient pris les alfaires de l'Angleterre et ce qui aurait été changé
dans son histoire, si Henry eût vécu, s'il avait occupé le trône à la
place de Charles P'". Quoi qu'il en soit, Henry avait la passion des
LE MUSÉE-BRITANNIQUE. 525
livres; dans sa courte vie, par de larges et judicieuses acquisitions,
il augmenta singulièrement la vieille bibliothèque privée des rois
d'Angleterre. Quant aux princes de la maison de Hanovre, on sait
combien ils avaient l'esprit épais et fermé. Ils ont eu l'honneur de
fournir aux partisans de la monarchie constitutionnelle un thème
très précieux; on a insisté sur leur médiocrité, leur ignorance, leur
égoïsme, leurs vices grossiers, et on en a rapproché la prospérité
dont l'Angleterre a joui depuis la mort de la reine Anne, et les
grandes choses qu'elle a faites pendant cette période. Nous n'avons
point à discuter ici l'argument; ce qui est certain, c'est que de pa-
reils souverains n'avaient pas l'intelligence assez cultivée, assez fine,
assez ouverte, pour s'éprendre de ce noble luxe et pour songer à
doter leur patrie adoptive du superflu^ chose si nécessaire. Seul de
toute sa race, le malheureux George III, avant que la folie ne fût
venue obscurcir et troubler sa pensée, avait fait preuve sinon d'une
haute portée d'esprit et d'une grande distinction, tout au moins
d'une curiosité assez éclairée et d'une réelle bonne volonté; il s'in-
téressait aux voyages et aux découvertes des grands navigateurs
conteM)porains ; il aimait, il respectait les livres, et même il les ou-
vrait et les lisait quelquefois.
Quant au parlement, il ne se montra, pendant toute cette pé-
riode, guère plus sensible aux avantages à retirer de la fondation
des bibliothèques et des musées. Les hommes d'état qui le dirigè-
rent pendant tout le xvii« siècle eurent une autre tâche à remplir; ii
leur fallut, à travers toute sorte de vicissitudes et de dangers, lutter
contre la prérogative royale, faire triompher la liberté politique et
religieuse. Leurs successeurs, au siècle suivant, ne furent pas moins
occupés; ils eurent à fonder la succession protestante et à fournir
aux dépenses de toutes ces grandes guéries que l'Angleterre soutint
en Europe et en Amérique, dans l'Inde, en Egypte et sur toutes
les mers, depuis les dernières années de Louis XIV jusqu'à la chute
de Napoléon. Parmi les efforts et les anxiétés de pareilles luttes, ils
sont excusables d'avoir négligé les intérêts de la science et de l'art;
personne en Atigleterre ne les accusera d'avoir perdu leur temps.
N'est-il pas naturel d'ailleurs que ces curiosités et ces goûts ne
se soit^nt répandus en Angleterre que bien après être devenus très
communs sur le continent? Ces bibliothèques, ces musées qui jouent
un si grand rôle dans la vie intellectuelle des peuples modernes,
c'est le génie de la renaissance qui les a fondés; or, dans sa période
héroïque, la renaissance fut surtout italienne et française. C'est à
Florence et à Rome qu'après bien des siècles où ce culte n'avait
plus eu d'autels on vit renaître cette adoration émue de la beauté,
ce sentiment exquis de la forme vivante, qui avait été l'honneur et
526 REVUE DES DEDX MONDES.
la joie de la Grèce. Grâce aux fréquentes expéditions de nos rois
au-delà des Alpes, la France des Valois s'initia bien vite à cette re-
ligion de l'art, et bien des âmes s'y éprirent d'un enthousiasme
sincère pour les chefs-d'œuvre retrouvés des anciens ou pour ceux
des modernes leurs émules. Il en fut de même pour les livres, qui
mettaient à la portée de tous ces textes antiques où la pensée des
grands peuples d'autrefois s'exprimait encijre plus claireuient que
dans les ouvrages de la plastique. Proches parentes et proches voi-
sines, l'Italie et la France ont cultivé presque avec la même ardeur
mêmes goûts et mêmes études; sous une même inHueiice, biblio-
thèques et musées se multiplièrent dans les deux |)ays; ;après avoir
fait l'orgueil des seigneurs et des petits piMnces, ils !^e changèrent,
à mesure que s'éteignirent les dynasties locales, en grandes collec-
tions d'état, chères au peuple qui en jouissait, célèbres dans toute
l'Europe, rendez-vous des curieux et des savans.
L'Angleterre ne se trouvait pas dans les mêmes conditions. Elle
était bien loin de cette Italie où l'antiquité s'était soudain déga-
gée de son linceul, où les marbres vivans étaient partout sortis
de terre, comme les fleurs au printemps, pour réveiller l'art en-
dormi. Les luttes religieuses et l'esprit sectaire, tout en trempant
les âmes et en les préparant à la conrjuê'e de la bhrné politique,
contribuèrent encore à isoler l'Angleierre; plus tard, les longues
guerres contre la France eurent un ellét analogue. Aujourd'hui l'An-
gleterre est en paix avec tout le coniinent et l'on va et» dix heures
de Londres à Paris; aussi, quand il fait beau, seiaii-on tenté de
prendre le détroit pour une rivière un peu plus laii^e que les au-
tres. Craignons que le chemin de fer et le bateau à vap^■ur ne faus-
sent nos appréciations historiques. Jadis l'Angletei re eiaii bien une
île, et le vers de Virgile gardait tout sou sens; on pouvait parler
des Bretons que la mer séparait de iunt le reste du. ntunde,
Penitus toto divisos orbe Britannos.
Traverser la Manche était toujours chose hasardeuse; en temps
de guerre, on tombait aux mains des croiseurs ennemis; en temps
de paix, on était à la merci d'une bourrasque. l!n vo\age sur le
continent comportait de grands risques et coûtait tp's cher; il n'é-
tait à la portée que d'un petit nombre de [)ri\iU\i;iés; il restait un
luxe trop rare pour que se répandissent dans le j^rns de la nation
des goûts qui étaient ailleurs bien moins rai-es et plus encouragés.
En dehors des questions d'alfaires et de politiipie, l'opinioi) en An-
gleterre n'était guère suscejvtible de se passiimnei- 'pie pour tout ce
qui touchait à l'interprétation de la iJihle et à sor^i autoriié.
Le rôle qui, dans l'Europe méridionale, avait appartenu aux
LE MUSÉE-BRITANKIQUE. 527
princes, S'^condôs par les classes suipérkures, ce rôle que ne ré-
clamèrent en Angleterre ni la couronne ni le parlement, de simjjles
particuliers s'en emparèrent et le remplirent avec honneur. C'est là
un des pliéiioiiièiies qui caractérisent l'Angleterre : pas de pays oii
l'état ait plus laissé à faire aux individus, et oii ceux-ci aient a/C-
cepté plus volontiers et plus brillamment exercé certaines attri-
butions ailleurs réservées aiux pouvoirs publics. Le Musée-Iiritan-
nique a dû sa naissance à des pensées et à des libéralités privées, à
la curiosité persévérante de queicjues collectionneurs passionnés, à
leur amour de la science et à leur patriotisme.
Le pn mier en date, sur cette liste des bienfaiteurs de l'Angle-
terre, c'est sir Robert Cotlon, né en 1570. On ne saurait ici, comme
les écrivains anglais, entrer dans de longs détails sur sa généalogie
et sur sa vie politique. Il suffira d'indiquer que par les femmes il
descendait de Robert Bruce, le célèbre libérateur de l'Ecosse, d'où
la signature Ho. Cation Bruceus, qu'on lit encore sur les livres pro-
venant de sa bibliothè(|ue. Quant à la part prise par lui sous trois
règnes aux all'aires [publiques, c'est assez de rappeler que, sans
être arrivé ni même avoir jamais aspiré à figurer en première ligne
dans les luttes parlementaires, ce personnage, membre influent de
la chambre des conimunes perdant de longues années, fut étioi-
tement ntêlé à toutes les graves questions qui s'agitèi^ent de son,
vivant. Esprit avisé et judicieux plutôt que brillant, souvent con-
sulté [)ar É isabeih et Jacques l"' comme l'un des homtnes qui con-
naissaient le mieux l'histoire et le droit public de l'Angleterre, il
finit par être jeté malgré lui dans l'opposition par les velléités des-
potiques de Charles l''''. D'ailleurs, dans la faveur comme dans la
disgrâce, il n'rtaii pas de ceux à qui suffisent la politique et les
perspectives qu't-lle ouvre à l'ambition. Au sortir de Canabriiige, il
s'était lié avec quelques hommes distingués que commençaient à,
préoccu[)er les antiquités nationales. Le doyen et le maître de ee
groupe, c'était Ciinden, l'illustre auteur de la Brifaiinia. Associé
aux recherches de Caniden, ayant visité avec lui plusieurs p'ovinces
de l'Angleterre, (yoiiim [»rolita de ces voyages pour réunir un grand
nombre de livres et surtout de pièces manuscrites, cariulaires,
chartes, poudlés. d »cuniens de toute espèce ayant trait à l'histoire
du pays; il' ne n {^digea pas noM plus les médailles. A ces acquisi-
tions il eiiq)Ioja la m rlleure part d'une fortune considérable [jour
le tenq)s. Ce qu'd ne pouvait acheter, il le dut souvent soit à son
propre crédit d'hoinme politique, soit à la complaisance de ses
amis et de ses nombreux correspondans. Aucun souverain anglais
n'avait encore coin|)iis liinjjortance des papiers d'état; il n'existait
point d'archives royales. Cotton put donc, sans choquer le prince.
528 REVUE DES DEUX MONDES.
réunir dans sa galerie une foule de documens qui, de nos jours,
seraient regardés comme propriété publique. Est-il vrai qu'il se soit
parfois approprié des documens sur lesquels il n'avait d'autre droit
que sa passion? Ne lui arriva- t-il point d'emprunter et de ne ja-
mais rendre? On l'en a beaucoup accusé; mais sied-il de se mettre
à ce propos en grands frais d'indignation? Un tribunal aurait peut-
être à condamner Gotton, ne fût-ce qu'à restitution; mais de tous
les historiens qui ont consulté au musée les riches recueils formés
par ses soins, pas un qui ne protestât, au moins tout bas, contre
l'arrêt. Il convient en tout cas de réclamer le bénéfice des circon-
stances atténuantes. C'est grâce à ces larcins, selon toute appa-
rence, qu'ont été sauvées les pièces ainsi détournées. Gotton était
d'ailleurs bien connu; il ne pouvait se résoudre à se séparer d'un
manuscrit curieux. C'était aux prêteurs h prendre leurs précau-
tions. (( Ne nous induisez pas en tentation, » dit à Dieu le chrétien
dans l'oraison dominicale; or prêter un objet rare à un collection-
neur, c'est soumettre le malheureux à une épreuve vraiment au-
dessus des forces humaines. Tant pis pour l'imprudent qui tente
ainsi son prochain!
La bibliothèque de Gotton était donc devenue le dépôt le plus
riche et le mieux classé de pièces ayant trait au passé de l'Angle-
terre; c'étaient comme des archives publiques appartenant à un
particulier. Les grands seigneurs y faisaient des recherches pour
établir leur généalogie; s'agissait-il de quelque dispute de pré-
séance ou de quelque conflit entre des autorités rivales, c'était à
Gotton que l'on allait demander des précédons historiques. Plus
d'une fois la couronne et ses ministres sollicitèrent ainsi de Gotton
des avis motivés sur des questions de droit international. Ge fut là,
pendant longtemps, la source de vives jouissances pour l'heureux
propriétaire de ces trésors; mais ce fut aussi la cause des chagrins
qui attristèrent ses derniers jours. Le moment était venu où le
parlement entreprenait de resserrer dans de plus étroites limites la
puissance royale; les Stuarts n'avaient pas, pour s'imposer au pays,
le prestige et l'énergique ascendant d'un Henry YIII ou d'une Eli-
sabeth. Dans la lutte obstinée qui s'engagea bientôt après l'avéne-
ment de Charles P'", les chefs de l'opposition se placèrent sur le
terrain de ce que nous appelons le droit historique. Or les princi-
paux de ces personnages, Elliot, Rudyard, Pym, étaient intimement
liés avec Gotton, et celui-ci connaissait trop bien l'histoire de son
pays pour n'être pas fermement convaincu qu'elle déposait tout en-
tière en faveur du droit imprescriptible que réclamait le peuple
anglais de ne payer d'impôts que ceux qui auraient été librement
votés par ses représentans. Il ne prit point lui-même une part très
LE MUSÉE -BRITANNIQUE. 529
active aux débats parlementaires, il était surtout homme de cabi-
net; mais il ne se fit -point faute de fournir des argumens et des
faits à ces juristes opiniâtres qui ne marchaient que preuves en
main. Un des plus célèbres discours d'EUiot, prononcé en 1625,
passe pour avoir été préparé par Gotton. Aux yeux de la cour, cette
bibliothèque était comme l'arsenal où tous les ennemis du roi ve-
naient chercher et fourbir leurs armes. De là de grandes colères,
qui se traduisirent d'abord par de publics affronts infligés à l'a-
mour-propre de Gotton; mais un coup plus cruel était réservé au
vieillaid. En 1629, sous un prétexte dont ceux même qui s'en pré-
valaient ne pouvaient guère être dupes, le roi fit apposer les scellés
sur la bibliothèque de sir Robert Gotton, et le cita, avec trois
grands seigneurs du parti libéral, devant la chambre étoilée. Le
procès ne pouvait aboutir; il était facile à l'accusé de prouver
qu'il n*(^tait pour rien dans le pamphlet dont la paternité lui était
attribuée, ou qu'on lui reprochait d'avoir tout au moins reproduit et
fait circuler; mais pour un homme de son âge, — il allait avoir
soixante ans, — c'était la plus dure de toutes les privations que de
se voir chassé de cette bibliothèque où il vivait depuis tant d'années,
où il passait ses jours et une partie de ses nuits. Comme par déri-
sion, on lui permettait de se la faire ouvrir, s'il avait besoin d'y
chercher des pièces pour sa défense, par un secréiaire du conseil
privé qui devait en garder les clés; mais ces visites rapides, sous
l'œil jaloux d'wn surveillant, étaient moins une consolation qu'un
surcroît d'amertume. Près de deux ans se passèrent ainsi : la pous-
sière s'amassait sur les rayons des douze grandes armoires dont
chacune, surmontée par le buste d'un empereur romain, était dési-
gnée dans le catalogue par le nom du césar qui la décorait; faute
d'air et de lumière dans les galeries fermées, les manuscrits souf-
fraient de l'humidité et les tranches des livres les plus rares et les
plus aimés se piquaient et jaunissaient. Eu vain, pour obtenir que
le libre accès de son trésor lui fût rendu, le malheureux adressa-
t-il au roi les plus humbles suppliques, en vain plusieurs des mi-
nistres s*eniremirent-ils en sa faveur. Charles avait été blessé dans
son orgueil : au bout de quel jues mois, il leva les arrêts d'abord
infligés à Gotton et à ses coaccusés; mais les livres et les manu-
scrits restaient toujours captifs. Les amis du vieillard le voyaient
avec douleur changer à vue d'œil; a ses traits, écrit un de ses com-
pagnons d'étude, Symond d'Eves, étaient devenus d'une sombre
pâleur; on eût dit la face d'un mort. » — « Cette affaire me tue, »
répondait-il à ceux qui tentaient de le consoler. Sa faiblesse aug-
menta peu à peu; il prit le lit. Prévenu de la ijravité du mal, le roi
se laissa arracher la permission de rouvrir la bibliothèque; on en
TOHB XII. — 1875. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.
prévint en toute hâte I^e mourant. « Vous venez trop tard, dit-il
au messager, mon cœur est brisé. » Quelques jours après, le 6 mai
1C31, il expirait.
La passion de celui que Ta mort venait de frapper n'avait rien eu
de puéril ni d'égoïste. Ce qu'il avait recherché pendant près de
quarante ans, ce n'était point ces raretés qui font la joie des biblio-
manes, c'était ce qui pouvait le mieux instruire ses concitoyens de
ce qu'ils étaient le plus intéressés à savoir. Tous ces documens
qu'il avait réunis, c'était l'histoire authentique de l'Angleterre; c'é-
tait donc en même temps comme le dossier du grand procès que
l'Angleterre soutenait contre ses rois, c'était les litres retrouvés de
la nation.
La bibliothèque de sir Robert Cotton, par son caractère histo-
rique et national comme par la libéralité qui l'ouvrait à toutes les
recherches, avait été déjà comme une sorte de bibliothèque pa-
blique placée dans la capitale de l'Angleterre. Le fils du fondateur,
sir Thomas, au milieu de la guerre civile qui menaça son repos et
le mit paifois en danger, réussit pourtant à la conserver intacte. Il
fit plus : une fois la paix rPtablie, if l'entretint et l'augmenta. Le
troisième héritier du titre et des biens de la famille, peut-être
embarrassé d'une collection qui tenait beaucoup de place et de-
mandait beaucoup de soin, se résolut à en faire don au pays. Ce
don fut accepté par acte du parlement, en 1700, sous les clauses
et dans les termes qui suivent : a La bibliothèque cottonienne sera
conservée, au nom de la famille, pour l'usage et l'avantage du pu-
blic. Par conséquent, suivant le désir diidii sir John Cotton et à sa
requête, ladite maison patrimoniale et aussi ladite bibliothèque,
avec les lïionnaies, médailles et autres raretés qui s'y rattachent,
formera une fondation per()éluelle représentée par des trustées qui
se succéderont sans interruption. »
Nous avons conservé ici le mot anglais trustée, et nous l'emploie-
rons souvent dans le cours de ce travail. C'est que, pour ce mot,
comme pour beaucoup d'autres termes du droit anglais, il n'y a
point d'équivalent eu français; il faudrait se contenter d'à-peu-
près, tous plus ou moins inexacts, he trustée anglais est un fidéi-
comnussaire, propriétaire ou mandataire, suivant les cas, à charge
de cor)S(Tver et de rendre sons le seul contrôle du grand chance-
lier. Eu Angleterre, on peut faire des fondations en léguant ou en
donnant à des trustées. En France, il faut léguer ou donner à un
établissement ayant capacité i)our recevoir, c'est-à-dire reconnu
par le gonvernetnent connue établissement [)ublic ou d'utilité pu-
blicpie. En Angleterre au contraire, par la simple volonté du testa-
teur, la fondation devient une personne morale qui se soutient en
quelque soi te par elle-même.
LE MUSÉE-BRITANNIQUE. 531
Les premiers /n^^É-c* désignés par Cotton furent quatre mem-
bres de sa famille, plus le lord chancelier, le président de la
chambre des communes et le lord chicf jui^lice en vertu de leur
ofiTice. Au décès de l'un des fidéicoinniissaires représentant la fa-
mille {family trustées)^ celui qui en serait alors le chef désignerait
un successeur parmi ses parens ou alliés.
C'était la réalisation d'une pensée déjà ancienne. Sous Elisabeth,
tout un groupe d'hommes distingués, parmi lesquels figuraient
Cotton et Camden, avaient demandé à la reine de prêter l'appui de
son auguste patronage à la fondation d'une bibliothèque nationale
qui aurait surtout pour objet de réunir et de conserver les princi-
paux monumens de l'histoire d'Angleterre. Les pétitionnaires se
chargeaient des démarches et frais nécessaires; ils ne demandaient
à la couronne que son concours moral et le droit d'appréhender en
son nom dans les résidences royales les documens qui s'y trouve-
raient. Elisabeth semblait digne de saisir les avantages de cette
création; mais d'autres soins l'en détournèrent; le projet n'eut
point de suite. Cette entre|)rise, dont l'honneur avait ainsi échappé
à la couronne, un particulier l'avait accomplie avec ses propres res-
sources; un des héritiers de Cotton, en offrant la collection à l'An-
gleterre, ne fit en quelque sorte que conduire à sa conclusion lo-
gique la pensée de son aïeul. C'est bien à l'érudit et au patriote, à
l'ami de Camden et de Selden comme à celui de Pym et d'Elliot,
que l'Angleterre doit la première bibliothèque qu'un acte solennel
ait affectée à un usage public. Les manuscrits, les livres imprimés
qu'elle contenait, forment encore aujourd'hui, dans le grand dépôt
national, un fonds séparé que les bibliophiles ne consultent point
sans respect. On est donc en droit de décerner à sir Robert Coi ton,
avec M. Ldwards, le litre de premier fondateur du Musée-Biitan-
nique. S'il n'a pas connu le nom, il a donné l'idée et l'exemple de
l'œuvre; d'autres vont venir qui la continueront et la développeront.
IL
Le parlement avait voté 5,500 livres pour l'achat de la maison
patrimoniale des Cotton, à Westminster, afin, dit l'acte, « qu'il soit
possible à sa majesté de faire profiter de cette précieuse collection
ses pro, res sujets et les savans étrangers; » mais le moment était
mauvais. Jamais la lutte des partis n'avait été si violente en Angle-
terre et n'avait plus occupé tous les esprits que dans ces premières
années du wif^ siècle. La malheureuse collection, laissée pres(|u'à
l'abandon, fut en 1712 transportée à Essex-honse, dans le Strand,
puis en 1730 rapportée à Westminster dans Ashburnham-house. Elle
532 REVUE DES DEUX MONDES.
y était à peine depuis quelques mois quand elle faillit disparaître
dans un incendie : il fallut jeter en toute hâte la plupart des vo-
lumes par les fenêtres. Lorsqu'on fit ensuite l'inventaire, de 958 ma-
nuscrits alors portés au catalogue, plus de 100 étaient « perdus,
brûlés ou entièrement gâtés, » comme le dit le rapport présenté
aux chambres; un bien plus grand nombre avait plus ou moins
souffert du feu. Une certaine quantité de volumes purent être dé-
faits, réparés et reliés à nouveau dans un bref délai; mais beau-
coup d'antres étaient restés jusqu'à nos jours dans l'état où la
flamme les avait mis; on peut, en juger par un de ces manuscrits
qui se trouve encore aujourd'hui exposé au Musée -Britannique.
On n'osait toucher à ces masses de parchemins noircies, froncées,
crispées par la flamme ; on ^craignait de les réduire en poussière
en y mettant le doigt. Il y avait pourtant là des trésors, des re-
cueils de pièces que les historiens ne se consolaient pas de ne
pouvoir consulter. Depuis J82Zi, on s'est donc remis à l'œuvre;
à force de patience et de soins, MM. Forshall et Madden, qui se
sont succédé au département des manuscrits, ont réussi à séparer
et à fixer les feuillets calcinés ; ils ont ainsi pu recomposer près de
300 volumes de documens, dont beaucoup étaient regardés comme
perdus sans ressource pour la science.
Cet accident fit accuser de négligence le célèbre Bentley, alors
investi du titre de bibliothécaire, mais il eut un heureux contre-
coup : il décida un officier distingué, le major Arthur Edwards, à
léguer la somme alors très considérable de 7,000 livres pour la
construction d'un édifice spécial, où les livres, grâce à leur isole-
ment et aux précautions prises, se trouveraient mieux protégés
contre de pareilles catastrophes. Le legs était grevé de rentes via-
gères qui l'empêchaient d'être aussitôt disponible; on ne fit donc
rien. Ce qui restait de la bibliothèque des Gotton resta réuni, dans
Ashburnham-house,aux livres qui appartenaient à la couronne. Mal-
gré l'indifférence des princes qui s'étaient succédé sur le trône, la bi-
bliothèque royale, vers le commencement du xviir siècle, comprenait
plus de 12,000 volumes, dont beaticoup de raretés. On y remarquait,
parmi les manuscrits, le fameux codex ale.varidrùius, un des plus
anciens textes de l'Écriture sainte qui nous soient parvenus, et plu-
sieurs vieilles chroniques anglaises, transcrites ou composées pour
le souverain régnant, le groupe des romans que John Talbot, comte
de Shrewsbury, avait fait recueillir pour Marguerite d'Anjou, et la
copie autographe du Basilicon, cette étrange composition de Jac-
ques I", où, dans la pensée du royal auteur, son fils devait ap-
prendre son métier de souverain. Parmi les imprimés se trouvaient
d'admirables livres offerts en divers temps aux rois de la maison de
LE MUSÉE-BRITANNIQUE. 533
Tudor, entre autres une superbe série d'ouvrages sur vélin , enri-
chis d'enluminures, provenant des presses d'Antoine Vérard, de Pa-
ris, et donnés en présent à Henry VII. Ceux de ces volumes qui ne
remontaient pas ainsi à des règnes antérieurs avaient été acquis par
Henry, le fils aîné de Jacques 1"', pendant cette courte vie qui laissa
tant de regrets et d'espérances déçues. Bentley, conservateur tout
ensemble de la bibliothèque royale et de celle de Gotton provisoi-
rement réunies, sentait avec sa vive intelligence quel parti on pou-
vait d 'jà tirer de ces élémens peu hétérogènes : « 11 est aisé de pré- ''
voir, écrivait-il vers 1730, combien la gloire de notre nation serait
relevée par la création d'une bibliothèque contenant toute sorte de
livres et librement ouverte à tous ceux qui voudraient la consul-
ter. )) Une vingtaine d'années plus tard, deux des trustées chargés
de veiller sur le noble héritage légué à la nation par la famille
Cotton présentaient au parlement une pétition qui s'inspirait à peu
près des mêmes pensées : ils remontraient que jusque-là, pendant
près d'un demi-siècle, faute d'un bâtiment convenable et d'une de-
meure fixe, la bibliothèque était restée presque inutile au public,
qu'elle avait été exposée, par plusieurs dénrénagemens , à toute
sorte de dangers et qu'elle avait une fois couru le risque d'être
comphHement détruite par le feu ; ils demandaient que l'on com-
mençât enfin les constructions en vue desquelles des fonds avaient
été laissés par le major Edwards, a Nous sommes pleinement per-
suadés, ajoutaient-ils, qu'un édifice élevé sur un plan aussi itnpo-
sant se remplira peu à peu par l'effet des libéralités privées, et
qu'il deviendra bientôt un réservoir commun oîi conserver sans
crainte toute espèce de curiosités, tout ce qui, dans son genre, est
exquis et rare. De plus, une institution de cette sorte affectée à
l'usage du monde savant sera une nouveauté qui fera grand hon-
neur à la nation ; ce sera un ornement qui manquait depuis long-
temps à cette grande cité et un événement qui comptera dans l'his-
toire de notre temps. » Les pétitionnaires avaient un juste instmct
de l'avenir; le itioment était venu oiî, pour former ce trésor natio-
nal qu'ils devinaient et qu'ils semblaient entrevoir, allaient se réu-
nir des collections de nature et d'origine diverses, fruit des goûts
distingués de quelques grands seigneurs ou des recherches plus
métbodiijues de quelques savans.
Malgré son importance, la collection d'Ârundel ne nous arrêtera
pas; c'est seulement en 1831 que, par suite d'un échange conclu
avec la Société royale, les manuscrits qu'elle renfermait sont en-
trés au Musée-Britannique. Quant aux marbres, un grand nombre
ont été égarés ou enfouis, quelques-uns même, paraît-il, changés
en rouleaux pour égaliser ces pelouses anglaises dont le court et
534 REVUE DES DEUX MONDES.
fin gazon fait la joie des joueurs de croc'ket; d'autres, en passant
par les mains de lord Pomfret, sont arrivés à l'université d'Oxford.
Le cabinet de camées et d'intailles est aujourd'hui en la possession
du duc de Marlborovigh. Le Musée-Britannique n'a donc hérité que
d'une bien faible partie des objets rassemblés par le comte d'Arum-
del; mais le nom de ce personnage n'en méfite pas moins d'être
cité à côté de celui de sir Robert Gotlon. C'étaient presque des
contemporains; le comte, né en 1578, avait quelques années de
moins. Tous les deux tirèrent de leur rang et de leur fortune à peu
près le même parti; mais, tandis que Cotton était sttrtout préoccupé
des antiquités nationales et ne quitta jamais l'Angleterre, son noble
émule passa une partie de sa vie sur le continent, et, s'il acquit
bien aussi parfois des livres et des manuscrits, il rechercha surtout
les statues, les pierres gravées, les tableaux, les œuvres enfin de
l'antiquité grecque ou de la renaissance italienne. L'ambassadeur
d'Angleterre à Constantinople, sir Thomas Roe, -était chergé de faire
pour lui des achats de n. arbres; il s-urveiîlait un agent énergique
et habile nue le comte entretenait en Orient. Get agent fouillait les
bibliothèques des couvens, parcourait la Morée et visitait toutes les
îles de l'Archipel; c'est ce d nt témoigne une corn-spondance en-
core existante (1). D'autres personnes exploraient l'Italie, l'Alle-
magne et les Flandres. Arundel-house à Londres était ainsi devenu
une sorte de tmi^ée : le propriétaire n'était pas moins e;r)pressé à
l'ouvrir qu'il n'avait été pr -digue à le foriner.
Chassé d'Angleterre par la révolution, lord Arundel mourut en
16Zi6 à Padoue. Par malheur, ses descendans immédiats n'héritèrent
pas de ses goûts et n'entretinrent même pas la collection; ils en
laissèrent périr une partie. Ceci prouve combien étaient encore
rares alors, jusque dans les rangs de la plus haute noblesse, ce sen-
timent écla ré du beau, ces curiosités de l'archéologue et de l'ar-
tiste. On n'en doit être que plus reconnaissant à qui fraya la voie et
donna l'exemple avec tant d'éclat. Le comte d'Arundel fit école.
A lui commence la lignée de ces nobles amateurs qui ont employé
les ressources de fortunes princières à enlever dn continent et à
grouper dans les c'hâteaux de la Grande-Bretagne ces trésors d'art
(1) M. Schlieiiian se trouverait là un prccJércsseur qu'il ignore sans doute, lui qui a
cru mettre la iimiii sur le trésor de Priaai. Voici ce qu'écrit De Roe en 4r)21 : « J'ai
aussi un- pierre, détachée de l'ancien palais de Piiam à Troie, tiiliée en forme de
corne; mais je ue puis diie à quoi elle servait, et elle n'a pas d'autre beauté que SOQ
antiquité et le rt)érite d'appartenir bien réellement aux ruines de ce fameux édiiice. Je
n'aurais donc [las oso vous l'envoyer; mais, prifitaut de l'occasion de ee messager, je
la lui ai reuiisf pour (|ue votre seigneurie puisse la voir et la jeter ensuite. « C'est sans
doute d'Alexandria Troas, qui passait alors pour la Troie homérique, que provenait la
pierre en question.
LE MDSÉE-BRITANNIQUE. 535
dont l'exposition de Manchester, en 1856, a pu donner qnrlque
idée, trésors qui, par divers chemins, viennent souvent aboutir au
Musée-Britannique ou à la Galerie natioiiain. Un siècle environ après
sa mort, la Sorirté des diletiariti se fondait à Londres, elle se pro-
posait un rôle qu'elle a rempli au grand bériélice de l'archéologie
classique, celui de fournir aux déj)enses de voyages d'exjvloration
et de fouilles méthodiques en Grèce et en Orient; les noms de Chan-
dler, de Stuart et Revett, de Pullan, témoignent de ce qu'elle a su
accomplir avec ses seules ressources dans cet ordre de travaux. Or
son vrai précurseur, c'est le comte d'Arundel; dans l'antiquité, elle
l'aurait choisi pour son ancêtre déifié, pour son héros éponyme;
elle lui eût élevé un autel dans la salle de ses séances.
C'est plutôt à la tradition de sir Robert Cotton que se rattache
un autre amateur célèbre, Robert Harley, premier comte d'Oxford,
plusieurs fois ministre sous la reine Anne. Sa politique a été très
discutée; mais ce n'est point par ce côté qu'il nous intéresse, c'est
par sa passion pour les livres et les manuscrits. Il avait commencé
de bonne heure à créer sa splendide bihliothèqtie; au milieu du
tracas des affaires, comme plus tard dans la retraite, il ne ce>sa de
l'augutenter, et son fils aîné l'enrichit encore. Elle absorba plusieurs
collections d'un grand prix; pour ne parler que de celles qui avaient
été formées sur le continent, nous citerons les bibliothèques d'Au-
guste Loménie de Brienne, de Pierre Ségiiier, cham elier de France,
et de l'érudit hollandais Jean Vossiiis. Grâce au journal du biblio-
thécaire Humphrey Wanley, nous pouvons suivre pas à pas les pro-
grès de la collection. Comme Cotton, Oxford recherchait surtout les
documens relatifs à l'histoire d'Angleterre, mais sa curiosité était
plus étendue; il plaça aussi dans ses portefeuilles beaucoup de
pièces précieuses ayant trait à l'histoii^e de la France et d'autres
pays. Son fils hérita de ses goûts et continua Sf^s achats, A la mort
de celui-ci, en 17/|1, les manuscrits étaient au noirdire de 8,000 et
les imprimés d'environ 50,000. Toute la fortune passait à une fdle,
la duchesse de Portiand. Les livres furent vendus et dispersés.
Quant aux ntanuscrits, la duchesse les offrit au parlement contre la
somme de '10,000 livres, qui était loin d'en représenter la valeur.
On verra comment cette acquisition fut ficilitée par le legs de sir
Henry Sloane et par le ntouvement d'o[)it)ion qu'il provoqua.
Deux hommes se partagent l'honneur d'avoir créé ce musée
Sloane, qui devint au bout de trois quarts de siècle musée national.
Le premier en date, sir William Courien, descendait d'un Flamand
qui vint s'établir en Angleterre vers 1570. La famille prospéra, les
Gourten se tirent négocians et armateurs, ils eurent bientôt des na-
vires sur toutes les mers; mais en lO/iS, pendant les guerres civiles,
536 RE VLB DES DEUX MONDES.
leur flotte marchande, mal protégée par une marine désorganisée,
fut capturée par les Hollandais. D'une fortune énorme, il ne resta
au quatrième Gourten, né en 16Zi2 , qu'une assez large aisance, et
encore pour fuir les poursuites des créanciers de son père lui fallut-
il d'abord vivre sur le continent sous un nom supposé; mais cet exil
développa chez lui des goûts qui devaient profiter à son pays. Il
passa sa jeunesse à Montpellier et y revint dans son âge mûr; il y
étudia les sciences naturelles, et s'y lia avec Locke et Tournefort.
Il parcourut la France, l'Italie, l'Allemagne, et tira parti de celte
existence errante pour se composer une collection des plus variées.
Les suites de minéraux, de plantes, d'animaux empaillés et d'ou-
vrages à figures y occupaient la place principale; mais il y avait
aussi tableaux et dessins de maîtres , monnaies antiques et mo-
dernes, belles médailles de la renaissance.
Les livres et les objets précieux n'aiment point à être logés en
garni; pour que vraiment on en jouisse, il faut que chacun d'eux
ait sa place choisie avec goût, à portée de l'œil et de la main, daus
une pièce dont on a soi-même réglé toute la disposition. Gourten
revint donc à Londres en I68/4, et, toujours sous le nom de Charl-
ton, s'installa dans un vaste appartement d'Essex Gourt, Middle
Temple. Son musée, nous dit-on, y occupait dix salles. Parmi les
gens de bon ton, il fut bientôt de mode d'aller le visiter: Gourten
en faisait les honneurs en homme qui avait vécu dans la meilleure
société de France et d'Italie. Les mémoires du temps, entre autres
ceux de John Evelyn et de John Thoresby, nous ont conservé le
souvenir de plusieurs de ces visites. Les curieux, les dames de la
cour passaient là quelques heures agréables; quant aux savans, ils
obtenaient aisément la permission d'y travailler tout à leur aise.
Gourten mourut en 1702; il léguait son cabinet au docteur Hans
Sloane, dont il avait fait la connaissance à Montpellier, et dont les
voyages et l'amitié avaient enrichi ses herbiers et ses vitrines de
plus d'un précieux échantillon.
Né en 1660, Sloane était d'origine écossaise. Il manifesta dès sa
première jeunesse un penchant des plus marqués pour les sciences
naturelles; après avoir commencé ses études de médecine à Londres,
il alla les achever à Paris et à Montpellier. Quand il rentia en An-
gleterre, à vingt-quatre ans, sa réputation l'y avait déjà précédé;
l'année suivante, il était nommé membre de la Société royale, que
l'on pourrait comparer à notre Académie des Sciences. Le duc d'Al-
bemarle, gouverneur des Antilles anglaises, l'y emmena comme
médecin ; il y resta deux ans, et profita de ce séjour afin de réunir
les matériaux de plusieurs grands ouvrages scientifiques et d'une
galerie d'histoire naturelle. Celle-ci s'accrut rapidement, grâce à la
LE MUSÉE-BRITANNIQUE. 537
situation brillante de son propriétaire et à sa vaste correspondance;
il avait la plus haute clientèle de Londres, il était premier méde-
cin du roi, qui l'avait anobli, et en 1727 il succéda au grand New-
ton dans la présidence de la Société royale : notre Académie des
Sciences l'avait nommé un de ses associés étrangers. En 1702, le
cabinet de Sloane, quand il s'enrichit du legs de Gourten, était in-
stallé à Bloomsbury, tout près de l'endroit où s'élève aujourd'hui le
Musée-Britannique; depuis lors, d'année en année, des échanges,
des legs, des achats importans, n'avaient pas cessé d'accroître la
collection. Celle-ci en 17/ii se trouvait à l'étroit dans la maison de
Great-Russell-street. Sloane la transféra dans le château qu'il pos-
sédait à Ghelsea. Ce qui est aujourd'hui un bruyant quartier de
Londres était alors un village silencieux et retiré. Les curieux ne
reculaient pourtant pas devant le voyage. Nous avons le récit d'une
visite que le prince de Galles en 17Zi8 fit au musée Sloane. « C'est
un grand plaisir pour moi, dit-il en prenant congé, de voir en An-
gleterre une si magnifique collection. Elle honore la nation. Si elle
était ouverte au public, il en résulterait des avantages qui s'éten-
draient jusqu'à la postérité la plus reculée! »
La pensée qu'exprimait là l'héritier de la couronne , Sloane la
nourrissait depuis longtemps, et les dernières années de sa longue
vie furent employées à en assurer la réalisation. Par son testament,
daté de juillet 17â9, il prenait des mesures pour « qu'en vue de
ces nobles fins, la gloire de Dieu et le bien de l'homme, sa collec-
tion, dans toutes ses branches, pût, sauf cas de force majeure,
être conservée tout entière et d'ensemble, dans son château de
Ghelsea. » Il nommait cinquante trustées et un certain nombre de
visiteurs pris parmi les plus hauts personnages de l'état et chargés
de surveiller les trustées. En échange de la jouissance perpétuelle
qu'il assurait à ses concitoyens, il n'imposait qu'une condition : le
parlement devrait payer aux enfans de ses deux filles la somme de
20,000 livres,' somme qui n'était que le quart de la valeur des col-
lections et de l'hôtel qui les renfermait. Après avoir ainsi tout ré-
glé, le vieillard s'éteignit en 1753, à quatre-vingt-douze ans. Si ses
forces physiques avaient baissé, son intelligence avait gardé toute
sa vivacité. Dans les derniers temps, il se faisait encore promener,
à l'aide d'une chaise roulante, au milieu de tous ces objets dont
chacun lui rappelait un souvenir de jeunesse et de voyage, ou d'é-
tude et d'ainiiié.
L'opinion, déjà mieux préparée, comprit qu'il importait de saisir
l'occasion. C'était le moment où la duchesse de Portland oflVait
aussi de céder une partie du cabinet des Harley. On vota une réso-
lution intitulée Acte pour V achat du muséum de sir Ilans Sloane
538 REVUE DES DEUX MONDES.
et de la collection har'W'iennc de maiiuscrils, et pour Vnrganimtion
d'un dépôt général où Icsdiles rolleclions, la bibliothique cotto-
m'enne et les additions postérieures soient mieux accommodées et
mises à la parlée du jjublic de manière à être plus aisément con-
sidlées. Restait à trouver l'argent. Le roi George II, quand on lui en
avait parlé, avait tourné les talons en répondant : « Je ne crois pas
qu'il y ail en tout 20,000 livres dans le trésor. » Ce fut au zèl«
éclairé du président de la chambre basse, Arthur Onslow, que l'on
dut le succès de l'affaire. Il s'agissait d'au moins 50,000 livres. On
trouverait tout simple aujourd'hui de les obtenir en votant une lé-
gère augmei]taiioi) d'iuipôi; m;iis le ministère n'eût point alors osé
detnander ce sacrifice en vue d'un résultat qui semblait n'intéresser
que qutdques savans. Onslow eut l'idée d'une loterie autoi^isée, et
en fit adopter le plan. Tous frais payés, celle-ci devait laisser près
de 100,000 livres de bénéfice, destinées au double achat décidé,
puis à la création d'un fonds de réserve pour le nouvel établisse-
ment. Cet expédient donna lieu à un scandaleux agiotage et à des
poursuites devant les tribunaux; mais tous les billets se placèrent,
et l'on put acquérir le cabinet de Sloane et les mannscrits harléiens.
Le Musée- Britannique était fondé; restait à lui trouver un domicile
convenable et à en faire profiter Je public.
III.
Quoique fait à titre onéreux, le legs de Sloane, vu la modicité du
prix fixé par le testateur, restait un acte de libéralité patriotique.
Ce bienfaiteur avait encore eu un mériie, c'était de ne pa-s mettre à
son bienfait de conditions gênantes. Sans doute il exposait, dans
ses dernières volontés, ses vues personnelles sur l'entretien et le
développement de son musée; mais il s'empressait d'ajouter : « Les
administrateurs jugeront d'ailleurs de la meilleure voie à suivre
pour répondre à mon désir d'être utile au public. » Il aimait son
vieux manoir de Chelsea, il avait caressé l'idée que ses collections
den;eureraient dans ces salles où il les avait disposées lui-même,
dans ces lieux tout pleins encore de son image et de sa mémoire;
il avait pourtant laissé ses représentans libres de consentir à un
déplacement, si l'intérêt général paraissait l'exiger. L'opinion ne
tarda point à se prononcer dans ce sens; on trouvait Chelsea trop
éloigné du centre, — n'oublions pas qu'il n'y avait alors ni bateaux
à vapeur sur la Tamise, ni chemin de fer métropolitain; on voulait
un endioit moins reculé, qui n'imposât point aux curieux une aussi
longue course, mais qui ne fût pourtant point au milieu de la foule
même et de son bruit. On songea d'abord à Buckingham-house, au-
LE MUSÉE-BRITANMQUE. 539
jourd'hui le palais de la reine. L'édifice était bien situé et spacieux,
mais il eût coûté trop cher; on se décida pour Montaj^u-house, dans
le quartier appelé Bloomsbury, grand hôtel bâti à la (in du siècle
précédent, dont les pièces principales et le grand escalier avaient
été décorés par des peintres français de l'école de Lebrun. Les dé-
pendances en étaient très vastes, et un beau jardin entourait les bâ-
timens. L'entrée principale était par Great-RdSsell-stieet. Le musée
Sloane revenait ainsi s'établir à quelques pas de la maison qui lui
avait servi de; berceau; la bibliothèque cottonienne et les manu-
scrits des Harley le suivaient dans ce nouveau local. Les travaux
d'appropriation et d'installation durèrent six ans; ce fut en 1759
que le musée fut ouvert. Depuis lors, il n'a plus jamais quitté le
terrain acheté pour lui avec le produit de la loteiie de 1753. Comme
un enfant dont la croissauce ne s'arrête [)as, il a dû changer de vê-
temens; il a fallu d'abord agrandir les anciennes constructions»
puis les abattre pour leur eu substituer de bien plus spacieuses;
mais les noms de deux des rues qui l'entourent, Moniagu-place,
Montagu-street, suffiraient encore à nous avertir que, tout en se
plaignant souvent d'être trop à l'étroit, il n'a point déménagé.
Dans le projet de Sloane, à côté des fidéicommissaiies [trmlees)y
il y avait une commission de surveillance et de contrôle [visiiors).
La charte de fondation, eu 1753, réunit en un seul corps ces deux
groupes. Elle reprit, dans de plus larges proi)ortions, le plan qui
avait été suivi cinquante ans plus tôt lors de la ces -ion de la bi-
bliothèque cottonienne; elle institua quarante et un administra-
teurs, munis de pleins pouvoirs, pour gérer la fortune du nmsée,
décider les achats, régler tout ce qui aurait trait à l'arrangement
des collections et à l'admission du public. Sur ce nombre, six
étaient les représentans [farmly trustées) des trois familles Cotton,
Harley et Sloane; c'était bien le moins qu'elles restassent intéres-
sées à la conservation et au bon emploi de trésors que l'on devait à
l'intelligence et au patriotisme d'un de leurs membres. Vingt autres
avaient le titre d'officiels [officiai trustées), c'est-à-dire qu'ils, figu-
raient dans le conseil du musée, non pas à titre personnel, mais en
vertu de leur charge et tant qu'ils l'occupaient. Les administrateurs
que fournissaient ces deux catégories en élisaient quinze autres
[tieeted trustées) qui étaient nommés à vie, parmi les hom nés qui,
parleurs études, leurs goûts et leur situation, paraissaient le plus
capables d'apporter au conseil un utile concours. En tête des com-
missaires officiels étaient placés l'archevêque de Cantoib(^ry, primat
du royaume, le lord chaucelier et le président de la cha-nbre des
communes; ils sont désignés sous le nom de commissaires princi-
paux (jjrîncipal trustées), et c'est à eux trois qu'est remis par le
5^0 REVUE DES DEUX MONDES,
parlement le droit de nommer tous les employés du musée, sauf le
conservateur en chef. Celui-ci est désigné par la couronne sur une
liste de deux candidats présentée par ces mêmes personnages. Ce
conservateur a dès lors porté le titre de bibliothécaire en chef (/?rm-
cipal libranan), quoique ce ne soit, à proprement parler, qu'une
sorte de directeur-général. Ce terme surprend au premier abord;
mais l'explication historique en est facile à trouver. La première
collection qui fut devenue propriété publique était une bibliothè-
que, celle de Robert Gotton, et la personne à la garde de qui elle
avait été confiée n'avait pu recevoir d'autre titre que celui de bi-
bliothécaire. Maintenant encore les livres et manuscrits restaient
ce qu'il y avait de plus précieux dans le musée, tel qu'il était alors
composé; on n'eut donc point l'idée de changer la désignation déjà
consacrée par l'usage, et la tradition une fois établie s'est toujours
maintenue.
Le premier directeur-général ou bibliolhécaire en chef, pour tra-
duire fidèlement l'expression anglaise, fut le docteur Gowin Knight,
membre du Collège des ?nédecins et physicien distingué. Sous ses
ordres furent placés trois gardes ou conservateurs {keepers), l'un
pour les livres imprimés, l'autre pour les manuscrits, le dernier
pour l'histoire naturelle, à laquelle étaient alors rattachées les an-
tiquités. Cette dernière catégorie, qui devait plus tard prendre une
si grande importance, était alors de beaucoup la plus pauvre. Les
médailles en formaient la principale richesse, un certain nombre
provenaient du cabinet Cotton; mais c'était surtout Gourten et
Sloane qui en avaient réuni une quantité vraiment considérable.
L'inventaire de ce dernier, en 1753, accusait 32,000 pièces, plus
700 pièces gravées. Il y avait aussi des bronzes, des statuettes, des
bustes d'empereurs. Ce qui manquait, c'étaient de grandes statues,
chefs-d'œuvre de l'art classique. On verra comment cette lacune a
été comblée plus tard, comment le Musée-Britannique est devenu
l'un des sanctuaires ot^i resplendit le mieux l'éclat du plus pur génie
de la Grèce.
D'après le règlement de 1759, le musée « devait être ouvert tous
les jours de la semaine, hors le samedi et le dimanche; » mais les
mots n'avaient pas alors le même sens qu'aujourd'hui. Une pièce
était réservée à quelques travailleurs personnellement connus des
conservateurs, qui les autorisaient à passer leur journée dans le
musée. Pour tous ceux qui n'étaient pas compris dans ce petit
nombre de privilégiés, il fallait des billets; on les demandait en
s'inscrivant chez le concierge, et l'on venait voir ensuite, quelques
jours après, quand on serait admis. D'ordinaire c'était dans la
quinzaine; mais, comme le règlement défendait de faire entrer plus
LE MUSÉE-BRITANNIQUE. 5A1
de soixante personnes par jour, il fallait parfois attendre bien plus
longtemps. Voici la copie d'une affiche à la main qui fut placardée
à la porte du musée dans un de ces momens d'encombrement :
« Musée-Britannique^ 9 aoiU i776. — Ceux qui se sont fait inscrire
au milieu d'avril n'ont pu être encore satisfaits. Les personnes in-
scrites sont priées d'envoyer voir chaque semaine chez le concierge
quel ran^ elles occupent sur la liste. » Ces retards avaient donné
naissance à une industrie spéciale; il y avait des gens qui se fai-
saient délivrer des billets pour les vendre ensuite à des provinciaux
ou à des étrangers pressés.
Avait-on enfin obtenu, de manière ou d'autre, le précieux billet,
on se présentait au musée, et l'on attendait dans le vestibule jus-
qu'à ce qu'il y eût une dizaine de personnes réunies. La bande en-
trait alors; elle était conduite par un employé à travers les gale-
ries. C'est ainsi que l'on voit aujourd'hui les chapelles qui entourent
le chœur de l'abbaye de Westminster; or quiconque a encore de-
vant les yeux la face ennuyée du bedeau et dans l'oreille sa voix
monotone et chantante sait qu'il y a là de quoi dégoûter le plus
curieux, agacer le plus patient. Eu moyenne, la visite durait une
heure; or, d'après un plan de Montagu- bouse que nous offre
M. Edwards, il y avait plus de vingt salles, dont trois pour les an-
tiquités et les médailles, quatre pour l'histoire naturelle, et le reste
pour les imprimés, les manuscrits et les chartes. Avec de légers
changemens, ces règles demeurèrent en vigueur jusqu'en 1805.
De piquans témoignages contemporains, qu'a recueillis et rap-
prochés l'historien du musée, attestent les regrets que laissaient des
visites aussi incommodes, aussi précipitées. En 1765, un Français,
Jean Grosley, se félicite de l'obligeance avec laquelle deux des con-
servateurs donnent toutes les explications qu'on leur demande; « mais
cette courtoisie même, ajoute-t-il, engage l'étranger à se contenter
d'un coup d'œil jeté à la hâte sur les objets; on craint d'abuser.
Pour que les intentions du parlement aient leur plein effet, il fau-
drait que le public fût admis plus libéralement et que pendant les
heures qui lui sont destinées il y eût un gardien présent dans chaque
salle, de manière qu'elles pussent être toutes ouvertes à la fois. »
En 1782, un Allemand, Charles Moritz, de Berlin, est plus sévère.
« J'ai regret de le dire, ce que j'ai vu, ce sont les salles, les vi-
trines, les tablettes, mais non le musée lui-même, tant nous
fûmes poussés rapidement d'une pièce dans une autre. La compa
gnie avec laquelle je faisais cette visite était très mêlée; il y avait
des personnes des deux sexes, et quelques-unes, si je ne me trompe,
d'assez basse condition. C'est que, le musée étant la propriété de la
nation, chacun a, comme on dit ici, le même droit que son voisin à
5ii2 REVUE DES DEUX MONDES.
en jouir. » Deux ans après, un Anglais, William Hutton, exprime un
mécoutentement qui touche à l'indignation. Le guide qui le condui-
sit, avec environ dix autres personnes, mai'chait comuie au pas de
course; il fallait suivre. Hutton lui posa une question; la réplique
fut faite d'un tel ton qu'il ne se risqua plus à ouvrir la bouche,
il était remis à sa place. « La compagnie comprit la leçon. On se tut
et on se hâta. Les plus hardis se parlaient bas... J'avais le cœur
serré de penser à tout ce que je perdais faute de quelques rensei-
gnemens. En trente minutes environ, nous finîmes notre voyage si-
lencieux à travers cette demeure princière, voyage qui aurait bien
demandé trente jours... Le Musée-Britannique était ce que j'avais
le plus désiré voir à Londres; j'en sortis dégoûté et révolté... Le
gouvernement s'est rendu à grands frais acquéreur de cette rare
collection; il a pensé qu'elle ferait honneur à la nation et qu'elle
l'instruirait; le sincère récit de ma visite au musée montrera jus-
qu'à quel point ces intentions sont réalisées. »
Hutton avait raison. Dans ces conditions, la bibliothèque, les
suites d'histoire naturelle et de médailles pouvaient profiter à quel-
ques travailleurs spéciaux; en revanche, le gros du public n'en
retirait pour ainsi dire aucun avantage. Or le vrai rôle national
d'un musée, c'est moins peut-être de fournir des matériaux et des
instrumens d'étude à un petit nombre de savans que de contribuer
à l'éducation générale, d'éveiller par les yeux, chez un peuple, le
sentiment du beau et le désir de l'instruction. Cette foule qui, à
Paris, s'entasse le dimanche dans les salles du Louvre et qui se
presse aux expositions annuelles n'y fait-elle point, sans le savoir,
une sorte d'apprentissage? La fréquentation habituelle des gale-
ries n'a-t-elle pas beaucoup servi à développer chez nos ouvriers
ce goût qui les distingue et auquel l'industrie parisienne doit sa
renommée? Des collections comme celles de notre Jardin des Plantes
laissent des impressions d'un autre genre, mais qui ne sont ni
moins vives ni moins utiles. Que de curiosités, qui voudront plus
tard être satisfaites, elles ont suscitées dans l'esprit des jeunes gens,
parfois même d'enfans! Sans cette occasion et ce stimulant, com-
bien de vocations se seraient peut-être toujours ignorées elles-
mêmes !
Tant que les portes du Musée-Britannique ont été ainsi à demi
closes et comme entr'ouvertes à regret, il n'a exercé presque au-
cune influence sur la civilisation anglaise, il n'a eu, si l'on peut
ainsi parler, qu'une existence purement officielle et théorique, il n'a
point vécu. L'état restait donc, jusqu'alors, bien au-dessous de sa
tâche; de ce capital intellectuel, déjà considérable, il ne tirait que
de bien maigres fruits; il semblait assez mal répondre aux vœux
LE 3IUSÉE-BRITANNIQUE. 543
qui avaient provoqué son intervention, aux espérances qui l'avaient
saluée. Pour rassembler ces richesses et en doter l'Angleterre, de
simples citoyens n'avaient reculé devant au( un effort, aucune dé-
pense; n'éiait-on pas en droit de s'étonner que le parlement se
montrât un si indolent et faible continuateur de l'œuvre si vaillam-
ment commencée? De tant d'hommes éminens qui en dirigèrent les
délil érations, aucun ne paraissait même soupçonner ce que pou-
vaient être les besoins du musée et ce que rapporterait au pays
l'argent qui serait dépensé pour les satisfa'ire. Quand on jette les
yeux sur le budget actuel de ce grand établissement (102,001 livres,
environ 2,550,000 francs, en 1873), on demeure confondu de l'al-
location dont il dut se contenter pendant longtemps. La chambre ne
donnait que 1,000 livres par an; il fallait subvenir au reste des
frais avec le revenu de la dotation originelle et du legs Edwards,
ainsi qu'avec un mince secours de la couronne (2/| 8 livres). L'en-
semble des dépenses ne montait pas à 63,000 francs. Aussi les em-
ployés étaient -ils très-mal payés, et par suite on ne pouvait pas
en exiger beaucoup de travail; chacun d'eux ne devait que peu
d'heures de service, et cela de deux jours l'un. Avec un personnel
aussi insuiTisant, il fallait tenir le public à distance; à toutes les
réclamations, le comité répondait que, si l'on ouvrait les portes à
tout venant, les vitrines seraient pillées. Les collections restaient
d'ailleurs stationnaires; tout au plus les fonds alloués sulTisaient-ils
à les entretenir. Pendant une vingtaine d'années, il n'y en eut point
où la somme consacrée aux achats, pour tous les départemens réu-
nis, se soit élevée à 100 livres.
Par bonheur, l'Angleterre avait la liberté de la presse, et, dans
les pays où la voix de l'opinion peut se faire entendre, le remède
est toujours près du mal. On s'était plaint de la parcimonie avec
laquelle les ressources étaient mesurées au musée, et des précau-
tions mesquines qui en rendaient l'accès si difficile. Si le service
des billets fut amélioré dès la fin du siècle, cette ex-igence ne dis-
parut tout à fait et le musée ne devint vraiment public qu'en 1808;
mais, bien avant ce temps, le parlement était entré dans une voie
nouvelle, il avait commencé à comprendre quel honneur et quel
profit l'Angleterre pouvait tirer de son musée, et la main jusqu'alors
si fermée avait commencé à s'ouvrir quand s'offrait une occasion
favorable. Ce fut la collection d'antiquités qui profita la pre'.nière
de ces dispositions nouvelles.
Le vent soufflait alors à l'archéologie. Ce qui n'avait été long-
temps qu'un goût d'amateur opulent, qu'une élégante distraction
de curieux, tendait à devenir une science. Les observations aupa-
ravant éparses et sans lien se rapprochaient et se rejoignaient.
544 REVUE DES DEUX MONDES.
Déjà les théories s'ébauchaient et prenaient corps. L'illustre Winc-
kelmann, d'un sûr et ferme crayon, en traçait les grandes lignes.
Partout d'intelligens et laborieux ouvriers concouraient à déblayer
le terrain et à préparer les matériaux de l'édifice, ils amassaient
des faits, ils tentaient de les interpréter. Les erreurs, les fantaisies
abondaient encore; mais qui s'en étonnerait? Pas de science où les
méprises soient plus faciles et plus excusables. Ce qu'elle étudie,
ce sont les idées d'une civilisation éteinte, en tant qu'elles se sont
manifestées dans les arts plastiques. Les signes dont elle cherche à
déterminer le sens, ce ne sont pas, comme pour les monumens
écrits, des mots dont la valeur est connue; ce sont ou des combi-
naisons de lignes géométriques, ou des formes empruntées au
monde de la vie, depuis le plus humble végétal jusqu'à l^'homme.
Architecture, peinture, sculpture, autant d'expressions du génie
d'un peuple, de ses sentimens et de ses pensées; mais, pour n'être
pas moins spontanée et moins sincère, cette expression est néces-
sairement à distance moins claire que la littérature. Tandis qu'un
même vocable a toujours à peu près même signification, une même
figure peut, suivant les circonstances, traduire des idées très diffé-
rentes : ici par exemple, elle jouera le rôle d'un symbole mystique,
tandis que chez le même peuple, à un autre moment, ce ne sera plus
qu'un pur motif de décoration. Les contemporains ne s'y trompaient
point; mais nous, que séparent d'eux tant de siècles, nous sera-t-il
toujours aisé de faire la distinction? Maintenant encore, après
tant de découvertes et de travaux, des divergences d'opinion se
produisent sans cesse en pareille matière entre les interprètes les
plus autorisés; à plus forte raison dut-il y avoir, au début, beau-
coup d'incohérences et d'explications hasardées. Un grand résultat
n'en avait pas moins été obtenu : on avait senti que l'âme et la
pensée de l'antiquité n'étaient pas tout entières dans les écrits qu'elle
nous avait laissés, et que l'historien avait tout au moins autant à
prendre dans les monumens figurés. L'impression avait été rendue
plus vive et plus forte encore par la découverte d'Herculanum et de
Pompéi. C'était toute une révélation que ce coin du monde gréco-
romain retrouvé et surpris, sinon dans le mouvement de sa vie, au
moins dans l'abandon de son sommeil tant de fois séculaire, que
ces maisons ornées de leurs peintures, de leurs meubles, de leurs
ustensiles domestiques, que ces murailles couvertes de graffiti et
comme toutes frémissantes encore des passions de ces hommes
d'autrefois. Tout près des villes ensevelies, le musée des Studi
s'ouvrait à Naples, pour mieux abriter leurs dépouilles et les offrir
à l'étude dans un ordre plus commode. Le bruit de ces richesses
inspirait à d'autres souverains une heureuse émulation; plusieurs
LE MUSÉE-BRITANNIQUE. 5^5
princes, le roi de Prusse, l'impératrice de Russie, voulaient avoir
leurs musées. Les antiques acquéraient une valeur et excitaient une
curiosité toute nouvelle : on devinait que ces monumens allaient
renouveler la connaissance de l'antiquité et projeter des rayons
imprévus jusque dans ces profondeurs sombres du passé, que sem-
blaient devoir nous dérober d'éternelles ténèbres.
Par sa situation, l'Angleterre n'était point appelée à prendre
l'initiative en ces matières; mais à partir de cette époque elle sui-
vit le mouvement, elle ne marchanda pas les sacrifices que l'on
pouvait se croire en droit d'attendre et de sa richesse toujours
croissante et du goût très vif pour les lettres anciennes que les fils
de ses grandes familles, les membres des deux chambres du par-
lement, se piquaient de rapporter des universités d'Oxford et de
Cambridge. Depuis 17G/i, elle était représentée à la cour de Naples
par William Hamilton, esprit singulièrement actif et curieux. Les
devoirs de sa charge lui laissaient beaucoup de loisirs ; il commença
par étudier, avec plus de soin et de méthode qu'on ne l'avait fait
jusqu'alors, les phénomènes volcaniques dont le Vésuve le rendait
témoin. Bientôt après, tenté par toutes les merveilles qui sortaient
de terre presque sous ses yeux, il devint archéologue et collection-
neur. De grandes familles napolitaines, ruinées par la vie de cour,
lui cédèrent des cabinets que plusieurs générations avaient travaillé
à former. Au bout de huit ans, son musée renfermait 730 vases
peints, 175 terres cuites, environ 350 spécimens de verre antique,
627 bronzes, des ustensiles divers, des bas-reliefs, des masques d'ar-
gile, des tessères, des ivoires, des gemmes, des bijoux, des fibules,
et plus de 6,000 monnaies, dont beaucoup étaient d'admirables et
rares pièces de la Grande-Grèce. Il l'apporta en Angleterre et le pro-
posa au Musée-Britannique; un appel fut fait au parlement, qui vota
en 1772 les fonds demandés, 8,400 livres. La dotation primitive du
musée avait été, qu'on ne l'oublie point, constituée au moyen d'une
loterie; c'est donc ici la première somme de quelque importance que
la chambre ait allouée pour un achat de ce genre. Même au point de
vue économique, c'était de l'argent bien placé. Quelques années plus
tard, le célèbre potier anglais, Josiah Wedgwood, déclarait, dans
une enquête parlementaire, qu'en deux ans ses produits, imités des
vases d'Hamilton, avaient fait entrer en Angleterre, par le succès
qu'ils avaient eu sur le continent, un capital triple de celui que la
nation avait consacré à cet achat. T*our ce qui était des progrès de
la science, le profit fut moins brillant ou du moins l'effet ne fut pas
aussi rapide. Hors de l'Italie, il n'y avait peut-être pas de collec-
tion qui renfermât autant de vases peints et d'aussi beaux échan-
tillons de cet art exquis; mais le moment n'était pas encore venu où
TOME xii. — 1875. 35
5/i6 REVUE DES DEUX MONDES.
cette branche de l'archéologie prendrait l'importance que lui mé-
ritent la valeur esthétique de ces monumens et la variété des su-
jets qu'ils représentent. On s'obstinait à les appeler vases étrus-
ques, et on ne les regardait guère encore que comme des cruches
plus ou moins élégantes de forme et de façon, qui pouvaient parfois
fournir à nos potiers quelques modèles heureux. Cinquante ans
environ devaient encore s'écouler avant que la découverte de la
nécropole de Vulci ne vînt remuer les esprits et que le fameux mé
moire de Gerhard, Rapporta inlorno i vasi Volcenfi, ne fondât sur
une base vraiment scientifique l'étude de la céramique grecque.
Sir William Hamilton paraît avoir été le premier diplomate an-
glais qui ait eu l'idée de mettre sa haute situation à profit pour fa-
voriser les progrès de la science et pour enrichir les collections
nationales. L'exemple avait été donné depuis longtemps par les am-
bassadeurs de plusieurs puissances du continent. C'était le Flamand
Busbecq qui, se rendant auprès d'Amurat au nom de l'empereur
Maxiinilien, avait le premier rapporté d'Ancyre le texte latin du
testament politique d'Auguste; c'était le marquis de Nointel, qui,
sous Louis XIV, pendant son ambassade en Turquie, faisait dessiner
les frontons du Parthénon, c'étaient bien d'autres. Italiens ou Fran-
çais, dont il serait trop long de citer les noms. L'Angleterre com-
mençait tard; mais depuis lors la tradition inaugurée par le ministre
anglais à Naples a été brillamment suivie; il suffit de citer les noms
de lord Elgin et de lord Stratford de Redcliffe, qui, tous deux am-
bassadeurs près de la Sublime-Porte, ont l'un et l'autre tiré parti
de leur position officielle pour doter leur pays d'inestimables
trésors.
Le Musée -Britannique, depuis l'achat du cabinet Hamilton, se
trouvait peut-être le plus riche qu'il y eût, hors de l'Italie, en vases
peints et en terres cuites. La collection d'antiquités égyptiennes fut
aussi l'une des premières d'Europe à prendre de l'importance; il
est vrai que ce n'étaient point des mains anglaises qui l'avaient
formée. Les hasards de la guerre la donnèrent seuls cà l'Angleterre.
Le musée possédait bien, depuis sa fondation, quelques momies et
autres curiosités de ce genre; mais il n'y avait point là de quoi pro-
voquer et récompenser l'étude. Il en fut tout autrement lorsqu'en
1801 la capitulation d'Alexandrie, triste dénoûment de notre bril-
lante expédition d'Egypte, eut mis au pouvoir des Anglais un grand
nombre d'objets qui, recueillis par les soins de Denon et des savans
français, devaient être envoyés à Paris. Cette belle collection fut
donnée par le roi George III au Musée -Britannique; elle renfer-
mait, entre autres monumens précieux, le sarcophage de Necta-
nebo P'', où le docteur Clarke prétendit reconnaître celui qui avait
LE MDSÉE-BRITANNIQUE. 5^7
reçu les cendres d'Alexandre le Grand, et la fameuse pierre de Ro-
sette. On appelle ainsi, à cause de l'endroit où elle a été retrouvée,
une inscription bilingue qui contient en grec et en égyptien un dé-
cret rendu l'an 196 avant notre ère en l'honneur de Ptolémée Épi-
phane par les prêtres de Memphis: il y a deux textes égyptiens,
l'un en hiéroglyphes, l'autre en écriture démotique. On sait que
c'est ce texte bilingue qui, par les comparaisons qu'il permettait, a
fait sortir l'étude des hiéroglyphes de la voie purement conjectu-
rale où elle s'était attardée jusqu'alors. Les recherches de Thomas
Young, entreprises après l'arrivée en Angleterre de la pierre de
Rosette, posèrent les premiers jalons, et, trente ans plus tard, le
génie de Ghampollion, d'un rapide et puissant élan, atteignait le
but. Des efforts ultérieurs ont fait porter aux principes qu'il avait
posés toutes leurs conséquences; ils ont corrigé certaines erreurs
de détail et donné la clé d'un grand nombre de caractères nou-
veaux; mais c'était toujours en marchant sur les traces de Gham-
pollion que Lepsius et Rirch, De Rougé et Mariette, obtenaient ces
résultats. Lorsqu'on 1866 la découverte d'un nouveau texte bi-
lingue à Canope est venue donner un moyen de contrôle , elle a
confirmé de la manière la plus éclatante la sûreté de la méthode
exposée en 1832 dans la Grammaire égyptienne', mais, à vrai dire,
la démonstration était déjà faite, le problème avait reçu une solu-
tion scientifique.
Quand le musée reçut la pierre de Rosette et les monumens
égyptiens qui l'accompagnaient, la place manquait déjà dans les
salles destinées aux antiquités ; il fallut donc mettre provisoirement
les nouveau-venus sous des hangars construits à la hâte. Ge fut
bien pis encore quand le musée eut acquis la collection Towneley.
Charles Towneley appartenait à une famille catholique qui avait
autrefois beaucoup souffert pour sa foi. Le temps des persécutions
était passé ; mais les universités nationales n'admettaient encore
sur leurs bancs que les élèves qui faisaient profession d'appartenir
à l'église d'Angleterre. Le jeune homme, comme la plupart des fils
des riches familles catholiques, fut donc élevé sur le continent, au
collège des jésuites de Douai. Il habita ensuite Paris, puis l'Italie,
où il fit un séjour de huit ans, et il alla même jusque dans la
Grande-Grèce et eja Sicile. Ge fut à Naples, dans la société de sir
William Hamilton et de d'Hancarville, qu'il sentit s'éveiller en lui
les instincts du collectionneur en même temps qu'il acquérait la
connaissance pratique des monumens. Depuis 1768, la plus grosse
part des revenus d'une fort belle fortune fut consacrée à des achats
qui témoignent d'un goût éclairé. Towneley s'était associé à plu-
sieurs artistes anglais établis à Rome ; on entreprenait des fouilles
548 REVUE DES DEUX MONDES.
à frais communs, en ville même et dans la campagne de Rome, et
l'on en partageait les fruits. Il n'était pas toujours aisé de s'en-
tendre sur la répartition : plus d'une fois, surtout quand il fut re-
.'ourné en Angleterre, Towneley crut avoir à se plaindre de ses
associés; mais il n'en obtint pas moins ainsi des marbres de prix
provenant des ruines de la villa d'Hadrien à Tivoli, de celles d'An-
tonin le Pieux à Lanuvium, et d'autres sites analogues. Ce fut
d'Ostie, des bains de Claude, qu'il tira la figure drapée qui est
connue sous le nom de Vénus Towneley, statue intéressante et qui
a de belles parties, mais dont la réputation a été fort exagérée. En
1777, Towneley vint s'installer avec ses trésors à Westminster,
dans un hôtel disposé de manière à les montrer dans le meilleur
jour aux artistes et aux savans. Pour s'être fixé à Londres, il n'a-
vait pas renoncé à augmenter sa galerie ; chaque année, de nou-
veaux monumens lui arrivaient d'Italie ou même d'Orient, et,
jusque dans un âge avancé, il ne regardait point à partir lui-même
pour Rome quand il y croyait sa présence nécessaire pour contrôler
le résultat des fouilles où ses fonds étaient engagés.
Devenu depuis 1791 un des trustées du musée, Towneley s'inté-
ressait vivement à la prospérité de cette institution, et il avait même
fait un testament par lequel il lui laissait son cabinet; mais dans
les derniers temps il s'était laissé entraîner par sa passion, et ses
biens étaient grevés d'une hypothèque de près d'un million de
francs. Il fut donc obligé, pour l'honneur de son nom, de révoquer
la donation déjà préparée, et après sa mort ses héritiers, en 1805,
négocièrent une cession au musée. Les trustées s'adressèrent au
parlement, qui vota une somme de 20,000 livres, très inférieure à
la valeur réelle de la galerie, mais acceptée d'avance par le frère
du défunt. La galerie Towneley entra donc tout entière dans le
Musée-Britannique, et ce sont encore les marbres dont elle était
composée qui forment le principal ornement des salles dites gréco-
romaines. Sans doute ils ont perdu de leur importance depuis que
le musée s'est récemment enrichi de tant de marbres vraiment
grecs, d'origine certaine, tels que ceux du Parthénon et de Phiga-
Jie, de Cnide et d'Éphèse; en comparaison de ces monumens au-
thentiques, les statues de provenance italienne, simples copies
d'originaux célèbres ou parfois même copies de copies, retombent
au second rang. La galerie Towneley n'en a pas moins été pour le
Musée-Britannique à peu près ce que la galerie Borghèse a été pour
le Louvre, un riche répertoire de ces bas-reliefs, de ces bustes, de
ces statues qui, sous l'empire, décoraient par milliers les édifices
publics de Rome ainsi que les villas des grands seigneurs et les
hibliothèques des lettrés.
LE MUSÉE-CRITANNIQUE. 5/19
Le temps était venu où les marbres du Parthénon allaient ouvrir
la série de ces conquêtes qui font la gloire du Musée-Britannique.
Un pair d'Ecosse, lord Elgin, avait été nommé en 1799 ambassa-
deur près la Porte-Ottomane. Esprit curieux et cultivé, il conçut
aussitôt la pensée de tirer parti de sa mission pour faire mieux
connaître les monumens de l'art grec que renfermait l'empire turc.
Il demanda aux ministres de lui adjoindre des dessinateurs et des
mouleurs, tout un personnel comme celui dont s'étaient entourés
en pareille situation les Nointel et les Choiseul-Gouffier. Le cabinet
avait d'autres affaires en tête; on ne daigna même pas répondre.
L'Écossais est tenace; lord Elgin résolut de reprendre pour son
propre compte le projet auquel le gouvernement avait refusé de
s'associer. A son passage en Sicile, il prit à ses gages un peintre
habile, Lusieri, et plusieurs praticiens et mouleurs. Une fois à Gon-
stantinople, il obtint du divan la permission d'installer ses artistes
à Athènes pour y faire des dessins et y prendre des moulages.
Bientôt il fît lui-même le voyage de l'Attique. Là tout le convain-
quit que les monumens laissés aux mains des Turcs étaient voués
à une destruction plus ou moins rapide, mais certaine. Les uns,
comme les figures des frontons, servaient de but aux balles des
chasseurs, quand ils déchargeaient leurs fusils avant de rentrer en
ville. D'autres étaient retaillés par le ciseau du marbrier turc, pour
prendre forme de cippes et trouver place dans les cimetières. Il y
avait aussi le four à chaux; ce qu'il a dévoré de marbres est in-
imaginable. Enfin la catastrophe du Parthénon, au temps de Moro-
sini, n'avait pas rendu plus prudens les maîtres de l'Acropole; c'é-
tait maintenant le temple d'Erechthée qui servait de poudrière. Le
meilleur moyen de sauver ce qui restait encore de tant de mer-
veilles, n'était-ce donc pas d'enlever et de mettre en sûreté tout ce .
qui pouvait être déplacé?
Les circonstances étaient d'ailleurs des plus favorables. L'Egypte,
reconquise par les victoires navales des Anglais, donnait a l'ambas-
sadeur d'Angleterre un crédit exceptionnel. Combinée avec un
usage libéral et judicieux du bakchich ou cadeau, cette influence
pouvait tout. Lord Elgin obtint un firman qui non-seulement lui
donnait pleine liberté de faire mouler et dessiner tout ce qu'il vou-
drait, mais qui l'autorisait aussi « à enlever du temple des idoles
tous morceaux de pierre portant des inscriptions ou des figures. »
Avant la fin de 1802, plus de trois cents ouvriers étaient à l'œuvre
dans l'Acropole. Sous la direction de Lusieri, les travaux se pour-
suivirent, plus ou moins activement, jusqu'en 1816. Les caisses
que cet agent expédia à diverses reprises en Angleterre contenaient,
outre un certain nombre de marbres acquis soit en Attique, soit
550 REVUE DES DEUX MONDES.
dans d'autres parties de la Grèce, outre une colonne et une des ca-
riatides du temple d'Erechthée, dix-sept statues ou fragmens de sta-
tues des frontons du Parthénon, plus de la moitié de la frise de la
cella, et quatorze métopes. Après bien des traverses, lord Elgin,
qui avait été retenu prisonnier en France à la rupture de la paix
d'Amiens, finit par arriver en Angleterre; sa collection fut déballée
et mise sous les yeux des archéologues et des artistes. Les avis
furent partagés. Il se trouva de prétendus connaisseurs, membres
de la Société des dileitanti, qui ne craignirent point d'imprimer
des assertions comme celles-ci : « Phidias n'a jamais travaillé le
marbre... Ces sculptures si vantées, loin de remonter au siècle de
Périclès, sont tout au plus du temps d'Hadrien. Ce sont, à les juger
le plus favorablement, de simples sculptures décoratives, œuvres
de beaucoup de personnes différentes, dont plusieurs, même à une
époque moins cultivée, n'auraient jamais mérité le titre d'artistes.»
En revanche, Canova, quand il visita l'Angleterre en 1815, mani-
festa en présence de ces marbres l'admiration la plus enthousiaste,
et l'éminent archéologue Ennius Quirinus "Visconti déclara qu'il y
trouvait « la perfection même de l'art. » Grâce à ces témoignages
imposans et à ceux d'autres savans, de peintres, de sculpteurs,
l'opinion finit par se prononcer; si bien des protestations s'éle-
vaient, en Angleterre même, contre la conduite de lord Elgin et la
traitaient de brigandage, il n'y eut bientôt plus qu'une voix dans
toute l'Europe sur le mérite des sculptures qu'il avait dérobées à
l'acropole d'Athènes. En 1816, la chambre des communes nomma
une commission pour examiner la question de savoir « s'il conve-
nait que cette collection fût achetée par l'état, et, dans le cas où
elle se prononcerait pour l'affirmative, quelle somme devait être
allouée à cet effet. » Lord Elgin évaluait ses dépenses, en y com-
prenant l'intérêt des sommes engagées, au chiffre de 7/i,000 livres
(1,850,000 francs); il consentit pourtant à s'en dessaisir contre le
paiement de 35,000 livres. Le parlement eut donc raison de ranger
lord Elgin parmi les bienfaiteurs du musée en décidant que lui et
les héritiers de son titre figureraient à perpétuité parmi les trustées
de ce grand établissement national.
Un an auparavant, le musée avait acquis pour 19,000 livres un
autre ouvrage important de la sculpture grecque, la frise du temple
d'Apollon Epicourios, à Bassai, près Phigalie, en Arcadie. Ce temple
avait été bâti par Ictinos, l'architecte même du Parthénon, et les
bas-reliefs qui le décoraient avaient été retrouvés en 1812 et dé-
gagés des monceaux de débris qui les couvraient par les efforts et
aux frais communs d'un groupe de voyageurs que dirigeait un savant
architecte, Gh. R. Cockerell. Malgré certains défauts d'exécution qui
LE MUSÉE-BRITANNIQUE. 551
frappent tout d'abord, cette frise est bien un monument du plus
beau siècle de l'art; elle prêtait à d'intéressantes comparaisons
avec les bas-reliefs attiques. Certaines périodes, certaines formes
du génie antique, étaient donc déjà très richement représentées au
Musée-Britannique; mais les bronzes et les monnaies étaient encore
de nombre et de mérite inférieur. Ces lacunes furent comblées en
18'25 par le legs que fit au musée un de ses trmlees les plus actifs
et les plus compétens, R'chard Payne Knight, le savant et para-
doxal éditeur d'Homère. Le cabinet qu'il avait mis de longues an-
nées à former valait, dit-on, au moment de sa mort, environ
60,000 livres (1,500,000 fr.). Son médaillier mettait le Musée-Bri-
tannique, au moins pour la série des monnaies grecques, à peu près
au niveau du cabinet de Paris; ses bronzes, dont plusieurs étaient
de provenance grecque bien authentique, en faisaient un rival du
cabinet de Naples, tout riche que fiât celui-ci des dépouilles de
Pompéi et d'Heixulanum.
Yingt ans avaient suffi pour donner à l'Angleterre un musée des
antiques qui pouvait soutenir la comparaison avec ceux même de
pays bien plus favorisés par leur situation géographique et leurs
traditions. Dès 1805, lors de l'achat de la galerie Towneley, les
antiquités furent érigées en un département spécial, et, les salons
de 3Iontagu-house étant devenus tout à fait insuffisans pour tant
de nouveaux et précieux objets, il fallut construire tout exprès dans
le jardin une galerie où le premier conservateur des antiques, Tay-
lor Combe, se trouva bientôt à l'étroit. Quand il mourut, en 1826,
quelques-unes des plus récentes acquisitions étaient entassées faute
de place sous des hangars en planches.
IV.
La collection des antiques s'était donc accrue pendant le premier
quart du xix^ siècle avec une rapidité surprenante, et avait été la
premièi^e à former un nouveau département; mais pendant ce temps
les autres collections n'avaient pas cessé non plus de s'augmenter.
Les deux successeurs du premier bibliothécaire en chef, le docteur
Maty et le docteur Morton (1772-1799), avaient été, comme Gowin
Knight, des médecins; on aurait pu s'attendre à ce que, fidèles aux
exemples de sir Hans Sloane, ils s'occupassent surtout du cabinet
d'histoire naturelle. Il n'en fut rien; à peine pendant la seconde
moitié du dernier siècle les vitrines et les herbiers s'enrichirent-ils
de quelques échantillons d'espèces nouvelles rapportés par Cook et
par d'autres navigateurs. Au contraire, durant cette même période,
sans que le parlement y fût pour beaucoup, ni que les chefs pré-
552 REVUE DES DEUX MONDES.
posés l'un après l'autre à la direction du musée témoignassent d'un
grand zèle pour ses progrès, la bibliothèque proprement dite grossit
assez vite. Un de ses premiers bienfaiteurs fut, en 1759, un riche
négociant, Salomon Da Costa, Juif d'Amsterdam établi depuis de
longues années en Angleterre; il fit don d'une précieuse collection
de livres et de manuscrits hébraïques « en reconnaissance, écri-
vait-il, de la généreuse protection dont l'avaient couvert la tolé-
rance et la justice du gouvernement britannique. » Sa lettre d'envoi
aux trustées se termine par une sorte de prière pour le musée qui
venait de s'ouvrir : « puisse-t-il croître et multiplier pour l'avan-
tage de cette nation et de toute l'espèce humaine! w L'optimiste
même le plus confiant n'aurait pu prévoir alors co-mbien ce vœu se-
rait brillamment réalisé avant qu'un siècle eût achevé de s'écouler.
Bientôt après, la bibliothèque recevait de George III la Collection
Thomasoiiy une admirable suite de pamphlets politiques réunie pen-
dant la révolution par le libraire de ce nom; il y avait plus de
33,000 pièces séparées. Vers le même temps, le grand acteur David
Garrick léguait une série unique de vieilles pièces du théâtre an-
glais, dont beaucoup, sans lui, seraient aujourd'hui perdues. D'au-
tres donations, dont chacune a sa valeur propre, furent faites par
Thomas Birch, Musgrave, Tyrwhitt et Cracherode; mais ce fut
seulement en 1805 que le parlement contribua à enrichir la biblio-
thèque. Près de 5,000 livres furent votées pour lui assurer la pos-
session des manuscrits qu'avait réunis Shelburne, premier marquis
de Lansdowne. Cet admirable cabinet était comme le complément
naturel des fonds Cotton et Harley; entre autres trésors, il compre-
nait les papiers de Burghley, le premier ministre d'Elisabeth. A
partir de ce moment, les libéralités parlementaires devinrent fré-
quentes. Il serait trop long d'énumérer les diverses bibliothèques
qui furent acquises depuis lors pour combler telle ou telle lacune.
En 1832, le legs de Francis Egerton, comte de Bridgewater, faisait
entrer dans le musée une foule de documens importans pour l'his-
toire de France ou d'Italie et lui assurait de plus un capital dont
le revenu était destiné à l'achat de nouveaux manuscrits; c'est en-
viron 12,000 francs à dépenser par an.
Dans l'intervalle, l'Angleterre avait enfin eu un prince dont les
goûts ont servi le Musée-Britannique et y ont laissé de nobles traces.
Dire que George III aimait les lettres, ce serait mal s'exprimer; il
avait reçu une éducation trop incomplète, il avait l'esprit trop lent
et trop terne pour mériter cet éloge. Pour lui, la littérature an-
glaise commençait au règne de la reine Anne. On sait ce qu'il pen-
sait du plus grand poète de l'Angleterre. Dans un instant d'épan-
chement, il disait à miss Burney : « Y eut-il jamais fatras pareil à
LE MUSÉE-BRITANKIQUE. 553
la moitié de Shakspeare? Seulement, vous savez, on ne doit pas le
dire. » Tout au moins aimait-il les livres, ce qui est déjà presque
une vertu. A peine sur le trône, le roi, pourvu d'un bon bibliothé-
caire, aidé des conseils de Johnson, et consacrant à ce luxe intel-
ligent les reven'US que les autres princes de la maison de Hanovre
avaient fait passer dans l'électorat ou gaspillés en de grossiers plai-
sirs, s'était mis à acheter en Angleterre et sur le continent; il avait
au bout de quelques années possédé beaucoup de raretés, entre
autres une très belle suite de cartes géographiques, et la plus belle
collection qui existât des livres si recherchés qui soiit sortis des
presses du premier imprimeur anglais, Caxton, vers IZiSO. Quand
George III mourut en 1820, sa bibliothèque, qui occupait une partie
de Buckingham-Palace, comprenait environ 8Zi,000 volumes, dont
beaucoup du plus grand prix. Son fils et successeur, George IV,
était depuis longtemps décidé à s'en défaire; il détestait la lecture,
il avait besoin d'argent pour ses chevaux et ses maîtresses , et il
ne se fût jamais résigné à payer des appointemens aux conserva-
teurs, à continuer de recevoir les ouvrages en cours de publication,
à dépenser ainsi pour de vieux livres plus de 50,000 francs par an.
A peine roi , il songea donc à vendre la bibliothèque à l'empe-
reur de Russie, qui en offrait 180,000 livres. La négociation s'é-
bruita; l'opinion se prononça avec une extrême vivacité contre ce
projet; le ministère intervint. Le roi déclara que, s'il lui fallait re-
noncer aux roubles russes, il en voulait l'équivalent en livres ster-
ling. Cet équivalent, les ministres finirent par le trouver dans un
fonds commode qui avait déjà rendu plusieurs services de ce genre,
celui des droits de l'amirauté. Une fois largement indemnisé, le roi
tailla sa plus belle plume pour écrire au premier ministre, lord Li-
verpool, une lettre officielle où il se félicitait « d'avoir pu saisir cette
occasion pour favoriser les progrès de la littérature de son pays.
Je sens aussi, ajoutait -il, qu'en agissant ainsi je paie un juste
tribut à la mémoire d'un père dont la vie a été ornée de toutes les
vertus publiques et privées. » Les exécuteurs testamentaires du feu
roi se prêtèrent à cette cession : ils savaient que, si la folie n'eCit
troublé son intelligence dans les dernières années de sa vie, ce
prince eût, selon toute apparence, offert à la nation ce que celle-ci
se trouvait maintenant acquérir à beaux deniers comptans. Seule-
ment, pour mieux perpétuer la mémoire du royal collectionneur,
ils exigèrent des trustées la promesse que la bibliothèque royale
formerait toujours, sous ce titre, un fonds séparé. Malgré les ten-
tatives de quelques conservateurs qui auraient voulu répartir livres
ou manuscrits dans les séries auxquelles ils se rattachent naturel-
lement, la parole donnée a été tenue jusqu'à ce jour. Le parlement
hbh REVUE DES DEUX MONDES.
tint à honneur de voter les crédits suffisans pour bâtir et meubler
une salle destinée à recevoir la collection princière, et cette salle,
digne du nom qu'elle porte et des trésors qu'e-lle renferme, a été
coni prise, lois de la reconstruction générale, dans les bâtimens du
nouveau musée.
Au monjent même où l'on transportait les livres du roi de
Buckingham-Palace dans leur nouvelle demeure de Great-Russell-
street, en 1827, la bibliothèque de sir Joseph Banks, hardi voya-
geur, botaniste éminent, longtemps président de la Société royale,
prenait le même chemin. Banks, depuis bien des années l'un des
trustées du musée, la lui avait léguée tout entière. Elle avait un
caractère tout spécial; pas de publication scientifique moderne qui
ne s'y trouvât, pas de recueil périodique consacré à des recherches
d'histoire naturelle dont elle ne contînt de longues et belles suites;
Banks était riche, et il avait vécu jusqu'à quatre-vingt-un ans.
A force d'absorber ainsi des collections privées dont chacune ré-
pondait à des goûts et à des besoins déterminés, la bibliothèque
nationale, vers 1830, commençait à prendre tournure, à s'arrondir,
à se compléter. Jusque dans les premières années de ce siècle, on
pouvait, suivant le point de vue où l'on se plaçait, en vanter les
richesses ou en déplorer les lacunes; par suite de la manière dont
elle s'était ainsi formée, sans plan systématique, sans crédits régu-
liers, elle était, si l'on peut ainsi parler, toute pleine de trous. Ce
fut seulement en 1812 que le parleuient vota, pour quatre ans,
une somme annuelle de 1,000 livres destinée à boucher quelques-
uns de ces trous, et peu à peu ces crédits, demandés et accordés
d'abord à titre exceptionnel, devinrent permanens et tendirent à
croître, quoiqu'assez lentement, d'année en année. Dans les comptes
de 1S32, les livres et manuscrits achetés pendant l'exercice finan-
cier figurent pour une somme de 1,513 livres (37,825 francs).
Les collections d'histoire naturelle avaient, quoique plus lente-
ment, suivi la même marche que les antiquités, les manuscrits et
les livres. Pendant le xv!!!"" siècle, elles étaient restées à peu près
ce que Sloane les avait faites; on ne cite guère, comme additions de
queli[ue importance, qu'une belle collection de fossiles anglais,
donnée en 1766 par un des trustées, Brander, et en 1769 une série
d'oiseaux empaillés achetés en Hollande. Cook avait ollert le pre-
mier kangourou que l'on eut vu en Europe; d'autres navigateurs,
ainsi que Banks au retour de ses voyages, avaient fait des présens
qui pi(|uaient la curiosité du public; mais tout cela restait bien
fragmentaire, bien incomplet, plutôt calculé pour amuser les yeux
des visiteurs que pour fournir aux savàns des matériaux classés avec
métliude. En 1810, en 1822, des crédits votés par la chambre
LE MUSÉE-BRITANNIQUE. 555
avaient permis l'achat de plusieurs séries importantes d'échantil-
lons de minéralogie; mais le legs de sir Joseph Banks, en 1827, eut
une bien autre importance. En même temps que ses livres, le musée
recevait son herbier, où étaient venus s'absorber, par des acquisi-
tions répétées, ceux de plusieurs botanistes célèbres. On prit avec
intelligence et décision les mesures nécessaires pour que les libé-
ralités de Banks portassent des fruits qui fissent honneur au pays;
on créa pour la botanique un département spécial, dont le premier
titulaire fut M. Brovvn, collaborateur et ami de sir Joseph Banks.
Une réforme opérée en 1809 avait partagé le musée en quatre
départemens, placés chacun sous la direction d'un conservateur
[keeper) (1), livres imprimés, mnnuscrils, antiquités, histoire natu-
relle', le jour était venu où il fallait opérer de nouveaux démem-
bremens. Le nombre des visiteurs s'accroissait en même temps
que la richesse des galeries. On sentait de plus en plus la néces-
sité de placer à la tête de chacune des provinces de ce royaume
scientifique un homme vraiment spécial, qui en connût les res-
sources et les besoins, qui en mît les trésors à la portée des tra-
vailleurs. Les fonctions du directeur-général et des conservateurs
avaient cessé d'être d'honorables sinécures. Le quatrième biblio-
thécaire en chef, Joseph Planta (1799-1827), avait surtout pris à
cœur de faciliter aux curieux l'accès du musée; il avait, par de-
grés, obtenu du conseil la suppression de toutes les précautions
puériles, de toutes les restrictions gênantes, suppression qui avait
exigé une augmentation sensible du personnel. Ce fut sous lui que
les galeries d'exposition, comme les salles d'histoire naturelle et
d'antiquités, devinrent vraiment publiques. En 1827, quand la mort
l'enleva à ses fonctions, le musée était ouvert trois jours par se-
maine à tout venant, mais cela seulement pendant quarante des
semaines de l'année; c'était encore un bien long chômage. Pourtant
le nombre des visiteurs avait cru rapidement. Avec le système des
billets, en 1807, on en avait compté 13,0Zi6; j'en trouve 31,309 en
1812, 79,131 en 1827. De même pour la salle de lecture : au com-
mencement du siècle, elle ne recevait pas 200 personnes par an;
on en admit 1,950 en 1810, A, 300 en 1815, 8,820 en 1820, et
22,800 en 1825. La progression est ici plus rapide encore et plus
frappante. Le nombre des volumes que renfermait la bibliothèque,
sans compter les manuscrits, était évalué en 1827 à 150,000. Là,
comme dans tout le reste de l'édifice, la place manquait, elle man-
quait pour les livres, elle manquait pour les antiquités et les objets
(1) C'est le terme qui a prévalu dans l'usage; mais à, l'origine chacun de ces chefs
de département portait le titre de sous-bibliothécaire [under-librarian).
556 REVUE DES DEUX MONDES.
d'histoire naturelle, elle manquait pour le public, qui devenait de
plus en plus exigeant, qui voulait jouir de tout ce qu'avaient laissé
à son intention de généreux bienfaiteurs, de tout ce qui avait été
acquis avec son propre argent. Le vieil hôtel aristocratique qui avait
offert aux collections naissantes un abri si convenable ne suffisait
plus à ces vastes répertoires des œuvres de la nature ou des créa-
tions du génie humain. Le musée étouffait dans son vêtement de
pierre, devenu trop étroit, et le faisait craquer de toutes parts. En
vain y avait-on déjà ajouté des bâtimens séparés, comme la galerie
Towneley, comme la bibliothèque royale; une foule d'objets, faute
d'espace, ne pouvaient être exposés. On se décida en 1830 à jeter
bas Montagu-house, et à remplacer cette habitation par un palais
construit tout exprès, sur les plans de l'architecte Robert Smirke,
en vue de sa destination spéciale. Ce qui restait d'arbres séculaires
tomba sous la cognée; les pelouses disparurent. L'édifice, avec les
maisons destinées aux conservateurs, couvrit tout le terrain qu'oc-
cupaient autrefois les jardins. Les travaux marchèrent d'ailleurs
lentement par suite de l'insuffisance des premiers crédits accordés
et surtout de la nécessité où l'on était de ne déplacer les collec-
tions qu'au fur et à mesure de l'achèvement des salles qui leur
étaient destinées. L'œuvre, on peut le dire, n'a été terminée qu'en
1856, par la construction de la nouvelle salle de lecture.
Le Musée-Britannique, on l'a vu naître des goûts distingués, de
la haute curiosité et des préoccupations patriotiques de quelques
hommes éminens, qui devançaient leur pays et leur siècle, tels que
les Gotton, les Harley, les Arundel et les Ilans Sloane; on l'a vu,
par la secrète puissance des nobles pensées dont il était le symbole,
s'imposer à l'indolente froideur de princes étourdis ou grossiers,
à l'indifférence d'un parlement et de ministres tout occupés d'af-
faires, intéresser peu à peu l'opinion publique et finir par obtenir
des grands pouvoirs de l'état l'attention bienveillante et les crédits
qui lui étaient nécessaires pour vivre et pour grandir. On se prê-
tera, nous l'espérons, à le suivre avec nous dans ses destinées nou-
velles, à partir du jour où, au lieu d'un domicile d'occasion et de
rencontre, il a reçu de la munificence nationale un palais que l'on
s'est tout au moins proposé de rendre digne, par son ampleur et sa
beauté, des merveilles qu'il renferme et qu'il expose si libérale-
ment à l'admiration et aux recherches des artistes et des savans.
George Perrot.
L'ORIGINE DES CROYANCES
RELATIVES
A LA VIE FUTURE
I. Early history of Mankind, par B. Tylor, Londres 1871. — II. A critieal history of the
doctrine of a future life, par William Rounseville- Alger, New-York, 1811. — III. Prime-
val Man, par le due d'Argyll, Londres 1870. — IV. L'IImnme avant l'histoire, par sir
John Lubbock, trad. par M. Barbier, Paris 1867. — V. Les Origines de la civilisation,
par le même, trad. française, Paris 1873. — "VI. Les Pionniers français dans l'Amérique du
Nord, par Parkman, trad. française do M™» la comtesse de Clermont-Tonnerre, Paris 1874.
Dans la science comme dans la politique, notre époque est déci-
dément peu clémente aux prétentions du droit divin. 11 n'y a pas
bien longtemps encore, peu de gens contestaient que l'homme n'eût
été établi par Dieu même souverain de tous les êtres qui l'entou-
rent : l'origine sacrée de cette royauté rencontre aujourd'hui de
véhémens et nombreux adversaires. Pour en rechercher les titres,
on fouille curieusement les archives du genre humain ; on éventre
les cavernes à ossemens de la Dordogne et des Pyrénées, les tas de
coquillages des côtes du Danemark, les tumuli de partout; on bou-
leverse les couches du diluvium, des terrains quaternaires et ter-
tiaires, et l'on ne trouve plus, nous dit-on, à la place de l'Adam
biblique, rayonnant de beauté, d'intelligence, qu'un troglodyte mi-
crocéphale, aux appétits de brute, sans famille, presque sans lan-
gage, condamné, pour ne pas périr, à une lutte de tous les instans
contre les grands pachydermes, et tenant sa royauté précaire d'un
couteau de silex ou d'un|harpon d'os. Puis, à défaut de documens
558 REVUE DES DEUX MONDES.
positifs, on remonte par l'induction dans un passé encore plus loin-
tain, et l'on nous montre, aux derniers âges de l'époque secondaire,
quelques singes, plus heureux ou plus avisés que les autres, pre-
nant lentement l'habitude de la station droite, et, grâce à quelque
privilège fortuit de leur organisation cérébi'ale, tiaiisformant en
sons articulés, symboles de la pensée naissante, les cris rauques qui
n'avaient traduit jusque-là que de bestiales sensations. Quant à
cette noblesse originelle dont le récit de la Genèse fait resplendir
le signe au front du premier honmie, quant à ces facultés supé-
rieures par lesquelles se serait établie tout d'abord, sans transition
possible de la bête à nous, la souveraineté du règne humain^ cer-
taine science les déclare absolument chimériques. Nulle différence
de nature entre l'intelligence de l'animal et la nôtre. De part et
d'autre, les opérations mentales sont les mêmes, les produits seuls
diffèrent : l'homme a plus d'idées, il aperçoit plus de rapports, il
généralise davantage; mais ni l'abstraction, ni le jugement, ni la
généralisation ne lui appartiennent en propre. La moralité, la reli-
giosité, qu'on a tenté de maintenir comme suprêmes barrières entre
l'animalité et l'humanité, se résolvent pour l'analyse en des concep-
tions qui ne supposent nullement chez l'homme d'antres facultés
que celles dont sont doués les mammifères les plus parfaits.
Nous voudrions chercher dans cette étude quelle est, suivant la
théorie transformiste, l'origine des idées de l'âme, de l'immorta-
lité, de la vie future. Peuvent-elles sortir, par une évolution natu-
relle, d'opérations ou de facultés mentales qui nous soient com-
munes avec les animaux? Ceux-ci sont-ils capables de les former
comme nous? N'impliquent-elles à aucun degré l'intuition d'un prin-
cipe cpie l'expérience ne donne pas, le pressentiment d'une destinée
qui ne s'accomplit pas tout entière dans les étroites limites du
monde sensible? On voit la gravité du problème. Les questions
d'origine, que la prudence de Jouffroy proposait d'ajourner, s'im-
posent impérieusement au spiritualisme contemporain : de témé-
raires hypothèses les soulèvent, les résolvent de lotnes parts au-
tour de lui; il faut qu'il les regarde en face et prenne souci d'y
faire des réponses qui donnent une force nouvelle aux preuves dont
il s'est contenté jusqu'ici. Le temps est passé, nous senihle-t-il, où
l'on pouvait étudier les idées et les croyances fondamentales qui
constituent l'esprit humain sans s'inquiéter des dé\elopppmens suc-
cessifs, des métamorphoses infinies qui, à travers les siècles, sous
l'influence des causes les plus diverses, ont amené «-es idées et ces
croyances au degré de précision, d'abstraction, de ,c:'^Miéralité, d'au-
torité, qu'elles semblent posséder naturellement aujourd'hui. Il faut
faire sa place dans notre philosophie au point de vue historique et
LA CROYA^'CE A LA VIE FUTURE. 559
évolutionniste : la psychologie comparée des races, depuis l'homme
primitif jusqu'à l'Européen cultivé du xix^ siècle, doit devenir un
des chapitres les plus importans de la science de l'âme. ISous sommes
en un mot pour une application aussi large que possible de la mé-
thode expérimentale, qui, entre les mains de Jouffroy et de ses dis-
ciples, n'a guère eu d'autre objet que l'étude du moi individuel. A
celte condition seulement, les résultats auront toute la valeur d'in-
ductions légitimes et seront à l'abri des chances d'erreur auxquelles
une expérience dont la base est trop étroite a tant de peine à se
soustraire.
I.
Pour surprendre à leur origine les idées vraiment essentielles à
l'esprit humain, il semble que le moyen le plus sûr, ce soit d'obser-
ver les enfans; mais on s'aperçoit bien vite que la chose n'est pas
aussi facile qu'elle en a l'air. Si l'on veut en effet que les observa-
tions îiient toute la valeur requise, il faut qu'elles portent sur la
première enfance, qu'elles saisissent l'homme en quelque sorte au
moment où il vient au monde, où nulle idée d'importation étran-
gère n'a pu encore pénétrer dans son espiit. Or une telle condition
est de tout point irréalisable. Aucun souvenir ne peut remonter
jusque-là, et les vagissemens du nouveau-né ne nous disent rien
de ce qui se passe dans le mystère de son intelligence endormie.
Plus tard, quand le premier langage traduira au dehors les premiers
essais de la pensée, cette pensée, tout enveloppée de sensations,
presque inconnue pour elle-même, sans nulle empreinte de person-
nalité, sera déjà le reflet plus ou moins fidèle des pensées qui l'en-
tourent et la sollicitent; l'homme est autrui avant d'être lui-même.
Ajoutez que, quelque disposé qu'on soit à ne pas exagérer le rôle de
l'hérédité, il est difficile de prouver que l'enfant n'apporte pas, im-
primées pour ainsi dire dans les plis de son cerveau, quelques-unes
des dispositions intellectuelles de ses parens, de ses ancêtres, de sa
race tout entière.
L'enfant ne nous apprend donc rien sur les idées, les dispositions
mentales de l'humanité naissante. Aussi a-t-on fini par s'adresser
aux peuples sauvages. On croyait saisir là le genre humain près de
sa source; on avait la rare fortune de rencontrer dans des corps
adultes des intelligences qu'on se figurait vierges de toute idée fac-
tice, de toute croyance artificielle, ayant de plus à leur service des
langues qu'il n'était pas impossible d'interpréter. Les sauvages de-
vinrent bieniôL les oracles d'une certaine philosophie.
Locke fut, à notre connaissance, le premier artisan de leur crédit.
560 REVUE DES DEUX MONDES.
H fit servir leur témoignage à battre en brèche les idées innées de
Descartes. Un vieil argument prétend fonder les principales vérités
de la métaphysique, de la morale, de la religion naturelle, sur le
consentement universel du genre humain. Locke feuilleta les voya-
geurs et prouva ou crut prouver que les idées d'un Dieu créateur,
d'une âme immortelle, d'une règle absolue des mœurs, sont com-
plètement étrangères à l'esprit d'un grand nombre de peuplades
sauvages. La philosophie française du xviii^ siècle, issue de Locke,
le suivit dans cette voie. Les sauvages devinrent à la mode; on les
enrôla contre le rationalisme métaphysique du siècle précédent ; on
leur fit dire à peu près tout ce qu'on voulut. Sous la bannière de
Jean-Jacques, ils montaient à l'assaut de la civilisation ; sous celle
d'Helvétius , ils combattaient pour la morale du plaisir et de l'é-
goïsme.
L'homme de la nature passe à l'état de personnage d'opposition;
on le pare de toutes les vertus : il est sincère, exempt de préjugés,
surtout sensible; le despotisme des tyrans, la fourberie des prê-
tres, n'ont pas encore altéré la naïve ingénuité de son âme ni faussé
l'heureuse rectitude de son jugement. Il ignore les arts corrupteurs,
le joug des conventions sociales, les scrupules d'une pudeur hypo-
crite. Sur la foi suspecte de je ne sais quel voyageur, Helvétius
nous apprend qu'à Siam la loi ordonne aux femmes de s'offrir à
tout venant, et le voilà près de s'attendrir au spectacle de cette
touchante promiscuité. Toute cette société, raffinée à l'excès, étouffe
dans ses salons dorés et rêve les huttes de bambou d'Otaïti.
Par malheur, Otaïti est loin de Paris; il fallait, sur le compte des
sauvages, se contenter de relations d'une exactitude souvent dou-
teuse. Que n'eût-on pas donné pour avoir sous la main un sauvage
authentique qu'on pût interroger, examiner à loisir et qui fût le té-
moignage vivant de cet état de nature célébré par les philosophes,
comme autrefois l'âge d'or par les poètes ! Aussi fut-ce un cri de
joie quand on apprit qu'on avait découvert dans une forêt de l'Avey-
ron un vrai sauvage. Les docteurs en idéologie s'apprêtaient à faire
l'étude minutieuse d'un si précieux sujet. L'illusion fut de courte
durée ; on reconnut que l'homme de la nature n'était qu'un pauvre
idiot échappé d'une maison de fous. A la même époque, Palissot
avait jeté un juste ridicule sur ces doctrines, qui prétendaient nous
offrir comme modèles des ancêtres à quatre pattes, et vers 1780 on
parlait déjà moins des sauvages.
D'importans travaux, surtout en Angleterre et en Amérique, les
ont récemment remis en honneur. Des explorations nombreuses et
répétées chez les tribus indiennes du continent américain, au centre
de l'Australie et de l'Afrique, dans les îles de l'Océanie, presque
LA CROYANCE A LA VIE FUTURE. 561
jusqu'aux deux pôles, ont accumulé les renseignemens les plus pré-
cis, les plus variés. L'archéologie préhistorique, la philologie com-
parée, ont apporté leur contingent de lumières; le transformisme a
fourni, avec quelques faits bien constatés, de séduisantes conjec-
tures, et aujourd'hui les données expérimentales d'une psychologie
de l'humanité primitive ne font pas absolument défaut. Ces don-
nées , M. Tylor, dans son Histoire primitive du genre humain^
M. M'Lennan dans son Mariage ])rimitif, M. Alger dans son His-
toire critique de la doctrine d'une vie future, M. de Quatrefages
dans son remarquable livre sur V Unité de l'espèce humaine, le duc
d'Argyll dans son court et substantiel écrit sur V Homme primitif,
M. Lubbock enfin dans ses deux ouvrages si complets, V Homme
avant l'histoire et les Origines de la civilisation, — les ont habile-
ment mises en œuvre : sans poursuivre tous le même but, sans
aboutir aux mêmes conclusions, ils ont employé cette même mé-
thode qu'on pourrait appeler d'expérience psychologique externe,
dont l'observation des sauvages constitue l'essentiel procédé.
Nous n'avons nulle envie de mettre en doute l'importance de
cette sorte d'observation : elle répond à ce besoin d'enquête histo-
rique qui est l'un des caractères éminens et l'un des titres de notre
époque. En nous faisant assister aux humbles commencemens du
développement humain, elle nous permet de suivre la formation
lente d'idées et de croyances qu'on était tenté de regarder autrefois
comme autant d'aperceptions a priori, de formes de l'intelligence,
inexplicables autrement que par une mystérieuse innéité. Elle con-
firme en bien des cas cette loi de continuité qui est un des postulats
de la raison humaine, et dont les évolutionnistes, après Leibniz,
mais autrement que lui, s'efforcent de retrouver la présence et l'ac-
tion dans la totalité des phénomènes observables.
Malheureusement une foule de causes d'erreur rendent fort diffi-
cile l'emploi légitime d'un pareil procédé. Les assertions des voya-
geurs sont souvent suspectes. S'ils ne méritent pas toujours une
entière créance quand il s'agit des armes, des habitations, des cou-
tumes, des caractères ethnologiques, des productions et de la faune
du pays, avec quelles précautions ne doit-on pas accepter leur té-
moignage sur les idées morales et religieuses des peuplades qu'ils
ont visitées ! Ces idées sont généralement fort confuses dans l'esprit
des sauvages; la langue qui les traduit est des plus rudimentaires :
comment exprimerait- elle les plus simples abstractions? De plus
les sauvages n'aimeni pas qu'on les interroge sur certaines choses :
il semble que leurs superstitions leur apparaissent plus terrifiantes
quand elles prennent un corps par le langage, ou qu'ils craignent
de livrer à la risée des blancs des croyances d'autant plus vénéra-
TOME xrr. — 1875, , 36
562 REVUE DES DEUX MONDES.
bles pour eux qu'elles les font plus trembler. Ajoutez chez la plu-
part une invincible paresse d'esprit, une incapacité presque absolue
de suivre un certain ordre logique de pensées, qui les rendent indif-
férens à tout ce qui n'a pas pour objet l'immédiate satisfaction des
besoins physiques. Les croyances morales et religieuses sont deve-
nues pour eux comme des coutumes qu'ils observent par tradi-
tion sans trop s'inquiéter de leur origine et de leur signification.
A ces difficultés de l'enquête se joignent celles de l'interprétation.
INotre état intellectuel, moral, social, religieux, est tellement diffé-
rent de celui des sauvages que nous avons la plus grande peine à
entrer dans leur esprit. Voyageurs et missionnaires les abordent
avec des idées préconçues, et courent risque de les voir plus ou
moins dégradés qu'ils ne sont. En outre il leur arrive de générali-
ser trop vile et de conclure sans précaution de quelques individus à
toute une race. De là sur les mêmes peuplades des renseignemens
souvent contradictoires.
Admettons enfin que toutes ces causes d'erreur n'existent pas.
Supposons que nous ayons aujourd'hui les élémens exacts, complets,
authentiques, d'une psychologie des sauvages; aurions-nous mis la
main sur les vraies origines des idées et croyances fondamentales
de l'humanité? Pourrions-nous nous flatter de posséder une image
à peu près fidèle, au point de vue moral et religieux, de l'homme
primitif? Nullement, car ici nous avons à compter avec une opinion
qui porte le caractère de la probabilité la plus haute : c'est celle
qui ne voit dans les sauvages actuels que les débris de races dégé-
nérées. Cette hypothèse fut pour la première fois soutenue avec
éclat par M. de Bonald, il l'appuyait principalement sur des argu-
mens de l'ordre théologique. Vivement attaquée par les transfor-
mistes, dont la théorie exige impérieusement que l'homme primitif
ait été aussi voisin que possible de la brute, elle a trouvé récem-
ment d'habiles défenseurs chez les adversaires de M. Darwin et de
son école. Au premier rang se sont placés en Angleterre l'archevê-
que Whately et le duc d'Argyll.
L'archevêque Whately part de ce fait, établi suivant lui par l'ex-
périence, qu'aucune race absolument sauvage ne peut d'elle-même
s'élever à un état, même peu avancé, de civilisation. Il cite comme
exemple les indigènes de la Nouvelle-Zélande, qui « paraissaient être
dans un état tout aussi avancé quand Tasman a découvert le pays
en 16/i2 qu'ils l'étaient quand Cook les a visités cent vingt- sept
ans plus tard. » L'existence actuelle de nations civilisées prouve
donc que les premiers hommes ont possédé un minimum d'indus-
trie, de moralité, do religion, qu'il est difficile de déterminer, mais
qui, 'dans tous les cas, fut bien supérieur au niveau des peuplades
LA CROYANCE A LA VIE FUTURE. 563
aujourd'hui les plus dégradées. Pour Whately, l'homme primitif fut
nécessairement pasteur et agriculteur.
Ces assertions sont assez contestables. L'état stationnaire des
indigènes de la Nouvelle-Zélande ne prouve rien : une période- de
cent vingt-sept ans est beaucoup trop courte pour produire un
changement appréciable de condition chez les sauvages. Plusieurs
faits d'ailleurs établissent jusqu'à l'évidence que ceux-ci sont ca-
pables de progrès. De plus, si l'homme primitif avait connu l'agri-
culture et l'élevage des troupeaux, comment expliquer que, chez un
grand nombre de peuplades, deux arts aussi utiles se soient per-
dus? Les indigènes de l'Australie, ceux des deux Amériques, igno-
raient l'un et l'autre. Dira-t-on que leurs ancêtres plus civilisés ne
les ignoraient pas, mais qu'une lente décadence en a peu à peu
eflacé jusqu'au souvenir? En ce cas, on trouverait aujourd'hui à
l'état sauvage, en Américpie et en Australie, des troupeaux de bes-
tiaux, descendans de ceux qui auraient été importés à l'origine;
on trouverait tout au moins des squelettes attestant l'existence an-
térieure d'animaux domestiques, bœufs, moutons, etc.; or, ni en
Australie ni en Amérique, on n'en a jamais découvert aucun. De
même nul doute qu'on n'eût découvert des variétés de plantes sau-
vages témoins de l'antique présence des céréales, si l'agriculture
avait autrefois fleuri sur ces deux conlinens.
Telles sont les solides argumens de M. J. Lubbock contre la thèse
de l'archevêque Whately. Le duc d'Argyll maintient les conclusions
de Whately, mais en les appuyant de meilleures preuves. Il établit
une distinction, heureuse selon nous, entre le degré de savoir et
le degré de moralité des races sauvages. Il admet que le savoir a pu
à l'origine être à peu près nul et l'état industriel rudimentaire, il
abandonne l'hypothèse peu défendable d'un peuple primitif agri-
culteur et pasteur; mais il soutient que, dès le premier jour, l'hu-
manité fut pourvue d'idées morales assez pures; elles furent alors,
selon lui, comme elles le sont encore, les conditions essentielles de
tout progrès.
Les coutumes barbares et immorales, l'absence de toute reli-
gion, que constatent chez certains peuples sauvages les relations
des voyageurs, s'expliquent donc uniquement par une décadence
plus ou moins profonde. Ce sont les signes et les effets d'une dévia-
tion dans le développement humain, et non les caractères naturels
d'une première et universelle période de ce développement. Quant
aux causes qui ont pu abaisser au-dessous même du niveau primor-
dial ces races déshéritées, le duc d'Argyll les cherche dans l'in-
fluence funeste d'un milieu inhospitalier. Reléguées par l'invasion
et la conquête à l'extrémité des continens, parmi les rochers volca-
564 REVUE DES DEUX MONDES.
niques de la Terre-de-Feu ou dans cette lugubre nuit du pôle nord
qui dure six mois, contraintes, pour ne pas mourir, à raidir sans
cesse toutes les forces de leur corps et de leur esprit, elles ont dû
perdre peu à peu les plus nobles traits de l'humanité. Et de fait,
c'est aux extrémités septentrionale et méridionale de l'Amérique,
au sud de l'Afrique, chez les Boschimans, les Fuégiens, les Esqui-
maux, que l'humanité semble le plus près de se confondre dans
l'animalité. « L'occupation constante d'un chasseur esquimau, dit
le duc d'Ârgyll, est de se tenir à l'affût, auprès d'un trou dans la
glace, pendant de longues heures, avec une température de 30 de-
grés au-dessous de zéro, attendant qu'un veau marin vienne res-
pirer. Et quand enfin il a frappé sa proie, son seul bonheur est de
se gorger de la chair et de la graisse crue de l'animal. Il est pres-
que impossible à l'homme civilisé de concevoir une vie aussi mi-
sérable et, sous bien des rapports, aussi brutale que la vie de ce
peuple pendant la longue nuit de l'hiver arctique. »
M. Lubbock combat vivement les assertions du duc d'Argyll. A
l'en croire, le duc a calomnié les Esquimaux pour les besoins de sa
cause, et, invoquant à son tour le témoignage toujours complaisant
des voyageurs, M. Lubbock nous montre, sous ces huttes de neige,
à la lueur fumeuse et nauséabonde de l'huile de baleine, l'aimable
simplicité et toutes les vertus de l'âge d'or. 11 remarque en outre
que dans les contrées les plus favorisées de la nature, au Brésil par
exemple, les indigènes sont plus sauvages que ceux des latitudes
polaires. Ce n'est pas uniquement la conquête qui a peuplé de fu-
gitifs les extrémités des continens, c'est encore et surtout l'émigra-
tion provoquée par l'accroissement de la population. Ces essaims,
successivement détachés de la grande ruche humaine, ne furent pas
nécessairement de faibles vaincus : ce furent presque toujours d'é-
nergiques aventuriers, les meilleurs et les plus courageux de la
tribu, qui s'en allaient, pleins de confiance, droit devant eux, jus-
qu'au jour où la terre leur manquait.
Ces vues de M. Lubbock ont leur valeur : il se rencontre avec
Buckle dans l'opinion, confirmée par l'histoire, que les pays les plus
fertiles, dispensant l'homme de tout effort, sont peu propres au dé-
veloppement de la civilisation. Pourtant il est bien douteux aussi
que les climats extrêmes n'opposent pas des obstacles presque in-
vincibles au progrès humain. Il semble difficile de contester qu'à
l'origine la guerre et la conquête n'aient eu la plus grande part
dans la dispersion des hommes sur la surface entière du globe.
D'ailleurs les causes de cette dispersion importent assez peu. Sur-
vivans dépossédés des races vaincues ou colons volontaires, les an-
cêtres des sauvages ont pu également, par des circonstances fort
LA CROYANCE A LA VIE FUTURE. 565
diverses, descendre peu à peu l'échelle de la dégradation jusqu'au
point où nous les voyons presque immobiles aujourd'hui.
Quelques faits bien constatés permettent de conclure qu'il en fut
souvent ainsi. Les Boschimans par exemple ont été présentés par
certains voyageurs comme une race à part, la dernière des races
humaines. Bory de Saint- Vincent nous les montre tellement abru-
tis, qu'ils ne peuvent même servir comme esclaves; sans habitations,
nus, errant dans les forêts par petites bandes ou familles séparées,
se nourrissant de racines sauvages, d'œufs de fourmis, de lézards,
de serpens, d'insectes immondes, à peine sont-ils au-dessus de
l'orang-outang. Voilà peut-être le vrai point de départ de l'huma-
nité, l'image fidèle de l'homme au sortir de la brute! — Informa-
tions prises, le tableau a été trouvé beaucoup trop sombre, et des
inductions tirées de la comparaison des langues ont établi l'identité
de race entre les Boschimans et les Hottentots. Chassés de leur pays
à la suite de luttes intestines, ces malheureux Boschimans, de pas-
teurs qu'ils étaient, sont devenus voleurs; traités en bêtes fauves,
ils en ont pris l'aspect et les mœurs. Leurs ancêtres n'avaient pas
subi cette honteuse dégradation, et n'étaient pas sans doute infé-
rieurs à ces Hottentots modernes sur l'intelligence et la moralité
desquels Kolben nous a laissé des témoignages presque flatteurs.
Ce fait, signalé par le docteur Prichard, d'autres encore recueillis
par M. Tylor, donnent un grand poids à l'opinion que les races qui
occupent aujourd'hui les derniers degrés de l'échelle humaine sont
tombées fort au-dessous du niveau primitif. Il est d'ailleurs impos-
sible de concevoir que l'homme ait jamais vécu en dehors de toute
société, fût-ce la plus étroite, la famille, et toute société implique,
chez ceux qui la composent, certaines notions morales élémen-
taires, les idées de justice, de droit et de devoir. Ces idées, à leur
tour, en impliquent d'autres, celles d'une sanction de la vie future,
d'un être rémunérateur et vengeur. Les concepts moraux essentiels
à l'humanité s'enchaînent par les liens d'une déduction invincible;
poser l'un d'eux, c'est les poser tous. Sans doute, à l'origine, cette
déduction ne fut pas clairement aperçue, une intuition aussi vive
qu'indistincte précéda l'analyse et la réflexion, mais le fait primor-
dial et vraiment caractéristique de l'esprit humain fut la conscience
immédiate d'une règle du bien et du mal, quelles qu'en aient été
les applications particulières, et de ce fait découla, selon nous, l'en-
semble des doctrines religieuses et des croyances relatives à la des-
tinée de l'âme après la mort.
Ce sont là, il est vrai, des considérations a priori; elles ne nous
dispensent pas de suivre les transformistes sur leur propre terrain
et de discuter l'explication qu'ils prétendent fournir. C'est ce que
566 REVUE DES DEUX MONDES.
nous allons faire; mais auparavant il était indispensable de réduire
à leur juste valeur les inductions tirées de l'état mental des sau-
vages contemporains. 11 fallait prouver que ceux-ci n'ont aucun
titre pour représenter à nos yeux l'humanité primitive, et fût-il
établi que la croyance à l'immortalité de l'âme est totalement étran-
gère à certaines peuplades, on n'en saurait légitimement conclure
qu'elle n'est pas un des caractères disiinctifs de l'espèce humaine,
et qu'elle n'est autre chose que le pioduit ultérieur et pour ainsi
dire accidentel de facultés qui nous sont communes avec les ani-
maux (1).
II.
La mort est un phénomène qui imprime une violente secousse à
toute imagination. On a peine à concevoir l'impression qu'il dut
faire sur l'esprit des premiers hommes. Ce chef de la tribu, si fort,
si redoutable, presqu'un dieu pour les siens, le voilà raide, im-
mobile, glacé. Parmi tant d'épouvantes qui assiègent de toutes
parts le malheureux sauvage, celle-là fut la plus terrible. La nuit,
les cerveaux sont hantés par l'image du mort, et, comme il arrive
en songe, on le voit plus grand, plus vigoureux; il semble, comme
dit Lucrèce, mouvoir des membres plus vastes, posséder une vie
plus pleine, être invulnérable à tous les coups. Au réveil, on s'in-
terroge, on se communique les visions du sommeil : le chef est vi-
vant, puisqu'on l'a vu; ces intelligences ignorantes distinguent mal
entre les fantômes imaginaires qui flottent dans le crépuscule des
rêves et les réalités que les sens perçoivent. Pourtant le cadavre
est là : on l'assied dans sa hutte, devenue chambre funéraire; ce
n'est pas ce corps inerte qui a triomphé de la mort : qu'est-ce
donc? Une forme qui lui ressemble, quelque chose sans doute qui
vivait, se mouvait avec lui, et s'est brusquement séparé de lui, son
ombre peut-être? Oui, car au coucher du soleil, à cette heure où
l'imagination se sent envahir par les vagues inquiétudes de la nuit,
(1) Il est prol3al)le du reste que le nombre des peuplades et des races étrangères à
ces croyances a été fort exagéré. « Il n'y a pour ainsi dire pas une nation de la Guinée,
dit Prichard, qii ne croie que l'ànie est immortelle, qu'elle continue à vivre après la
séparation du corps, qu'elle a certiiins besoins, accomplit certaines actions et est ca-
pable spécialement d'éprouver du bonheur ou du malheur. » Quant aux peuples civi-
lisés de rancien monde, M. Henri Martin a vigoureusement réfuté l'opinion de ceux
qui prétendent qu'on ne trouve pas trace dans les livres saints des Hébreux de la
croyance à rimniortalité, et tout récemment M. Ravaisson, dans uu beau mémoire sur
les Monumens funéraires chez les anciens, a montré que certaines scènes des monu-
mens grecs, appelées généralement des adieux, expriment au contraire une foi très
manifeste à une réunion ultérieure.
LA CROYANCE A LA VIE FUTURE. 567
l'ombre est plus grande que le corps auquel elle s'attache : plus
grande aussi que son corps était l'image du chef apparu. De là
cette croyance, universelle dans l'enfance des peuples, que ce qui
survit à l'homme, c'est son ombre; de là aussi l'opinion de certaines
tribus sauvages, que les cadavres ne font pas d'ombre au soleil.
Yoilà, selon M. Spencer, — reproduisant, sans s'en douter, une
vieille théorie de Lucrèce sur la formation de l'idée des dieux,
voilà, selon l'école transformiste, le point de départ de la croyance
à la vie future. Est-il donc besoin, pour en expliquer l'origine,
d'avoir recours à je ne sais quel instinct supérieur, privilège exclu-
sif de l'espèce humaine? L'imagination et le rêve suffisent. Or cer-
tains animaux rêvent et imaginent. M. Darwin avait un chien oui
témoignait sa frayeur en voyant remuer l'ombre d'un parasol. De
la peur des ombres à celle des esprits, il n'y a qu'un pas. La
croyance à l'immortalité est en germe dans le cerveau du chien.
Suivons maintenant les déveioppemens naturels que cette croyance
dut prendre dans l'esprit humain. Il est possible qu'à l'origine les
sauvages, fascinés par le prestige que la puissance des chefs exer-
çait sur leur imagination, leur aient attribué le privilège à peu près
exclusif de l'immortalité. En effet, selon le témoignage de M. Lub-
bock, « aux îles Tonga, les chefs sont immortels, les Toas ou peuple
sont mortels; quant à la classe intermédiaire ou Blooas, il y a
grande différence d'opinion. » Mais la piété filiale dut être aussi
forte et produire les mômes effets que le respect inspiré par les
chefs. Comment croire que l'image des parens morts n'ait pas visité
le sommeil des enfans? Et comment la tendresse filiale n'eût-elle
pas accueilli avec joie l'espérance à laquelle l'illusion du rêve sem-
blait l'inviter? L'amour ne se résigne pas à l'anéantissement de
l'objet aimé. Les parens morts existent donc encore; mais cette
existence ne dure pas plus longtemps, selon l'opinion primitive,
que leur souvenir dans l'âme de leurs enfans. On trouve chez cer-
taines peuplades sauvages la croyance que les parens survivent,
mais non les grands-parens.
La plus simple des analogies, le désir de retrouver plus tard les
êtres aimés, l'horreur instinctive du néant, conduisirent promp-
tement l'homme à penser que quelque chose de lui devait sub-
sister après sa mort. D'ailleurs ce même phénomène du rêve, point
de départ de toute cette série d'inductions, ne lui prouvait-il pas
que sa pensée pouvait quitter son corps immobile et se trouver in-
stantanément transportée aux contrées les plus éloignées? « Les
Dayaks, dit M. Saint-^John, cité par M. Tylor, regardent les songes
comme des événemens réels. Ils croient que pendant le sommeil
l'âme tantôt reste dans le corps, tantôt l'abandonne et voyage au
loin; ils pensent aussi que, soit qu'elle demeure dans le corps ou
568 REVUE DES DEUX MONDES.
s'en éloigne, elle voit, entend, parle et possède une prescience
dont elle ne jouit plus à l'état de veille. Les évanouissemens sont
regardés comme produits par le départ de l'âme, occupée à quel-
que lointaine expédition. Lorsqu'un Européen rêve à sa patrie ab-
sente, les Dayaks pensent que son âme a supprimé l'espace et a
rendu une rapide visite à l'Europe durant la nuit. Un grand nombre
de tribus croient d'une manière analogue que les songes sont des
incidens qui surviennent à l'âme pendant ses excursions hors du
corps, et cette idée se traduit par une répugnance superstitieuse à
réveiller un dormeur, dans la crainte de bouleverser son corps. Le
père Gharlevoix a trouvé simultanément les deux théories en ques-
tion chez les Indiens de l'Amérique du Nord. Un songe peut être
ou bien une visite faite par l'âme à l'objet dont on rêve, ou bien
une vision de l'une des deux âmes du dormeur pendant son voyage
à travers le monde; chaque homme en effet a deux âmes dont l'une
reste toujours dans le corps. Les mêmes Indiens pensent que les
songes sont d'origine surnaturelle, et que c'est un devoir religieux
d'y conformer sa conduite. Us ne peuvent comprendre que les blancs
traitent les songes comme une chose sans conséquence. »
On voit par là toute l'importance du rêve dans la formation des
idées relatives à l'existence de l'âme, à ses fonctions et à sa desti-
née après la mort. Les philosophes pensent avec raison que, pour
prouver l'immortalité de l'âme, il faut établir d'abord qu'elle peut
exister indépendamment du corps; cette démonstration préliminaire,
l'humanité naissante crut la voir dans le fait mystérieux du rêve.
On retrouverait la trace vivante de ces croyances jusqu'aux époques
les plus civilisées. Platon, Gicéron, toute l'antiquité, tout le moyen
âge, sont convaincus que le sommeil nous met en relation directe
avec les esprits des morts, les êtres surnaturels , et voilà qu'au-
jourd'hui même un homme formé pourtant aux sévères méthodes
de la science contemporaine, M. Figuier (1), nous propose de re-
venir purement et simplement à ces antiques traditions. Dans ce
phénomène du sommeil , la physiologie ne voit plus qu'un état
particulier du cerveau, ce qui fournit aux matérialistes un de leurs
plus spécieux argumens; il serait assez remarquable qu'il eût donné
naissance au spiritualisme.
Mais l'idée philosophique de l'immortalité fut lente à se dégager
des naïves et grossières croyances qui furent son berceau. Cette
ombre séparée du cadavre, qui, affectueuse ou terrible, visite la
nuit les vivans, est encore toute matière, matière subtile et insai-
sissable, vapeur ou fumée, dont le moindre choc peut dissiper la
fragile existence. Aussi l'hiver, quand siffle la rafale, et que la tem-
(1) Le Lendemain de la mort, Paris 1871.
LA CROYANCE A LA ^lE FUTURE. 569
pête déchaîne au loin ses colères, le sauvage, enfermé dans sa
pauvre hutte, la pensée toute pleine de celui qui vient de partir,
croit entendre au dehors comme des gémissemens humains; c'est
l'âme que bat la tourmente, et dont les vents emportent peut-être
la vie précaire avec les lambeaux déchirés. Ces terreurs primitives
laissèrent longtemps leur empreinte sur les imaginations. Dans
l'entretien suprême de Socrate avec ses disciples, ceux-ci, des sages
pourtant, semblent craindre pareille disgrâce pour l'âme adorée du
maître (1) , et Virgile nous montre aussi les âmes se déployant au
vent, comme des voiles de navire, pour se purifier de leurs souil-
lures.
Panduntur inanes
Suspensae ad ventos.
L'ombre matérielle a dû conserver les appétits, les besoins et
les goûts de son existence terrestre. Elle a faim et soif; aussi met-
on dans le tombeau, près du cadavre assis, de quoi boire et man-
ger. Cette coutume paraît bien avoir été universelle; de là les ban-
quets funèbres, si souvent figurés sur les monumens et les vases
de l'antiquité classique; de là les libations aux mânes du défunt.
Chez certaines tribus sauvages, quand un enfant meurt, la mère
vient presser ses mamelles gonflées sur le tertre qui recouvre le
corps, et laisse couler à travers le sol, comme pour ranimer les
lèvres glacées du petit être, la nourriture tout imprégnée d'amour
et de vie. Si le mort était un guerrier, un puissant, il faut à son
ombre les armes, les femmes, les esclaves qu'il avait ici-bas; mais
les êtres vivans ne peuvent accompagner le mort qu'en devenant
eux-mêmes des ombres : on les immole. Quelquefois on égorgeait
des prisonniers sur le tombeau d'un chef, simplement pour lui faire
cortège dans l'autre monde; c'était donner à son ombre une sorte
de garde d'honneur formée d'ombres. Achille, dans V Iliade, ensan-
glante ainsi les funérailles de son ami Patrocle.
Une induction fort naturelle conduisit à penser que les animaux
ont aussi des âmes. Comme nous, ils vivent et se meuvent : la mort
doit donc laisser subsister d'eux ce qui subsiste de nous-mêmes, un
fantôme, une ombre, ayant des facultés analogues, supérieures
peut-être à celles que manifestait le vivant. Il semble en effet que
les sauvages révèrent, avec une sorte de terreur superstitieuse,
dans l'animal un principe qui devient plus puissant par la mort.
(1) « Il me paraît... que vous craignez, comme les enfans, que, quand l'âme sort du
corps, les vents ne l'emportent, surtout quand on meurt par un grand vent. — Sur
quoi Cébès se mettant à rire : — Eh bien ! Socrate, prends que nous le craignons, ou
plutôt que ce n'est pas nous qui le craignons, mais qu'il pourrait bien y avoir en
nous un enfant qui le craignît... etc. » [Phédon.)
570 REVUE DES DEUX MONDES.
Aux poissons qu'ils ont pris dans leurs filets, aux bêtes qu'ils ont
blessées de leurs flèches, les indigènes de l'Amérique du Nord adres-
sent des prières et des excuses. Les Hurons promettaient aux pois-
sons, s'ils consentaient à se laisser prendre, de rendre tous les res-
pects possibles à leurs arêtes (1). Il est clair que ce que les
sauvages redoutent et implorent ainsi, ce n'est pas la malheureuse
bête désarmée dont ils vont faire leur nourriture, c'est l'âme qu'ils
placent en elle, âme qui, dégagée du corps, va peut-être déployer
contre eux des pouvoirs inconnus et les persécuter de sa vengeance.
Ces idées expliquent l'usage presque universel aux époques hé-
roïques de sacrifier sur la tombe des chefs et des 'guerriers leurs
chevaux de prédilection; nous en trouvons des exemples jusque
dans la deuxième moitié du xvn* siècle : aux funérailles de Jean-
Casimir de Pologne, son cheval fut égorgé solennellement. De même
quand un enfant vient de mourir, les Groënlandais ont l'habitude
de tuer un chien, pour que l'ombre sagace de l'animal serve de
guide dans l'autre monde à l'âme inexpérimentée et peureuse du
défunt.
Mais l'analogie alla plus loin encore, et attribua une âme même
aux objets inanimés. On trouve souvent dans les plus anciens tu-
muli des armes qui évidemment ont été brisées à dessein. Ce fait
paraît avec raison à M. Lubbock la preuve que ces peuplades croient,
en brisant les objets, les faire mourir, et qu'alors, non pas l'objet
lui-même, mais son ombre sert dans l'autre monde au défunt. Ce-
lui-ci, passé à l'état de fantôme, ne pourrait faire usage d'arcs, de
flèches, de haches, de couteaux, tels que ceux qu'il employait pen-
dant sa vie; mais des ombres conviennent à une ombre, et l'homme
retrouve après sa mort, impalpables et pourtant matériels comme
lui, tous les objets qui lui furent chers ici-bas. Chasseur, il pourra,
dans les plaines sans fin, poursuivre et percer un gibier sans cesse
renaissant; guerrier, il livrera d'interminables batailles où les forces
ne s'épuisent jamais, où les blessures guérissent d'elles-mêmes;
enfant, il aura sa poupée, que sa mère pleurante a déposée près
de lui dans son tombeau.
Ainsi, parallèlement au monde réel, on fut amené à concevoir
un monde d'ombres et de fantômes, image exacte de l'autre. Quand
(1) Chez les Hurons, « les ossemens du castor étaient l'objet d'une tendresse parti-
culière, et on les dérobait soigneusement aux chiens, de peur que l'esprit du castor dé-
funt ou ceux de ses confrères survivans n'en prissent ombrage. : — M. Kinncy rapporte
la stupéfaction d'un groupe d'Indiens auxquels on montra un daim empaillé; croyant
que son esprit serait offensé de cet indigne traitement de ses restes, ils l'entourèrent
en lui faisant mille excuses et on fumant devant lui en guise d'offrande expiatoire. »
{Les Pionniers français de l'Amérique du Nord, par Parkman, introduction, p. lv.)
LA CROYANCE A LA YIE FUTURE. 571
ScaiTon, parodiant Virgile, fait la description burlesque des champs
élysées, où
L'on voyait romliro d'un cocher
Qui tenait l'ombre d'une brosse,
Et frottait l'ombre d'un carrosse,
il exprime, sans le savoir, une conception à laquelle s'arrêta sérieu-
sement l'esprit humain pendant la première phase de son déve-
loppement (1).
Dans cette croyance bizarre et pourtant naturelle, on a voulu voir
le germe de ce qui sera plus tard le monde intelligible de Platon.
La subtile et profonde théorie des idées ne serait en quelque sorte
que la traduction scientifique des grossières opinions des sauvages.
Les ressemblances en effet ne manquent pas. D'abord le mot même
qui, dans le langage de Platon, exprime la réalité intelligible,
ei^oç, îf^éa, veut dire au propre image ou fantôme; puis Platon, on
le sait, reconnaît des idées de toutes choses, même des objets ina-
nimés, même de ceux qui sont fabriqués par la main de l'homme :
il est question dans la République de l'idée du lit. — Mais ceux qui
font de pareils rapprochemens oublient que pour Platon Vidée n'est
rien de matériel, qu'elle échappe à toute prise des sens et ne peut
être perçue que par la plus haute faculté de l'intelligence, l'intui-
tion rationnelle. Nombre des sauvages au contraire est encore ma-
tière; impalpable, elle est pourtant visible. Pour établir la moindre
filiation entre des conceptions d'ordre si profondément opposé, il
faudrait prouver que la sensation ou son résidu, l'hallucination du
rêve, peut d'elle-même, et sans le concours d'opérations supé-
rieures que la sensation n'engendre ni n'explique, introduire l'es-
prit dans la sphère des vérités absolues, éternelles, immuables, de
ces choses en un mot dont les caractères excluent précisément tous
ceux de la réalité matérielle et sensible.
Et pourtant, au fond des grossières croyances dont nous venons
de faire le rapide exposé, il y a, selon nous, un élément supra-
sensible que les transformistes n'ont pas aperçu, et qui suffit pour
(1) « A Tonga, dit Mariner, cité par M, Lubbock, on suppose que les âmes vont au
Bolotou, une grande île située au nord-ouest, île émaillce de toute sorte de plantes
utiles et magnifiques, produisant toujours les fruits les plus délicieux, les fleurs les
plus splendides, et, dès que l'on cueille ces fleurs et ces fruits, d'autres viennent
immcdiateiuent les remplacer... L'île de Bolotou est si éloignée, qu'il serait dangereux
pour les canots des indigènes de s'aventurer jusque-là... Jls croient cependant qu'un
canot parvint une fois à atteindre le Bolotou. L'équipage débarqua, mais dès que
les hommes voulurent toucher à quelque chose, ils ne purent rien prendre, tout dis-
paraissant comme une ombre. Aussi, sur le point de mourir de faim, ils durent se
rembarquer, et ils parvinrent heureusement à revenir sains et saufs. »
572 REVUE DES DEUX MONDES.
rendre incomplète et vicieuse l'explication qu'ils prétendent donner
de l'origine des opinions relatives à l'immortalité de l'âme. Cet élé-
ment, c'est l'idée de permanence, de substance, qu'éveille d'abord
en nous le sentiment intérieur. Qu'est-ce donc qui fait l'homme,
j'entends l'homme moral, sinon qu'il est une personne, qu'il peut
dire moi? Et comment dirait-il moi^ s'il ne se distinguait de ce
qui l'entoure, et si, par-delà les sensations qui, simultanées ou suc-
cessives, viennent de toutes parts faire impression sur lui, il ne
saisissait en lui-même, plus clairement à mesure qu'il se développe,
quelque chose qui demeure immobile, identique, invariable, une
réalité vivante qui ne s'épuise ni ne se disperse dans la multitude
des phénomènes attestés par la conscience ou rappelés par la mé-
moire? Voilà le premier fondement de toute croyance à une âme
immortelle, et voilà pourquoi l'animal ne peut s'élever jusque-là.
Emporté par le torrent des sensations que les objets extérieurs ou
les instincts font naître en lui, l'animal est incapable de se ressai-
sir, de se poser par un acte de réflexion en face de ces hallucina-
tions qui l'obsèdent; il est, pour ainsi parler, successivement cha-
cune d'elles; il ne dit pas moi^ il n'est pas une personne.
Dans la formation de la croyance à la survivance de l'âme, j'ac-
corde toute l'importance qu'on voudra aux phénomènes du som-
meil, à l'horreur instinctive de la mort, en un mot à tout ce qui,
dans notre nature, nous est commun avec la bête; mais tout cela
ne suffit pas. S'il n'eût porté en lui-môme comme un pressentiment
d'immortalité, l'homme aurait eu beau voir en songe l'image de
son père ou du chef de sa tribu : en retrouvant le lendemain le ca-
davre immobile à la même place, il eût convaincu son rêve d'er-
reur et se fût résigné à penser que tout est bien fini avec le dernier
soupir. De plus, en admettant qu'à l'origine le genre humain, dans
son ignorance, ait donné aux rêves une créance absolue, les pro-
grès de l'expérience, du savoir, l'auraient à mesure affaiblie et
détruite : la foi dans l'immortalité de l'âme aurait ainsi peu à peu
disparu, et depuis longtemps il n'en serait plus question. Si donc,
même aujourd'hui, l'homme s'obstine à penser qu'il ne meurt pas
tout entier, c'est qu'il y a dans cette espérance autre chose qu'une
illusion de sauvages : il la puise aux sources vives de sa conscience,
dans l'infaillible sentiment qu'il a de sa propre personnalité. Par
une fausse induction, il peut avoir attribué primitivement à tous
les êtres, même aux objets inanimés, une âme semblable à la
sienne; mais la science les en a bientôt dépouillés. Elle n'a pu,
elle ne pourra jamais arracher à l'homme la conviction qu'il sur-
vit à son corps, parce, qu'il se sent d'autre nature que ce qui meurt
en lui.
LA CROYANCE A LA VIE FUTURE. 573
III.
Nous venons de signaler, dans la formation des croyances rela-
tives à l'immortalité, le rôle d'un élément que la théorie transfor-
miste néglige parce qu'elle est impuissante à l'expliquer. Il en est
un autre dont elle ne paraît pas non plus tenir compte et qui est
peut-être plus essentiel encore, c'est l'élément moral.
Il est remarquable que M. Lubbock, dans son important ouvrage,
les Origines de la civilisation, mentionne à peine les idées des sau-
vages sur les peines et les récompenses de la vie future. L'auteur,
qui est darwinien, s'est peut-être senti embarrassé pour expliquer
ces opinions significatives par les principes du transformisme : il
est en effet difficile de supposer qu'il ait ignoré les témoignages
nombreux et frappans recueillis par le docteur Prichard, et plus
récemment par M. Alger.
On ne peut guère douter que la croyance à une justice distribu-
tive dans l'autre monde ne soit aussi ancienne, aussi générale que
celle qui affirme la survivance de quelque chose de nous après la
mort; parfois même elle atteste chez d'ignorans sauvages une dé-
licatesse de sens moral dont on peut à bon droit s'étonner.
Nous ne voudrions présenter ici que les traits les plus saillans
et les plus caractéristiques des opinions primitives sur la destinée
de l'âme après cette vie. Selon M. Alger, les Fuégiens, ces sauvages
que quelques voyageurs nous dépeignent comme les derniers des
hommes, à peine au-dessus de la brute, pensent que l'âme compa-
raît devant le tribunal de Ndengei. Debout près de Ndengei est un
géant énorme : armé d'une hache, il cherche à mutiler, à tuer les
âmes qui se présentent au jugement.
Dans presque toutes les mythologies primitives, on retrouve,
sous une forme plus ou moins grossière, l'idée d'une première
épreuve qui précède pour les âmes celle du jugement. Ainsi les
Groënlandais pensent que l'âme, après sa mort, erre pendant cinq
jours autour d'un affreux rocher couvert de sang caillé. « Les tra-
ditions des Hurons, dit M. Parkman, s'accordent pour représenter
le voyage des âmes entouré de difficultés et de périls ; il leur fal-
lait traverser une rivière rapide, sur une poutre tremblant sous
leurs pas, pendant qu'un chien, gardien féroce, s'opposait de l'autre
rive à leur passage et cherchait à les précipiter dans l'abîme. Cette
rivière était pleine d'esturgeons et de poissons que les ombres har-
ponnaient pour leur subsistance ; au-delà, se voyait un étroit sen-
tier serpentant entre des rochers mouvans, qui s'écroulaient sous
eux, écrasant sous leurs débris les moins agiles des pèlerins. » Se-
lon les nègres aminans, les bons esprits eux-mêmes sont obligés,
b7!i REVUE DES DEUX MONDES.
avant d'aller à Dieu, de subir les persécutions des mauvais esprits
ou didis, qui cherchent à les saisir et à les entraîner. De là l'usage
de consacrer des offrandes à ces didis pour satisfaire à leurs exi-
gences. De même, dans la mythologie classique, il faut, au seuil
du monde infernal, apaiser les trois gueules de Cerbère. — Sous
toutes ces croyances diverses, n'y a-t-il pas l'idée que l'homme, si
vertueux qu'il ait été ici-bas , emporte toujours quelque souillure
que l'expiation doit effacer, et n'est-ce pas là comme une informe
ébauche de la doctrine du purgatoire?
La notion du jugement ne se présente pas partout sous l'image
d'un juge et d'un tribunal. Quelquefois la sentence résulte simple-
ment de la facilité avec laquelle l'âme triomphe des obstacles
qu'elle rencontre sur sa route. Certains nègres de Guinée sont con-
vaincus qu'au sortir de cette vie chaque âme est accompagnée par
deux esprits, l'un bon, l'autre mauvais. Sur le chemin qu'elle par-
court, il est un passage dangereux : un mur se dresse en travers.
L'âme pieuse, aidée par le bon génie, franchit le mur aisément;
l'âme perverse s'y brise la tête. C'est une conception fort analogue
à celle du fameux pont Al-Sirat des musulmans.
Le monde infernal est ordinairement un lieu sombre et souter-
rain. Il est gouverné par un roi, quelquefois par une reine; les
Groënlandais par exemple croient à une sorte de Proserpine qui
trône au fond d'une caverne, entourée de monstres marins. Les
damnés servent de pâture aux démons, ou bien traînent une exis-
tence lamentable, se nourrissant de cendres, de serpens, de lézards
et de papillons.
Un des châtimens les plus fréquens des âmes qui ont mal vécu,
c'est de revenir sur terre, d'errer autour des demeures qu'elles ha-
bitaient ici-bas, d'épouvanter et de tourmenter les vivans. Selon
certaines tribus nègres, les âmes qui sont devenues la proie des
mauvais esprits remplissent l'air de tumulte, font du bruit dans les
buissons, troublent le sommeil de ceux qu'elles haïssent. Si une
âme apparaît trois jours après la mort, on en conclut qu'elle n'est
pas allée à Dieu, et le cadavre est brùIé sans honneur. Mais les
âmes des bons ne reviennent pas : Socrate dans le Phcdon dit la
même chose. N'est-ce pas une vue d'une moralité profonde et dé-
licate que le principal châtiment de ceux qui ont fait le mal en cette
vie, c'est de rester malfaisans après leur mort?
Quant aux félicités des âmes vertueuses, les croyances varient
suivant la nature des misères auxquelles les sauvages sont en proie
pendant cette vie. L'Esquimau, glacé par l'éternel et implacable
hiver du pôle, rêve un été sans fin, un soleil qui ne se voile jamais,
une abondance intarissable de volailles et de poissons. Sa terre est
trop nue, son ciel trop lugubre, pour qu'il songe à y placer son pa-
LA. CROYANCE A LA YIE FUTURE. 575
radis; c'est dans les abîmes de l'océan que le cherche sa naïve re-
connaissance , car c'est l'océan qui le nourrit. Le Kaintschadale
aspire après sa mort à un Kamstschatka idéal, riche en poisson et
en gibier, sans volcans, sans marais, et surtout sans Russes ni Co-
saques. Là seront réparées toutes les inégalités d'ici-bas, là celui
qui n'avait sur terre que peu de chiens (c'est le plus précieux auxi-
liaire de ces pauvres gens) en possédera un grand nombre affran-
chis de la fatigue et de la mort. Pourtant c'est dans le ciel que
l'imagination primitive s'est presque toujours figuré la demeure des
bienheureux. La voie lactée en est la route, et les sauvages du pôle
croient voir des danses d'esprits célestes dans les mystérieux fré-
missemens de l'aurore boréale.
Quelles vertus méritent le paradis, quels crimes sont dignes de
l'enfer? Ici, il faut l'avouer, les idées sont assez vagues. Les sau-
vages ont sans aucun doute conscience d'une distinction primitive,
absolue, entre le bien et le mal; mais la qualification des actes par-
ticuliers diffère beaucoup selon les peuplades, les climats, les
degrés de civilisation. En général, ceux-là paraissent avoir conquis
des titres à une meilleure existence qui ont été braves et adroits
dans les combats. Les services rendus à la tribu , dont l'existence
est si précaire au milieu des luttes incessantes qu'il lui faut sou-
tenir avec d'implacables voisins, passent avant tous les autres; puis
viennent parmi les plus glorieux mérites les exemples de courage
et de succès dans la perpétuelle bataille contre les dures nécessités
de la vie physique. On va au ciel, selon les Esquimaux, pour avoir
dompté beaucoup de veaux marins, bravé les mers et les tempêtes :
n'est-ce pas encore travailler au bien des autres que de leur mon-
trer comment on triomphe d'une nature ennemie? Les femmes qui
meurent en couches ont aussi gagné le paradis, car elles aussi ont
vaillamment payé leur dette à la communauté, et par une pitié tou-
chante l'infortune suprême de quitter la vie au moment d'être mères
leur est comptée pour une vertu.
Réciproquement ce sont les faibles et les lâches, et, chez les
peuplades déjà plus civilisées, les parjures, les meurtriers, les
adultères, qui méritent avant tous les autres de descendre au
séjour infernal. Sous la contrainte des plus impérieux besoins de
l'homme plaça d'abord presque toute la morale dans l'accomplisse-
ment des actes utiles pour assurer son existence et celle de la tribu
dont il faisait partie; mais peu à peu, et à mesure qu'il parvint à
subsister au prix de moindres efforts, des besoins supérieurs s'é-
veillèrent dans son âme; il prit de sa dignité une conscience plus
claire et plus délicate, et de nouveaux devoirs lui apparurent qui,
accomplis ou violés, le rendraient digne dans une autre vie de ré-
compenses moins grossières ou de châtimens moins matériels.
576 REVUE DES DEUX MONDES.
Notre intention n'est pas de suivre dans ses progrès ultérieurs le
développement des croyances relatives à la destinée de l'âme; nous
avons essayé de montrer que la théorie transformiste est loin de
donner de l'origine de ces croyances une suffisante explication.
Nous avons mis en lumière deux élémens essentiels dont elle ne
rend pas compte : la conscience qu'a l'homme d'être une personne
permanente, identique, capable de dire moi, et la conception d'une
justice réparatrice au-delà de cette vie. Ni l'une ni l'autre de ces
deux notions ne peut se ramener à ces illusions du sommeil et de
l'imagination ignorante, qui, selon les transformistes, donnèrent
seules naissance à l'idée d'une âme immortelle. L'animal est égale-
ment incapable de les concevoir ,car s'il ne peut, dans le courant
des sensations qui fatalement l'entraînent, saisir une personnalité
distincte de ces sensations mêmes, il ne peut davantage, et par le
même motif, s'élever à l'intuition absolue d'une loi obligatoire et
des sanctions qu'elle suppose.
Entre ces deux élémens supérieurs, impliqués dans la croyance à
l'immortalité, l'analyse découvre le plus intime rapport. En effet, si
l'homme a conscience d'être une activité libre, il ne se peut qu'il
ne conçoive en même temps la loi de cette liberté; et, d'autre part,
c'est sans doute parce qu'il eut dès l'origine l'idée de cette loi qu'il
prit conscience de sa liberté et de sa personnalité. II est probable
que la première alternative entre deux déterminations également
possibles, l'une approuvée, l'autre condamnée par le sens moral,
lui révéla du même coup la loi obligatoire gravée au plus profond
de son être, et le caractère éminent de sa propre nature, capable
d'obéir ou de se soustraire à cette loi.
C'est donc la conception d'une règle des mœurs qui est le fait
distinctif, l'exclusif privilège de notre espèce. C'est d'elle que dé-
coulent véritablement toutes les croyances dont nous avons retracé
dans cette étude un rapide tableau. Naïves et grossières à l'origine,
elles portent cependant l'empreinte de la noblesse essentielle au
genre humain. Par les progrès de la réflexion et de la moralité, elles
s'épurent et se spiritualisent à mesure : l'âme cesse d'être un fan-
tôme pour devenir une essence vraiment immatérielle, le paradis et
l'enfer ne sont plus que la possession ou la privation de la vérité et
de la perfection suprêmes; mais ces progrès attestent que le fonds
même de telles croyances est impérissable : aux rayons de la science
se sont évanouies les superstitions primitives ; le dogme d'une vie
future et d'une souveraine justice n'a pas pâli devant eux. Et quelle
science en effet pourrait jamais forcer l'homme à croire que la mort
l'engloutit tout entier, que ses misères sont sans espérance et que
toute justice se consomme ici-bas?
Ludovic Carrau.
LA
CULTURE DU COTON EN EGYPTE
ET LES FILATEURS ANGLAIS
I.
Il y a longtemps que l'Egypte n'est plus le grenier de l'Europe;
d'autres pays sur le vieux continent et dans l'Amérique du INord
ont le privilège de combler les lacunes qui se manifestent dans les
récoltes du globe. Ce privilège est la juste récompense des efforts
d'une agriculture libre et intelligente, qui a su se débarrasser des
entraves du despotisme en dirigeant la production vers la quantité
sans jamais cesser de viser à la qualité. En Egypte, on produit peu
et de qualité médiocre sur un sol admirablement approprié à la
culture des grains et des semences oléagineuses. Le froment de la
vallée du Nil est chargé de terre, mal récolté et préparé, et tel-
lement saturé de sels hygrométriques que la conservation en est
presque impossible; il devient aussitôt la proie des charançons.
Les semences de lin renferment toujours de 20 à 30 pour 100 de
graines de moutarde et autres graines étrangères, et la culture du
sésame est à peu près abandonnée. L'indigo de la Ilaute-Égypte,
d'une teinte parfaite, est brûlé et terreux , et l'opium , tiré des
mêmes provinces, du Saîd, contient plus de feuilles et de suc de
laitue que de larmes de pavot; mais, de tous les produits de ce
pays prédestiné et si fertile, le coton mako ou d'Egypte est celui
qui intéresse le plus l'industrie occidentale. La guerre de séces-
sion a tellement dérangé l'assiette économique de l'offre et de la
demande que la répétition très possible d'une calamité pareille ne
nous trouverait pas mieux préparés. Aussi l'Europe est-elle atten-
tive à toutes les circonstances morales et matérielles qui pourraient
influer sur la production générale de cet article.
TOME XII. — 1875. 37
578 REVUE DES DEDX MONDES.
Le coton d'Egypte est fin, souple et soyeux; il est recherché et
apprécié, mais il n'est pas absolument indispensable. Or depuis
quelque temps les consommateurs européens avaient remarqué une
grande irrégularité dans la quantité des assortimens exportés d'A-
lexandrie. Avant de manifester leur mécontentement, les filateurs
crurent devoir attendre. Le mal n'ayant fait qu'empirer, ils se sont
plaints. Dans le courant du mois de juin 187Zi, une adresse signée
des principaux industriels cotonniers de Bolton était présentée à
lord Derby avec prière de la communiquer au khédive d'Egypte.
On signalait dans ce document la détérioration graduelle du coton
égyptien, et on annonçait que, si des mesures efficaces n'étaient pas
prises, les consommateurs seraient forcés d'abandonner l'usage des
produits de la vallée du Nil. Tous les fdateurs anglais se sont joints
à leurs collègues de Bolton. Ce. qui confirme la légitimité de leurs
plaintes, c'est que leurs confrères d'Alsace et de Suisse s'étaient mis
les premiers en campagne.
Depuis deux ou trois ans en effet, les industriels de ces pays
avaient reconnu une altération notable dans le classement des
cotons qui leur étaient adressés, et vers la fin de 1872, à la suite
de diverses réunions des intéressés tenues à Zurich et où siégeaient
des délégués alsaciens, les filateurs assemblés résolurent de ne
payer dorénavant que les 90 pour 100 des factures, laissant le
solde, soit 10 pour 100, comme garantie à régler après l'arrivée
de la marchandise. Il faut dire ici que, depuis l'invention du té-
légraphe électrique, c'est le fil qui transmet les offres fermes aux
consommateurs de coton par simple désignation de classement,
prix franco à bord, et de quantité. Cette voie de correspondance
est coûteuse et forcément sobre de détails; les échantillons ne sui-
vent pas les offres, il faut s'en rapporter au type, à la bonne foi,
c'est-à-dire au génie commercial des intermédiaires, et payer par
acceptation de traites tirées souvent avant le départ du coton. Ainsi
le filateur mal servi par son agent se trouvait en face d'une partie
de coton inférieur au type désigné et déjà payé; quelle ressource
lui restait-il pour avoir raison d'un intermédiaire récalcitrant ou de
mauvaise foi? Celle d'un recours aux tribunaux égyptiens, remède
deux fois pire que le mal.
La résolution prise ne pouvait être un ultimaîiim. On se fit de
mutuelles concessions : les traites sur crédits ouverts continue-
raient à être formées pour le total de la facture, mais les tribu-
naux de Zurich connaîtraient des différends avec recours à la voie
arbitrale le cas échéant; c'était le plus court. Malgré cet arran-
gement, les classifications n'ont pas changé. Si les plaintes des
industriels suisses et alsaciens ne se sont pas encore reproduites,
il faut l'attribuer à la lassitude : on accepte trop souvent comme
LA CULTURE DU COTON EN EGYPTE. 579
mal qu'on ne peut empêcher ce qu'avec une dose raisonnable d'hon-
nête persévérance on réformerait sûrement. Un mal réel existe
donc. Est-ce le coton qui souffre, ou la faute est- elle ailleurs?
Nous pensons qu'en dehors du mal matériel que nous allons faire
connaître bien des discussions pourraient être évitées, si les fila-
teurs fixaient des limites d'achat moins étroites et si les inter-
médiaires ne cherchaient jamais à doubler leur commission par
des combinaisons étrangères à la stricte bonne foi; mais, avant
d'entrer au cœur de la question, il convient d'apprécier le degré
d'influence qu'ont exercé sur l'industrie cotonnière en général les
circonstances difficiles qui ont entravé son champ d'exploitation.
Depuis la guerre de sécession, qui, après avoir temporairement
tari la principale source où s'alimentait la fabrication européenne,
créa d'autres lieux de production, l'industrie cotonnière s'est con-
sidérablement modifiée en s'adaptant aux exigences d'une situation
nouvelle, et il s'est accompli un grand mouvement décentralisateur.
Ces points lumineux, si petits comme surface, mais si grands, si
puissans comme foyers d'activité et de richesse, Liverpool et Man-
chester, d'où rayonnent, après y avoir convergé sous la forme de
matière première, les produits variés de l'industrie anglaise, ont vu
leur apogée de splendeur. La France, la Suisse, la Belgique, l'Alle-
magne, l'Italie et l'Espagne ont plutôt augmenté que ralenti leur
fabrication cotonnière. Les efforts de la Russie dans ce sens redou-
blent, et, favorisés qu'ils sont d'un côté par des droits protecteurs,
de l'autre par des débouchés indigènes et limitrophes peu acces-
sibles à la concurrence étrangère, il est probable que le vaste em-
pire des tsars verra prospérer dans son sein l'industrie à laquelle
l'Angleterre doit une partie de sa richesse. Eu un mot, partout où
le coton pourra être transporté à prix réduit, partout où les moyens
améliorés de fabrication pénétreront, on produira du fil et des tis-
sus. Pourtant ces succès ou ces empiétemens partiels sur un ordre
de choses commercial unique, considéré pendant longtemps comme
inexpugnable, ne représentent encore que très faiblement la décen-
tralisation industrielle qui se prépare.
Les États-Unis de l'Amérique du Nord, en 1860, filaient et tis-
saient pour Jes besoins indigènes environ âOO,000 balles de leur
coton annuellement, soit une quantité équivalente à une abondante
récolte en Egypte, 1,800,000 quintaux. Les progrès de cette indus-
trie naissante ont été tels, en dépit d'obstacles économiques pres-
que insurmontables et de prévisions contraires, qu'un peu moins du
tiers de la récolte de 1872-1873, qui dépassa h millions de balles,
a été retenu dans les états manufacturiers. En d'autres termes, la
filature dans la grande république absorba trois fois plus de coton
en 1873 qu'en 1860, au delà de 1,250,000 balles, représentant
580 REVUE DES DEUX MONDES.
6,250,000 quintaux. Ces chiffres sont menaçans pour l'Angleterre,
qui ne consomme guère plus du double, soit au maximum 13 mil-
lions de quintaux, et qui considérait les États-Unis comme son
meilleur marché. Ils sont menaçans pour l'Europe, où la consom-
mation générale n'excède pas 20 millions de quintaux. Ces 6 mil-
lions iront en augmentant et diminueront d'autant le stock possible
d'une qualité qu'aucune autre contrée n'a encore pu produire. Dis-
traite d'une récolte destinée à l'accroître, mais qui tardera à dé-
passer 5 millions de balles, et convertie en produits au moins égaux
à ceux des fabriques européennes , cette importante fraction d'wne
production qui règle les marchés du monde ne créera-t-elle pas
bientôt une formidable concurrence à l'exportation du vieux conti-
nent? Cela est d'autant plus probable que la compétition a déjà
commencé avec assez de succès du côté des Américains pour que la
presse anglaise ait jugé convenable d'avertir l'industrie de la
Grande-Bretagne d'un fait économique dont, il y a quinze ans, les
plus fortes têtes de l'école de Manchester niaient jusqu'à la plus
lointaine possibilité.
La concurrence des États-Unis est d'autant plus dangereuse que
les tissus propres aux marchés de l'Indo-Chine qu'elle y transporte
sont encore exempts de ces apprêts frauduleux à la craie que les
manufacturiers anglais emploient depuis quelques années pour se
créer un profit en augmentant le poids et en cachant la fabrication
plus que légère de la marchandise exportée. Il est donc évident
que les progrès des États-Unis dans la branche d'industrie que
l'Angleterre a pu considérer longtemps comme son monopole com-
mencent à peser sur la production ouvrée générale. En y ajoutant
les autres facteurs, diminution de gain , renchérissement de la vie
matérielle, fréquence des grèves, etc., on comprend le malaise
voisin du découragement qui rend malgré lui le chef d'industrie
prudent, presque timide. Lorsque l'hiver s'annonce rigoureux,
toute fourrure est bonne et trouve acheteur; dans le cas contraire,
la marte zibeline ne vaut pas même une peau de chat. Il n'y a donc
pas lieu de s'étonner si devant l'incertitude des débouchés les fila-
teurs manifestent quelque hésitation aux achats, et si les limites
qu'ils fixent se ressentent de la situation critique des affaires.
La question principale qui se pose naturellement est celle-ci : le
coton d'Egypte, le mako, a-t-il dégénéré depuis l'introduction de
cette culture dans la vallée du Nil par Méhémet-Ali? Il y a lieu en-
suite de se demander si les moyens d'irrigation et la culture elle-
même y sont à la hauteur de l'immense développement qu'a pris
depuis la guerre de sécession la production de ce textile en Egypte,
enfin si la culture du coton dans cette contrée fertile est appelée
à s'accroître ou bien si elle restera stationnaire. C'est à ces trois
LA CULTURE DU COTOxX EN EGYPTE. 581
points de vue que nous examinerons les questions soulevées par
l'adresse des fîlateurs de Bolton, fortifiée des plaintes de l'industrie
continentale. Nous dirons brièvement comment la culture du coton
s'est implantée en Egypte, nous décrirons les tentatives faites pour
l'introduction de sortes supérieures, les dilTérens modes de produc-
tion usités, et nous nous appliquerons particulièrement à recher-
cher et à dénoncer les causes de la décadence qui a été signalée.
II.
L'Egypte d'aujourd'hui, eu égard à son développement plus agri-
cole qu'industriel, aux fortunes grandioses qui s'y sont faites et qui
s'étalent à côté de l'extrême misère des fellahs, est l'œuvre indirecte
de la guerre de sécession, œuvre facilitée par un régime économique
et administratif puisé aux traditions pharaoniennes les plus pures.
La rébellion des états du sud, en arrêtant d'un coup l'exportation
en Europe et la production du coton le plus nécessaire et le plus
estimé, détermina en même temps une hausse dont le premier ré-
sultat fut, partout où le coton était cultivé et partout où il pouvait
l'être, un développement d'efforts qui furent couronnés de succès
divers. En ce qui concerne l'Egypte, la récolte de 1861, vendue en-
viron /42 millions de francs, fut suivie d'autres qui jusqu'à la paix
réalisèrent annuellement 187 millions de francs. Aujourd'hui le
produit de ce chef, basé sur 1,650,000 quintaux en moyenne, s'é-
lève à ilik millions de francs. Une pareille augmentation, presque
spontanée, de la richesse publique et des ressources matérielles
dans un pays agricole transforma complètement le régime écono-
mique de l'Egypte. C'est de cette crise historique que date le dé-
veloppement sérieux de la culture du coton dans la vallée du Nil.
La grande demande et la liberté accordée aux Européens d'acheter
dans l'intérieur les produits du pays, de traiter directement avec les
fermiers et les propriétaires agriculteurs, ont fait ce miracle.
Sous Méhémet-Ali , la liberté du commerce n'existait pas. Le
vice-roi était une manière de propriétaire de l'Egypte avec les fel-
lahs pour fermiers. Le chef de l'état s'attribuait dans chaque pro-
vince des villages entiers, véritables districts qu'il faisait cultiver
pour son compte et qu'on nomme shijjliks. Quelques dignitaires,
d'anciens camarades de Méhémet-Ali, sortis comme lui d'un esca-
dron de bachi-bozouks albanais, avaient reçu des abadielis^ terrains
exempts de droits, ou des villages entiers qu'ils cultivaient en ogdoy
c'est-à-dire en assumant sur eux la charge de l'impôt, et dont
ils étaient en quelque sorte les propriétaires. Enfin le reste de
la terre occupée et arable, c'est-à-dire arrosable par canaux ou
sakiehs, était dans les mains des populations décimées par la
582 REVUE DES DEUX MONDES.
guerre et la peste sous la direction des cheiks-cl-beled, au nombre
de quatre par village. Chaque village était tenu d'ensemencer en
coton une superficie de terrain déterminée, et tous les produits du
sol sans exception, en dehors du grain destiné à la nourriture des
habitans et du fourrage pour les animaux, arrivaient dans les shunas
ou magasins du gouvernement, disséminés à l'intérieur, après quoi
le vice-roi faisait créditer le village à un prix arbitraire tout à son
avantage, et vendait à ses agens commerciaux , aux maisons d'A-
lexandrie ou à la consommation, les marchandises accumulées dans
ses entrepôts. On voit que Méhémet-Ali inaugura le régime de la
vice-royauté omnipotente du prince gouverneur, cultivateur et mar-
chand. La tradition ne s'en est ni perdue, ni altérée. Les comptes de
chaque village, tenus par des scribes cophtes, étaient arrêtés chaque
année, et le surplus des recettes, tous frais, avances, etc., déduits,
passait aux intéressés, qui souvent restaient débiteurs de l'état.
De ce système, qui dura jusqu'au règne d'Abbas-Pacha, il résul-
tait pour le coton une culture mieux surveillée, moins pratique
peut-être, mais plus réguHère qu'aujourd'hui, d'autant plus uni-
forme que les superficies affectées à cette plante étaient moins
considérables. Enfin les instructions transmises aux moudirs ou
gouverneurs de provinces enjoignaient à ceux-ci de faire soumettre
les semences destinées à la reproduction à un examen scrupuleux,
et de ne les prendre que parmi celles tombées d'un duvet qui avait
été séché au soleil et non au four, comme les sept huitièmes de la
récolte l'étaient alors. Les graines ainsi choisies et qui sortaient des
premières noix mûries au soleil d'août après une large irrigation
d'eau nouvelle, parfaitement saines, étaient très propres à l'ense-
mencement de terres encore riches et bien travaillées. D'ailleurs la
dégénérescence plus ou moins lente de toute graine reproduite dans
le même milieu climatérique et hygrométrique se trouvait çà et là
combattue, sinon arrêtée, par le soin que prenaient les nazirs des
shifïliks vice-royaux de dépayser les semences à chaque période
quinquennale.
Aucun choix ni classement du coton n'avait lieu sur la planta-
tion même, d'où le mako, mis en sacs non pressés, au fur et à me-
sure de l'égrenage, s'en allait dans les shunas provinciales. Là, les
balles pesées étaient ouvertes et classées suivant la finesse, la force
et la netteté de la fibre : hàl-hâl (toute première), hàl (première),
aivsât (seconde ou moyenne), dûn (bas ou troisième). Il n'y avait
pas d'autres assortimens admis ni même demandés, et les classifi-
cations anglo-françaises, qui parfois n'aboutissent qu'à d'inextri-
cables chicanes, étaient ignorées. Les premières quantités livrées
aux shunas formaient l'élite de la récolte; elles provenaient de la
cueillette des mois d'août et de septembre, la plus mûre et dont
L\ CULTURE DU COTON EN EGYPTE. 5*83
les fruits s'étaient largement épanouis sous les prolifiques irriga-
tions du JNil limoneux et alors plein. Cette cueillette sentait rare-
ment l'ardeur du four; un chaud soleil et la maturité complète des
semences rendaient celles-ci assez résistantes pour ne pas s'écraser
sous les cylindres défectueux et primitifs du douaUb. 11 est vrai que
l'imperfection de cet appareil d'égrenage était des plus nuisibles au
coton lui-même.
Bien que les premières cueillettes fussent emmagasinées de ma-
nière à passer avant les suivantes sous les cylindres, l'extrême
lenteur du procédé, le manque de bras expérimentés, ne permet-
taient pas de giner plus de 250 livres de coton en graines par se-
maine et par gin ou doualib produisant 80 livres de lainage net.
On comprend combien l'accumulation et le séjour prolongé dans
des locaux bas et humides, mal aérés, du coton cueilli quotidien-
nement devaient, par la fermentation lente qui en résultait, nuire
à la soie. La dessiccation artificielle n'améliorait rien, loin de là, et
malgré toutes les précautions prises le plus beau lainage était ma-
culé de semences écrasées dont il conservait des portions jaunâtres
et huileuses. Le duvet lui-même se trouvait saupoudré des fins dé-
bris de l'enveloppe première de la noix, et donnait au coton mako
moyen et bas l'aspect malpropre qui en resta la marque caractéris-
tique jusqu'à l'introduction par l'auteur de ce travail (185/i-55) en
Angleterre et en Egypte de l'égreneuse américaine de Mac-Arthy.
Cette machine délivre environ 2 quintaux de fibre nette par 10 heures
de travail, et comme les ateliers de 25 à 50 gins mus par la vapeur
ne sont pas rares, et que le coton ainsi égrené est non-seulement
propre, mais acquiert en passant sous les cylindres une régularité
de soie désirable, on se rend facilement compte de la promptitude
avec laquelle une récolte brute de 5,500,000 quintaux peut fournir
annuellement au commerce environ 1,800,000 quintaux égyptiens
de mftA-o net. Jusqu'en 1853, alors que la vallée du Nil ne produi-
sait que le tiers à peine de cette quantité, le coton d'une récolte
n'était pas fini d'égrener lorsque la campagne suivante commençait;
aujourd'hui le lainage peut aller directement du champ à l'usine.
La possession de ce moyen d'égrenage a beaucoup contribué au
développement de la culture du ynako en Egypte, puisque la récolte
commencée en août peut être expédiée et en partie consommée en
Europe à la fin de janvier suivant. En outre la graine du coton a
pris une place si considérable dans la famille des semences oléa-
gineuses que des cargaisons très nombreuses en sont exportées pour
l'Angleterre et la France. Les usines de Douvres seules en consom-
ment la plus grande partie, et l'huile tirée de cette semence, ex-
purgée et clarifiée, rendue insipide et incolore, sert aujourd'hui à
sophistiquer dans le midi de la France, à Gênes, à Livourne, à
584 REVUE DES DEUX MONDES.
Lucques, les meilleures qualités d'huile comestible. La fabrication
du savon l'utilise, et les /<?//«/« préparent leurs alimens avec l'huile
de coton non épurée, acre et noirâtre, telle qu'elle coule des
presses. Enfm l'ancien mode d'égrenage rendait difficile l'extraction
du duvet des noix mal ouvertes et de celles non arrivées à matu-
rité, que les fellahs mélangeaient à l'époque de l'extraction des
plantes. De cette cueillette tardive, séchée dans le four, sortait et
sort encore aujourd'hui une certaine quantité de coton court et
faible, très blanc, que les producteurs ou les intermédiaires égré-
neurs et les acheteurs emballent avec de la marchandise meilleure.
L'opération est assez adroitement exécutée pour qu'il soit difficile de
découvrir la fraude sans un examen minutieux.
Abbas-Pacha, successeur de Méhémet-Ali, agronome pratique et
dont les vues économiques dépassaient de beaucoup ce qu'on peut
attendre d'un prince oriental, en ouvrant l'intérieur de l'Egypte au
commerce européen, s'attacha spécialement à développer la culture
du coton, qui avait pour lui un attrait particulier. Ayant pu ap-
précier les aptitudes du sea-island, il tenta d'ajouter au mako la
production de cette qualité supérieure. Dans ce dessein, il se pro-
cura des graines des meilleures plantations de la Floride, et en fit
semer dans tous les villages où son grand-père avait tenté cette cul-
ture, mais sur une échelle réduite. Ce coton si cher et si recherché
réussit fort bien malgré l'inintelligence de ceux qui le cultivèrent.
Méhémet-Ali avait fait instruire des jeunes gens en vue de la pro-
duction du sea-island, mais, chaque nouveau vice-roi s'empres-
sant de faire le contraire de son prédécesseur, les bonnes traditions
furent abandonnées; cependant la culture survécut. Saïd-Pacha se
procura par les mêmes intermédiaires des graines de la Floride et
en ordonna fensemencement dans certaines provinces, où la ré-
partition eut lieu selon la nature du terrain. Il y avait progrès, mais
tout était fait à la légère et selon l'usage oriental : ouragan d'é-
nergie puérile au début suivi de calme plat et de négligence ab-
solue. Ce prince fut le dernier importeur de cette semence. Il est
difficile aujourd'hui de savoir dans quelle localité en Egypte le
sea-island a le mieux réussi; ce qui est malheureusement certain,
c'est qu'il a été négligé, presque oublié. Le khédive paraît le tenir
en mince estime, car depuis son avènement (1863) aucun renou-
vellement de la graine n'a eu lieu, que nous sachions. Les semences
de sea-island, sans cesse utilisées sur les mêmes terrains, se sont
atrophiées, et ne produisent maintenant qu'un lainage dégénéré,
quoique toujours relativement fin, souple et à longues soies, et
malgré tout de beaucoup supérieur au mako. C'est ce coton que les
classificateurs appellent gallin.
Lorsque Méhémet-Ali introduisit pour la première fois en Egypte
LA CULTURE DU COTON EN EGYPTE. 585
(1838), à la demande de M. Salters Elliot de Savamiah, la culture
du sea-island, son but était de rechercher le rayon agraire le plus
apte à la propagation d'une si précieuse espèce, sans préjudice de
la production du mako, la seule espèce égyptienne, et qu'il encou-
ragea par tous les moyens. Une concession de terrain fut accordée
à M. Salters Elliot, et une plantation modèle, formée sur le point
le mieux approprié, reçut de nombreux élèves. Abbas et Saïd con-
tinuèrent la lettre de l'œuvre, moins l'esprit; néanmoins le premier
de ces princes s'attacha particulièrement à faire cultiver le sea-is-
land dans les provinces de Sharkie et de Garbie. Le domaine du
Ouadi, Tel-el-Kebir , Abou-Ahmed et d'autres terrains situés sur
les deux rives du canal de Zagazig, entre le bourg de ce nom et
l'isthme de Suez, récoltaient encore en lb6(5 du sca-island très peu
dégénéré. Ces localités étaient situées on ne peut plus favorable-
ment pour le succès de l'espèce américaine, cultivée au-delà de
l'Atlantique, à la température près, dans des conditions physiques
assez analogues. Un sol sablonneux, abrité contre les vents du sud
par les dunes du désert, reposé pendant des siècles , enrichi des
détritus amenés par les infiltrations de la branche tanitique, enfin
soumis à la puissante influence de l'atmosphère chaude, imprégnée
d'humidité alcaline que produisent les lacs Menzaieh et Belah, tout
concourait pour assurer une réussite qui ne demandait qu'un peu
plus d'intelligence administrative et de science économique. Le
gouvernement actuel s'est excusé de ne pas avoir poursuivi les
utiles tentatives de ses prédécesseurs, sous prétexte que le sea-is-
land rend beaucoup moins que le mako, qu'il mùiit imparfaitement
et qu'enfin les semences dégénèrent. Ces raisons, en apparence
plausibles, sont combattues victorieusement par la pratique chez
les cultivateurs intelligens.
Les semences importées provenaient des meilleures plantations
de la Floride et des basses contrées [Sea-Island], dont les produits
moyens sont cotés à l'heure qu'il est de 18 à 19 pence la livre,
soit environ 2 francs, contre 6 ou 7 pence que valent sur le même
marché de Liverpool les uplands et le mako, même classifica-
tion. Dans tous les terrains propices et bien préparés, auxquels les
graines furent confiées, le rendement ne resta jamais inférieur,
dans les pires conditions, à 290 rotolis nets (130 kilogrammes) par
fcddan (1). Aux environs du Caire, dans plusieurs villages de la pro-
vince de Sharkie, la moyenne a été, de 1856 à 1866, de 289 ro-
lolis. A Solimanieh, où durant la même période 150 feddans furent
constamment par rotation alFectés à cette culture, le produit net
dépassa 322 rotolis avec une irrigation laissant beaucoup à désirer,
(1) Le feddan vaut un demi-hectare.
B86 REVUE DES DEUX MONDES.
et sous la direction de nazirs européens, moins efficace que celle
des intendans indigènes. Enfin la ferme de M. Salters EUiot, cul-
tivée à l'américaine, donna la première année 170 kilogrammes
par feddan, la seconde 176, la troisième 171 kilogrammes, et les
deux suivantes, qui furent les dernières de la gestion, une moyenne
de 178 kilogrammes de soie nette. Ces essais, faits sur une sérieuse
échelle, puisque sur 1,600 feddans concédés 500 étaient toujours
ensemencés de coton, dont 200 de sea-island, durèrent de 1839
à 18/i3 inclusivement. Il est vrai que la culture de cette sorte était
soignée et que les plantes, placées à au moins 1'",30 de distance,
toujours sur un seul pied, végétaient dans un terrain où pas un
brin d'herbe parasite ne se faisait voir.
Nous ne sommes pas en mesure d'indiquer ici le prix auquel ce
sea-island fut vendu en Angleterre : les acheteurs exportateurs ne
s'en sont jamais vantés, probablement afm de ne pas se créer de
compétition; mais voici ceux des produits de Solimanieh : 27, 26,
28 pence contre 29, 32, 31, cours des provenances directes d'Amé-
rique. Cinq ans plus tard, le même article valait 6 pence de moins;
mais l'administration de la plantation était changée et la culture
presque abandonnée. Voilà, ce nous semble, une réponse suffisam-
ment précise aux argumens de la partie adverse. Complétons-la
cependant par quelques détails. Dans les deux plantations citées, la
culture de sea-island était strictement soumise aux règles que
voici : labourage et fumure à /i5 centimètres de profondeur aussitôt
que l'inondation abondante et prolongée du terrain le permettait;
à une irrigation régulière, ayant toujours lieu vers le milieu de la
nuit, se joignaient des binages répétés, toute végétation étrangère
était sarclée, et une seule plante de coton croissait à chaque place.
Venait ensuite l'élagage des branches inférieures et gourmandes;
puis, au fur et à mesure des progrès de la plante, l'étêtement des
brins portant des fruits tardifs supposés ne pouvoir plus atteindre
une complète maturité. Ces suppressions, pratiquées de l'autre côté
de l'Atlantique partout où un pied de coton fin est élevé, sont d'au-
tant plus nécessaires en Egypte que la plante y est stimulée par
d'abondantes irrigations, qu'elle y croît vite en faisant beaucoup de
bois pendant que le pivot se développe et s'enfonce lentement en
terre. Dans les Florides, c'est presque le contraire qui a lieu ; mal-
gré cette différence, l'élagage et l'étêtement sont inséparables d'une
intelligente culture.
Le sea-island, conduit dans les meilleures conditions, marque
vite et montre au moins 30 pour 4 00 de plus de noix que le mako.
Si d'un autre côté, plus le coton est fin et soyeux, moins il pèse eu
égard à son volume, il ne faut pas oublier que la valeur vénale est
pour ainsi dire mesurée à la longueur de la fibre. Or, en supposant
LA CULTURE DU COTON EN EGYPTE. 587
même qu'un feddan ne donnât que 260 livres de sea-island mid-
dling, évalué à Liverpool au minimum à 16 pence la livre, ce qui
ferait A16 francs, combien produirait un feddan de mako? Environ
AOO livres, que l'on peut évaluer à 33Zi francs. Encore avons-nous
supposé que le sea-island est classé middling (moyen), tandis que
plus du tiers toucherait probablement à la classification supérieure;
le prix de iil6 francs est donc un minimum. Par une culture intel-
ligente, le feddan ensemencé de bonnes graines de sea-island ne
produira jamais moins de 550 francs vendu à Liverpool. On voit
que les répugnances des adversaires de la plante américaine, au
lieu d'être justifiées, ne peuvent tenir contre des faits qui, quoique
isolés, sont avérés. Aujourd'hui même les producteurs du sea-island
dégénéré, connu sous le nom de gallin, ne pourront nier la plus-
value qu'ils en tirent.
En effet, à côté du 7nako, — la seule qualité égyptienne, — le
gallin n'est autre que le produit des graines abâtardies des Florides.
Dans la province de Sharkie existe un petit village du nom de Gal-
lin, ne produisant qu'une très minime quantité de coton et où sans
doute le sea-island a été semé autrefois; plusieurs villages de la
même province et des provinces voisines possèdent également quel-
ques graines de la même provenance, et fournissent au marché
leur minime contingent de sea-island dégénéré. Quant à l'origine
de la désignation, au lieu de la chercher dans le nom du village en
question, on la trouvera plutôt dans la corruption franque de la
classification indigène hàl-hàl, devenue hallin, gallin, et cette sup-
position est d'autant plus admissible que le g dans gallin se pro-
nonce comme Vh adouci. A part le lainage d'origine américaine,
l'Egypte ne cultive donc qu'une seule espèce de coton, le inako
ou jumel {gossypiiim arboreum JEgyplii), arbuste plutôt annuel
que bisannuel. On a de la peine à comprendre pourquoi les ex-
portateurs donnent à l'article égyptien unique une foule de noms
divers : coton blanc, beledi, ashrnouni, etc. Ashmouni répond à
mako de bonne et saine venue dans ses trois classifications indi-
gènes, teinte riche voisine de beurre frais, soie souple et longue,
poids spécifique léger. Quant à coton blanc et beledi (du pays), ces
deux dénominations ne représentent qu'un choix moyen ou très
inférieur, très bas du mako. Le redressement de cette erreur était
d'autant plus urgent que l'industrie colonnière en Europe a eu
plusieurs fois à souffrir de ces classifications abusives (1).
(1) Ce cfui a pu ajouter à cette confusion, c'est que depuis quelques années des
particuliers ont introduit clandestinement des semences de coton américain dont la
produit, inférieur au mako pour la longueur et la finesse de la fibre, possède cepen-
dant une blancheur et donne un rendement qui en justifieraient jusqu'à un certain
point l'introduction, si le fait eût été rendu public, et si l'on avait cvitc les mélanges.
588 REVUE DES DEUX MONDES.
Depuis l'introduction dajwnel, les soins donnés par l'agriculture
à cette plante ont varié avec les gouvernemens qui se sont succédé
en Egypte. Arrivée à son faîte comme qualité et préparation, la
production fut dirigée par la guerre de sécession vers la quantité.
Et comme il n'existe aucun contrôle gouvernemental, comme les
provinces n'ont ni vie ni autonomie communale, partant ni émula-
tion administrative, ni comices agricoles, la cupidité native du
fellah reste aux prises avec son insouciance, son ignorance et son
manque complet de culture intellectuelle. Chargé d'impôts, de
taxes nouvelles de toute sorte, forcé de prendre part à des em-
prunts nationaux plus ou moins inscrits au grand-livre, de payer
les droits sur le sol de cinq et six ans anticipés, le fellah cherche à
produire le plus qu'il peut avec le moins de frais et de peine pos-
sible. Au lieu d'être encouragé dans cette culture, le paysan égyp-
tien en est plutôt éloigné par les procédés fiscaux dont on use
envers lui. Ainsi le gouvernement, pensant qu'une nouvelle éléva-
tion du droit territorial serait peu appréciée dans ce moment, a
imaginé d'arriver au même résultat en réduisant fictivement le
feddan, mesure agraire qui sert de base à l'impôt et qui valait à
peu près 1/2 hectare; le fermier ou le propriétaire de 100 feddans
réels acquitte la taxe pour 130, la superficie légale ayant été dimi-
nuée d'autant. Pourvu que le fellah paie, on n'exige de lui rien de
ce que précisément on devrait lui demander en l'imposant moins.
Après la mort de Méhémet-Ali, les règlemens concernant les se-
mailles du mako sont tombés en désuétude, et ce n'est que le
12 décembre 187/i que le khédive, pressé sans doute par les
plaintes renfermées dans l'adresse des filateurs de Bolton, a envoyé
à ce sujet une circulaire aux moudirs des provinces. Ces instruc-
tions fort louables resteront lettre morte ; nous craignons fort
qu'elles n'aient été rédigées que pour donner pour la forme satis-
faction à l'industrie européenne. Néanmoins on ne serait pas fondé à
prétendre que le mako a dégénéré en Egypte. De bonnes semences
dans un bon terrain convenablement arrosé et cultivé donneront
toujours du coton de premier choix à la première cueillette, du
moyen à la seconde alternant avec du meilleur, et du coton bas à
la dernière. Si ces assortimens provenant d'une qualité de semence
unique, le mako, étaient vendus séparément en balles, honnête-
ment , marqués d'un chiffre indiquant la classification , personne
ne se plaindrait.
S'il est juste de dire que le mako, définiiivement acclimaté de-
puis près d'un demi-siècle en Egypte, n'a pas dégénéré , il ne l'est
pas moins de confesser que dans l'ensemble des récoltes actuelles
la qualité est moins satisfaisante. 11 est certain que l'échelle des
classifications a considérablement varié depuis dix ans, inclinant
LA CULTURE DU COTON EN EGYPTE. 589
insensiblement vers une moyenne plus basse, et indiquant pour les
cinq dernières années une diminution de 18 pour 100 dans le total
des classemens élevés, répartie sur les assortimens inférieurs. Quant
aux beaux types indigènes du mako, on les retrouve, partout où la
culture ne laisse rien à désirer, dans les terrains de premier ordre,
ce qui, sans être une preuve irréfragable de la pureté générale des
graines, démontre cependant que les qualités originales et essen-
tielles du j'umel existent encore intactes à côté d'un relâchement
positif, mais remédiable, dans le régime agronomique de la plante.
III.
Les causes de cette décadence très réelle ne sont pas nombreuses.
11 dépend plus du vice-roi que du fellah lui-même de les faire ces-
ser; le terrain y est pour peu de chose, l'atmosphère n'y est pour
rien. L'état prend et exige trop; le cultivateur découragé ne tient
pas à améliorer, loin de là, et les produits du sol se ressentent na-
turellement d'un régime économique insupportable. Que le fellah
soit dégrevé ou plutôt que les taxes ne pèsent pas sur lui au-delà
de ses forces, et on le verra, si l'administration le guide paternelle-
ment, donner à la terre ce que le fisc exigeait injustement de lui.
D'un autre côté, les frais généraux de culture se sont considérable-
ment accrus, la vie est plus chère même pour le frugal paysan. Les
effets de la dernière épizootie se font encore sentir, et les animaux
propres à la manœuvre des puits à roues, s'ils sont moins rares, se
paient aussi cher que leur nourriture. Voilà pour l'irrigation par les
moyens primitifs, les meilleurs parce qu'ils réunissaient le bon
marché à l'efficacité. Quant à l'arrosement par machines à vapeur,
le plus puissant et le plus sûr sans contredit, outre que le système
n'est pas à la portée de tous, le charbon, quoique moins cher au
port de débarquement, coûte beaucoup par le transport, sans
compter les frais de personnel et de réparations. Enfin, bien que
de nouveaux canaux aient été ouverts sur des terrains jusqu'alors
incultes, les anciens ne sont pas régulièrement dragués et réparés.
Les propriétés du khédive et des daims de la famille vice-royale,
qui se trouvent infailliblement au premier plan sur le parcours des
canaux, outre qu'elles sont servies avant le voisin, absorbent une
grande portion du débit des eaux. D'ailleurs il est certain , malgré
la légende biblique, que l'eau du Nil, pour produire ses meilleurs
effets, doit être répandue sur les terres avant que le limon qu'elle
tient en dissolution ne se soit précipité, après un long repos et sur-
tout après avoir passé d'écluse en écluse dans plusieurs petits canaux.
Si l'on prend en considération la grande étendue de terrain cul-
tivé en coton, et le médiocre assolement des plantations dans un
590 REVUE DES DEUX MONDES.
rayon qui ne se développe pas, on arrivera à cette conclusion, qui
fait sourire les vieilles barbes en Egypte, que le sol est fatigué et
appauvri, et que les eaux du fleuve, répandues au loin, perdent de
leur fertilité. Il en est pourtant ainsi. Dans les crues moyennes, les
terres mal situées reçoivent peu d'eau nouvelle, partant peu de
limon; malgré cela, la culture générale continue sur le même pied
que pendant les bonnes années, au détriment de la quantité et de
la qualité des produits. En ce qui concerne l'ensemencement , le
terrain n'est pas en Egypte, comme en Europe, recouvert d'engrais
que la charrue enterre pour le mieux assimiler. Après une irriga-
tion complète et prolongée du champ, suivie d'une façon de la-
bour, de petits creux sont pratiqués à la main , où les graines de
coton sont déposées avec une poignée de fiente de pigeon. La ger-
mination ainsi forcée envoie le long pivot de la plante dans un sol
à peine détrempé et qui ne reçoit pas une particule d'engrais , car
la charrue arabe, qui effleure à peine le sol, ne l'a pas même dé-
rangé. L'arbuste, placé dans une terre que rien n'a préparée ni
amendée, y vit donc par un pivot de /i5 centimètres de longueur
que rien ne nourrit et qui absorbe promptement tous les sucs.
Le terrain égyptien est homogène dans toute la vallée du Nil, et
l'alluvion nilotique y est déposée sur un sous-sol sablonneux en
couches variant de 3 à 6 mètres d'épaisseur; mais, quelle que soit
la richesse de cette alluvion , elle diminue à la longue , et la terre
perd peu à peu par l'appauvrissement des eaux et la multiplicité
des cultures son pouvoir fertilisant. Aux États-Unis, dans les bas-
sins de rOhio et du Mississipi, formés des plus riches alluvions
connues, le sol a fini par s'épuiser, et les planteurs de coton,
n'ayant plus le choix cle terrains qu'ils abandonnaient pour d'au-
tres encore vierges, en sont arrivés aux engrais appropriés à la
production de l'article. L'Egypte doit en faire autant , car l'épui-
sement du sol fera des progrès, et plus on tardera, moins le re-
mède sera efficace. Dans les meilleures conditions de cette culture,
avec de l'engrais et de l'eau en abondance, le rendement des terres
à coton s'élèvera à une moyenne de 5 quintaux (225 kilog.) au
minimum , et la qualité y trouvera des garanties qui n'existent
plus; mais ce qui est facile ailleurs, où les nations savent accom-
plir ce qui est pour elles d'un intérêt vital, qui le fera en Egypte,
où les populations n'ont pas de vie politique, où la conviction et
l'élan manquent absolument? Les h millions de fellahs que nourrit
la terre des pharaons s'agitent et travaillent pour un homme, le
khédive, qui représente et absorbe à lui seul l'Egypte tout en-
tière. L'agriculteur, race antique qui a résisté aux révolutions des
siècles, ne s'appartient pas plus que le sol n'est à lui; né pour
obéir, payer et produire sans cesse, il n'a plus de volonté. On ne
LA CULTURE DU COTON EN EGYPTE. 591
peut donc rien lui demanàer de ce qui ailleurs élargit le cercle de
l'action économique d'où découle la richesse des nations. Le fel-
lah égyptien est une bête de somme, ni plus ni moins, et, si le co-
ton exporté n'est plus le même, c'est implicitement la faute du
vice-roi. C'est à lui, chef de l'Egypte, fermier-général de cette terre
fertile et classique, qu'incombe le devoir de réformer ce qui exige
impérieusement d'être réformé, de demander au sol tout ce qu'il peut
donner en lui restituant ses bienfaits sous une autre forme, et en
traitant les habitans comme la terre même, humainement et avec
intelligence. 11 faut que le pouvoir trace la route à suivre, et que
chacun soit tenu de n'en pas sortir. Lorsque le bon exemple ne
suffît pas, la coercition est nécessaire. Le khédive veut et accom-
plit beaucoup de choses bonnes sur ses propres domaines; rien ne
serait plus facile que de les exiger des paysans travaillant pour
leur propre compte.
Dans les propriétés particulières du vice-roi et celles de sa riche
et nombreuse famille, où les bras ne manquent jamais, où l'irriga-
tion est bien entendue et les travaux agricoles relativement aussi
parfaits que possible, le coton mako donne jusqu'à 6 quintaux nets
par feddan. Ce n'est pas là la moyenne, mais avec l'engrais néces-
saire et une meilleure culture ce chiffre pourrait devenir général.
Les cotons des dairas ne sont en général guère meilleurs que la
moyenne de la production égyptienne; cependant il s'y trouve des
parties que l'on peut assimiler aux plus beaux échantillons de mako
obtenus depuis les premiers jours de sa culture dans cette contrée.
Le khédive et sa famille pourraient être plus exigeans. Pourquoi ce
résultat, qui représente environ Zt50 francs par feddan, outre le
bois et les semences, n'est-il pas atteint par les fellahs agricul-
teurs? La réponse est simple : parce que généralement les bras, les
animaux et par conséquent l'eau leur font défaut, — parce que le
capital qu'ils n'ont pas ne leur arrive que par le canal de la plus
ruineuse usure. Aussi peut-on affirmer que 3 quintaux de duvet net
représentent la moyenne maximum des plantations de coton non
possédées par le khédive, sa famille et ses adhérens. Il ne serait
donc pas exagéré de dire que, si tous les terrains ensemencés de
viako étaient travaillés comme le sont les shiffliks princiers, la pro-
duction atteindrait 2 millions 1/2 de quintaux au lieu de 1 million 1/2
qu'elle rend à peine bon an mal an. Eu moins de deux années, ce
résultat pourrait être obtenu.
Que répondra-t-on à ces faits? — Si l'argent manque aux fellahs,
que l'on fonde des banques agricoles! — Bien, mais comment con-
fier des capitaux à des agriculteurs qui ne sont pas propriétaires de
droit, qui peuvent être appelés subiteuient à payer six ou douze ans
de contributions foncières par anticipation, dans un pays où il n'y
592 REVUE DES DEUX MONDES.
a ni cadastre ni régime hypothécaire possible, dans un pays enfin
où la tenure de la terre et les droits qui en découlent relèvent
d'une jurisprudence à la fois religieuse et civile? Et la corvée, qui
approvisionne de bras les shifjliks de la famille vice- royale en di-
minuant d'autant les moyens d'action sur les terres laissées aux
fellahs! Pour donner une idée exacte de la position économique
faite aux fellahs , il suffira de connaître la manière dont se traitent
les affaires dans l'intérieur et la nature des relations entre le pro-
ducteur agricole et l'acheteur ou les intermédiaires de celui-ci.
On sait que, le télégraphe ayant modifié les anciennes conditions
de l'offre et de la demande, et l'argent étant à bon marché en Eu-
rope, les matières premières sont presque toujours plus chères sur
les lieux de production qu'ailleurs. Les fausses nouvelles se con-
fondent avec les vraies, quelques centimes de hausse enlèvent les
esprits, la moindre demande d'un article est exagérée aussitôt, et
les dépêches annonçant la baisse ramènent le calme sans inquiéter
personne; on y croit à peine, tellement la fiction est entrée dans les
habitudes commerciales. Le coton suit la règle commune : le cours
de cet article en Egypte, comparé jour par jour avec celui de Liver-
pool, offre plus souvent le pair que profit, quand il n'est pas supé-
rieur. Ceci paraîtra paradoxal. Comment vivent donc les négocians ,
dira-t-on, et près de 2 millions de quintaux s'exportent-ils annuel-
lement sans une meilleure chance de gain que celle qui peut naître
entre le départ et l'arrivée de la marchandise? Rien n'est plus
vrai cependant. Le coton acheté en Egypte par ordres exprès pour
compte des filateurs laisse à l'intermédiaire une commission plus
ou moins enflée. Celui qui est expédié en consignation a été géné-
ralement manipulé, mélangé, et a déjà donné un profit à l'exporta-
teur. C'est du moins ainsi que les choses se passent en Egypte. Si
les évaluations faites à Alexandrie sont basses, il se peut même
que la moyenne des classemens sur le marché anglais donne un
bénéfice. Ces cas sont rares : la vue, le loucher et les autres sens
sont, dit-on, altérés au soleil d'Egypte, et le /"«^'r d'Alexandrie n'est
souvent que middlîng à Liverpool. Restent les fluctuations du
marché. Les vrais gagnans sont les agens chargés de la vente en
Europe; aussi plusieurs grandes maisons d'Egypte ont-elles leurs
propres succursales en Angleterre. En dehors de cette combinai-
son, les consignataires sont à plaindre. A coté des alternatives di-
verses de Vaventure, il y a les arcanes du connnerce, qui, sans
être la source du Pactole, sèment cependant de quelques paillettes
d'pr les opérations auxquelles donnent lieu les produits du sol
égyptien. La plupart des exportateurs obtiennent de leurs agens
d'outre-mer des crédits exceptionnels en blanc, c'est-à-dire qui ne
sont représentés par aucune marchandise et dont les bénéficiaires
LA CULTURE DU COTON EN EGYPTE. 593
doivent faire les fonds à chaque échéance des traites fournies, les-
quelles se renouvellent ainsi plus ou moins indéfiniment. Ces facili-
tés, disons cet argent coûte peu à celui qui en jouit : une provision
de banque, quelque petit intérêt en cas de retard, et çà et là une
perte au change. Comparées aux taux égyptiens, ces conditions sont
très avantageuses. Les sommes ainsi obtenues, employées en place-
mens financiers sur les valeurs locales, rendent un gros intérêt,
s'élevant quelquefois à 30 pour 100 par année, ou bien elles sont
envoyées dans les villages, avancées aux cultivateurs à un taux
variant de Zi à 5 pour 100 par mois et remboursables en produits
au cours du jour de la livraison, souvent au-dessous. A l'aide de
ces combinaisons financières fort à la mode, le mystère des opéra-
tions commerciales s'explique, et la position des fellahs produc-
teurs est clairement établie. Exploités par les intermédiaires et par
l'administration, mal ou jamais protégés, enfin n'ayant de liberté
que pour produire davantage au profit de qui les gouverne, les
agriculteurs égyptiens sont exclus du progrès général.
Revenons à la qualité du inako. Celle-ci dépend non-seulement
du terrain et de la graine, mais encore en grande partie du mode
de culture employé. La pluie étant rare en Egypte, le Nil seul
fournit de l'eau, et, comme il n'est pas également haut toute l'an-
née, le genre de culture se règle sur l'éiiage du fleuve. De là deux
systèmes de produire le coton : l'un, appelé misgaivéy est pratiqué
sur les terres situées près du Nil ou des grands canaux, où l'arro-
sement est possible pendant la durée de la culture, de mars en
septembre. Cette méthode est rémunératrice et rend dans les bonnes
terres bien travaillées de 5 à 6 quintaux de coton net, fort, souple,
fin et long, par feddauj elle demande des bras, des bestiaux pour
élever l'eau ou des machines, enfin elle exige plus de soins et de
labeur. L'autre méthode s'appelle bâli (d'été ou sèche); elle a lieu
sur les terres hautes, éloignées des canaux et tenues par des fellahs
peu favorisés. On arrose la plante durant la première pousse, puis,
si cela est possible, quelqu*^. peu de mai en août, à l'aide de puits
faiblement alimentés. Quand anivo la nouvelle eau, la plantation
en absorbe ce qu'il lui faut. Le rendt ment bâli est moitié moindre,
et le lainage sort plus blanc, mais |'lus faible et généralement de
qualité moyenne. Enfin, dans quelques localités où une économie
forcée est de rigueur, on coupe le? plantes de colon au niveau du
sol, on inonde le champ, sur leq/iel on jette du bcrsynt (luzerne),
et le fellah se ménage deux récoltes, une de fourrage et l'autre
très réduite de coton blanc et court, sec et cassant. C'est ce der-
nier mode de culture expédiiif, peu coûteux, à deux fins, et qui
malheureusement est plus répandu qu'on ne le suppose, qui fournit
ï'JMB XII. — 1875. 38
59/i RETUE DES DEUX MONDES.
au commerce, avec les bas classemens du hâli et le duvet extrait
des fruits mal mûrs, le coton dégénéré et blanc dont se plaignent
les filatem's étrangers. Les fellahs le cèdent à bas prix, mélangé
ou tel quel, aux acheteurs, qui le mêlent à d'autres assortimens,
pour faire aller le tout ensemble.
A l'égrenage, le coton rencontre d'autres ennemis de sa virginité
mercantile. Les appareils Mac-Arthy sont disposés dans les usines
de telle sorte que le duvet nettoyé tombe sur une seule ligne le
long de laquelle le surveillant, plus ou moins intéressé, se promène
en enlevant devant chaque rouleau les portions de lainage jurant
par leur finesse ou leur basse qualité avec l'ensemble du stock.
Cette cueillette, on le pense bien, se fait avec plus ou moins d'at-
tention, suivant que le coton appartient à l'égreneur ou à un client
absent, qui fait nettoyer à façon. Le mal ne se borne pas là. Les
mélanges ruineux qui s'opèrent dans les usines sont répétés au
pressage, aux villages ou à Alexandrie, le tout compliqué d'autres
pratiques, dont l'une est l'arrosage du coton. Le résultat est clair.
Les échantillons de première qualité deviennent plus rares, la ma-
jeure partie en est proinptement exportée, quelques portions en
servent à saler les secondes qualités, manipulées avec ce qu'il y a
de mieux dans les plus basses, dont le marchand égyptien s'appli-
que à réduire autant que possible la quantité.
La cause de tout le mal, c'est que les usines à égrenage sont des
entreprises particulières, complètement indépendantes des planta-
tions et des planteurs. A l'exception des daïras vice-royales et de
quelques grands dignitaires, les agriculteurs font généralement
égrener leur récolte à façon. Quelquefois ils la vendent en graines
aux chefs d'usines ou aux agens acheteurs, à la charge de qui
tombe l'opération. Sans accuser personne, il est permis d'indiquer
les inconvéniens de ce système, qui contribue à mettre de plus en
plus les malheureux fellahs dans les mains de ceux qui les exploi-
tent. Le propriétaire du coton perd de vue sa marchandise, qui lui
est rendue en sacs dont le contenu n'est pas toujours facile à visi-
ter, et, comme un g; and nombre d'égreneurs sont eux-mêmes spé-
culateurs, qu'une stricte honnêteté n'est pas ici la vertu domi-
nante, il est facile d'imaginer les arrangemens, les combinaisons
qui ont lieu aux dépens d'un article dont la valeur peut varier de
1 à 2 dollars par quintal sans offrir une différence appréciable à
l'œil. On se rend ainsi aisément compte du manque complet d'ho-
mogénéité du duvet qui a frappé la filature européenne. Nous avons
rencontré plus d'une fois, cette année encore, dans des balles
pressées du poids de h quintaux, soumises à notre examen, les
classifications les plus diverses , même du coton de deux ou trois
LA CULTURE DU COTON EN EGYPTE. 595
ans et pas mal de lainage très blanc, très net, sorte de fruits tar-
difs mûris au four; la balle elle-même avait déjà son passeport
signé fair! Cette façon de traiter l'article, le marché et les cliens
est déshonnête, inintelligente, et nuit à la communauté commerciale
en général. Le commerce du coton est noble ; il exige de grandes
connaissances pratiques et emploie d'énormes capitaux; pourquoi
le ravaler aux répréhensibles tripotages dont se rendent coupa-
bles certains marchands de vins, les revendeurs de lait et autres
sophisticateurs devenus les fléaux de l'industrie et de la consomma-
tion? Le mode d'égrenage à façon a encore le grave inconvénient de
produire des semences tellement mélangées qu'il devient impossible
de les choisir pour la reproduction. La circulaire du vice-roi à ce
sujet ne parera à aucun des mauvais résultats dénoncés ; il faudra
recourir à un autre moyen. Aux États-Unis, chaque plantation a
son usine d'égrenage où plusieurs appareils plus petits sont mus à
la main. L'agriculteur y a donc le contrôle des qualités et des se-
mences, et jamais il n'est exposé, jamais il n'expose personne à
semer des graines impropres à la reproduction.
11 ressort de cette étude : i" que, si le coton mako n'a pas dégé-
néré, les moyens de culture actuels ne sont plus en rapport avec
une production annuelle de 1,800,000 quintaux, 2° que le sol, sur
tous les points éloignés des grandes artères d'irrigation, commence
à s'appauvrir, faute de limon fertilisant et d'engrais, 3" que les re-
proches' fondés adressés au coton d'Egypte reposent sur l'inéga-
lité croissante des qualités, laquelle provient non-seulement du
relâchement de la culture, expliqué par la position économique faite
aux fellahs, mais encore de pratiques commerciales auxquelles il est
urgent de mettre un terme. Il est donc permis de dire que toutes
les causes indiquées rentrent non-seulement dans la compétence
du khédive, mais qu'il dépend de lui seul de les faire disparaître.
Les pratiques et les manipulations du commerce n'auront plus leur
raison d'être lorsque la culture du coton, convenablement amélio-
rée, offrira une homogénéité d'ensemble d'où les trois classemens
indigènes, les seuls rationnels, sortiront sans effort. Il appartient
par conséquent au vice -roi de rendre au coton d'Egypte la réputa-
tion méritée dont il jouissait sous l'administration de prédécesseurs
dont les moyens d'action étaient de beaucoup inférieurs à ceux
dont il dispose.
Il est indispensable que les agriculteurs restent dans leurs vil-
lages et n'en puissent être enlevés sous le bâton, comme cela se
pratique pour le paiement des taxes forcées, pour aller augmenter
la production chez leur maître. Lorsque le travail sera mieux dis-
tribué, les récoltes de coton augmenteront sans nuire aux autres
articles.
596 REVUE DES DEUX MONDES.
En bonne agriculture, il n'en coûte pas plus de produire du bon
coton que du mauvais ou du médiocre, et il est tout simplement
absurde de dire, comme l'a écrit un ami assez mal inspiré du vice-
roi, que « le fellah cultive la qualité qui lui tourne le mieux à
compte. » Ainsi que nous l'avons expliqué, en Egypte, en dehors
du galliïiy une seule sorte de coton est produite, le mako: meilleur
il est, mieux il se vend. Voilà la loi el les prophètes en matière éco-
nomique. Les daïras vice-royales s'efforcent de cultiver ce qu'il y a
de mieux et par les meilleurs moyens possibles. Rien ne leur man-
que, ni eaux ni bras, car elles ont la corvée à leur service. Le suc-
cès ne couronne pas toujours leur œuvre, car l'œil du maître est
absent : les terres des princes couvrent une immense superficie.
Aussi les cotons des daïras sont-ils quelquefois très diversement
classifiés en Europe.
En résumé, la culture du coton doit s'accroître en Egypte pour
plusieurs raisons dont voici les principales. L'augmentation progres-
sive de la population du globe, quoique imparfaitement connue,
est un fait incontestable, en même temps qu'un facteur puissant
dont les conséquences se feront sentir sur les matières de première
nécessité, surtout à l'égard de celles dont la culture est soumise à
des conditions climatériques qui la limitent absolument. Le coton,
devenant toujours plus recherché, sera naturellement cultivé da-
vantage, il est même douteux que la production soit toujours à la
hauteur de la consommation. 11 est permis cependant de se pronon-
cer pour ratfirmative, l'assiette économique maintenue par les lois
de la demande et de l'offre tendant à égaliser et à répandre les
moyens de production. Les Indes orientales ont fait leurs preuves à
cet égard. Enfm les Etats-Unis du nord de l'Amérique, pour les mêmes
motifs et afin de satisfaire au développement de l'industrie coton-
nière dans leur sein, produiront et absorberont chaque année plus
de coton récolté chez eux. Il est moins certain, toutes choses égales,
que la quantité dont ils disposeront en faveur de l'Europe reste ce
qu'elle est maintenant, et môme que pour un temps elle ne diminue
pas, car la mise en culture de nouvelles terres dans les états co-
tonniers demande une augmentation de bras accoutumés à une
température élevée, et le travailleur propre à la culture du coton
dans les états du sud tend à devenir le rara avis. Le surplus des
besoins du monde industriel devra donc être tiré des contrées déjà
connues par la quantité et la qualité du coton qu'elles livrent au
commerce; parmi ces pays, l'Egypte occupe une place dont l'im-
portance ne peut que s'accroître.
John Ninet.
UNE NOUVELLE HISTOIRE
L'ANCIEN ORIENT CLASSIQUE
Histoire ancienne diS feupks de l'Orient, par M. G. Maspero, 1 vol. in-12i Hachette, 1875.
C'a été dans tous les temps une entreprise difficile que de tracer
un tableau d'ensemble offrant en un clair et attachant résumé les
destinées de ces grands peuples de l'antique Orient, qui ont reçu les
premiers, puis accru dans la mesure de leurs forces, et enfin trans-
mis à la Grèce le dépôt sacré de la civilisation. Un Hérodote seul
parmi les anciens a pu, dans une époque de transition, comprendre
clairement une si grande tâche et la conduire à si brillante fin.
Ce n'est pas qu'il l'ait seul tentée. Plus d'un, parmi ceux des écri-
vains ses contemporains que l'on désigne un peu confusément sous
le nom de logographes, a bien aperçu que la guerre des Perses
contre la Grèce allait marquer le terme d'une période orientale
dont il serait intéressant de reprendre les souvenirs, ne fût-ce que
pour rehausser la victoire du jeune Occident; mais, outre que le
livre d'Hérodote nous est seul resté à peu près intact, tandis que
ceux des autres n'ont subsisté qu'en fragmens souvent informes,
nous avons le droit de penser qu'ils lui étaient de beaucoup infé-
rieurs, à voir le renom particulier qu'il s'était acquis, et à juger
d'après le suprême talent dont chaque page chez lui fournit la
preuve. Le double charme d'Hérodote vient de ce qu'il est encore
poète et déjà historien. Poète, il l'est dès ses premières hgnes, dès
l'admirable exposition de son vaste récit, alors que, remontant à
l'époque héroïque, aux temps de la guerre de ïroie, il redit ce^
598 REVUE DES DEUX MONDES.
enlèvemens de femmes, d'Io et d'Hélène par les Asiatiques, d'Eu-
rope et de Médée par les Grecs, antiques agressions, antiques re-
vanches, par où s'inaugurait la lutte destinée à s'achever aux jour-
nées de Marathon, de Salamine et de Mycale. Poète, il l'est sans
cesse par sa vive imagination, par ses impressions religieuses, par
son style imprégné des souvenirs d'Hésiode et d'Homère; il repré-
sente ce moment littéraire et moral où de la poésie épique s'est dé-
tachée l'histoire. — Historien proprement dit, il l'est déjà par sa
sérieuse recherche de la vérité, par sa critique réfléchie, par sa
science acquise, par son regard étendu et son intelligence sereine.
Fier du triomphe remporté par le génie hellénique et ionien, il
entreprend de raconter la lutte entre les Perses et les Grecs; mais,
pour mieux faire ressortir la gloire des vainqueurs, il veut donner
la mesure du colosse barbare. Il retrace donc l'histoire de ce vaste
empire des Perses, qui a fmi par dominer toute l'Asie antérieure
avec l'Egypte, et par mettre un pied sur l'Europe orientale. Chaque
fois que dans le cours de cette histoire il rencontre une nouvelle
conquête du grand roi, Médie, Lydie, Assyrie, Babylonie, Egypte,
il reprend, depuis la plus haute antiquité à laquelle il puisse at-
teindre , les annales du peuple conquis , et par l'accumulation de
cette puissance il accroît la honte de sa défaite. Voilà le but
moral de son œuvre. Ce qu'il a réuni de connaissances diverses
au prix de voyages lointains et difliciles est surprenant, mais
laisse voir pourtant ses promptes limites. De même que le nom de
Rome n'est pas prononcé dans son livre, bien qu'il y soit ques-
tion de la Grande-Grèce, de même le monde hébraïque lui échappe
en Orient, à moins que son Histoire d'Assyrie, aujourd'hui perdue,
n'ait pu contenir quelques données à ce sujet. Il est bien entendu
aussi que, sauf un petit nombre de vagues indications sur l'Inde,
l'Asie orientale lui est restée entièrement inconnue; surtout il a
ignoré les langues de l'Orient, de manière à demeurer, malgré sa
vive intelligence, aveugle à tant de témoignages écrits ou figurés.
Tel qu'il est, son précieux ouvrage nous offre, pour la période qu'il
a embrassée, un cadre à peu près complet de l'histoire orientale
classique, c'est-à-dire de l'histoire des peuples de l'ancien Orient
qui se sont trouvés en rapports directs avec la Grèce.
Comment la science moderne, comment la science de nos jours
se comportera-t-elle envers de pareils sujets? La distinction d'un
domaine proprement classique subsistera-t-elle à ses yeux, ou bien
aura-t-elle découvert des relations non connues d'Hérodote lui-
même entre l'extrême Asie et la Grèce? Nous pouvons juger de ces
questions et de bien d'autres par le nouveau résumé de Y Histoire
ancienne des peuples de l'Orient que vient de publier un jeune et
habile savant, M. Maspero. Éminent égyptologue, orientaliste au
l'histoire des peuples de l'orient. 599
moins très compétent, il s'était préparé à cette œuvre d'ensemble
par une série déjà longue de publications toutes spéciales et par
un enseignement où il avait renouvelé et continué les meilleures
traditions de son maître, M. de Rougé. Or on s'aperçoit dès le pre-
mier coup d'oeil qu'il n'a pas dans son livre un autre cadre que le
vieil historien grec. Il paraît avoir pensé que l'état de nos connais-
sances ne permet pas encore d'écrire l'ancienne histoire de grands
empires tels que l'Inde proprement dite et la Chine; il aura estimé
en outre que le cercle des relations et des idées politiques où ces
peuples ont vécu a formé un monde à part, non absolument soli-
daire des civilisations dont notre Occident a subi l'influence. Le
point de départ de son livre n'est pas le même que celui du récit
d'Hérodote, car il n'a pas sans cesse en vue, comme lui, de rehaus-
ser la victoire hellénique; mais la lutte qui vers le commencement
du v^ siècle avant l'ère chrétienne a mis aux prises l'OcciJent et
l'Orient s'impose également à l'écrivain du xix* siècle comme terme
final de toute une spéciale antiquité commune à un même groupe
de grands peuples. Gomme Hérodote, il parle uniquement de l'E-
gypte, de la Ghaldée, des deux empires dont INinive et Babylone ont
été alternativement les capitales, des Phéniciens, de la Médie, de
la Lydie, de la Perse, et, comme Hérodote, il s'arrête au commen-
cement de la guerre médique. S'il n'omet pas ce qui concerne les
Juifs, il refuse à cette histoire le caractère particulier que leurs
livres sacrés réclament, et il confond en des séries purement chro-
nologiques celles des informations de ces livres qu'il accepte comme
historiques, sans s'expliquer assez sur le degré d'antiquité ou d'au-
thenticité, sur tout le caractère des plus antiques données que ces
livres renferment. Son plan unique est de présenter chronologique-
ment, période par période, les divers ensembles qu'offre l'histoire
comparée des diverses civilisations, c'est-à-dire qu'au lieu de pré-
senter une à une, pour toute l'étendue de la période qu'il em-
brasse, des histoires distinctes, toute celle de l'Egypte d'abord, puis
celle des Babyloniens, puis celle des Perses, il institue des époques
dans lesquelles figurent tous ces peuples en même temps; il trace
à travers l'histoire, si l'on peut parler ainsi, des lignes horizontales
et non verticales. De là un peu moins de simplicité dans la suite de
son exposition, mais aussi moins de dangers de répétition et plus
de logique. C'est un tableau synoptique que l'auteur a voulu pré-
senter, au risque de se créer quelques difficultés de plus dans un
domaine où l'érudit, bien loin, ce semble, de pouvoir encore fixer
une chronologie sévère, doit se résigner à beaucoup douter et
beaucoup ignorer. Au reste, si l'économie de son volume semble
avoir pu l'entraîner quelquefois à des divisions qui appellent la cri-
tique, ce n'est pas lui cependant qu'il est besoin de beaucoup pré-
600 REVUE DES DEUX MONDES.
munir contre certains périls, car nul esprit n'est plus scientifique,
nul en même temps n'est plus sincère, plus clairvoyant dans les
choses antiques et plus réservé. Il est très intéressant de le voir
quitter ses études spéciales pour résumer dans un manuel les ré-
sultats acquis jusqu'à ce jour par la science. C'est ici qu'éclate le
triomphe de cette science moderne — ou, pour mieux dire, contem-
poraine, puisque ses principales découvertes, pour ce qui regarde
l'ancien monde oriental, datent tout au plus des cinquante dernières
années. Que dirait aujourd'hui le vieil Hérodote, si de retour sur la
terre il refaisait son voyage d'Assyrie ou d'Egypte? Quel serait son
étonnement de voir interpréter par les desceiidans de barbares in-
només ces écritures hiéroglyphique et cunéiforme que les savaiis
et les prêtres de son temps ne comprenaient déjà plus sans doute
et ne pouvaient plus qu'à peine lui expliquer! Ce n'est pas au livre
d'Hérodote seulement, c'est à celui de RoUin que l'on peut compa-
rer le nouveau volume sans diminuer de beaucoup l'effet des con-
trastes; l'œuvre de M. Maspero est bien choisie pour cette expé-
rience : il enregistre à chaque page des interprétations ou des faits
qui paraissent pour la première fois dans un ouvrage de vulgarisa-
tion et d'histoire générale.
»
I.
Il est particulièrement intéressant de lire dans ce volume les
chapitres qui traitent de l'histoire de l'ancienne Egypte, d'abord à
cause du nouvel aspect que les découvertes récentes ont donné à
cette histoire, et puis parce que l'auteur a contribué pour sa bonne
part à ces découvertes, et se trouve ainsi tout prêt à les bien juger
et à les bien exposer. Depuis près de dix années, M. Maspero,
digne élève de M. de Rougé et bientôt maître lui-même, a travaillé
sans relâche, avec une rare sagacité, au déchiffrement des docu-
mens hiéroglyphiques; il a fait connaître, en les traduisant et en
les commentant, soit dans sa chaire du Collège de France, soit dans
un grand nombre de recueils savans, une foule de textes qui n'é-
taient pas encore entrés dans la science; il a prétendu même un
jour, dans sa thèse de docteur (1), nous initier aux secrets du
« genre épistolaire » de l'époque pharaonique, entreprise un peu.
prématurée, les papyrus qu'il avait à sa disposition ne lui révélant
encore nulle Sévigné, nul Voltaire, rien que des scribes pédans, ha-
bitués à varier par des détails instructifs peut-être, mais singulière-
ment monotones, d'éternels formulaires. En somme, il n'est presque
pas une des pages concernant l'Egypte dans le volume de M. Mas-
(1) Du Genre épistolaire chez les anciens Égyptiens, un vol. ia-S", Franck, 1872.
l'histoire des peuples de l'orient. 601
psro qui ne contienne, soit grâce aux propres recherches de l'au-
teur, soit grâce aux découvertes qu'il met habilement en œuvre,
quelque nouveauté : nous ne parlons pas seulement d'additions
utiles aux nomenclatures des rois; à côté de ces résultats scientifi-
ques d'une incontestable valeur figurent d'excellentes pages , for-
tement écrites, où se résume l'ensemble des dernières informations.
Pour mieux la faire connaître, interrogeons cette œuvre sur quel-
ques points, sur ceux-là principalement que transformera désormais
une autre lumière.
Nous n'avons pas à revenir sur le progrès merveilleux de l'égyp-
tologie dans notre siècle : il a été décrit plusieurs fois dans cette
Revue par les plumes les mieux autorisées. Rappelons seulement
quelques principales dates à peu près toutes françaises. Pendant
l'expédition d'Egypte, qui fit jaillir tant de lumières, M. Bouchard,
l'ingénieur, trouve la fameuse pierre trilingue de Rosette, 1799;
c'est le point de départ d'une étude désormais sérieuse des carac-
tères hiéroglyphiques. Silvestre de Sacy, le Suédois Akerblad, l'An-
glais Young, le Danois Zoéga, s'appliquent à déchiffrer le monument
récemment acquis; mais ChampoUion le jeune, comme par une ré-
vélation subite, en trouve le secret, qu'il expose à l'Académie des
Inscriptions le 17 septembre 1822 dans sa célèbre lettre à M. Da-
cier. Silvestre de Sacy l'acclame, M. de Blacas lui fait obtenir une
mission en Italie, puis en Egypte; mais le cruel climat qui a déjà
tué Belzoni va tuer encore Nestor Lhôte, Dajardin et ChampoUion
lui-même, qui meurt à quarante-deux ans, au mois de mars 1832, en
laissant à son pays, à la science, au xix^ siècle, une des plus bril-
lantes et des plus fécondes découvertes. Les vingt volumes in-folio
de dessins et de manuscrits qti'il laisse après sa mort témoignent de
l'effrayant travail auquel il s'est livré, et transmettent son enseigne-
ment avec son exemple. Immédiatement après, l'ingénieux Italien
Rosellini, MM. Wilkinson et Lepsius continuent avec mérite, il est
vrai, les études égyptologiques, visitent la vallée du Nil, publient les
monumens figurés; mais l'héritier véritable du maître, après quel-
ques années d'un inquiétant silence parmi nous, est le vicomte Em-
manuel de Rougé, qui, s' attachant aux analyses grammaticales, et
fort d'une excellente discipline philologique, donne ses premiers
développemens à la science que ChampoUion a fondée. Cependant à
ces vigoureuses études il fallait fournir des alimens, c'est-à-dire des
textes; les efforts de la philologie eussent été arrêtés ou tout au
moins ralentis pendant une période critique, si Auguste Mariette
n'avait bientôt, avec une invincible ardeur, avec un dévoûment
extraordinaire, à travers des dangers et des anxiétés sans nombre,
fait revivre merveilleusement l'Egypte souterraine. Depuis le 1"" no-
vembre 1850, jour où pour la première fois, avec vingt fellahs seu-
602 REVUE DES DEUX MONDES.
lement, à ses risques et périls, il commença de remuer le sable
pour trouver, sur la foi de Strabon, le Serapeum de Memphis, jus-
qu'au moment où nous écrivons, il n'a cessé d'enlever à ce sable,
c'est-à-dire sinon à la destruction, du moins à l'oubli, les monu-
mens d'une civilisation qu'Hérodote lui-même avait à peine soup-
çonnée. Le musée de Boulaq et le musée égyptien du Louvre
contiennent aujourd'hui les splendides témoignages de ses heureux
travaux, dont le récit, à vrai dire, est épique. Dans cette longue
lutte, d'abord contre les préjugés despotiques et aveugles, puis
contre les ténèbres souterraines, contre l'ophthalmie et les terreurs
du désert, c'est l'homme intelligent et courageux qui a vaincu, et la
science avec lui. M. Mariette, occupé aujourd'hui de la publication
de son Tejiiple de Dcndei'uh, aura vu se former, grâce aux moyens
d'étude qu'il a tant contribué à multiplier, toute une phalange de
jeunes égyptologues, MM. Maspero, Pierrot, Giébault, pour succé-
der à Devéria, à M. Ghabas et à d'autres.
Avons-nous désormais un assez grand nombre de textes de l'an-
cienne l^gypte traduits avec sûreté , définitivement accueillis par
la science, pour nous faire de la civilisation pharaonique, de la
tournure d'esprit et d'intelligence de ces peuples, une idée moins
vague que celle qui nous a été transmise par les Grecs? C'est la
première question en vue de laquelle nous pouvons interroger le
livre de M. Maspero, avec la certitude d'y rencontrer d'intéres-
santes réponses, auxquelles se pourront ajouter encore des indi-
cations utiles.
On pense bien, à se rappeler seulement les témoignages des an-
ciens, que la littérature religieuse doit tout d'abord abonder dans
les monumens écrits ou figurés d'un tel peuple. Les peintures mu-
rales conservéeis de l'ancienne Egypte présentent presque toutes
des scènes d'adoration, et de même beaucoup des papyrus qui ont
subsisté jusqu'à nous contiennent uniquement des invocations et
des prières. On sait que le Rituel funéraire occupe le premier rang
parmi les œuvres de cette sorte ; presque toute momie offre, parmi
les enroulemens de ses bandelettes, des fragmens de ces formules
sacrées qu'elle est supposée réciter en l'honneur des dieux. — En
dehors des textes innombrables qui se rapportent au culte, nous
n'en possédons pas qui traitent, à vrai dire, de philosophie; mais
nous avons du moins, dans le papyrus donné par M. Prisse à notre
Bibliothèque nationale, des fragmens de traités de morale, en
particulier l'opuscule déjà célèbre sous le nom d^ Instructions de
Ptah Eotep. Dans le pur domaine littéraire, on peut compter d'a-
bord de nombreux morceaux de poésie vraiment épique, comme
ces grands récits d'expéditions guerrières gravés et peints sur les
colonnes et les murs des palais, puis des œuvres de pure rhéto-
l'histoire des peuples de l'orient. 603
rique, comme ces lettres de scribes commentées par M. Maspero,
en troisième lieu des ouvrages écrits, ce semble, uniquement pour
le plaisir de l'esprit, comme le roman des Deux Frères ou celui du
Prince destiné. On peut y ajouter des fragmens relatifs à l'adminis-
tration de la justice et du droit, et de véritables mémoires, comme
l'autobiographie d'Amenemha I"' et celle de l'aventurier Saneha. Ce
sont là, avec les grandes inscriptions contenant des récits de vic-
toires, les élémens d'une sérieuse information historique. Viendrait
ensuite une littérature toute scientifique, des traités de médecine,
de géométrie, de calcul, des descriptions de métiers, etc. Les œu-
vres de l'art égyptien sont le commentaire direct et lumineux des
textes. Il y a longtemps qu'on sait quels graves problèmes suscite
l'étude de cet art vraiment original, mais non pas dégagé de toute
solidarité avec l'art hellénique. Le nombre de ces problèmes s'est
accru avec celui des monumens découverts. Enfin le progrès des
études hiéroglyphiques a enrichi et fortifié une science déjà puis-
sante, la philologie comparée, et l'a conduite à des solutions inat-
tendues, peut-être définitives, sur quelques-unes des difficultés
concernant la primitive antiquité égyptienne.
Ces sources d'instruction, désormais nombreuses, ne permettent-
elles pas de donner quelque sorte de réponse à la question de
savoir si ces peuples, dont les annales positives remontent à une
antiquité formidable, à quatre mille ans au moins avant l'ère chré-
tienne, avaient une réelle parenté d'intelligence avec les autres
peuples historiques? On a dit par exemple que le génie égyptien
avait à peine une histoire, qu'il n'était qu'immobilité, qu'il n'avait
pas connu le changement et le progrès. Cette sorte cl'axiome de
nos anciens livres est désormais démenti, et les destinées égyp-
tiennes rentrent, comme on devait s'y attendre, dans les condi-
tions ordinaires de l'humanité. Ethnographiquement, cette race est
parente non pas des nègres de l'Afrique, comme on l'a cru, mais
des populations blanches de l'Asie antérieure; sa langue se rap-
proche de l'hébreu et du syriaque. On peut l'appeler une race
proto-sémitique, en ce sens que « l'égyptien et les langues di-
verses des Sémites, après avoir appartenu au même groupe, se sont
séparés de très bonne heure, quand leur système grammatical était
encore en voie de formation. Désunies et soumises à des influences
diverses, les deux familles ont fait un différent usage des élémens
qu'elles possédaient en commun. Tandis que l'égyptien, cultivé plus
tôt, s'arrêtait dans son développement, les langues sémitiques con-
tinuaient le leur pendant de longs siècles encore avant d'arriver à
la forme qu'on leur voit aujourd'hui. » Ainsi s'exprime M. Mas-
pero; M. de Rougé pensait de même : il y avait, suivant lui, un rap-
port évident entre la langue de l'Egypte et celles de l'Asie ceci-
60i REVUE DES DEUX MONDES.
dentale, mais ce rapport était assez éloigné pour avoir laissé au
peuple égyptien sa physionomie distincte.
On a donc eu tort, ce semble, de vouloir assimiler le génie hé-
braïque au génie égyptien, et certains livres de la Bible à quelques-
unes des compositions littéraires de l'époque pharaonique. C'est là,
croyons-nous, un paradoxe qu'un esprit même ingénieux ne sau-
rait faire accepter. On a pris pour singulier exemple le peu qui nous
est resté de contes ou de romans écrits dans la langue des hiérogly-
phes. Ni l'un ni l'autre des deux principaux récits que nous avons
conservés ne paraît pourtant se prêter à de telles comparaisons. Un
grand roi longtemps sans enfans invoque les dieux et obtient un
fiis, mais que menace, suivant la prédiction des sept déesses Ha-
thors, la morsure d'un chien, ou d'un serpent, ou d'un crocodile.
Le jeune prince grandit enfermé; du haut de sa tour, il aperçoit un
chien qu'il admire et se fait donner. Il s'en va en Mésopotamie; là
réside une belle princesse prisonnière; celui-là seul qui escaladera
sa fenêtre escarpée la délivrera et l'épousera. Notre prince est
l'heureux vainqueur; il est sauvé par sa femme du serpent et par
son chien du crocodile, qui allait le surprendre pendant son som-
meil... Le manuscrit s'arrête là; mais le lecteur devine bien que le
chien favori va être l'instrument fatal. N'a-t-on pas ici un récit lé-
gendaire commun à beaucoup de civilisations, une histoire comme
celle du fils de Crésus, confié si malheureusement aux soins d'A-
draste, ou bien un conte comme celui de la Belle au bois dormant,
tuée par la pointe de sa quenouille acérée? Il n'y a nulle apparence
d'analogies bibliques; l'inévitable fatalité, c'est là un thème que
connaissait familièrement l'imagination de tous les peuples antiques.
— Le roman des Deux Frères a été, plus facilement encore que
celui du Prince destina, comparé à certains morceaux de la Bible.
On l'a voulu placer à côté de l'histoire de Joseph parce qu'il y est
en effet question, au commencement, d'une coupable séduction ten-
tée par une femme et vertueusement repoussée. Toute la première
partie du récit égyptien est d'ailleurs empreinte en effet d'une cou-
leur morale qui peut offrir quelque occasion de rapprochement,
mais, croyons-nous, vague et superficiel. On se rappelle ce récit,
fort curieux d'ailleurs. Il y avait deux frères, Anepou et Bataou. La
femme du premier sollicite au crime son beau-frère , qui prend la
fuite; elle le calomnie donc auprès de son mari, qui le poursuit
pour le tuer. Au moment où il va être atteint, Bataou invoque le
dieu Soleil, et aussitôt un large ruisseau coule et sépare les deux
frères. Ce miracle et les protestations que Bataou prononce d'une
rive à l'autre détrompent Anepou, qui de retour chez lui tue sa
femme. — Voilà, il est vrai, du surnaturel, et qui ne sort pas du
cadre moral où se renferme d'ordinaire la littérature hébraïque. Le
l'histoire des peuples de l'orient. 605
commencement de la seconde partie offre encore de semblables in-
tentions; mais bientôt la suite les dément et court à la dérive. Ba-
taou se retire dans la vallée du Cèdre, où les dieux lui donnent une
compagne. Un jour que cette femme prend le bain, une boucle
coupée de sa chevelure tombe au fleuve et se retrouve dans les
vêtemens du pharaon, qu'on y a lavés et qu'elle parfume. ^VmiOU-
reux de cette beauté inconnue, ce dernier la fait chercher et lui ex-
prime sa passion; elle y cède. Bataou, trahi par elle, est assassiné,
mais il revit; tantôt il est l'arbre magnifique à l'ombre duquel la
reineparjure veut dormir, et il se penche àson oreille en lui disant :
« Je suis ton époux, dont tu as causé la mort; » tantôt il devient
le superbe Apis que le pharaon et sa cour viennent adorer, et quand
la reine s'agenouille et prie, il se penche à son oreille et lui dit :
« Je suis ton époux, dont tu as causé la mort... » Assurément si
l'auteur du récit, interprète ou non d'imaginations légendaires, a
voulu traduire et personnifier le remords, il semble qu'il y a réussi;
cependant voilà qu'aussitôt après la narration dévie en inventions
incohérentes et bizarres. L'arbre dont la fleur a conservé intact le
cœur de Bataou est abattu; la reine vient à en avaler une graine;
elle conçoit, et son fruit se trouve être Bataou lui-même, qu'elle
épouse à nouveau... Voilà de puériles inventions, qui ne se règlent
sur aucune logique et ne suivent que le caprice. Il est assez évi-
dent que nous ne sommes pas ici en présence d'un génie simple et
fort comme le génie hébraïque. Ce qui anime les pages de la Bible,
c'est le souffle puissant du surnaturel, directe émanation du plus
haut esprit religieux. Ce qui brille dans les compositions égyptiennes,
c'est le merveilleux, le fantastique, dont l'éclat, si une ferme rai-
son ne le dirige, est toujours suspect et fragile.
Toutefois une vive intelligence n'a pas manqué; aussi ne doit-on
pas croire que les vicissitudes ordinaires aient fait défaut à l'histoire
égyptienne. Ce peuple a eu visiblement son adolescence, sa virilité,
son âge mûr. Les chronologistes distinguent désormais dans ses an-
nales, qui se complètent chaque jour, un ancien, un moyen et un
dernier empire. On le voit partagé d'abord en beaucoup d'états gou-
vernés par des dynasties parallèles et réunis ensuite en une vaste
et forte monarchie; il subit la domination étrangère, celle des Hyc-
sôs envahisseurs, avant de se répandre lui-même au dehors par des
invasions victorieuses. La distinction de ces périodes est confirmée
par l'histoire de l'art. On acceptait jadis pour types de la sculpture
nationale ces statues des dernières époques qui offraient, avec leurs
bras collés aux corps, des visages et des attitudes raides et impas-
sibles; mais les découvertes des archéologues nous ont révélé toute
une période primitive pendant laquelle cet art égyptien s'est montré
de fort libre allure. Qu'on visite au musée de Boulaq les statues en
606 REVUE DES DEUX MONDES,
bois tirées des plus anciens tombeaux, ou bien au mu&ée du Louvre
la statuette du scribe accroupi et celles de plusieurs fonctionnaires,
avec leurs femmes et leurs enfans, qui se trouvent aujourd'hui sur
le palier du grand escalier du musée Charles X, on reconnaîtra, en
présence de ces divers monumens, un art indépendant, visant à
la reproduction des allures naturelles et au portrait, et non pas en-
chaîné, comme il le sera plus tard, par des liens hiératiques. Si ce
n'est pas là du progrès, c'est au moins du changement; le progrès
réel se retrouve, tout au moins pour ce qui concerne les arts, dans
le perfectionnement des procédés et l'habileté croissante de la main-
d'œuvre : la gravure sur granit, remarquable chez les Égyptiens dans
tous les temps, est surtout admirable sur les sarcophages de l'époque
la moins ancienne, celle des rois saïtes.
En tout cas, le caractère propre de ce peuple est bien son es-
prit religieux. On trouvera dans le livre de M. Maspero sur ce
sujet les données les plus précises et les plus nouvelles. Le point
important, désormais hors de doute, c'est qu'il faut cesser de mé-
connaître la pensée de monothéisme qui se dégage si clairement
de l'ancienne religion égyptienne, avec certains dogmes du spiri-
tualisme le plus élevé. Hérodote nous dit déjà que les Égyptiens
reconnaissent un dieu unique, sans commencement ni fin. Jam-
blique, disciple de Porphyre au iv** siècle après l'ère chrétienne,
déclare qu'ils avaient un seul dieu, adoré sous divers noms, selon
ses divers attributs; ce dieu est double en ce sens qu'il est dieu
s'engendrant lui-même, dieu se faisant dieu, -ptoTOi; tou Trpwxou
6eoO, « le un de un, » comme traduit M. de Rougé. Les textes égyp-
tiens abondent pour attester « ce dieu suprême, seul générateur
dans le ciel et sur la terre, et non engendré,... seul dieu vivant,
qui s'engendre lui-même, qui existe dès le commencement, sei-
gneur des êtres et des non-êtres, qui a tout fait et n'a pas été fait. »
Que des croyances hautement spiritualistes s'ajoutent dans l'an-
cienne religion à cette idée fondamentale, il y en a aussi beaucoup
de preuves, telles que l'importance attribuée aux tombeaux et l'ex-
trême soin consacré à l'embaumement de la momie. Celle-ci de-
vient l'objet d'une sorte de transfiguration mystique. On lui met
sur la poitrine le bijou représentant l'épervier sacré, c'est-à-dire le
souffle de l'âme humaine. A la place du cœur, on introduit le scara-
bée de pierre dure, symbole du passage de la mort à la vie. La boîte
ou le sarcophage qui la renferme sont couverts au dedans et au de-
hors de représentations et d'inscriptions dévotes. A l'intérieur du
couvercle, au-dessus de la momie, figure la déesse du ciel, que le
mort invoque en ces termes ou par d'autres formules analogues :
« 0 ma mère le ciel, qui t'étends au-dessus de moi, fais que je de-
vienne semblable aux constellations! Que le ciel étende ses bras
l'histoire des peuples de l'orient. 607
vers moi pour dissiper mes ténèbres et me ramener à la lumière! »
Au fond du cercueil, la déesse de l'Amenti ou du séjour des ombres
est figurée. Au chevet, le bouquet de lotus, présage d'une nouvelle
naissance, et, sur le bouton de ce lotus qui va s'épanouir, l'enfant
divin, image du soleil levant, c'est-à-dire de l'éternelle jeunesse
divine. Le sarcophage est lui-môme couvert d'images symboliques;
on peut en voir un très bel exemple au musée du Louvre sur celui
dont les deux moitiés, avec d'admirables gravures, sont dressées
sur le palier du grand escalier. M. de Rougé les a fort bien dé-
crites l'une et l'autre dans son précieux catalogue de la collec-
tion. Isis et Nephtys, les deux déesses, tendent les voiles, qui
sont enflées du souffle de la vie; elles assistent l'âme dans son
funèbre voyage vers la scène du jugement, et de nombreuses in-
scriptions leur prêtent une voix que la traduction nous fait en-
tendre : « Je viens à toi, je suis près de toi, pour donner l'haleine
à tes narines, pour que tu respires les souffles du dieu Atmou, pour
réjouir ta poitrine, pour que tu sois déifiée! » Vient la scène du ju-
gement; l'âme va être pesée dans la balance; le cynocéphale est
assis, emblème d'équilibre; un des plateaux contient l'âme, dans
l'autre est une plume d'autruche, signe de justice et de vérité.
C'est le dieu Ilorus, fils d'Osiris, qui procède à la pesée suprême;
mais il prête au mort son assistance, il appuie furtivement du doigt
sur le plateau qui devra, en l'empoitant, décider du côté de l'in-
dulgence et du pardon, — expression délicate d'une réelle con-
fiance dans la commisération divine. Quelle que soit cependant
celte encourageante bonté des dieux, il y a des peines pour l'âme
condamnée aussi bien que des récompenses pour l'âme justifiée;
mais il est remarquable que les châtimens ne sont pas éternels, en
ce sens qu'ils se terminent par une seconde et définitive mort, pen-
dant que les âmes pures continuent de cultiver avec bonheur les
champs d'Osiris. Il est très vrai du reste que cette idée de mono-
théisme s'efface pour bien des âmes, et laisse place à des cultes qui
tombent dans l'idolâtrie. C'est là que se marque l'infériorité des
Egyptiens comparés aux Hébreux. M. Mariette, dans son mémoire
sur la mère d'Apis, le plus important, à certains égards, de ses
nombreux écrits, a très finement signalé la différence qu'établit
entre les deux conceptions religieuses l'emploi fréquent de deux
remarquables formules, ici : le seigneur-les dieux créèrent, là, c'est-
à-dire en hébreu ; le seigneur-les dieux créa. Voilà nettement ac-
cusée la séparation de deux races dont l'une incline forcément au
monothéisme et l'autre, malgré une croyance primordiale et fon-
cière en un seul Dieu, au polythéisme.
Après cela, on ne doit pas croire qu'une parfaite unité de croyances
existât plus en Egypte que chez tout autre peuple intelligent et ac-
608 REVUE DES DEUX MONDES.
tif. La construction de grands monumens comme les pyramides
prouve bien que la multitude était soumise ou bien se soumettait
d'elle -mçme à un pouvoir despotique; mais on n'aperçoit ni abru-
tissement ni révolte, et au contraire M. Maspero a recueilli de très
curieux témoignages de liberté d'esprit et de doutes religieux. Le
chapitre 125 du Rituel funéraire lui a offert de belles expressions,
qu'il a soigneusement traduites, de bienveillance et même de cha-
rité universelle. Son livre tout entier démontre en un mot que la
race égyptienne n'a pas été impitoyablement courbée sous la servi-
tude d'un climat ou d'un gouvernement tels que ceux de l'extrême
Orient; il n'y a pas eu de castes; la femme n'y a pas été enfermée
dans le harem ; ces peuples ont connu le commerce, l'industrie, les
sciences. Il y a eu là en réalité une race intelligente qui a mérité
d'éclore la première à un rôle déterminé dans l'histoire. La pre-
mière peut-être elle a reçu le don de l'écriture; mais ce privilège a
eu pour elle ses dangers : l'écriture, qui peut favoriser en tous les
temps la paresse d'esprit, lui a procuré , ce semble, une maturité
trop hâtive ; elle paraît, bien que nous l'ayons vue en possession
de quelques hautes idées religieuses, s'être arrêtée dans le commun
usage au bon sens pratique, à une morale passablement terre à
terre. Elle n'a pas été précisément une grande race, mais une race
utile, forte par la discipline et par la durée. Elle a eu après tout
les qualités des premiers éducateurs, la patience, la ténacité, le
bon vouloir. C'est de quoi expliquer l'intérêt qu'offre l'étude de son
passé, et de quoi faire comprendre le grand rôle qu'elle a joué dans
les époques primitives.
II.
Après le déchiffrement de l'écriture hiéroglyphique, celui des
caractères cunéiformes fera le plus grand honneur à la science phi-
lologique du xix* siècle. La découverte de Champollion avait été
due à une sorte d'aperception subite de ce puissant esprit ; l'autre
conquête ne se fit que pas à pas, depuis les premières tentatives de
Grotefend jusqu'aux succès de MM. Westergaard, Rawlinson et Op-
pert, de M. Joachim Menant et de M. G. Smith. Les heureuses campa-
gnes archéologiques de M. Mariette avaient pourvu la science égyp-
tologique de textes nombreux et variés; l'assyriologie dispose aussi
désormais de pareils documens en séries innombrables , dus pour
la plupart aux missions anglaises et françaises dirigées il y a trente
ans vers les ruines du grand empire dont Babylone sur l'Euphrate
et Ninive sur le Tigre ont été alternativement les puissantes capi-
tales. Nous n'avons pas à redire les courageuses fouilles de notre
consul M. Botta sur l'emplacement de Ninive dès 18Z|3, les travaux
l'histoire des peuples de l'orient. 609
de M. Layard venus à la traverse après la révolution de 18â8, les
explorations françaises reprises en 1851; — les musées de Paris
et de Londres se sont inégalement enrichis à la suite de ces <ii-
verses missions : nous avons conquis de majestueux débris du pa-
lais du roi Sargon; le Musée-Britannique a obtenu un nombre con-
sidérable de petits monumens aussi intéressans au point de vue de
l'art qu'utiles pour la philologie et l'histoire. Une expédition fran-
çaise fut aussi dirigée en 1851 vers l'emplacement de Babylone;
mais la nature du sol et des constructions locales, faites en pisé,
n'avait laissé que d'informes et friables décombres, où M. Oppert
put toutefois recueillir des cylindres gravés et de menus objets,
sans compter les importantes données topographiques dont il a tiré
si bon parti dans son intéressant ouvrage sur VExpêdition en Mé-
sopotamie.
Le meilleur profit de ces explorations était non pas de rapporter
des taureaux ailés et des fragmens d'architecture appartenant au
viii® siècle avant Jésus-Christ , mais d'accumuler des textes cunéi-
formes pouvant nous révéler une antiquité bien plus reculée et in-
struire non-seulement l'historien, mais aussi le philologue. D'où
venait ce singulier système d'écriture? Quel peuple l'avait le pre-
mier pratiqué? Se reliait-il par de secrètes et primitives analogies
au système adopté par l'Egypte? Était-il l'attribut particulier de la
race touranienne et des peuples accadiens? Les études spéciales
qui se rapportent à ces diverses questions ont accompli dans ces
dernières années de tels progrès que M. Maspero ne fait pas diffi-
culté d'enregistrer déjà dans son résumé d'histoire générale quel-
ques-unes des réponses proposées. Il ne donne pas toutes ces ré-
ponses pour définitives, assurément; mais il les tient pour sérieuses,
pour acceptables en partie, et, chemin faisant, il peut en effet si-
gnaler des résultats désormais dignes d'être admis par la science. Il
a fort bien montré en particulier que les caractères cunéiformes ont
remplacé des signes représentant, comme les primitifs hiéroglyphes,
les images des objets désignés; l'abréviation et la corruption de ces
caractères ont finalement abouti à l'unique emploi d'un signe qui
représente le clou, cuneiis, à cause de la matière sur laquelle, dans
ces contrées, on était obligé d'écrire. On n'avait ni papyrus, ni
écorce, on n'avait qu'une argile facile à pétrir et dont on faisait des
tablettes; sur ces tablettes, avant qu'elles ne fussent entièrement
séchées, on écrivait avec un style taillé en biseau; une patiente
étude retrouve dans les groupes de signes ultérieurement employés
les équivalons de certaines formes qu'on avait voulu figurer d'abord.
L'emploi des polyphones yenait ajouter à l'obscurité d'un pareil sys-
tème, et la preuve des embarras qu'il suscitait même aux Assyriens
TOMB XII. — 1875. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
et aux Babyloniens se trouve clans cette curieuse circonstance qu'une
bonne moitié des textes cunéiformes que nous possédons aujour-
d'hui se compose de vocabulaires et de syllabaires évidemment des-
tinés à seconder une très pénible étude.
On ne saurait affirmer que toutes les traductions de cunéiformes
proposées aujourd'hui par les plus sérieux assyriologues soient à
l'abri des doutes et des contestations; on peut dire du moins que
certaines épreuves par eux subies, alors par exemple que plusieurs
d'entre eux, traduisant chacun isolément un même texte, obtenaient
des résultats identiques, ont augmenté à bon droit la confiance. Nous
avons désormais, pour nous faire une idée de la civilisation assyrio-
babylonienne comme pour ce qui concerne l'Egypte, un très grand
nombre de documens variés. Ceux qui intéressent l'histoire ou la lit-
térature religieuse figurent dans un très curieux recueil que nous
aurions pu citer aussi pour l'égyptologie, et dont les volumes aujour-
d'hui parus ont suivi non pas la publication, mais du moins la rédac-
tion de l'œuvre de M. Maspero. Nous voulons parler des Records of
thejjast, série préparée par les soins et aux frais de la Société biblique
de Londres pour faire connaître tous les morceaux traduits des textes
hiéroglyphiques ou cunéiformes qui peuvent éclairer la primitive his-
toire des sociétés humaines. Les érudits de tous les pays sont con-
viés à cette œuvre commune; les documens y sont donnés avec une
traduction anglaise en face du texte, avec des notes et une courte
introduction. C'est là qu'il faut désormais chercher ces feuillets
épars de littératures ou d'annales qu'on avait lieu de croire à jamais
perdues pour l'humanité. L'émotion fut grande en Angleterre, où
les problèmes d'antiquités religieuses sont toujours attentivement
étudiés, quand on apprit, ces dernières années, qu'un des employés
du Musée -Britannique venait de trouver et de traduire un long texte
cunéiforme, donnant à sa manière une version très ancienne d'une
des traditions sur le déluge. M. G. Smith, devenu par là prompte-
ment célèbre, poursuit l'interprétation des innombrables textes
que lui fournit la bibliothèque du roi Assour-bani-pal, trouvée par
M. Layard dans les ruines de Ninive , et rapportée au musée de
Londres en plus de dix mille tablettes d'argile couvertes d'une
écriture cunéiforme cursive, très fine et très serrée. Il y a de tout
dans cette bibliothèque : des récits de campagnes et de victoires
(M. G. Smith en a tiré un volume in-quarto qu'il a intitulé Annales
d' Assour-bani-pal) y des prières aux dieux, des hymnes, des frag-
mens mythologiques, des écrits sur la politique et le gouvernement,
des répertoires de géographie, des traités de science et particuliè-
rement d'astronomie. C'est dire que les assyriologues interprètes
des cunéiformes ne sont pas assez nombreux; la récolte des textes
l'histoire des peuples de l'orient. 611
est abondante, il faudrait que le nombre des travailleurs ne nous
fît pas défaut.
Ce qui concerne les derniers progrès de nos connaissances sur
l'ancienne Perse offre aussi beaucoup d'intérêt. On sait quelle page
importante est l'inscription de Bisoutoun : elle a renouvelé toute
l'histoire du règne de Darius père de Xerxès. Nous n'avons pas be-
soin de suivre M. Maspero dans cette autre carrière, où nous aurions
seulement à redire sa recherche scrupuleuse des nouveaux élémens
de la science. Une seule question nous reste à toucher d'un mot. Le
livre de M. Maspero fait partie d'une collection publiée par une li-
brairie classique, et destinée en même temps à la jeunesse qui étu-
die et aux gens du monde. Ira- 1- il cependant de lui-même à cette
double adresse? L'auteur, il faut le dire, ne semble pas l'y avoir
précisément destiné. Quoiqu'un assez grand nombre de ses pages
soient bien exposées et bien écrites, un certain appareil scienti-
fique, — notes et parenthèses d'une érudition toute spéciale, dis-
cussions de détails, citations scrupuleusement traduites, et à cause
de cela même hérissées de doutes, d'équivoques , de gloses, — n'y
est pas le moins du m.onde dissimulé. Le plan adopté ne laisse pas
non plus d'engendrer quelque complication; l'auteur ne paraît pas
avoir eu pour but principal d'écrire un livre d'enseignement secon-
daire; il a visé, je ne dirai pas plus haut, mais à côté, à ce qu'on
appelle l'enseignement supérieur, ou même ailleurs encore, au pur
profit scientifique. S'il avait écrit spécialement pour la jeunesse de
nos collèges, pour l'éducation publique, comme l'ont fait avant lui
en pareille occasion MM. Robiou (1) et François Lenormant (2), il
aurait multiplié les traits moraux semblables à ceux que de bien
faciles souvenirs viennent de nous rappeler en outre de ceux qu'il
a recueillis. Il a pu penser que, dans la transformation rapide de
nos connaissances sur l'Orient classique, le plus pressé, le plus pra-
ticable, non pas le moins difficile, était de hâter cette transforma-
tion, de conquérir aussi étendu et aussi incontesté que possible le
nouveau domaine. Il a fait œuvre purement scientifique; les maîtres
liront son livre et s'y instruiront avant leurs élèves. Ce qui est sûr,
c'est que nul ne pourra plus traiter des vivantes questions relatives
aux plus anciennes annales de ces peuples historiques sans consul-
ter son remarquable volume, écrit avec un rare savoir et une louable
passion de vérité.
A. GlFFROY.
(1) Histoire ancienne des peuples de l'Orient jusqu'au début des guerres médiques,
mise au nive iU des plus récentes découvertes, 1 vol. in-1'2; Douniol, 1S62.
(2) Manuel d'histoire ancienne de l'Orient jusqu'aux guerres médiq.ies, 2 vol. in-12
Lévy fils, 1868.
LA
RECHERCHE DE LA PATERNITÉ
I. Le Droit commun en Allemagne sur les enfans naturels comparé au droit français et
anglais, par Zachariœ. — II. L'Enfant né hors mariage, par M. Emile Accolas. — III. Des
Preuves et de la recherche de la paternité naturelle, par M. Charles Jacquier, docteur en
droit.
I.
Les jurisconsultes et les économistes s'abstiennent généralement
d'écrire des drames ou des romans, et il est permis de croire que
la littérature d'imagination ne s'en trouve pas sensiblement appau-
vrie. Les progrès de la science de la législation et de l'économie po-
litique seraient -ils fort retardés, si les romanciers de leur côté
imitaient cette réserve prudente dans la solution des problèmes
sociaux? Nous concevons fort bien qu'à l'aspect des vices et des mi-
sères dont la société abonde on soit tenté de ne point se borner à
les peindre, et qu'on veuille entreprendre d'y porter remède. C'est
là un sentiment des plus louables et qui témoigne des meilleures
intentions. Seulement telle est la complication des moindres pro-
blèmes sociaux, qu'il faut, pour les aborder avec quelques chances
de succès, autre chose que de bonnes intentions; il faut une pré-
paration spéciale, une certaine connaissance des sujets que l'on
traite, un esprit d'analyse et de réflexion tourné dans une direction
qui n'est pas celle du roman. Cette préparation indispensable ne
manquait-elle pas à M, Eugène Sue par exemple lorsque, après
LA RECHERCHE DE Là PATERNITE. 613
avoir dramatisé, dans les Mystères de Paris, les exploits des es-
carpes et des choiirineursy il cherchait de quelle façon on pourrait
concilier le juste châtiment du crime et la satisfaction des exigences
de la sûreté publique avec l'amélioration morale des scélérats les
plus endurcis? La solution de M. Eugène Sue, c'était, on s'en sou-
vient, «l'aveuglement» substitué à la guillotine. Cette solution
philantropique n'eut point le succès que l'immense retentissement
des aventures du prince Rodolphe semblait lui promettre, et il ne
se trouva point, même dans les jeunes républiques nègres de la côte
de Guinée, une législature disposée à remplacer la peine de mort
par la privation de la vue.
L'échec de M. Eugène Sue en matière de législation pénale n'a
point découragé M. Alexandre Dumas fils. L'illustre auteur de la
Dame aux Camélias, du Demi-Monde et de la Femme de Claude
n'a pas voulu se borner à faire de la morale au théâtre. Tantôt
dans une préface, tantôt dans une simple lettre, il a abordé, avec
un entrain irrésistible et la s-ûreté de main d'un homme accoutumé
à dénouer les écheveaux les plus embrouillés, les questions morales
et pénales que soulèvent l'adultère et la séduction ; mais, s'il pro-
cède d'Eugène Sue, ce n'est point par les tendances philanthropi-
ques. M. Alexandre Dumas est un moraliste de l'école de Zenon et
un criminaliste de l'école de Dracon. Il ne recule pas, lui, devant
la peine de mort, on pourrait même lui reprocher de n'en être
pas assez économe. Tandis que le code se contente de l'appliquer,
— encore est-ce en admettant des circonstances atténuantes, —
aux cas d'assassinat et d'incendie, il n'hésite pas à l'étendre à
l'adultère féminin , et telle est même à ses yeux la monstruosité
de ce dernier crime, qu'il saute, dans son impatience de justicier,
par-dessus la maxime routinière qui défend de se faire justice soi-
même. Tue-la, crie-t-il au mari offensé, c'est-à-dire fais-toi juge
dans ta propre cause et fais-toi bourreau. II n'y a plus aujourd'hui
en France qu'un seul exécuteur des hautes-œuvres ; si les théories
pénales de M. Alexandre Dumas venaient à prévaloir un jour, il
pourrait y en avoir autant que de maris offensés. Nous voici bien
loin de « l'aveuglement » philanthropique de M. Eugène Sue. Sur
le chapitre de la séduction et de ses conséquences, M. Alexandre
Dumas n'est pas plus accommodant. Tout le monde sait à quelle
occasion il a jugé opportun de donner sa consultation en ces ma-
tières. Grâce à M. Alexandre Dumas, l'affaire Marambot est deve-
nue aussi populaire que l'Affaire Clemenceau. Un séducteur peu
délicat refuse d'épouser la fille qu'il a mise à mal, le père donne
un coup de couteau au séducteur; voilà un fait divers assez vul-
gaire et qu'aucune législation pénale n'empêchera absolument de
Qill REVUE DES DEUX MONDES.
se produire aussi longtemps qu'il y aura des séducteurs trop peu
scrupuleux et des pères d'un tempérament trop sanguin. Ce n'est
pas certes que ce fait divers ne mérite l'attention des moralistes et
des criminalistes, et l'on conçoit que l'auteur de la préface de Ma-
non Lescaut n'ait point laissé échapper cette occasion propice de
légiférer sur la séduction et la recherche de la paternité après avoir
légiféré sur l'adultère. C'est une justice à rendre à cet inflexible
criminaliste que le séducteur de l'innocence ne le trouve pas plus
disposé à l'indulgence que la femme adultère. « Vous allez voir,
dit-il en commençant son réquisitoire, que je vais être amené fa-
talement et avec la loi, qui se fera ma complice, tout en se voilant
le visage, à conclure par : tue -le, comme sur une autre question
j'ai été amené à conclure par : tue-la. » Cependant cette conclusion
impitoyable et symétrique n'est point définitive. H y en a une autre,
que disons-nous? il y en a deux autres, auxquelles M. Alexandre
Dumas s'arrête de préférence : la première consiste à assimiler
simplement la séduction au vol et à rendre le séducteur passible
d'une amende de 10,000 à 100,000 francs selon la fortune du cou-
pable, ou, s'il est sans fortune, d'un emprisonnement qui pourra
être de dix années et ne pourra être moindre de deux. En outre,
« si un enfant est résulté de ces relations, cet enfant recevra d'of-
fice le nom du père, qui devra en outre placer sur sa tête une
somme équivalente à celle que la mère aura reçue. » La seconde
solution de M. Dumas consiste au contraire à réhabiliter la séduc-
tion en considération des services qu'elle a rendus à l'humanité en
donnant le jour à une foule d'individualités illustres, et qu'elle ne
manquerait de lui rendre avec plus d'abondance encore pour peu
qu'elle fût encouragée. L'encouragement consisterait dans un article
ainsi conçu : « l'état se chargera de tous les enfans naturels et les
fera élever avec le plus grand soin. »
On pourrait reprocher sans doute à ces deux solutions de ne point
se rattacher logiquement l'une à l'autre. On n'aperçoit pas bien au
premier abord comment la séduction peut tour à tour être consi-
dérée et punie comme un vol, puis réhabilitée, utilisée et même
primée; mais qu'importe après tout, si l'une de ces deux solutions
est la bonne? Il suffira de biffer l'autre sans s'inquiéter davantage
de la logique. Nous pouvons donc passer outre et rechercher si
la séduction peut être correctement assimilée au vol. M. Alexandre
Dumas n'y voit aucune différence. Dérober l'honneur d'une jeune
fille ou voler un mouchoir, à ses yeux c'est tout un. On lui a fait
remarquer cependant qu'il est sans exemple qu'un mouchoir ait ja-
mais été se placer de lui-même sous la main d'un voleur ou mani-
festé une propension naturelle à être volé, et cette observation ne
LA RECHERCHE DE LA PATERNITÉ. 615
saurait être négligée. Il y a là certainement un élément juridique
qui a échappé à l'analyse de Fauteur de la Barne aux Camélias et
qui rend sa démonstration tout au moins incomplète. Faut-il ajouter
encore que, si la séduction est un vol, il ne suffît pas de rendre le
séducteur passible de simples dommages-intérêts calculés d'après
le chiffre de sa fortune? Une pénalité afïlictive est indispensable, et
cette pénalité, ce n'est pas d'après le chiffre de la fortune du cou-
pable qu'il conviendrait de la graduer, mais d'après le caractère
plus ou moins pernicieux du délit ou du crime, vol simple, vol do-
mestique, vol avec effraction, etc. Évidemment cette première solu-
tion laisse à désirer. Que dirons-nous de la seconde? M. Alexandre
Dumas invoque non sans quelque complaisance le dicton populaire
qui prétend que les enfans de l'amour sont les plus intelligens et les
plus beaux, et il cite à l'appui une foule de grands hommes, depuis
Hercule jusqu'à Jacques Delille, qui n'avaient point un état-civil ré-
gulier. Voilà un argument dont on ne saurait dissimuler la gravité;
mais M. Alexandre Dumas en a-t-il bien mesuré toute la portée? Si
le dicton populaire avait raison, et s'il était avéré aussi, suivant un
autre dicton populaire dont l'autorité n'est pas moindre, que « le
mariage est le tombeau de l'amour, » suffu'ait-il bien de réhabiliter
et d'encourager les unions illégitimes? Ne faudrait-il point recourir
à une mesure plus radicale et prohiber résolument le mariage comme
une cause d'abêtissement et d'enlaidissement de l'espèce humaine?
L'intelligence et la beauté ne sont pas déjà si répandues qu'il soit
permis de reculer devant la suppression d'une institution qui em-
pêche de les propager. L'abolition du mariage pour cause d'uti-
lité publique et esthétique, telle est la conclusion de l'argumen-
tation de ce logicien terrible. Cette conclusion se heurterait sans
doute à la foule des préjugés qui poussent au mariage; mais en
attendant qu'elle eût réussi à en avoir raison, l'adoption du dé-
cret proposé par M. Dumas ne porterait-elle pas à cette institution
surannée un coup formidable? Si l'état se chargeait de tous les en-
fans naturels en acceptant l'obligation de les faire élever avec le
plus grand soin, ne verrait-on pas aussitôt une foule de gens qui
ont grand'peine à nourrir des enfans légitimes et qui les élèvent
sans aucun soin, renoncer au mariage pour donner leur clientèle à
l'état? L'affluence serait énorme dans les bureaux, et Dieu sait si
les ressources ordinaires du budget pourraient y suffire. Il faudrait
emprunter.
Nous n'insisterons pas davantage sur les conséquences singu-
lières des solutions de M. Dumas. Il n'est pas inutile de faire remar-
quer cependant que ces solutions, dans lesquelles d'ailleurs tout
n'est pas à rejeter, n'ont rien d'absolument neuf. La recherche de
616 REVUE DES DEUX MONDES.
la paternité et la répression sévère de la séduction étaient en vi-
gueur sous l'ancien régime. L'abandon des enfans aux soins pater-
nels de l'état date d'une époque bien plus reculée encore. Le ma-
riage et la paternité légale sont relativement modernes. Il y a eu
dans l'histoire de l'humanité une très longue période dans laquelle
le mariage était inconnu, et de nos jours encore en Australie, aux
îles Mariannes, aux Fidji, les indigènes ne reconnaissent aucun lien
de parenté entre le père et le fils (1). C'est la mère qui se charge
seule des enfans avec l'assistance de la tribu, autrement dit de l'é-
tat. Yoilà où nous ramènent les théories et les solutions progres-
sives de M. Dumas, mais faut-il s'en étonner? Les réformateurs qui
ont fait depuis Rousseau le plus de bruit dans le monde ont-ils
trouvé mieux que le communisme et la promiscuité des sexes?
II.
Il y a un siècle, la question de la recherche de la paternité occu-
pait les esprits comme elle les occupe encore aujourd'hui : seule-
ment c'était dans un sens précisément opposé. L'ancien droit coutu-
mier accordait pleinement la recherche de la paternité, et il mettait
même au service des victimes de la séduction un arsenal dé pé-
nalités et une provision d'indemnités bien propres à faire reculer
les don Juan les plus téméraires. Une fille séduite pouvait intenter
à son séducteur une action criminelle dite plainte en gravidation-,
si la séduction avait produit toutes ses conséquences, elle pouvait
joindre à l'action criminelle une action civile, et se faire allouer,
outre le remboursement des frais de gésine, une prestation d'ali-
mens pour l'enfant. Enfin, sa déclaration faite dans les douleurs
était acceptée comme parole d'Évangile en vertu de la maxime :
creditur virgini parturienti. Malheureusement les victimes de la
séduction ne se montrèrent pas toujours dignes de la confiance de
la justice : abusant de la foi due à leurs déclarations, elles mirent
en cause des innocens, quelquefois même à l'instigation des cou-
pables. Cet abus paraît avoir été croissant avec la corruption des
mœurs, et il finit par rendre horriblement précaire la sécurité des
plus honnêtes gens. Dans un discours qui eut un immense reten-
tissement, l'avocat-général Servan mit à nu cette plaie et conclut
en demandant sinon l'interdiction de la recherche de la paternité,
du moins l'abandon d'une maxime faite pour protéger les défail-
lances de la vertu et qui tournait au profit du vice (2).
(1) Giraud-Teulon, les Origines de la famille,
(2) Ce discours a été reproduit par M. Emile Accolas dans son livre intitulé TJSn-
fant né hors mariage.
LA RECHERCHE DE LA PATERNITÉ. 617
« En vertu de cette rigoureuse maxime, s'écriait-il, on condamne un
citoyen sans l'entendre, on le condamne sur la déposition d'un seul té-
moin, qui dépose sur ses propres intérêts, on le condamne pour un dé-
lit si secret par sa nature que cette unique déposition ne peut être ni
confirmée ni combattue par aucune autre. Ah! quel est donc le témoin
à qui sont accordés des privilèges qui eussent honoré le vertueux Gaton?
C'est une fille convaincue de faiblesse et pour le moins soupçonnée de
licence; on nous donne pour garant de sa conduite une pudeur qu'elle
n'a plus, et parce qu'elle a trahi ses plus chers intérêts, on prétend
qu'elle ne saurait violer ceux des autres. »
Le sévère avocat-général établit cependant deux catégories de
filles séduites : celles qui méritent la confiance que les tribunaux
ont en leurs déclarations , et celles qui ne la méritent pas. Les
premières ont toute sa sympathie, et il est disposé à les croire sur
parole; seulement c'est à la condition qu'elles n'ouvrent pas la
iDouche. « Je croirai, dit-il, même sur ses faiblesses, le témoignage
d'une fille qui se tait, et jamais celui d'une fille qui ose parler; je
croirai ses larmes et jamais ses récits. » Cette concession faite,
l'orateur reprend avec une nouvelle vigueur son réquisitoire, et il
expose en termes saisissans les motifs qui doivent faire récuser le
témoignage de la fille qui ose parler.
« Quand on voit une fille se présenter à un ministère public pour lui
dévoiler son affreux état, en nommer l'auteur, désigner les époques,
faire consacrer sous ses yeux et sur un papier éternel l'histoire de sa
diffamation, quand après un tel malheur une fille se montre encore
sensible à l'intérêt, quand elle ose envisager des dédommagemens pour
une perte qui n'est bien sentie qu'autant qu'on la croit inestimable,
alors on doit se dire : Voilà une fille qui a franchi toutes les barrières
de son sexe, rien ne peut plus l'arrêter; je m'en défie, non parce qu'elle
a commis une faute, mais parce qu'elle a conçu et exécuté le dessein
de la publier; dès ce moment, je vois dans son caractère une audace
qui la bannit de son sexe : elle n'est plus femme, elle n'a plus le frein
de son sexe ni celui du nôtre; tout homme me serait moins suspect, et
je me rappelle que plus une fille est timide au premier pas, plus elle
est hardie au second. »
Elle n'est pas seulement hardie, elle est invinciblement portée?*
au mensonge, surtout si elle aime , car, dans l'opinion de l'austère
magistrat, « pour les femmes, le premier inconvénient de l'amour
est l'habitude de la fausseté; une fille qui a su tant de fois tromper
une mère craindra-t-elle d'abu.'=îer un moment un notaire? »
618 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette fille qui a perdu toute honte trompera donc le notaire; au
besoin même, elle sera le jouet de son séducteur, et elle se rendra
complice des machinations les plus noires : si le séducteur est pauvre,
elle s'entendra avec lui pour faire retomber le poids de leur faute
commune sur quelque personnage riche et considéré; si le séduc-
teur est riche et puissant, elle en chargera, à son instigation, et
terrifiée par ses menaces, un homme de sa condition, un homme
obscur! Quelques assiduités, quelques familiarités innocentes servi-
ront de prétexte à l'accusation ; qu'osera-t-il répondre? L'accusation
est la conviction même, et, s'il se plaint, on promettra de l'apaiser.
Et qu'on ne dise point qu'il s'agit de simples suppositions, ce sont
des faits que la corruption des mœurs a rendus de plus en plus fré-
quens. Cette corruption, elle déborde, elle envahit les ateliers des
artisans et les chaumières du peuple. Une nation entière et toute
nouvelle est apparue parmi les femmes. Cette nation est celle des
femmes entretenues, dont le nombre , dans les principales villes,
rivalise avec celui des épouses légitimes. A quelle cause faut-il at-
tribuer un tel désordre? Est-ce à l'amour? JNon! C'est à l'appétit
immodéré du luxe qui a débordé des premiers rangs pour inonder
les derniers.
« Ce n'est point l'amour, ce n'est point cette faiblesse si excusable
dans les deux sexes et si aimable dans les femmes, ce n'est point le
sentiment que la nature même peut inspirer, qui a produit le désordre;
c'est une vanité folle et la contagion de l'exemple. Dans lesf)liesde cet
ordre, un ruban fait aujourd'hui plus de conquêtes que l'amour le plus
pur n'en eût fait autrefois. »
Le résultat de cette dépravation lamentable des mœurs du peuple
a été l'abus éhonté des déclarations, a les prétendues victimes de
Ja séduction se faisant un gain odieux de ce que les maximes de la
justice leur avaient accordé comme une confiance honorable. » Dès
lors plus de sécurité dans les familles! ni le rang, ni l'âge, ni l'exer-
cice de toutes les vertus n'ont fourni un abri assuré contre des
accusations perverses, et l'orateur de conclure en rappelant des
exemples bien faits pour porter avec une crainte salutaire la con-
viction dans l'esprit de ses graves auditeurs.
« Que ne m'est-il permis, messieurs, de vous révéler les abus énormes
que l'adoption de cette maxime {creditur virgini parturienti) renouvelle
tous les jours! Si je ne craignais de mêler le ridicule à la gravité de
notre ministère, je dirais qu'on a vu plus d'une fois de jeunes débau-
chées se faire un jeu de rejeter le fruit de leurs vices sur des hommes
LA RECHERCHE DE LA PATERNITE. 619
irréprochables, sur des ecclésiastiques pieux et respectés; la prélature
même n'a pas été exempte de ces attentats.
« A la vue de ce spectacle inouï, où, par les plus bizarres contrastes,
on voyait un homme grave et sage, accablé, confus de tenir dans ses
bras l'enfant d'une prostituée qui l'en proclamait le père aux yeux de
la justice, à ces scènes scandaleuses, vous dirai-je que tous les hon-
nêtes gens gémissaient et tremblaient pour eux-mêmes, tandis que le
libertinage seul osait rire? Ah ! quelle est la vertu si ferme qui puisse
se croire à l'abri des accès de folie d'un libertin et de la vénalité d'une
fille? Quel est le magistrat, l'homme public qui ne pourrait être vic-
time de sa propre maxime? »
Ce réquisitoire coloré eut un succès considérable, la maxime
virginî partiirienti creditiir ne s'en releva point, et la recherche
de la paternité elle-même en fut atteinte. Aussi, lorsque la conven-
tion entreprit d'effacer les préjugés contre les enfans naturels en les
plaçant, en matière de succession, à peu près sur le même pied que
les enfans légitimes (loi du 12 brumaire an ii), s'abstint- elle de
leur accorder le droit de rechercher leur père. C'était Cambacérès
qui remplissait les fonctions de rapporteur, et dans son ardeur d'é-
galité, il ne reculait point même devant l'assimilation des enfans
adultérins aux enfans légitimes. « Si je n'avais à vous présenter
que mon opinion personnelle, lisons-nous dans son rapport, je vous
dirais : Tous les enfans indistinctement ont le droit de succéder à
ceux qui leur ont donné l'existence. Les différences établies entre
eux sont l'effet de l'orgueil et de la superstition; elles sont igno-
minieuses et contraires à la justice. » Cependant il consentait à faire
quelques concessions motivées, disait-il, par l'état actuel de la so-
ciété et la transition d'une législation vicieuse à une législation
meilleure. Les enfans nés de père et mère non engagés dans les
liens du mariage obtinrent seuls des droits de successibilité égaux
à ceux des enfans légitimes, les successions collatérales exceptées,
et ces droits demeurèrent subordonnés à une possession d'état qui
ne pouvait résulter que a de la présentation d'écrits publics ou pri-
vés, ou de la suite de soins donnés à titre de paternité et sans in-
terruption, tant à leur entretien qu'à leur éducation. » Le sort des
enfans naturels ainsi réglé, la convention s'occupa des filles-mères.
Elle leur accorda, on doit en convenir, une compensation des plus
flatteuses en échange de l'abandon de la maxime qui avait fourni
un si beau thème à l'éloquence de l'avocat-général Servan, en dé-
crétant que « toute fille qui pendant dix ans soutiendra avec le
fruit de son travail son enfant illégitime aura droit à une récom-
pense publique. » Mais, hélas! la réaction allait venir, et elle devait
620 REVUE DES DEUX MONDES.
emporter l'égalité en matière de succession accordée aux enfans
naturels, et les récompenses publiques si judicieusement allouées
aux filles-mères, sans restituer aux uns et aux autres le bénéfice
de la recherche de la paternité. C'est dans la séance du 26 bru-
maire an x (17 novembre 1802) que la question fut portée au con-
seil d'état, en présence du premier consul. Plusieurs membres,
Gambacérès, Boulay, Defermon, Tronchet, Malleville et le premier
consul lui-même prirent part à la discussion; mais, sauf Defermon,
qui présenta une observation timide en faveur d'une allocation de
dommages-intérêts à la femme et à l'enfant délaissés, tous les
membres furent d'accord sur la nécessité d'interdire la recherche
de la paternité. Il n'y eut d'objections que pour le rapt et le viol.
On admit pour le cas d'enlèvement l'exception qui a été formulée
dans le second paragraphe de l'article 340 du code, et quelques
membres voulaient étendre cette exception au cas de viol. Le pre-
mier consul s'y opposa en invoquant les principes. « La loi doit pu-
nir, dit-il, l'individu qui s'est rendu coupable de viol; mais elle ne
doit pas aller plus loin. » Il résumait d'ailleurs de la façon péremp-
toire qui lui était propre son opinion sur la question soumise au
conseil en déclarant que « la société n'a pas intérêt à ce que les
bâtards soient reconnus (1). » Personne ne s'avisa de répliquer.
L'ex-rapporteur de la loi de brumaire, Gambacérès lui-même, se
tut; la question était vidée, et le premier paragraphe de l'article 3A0
du code civil fut rédigé en ces termes simples et formels : a la re-
cherche de la paternité est interdite. »
III.
L'ancien droit anglais admettait, comme le vieux droit français,
la recherche de la paternité, et il autorisait même dans cette re-
cherche une rigueur peu encourageante pour les émules de Love-
lace. Lorsqu'une femme ayant conçu hors mariage désignait sous
serment le père de son enfant, le juge commençait par délivrer
contre l'individu dénoncé une ordonnance d'arrestation, en vertu
de laquelle il était retenu en prison jusqu'à ce qu'il eût fourni une
caution suffisante pour subvenir aux frais d'entretien de l'enfant;
en outre il était tenu de comparaître à la prochaine session des
assises pour discuter et plaider sa cause. Quant à la mère, elle
n'était tenue que subsidiairement, c'est-à-dire à défaut du père, à
supporter le poids de sa faute. Si le père et la mère se sauvaient de
(1) Procès-verbaux du conseil d'état.
LA RECHERCHE DE LA PATERNITÉ. 621
la paroisse, les inspecteurs des pauvres saisissaient leurs biens, et
en assignaient le produit à l'élève et à l'éducation de l'enfant, qui
tombait à la charge de la paroisse. L'humanité, dit Blackstone, a en-
gagé la loi à recevoir la déclaration des mères un mois après la nais-
sance de l'enfant, mais cette tolérance a été souvent fort à charge
aux paroisses en ce qu'elle donnait au père le temps de s'échapper
pour aller vivre ailleurs (1). Des modifications ont été introduites
dans cette législation par la loi des pauvres de 183/i. La mère a été
rendue exclusivement responsable de l'entretien de l'enfant natu-
rel dans le cas oii elle en aurait les moyens; dans le cas contraiie,
il y est pourvu aux frais de la paroisse, et celle-ci est autorisée à
poui'suivre à l'effet d'obtenir des alimens pour l'enfant l'individu
dont la mère dénonce la paternité. Toutefois cette déclaration seule
n'est pas jugée suffisante ; il faut qu'elle soit appuyée par un té-
moignage étranger et à la satisfaction des juges [it shall be corro-
horated in some material particular by other teslimony to ihe satis-
faction of the court). Parmi les motifs invoqués en faveur de ces
restrictions, il faut noter d'abord cette considération financière, que
les dépenses des paroisses étaient plutôt augmentées que diminuées
par suite des frais qu'occasionnaient les poursuites toujours incer-
taines en reconnaissance de paternité, ensuite cette autre considé-
ration, où se trahit l'influence des doctrines auxquelles Maltiius
avait attaché son nom, que la rigueur excessive de la loi provo-
quait des mariages précoces et réprouvés par la prudence, parce
que le père de l'enfant naturel se décidait souvent à épouser la
mère pour se libérer de l'emprisonnement et de la poursuite en re-
connaissance. Il faut avouer que cette dernière considération était
plutôt recommandable sous le rapport économique , — il s'agissait,
ne l'oublions pas, dans cette enquête, des moyens de prévenir la
multiplication des pauvres, — que sous le rapport moral. Le re-
mède proposé pouvait être bon pour empêcher la multiplication
excessive des enfans légitimes, mais l'était-il au même degré pour
empêcher celle des enfans illégitimes?
Aux Etats-Unis, en Suisse et dans le plus grand nombre des états
de l'Allemagne, la recherche de la paternité est autorisée, mais
avec des précautions destinées à prévenir les abus que dénonçait
si éloquemment l'avocat-général Servan. En Bavière, le code Maxi-
milien par exemple déclare que la simple dénonciation de la mère
n'est pas une preuve suffisante contre le père, si elle n'est appuyée
sur d'autres indices constans et dignes de foi. Le code général des
(1) Blackstone, Commentaires sur les lois anglaises, t. II, chap. viii. — Des Parens
et des Enfans.
622 REVUE DES DEUX MONDES,
états prussiens, prévoyant les difficultés que la preuve de la pater-
nité peut présenter, a spécifié de même plusieurs présomptions lé-
gales auxquelles le juge doit avoir recours pour l'appréciation de
cette preuve. On peut néanmoins signaler dans ces législations des
bizarreries qui ont, non sans quelque raison, soulevé la contro-
verse. La paternité y est admise non-seulement au singulier, mais
encore au pluriel, et dans ce cas le code général des états prus-
siens [das Allgcmeine Lcmdrecht), aussi bien que le code Maximilien
en Bavière, se prononce en faveur de la responsabilité solidaire.
A l'époque où la loi anglaise sur la recherche de la paternité a
été modifiée dans un sens restrictif, la question se trouvait fort dé-
battue en Allemagne. Le célèbre jurisconsulte Zachariœ notamment
se signala dans cette polémique. Dans une sorte de consultation (1)
qui eut un grand retentissement, il se prononça, au triple point de
vue du droit, de la morale et de la politique, contre la recherche de
la paternité. La consultation de l'illustre professeur n'est pas moins
curieuse à bien des égards que le plaidoyer de l' avocat-général
Servan, et elle mérite qu'on s'y arrête.
Si le jurisconsulte allemand est moins élégant et moins fleuri que
le magistrat français, il n'est pas moins subtil, et, comme nous le
verrons tout à l'heure, en dépit de sa gravité professionnelle, il est
infiniment plus badin. Il ne conteste point certes aux enfans natu-
rels le droit de demander des alimens à leur père et par consé-
quent de le poursuivre en reconnaissance de paternité; il va même
plus loin. « En équité, dit-il, et sur ce point il se rencontre avec les
législateurs de la convention, les enfans naturels devraient être
légalement et sous tous les rapports assimilés aux enfans légitimes;
ils devraient par exemple pouvoir réclamer le même entretien, la
même éducation, les mêmes droits de succession, car, ajoute-t-il,
les devoirs des parens restent les mêmes, que l'enfant soit né dans
le mariage ou hors du mariage, et les devoirs des parens ne sont-
ils pas la mesure du droit des enfans? » Voilà qui va bien, et on
pourrait croire que le savant jurisconsulte allemand doit être rangé
parmi les précurseurs de M. Dumas; mais, il y a un terrible mais !
L'enfant ne peut en aucun cas être admis à prouver que tel ou tel
individu est son père. Il a tous les droits possibles, seulement il
lui est interdit de les faire valoir. D'abord il faut écarter la dé-
claration de la mère. La mère est partie en cause, testis in pro-
pria causa-, son témoignage n'est pas seulement suspect, il est en-
(1) Le Droit commun en Allemagne sur les enfans naturels, comparé au droit fran-
çais et anglais en ce qui concerne la recherche de la paternité. — Archives de droit
et de législation, t. I", p. 2G9.
LA RECHERCHE DE LA PATERNITE. 623
lièrement récusable. Or, le témoignage de la mère écarté, comment
la preuve de la paternité pourrait-elle être fournie? Les enfans légi-
times ont en leur faveur la présomption légale : pater is est quem
nuptiœ demonstrant. Cette présomption les dispense de prouver
leur filiation. Les enfans naturels ne pouvant s'en prévaloir, et le
témoignage de la mère étant frappé de nullité, à quel moyen pour-
ront-ils recourir pour faire valoir leur droit théorique? Le droit ne
leur en fournit aucun. Le droit ne peut être invoqué en faveur de
la recherche de la paternité. En revanche, n'a-t-elle pas de son
côté la morale et la religion? Pas davantage, encore moins s'il est
possible.
Ah ! sans doute, reprend le savant et subtil professeur d'Heidel-
berg, l'interdiction de la recherche de la paternité pourrait être
taxée d'immorale et d'irréligieuse, si elle se fondait sur l'affirmation
que l'enfant naturel n'a point de droits ou en a moins que l'enfant
légitime; mais ces droits, on ne les lui refuse point, on les lui accorde
de la manière la plus complète. Seulement, la preuve de la paternité
ne pouvant être acquise, en vertu de la nature même des choses,
ces droits qu'on lui reconnaît sans réserve aucune, on lui refuse
l'autorisation de s'en prévaloir, voilà tout. En cela, l'interdiction de
la recherche de la paternité est-elle en opposition avec la morale?
Bien au contraire. « Ce refus d'une action en justice est fondé sur
les principes mêmes de la morale, loin d'être en opposition avec
eux. En effet, l'un des premiers et des plus impérieux coinmande-
mens de la morale est celui-ci : ne faites pas de tort à autrui , ne
soumettez personne arbitrairement à une contrainte physique. Or
n'est-ce pas l'arbitraire le plus manifeste de condamner quelqu'un
sur des preuves insuffisantes? Il est facile de comprendre comment
des hommes estimables, justement indignés de la conduite d'un
individu qui, selon toutes les apparences, ayant séduit une femme
et l'ayant rendue mère, renie cependant légèrement sa paternité,
il est facile, dis-je, de comprendre que ces hommes se trouvent
offensés par une loi qui, pour ainsi dire, accorde aide et protection
à un semblable scandale; mais cette indignation morale, inspirée
par une action coupable, ne devient-elle pas elle-même immorale
du moment qu'elle a pour résultat de porter atteinte à l'impartia-
lité du juge? » En fait d'argumentation, n'est-ce pas le fin du fin?
Maintenant, au point de vue de la politique, autrement dit de
l'utilité publique, faut-il regretter que le droit commande d'inter-
dire la recherche de la paternité? Pas le moins du monde. La poli-
tique est aussi complètement d'accord sur ce point avec le droit que
la morale et la religion. C'est la troisième proposition du savant
docteur, et il la démontre en déployant à la fois les ressources de
624 BEVUE DES DEUX MONDES.
l'analyse psychologique la plus déliée et de la plus vaste érudition.
Il s'applique surtout à justifier l'interdiction de la recherche de la
paternité du reproche d'encourager la multiplication des enfans na-
turels, et il se sert à cette fin d'une comparaison tout à fait ingé-
nieuse et même galante. On peut comparer, dit-il, toute femme
nubile et non mariée à une forteresse. Celui qui nourrit le dessein
de la séduire, et d'une manière générale tous les célibataires va-
lides peuvent être considérés comme formant l'armée de siège, à
laquelle il arrive aussi que les hommes mariés fournissent leur con-
tingent. Les femmes succombent, comme les forteresses, quand
l'attaque est bien dirigée ou quand elles sont mal défendues. Il
s'agit de savoir si elles se rendent le plus souvent par suite de la
vigueur de l'attaque ou de la faiblesse de la défense. M. Zachariae
se prononce sans hésiter en faveur de la seconde hypothèse. On a
toute raison de croire, dit-il, que les citadelles féminines capitulent
généralement faute d'une résistance assez énergique et prolongée.
Qu'en doit-on conclure? N'est-ce pas que le moyen le plus propre à
les encourager à la résistance, c'est de leur rendre aussi redoutables
et aussi pesantes que possibles les conséquences de la capitulation?
Oîi donc, remarque ce profond analyste du cœur féminin, où donc le
séducteur prend-il ses armes les plus redoutables? IN'est-ce point
dans cette faiblesse de caractère qui abandonne sans défense aux
impressions du moment le cœur d'une femme savourant avec délices
le poison de la flatterie, et se confiant aveuglément aux sermens d'un
amour éternel? Yoilà le côté faible de la citadelle, et ce n'est pas le
seul ! 11 y en a un autre encore qui se trouve indiqué au livre III des
Métamorphoses d'Ovide (1), et qu'un jurisconsulte aussi érudit ne
(1) Forte Jovem memorant, diffusum nectare, curas
Deposuisse graves, vacuaque agitasse remissos
Cum Junone jocos, et : major vestra profecto est,
Quam quae contingat maribus, dixisse voluptas.
Illa negat. Placuit quse sit sententia docti,
Quaerere, Tiresiae, Venus huic erat utraque nota.
Nam duo magnorum viridi coeuntia silva
Corpora serpentum baculi violaverat ictu,
Deque viro factus ( mirabile ! ) femina, septera
Egerat autumnos. Octave rarsus eosdem
Viderai, et : vestrse si taiita potentia plagœ,
Dixit, ut auctoris sortem in contraria rautet,
Nunc quoque vos feriam. Percussis anguibus îsdem
Forma prier rediit, genitivaque rursus imago.
Arbiter hic igitur sumptus de lite jocosa,
Dicta Jovis firmat; gravius Saturnia justo,
Nec pro materia fertur doluisse , suique
Judicis seterna damnavit lumina nocte.
(Ovide, Métamorphoses, livre III, v. 318 et suiv.)
LA RECHERCHE DE LA PATERNITE. 625
pouvait passer sous silence. Il semblera peut-être singulier que
l'autorité d'Ovide et l'opinion de Tirésias soient invoquées pour ré-
soudre une question de droit, mais aucun témoignage ne doit être
dédaigné dans une enquête bien faite , et d'ailleurs qui mieux que
l'auteur de l'Art d'aimer a connu le cœur féminin? Ajoutons que
les observations particulières du savant professeur d'Heidelberg
corroborent sur ce point délicat et décisif le témoignage du poète
des Métamorphoses. Il est donc parfaitement établi de par Ovide
et M. Zachariœ que c'est bien moins à la vigueur de l'attaque qu'à
la mollesse de la défense qu'il convient d'attribuer la chute des
forteresses féminines. Et voilà pourquoi il faut interdire la recherche
de la paternité.
lY.
Il y a cependant dans la consultation du jurisconsulte d'Heidel-
berg une observation dont on ne saurait contester la justesse, c'est
que la condition des enfans naturels restera toujours, quoi qu'on
fasse, à bien des égards inférieure à celle des enfans légitimes. Ce
qui leur manquera toujours, dit-il avec raison, et ce que rien ne
saurait remplacer dans leur éducation, c'est le bon exemple des
parens. Que sera-ce donc, ajoute avec une logique particulière cet
adversaire radical de la recherche de la paternité, si les lois aggra-
vent encore sans nécessité la position malheureuse et non méritée
que leur fait leur naissance? Sous ce rapport, peut-on du moins si-
gnaler quelque progrès? Dans les mœurs, ce progrès existe sans au-
cun doute. Les injustes préjugés qui repoussaient jadis les enfans
naturels en faisant retomber sur leurs têtes innocentes la responsa-
bilité de la faute de leurs parens, ces préjugés se sont fort adoucis,
s'ils n'ont point entièrement disparu. Nul, sauf peut-être dans les
couches les plus basses et les plus grossières de la société, ne s'a-
vise plus de reprocher à un enfant naturel l'irrégularité de sa nais-
sance. L'expression même qui les désignait et qu'on leur jetait
comme une flétrissure a presque cessé d'être usitée. Ce n'est plus
un terme de bonne compagnie, et à l'exception de Napoléon, qui
ne se piquait point de ces délicatesses, on s'abstenait déjà de l'em-
ployer dans la discussion du conseil d'état de 1802. D'un autre côté,
toutes les carrières leur sont ouvertes; ils ne sont plus obligés comme
les bossus, les borgnes et les manchots, d'obtenir une autorisation
spéciale de la cour de Rome pour être admis à la prêtrise; mais sous
d'autres rapports les institutions et les lois n'ont-elles pas aggravé
leur situation au lieu de l'améliorer? Dans l'antiquité, ils apparte-
TOME XII. — 1875. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
naient à ceux qui les recueillaient, ils étaient esclaves; au moyen
âge, ils étaient serfs, serfs de l'église pour la plupart. Leur condition
était dure assurément, puisqu'ils se trouvaient à peu près assimilés
aux bètes de somme, mais du moins ils avaient un propriétaire ou
un seigneur intéressé à leur existence. On les élevait par intérêt et
on leur faisait donner les soins nécessaires comme s'il s'était agi
d'un cheval ou d'un bœuf. S'ils montraient d'heureuses disposi-
tions, s'ils manifestaient dès leur jeune âge des aptitudes et des
qualités susceptibles de devenir lucratives, on les cultivait en vue
des profits qu'on en pouvait tirer. Tout en rapportant davantage à
leur maître, ils recueillaient de leur côté une partie des bénéfices
de cette culture plus raffinée, ils s'élevaient à la condition d'affran-
chis, et plus tard d'hommes libres. Lorsque l'esclavage eut disparu,
lorsque les liens du servage se furent relâchés, à la différence des
enfans légitimes, leur condition devint pire. Les enfans légitimes
possédaient une famille, un père et une mère qui étaient leurs tu-
teurs naturels et qui se chargeaient des soins et de la dépense né-
cessaires pour faire d'un enfant un homme. Les enfans naturels au
contraire, n'ayant plus de propriétaires, n'avaient plus de tuteurs;
personne n'était plus intéressé à recueillir ces épaves de la misère et
du vice, puisqu'il n'était plus permis de les exploiter. La charité vint
alors à leur aide, mais la charité est, hélas ! un mobile moins actif
que l'intérêt, et ses ressources sont limitées. On fut obligé de sup-
pléer à l'insuffisance de la charité volontaire au moyen de la charité
imposée, et la paroisse devint la tutrice et la nourricière des enfans
abandonnés. Ce fardeau, qui grevait des communautés en général
très pauvres, explique la rigueur des anciennes lois et coutumes re-
latives à la recherche de la paternité. La paroisse n'était-elle pas
intéressée à réduire au minimum cette dépense dont chacun sentait
directement le poids? Si la maxime creditur virgini parturienti
n'était pas infaillible, si l'abus qu'on en pouvait faire était inquié-
tant même pour les magistrats et les dignitaires ecclésiastiques,
l'inconvénient de grever à l'excès les maigres ressources de la pa-
roisse ou de laisser périr d'innocentes créatures ne devait-il pas
l'emporter sur les risques accidentels qui pouvaient naître de l'abus
des déclarations? D'ailleurs cet abus, l'avocat-général Servan lui-
même en tombe d'accord, n'était devenu insupportable qu'à la
longue, par gradations, lorsque, les foyers de population s'étant
multipliés et agrandis, les mœurs avaient commencé à se gâter.
Voici cependant que la charité publique, suivant en cela le mou-
vement général, se centralise de plus en plus, voici que la tutelle des
enfans abandonnés devient une affaire d'administration, à laquelle
la commune, qui a succédé à la paroisse, n'intervient plus que pour
LA RECHERCHE DE LA PATERNITE. 627
une faible quote-part, les départemens et l'état lui-même se char-
geant du reste. L'intérêt qu'avaient les contribuables des petites
paroisses à diminuer un fardeau qui pesait directement sur leurs
épaules va s'afTaiblissant à mesure que ce fardeau se confond et
se délaie pour ainsi dire dans la masse noire de l'impôt. Alors
aussi on est plus frappé des inconvéniens des procédés primitifs en
usage pour rechercher la paternité, on écoute plus volontiers les
réclamations et les plaintes des personnages respectables que ces
méthodes sommaires et imparfaites plongent dans une inquiétude
légitime, et l'on se décide à en tarir la source : on interdit la re-
cherche de la paternité; mais qu'advient-il des enfans abandonnés
sous ce nouveau régime? En se chargeant libéralement de leur
destinée, l'administration de l'assistance publique s'acquitte-t-elle
à leur égard de ses devoirs de tutelle de manière à ne laisser re-
gretter ni à eux ni à la société elle-même l'ancien régime? Sur ce
point, l'histoire et la statistique des enfans naturels peuvent faire
concevoir des doutes.
Nous sommes tout d'abord frappés de ce fait attristant, que le
nombre des infanticides n'a point cessé de s'accroître en France de-
puis le commencement du siècle. De 1826 à 1853, il a été de
3,671, ou de 131 par année; de 185/i à 1870, il est de 3,Zio7, soit
de 203 par an. En même temps, on remarque que le nombre des
enfans naturels mort-nés s'élève à 8,02 pour 100, tandis que celui
des enfans légitimes n'est que de Zi,03 pour 100. D'un autre côté,
le nombre des enfans trouvés et abandonnés, qui était de ZiO,000
en 1788, montait à 55,700 en 1810, à 8Zi,500 en 1815, à 97,900
en 1818, à lll,Zi00 en 1823, à 131,000 en 1833; depuis cette épo-
que, la suppression des tours a fait abaisser ce chiffre d'environ un
vingtième : il était de 125,977 en 1861; mais, comme on vient de
le voir, les infanticides n'ont pas suivi ce mouvement de décrois-
sance. Quelle est la proportion des enfans naturels dans ce troupeau
infortuné des enfans dits assistés ? La statistique officielle ne nous
la fait point connaître d'une manière précise; elle nous apprend
seulement que les orphelins, enfans légitimes pour la plupart, n'y
figurent que pour environ 9 pour 100. Enfin nous savons qu'on
compte en moyenne 75,000 enfans naturels sur 1 million de nais-
sances annuelles, qu'un tiers de ce nombre est reconnu par la mère
et un quatorzième seulement par le père, ce qui laisse un total an-
nuel de 50,000 enfans naturels non reconnus, absolument dépour-
vus d'état civil, et qui n'ont en grande majorité d'autre tutrice et
d'autre nourricière que l'administration de l'assistance publique.
C'est à elle que revient l'obligation de les recueillir, de les nourrir et
de les élever de manière à en faire autant que possible des citoyens
628 REVUE DES DEUX MONDES.
Utiles. Ainsi se trouve réalisé, au moins dans une certaine mesure,
qu'il ne serait point d'ailleurs bien difficile d'augmenter, le vœu
philanthropique de M. Dumas : « l'état se chargera de tous les en-
fans naturels et les fera élever avec le plus grand soin. » De quelle
manière est-il donné satisfaction à ce vœu dans la pratique admi-
nistrative?
Certes nous ne mettons pas en doute le bon vouloir et le zèle
de l'administration; nous sommes persuadé qu'elle fait tout ce qui
dépend d'elle pour s'acquitter au mieux de ses obligations à l'égard
de ses nombreux pupilles. Malheureusement ses ressources sont
limitées, elle dispose à peine du nécessaire, et elle est obligée
par conséquent de procéder avec une stricte économie (1). En 1848,
elle avait dû abaisser à h francs les mois de ses nourrissons. A ce
taux, elle ne trouvait plus, comme on le suppose aisément, que le
rebut du marché des nourrices. Un jour, l'excellent M. de Wat-
teville, inspecteur-général des établissemens de bienfaisance, de-
mandait à une robuste paysanne de la Beauce pourquoi elle avait
renoncé au métier. « C'est que je trouve à présent plus de profit à
élever des porcs, » répondit sans sourciller la naïve campagnarde.
Depuis cette époque, les mois de nourrice ont été augmentés , mais
la mortalité des enfans assistés n'en demeure pas moins exces-
sive. Faut-il s'en étonner? Faut-il même s'en affliger? La destinée
de ces pupilles de l'administration est-elle si enviable? Comment
(1) Voici quels étaient le montant et la provenance des recettes du service des enfans
assistés en 1861 :
Produits de fondations spéciales 459,702 fr.
Ressources hospitalières 1,911,703
Produits des amendes et confiscations. . . . 189,447
Allocations départementales 6,581,102
Contingens des communes 1,272,970
Autres ressources 109,088
Total 10,524,012 fr.
La loi du 5 mai 1869 a modifié la répartition des dépenses de ce service. Payées au-
trefois par les départemens aidés du concours des communes, elles sont aujourd'hui
à la charge des départemens (sauf contribution des communes) et de l'état. Les hos-
pices n'y affectent plus que le produit des fondations spéciales faites en faveur des
enfans abandonnés. La part contributive de l'état est du cinquième des dépenses dites
intérieures, frais de séjour des enfans dans les hospices dépositaires, frais de layettes
et entretien des nourrices sédentaires. L'état paie en outre les dépenses d'inspection
et de surveillance.
La dépense moyenne annuelle de chaque enfant assisté a augmenté avec le prix des
choses depuis un demi-siècle. Elle était en 1^24-33 de 82 fr., —en 1834-43 de 80 fr.,
— en 1844-52 de 85 fr., — en 185i-60 de 103 fr., — en 1861 de 113 fr. — (Maurice
Block, Statistique de la France comparée avec les divers pays de l'Europe. — Élablis-
semens de bienfaisance, t. I", p. 319.)
LA RECHERCHE DE LA. PATERNITÉ. 629
sont-ils élevés et que deviennent-ils? « Ils sont d'abord, dit M. B.-B.
Remâcle (1), entre les mains de cultivateurs qui les emploient à
à la garde du bétail ou à d'autres usages domestiques, quand ils ne
les font pas mendier. Bien jeunes encore, ils gagnent à la sueur de
leur front le morceau de pain qu'ils reçoivent, en butte aux bruta-
lités de leurs maîtres, bien plus que l'objet de leurs attentions. Ne
nous hâtons pas de les plaindre; la vie qui se prépare pour eux sera
dure, et ils ont besoin de s'y faire; mais cette ignorance profonde
dans laquelle ils ont vécu jusque-là, est-ce à la suite d'un trou-
peau ou auprès de nourriciers aussi ignorans qu'eux qu'ils en
sortiront?.. Dans les 12,000 enfans placés à la campagne par les
hospices de Paris en 1821, il ne s'en trouva que 1,500 qui appris-
sent à lire et à écrire. Cependant la connaissance de ces élémens
devant les rendre plus utiles à leurs maîtres , ceux-ci étaient in-
téressés à la leur donner. Si les inspecteurs eussent recherché com-
bien, parmi ces malheureux, savaient leur catéchisme, nous crai-
gnons que le nombre n'en eût été trouvé encore plus restreint. »
Voilà comment on les élève. Ce qu'ils deviennent, la statistique
officielle ne se donne point la peine de nous en informer. Elle a bien
d'autres affaires! Ne faut-il pas qu'elle suppute avec une précision
mathématique le nombre des œufs de poule qui s'exportent chaque
année de France en Angleterre, et les paquets d'aiguille que l'An-
gleterre nous fournit en échange? Mais voici des indications qui
peuvent, jusqu'à un certain point, suppléer à cette lacune de la
statistique officielle. « Je suis convaincu, lisons-nous dans un mé-
moire de M. de Bondy, préfet de l'Yonne, que si l'on recherchait
l'origine de tant de jeunes vagabonds qui se présentent fréquem-
ment dans les préfectures pour y obtenir des secours de route,
c'est-à-dire le moyen d'errer en France, sans but et sans espoir dé-
terminés, il se trouverait qu'un fort grand nombre d'entre eux sont
des enfans trouvés dont se débarrassent ou s'inquiètent peu leurs
offices respectifs, parce qu'ils ont atteint l'âge passé lequel les pen-
sions cessent'd'être payées (2). » D'un autre côté, Parent-Duchate-
let, dans son livre sur la prostitution dans la ville de Paris, assure
que sur 1,183 filles nées à Paris et sur l'origine desquelles on a pu
avoir des renseignemens, il y a 9!i6 enfans légitimes et 237 enfans
naturels, soit le quart environ. Il faut bien convenir que ces ren-
seignemens ne sont point propres à faire souhaiter que tous les en-
(1) Des Hospices d'enfans trouvés en Europe et principalement en France depuis
leur origine jusqu'à nos jours.
(2j Mémoire sur la nécessité de réviser la législation actuelle concernant les enfans
trouvés et abandonnés et les orphelins pauvres.
630 REVUE DES DEUX MONDES.
fans naturels soient confiés désormais à l'état, dût-il s'engager for-
mellement à les élever avec le plus grand soin ; peut-être même en
conclura-t-on que la plus mauvaise tutelle paternelle est préfé-
rable à la meilleure tutelle administrative.
Où donc est le remède, s'il n'est point dans l'extension de la tu-
telle administrative? Il est dans l'accroissement du nombre des re-
connaissances, et dans la diminution des naissances illégitimes,
et il ne peut être que là. Or l'interdiction de la recherche de la
paternité a eu pour résultat naturel de diminuer le nombre des
reconnaissances, aujourd'hui réduites à un quatorzième, tout en
contribuant, en dépit des démonstrations émdites et des compai-ai-
sons galantes de M. Zacharias, à augmenter le nombre des nais-
sances. S'il est vrai que les citadelles féminines tombent plus sou-
vent par suite de la mollesse de la défense que par le fait de la
vigueur de l'attaque, celle-ci ne devait-elle pas cependant se trou-
ver sensiblement amortie lorsque l'assaillant était obligé de payer
sa gloire?
Est-ce à dire qu'il faille pousser les choses jusqu'à assimiler ju-
ridiquement la séduction au vol? Nous n'irons pas si loin. Que l'hon-
neur d'une jeune fille soit un capital, nous le voulons bien ; mais
sauf les cas de violence et même de promesses mensongères, que
le code ne laisse point sans répression (1), on ne voit pas pourquoi
elle ne défendrait pas ce bien précieux comme elle défend au besoin
sa montre et ses pendans d'oreilles. En cette matière délicate, le
jugement rendu par le sage gouverneur de l'île de Barataria ne
constitue-t-il pas un précédent que les théories morales et écono-
miques de M. Alexandre Dumas n'ont point réussi à infirmer? Mais
si la fille séduite et même la fille-mère ne méritent pas tout l'inté-
rêt que leur témoignait la convention, qui osera dire que la condi-
(1) Des dommages-intérêts sont en ce cas fréquemment alloués par les tribunaux
aux victimes de la séduction, en vertu de l'article 1382 du code civil, ainsi conçu :
« Tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par
la faute duquel il est arrivé à le réparer. » M. Jacquier cite au sujet de l'application
de cet article aux cas de séduction trois arrêts de cassation des 10 mars 1808, 25 mars
1845 et 26 juillet 1864, arrêts repoussant dos objections tirées de l'interdiction de la
recherche de la paternité, u Attendu, est-il dit dans ce dernier, que l'arrêt attaqué,
loin d'autoriser la recherche de la paternité adultérine, a déclaré formellement au
contraire que cette recherche serait positivement prohibée par la loi; qu'il n'a fondé
la condamnation prononcée que sur le préjudice causé à la fille G. par le fait de L.,
et sur l'engagement par lui pris de le réparer; que, considérant cette clause d'obliga-
tion comme fondée sur l'article 1382 du code Napoléon, il a déclaré qu'on ne devait
pas la rechercher dans des suppositions qui la rendraient nulle et contraire aux lois et
aux bonnes mœurs; d'où il suit que ledit arrêt n'a violé ni les articles 334, 335, 3-il
code Napoléon, ni aucune autre loi. » — Ch. Jacquier, Des Preuves et de la recherche
de la 'paternité naturelle, ch. II, p. 27.
LA RECUERCHE DE LA PATERNITÉ. 631
tion des enfans naturels est aujourd'hui réglée d'une manière con-
forme à l'utilité générale et à la justice? L'article 203 du code civil
porte que les époux contractent ensemble l'obligation de nourrir,
entretenir et élever leurs enfans, et de l'aveu de l'adversaire le
plus intraitable de la recherche de la paternité, M. Zacharias lui-
même, cette obligation s'applique aussi bien à l'enfant naturel qu'à
l'enfant légitime. Quand le père s'y dérobe, c'est au détriment de
la mère, sur laquelle retombe tout le fardeau de cette obligation,
dont elle est presque toujours incapable de s'acquitter seule; c'est
au détriment de l'enfant, qui, à défaut du père qui se soustrait à ce
fardeau et de la mère qui y succombe, se trouve jeté dans les bras
administratifs de la charité publique; c'est enfin au détriment de
la société, qui supporte en dernière analyse le dommage de cette
banqueroute de la paternité, et qui est par conséquent intéressée,
n'en déplaise à Napoléon jurisconsulte, à ce que « les bâtards soient
reconnus. » Il est donc strictement équitable de contraindre ce
père lâchement défaillant à s'acquitter d'une obligation qu'il a libre-
ment contractée, et qu'il n'a aucun droit de rejeter sur autrui.
Toute la question se réduit à savoir s'il est possible de l'y obliger.
Les procédés auxquels l'ancien régime avait recours pour atteindre
ce but étaient primitifs et barbares, et nous concevons volontiers
qu'on ne veuille point revenir aux pratiques que dénonçait avec des
accens si pathétiques l'avocat-général Servan; mais l'exemple de
l'Angleterre, des États-Unis, de l'Allemagne, de la Suisse, n'atteste-
t-il pas qu'il y en a d'autres? On peut du moins les mettre à l'é-
tude, et puisque nous vivons dans le siècle des enquêtes, pourquoi
n'en ouvrirait-on pas une sur la recherche de la paternité?
G. DE MOLINARI.
IMPRESSIONS
DE VOYAGE ET D'ART
VIII,
SOUVENIRS DU LYONNAIS ET DE L'AUVERGNE (l).
I. — VILLÉGUTCRK EN LYONNAIS. — LBS CHATEAUX DE LA FLACHÈRE ET DE MONMELAS.
— LE CARDINAL DE TOCRNON. — TARARE. — VILLEFRANCHE. — ARS.
Reprenant ces excursions à travers la France, interrompues par la
maladie, au point même où je les avais laissées il y a plus d'une
année, je veux continuer à chercher sur le sol de notre pays ce qui
reste encore de vivant parmi les témoignages du passé, non pour en
accabler le présent, mais pour lui donner au contraire des motifs de
confiance et d'espoir. Vous rappelez-vous ce petit conte de Voltaire
dont les personnages élèvent un temple au dieu Temps avec cette
inscription : à celui qui console? Cette inscription est vraie de plus
d'une manière, car ce n'est pas seulement parce qu'il efface et fait
oublier, c'est aussi parce qu'il conserve et force à se souvenir que
le temps est consolateur. Oh oui! sans doute, l'histoire est pesante
et la tradition lourde aux nations clans leurs momens de prospé-
rité et de gloire; alors du passé on ne sent que la chaîne, des
longs siècles on ne sent que l'écrasement. Volontiers il semble qu'ils
ne se sont prolongés jusqu'à nous que pour faire obstacle à la géné-
reuse activité du présent et le frustrer du résultat de ses efforts.
(1) Voyez la Revue du 15 août 1874.
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET D'aRT. 633
"Viennent cependant les jours de tristesse et d'épreuve, et il se trou-
vera que ce tyran, le passé, possède aussi ses baumes pour nos
blessures, ses cordiaux pour nos découragemens, surtout ses caï-
mans pour nos irritations. Combien la fortune a de retours dans
les récits qu'il nous fait ! combien le génie humain y montre de
ressources! combien la nature y opère de lentes guérisons et com-
bien la Providence y crée de soudains miracles! A tout le moins il
est une consolation qu'il réussit toujours à nous donner, c'est de
nous sauver du désespoir en nous montrant combien de fois les na-
tions ont été désespérées, et ont eu raison de l'être en apparence.
Pourquoi faut-il que la réciproque ne soit jamais vraie, et qu'il ne
nous enseigne pas aussi sûrement la défiance, en nous montrant
combien de fois les nations ont été confiantes et ont dû se repen-
tir de l'avoir été?
Au moment de quitter Lyon pour prendre le chemin de l'Au-
vergne, d'aimables amis m'enlevant, malgré ma résistance, me con-
duisirent au château de La Flachère, propriété de M. le comte de
Chaponay, où je reçus la plus généreuse des hospitalités, et où j'eus
le plaisir de dormir sous des rideaux d'une très belle perse parse-
més de coqs fantastiques, amusante traduction emblématique du
nom du propriétaire, perse expressément fabriquée pour lui sur les
dessins qu'il en a donnés (1). Le château de La Flachère, situé sur
une éminence sans raideur ni escarpemens, à quelque distance du
gros bourg de Bois-d'Oingt, n'a rien à démêler avec le passé, si ce
n'est pour les formes de son architecture, car il est de construction
toute récente. Malheureusement inachevé encore, il n'en est pas
moins une des plus jolies créations de M. Viollet-Le-Duc, qui a su
y fondre avec un goût parfait les plus charmantes des architectures
du xvi^ siècle et de l'époque Louis XIII. Une élégante diversité règne
dans cette construction soignée où l'on a accès par les quatre côtés,
et qui présente ainsi comme quatre façades dont la moins belle est
la principale; mais que la façade de derrière est donc jolie avec son
pont-levis en miniature aboutissant à une étroite entrée noyée dans
l'ombre de deux gracieuses tourelles qui ont l'air de la refouler
doucement, et que les deux rampes des escaliers des façades laté-
rales sont d'un dessin heureux ! Aucun éclectisme dans cette diver-
sité, c'est-à-dire aucune marqueterie, aucune juxtaposition de styles
différens; c'est comme un exquis consommé architectural où les
formes variées dont l'artiste s'est souvenu ont disparu en se fon-
(1) Ce blason parlant, s'il en fut, s'il traduit littéralement la forme moderne du
nom, est loin d'en faire apparaître le sens étymologique et la provenance historique.
Ce n'est pas un coq, c'est une source jaillissant de terre qu'il faudrait pour traduire la
signification réelle de ce nom, Chaponay, Caput aquœ, le chef, la tête de l'eau.
634 REVUE DES DEUX MONDES.
dant les unes dans les autres et ne se révèlent que par leur saveur.
Les motifs d'excursion abondent aux environs du château de La
Flachère. Ce château de Bagnols, encore en assez bon état de con-
servation, quoiqu'il soit passablement délabré, appartint jadis au
maréchal de Saint-André, et fut honoré un siècle plus tard de la visite
de M'"* de Sévigné. Là-bas se présente modestement une maison que
nul ne songerait à remarquer, si on ne prenait le soin de vous la dé-
signer : ce fut la maison de campagne de Roland de La Plairière, le
ministre girondin de Louis XVI, mari d'une femme plus grande que
lui, mais, je le crains bien, moins foncièrement honnête. Ailleurs,
sur une éminence qui domine la verdoyante vallée de l'Azergue, le
château de Châtillon dresse fièrement ses restes superbes. Des diffé-
rentes familles nobles qui ont possédé ce château, une seule, celle
des Balzac, a laissé ici un souvenir. La pierre tombale qui recouvrit
les restes de celui des Balzac qui fut serviteur de Charles Vlll est
encore scellée dans le pavé d'une ravissante chapelle entièrement
restaurée dans ces dernières années. Ilippolyte Flandrin a eu le
temps d'en orner l'autel de peintures représentant les apôtres dont
il a ingénieusement changé les types arrêtés par la tradition, c'est-
à-dire qu'au lieu de représenter des hommes dans toute la plénitude
de la maturité et portant les marques de la vie, il a donné à ses
saints personnages le même âge qu'avait leur maître lorsqu'il se
sépara d'eux, bien légère hardiesse, mais que l'orthodoxie si
connue d'Ilippolyte Flandrin ne permet point de ne pas remarquer,
et qui ne laisse pas que de produire une impression quelque peu
bizarre, tant l'imagination habituée aux types consacrés a de peine
à se figurer un saint Paul sans fortes rides et sans sévérité d'as-
pect, et un saint Pierre autrement que chauve. Ces édifices et ces
ruines sont encadrés dans un paysage qui vaut la peine d'être re-
marqué, car il a son originalité propre parmi tous les autres pay-
sages des régions montagneuses. Il ne faut chercher ici ni les émi-
nences isolées du Forez, qui semblent avoir jailli du sol tout exprès
pour rompre la monotonie de la plaine, ni les enchaînemens des
forteresses naturelles de l'Auvergne, ni les élévations modérées et
alternant sagement, pour ainsi dire, avec la plaine, du Limousin et
de la Marche, ni les cirques, les gorges profondes, et les entonnoirs
au vert sombre des campagnes du Yelay. Le Lyonnais surtout, dans
la région où nous voici, présente un sol bosselé sur toute sa super-
ficie d'éminences singulièrement inégales, presque sans alternances
de plaines. Contemplée d'en haut, cette campagne ressemble à un
interminable entassement de taupinières énormes étroitement ser-
rées les unes contre les autres, ou mieux encore à une succession
de ces gigantesques monumens funèbres connus sous le nom de
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 635
tumuli et composés de terre et de gazon que les peuples barbares
élevaient jadis à leurs chefs et à leurs guerriers fameux. Un Grec des
vieux âges y aurait vu sans trop d'efforts d'imagination un antique
champ de bataille où quelque peuple de titans avait trouvé sa sé-
pulture après y avoir sans doute trouvé la défaite. De cette quantité
et de cette inégalité d'éminences qui se superposent les unes aux
autres sans cependant se dominer, il résulte une illusion qui à cer-
taines heures et surtout vers le soir a sa grandeur et sa beauté. Ces
élévations ne formant nulle part aucune de ces formidables mu-
railles aux fortes arêtes qui le circonscrivent despotiquement, l'ho-
rizon reste fluide, et l'œil plonge, pour ainsi dire, dans une mer
de montagnes non-seulement aussi bleue et aussi brumeuse, mais
aussi mouvante et moulouiumtr que la mer véritable. C'est une illu-
sion bien connue, mais je doute qu'il se rencontre beaucoup de ré-
gions où elle soit à ce point identique à la réalité.
La ville toute moderne et tout industrielle de Tarare n'a rien
qui puisse attirer bien fortement le curieux des choses de l'esprit,
si ce n'est son nom singulier et pimp:int qui rappelle le litre d'un
conte d'IIamilton dont le héros n'a qu'à le prononcer pour qu'il lui
arrive aussitôt les aventures les plus merveilleuses. Ne fût-ce qu'en
souvenir de ce nom à l'influence malicieusement magique, nous
aurions payé notre visite à cette ville, qui se trouvait d'ailleurs à
nos portes. Dans les villages que nous traversons, chemin faisant,
retentit partout le bruit, disons mieux, le heurt sec des métiers à
tisser, et je retire de la conversation de mes hôtes quelques ren-
seignemens sur la vie et les habitudes des populations ouvrières du
Lyonnais, vici, me dit-on, il y a presque autant de tisseurs qu'il y a
de couteliers à Thiers, de chaudronniers à Saint-Flour, et de den-
tellières au Puy et dans les campagnes du Velay. L'ouvrier tra-
vaille isolément ou en famille ; les fabriques sont rares, et celui
qui viendrait à Lyon par exemple pour y étudier les diverses opé-
rations du tissage des étoffes de soie courrait risque de s'en re-
tourner déçu, s'il ne s'adressait pas à ces intérieurs. Les moralistes
de l'économie politique se plaisent à attribuer une influence cor-
ruptrice à la vie en commun des manufactures; cependant, si le
peuple de Lyon est aussi perverti qu'où le dit par les doctrines
pernicieuses, l'influence des manufactures n'y est certainement
pour rien. Une particularité assez curieuse résultant de la nécessité
du logement pour tant d'ouvriers exerçant tous la même industrie
semblerait, il est vrai, compenser cette absence de manufactures.
Les faubourgs de Lyon en effet se composent en grande partie de
hautes maisons presque exclusivement occupées par des ménages
d'ouvriers tisseurs; mais ce rapprochement ne produit aucun travail
636 REVUE DES DEUX MONDES.
en commun, autant d'étages, autant de métiers isolés. On pourrait
croire ces maisons bien préparées, s'il en fut, pour être des pha-
lanstères en miniature, et pour être acquises et régies selon les
principes de l'association et de la solidarité : eh bien ! elles sont au
contraire acquises et régies selon les lois de la propriété la plus
stricte et les principes de l'individualisme le plus marqué, car il
arrive fréquemment qu'elles sont possédées par dix ou quinze pro-
priétaires à la fois, chaque habitant s'étant rendu acquéreur d'un
étage ou d'une moitié d'étage. Voilà des immeubles qui doivent
être assez difficiles à vendre et sur lesquels il doit être malaisé
d'emprunter par hypothèque.
Tarare est une petite ville neuve, propre, presque jolie, presque
élégamment assise au pied de sa montagne, et qui porte sans trop
de désavantage son nom coquet et tapageur comme un commence-
ment de fanfare. Nous n'y avons trouvé que ce qu'il faut y cher-
cher, des mousselines; mais plusieurs des apprêts de ces légères
étoffes nous ont réellement intéressé. Savez-vous par exemple en
quoi consiste l'opération du flambage? Lorsque la mousseline est
tissée, elle présente sur toute son étendue une multitude de petits
points de duvet dont on chercherait vainement à la débarrasser par
d'autres moyens que celui du feu. Une machine met en mouvement
deux rouleaux, dont l'un cède progressivement la mousseline et
dont l'autre la reçoit et l'enroule progressivement aussi. Pour aller
de l'un à l'autre, la mousseline passe au-dessus d'une rampe de
becs de gaz qui flambent l'étoffe sans la roussir ni la brûler, opé-
ration bien simple, mais qui ne laisse pas que de causer un certain
étonnement à cause de l'extrême légèreté de l'étoffe, et aussi parce
que le mouvement qui la déroule est loin d'être rapide. L'apprêt qui
consiste à appliquer sur l'étoffe les broderies qui forment les des-
sins de fleurs ou d'autres ornemens est aussi fort amusant. Un pa-
pier huilé sur lequel est pointillé le dessin qu'on veut imprimer est
appliqué sur la mousseline; sur le revers de ce papier, on passe un
rouleau chargé d'une sorte d'encre grasse qui marque le dessin que
des ouvrières exécutent en quelques instans en cousant tout le long
des lignes des bandes d'étroits lacets qui font sur l'étoffe si peu de
saillie qu'ils ont souvent l'air d'avoir été tissés avec elle. Vient en-
suite l'opération la plus délicate, celle des jours ou grilles qu'il
faut ouvrir pour marquer le calice d'une fleur, la séparation des
pétales, les nervures de ses feuilles, etc. Deux ou trois coups d'ai-
guille pour déchirer l'étoffe et croiser les fils, et le tour est exécuté
par nos ouvrières de Tarare avec une rapidité et une adresse qui
dépassent de beaucoup la rapidité et l'adresse, déjà si grandes d'or-
dinaire, des mains féminines. Autant d'opérations diverses, autant
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 637
d'industries et d'ateliers; Tarare ne possède véritablement qu'une
seule grande fabrique, celle de M. Martin, et celle-là n'a pas pour
objet la fabrication de la mousseline, mais celle du velours et de
la peluche. M. Martin, qui a gardé reconnaissance à la Revue des
Deux Mondes des mentions fréquentes dont son établissement a
été l'objet , nous fit visiter avec l'obligeance la plus empressée ses
ateliers et très particulièrement l'orphelinat qui leur est adjoint,
et où AOO ou 500 jeunes filles font leur apprentissage en payant
pour tous frais d'éducation, de logement, de nourriture, le mince
salaire qui peut récompenser un travail encore inhabile ou d'exé-
cution facile, comme le moulinage et le dévidage de la soie, qui
sont ceux auxquels elles sont pour la plupart occupées. Tous
comptes faits, les dépenses de l'orphelinat excèdent, me dit-on,
chaque année d'environ 50,000 francs le produit du travail novice
de ces jeunes filles. Nous n'avons rien à ajouter à l'éloquence de ce
chiffre; tout éloge d'un tel emploi de la fortune serait superflu, il
suffit de le mentionner.
Après l'excursion à Tarare, mes hôtes de La Flachère voulurent
me conduire au château de Monmelas, appartenant à M. le comte
Philippe de Tournon, qui nous y reçut avec une courtoisie dont il
serait difficile de perdre le souvenir. Parmi les choses précieuses
que possède le château, on me montra divers objets qui conservent
la mémoire du cardinal François de Tournon. Abbé de la Chaise-
Dieu en Auvergne, évêque d'Embrun, puis de Bourges, puis arche-
vêque de Lyon, puis cardinal, négociateur de François I" et de
Henri II auprès de l'Espagne et du saint-siége, président du déce-
vant colloque de Poissy, il fut même un instant désigné pour la pa-
pauté à la mort du pape Garaffa, et faillit renouveler ainsi au profit
de l'influence française l'histoire d'Adrien d'Utrecht, le précepteur
de Charles-Quint. C'est un des hommes les plus illustres de sa
maison et l'un des personnages les plus considérables du xvi* siècle.
Un vieux tableau conservé à la galerie du château de Monmelas le
représente présidant le colloque de Poissy; mais, si nous voulons
savoir dans quel esprit il exerça cette fonction et quelle fut la vraie
nature de ses opinions, adressons-nous plutôt à ce rituel manuscrit
et orné d'enluminures expressément copié pour lui par un moine
relevant de son autorité. Ce manuscrit est contemporain du con-
cile de Trente, dont les doctrines n'eurent pas de plus zélé partisan
que le cardinal de Tournon. N'est-ce pas en effet la préoccupation
de ces doctrines qui se laisse apercevoir dans ce symbole eucharis-
tique choisi pour blason ecclésiastique par le cardinal, un calice sur
lequel pleut la manne céleste avec cette devise : non que super ter-
ram? C'est ce blason de sa foi qui forme le frontispice même du
638 REVUE DES DEUX MONDES.
manuscrit de Monmelas. Que ce petit détail dit de choses pour celui
qui se souvient du rôle du cardinal de Tournon dans nos troubles
civils et religieux, et par exemple comme il éclaire avec vivacité la
scène fameuse de la première séance du colloque de Poissy, quand
Théodore de Bèze, arrivant, dans son exposé de la doctrine protes-
tante, à la question de la transsubstantiation, déclara audacieuse-
ment que Jésus-Chinst est aussi éloigné de V eucharistie que le ciel
l'est de la terre! Alors, disent unanimement tous les contemporains,
le cardinal, se levant en grand courroux, s'écria que l'orateur avait
blasphémé et insulté par ses paroles à la présence de leurs majes-
tés, puis il demanda le renvoi de la réponse à une autre séance.
L'homme qui avait choisi un tel blason ecclésiastique pouvait diffi-
cilement en effet entendre sans fréuîir un pareil langage, car c'était
plus qu'une négation de sa foi que Théodore de Bèze avait proféré,
c'était une insulte à ses armes et connue une sorte d'injure person-
nelle. Grâce à ce frontispice, l'imagination pénètre dans la vie se-
crète de cette scène, elle entre dans l'âme même de l'un des prin-
cipaux personnages et en touche en quelque sorte un des ressorts
importans. Tel est en histoire le rôle de ces choses de l'art; rare-
ment elles apportent des documens nouveaux, elles ne disent que ce
que l'on sait, mais elles le disent avec un accent de poésie ou de
passion qui le fait comprendre avec intimité et ne permet plus de
l'oublier. Continuons, pour mieux nous en convamcre, de feuilleter
le manuscrit du château de Monmelas.
Voici les vignettes qui entourent les prières des morts à la fin du
volume : qu'elles sont lugubres! tout le mobilier du trépas, la bière,
les flambeaux funèbres, la pioche, la bêche, le linceul, la tête de
mort, forme autour de la page manuscrite la plus affreuse des guir-
landes : on dirait véritablement la chanson du fossoyeur d'Hamlet
traduite par l'enluminure :
Une pioche et une bêche, une bêche,
Et un linceul pour vêtement,
Oh! et une fosse d'argile.
C'est tout ce qu'il faut à un tel hôte.
Ces vignettes sont mieux que des enjolivemens ; elles marquent
une date importante dans les transformations du sentiment reli-
gieux. C'est certainement une des premières expressions de ce tour
lugubre d'imagination que le catholicisme issu du concile de Trente
sut imprimer aux âmes religieuses; on y surprend tout près de sa
source encore ce sentiment simple et fort de la mort matérielle né-
cessaire pour parler à des âmes déjà remplies de doute et que ne
toucheraient plus suffisamment les craintes et les espérances d'où-
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 639
tre-tombe. Pour celui qui douterait, ou n'aurait souci de son éter-
nité heureuse ou malheureuse, voici le cadavre et son dernier loge-
ment avec tous les outils qui servent à le construire. Voilà un fait au
moins inniable; que le bel esprit douteur essaie de bien rire en con-
templant cet avenir qui est le sien ! En dépit de la vogue des danses
macabres dans les deux derniers siècles du moyen âge, on ne trou-
verait certainement rien d'analogue aux vignettes dont je viens de
parler dans les manuscrits des époques antérieures. Nous venons
de rappeler la chanson du fossoyeur d'Umnlet-, le violent mau-
vais goût de ces images annonce en effet comme vaguement l'ap-
proche de Shakspeare et de ses contemporains; elles se ressentent
aussi de l'approche ou plutôt de la présence de l'imagination espa-
gnole, volontiers amie du funèbre, qui vient d'apparaître dans la
rehgion avec Ignace de Loyola et ses compagnons.
Les compagnons de Loyola! ils n'eurent pas de plus chaud pro-
tecteur que le cardinal de Tournon. 11 semble avoir été parmi ceux
qui comprirent des premiers le mécanisme et le but de cet ordre,
car on le voit étendre dès l'origine sa faveur sur eux en toute cir-
constance. Pendant qu'il était archevêque de Lyon, deux disciples
de Loyola, dont l'un, Alphonse Salmeron, si célèbre par les doc-
trines sur l'infaillibilité papale , qu'il vint porter avec Lainez au
concile de Trente , arrivèrent dans cette ville et furent aussitôt
après leur arrivée mis en prison comme sujets de l'empereur, avec
qui la France était alors en guerre. Le cardinal de Tournoii en fut
instruit et les fit rendre à la liberté. C'est lui plus que personne
qui les introduisit en France, et, aussitôt introduits, il leur donna la
direction du collège de Tournon, qu'il avait fondé. En vérité, si l'on
voulait définir d'un trait net et rapide le caractère du cardinal, il
suffirait de dire que parmi les grands personnages du xvi" siècle,
aucun ne représenta au même degré le type du conservateur.
D'autres mêlèrent à leur conservatisme des visées ambitieuses ou
des vues personnelles, lui ne semble avoir eu d'autre but que le
maintien des doctrines; mais ce but, il le poursuivit en toute cir-
constance avec une opiniâtreté, un acharnement et un esprit de
suite des plus remarquables. Les mémoires du xvi^ siècle nous le
montrent poursuivant l'hérésie avec une vigilance qui ne laissait
échapper aucune occasion. Au plus fort de la nouveauté de la ré-
forme, alors que la lutte n'était pas encore engagée et que bien des
esprits parmi les puissans étaient incertains ou marquaient une
tendance à écouter les nouvelles doctrines , François I"', gagné par
sa sœur, la reine Marguerite de Navarre, avait consenti à recevoir
Mélanchthon et à converser avec lui. Le cardinal de Tournon apprit
le fait et alla se placer dans l'antichambre du roi, le livre de saint
6ii0 REVUE DES DEUX MONDES.
Irénée contre les hérétiques à la main , afin d'avoir un point de
départ tout trouvé pour dissuader François I*"" d'exécuter la pro-
messe qu'il avait donnée à sa sœur. Il réussit, et peut par consé-
quent être regardé comme un des premiers auteurs de la longue
lutte qui commença peu de temps après, comme un des magiciens
qui firent tourner le vent, et changèrent en tempête la brise favo-
rable qui poussa un moment vers la réforme notre monde lettré et
élégant d'alors. Bien des années après cette circonstance, la seconde
Marguerite nous montre dans l'intérieur de Catherine de Médicis
les mêmes tiraillemens que nous venons de voir à la cour de Fran-
çois P'". Son frère Anjou, le futur Henri III, avait dans sa première
jeunesse des vivacités protestantes qui se traduisaient par une sorte
de persécution contre Marguerite, dont il brûlait les livres d'heures
qu'il remplaçait par les psaumes huguenots. « Mais, dit la prin-
cesse, M'"* de Gurton, ma gouvernante, me menait souvent chez le
bonhomme, M. le cardinal de Tournon, qui me conseillait et forti-
fiait à souffrir toutes choses pour maintenir ma religion , et me re-
donnait des heures et des chapelets au lieu de ceux que m'avait
brûlés mon frère d'Anjou. » Nous avons vu son rôle au colloque de
Poissy ; il nous faut ajouter que ce fut à peu près lui qui fit échouer
cette entreprise par la manière violente dont il leva la séance dès
le début de cette assemblée, conduisant ainsi à une rupture ou-
verte une tentative conçue dans une pensée de compromis. L'image
physique du cardinal est loin de démentir le portrait moral que
nous venons d'en tracer. Pendant que nous écrivons ces lignes,
nous avons sous les yeux le fac-similé d'une médaille qui le repré-
sente et qui fut frappée en son honneur au Puy-en-Velay lors d'un
de ses passages dans cette ville. C'est un visage mâle et fort, ayant
quelque ressemblance avec celui de Rabelais, pour la fermeté seu-
lement, cela va sans dire, car la physionomie est empreinte d'une
véritable austérité, — en résumé ne présentant aucun caractère
d^ idéalité, ce qui est la marque irrécusable du conservateur-né et
par nature.
La reine Marguerite, lorsqu'elle fut arrivée en âge de défendre
elle-même ses livres d'heures et ses chapelets, parmi ses dames
d'honneur en compta une du nom de Tournon, proche parente du
cardinal, laquelle eut une fille dont la charmante reine nous a ra-
conté la touchante et tragique histoire. Elle était aimée, elle aimait;
ce génie du malentendu dont les anciens ont oublié de faire une di-
vinité et qui méritait cependant d'être divinisé pour son pouvoir de
malfaisance, — car il est presque aussi puissant que l'amour, dont il
accompagne chacun des pas pour séparer ceux que le premier veut
unir, — profitant d'une absence forcée, souffla dans l'âme de l'amant
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 641
quelque fausse interprétation de cette absence, d'où à la première
entrevue silence glacial, froideur imméritée, adieux méprisans, et
toutes les autres cruelles vengeances que l'amour courroucé sait
tirer de ceux qu'il veut punir. M^'*" de Tournon fut tellement frappée
au cœur par ce revirement inattendu qu'elle en mourut presque
sur-le-champ. Cependant, à peine éloigné, son amant est saisi de
repentir; il se met en route en se répétant ce proverbe italien : la
forza d'amore non risgiiarda al delitto, et arrive à Namur, où il
compte obtenir son pardon. A peine entré dans la ville, un obstacle
imprévu lui barre le passage; il s'enquiert, apprend que cet obstacle
est le cortège funèbre de sa bien-aimée et tombe évanoui de son
cheval. N'est-ce pas que voilà une histoire que la première reine de
Navarre aurait aimé à raconter et qui aurait fait belle figure dans le
recueil de Boccace, surtout dans celui de Bandello ? Quelle bonne
fortune c'eût été pour nous, si, parmi les curiosités du château de
Monmelas, nous avions pu rencontrer quelque relique de cette tou-
chante personne ! mais son souvenir ne vit plus qu'à demi effacé
dans le récit de Marguerite de Valois, où notre visite à Monmelas
nous a rappelé que nous le trouverions.
Par compensation, nous avons fait connaissance à Monmelas avec
l'image d'une autre héroïne d'amour, mais d'un siècle moins pas-
sionné et d'une destinée moins tragique, une très belle personne
qui fut une des unités de ce chiffre effrayant de maîtresses que
M'"^ Gampan attribue au roi Louis XV, et qui bat la fameuse liste
de don Juan. Un beau portrait, qui rappelle ceux de Nattier pour la
composition et ceux de Largillière pour le coloris, la représente
debout et s'occupant à couper avec des ciseaux les ailes de l'amour,
qui se laisse faire sans trop de résistance et qui se blottit contre les
jupes de sa Dalila à moitié par complaisance sensuelle, à moitié
par effroi. Cette allégorie facétieusement anacréontique, comme les
aimaient les artistes du xyiii*' siècle, ne laisse pas que de faire rê-
ver. C'est sans doute pour le fixer qu'elle lui coupe les ailes, mais
qui peut comprendre cependant l'amour sans ailes? Si par hasard,
en voulant le forcer à la fidélité, elle lui faisait du coup perdre sa
beauté? Serait-ce encore l'amour, cet enfant qui, morose et maus-
sade, se traînerait lourdement à terre, impuissant à s'envoler
comme un oiseau déplumé? Peut-être en le fixant va-t-elle le dé-
naturer, peut-être en lui imposant la contrainte de la constance
va-t-elle le rendre moins enviable, et alors est-il bien sûr qu'elle
ne trouve pas que la constance en faveur de celui dont elle l'a exi-
gée est pour elle-même un poids trop lourd? Il y a aussi bien des
manières de couper les ailes de l'amour, et la plus sûre est souvent
l'amour lui-même. Quoi qu'il en soit, la dame possède toutes les
TOME XII, — 1875. 41
642 REVUE DES DEUX MONDES.
grâces requises pour faire tourner à bien cette délicate expérience,
et l'on conçoit sans effort que l'amour se fixe auprès d'elle sans
trop regretter ses ailes. Le visage est rond et mignon, la physiono-
mie subtile et enjouée, les yeux vifs et malicieux; il y a là tout ce
c[u'il faut de mutinerie pour réussir dans l'entreprise que nous lui
voyons commencer, car ce sont, dit-on, les caractères faits de mu-
tinerie et d'enjouement qui réussissent le plus sûrement à fixer
l'amour quand il n'est pas entièrement noble. Un buste charmant
d'Houdon, conservé aussi à Monmelas, nous présente une variante
de la même personne, moins mutine et plus langoureuse, le regard
mourant, les lèvres voluptueuses et éclairées d'un sourire légère-
ment enivré. Le buste et le portrait se complètent l'un l'autre sans
contradiction, et nous donnent également l'impression d'une per-
sonne enjouée, espiègle, douce et un peu sensuelle.
Un très beau portrait du grand dauphin , fils de Louis XV, en
uniforme des gardes-françaises, mérite aussi l'attention, bien que
le ton en soit un peu terne et que la coiffure militaire dont la tête
du prince est enlaidie soit du plus désagréable effet. La physionomie
est froide et trahit, dirait-on, une certaine fatigue ou une certaine
faiblesse d'âme; quelques-uns des traits sont beaux et rappellent
ceux de son père Louis XY , moins la grâce et l'attrait cepen-
dant, mais la plupart rappellent ceux de sa mère Marie Leck-
zinska : la ressemblance est fort naturelle, mais jamais elle ne nous
avait paru aussi étroite que dans ce portrait. Enfin, avant de nous
éloigner de ce château de Monmelas, où nous avons trouvé tant de
choses intéressantes , contemplons encore une fois et saluons ce
portrait de la comtesse de Tournon, du temps de l'empire, qui est
pour nous une ancienne connaissance. Avez -vous vu ce portrait
à l'exposition générale des œuvres d'Ingres, et vous le rappelez-
vous ? Le maître était bien jeune encore quand il le peignit ; il n'a-
vait pas encore raffmé sur les procédés de son art, il n'avait pas
encore acquis toutes les ressources et toutes les ruses de son sa-
voir-faire, s'est-il jamais approché davantage de la vie? car c'est la
vie que cette adorable laide déjà vieillissante, somptueusement fa-
gotée d'une lourde robe de velours vert, avec sa chevelure d'un très
beau noir ébouriffée, ses yeux pétillans de malice, son nez trop court
pour les expressions de l'orgueil, mais non pour celles du dédain,
sa bouche pincée et moqueuse, son visage rond et resplendissant
de bonne humeur. Et qu'il y a de liberté et d'indépendance d'esprit
sous cette malice et cette bonne humeur ! Gomme on devine faci-
lement la parfaite insouciance du qu'en dira-t-on, l'habitude de
penser et d'agir sans contrainte , l'absence de toute hypocrisie de
tenue et de propos , la haine des méchans , le mépris des sots et
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 6!lo
l'impatience des ennuyeux! Depuis Riquet à la houppe, jamais lai-
deur, si laideur il y a, ne fut plus séduisante.
La petite ville de Villefranche est à une heure à peine du château
de Monmelas (1). Nous lui devons une visite, car elle a joué un rôle
important dans l'histoire du Beaujolais , dont elle fut la capitale
sous les ducs de Bourbon, notamment sous Pierre de Beaujeu, qui
en fit une de ses résidences préférées, et c'est Villefranche qui dé-
termina vers la fin du xiv^ siècle le changement de la maison féo-
dale souveraine par l'émotion populaire qui suivit l'histoire de la
demoiselle de La Bassée. Vous ne connaissez pas la demoiselle de
La Bassée? C'était la fille d'un bourgeois important de Villefranche,
qu'Edouard, dernier comte de l'ancienne maison du Beaujolais, eut
l'idée, fâcheuse pour la morale et malencontreuse pour ses intérêts,
de mettre à mal. En parcourant les livres et les albums étalés sur
les tables des salons de Monmelas, je rencontre justement le fac-
similé d'une peinture sur verre de la fin du xiv« siècle, représen-
tant Edouard jouant aux échecs avec ladite demoiselle; mais ce que
la peinture ne dit pas, c'est qu'il perdit la partie malgré sa puis-
sance. Ces sortes de libertés ne plaisaient pas plus alors qu'elles ne
plairaient aujourd'hui, elles plaisaient même d'autant moins qu'elles
acquéraient plus de gravité par l'inégalité des conditions, et, quoi-
qu'on lut encore en pleine féodalité, les hommes de ce temps
croyaient qu'il existait certaine chose qui s'appelle la justice, et
savaient au besoin l'exiger sans avoir la prétention de l'avoir in-
ventée. Plainte fut portée au roi par le père de la jeune fille, et
Edouard, pour éviter la confiscation de son fief, fut obligé de le
céder au duc de Bourbon. Ce n'est pas tout à fait d'un passé aussi
ancien que parle la Villefranche d'aujourd'hui ; cependant , si elle
ne porte plus de marques du xiV' siècle, elle en porte de bien
nombreuses encore de la fin du xv^ Les vieilles demeures abon-
dent, et la grande rue particuHèrement offre sur toute son éten-
due une foule de maisons qui ont conservé tous leurs caractères
d'autrefois, façades sculptées, rampes à vis, logffie ou galeries
à jour, à cintres bas d'aspect lourd, établies à chaque étage et par-
courant l'édifice sur toute sa longueur, portes intérieures décorées
de blasons seigneuriaux où dominent les cerfs ailés des anciens
ducs de Bourbon. La plus remarquable de ces maisons est celle où
habita, dit-on, Pierre de Beaujeu; elle présente encore intacte sa
charmante façade ornée de feuillages et de guirlandes du gothique
de la tout à fait dernière période. C'est du reste le style qui prévaut
à Villefranche dans tous ces témoins du passé, constructions parti-
(1) M. le comte de Tournon profite de cette proximité pour aller chaque semaine
pendant les vacances faire des conférences aux ouvriers de la ville afin de les initier
au mécanisme des grandes institutions modernes de crédit et de commerce.
644 REVUE DES DEUX MONDES.
culières ou édifices religieux. Là où ce gothique fleuri s'épanouit
dans tout son luxe, et on peut dire dans toute son extravagance,
c'est à l'église de Notre-Dame. Ce ne sont que festons, guirlandes
et ornemens; si ce n'est ni très beau ni même très joli, c'est au
moins très paré et au demeurant d'aspect très gai. L'intérieur a de
l'élégance et plus de simplicité que la façade; je n'y ai rencontré
rien de bien remarquable, si ce n'est un autel sculpté par M. Fa-
bisch avec cette délicatesse et cette distinction qui lui sont propres,
représentant les scènes principales de la vie de Jésus après la résur-
rection. Pendant que je visite cette église, un jeune habitant de
Villefranche, qui a bien voulu me diriger dans ma promenade, me
signale, en me montrant une porte latérale, une amusante locution
populaire, née de la corruption du vieux mot huys. Cette porte, me
dit-il, s'appelle le petit êtui^ en sorte qu'on dit : je reviendrai de la
messe par \e jyetit étid, j'irai à vêpres par \e petit étui. Cette trans-
formation est à placer à côté de celle qui de saint Théofred a tiré
saint Chûffre, et de celle qui du nom vulgaire d'un vieil échevin de
Paris a tiré le nom à tournure sentimentale de la rue Git-le-Cœur.
Ma dernière excursion en Lyonnais a été consacrée au bourg
d'Ars, rendu fameux par un de ses curés, M. Vianney, que le monde
catholique actuel vénère déjà comme un candidat à la canonisation.
Ars est donc un but de pèlerinage et voit aflluer de tous les dépar-
temens voisins de nombreux visiteurs; aussi, pour mettre cette lo-
calité à la hauteur de ses nouvelles destinées religieuses, on y
élevé un temple somptueux et bizarre qui à l'extérieur ressemble^
quelque peu à une mosquée, et dont à l'intérieur le chœur seule-
ment est achevé. Le curé d'Ars a beaucoup édifié par la parole, et
de ses dires recueillis de toutes parts on a composé un petit livre
qui s'appelle V Esprit du curé d Ars. On y trouve des pensées ex-
cellentes sans grand relief, des sentimens fins enveloppés dans des
images justes sans grande nouveauté, et une expression souvent
exquise de la volupté du bien, mais, faut-il le dire? il est évident
que ces pensées et ces sentimens ne sont plus sur le froid papier
ce qu'ils furent s'échappant de lèvres vivantes, et que, pour en
bien juger, il faudrait leur redonner l'accent, le geste et l'onc-
tion du curé d'Ars. Cependant, si nous ne pouvons juger de son
esprit en toute compétence, nous aurons la hardiesse de juger de
ses vertus, et nous osons jurer qu'elles furent vraies et profondes,
car nous avons visité la chambre où il habita et le lit où il reposa
pendant la plus grande partie de son pèlerinage terrestre. C'est la
chambre et le lit d'un paysan, et d'un paysan médiocrement favo-
risé de la fortune encore; ce qui est sûr, c'est que le dernier, le plus
humble et le moins exigeant des socialistes n'en voudrait pas. Le
curé d'Ars passe pour avoir beaucoup converti autour de lui ; mais
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 6â5
la vertu est comme le génie, même en faisant beaucoup, elle fait
encore bien peu, jugez-en par la preuve que voici. Pendant que
nous allons visiter la maison du curé, laissant notre voiture sous la
garde de notre cocher, lequel est un domestique de confiance, une
main adroite et agile est venue choisir et enlever, en plein jour, en
pleine place publique, le plus beau, le plus élégant et le plus neuf
de nos paletots. Voilà, j'imagine, qui prouve l'impuissance de la
vertu en ce monde, ne pus-je me défendre de m' écrier, lorsqu'à
notre retour nous eûmes découvert le larcin. Valait-il vraiment
bien la peine que le bon curé passât sa vie à édifier et à prêcher
ses ouailles pour laisser après lui parmi ses paroissiens une telle
graine de truand? Notez bien que le vol, outre qu'il était un délit,
était encore une insulte impie envers la mémoire du bon curé, car
il n'a pas échappé au malfaiteur que ce que nous venions chercher
à Ars c'était le souvenir d'un homme de bien, et par conséquent la
pensée de cet homme dont il connaît la vie a été présente à son
esprit pendant qu'il commettait son méfait, en sorte que son larcin
équivalait à peu près à nous dire : Vous voyez comme le vieux
niais m'a bien converti et quel cas je fais de ses sermons. Oh non!
il n'est pas vrai, comme le disait en se donnant la mort le héros
stoïque, que la vertu ne soit qu'un nom; seulement, étant données
les conditions de notre monde sublunaire, il faut lui souhaiter
d'avoir le plus souvent possible la force pour compagne ou pour
servante.
II. — RIOM. — l'abbaye de MOZAT.
Trois villes en Auvergne situées côte à côte, pour ainsi dire se
touchant du coude, se partageaient autrefois toute la société auver-
gnate : Riom, Montferrand et Glermont. A Glermont appartenaient
la bourgeoisie et le commerce. A Montferrand, qui n'est en quelque
sorte qu'un faubourg de Glermont, résidait la noblesse ; quant à
Riom, il avait tiré un tel lustre de sa population savante et lettrée
de magistrats et de parlementaires qu'il lui prenait de temps à autre
la fatuité de se proclamer la vraie capitale de l'Auvergne, et le dé-
sir de réclamer ce titre, ce qui, ainsi que nous l'apprend Fléchier,
établissait entre cette ville et Glermont une sorte de rivalité qui se
traduisait par des quolibets et des chansons malicieuses. Les trois
villes conservent encore leur aspect, sinon leurs hôtes d'autrefois.
G' est la première ville d'Auvergne que l'on rencontre en entrant
dans la province par le Bourbonnais, et c'en est aussi la plus jolie;
je partage entièrement à cet égard l'avis de Fléchier, bien que des
personnes dont le goût a le droit d'être difiicile et dédaigneux
m'eussent assuré avant mon départ que je la trouverais intolérable-
646 REVUE DES DEUX MONDES.
ment maussade. Bien loin d'être maussade, elle est presque gaie,
et elle le serait tout à fait, si les tons gris et bruns de la pierre de
lave de Volvic dont elle est bâtie tout entière ne lui donnaient un
petit aspect de sévérité qui fait un contraste très souvent heureux
avec les ornemens gracieux ou fantasques sculptés sur les façades
de ses maisons de la renaissance. De ce mélange de sévérité dans
l'aspect général et de grâce dans les ornemens résulte une sorte de
tenue à la fois sérieuse et souriante qui seyait parfaitement à une
ville où l'ancienne magistrature de la province faisait résidence,
car cette tenue correspondait avec exactitude au caractère de ses
hôtes. Ce qui contribue encore à cet aspect aimable de Riom, c'est
la parfaite conservation de toutes ces anciennes demeures. Rien ne
donne ici ce sentiment de la ruine et de l'abandon qui d'ordinaire
vous saisit si fortement lorsqu'on visite des lieux d'où les habitans
légitimes ont disparu sans retour, comme à la petite ville de Mont-
ferrand, tout près de là, par exemple, dont les vieux hôtels, bien
qu'habités encore, paraissent vides et déserts. On dirait que ces
demeures n'ont pas changé d'habitans, et qu'elles ont passé à des
successeurs si légitimes que les anciennes habitudes se sont conti-
nuées sans difficulté. En outre de sa sévère gentillesse, Riom pos-
sède un autre mérite qui ne pourra manquer d'être apprécié par
tout voyageur en Auvergne, son extrême propreté. Pas de ruelles
étroites et d'impasses infectes comme à Glermont, rien des odeurs
nauséabondes et des ordures de Billom, rien des fanges noires de
Besse en Chandesse, mais des rues suffisamment larges, bien ba-
layées et bien arrosées, sans air vicié, sans fermentation de ma-
tières corrompues, sans parfum asphyxiant d'engrais humain en-
tassé et échauffé. Issoire excepté, nulle autre ville en Auvergne ne
se recommande par une toilette aussi soigneusement faite et un
sentiment aussi exact des exigences de l'hygiène élémentaire.
Riom, il est vrai, doit en partie sa propreté et sa gaîté à une parti-
cularité qui fait défaut à plus d'une ville d'Auvergne, notamment à
Glermont, l'abondance de l'eau. On ne peut y faire dix pas sans ren-
contrer une fontaine, et l'on sait à quel point cet élément de pureté
contribue à rendre aimables les lieux qu'il favorise. Ces fontaines
méritent aussi une mention, car elles sont au nombre des curiosités
de Riom, non certes pour leurs formes et pour leur élégance, mais
pour les inscriptions dont elles sont invariablement ornées. Il y en
a de françaises, il y en a de latines en plus grand nombre encore;
on dirait que cet humble emploi du talent poétique a paru tout
particulièrement tentant aux beaux esprits du Riom d'autrefois. Je
me suis donné la peine de les relever pour la plupart à cause de
leur abondance même; elles ne sont pas d'ailleurs sans nous don-
ner leur atome d'instruction. Celle de la place Saint-Amable par
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 6Û7
exemple nous apprend qu'il y eut en Auvergne au dernier siècle
un intendant du nom de Balainvilliers, et qu'il mérita l'admiration
et la reconnaissance de ses administrés pour avoir érigé cette fon-
taine à une place où on n'avait pas cru possible d'attirer l'eau en
appelant à son aide toutes les ressources de l'art hydraulique :
Un prodige de l'art te soumit la nature.
Pour porter jusqu'à nous de son sein l'onde pure,
Ta voix, Balainvilliers, sut changer en canaux
L'indocile rocher d'où découlent ces eaux.
Indocile rocher^ parce que la fontaine fut creusée dans le silex.
L'inscription de la fontaine placée près de la sainte-chapelle nous
apprend, de manière à ne pas en douter, qu'il y eut là un couvent
ou un hôpital :
Esca fami, morbisquo salus, sitientibus unda,
Sunt quse dat Christi munera vera domus.
Toutes ces inscriptions ne sont pas composées aussi bien que
celle-là selon les règles classiques du genre. Quelquefois la fantai-
sie l'emporte, et le caractère propre du poète trouve moyen d'y per-
cer. Par exemple ce fut incontestablement un amateur de l'anti-
thèse, des pointes subtiles et du cliquetis de mots qui composa
celle de la fontaine de la petite place Saint-Jean :
Hic non Jordanis
IVcc tamcn Joannis,
Unde finit unda
Ore sitient ora.
D'autres encore sont assez obscures. En voici une à l'angle de la
rue Sirmond, d'où il semble résulter que la source fut appelée et
que la fontaine fut établie par le poète lui-même, et peut-être mal-
gré l'incrédulité de ses concitoyens :
Nunc bibe qui nondum poteras, mihi credere Nymphae ;
Si tibi nulla fides, non mihi nullus amor. 1714.
Mais n'apercevez-vous pas à la lumière de ces inscriptions quelque
chose du Riom du dernier siècle? Une petite ville, comme il en
exista tant autrefois, pleine de gens de loisir, tout confits en dévo-
tion classique, s'arausant dans leur demi-solitude provinciale à des
études innocentes ou désintéressées, non exempts de vanité toute-
fois et ne dédaignant ni le sourire approbateur de leurs égaux, ni
même l'admiration ébahie de l'ignorance respectueuse, pénétrés
enfin de l'importance de la prosodie, et bien persuadés qu'il n'y a
pas de meilleur emploi du temps et de meilleure preuve de génie
648 REVUE DES DEUX MONDES.
que d'aligner des rimes françaises ou d'estropier sa pensée pour
l'enfermer dans des nombres latins.
Partout dans Riom nous remarquons ce même caractère de pro-
preté. Les églises sont bien balayées et sans la moindre trace de
moisissures, les édifices publics tenus avec une netteté irrépro-
chable. La ville possède un petit musée; c'est un modèle de bon
arrangement qui fait honneur au conservateur, M. Mandet, magis-
trat lettré et auteur d'une intéressante Histoire du Velay qui aurait
été meilleure encore qu'elle n'est, si l'écrivain eût été mieux con-
vaincu que l'histoire, pour être poétique, n'a pas besoin d'être pré-
sentée dans le style des Mousquetaires d'Alexandre Dumas. Une
première salle a été consacrée tout entière aux portraits qu'on a pu
réunir des hommes illustres de l'Auvergne, et Dieu sait si la liste
en est longue, car l'Auvergne a été à cet égard une des provinces
les plus fertiles, et une des choses qui attristent le plus le voyageur
qui la parcourt aujourd'hui est de remarquer que de tant de gloire
il reste si peu de vestiges. La plupart de ces portraits sont des
copies malheureusement. Cependant parmi les plus modernes il y
en a quelques-uns d'originaux qui ont de l'intérêt. De ce nombre
sont un portrait de Chamfort déjà vieillissant et un portrait de Du-
leure jeune, qui est tout à fait charmant. On aime parfois à imagi-
ner une relation entre la personne physique d'un écrivain et ses
ouvrages; mais, s'il exista jamais homme dont les écrits soient peu
faits pour éveiller l'idée de grâce et de charme, c'est bien Dulaure,
l'auteur à tendances jacobines de V Histoire de Paris. Cette beauté
physique, Dulaure la conserva toute sa vie, comme en témoigne un
admirable médaillon de David d'Angers que possède le musée de
Clermont et qui le représenta au déclin; seulement, à mesure que
l'homme avait vieilli, sa beauté s'était dépouillée de sa vivacité et
de sa naïveté pour se mouler sur les qualités de l'âme dont elle
était le masque inséparable; ces beaux traits du vieillard ont comme
son talent solidité et pesanteur, en sorte que le portrait de la vieil-
lesse confirme la vérité de l'opinion que semblait démentir le por-
trait de la jeunesse. Marilhat le paysagiste est là aussi avec ses
traits d'enfant malingre, sa physionomie étonnée, ses yeux rêveurs
et comme distraits , donnant l'idée d'une personne fragile à l'ex-
cès, peu faite pour supporter la fatigue des longs travaux et qui
se brisera au premier choc. En dehors de ces quelques portraits,
la seule œuvre qui m'ait arrêté au petit musée de Riom est une
Sainte Famille de provenance hollandaise traitée dans le goût ha-
bituel des peintres des Pays-Bas. Jordaëns par exemple a repré-
senté je ne sais combien de fois ce ménage populaire, le père à son
établi, la mère à son rapiéçage, et l'enfant jouant avec les rabots
et les scies du charpentier ou s'exerçant à ses travaux d'apprentis-
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 649
sage. C'est la même scène, mais avec un sentiment de pureté, de
candeur et de vraie piété qui triomphe de l'infériorité relative de
l'exécution. Pendant que le saint ménage travaille en plein air dans
la cour du charpentier, de petits anges invisibles sans doute aux
personnages, car ceux-ci ne semblent pas les apercevoir, montent
et descendent les escaliers de la petite maison, dont ils paraissent
avoir l'habitude autant que du séjour du ciel. Ces anges, qui sont
là comme chez eux, c'est le symbole charmant de l'habitude des
bonnes pensées et du régime des bonnes mœurs. Ces bonnes pen-
sées ne relèvent ni de l'inspiration momentanée, ni de la faveur
intermittente de la grâce; ce ne sont pas des visites passagères de
l'esprit, c'est l'atmosphère même qui enveloppe les personnages
qui se lèvent avec elles, préparent avec elles leurs repas, manient
l'aiguille ou le rabot avec elles , vaquent avec elles aux soins les
plus humbles du ménage,..ratmosphère qu'on peut observer autour
des personnes qui ont mené une vie religieuse obscure et tran-
quille, celle que j'observai moi-même un jour dans la petite ville
de Neuwied sur le Rhin autour d'une vieille sœur morave que je
trouvai ratissant de vulgaires carottes, et dont le visage était tout
lumineux de l'empreinte qu'y avait laissée une longue vie mysti-
que. Vous connaissez cet épisode du Wilhehii Meîstcr de Goethe
intitulé la Fuite en Egypte, ce ménage de pieux ouvriers rencontré
par Wilhelm pendant ses années de voyage, et qui par les âges, les
caractères, les attitudes, les similitudes d'aventures et de situation,
présente une combinaison de circonstances qui reproduit jusqu'à
l'identité la sainte famille traditionnelle? Eh bien! cette petite
toile du musée de Riom, c'est la sainte famille de Wilhelm Meisier
marquée du sceau démocratique du protestantisme des Pays-Bas.
L'église de Saint-Amable est la plus ancienne et la plus impor-
tante des églises de Riom, et cependant elle nous occupera peu.
C'est affaire aux archéologues de discuter la date de son origine,
et la raison des styles si contraires qui s'y ren( entrent. Selon Sa-
varon, elle ne remonterait pas plus haut que le commencement du
xii« siècle, et aurait été le résultat d'un vœu d'Etienne, sixième
du nom, évêque de Glermont, qui, assiégé dans le château de Riom
par le comte d'Auvergne de cette époque et attendant le secours de
Louis le Gros, promit à saint Amable qu'il lui élèverait une superbe
église s'il garantissait le château. Selon Mérimée au contraire, elle
devrait remonter au commencement du xi« siècle, bien qu'il ne lui
découvre pas d'existence authentique avant 1077, année où elle fut
donnée à un collège de chanoines. Peut-être ces dates sont-elles
plus conciliables qu'il ne semble, et Saint-Amable est-il le produit
de plusieurs époques très rapprochées l'une de l'autre, ce qui ex-
pliquerait les différences de style qui se rencontrent dans cet édi_
650 REVUE DES DEUX MONDES.
fice. A l'extérieur, c'est une église byzantine, ceintres bas et étroits,
absides en forme de four, cordons de mosaïque, rien n'y manque;
à l'intérieur, le style ogival domine en partie dans la nef et entiè-
rement dans le chœur; seulement les sculptures des chapiteaux ap-
partiennent au style byzantin, et byzantin de la plus ancienne épo-
que, ce qui rend l'énigme un peu plus difficile à déchiffrer encore.
Mais pourquoi la partie extérieure de l'église ne serait -elle pas
l'église primitive, et la grande nef h temple de l'évêque Etienne?
Dans cette hypothèse, l'édification prétendue de Saint-Amable par
ce prélat aurait consisté dans un remaniement général ou même
dans une reconstruction totale de l'intérieur, ce qui n'a rien d'im-
probable. Quoi qu'il en soit de cette singularité, et bien que l'église
soit nue et sans ornemens, elle peut se recommander de son archi-
tecture; cela est froid, imposant, sévère, de proportions grandioses,
frisant le sublime sans l'atteindre, noble sans attrait, élevé sans
élancement, en résumé fait pour plaire, surtout aux gens du métier,
plutôt que pour parler à l'imagination, et donnant une impression
semblable à celles que donnent certaines œuvres grandioses de la
littérature classique dont on reste étonné sans en avoir été ému.
^oiYe-Dsime-du.-Marthuret (du martyre ou des douleurs) n'a pas
l'importance architecturale de Saint-Amable, mais elle est faite
pour plaire davantage au commun des visiteurs. Église de la der-
nière période du gothique, — pour la façade principale au moins,
— elle serait tout à fait charmante, si son clocher n'était surmonté
d'un affreux dôme à jour, ou, pour être plus exact encore, d'une
lourde calotte supportée par de lourds piliers, qui a l'air d'un vilain
petit temple latin en rotonde réduit à l'état de pigeonnier. Il faut
croire du reste que ce dôme, d'un goût détestable, a paru jadis le
comble du beau à quelques personnages importans de Riom, car je
le retrouve encore, au déplaisir de mes yeux, coiffant un ravissant
beffroi gothique orné de sculptures, parmi lesquelles le collier de
coquillages de l'ordre de Saint-Michel, qui donne sa date exacte.
Sur la façade principale de Notre-Dame -du-Marthuret, au sommet
de la porte, se présente une vierge sculptée, très en honneur dans
la contrée, et qui mérite plus encore que la dévotion, cela soit dit
sans irrévérence. C'est une œuvre de la renaissance d'un goût très
particulier et même un peu bizarre; une vierge distinguée plutôt
que belle et originale plutôt que simple. Pourquoi la dévotion du
peuple s'est-elle portée sur une image qui précisément n'a rien de
populaire, il est assez difficile de le dire, si ce n'est pas pour cette
raison même; mais nous avons rencontré bien souvent le même fait,
notamment à Rome, où la population entoure de ses faveurs et
comble de ses présens certaine madone du Sansovino, œuvre d'un
art accompli et conçue dans un sentiment qui est à l'opposé du sen-
LMPRESSIOKS DE VOYAGE ET d'aRT. Ô5:J
timent populaire. C'est que le peuple n'aime que ceux qui s ont très
près ou très loin cIj lui, qui lui ressemblent étroitement ou qui en
diffèrent absolument, et qu'à cet égard nous sommes bien tous un
peu comme le peuple. La taille est droite, élancée, un peu maigre,
mais cette maigreur n'a rien d'ascétique, car elle résulte visible-
ment d'une préoccupation moins sévère que celle de l'ascétisme,
celle de l'élégance. Le visage, sans beauté sérieuse, est plein de
séduction, séduction quelque peu excentrique et compliquée, où il
entre dix nuances contraires, de la naïveté et de la subtilité, de la
candeur et de la préciosité. La tête un peu inclinée sourit légère-
ment en regardant l'enfant, et ce sourire rappelle le rictus adorable
qui pince les lèvres et allonge les bouches des vierges de Luini.
Il est évident que cette statue, qui ne se rapporte que faiblement
aux types généraux et consacrés de la Vierge, est, ou bien un poT-
trait de quelque jeune fille noble du pays, ou bien une œuvre tout
individuelle où l'artiste, avec un raffinement studieux, s'est efforcé
de reproduire un certain type de grâce et d'élégance qui tourmen-
tait particulièrement son cerveau. Notre époque est volontiers portée
à croire que, si nos artistes n'ont pas une force de conception com-
parable à celle des artistes des siècles passés, ils l'emportent en
revanche par le sentiment des nuances; cependant plus on consi-
dère d'œuvres des artistes de la renaissance, et plus on reste étonné
de la variété extraordinah'e de leurs pensées sur un même sujet et
de la profondeur délicate avec laquelle ils en ont marqué les carac-
tères les plus fugitifs. Si nous n'en sommes pas frappés plus sou-
vent, c'est peut-être tout simplement que les thèmes sur lesquels
se portaient leurs méditations habituelles ont cessé de nous être fa-
miliers ou ne nous préoccupent plus au même degré.
Cette église du Marthuret va nous fournir une preuve curieuse
de l'intimité savante avec laquelle les artistes du xvi" siècle, même
les plus petits et les plus obscurs, même les anonymes, possédaient
et pénétraient leurs sujets. Dans une des premières chapelles se
trouve une bande de vitraux divisée en trois compartimens repré-
sentant la Vierge, saint Jean et saint Jacques, et datée du mi-
lieu du xvi" siècle. Nous passerons sur les deux premiers person-
nages, bien que la Vierge, qui a l'air de n'être que bonté, réponde
exactement à cette espérance d'une inépuisable compassion qui
porte le fidèle à la prier, bien surtout que le saint Jean soit re-
marquable par un mélange de candeur et d'enthousiasme qui con-
vient parfaitement à son caractère; mais certes celui qui peignit le
saint Jacques avait compris à fond le sens de l'épître qui porte le
nom de cet apôtre. Ce saint Jacques, c'est le type même du bon
socialiste tel que nous le connaissons par une expérience souvent
répétée, pour avoir vécu déjà longtemps dans notre société démo-
652 REVUE DES DEUX MONDES.
cratique, tel aussi que l'orageuse fermentation du xvi^ siècle l'avait
présenté plus d'une fois sans doute au peintre de ce vitrail : des
traits maigres et irréguliers, un visage allongé, le nez mince à sa
racine et charnu à son extrémité, un front faible, quelquefois élevé,
mais sans domination, des cheveux plats légèrement repoussés vers
l'oreille, un air doux et béat, un regard d'où jaillit une bienveil-
lance quelque peu ironique, un ensemble de physionomie où se ré-
vèlent une obstination souriante et un pacifique entêtement. Tels
sont les traits du saint Jacques de ce vitrail, tels sont encore ceux
auxquels vous reconnaîtrez les honnêtes chercheurs de la nouvelle
pierre philosophale. Il n'y a pas en effet que les familles et les races
qui possèdent des types; avez-vous remarqué que les diverses doc-
trines morales et les diverses opinions politiques possèdent chacune
le leur, tant notre chair est plastique et tant notre âme la modèle à sa
propre image? Au temps heureux du roi Louis-Philippe, un de nos
amis prétendait reconnaître à première vue un partisan du National
et un lecteur passionné d'Armand Marrast ; nous renouvelâmes plu-
sieurs fois cette expérience, elle se vérifia toujours.
La Sainte-Chapelle, le monument le plus renommé de Riom, est
un des témoignages de la magnificence de cette première branche
de Valois, qui, ainsi que nous l'avons fait remarquer naguère en
parlant des ducs de Bourgogne, peut hardiment être comparée pour
la prodigalité et le goût des arts à la branche d'Angoulême, et qui
ne compta jamais qu'un ladre, le roi Louis XI. Elle fut bâtie vers la
fin du xiv*^ siècle par Jean, duc de Berry, à qui cette partie de l'Au-
vergne, érigée en duché, fut donnée par surcroît en apanage (1).
C'était un dur exacteur, disent presqu'à l'unanimité tous les his-
toriens, et dont les populations du midi gardèrent longtemps mau-
vais souvenir; l'image que nous présente de lui sa statue funèbre
conservée dans la crypte de la cathédrale de Bourges est donc
bien menteuse, car c'est l'expression même de la bonté, et on peut
(1) L'Auvergne est une des provinces où il est le plus difficile de se tirer avec clarté
de l'inextricable enchevêtrement des successions féodales et des transferts de pouvoir
qui en étaient la conséquence. Anciennement, la Haute-Auvergne était divisée en deux
comtés, le comté d'Auvergne et le comté de Ctermont. Sous le règne de Philippe-Au-
guste, une querelle armée do deux frères de la maison de La Tour, Guy, comte d'Au-
vergne, et Robert, évêque de Clermont, ayant amcHé une intervention du roi, le comté
fut confisque et donné à Guy de Dampierre, qui le tint en fief de la couronne. Saint
Louis, par obéissance au testament de Louis VIII, son père, le donna à son frère Al-
phonse, qui à sa mort le légua au roi Philippe le Hardi, fils de saint Louis, malgré les
prétentions de Charles de Valois, le célèbre conquérant de la Sicile. Charles fut dé-
bouté de ses prétentions, et le comté d'Auvergne demeura annexé à la couronne jusqu'en
1360, où il fut érigé en duché pour Jean de Berry. Ce dernier, quoiqu'il eût promis
que, dans le cas où il mourrait sans héritier mâle, ledit duché reviendrait do nouveau
à la couronne, sut profiter de la puissance qu'il s'était acquise pendant la minorité de
Charles VI pour le faire passer en dot à sa fille Marie, femme de Jean I" de Bourbon.
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 653
défier hardiment quiconque la verra d'en porter un autre jugement.
Toutefois la tyrannie d'une passion dominante produit souvent des
résultats analogues à ceux de la méchanceté, et il est probable en
conséquence que les prodigalités de Jean eurent maintes fois les
mêmes effets qu'aurait eus l'avarice. Gomme son frère Charles V,
il aima les beaux manuscrits ; comme son frère Philippe de Bour-
gogne, il aima les beaux édifices, et comme son frère Louis d'Anjou,
il aima les meubles précieux, les joyaux de prix et les pierres rares
richement serties. Sa collection de bagues était si célèbre qu'on ve-
nait la voir des quatre points cardinaux et que son neveu Arthur
de Richemont, — le futur connétable et duc de Bretagne, — ayant
eu besoin dans sa jeunesse d'échapper à une surveillance politique
trop étroite, prétexta, pour s'évader et respirer un ])eu plus libre-
ment, d'un désir ardent de voir les bagues de son oncle, sans que
personne en fût étonné. I! faut croire qu'il porta en Auvergne cette
même rage de joyaux et de bagues, car je lis dans Savaron que
Martin de Charpaignes, évêque de Glermont et ancien chancelier de
Jean , chargea à sa mort son neveu Guillaume de Charpaignes,
évêque de Poitiers, de présenter de sa part à Charles VII le rubis
que le duc lui avait donné.
Qu'on blâme ou non ces prodigalités du prince, toujours est-il
que Piiom lui doit encore aujourd'hui son principal ornement. Ce
n'est pas cependant que cette Sainte-Chapelle soit un édifice à faire
pâmer d'admiration; c'est un vaisseau nu et sans colonnes, plus
haut que large, flanqué de deux chapelles profondes, se terminant
en ovale et fermé sur les côtés et à son extrémité d'immenses ver-
rières qui laissent passer la lumière à flots. Quoique la sobriété
soit d'ordinaire une des conditions de l'élégance, on ne peut s'em-
pêcher de trouver qu'ici l'économie d'ornemens a été cependant
poussée à l'excès. En revanche, les verrières qui sont postérieures
à Jean de Berry sont admirables. Au bas de la principale, Jean,
très jeune, est agenouillé avec sa femme, Jeanne d'Armagnac, tous
deux assistés de leur patron commun Jean-Baptiste; à sa suite,
après un intervalle , un autre couple princier se présente, assisté
d'un patron qu'on reconnaît aisément pour le roi saint Louis et
d'une sainte qui fait hésiter entre sainte Catherine et sainte Mar-
guerite. Quel est ce second couple? Est-ce Jean de Bourbon, le
gendre du duc de Berry, qui, pour marquer sa descendance directe
de saint Louis, s'est fait représenter assisté du pieux roi? Je n'ai
pu le reconnaître lors de ma visite à Riom, et je n'ai pu découvrir
depuis aucun renseignement à ce sujet. Peu importe d'ailleurs ce
détail, car l'intérêt de ces verrières est non pas dans ces groupes
princiers, mais dans la manière dont les artistes ont compris les
saints personnages qu'ils représentent, et ici encore nous avons une
Qbh REVUE DES DEUX MONDES.
preuve nouvelle, — et des plus remarquables, — de ce sentiment
profond des nuances qui nous avait déjà arrêté par deux fois à
Notre-Dame-du-Marthuret. Ces personnages se divisent en pro-
phètes et en apôtres, et rien n'est plus frappant que le contraste
intelligent que le peintre a su établir entre eux. Les prophètes sont
pleins de caractère et d'énergie, mais avec une empreinte forte-
ment marquée d'étrangeté. Bizarrement costumés, les traits rava-
gés par les fatigues de l'inspiration, les yeux saillans et pleins de
songes, ce sont de vieux Juifs tout à fait bizarres, et des Juifs vé-
ritables, car l'artiste semble s'être inspiré directement des types que
pouvaient lui présenter en foule les innombrables ghettos des villes
du xv« siècle. J'en vois un surtout, coiffé d'un chapeau baroque et
la taille serrée dans un justaucorps vert, qui se retourne, le visage
courroucé, comme pour gourmander un incrédule ou un libertin
dont vous avez rencontré certainement le double dans quelque quar-
tier juif de telle ou telle ville européenne. A moitié sorciers, à moitié
pontifes, leur aspect parle de quelque chose d'occulte et de secret qui
agit par eux et dont ils ne sont pas entièrement les maîtres. Ce sont
visiblement gens à chercher à tâtons dans les ténèbres l'issue qui con-
duit au jour, à lutter dans le silence des solitudes avec les énigmes,
à passer rêveusement les heures du jour à interpréter les songes des
nuits, à répondre en paroles obscures ou d'un sens incertain. Chez
les apôtres au contraire, rien de bizarre, rien d'égaré, rien d'occulte;
des visages aux traits calmes et sévères comme la raison, fermes et
réguliers comme la certitude, lumineux comme la clarté et l'évi-
dence. Entre ces prophètes et ces apôtres, il y a, toutes nuances
gardées, la même différence qui vous saisirait, si après avoir con-
templé une série de portraits de vieux savans de la renaissance,
monstres d'érudition et prodiges d'imagination conjecturale, vous
contempliez une série de portraits d'hommes célèbres duxviii'^ siècle.
A l'extrémité de l'un des faubourgs de Riom se trouve le village
de Mozat, dont l'église paroissiale fut celle d'une des plus anciennes
abbayes de France. Cette abbaye fut fondée dans la seconde moitié
du vii^ siècle par un personnage d'origine romaine nommé Galmi-
nius et par sa femme Namadia. C'était à peu près dans le même
temps où saint Philibert fondait les abbayes de Jumiéges et de
Noirmoutiers; on peut comprendre par ce double exemple d'un
noble romain et d'un noble franc concourant avec une ardeur égale
à la même œuvre d'édification à quel point le christianisme possé-
dait dans ces temps troubles les âmes capables de civilisation mo-
rale. Il était tout pour ces âmes, le refuge contre la barbarie de
l'époque, la foi qui alimentait et dirigeait la vie intérieure, le prin-
cipe et le levier d'action qui dirigeait la vie extérieure et pratique.
Calminius ou saint Galmin, comme il est communément appelé,
■ IMPRESSIONS DE VOYAGE ET D'aRT. 655
travailla beaucoup dans sa vie, grâce à sa foi chrétienne. Pour sa-
voir ce qu'il fit, adressons-nous à un de ces documens peints ou
sculptés que dans ces excursions nous aimons à consulter de pré-
férence aux documens écrits; nous en avons un ici qui est de pre-
mier ordre, la châsse même du saint, superbe ouvrage duxii^ siècle,
en cuivre émaillé, qui se voit encore à côté de la châsse de saint
Austremoine dans la sacristie ds l'église de Mozat. Sur les quatorze
panneaux peints qui composent cette châsse, cinq se rapportent au
saint, et sur ces cinq trois sont consacrés à ses travaux , qui sont
tous du même ordre, des constructions de monastères, dont des lé-
gendes latines placées au bas des peintures nous donnent les noms.
Le premier de ces monastères fut construit dans le diocèse du Puy-
en-Velay en l'honneur de saint Théofred; c'est la célèbre abbaye
de Saint-Ghaffre , qui a donné naissance à la petite ville du Mo-
nastier, une de nos futures étapes dans ces excursions. Le se-
cond fut fondé dans le diocèse de Limoges, c'est, dit-on, l'ori-
gine de la ville de Tulle ; le troisième fut construit en Auvergne,
et c'est l'abbaye qui nous occupe en cet instant. Trois abbayes,
dont deux sont devenues les germes de villes ; peu de gens ont
travaillé d'une manière plus pratique non-seulement pour leur
temps , mais pour la postérité . Après ces fondations , les deux
pieux époux avaient réellement droit au repos, et c'est en effet de
ce repos que nous parlent les deux autres panneaux, qui ont rap-
port à leur vie. Dans l'un Namadia, et dans l'autre Galminius, nous
sont représentés couchés au tombeau, tandis que leurs âmes mon-
tent au ciel portées par des anges sur de belles nappes blanches
comme l'âme de Dagobert dans le fameux tombeau de Saint-Denis.
Six autres panneaux de cette châsse admirable sont consacrés aux
apôtres et aux personnes divines mêmes, le Père bénissant le monde,
la Vierge et l'Enfant, le Christ en croix ; enfin deux autres sont
consacrés l'un à saint Austremoine, fondateur du christianisme en
Auvergne, l'autre à l'abbé de Mozat, personnage du nom de Pierre,
qui fut le donateur de cet ouvrage, en sorte que la légende de Gal-
min et de Namadie se trouve enveloppée et comme sertie dans les
images de la sainteté la plus auguste, comme une pierre précieuse
d'un ordre secondaire qui serait entourée d'une couronne de rubis
et de diamans. C'était la méthode ordinaire du moyen âge pour
rehausser les vertus d'une existence individuelle, mais rarement
elle fut appliquée d'une manière plus complète et plus riche que
dans cette châsse de saint Calmin.
L'église abbatiale telle qu'elle se présente aujourd'hui est le ré-
sultat de deux reconstructions, l'une du xii" siècle et l'autre du xv%
c'est assez dire que deux styles y sont réunis : les nefs sont ro-
manes de la dernière époque, le chœur et un bon nombre des cha-
656 REVUE DES DEUX MONDES.
pelles sont gothiques. La reconstruction du xv^ siècle fut très
probablement regardée à l'époque où elle se fit comme un progrès
sur l'architecture précédente, le gothique étant alors la mode ré-
gnante, en réalité elle ne fut au contraire qu'une sorte de barbarie.
Combien ce chœur sans profondeur ni liberté, étoufle qu'il est
entre ses murailles, paraît étroit et mesquin lorsqu'on tourne ses
regards du côté de la grande nef, et comme il fait regretter le
chœur ancien, qui sans doute, comme ceux de toutes les belles
églises romanes d'Auvergne, Notre- Dame-du-Port de Glermont,
Saint-Nectaire, Saint-Paul d'Issoire, était fermé à jour par une co-
lonnade disposée en cercle ou en ovale arrondi, et entouré d'une
allée circulaire donnant accès à une succession de chapelles rayon-
nantes ! Tout l'intérêt se concentre sur les nefs et principalement
sur les chapiteaux des colonnes, qui sont ornées de sculptures de la
plus grande beauté. Ces sculptures sont de deux sortes, les bas-
reliefs historiés et les simples figures de décoration. Les bas-reliefs
historiés, parmi lesquels je reconnais la délivrance de saint Pierre
et Jonas avalé, puis vomi par la baleine, ne sont pas exempts de
cette raideur automatique et de ces irrégularités de dessin qui ca-
ractérisent d'habitude les productions de l'art roman toutes les fois
que le groupe humain est appelé à en faire partie. En revanche, les
sculptures d'ornemens et les figures qui ont un sens symbolique
relèvent de l'art le plus consommé et le plus exquis. Ce serait à
croire ces sculptures d'une époque bien postérieure à la leur, car
la renaissance n'a rien produit de plus délicat, de plus capricieux
et de plus fini : les deux enfans par exemple, qui, à l'extrémité de
l'une des collatérales, présentent deux sortes de boucliers qui peu-
vent bien être des tables d'armoiries, sont deux figurines voisines
de la perfection. La renaissance n'a rien produit de plus capricieux,
yiens-je d'écrire; si on veut en effet ne prendre ces figures que pour
des caprices du ciseau, l'imagination y trouvera encore son compte;
mais, nous l'avons déjà remarqué plus d'une fois, le caprice était
inconnu à ces vieux artistes, et il n'est pas besoin de contempler
longtemps les chapiteaux à figures symboliques de l'église de Mo-
zat pour deviner le contraste théologique qu'ils veulent insinuer
dans l'esprit sans le déclarer ouvertement. Ce contraste, c'est celui
de la nature humaine déchue et de la nature humaine rachetée.
Les figures qui se répètent avec alternance de chapiteau en chapi-
teau accusent ce contraste jusqu'à la plus claire évidence. Voici des
centaures et voici des hommes montés sur des chèvres; qu'est-ce
sinon les symboles de la force brutale, de la bestialité et de la sensua-
lité? D'autre part, voici un enfant à cheval sur le poisson, emblème
de Jésus-Christ; qu'est-ce sinon le symbole de la nature humaine
rendue à son innocence première par les mérites du rédempteur ?
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 657
Tout près de l'enfant, sur une seconde face du chapiteau , est une
figure qui paraît être le bon pasteur relevant la brebis abattue, al-
légorie qui fortifie et complète le sens de la première. Ces deux
natures ainsi opposées dans des chapiteaux différons sont réunies et
placées souvent côte à côte dans le même chapiteau pour que le con-
traste soit en quelque sorte mieux accusé. Ici j'aperçois juxtaposés
un singe et un ange. Ailleurs deux figures qu'on reconnaît, à ne
pas s'y méprendre, pour le génie du bien et pour le génie du mal.
Il est encore un symbole qui revient bien souvent, celui de la
vigne, du raisin, de la coupe, et il n'est pas bien difficile de recon-
naître que, par ces symboles de l'eucharistie , l'artiste , ou plutôt
celui qui guida sa pensée , a voulu indiquer le moyen de rachat
toujours présent et toujours efficace par lequel l'âme humaine re-
tirée du vice originel peut s'empêcher d'y retomber. J'insiste sur
l'interprétation de ces chapiteaux, parce qu'il se rencontre des con-
naisseurs d'ailleurs souvent fort judicieux qui s'obstinent à ne vouloir
attribuer qu'à la fantaisie des artistes ces décorations des chapiteaux
romans. J'ai eu le regret de trouver que Mérimée était trop souvent
du nombre de ces^connaisseurs; il ne lui a pas échappé cependant
que la plupart de ces figures sont symboliques, mais ces allégories,
dont le sens crève les yeux, il les déclare, qui le croirait? d'une in-
terprétation très difficile aujourd'hui. Il est mieux inspiré lorsqu'il
trouve à ces chapiteaux une étroite ressemblance avec ceux de Saint-
Julien de Brioude. C'est à croire en effet que ce sont les mêmes
confréries d'artistes qui ont sculpté les uns et les autres , fait qui
n'a d'ailleurs rien de fort étonnant lorsqu'on songe à la faible dis-
tance qui sépare Mozat de Brioude.
Quelques curiosités sont à noter dans l'église de Mozat. La plus
remarquable consiste en deux chapiteaux séparés de leurs colonnes,
débris probables de quelque ancienne reconstruction, qu'on a pla-
cés aux deux côtés de la porte principale. L'un de ces chapiteaux
représente les scènes du tombeau et de la résurrection dans un style
entièrement semblable à celui des chapiteaux de Saint-Paul d'Is-
soire. Le second chapiteau, une chose admirable, représente des
figures de fantaisie, purement décoratives , deux par chaque face,
à genoux, se tournant le dos et se rejoignant par les pieds, dont ils
présentent les plantes en l'air comme deux sortes de supports vides
que caressent sur l'une des faces ^ne pomme de pin, sur l'autre une
fleur dont le calice s'ouvre en forme de lèvres , sur la troisième une
plante à trois pétales, dont l'une les enlace en forme de langue vé-
gétale. C'est le plus grand style possible de l'art décoratif que ce
chapiteau, qui est à enlever, quelque jour où on aura une minute
pour y penser, et à transporter à l'École des Beaux-Arts. Les ver-
TOMB xii. — 1875. 42
658 REVUE DES DEUX MONDES.
rières du chœur, dont quelques parties sont encore fort belles, sont
raalheureusement aujourd'hui dans un trop grand état de confu-
sion pour mériter longtemps l'attention; néanmoins il s'y rapporte
un fait qui a son intérêt. C'est à Mozat que fut signé un des traités
qui firent poser les armes aux états féodaux de la ligue du bien
public contre Louis XI. Le roi, dont on sait le caractère aussi dévot
qu'astucieux, ne pouvait manquer une si belle occasion de faire
connaissance avec des reliques nouvelles; aussi s'empressa-t-il d'a-
dresser les plus humbles prières à monseigneur saint Austremoine,
comme nous l'avons vu à Auxerre adresser ses adorations à mon-
seigneur saint Edme. En souvenir de cette visite, le roi Louis XI fut
représenté dans les verrières du chœur, et l'on y voit encore au-
jourd'hui un fragment de ce témoignage de la reconnaissance mo-
nastique. Ce fut au contraire tout autre chose que de la reconnais-
sance que s'attira de la part des moines de Mozat un autre Louis,
bien que très pieux aussi, Louis XllI. Certains subsides réclamés
par l'abbaye avaient été refusés, paraît-il, et, pour tirer vengeance
de ce refus, un moine, réfecturier de l'abbaye, du nom de Richeroy,
fit réparer à ses frais la crypte de l'église, et en fit murer l'entrée
d'une pierre gravée de deux inscriptions, l'une latine et l'autre
française. Voici cette dernière, qui est une épigramme sous forme
de calembour et qui se lit encore à l'entrée du chœur :
Curieux de mon auteur, passant, arrête-toi ;
Ce n'est pas un roy riche, mais c'est un Riche-roy.
Cette épigramme, qui est à placer à côté des inscriptions des fon-
taines de Riom, porterait décidément à croire que l'amour des
pointes fut jadis au nombre des faiblesses des beaux esprits de
cette région.
Mozat a trouvé son historien dans ces dernières années , un en-
fant du pays, M. Gomot, dont on ne saurait assez recommander les
recherches à tous ceux qui seraient curieux de connaître dans ses
plus minutieux épisodes la longue existence de cette abbaye (1).
Son livre est excellent, et je ne puis lui trouver qu'un seul défaut,
qui d'ailleurs est inévitablement celui de tous les bons livres his-
toriques, c'est que l'auteur semble y plaider un peu trop la cause
du sujet qu'il a choisi. Mozat, abbaye secondaire, placée sous l'au-
torité de Cluny, n'eut jamais d'influence sur le mouvement général
des choses, et, si elle eut une importance considérable pour la pro-
vince de l'Auvergne, cela tint peut-être à ce seul fait, c'est que de
(1) Histoire de Vabbaije royale de Mozat, par M. Hippolyte Gomot; Paris, Aubry,
IMPRESSIONS DE VOYAGE ET d'aRT. 659
toutes les abbayes de ce pays c'était celle qui contenait les reliques
les plus insignes, comme on disait , et les plus vénérables. A cette
mention des reliques considérées comme titres d'importance, plus
d'un de nos lecteurs sourira peut-être ; que voulez-vous ! chaque
peuple a ses mœurs, dit Voltaire, et moi j'ajoute : chaque siècle
a aussi les siennes. L'histoire de Mozat, dont les moines n'eurent
pas toujours une existence en harmonie avec ces pieux souvenirs,
ne le prouve que trop. De toutes les provinces de l'ancienne France,
l'Auvergne fut peut-être celle où le clergé , tant séculier que régu-
lier, donna le plus de sujets de plaintes aux deux derniers siècles;
nous avons à cet égard deux autorités irrécusables, l'évêque Fié-
chier et l'évêque Massillon.
Tout le monde a lu les mémoires de Fléchier sur les grands
jours d'Auvergne, et nous verrons Massillon obligé d'avoir recours
à toute son autorité pour maintenir la discipline ecclésiastique dans
son diocèse. Il faut lire, dans le livre de M. Gomot, ce qui se pas-
sait à l'abbaye de Mozat sous le gouvernement de dom Antoine Ri-
goulet, prieur souverain en l'absence de l'abbé François d'Albon;
c'est une suite de scènes où le grotesque et l'odieux se combinent
en proportions si égales qu'elle compose la mieux réussie des tragi-
comédies. Deux moines qui, pour se venger de deux habitans de
Mozat, se ruent sur eux, en pleine église, la dague au poing et vê-
tus en gentilshommes, — un prieur, grand chasseur et grand ama-
teur de fauconnerie, qui, pour punir ce scandale, ne trouve rien de
mieux que de tirer l'épée contre les coupables, lesquels soulèvent
une révolte et l'assiègent dans sa chambre en lui criant qu'ils vont
lui couper les oreilles, — ce même prieur, convaincu de faits scan-
daleux, déposé solennellement au nom du cardinal Mazarin, abbé
de Gluny, en pleine église, cloches sonnantes, cierges éteints, puis
revenant deux ans après, audacieusement, reprendre un beau soir
possession de son ancienne autorité au mépris de sa destitution et
de sa dégradation publiques, voilà quelques-unes des scènes que
le livre de M. Gomot fait passer sous nos yeux. Ce sont les scènes
mêmes des grands jours de Fléchier, et elles auraient pu figurer
dans le dossier des célèbres assises, tant elles en sont rapprochées.
Emile Montégut.
LES DESTINÉES
DE LA
NOUVELLE POÉSIE PROVENÇALE
Lis Jsclo d'or, par M. Frédéric Mistral, 1 vol. iii-8°; Avignon.
Avez-vous voyagé sur les côtes de Provence? Vous êtes-vous pro-
mené le long de ce beau rivage où l'air est si doux, la mer si bleue,
la terre si riche, la batellerie des petits ports si vive et si alerte?
De Marseille à Toulon, du côté de Cassis et de La Giotat, vers le golfe
de Leques ou le cap de la Gide, plus loin encore, après la Seyne,
après Toulon, après Hyères, avez-vous admiré ce merveilleux en-
semble de lignes et de couleurs, de vie active et de rêveuse indo-
lence? Si vous avez parcouru ces bords, parmi tant de merveilles
réunies à souhait pour le plaisir des yeux, vous avez remarqué un
phénomèHe particulièrement poétique. Vers le soir, à l'heure où le
soleil s'incline à l'horizon, on voit apparaître au loin comme des îles
d'or sur la mer légèrement assombrie. Ce sont les derniers rayons
du soleil couchant qui vont frapper tous ces îlots, toutes ces pointes
de roc, Pomègue, Le Maire, Jaros, éparpillés dans les eaux de Mar-
seille, ou les îles d'Hyères au-delà de Toulon, ou là-bas, plus loin
que Fréjus, en face de Cannes la souriante, le groupe illustre des
îles de Lérins. Vraies îles d'or en effet, quand le soleil les illumine,
paradis enchantés qui éblouissent le regard et font que l'imagina-
tion s'y crée un monde idéal. Seulement cette transfiguration ne
dure point; aux heures éclatantes succèdent les heures noires, et
LA NOUVELLE POESIE PROVENÇALE. 661
les îles d'or deviennent des îles de pierre. Montez en bateau, faites-
vous conduire à ce point lumineux, que trouvez-vous? La plupart
du temps, des masses de rochers, quelquefois une nature aimable
comme aux îles d'Hyères ou de grands souvenirs comme à Lérins.
Rochers, nature, souvenirs, tout cela certes a son caractère et son
prix, bien que l'étinceiant mirage ait promis autre chose. Si l'île
d'or a disparu, il reste toujours une île, un refuge, un lieu où
prendre pied, un lieu que baigne la plus poétique des mers et d'où
l'on peut voir à toute heure le rivage de notre France.
Cette belle image des îles d'or, évoquée à nos yeux par le titre
du recueil de vers que vient de publier M. Frédéric Mistral, me re-
présente dans un symbole exact les destinées de la nouvelle poésie
provençale. Ai-je besoin de dire qu'il ne s'agit pas du mirage et
de ses illusions? L'épigramme serait bien inopportune au moment
de citer un nom qui rappelle des succès poétiques aussi durables
que brillans. Nous voulons seulement indiquer, comme M. Frédéric
Mistral lui-même l'a fait à sa manière, que la nouvelle poésie pro-
vençale a eu des origines très simples, très modestes, et que, mal-
gré les lueurs splendides qui en ont transfiguré le caractère, elle
fera bien de s'y rattacher en toute franchise. Les îles d'or! En in-
scrivant ces mots à la première page de son livre, le poète a un
scrupule, et il s'empresse d'y répondre ainsi : « Ce titre, j'en con-
viens, peut sembler ambitieux, mais on me pardonnera quand on
saura que c'est le nom de ce petit groupe d'îlots arides et rocheux
que le soleil dore sous la plage d'Hyères. » Des îlots arides, des
landes rocheuses, tel a été aussi le point de départ de cette poésie
provençale de nos jours qu'a dorée bientôt une si éclatante lu-
mière. Il est bon de se rappeler ce point de départ. C'est bien là, je
n'en saurais douter, le sens des paroles que nous venons de trans-
crire. Ajoutons que, de ces îlots arides transformés aujourd'hui en
verdoyantes oasis, il ne faut jamais perdre de vue la terre de la pa-
trie, pas plus qu'on ne la perd des îles d'Hyères, des îles de Lérins,
de toutes les îles d'or disséminées sur nos côtes de Provence. Si tel
est le sens de ce titre, nous n'avons pas à excuser ici une image trop
ambitieuse; au contraire, nous félicitons le poète de l'inspiration
doublement fdiale qui le ramène avec tant de grâce dans sa véritable
voie.
Où donc est- il né, cet art provençal du xix® siècle? Où, comment,
par quels soins s'est épanouie la fleur charmante? J'ai raconté ici
même cette touchante histoire (1). La poésie, qui a fini par charmer
(1) Voyez, dans la Revue du 15 octobre 1859, l'étude intitulée la Nouvelle poésie
provençale. MM. J. RoumaniUej F. Mistral et Th. Aubanel.
662 REVUE DES DEUX MOINDES.
toute une partie de la France, et qui, populaire dans le midi, est
devenue pour le nord un sujet de surprise et d'attention studieuse,
a eu les comraencemens les plus humbles. Ah! certes, l'image des
îlots arides n'est que trop exacte; c'était bien en des terres ro-
cheuses qu'avait péri de siècle en siècle la végétation des anciens
jours. La vieille langue de la Provence, la langue des sirventes et
des canzones, la langue de tous ces chantres d'amour, les maîtres
de Dante, dont Fauriel a si bien fait revivre les inspirations, cette
noble langue défigurée, mutilée, détruite, avait subi dans le cours
des siècles un outrage pire que la mort; elle ne servait plus qu'à
l'expression des pensées grossières. La littérature populaire confiée
à l'idiome d'Arnaud Daniel et de Bernard de Ventadour était la lit-
térature des cabarets. Facéties, gros mots, pensées grivoises, chan-
sons libertines, tel était, il y a une trentaine d'années, le fonds
littéraire de la Provence pour ceux qui, sachant mal le français, en
étaient réduits à leur langage usuel. Un jour, le fils d'un jardinier
de Saint-Rémy, à peine sorti des écoles où il a cultivé aussi son
jardin, veut faire la lecture du soir à sa vieille mère. On a beau se
coucher de bonne heure, les soirées sont longues en hiver; il serait
doux d'avoir un livre écrit dans le langage natal, un livre grave ou
joyeux, qui sût élever l'âme ou divertir l'esprit. Il cherche et ne
trouve rien. Des vers gracieux, des récits aimables, des pages qui
puissent répondre honnêtement à un honnête désir de s'instruire,
s'il veut se les procurer, il faut qu'il les emprunte aux lettres fran-
çaises. C'est ainsi que la pauvre femme, en son humble domaine
rustique, est séparée du monde des idées. La langue qui pourrait
charmer pour elle l'ennui des heures oisives se compose de mots
qu'elle n'entend pas; la langue qui résonnerait si doucement à ses
oreilles ne lui offre que des pages illisibles. L'honneur de M. Joseph
Roumanille est d'avoir senti avec tant de vivacité la douleur et la
honte de cette situation. Il a compris que la langue natale était
avilie, et il a conçu le dessein de la réhabiliter. Ce dessein est de-
venu la tâche de toute sa vie; grande tâche et vraiment patrio-
tique! Il travaillait pour son père et sa mère, il travaillait aussi
pour toutes les familles de la campagne, pour tous les ménages
des mas. Du Rhône aux Alpes et de la Durance à la mer, combien
d'amis inconnus, se disait-il, accueilleront ces pages que je vais
leur envoyer ! Yoilà comment M. Joseph Roumanille pubha son pre-
mier recueil de poésies provençales, U Margarideto. Ces pâque-
rettes, comme il les appelle, c'étaient des fleurs du jardin de Saint-
Rémy, fleurs toutes simples, mais toutes fraîches, fleurs de saine
pensée comme de gai savoir, offrande et appel adressés du fond du
Mas des Pommiers à tout le peuple de Provence.
LA NOUVELLE POESIE PROVENÇALE. 663
L'offrande fut reçue avec grande joie, et l'appel retentit de tous
côtés. En fait de poésie et d'art, il ne faut que réussir une bonne
fois pour créer tout un courant d'idées, inspiration chez les uns,
imitation chez les autres. M. Roumanille obtint ce succès-là du pre-
mier coup, et comme en toute occasion il continuait de chanter, ici
un conte joyeux, là une élégie, comme il joignait d'ailleurs à cette
œuvre de rénovation poétique un apostolat social et défendait les
vieilles mœurs au milieu des fièvres de iShS, il devint bientôt le
chef d'un travail d'esprit qui fut un véritable événement pour la
Provence durant plusieurs années. L'essaim des poètes bourdonnait
autour de la ruche. Employons une image plus locale encore, ce fut
une vraie farandole comme dans les fêtes populaires de ces contrées
du soleil. Petits et grands, jeunes et vieux, se tenaient par la main
dans une ronde immense et s'entraînaient l'un l'autre aux sons du
tambourin. Tous ces chants de provenance si diverse, il fallut bien-
tôt les rassembler pour en montrer l'unité bienfaisante et la signi-
fication sérieuse. M. Roumanille fut naturellement l'éditeur de ce
recueil. Il avait été le premier chef d'orchestre, il devait continuer
de diriger l'œuvre commune jusqu'au jour où des talens originaux
prendraient librement leur essor. Celui qui écrit ces lignes fut in-
vité à expliquer au public la portée de cette tentative, à en donner
du moins le commentaire patriotique et moral, car, en ce qui con-
cerne la langue même des écrivains provençaux, il était trop peu
qualifié pour en parler avec compétence; il traça donc une intro-
duction qui essayait en même temps d'être un "programme, une
exhortation, une sorte d'engagement pour la direction à suivre, et
ce n'est pas là un des moins précieux souvenirs de sa vie littéraire.
Ainsi parut en 1S52 le volume intitulé lî Prouvençalo.
Parmi les jeunes chanteurs qui se pressaient autour de M. Rou-
manille, le maître en avait remarqué un qui se nommait Frédéric
Mistral. Il était âgé alors de vingt et un ans. Paysan, fils de pay-
sans, Frédéric Mistral avait été dans les collèges, comme disent les
bonnes gens de la campagne ; à cette date, il était bachelier ès-
lettres, et, s'il n'avait pas encore terminé son droit, il s'en fallait
de bien peu. Les collèges ne lui avaient pas fait oublier ses premiers
maîtres; il était bien l'enfant du sillon, l'élève des laboureurs et le
compagnon des pâtres. Quand les chants de Joseph Roumanille ré-
veillèrent la poésie provençale de son engourdissement séculaire, la
Belle au bois dormant prit bien des aspects diflérens selon les
foyers qu'elle visitait. Ce fut une poésie rustique, une poésie franche
et robuste qui éclata sur les lèvres de Frédéric Mistral. Il eut l'am-
bition d'écrire les géorgiques de son pays. Virgile, Homère, Hé-
siode, s'associaient dans sa pensée aux scènes qui avaient enchanté
66Ù REVUE DES DEU_ MONDES.
son enfance. Il retrouvait sans efforts la tradition des âges primi-
tifs. Quelques pièces dispersées çà et là, tantôt de belles imitations
virgiliennes, tantôt des peintures directement inspirées de la na-
ture provençale, furent ses premiers essais. Plusieurs de ces har-
dies ébauches parurent dans le recueil dont nous parlions tout à
l'heure. Telles sont par exemple les strophes si neuves sur le fu-
rieux vent de la vallée du Rhône.
« Écoutez-le : quelle tempête! Où va-t-il et d'où vient-il? Tu es pour
nous un vrai lléaa, et pourtant nous t'aimons, roi des vents! Grâce à
toi, dans nos veines circule incessamment un sang plus vif, et quand
tu es là chassant le Rhône en souverain, à coups de fouet tu nous re-
mues si l'été veut nous énerver.
« ... Taisez-vous, vents de la mer, vent de la tramontane, vent de
Narbonne, vous qui, pour tordre un brin d'osier, êtes forcés de vous
donner au diable ! Dieu vous fit, molles brises, pour caresser le bouton
des fleurs; le mistral, il le créa pour bercer les chênes, les grands
arbres enfans des monts, et aussi pour en être la hache. »
Dès l'insertion de ces pages dans le recueil des Provençales, on
pouvait signaler chez le jeune poète l'ambition de mêler à la grâce
naturelle de la langue du midi la vigueur d'une littérature plus
mâle. Personne, disions-nous, ne regrette plus que lui la mollesse
d'idées et de style qui a été si fatale au génie de ses aïeux. Il ne
renonce pas à l'élégance, mais quel sentiment hardi de la réalité,
quelle énergie redoutable dans ses peintures! Soit qu'il chante la
Belle d'août et qu'avec une grâce funèbre il associe toute la nature
éplorée aux malheurs de son héroïne, — soit que, dans l'étrange pièce
intitulée Amarun, il attaque le débauché, le secoue, le flagelle, et
l'enferme, épouvanté, au fond du sépulcre infect, — soit que, devant
un épi de folle avoine, son ironie vengeresse châtie l'oisiveté inso-
lente, toujours il y a chez lui une pensée généreuse, une imagina-
tion agreste, un langage imprégné des plus franches odeurs du
terroir. S'il nous était permis de nous citer nous-mêmes, nous rap-
pellerions quel pronostic nous avait inspiré dès 1852 la vigueur de
ces premières ébauches. C'est alors que nous disions avec confiance :
« Ce qui a pu être pour d'autres une simple farandole est pour lui
une chose grave. Il est un de ceux qui ont pris le plus à cœur la
restauration du pur langage d'autrefois. Si cette école s'organise
avec suite et produit d'heureux fruits, ce sera en grande partie à
M. Frédéric Mistral qu'en reviendra l'honneur. »
Il serait bien superflu de rappeler avec quel éclat les deux poèmes
de Mireille et de Calendal, le premier surtout, justifièrent ces pres-
sentimens. On pouvait attendre beaucoup du jeune maître-chanteur
LA NOUVELLE POESIE PROVENÇALE. 665
sans concevoir des espérances si hautes. Un vrai poète était né, un
poète dont la litérature française devait s'honorer autant que la lit-
térature provençale. Il y eut là pourtant une déviation fâcheuse. Je
ne parle pas des conditions nouvelles imposées désormais à cette
littérature du sol natal. Que l'inspiration familière si pieusement
fondée par M. Joseph Roumanille se trouvât transportée en face du
grand public, que les triomphes du dehors pussent coûter quelque
chose à la sincérité de la pensée première, en un mot que le point
de départ si touchant, si modeste de cette restauration de la langue
natale fût exposé bientôt à quelque dédain de la part des poètes eni-
vrés de bravos, c'était là un danger assurément, mais un danger dont
il fallait bien prendre son parti, puisqu'il tenait au succès même de
l'entreprise commune. Non, ce n'est point de cela que je parle,
quand je signale à propos de Mireille le premier symptôme d'une
déviation regrettable. Ce symptôme, bien fait pour alarmer les plus
sincères amis de la poésie nouvelle, c'est l'espèce de fièvre qui
éclatait dans la préface du poème. L'auteur de cette belle épopée
rustique ne s'était pas contenté de rajeunir sa langue aux sources
pures, de reconstituer le vieil idiome avec le savoir du critique et
l'inspiration de l'artiste; exalté par son œuvre, il osait mettre la
langue provençale restaurée au-dessus de la langue française, si
bien qu'on pouvait se demander s'il ne mettait pas aussi la petite
patrie au-dessus de la grande.
J'étais un de ceux que cette déclaration de guerre à notre langue
nationale offusqua le plus vivement ; je la relevai ici même. Sans
marchander les éloges à ces grandes scènes de nature et de passion
qui font la beauté de Mireille, je demandai compte à M. Mistral
de ses étranges doctrines. Autant j'admirais le poète, autant je ré-
prouvais le critique. A ses affirmations altières, j'opposais l'invin-
cible autorité des faits. La langue française sacrifiée à la langue
provençale ! Un pareil débat pouvait convenir au moyen âge, aux
premiers siècles du moyen âge, alors que l'idiome du nord, n'étant
pas encore soutenu par des œuvres immortelles, voyait s'épanouir
au soleil sa brillante sœur du midi. Nos vieux siècles, je le veux
bien, — le xii% le xi^ surtout, — n'auraient pas été surpris de ces
prétentions-là ; il est impossible au xix^ de s'y arrêter un seul in-
stant. Quoi! après tant de victoires, après tant de courses triom-
phantes dans tous les domaines de l'esprit, la langue qui a grandi
de saint Bernard à Mirabeau , de Joinville à Guizot , de Turold à
Lamartine, une langue si agile, si forte, si pleine, la langue du
moyen âge et de la renaissance, la langue du xvii^ et du xviii^ siè-
cle, la langue assouplie encore de nos jours par les révolutions de
la poésie et de la critique, une telle langue serait tenue en échec
666 REVUE DES DEUX MONDES.
par un icliome qui depuis six cents ans a disparu du champ deba -
taille des idées et qui, réduit aux choses de la vie commune, n'a
pu être, comme l'autre, mille fois trempé et retrempé dans la four-
naise! Je rappelais à M. Mistral la lettre que Voltaire, en un débat
du même genre, avait écrite à un apologiste trop enthousiaste du
parler italien, M. Deodati de Tovazzi. Je lui rappelais avec quelle
verve André Chénier, dans un de ses poèmes, avait développé les
argumens de Voltaire. Il y avait même tel et tel vers, dans la vive
apostrophe de Chénier, qui semblaient directement à l'adresse de
M. Mistral ; le poétique novateur de la tin du dernier siècle ne per-
mettait pas qu'on accusât dans une préface l'indigence de notre
langue, et quand il s'agissait de venger ce bel idiome, sa colère
ne ménageait rien. Sans se rendre a toutes nos raisons, M. Mistral
sentit qu'il faisait fausse route. Avec ces franches natures, il n'est
rien de tel que de parler franc. C'était le moment où Lamartine le
comparait à Homère, où d'autres, qui n'avaient pas les mêmes ex-
cuses, s'exprimaient sur le même ton, sans tact, sans mesure,
brouillant les choses entrevues de trop loin et ne soupçonnant pas
quels intérêts se trouvaient en jeu. L'auteur de Mireille ne prit
pas le change, il nous écrivit loyalement: « Vous avez secoué le
faux clinquant de mon succès pour n'en laisser briller que l'or
pur. » Et dès la seconde édition de Mireille la préface disparut.
Cependant ce succès de Mireille^ soutenu bientôt par la publi-
cation d'un autre grand poème, Caletidal, œuvre d'imagination et
d'art, pleine de tableaux hartiis et de sentimens héroïques, mettait
en toute lumière la nouvelle poésie provençale. Les jeunes maîttes-
chanteurs, si empressés déjà au premier appel de M. Roumanille,
accouraient toujours plus nombreux. Au premier rang, comme un
troisième chef, s'était placé M. Théodore Aubanel, l'auteur du Neuf
thermidor, du Massarre des innocens et de la Grenade entr'ouverte.
Nous ne citerons pas les autres, de peur de ne pas être complète-
ment juste, c'est au public particulier du terroir de marquer les
rangs et les distances. Disons seulement que, depuis le premier
jour, cette poésie n'a jamais chômé, qu'elle n'a manqué à aucune
fête du pays, qu'un almanach populaire très gai, très joyeux, très
sensé, y forme désormais une vraie bibliothèque à l'usage du peuple
des campagnes , et que l'éditeur de cette petite revue annuelle,
M. Roumanille lui-même, pourrait bien quelquefois répéter en sou-
riant les mots de Pline le Jeune : magnum proventum poetarum
amms hic attulit.
Au milieu de ce travail, qui rappelait par instans le bourdonne-
ment d'une ruche, il y avait parfois de bien touchans épisodes. Peu
de temps après la publication de Calendal, des Espagnols chassés
LA NOUVELLE POESIE PROVENÇALE. 667
de leur pays par la guerre civile vinrent se réfugier dans Avignon.
L'un d'eux, Catalan d'origine, avait précisément essayé de faire
dans sa contrée natale ce que MM. Roumanille, Mistral, Aubanel,
faisaient si vaillamment aU pays d'Arles et du comtat. Catalogne,
Provence, c'étaient des sœurs autrefois, c'étaient du moins des
compagnes d'enfance issues du même sang et parlant le même
langage. L'homme que le hasard des révolutions envoyait ainsi aux
bords du Rhône pour y renouer des liens rompus depuis des siècles
était don Victor Balaguer, orateur et poète, qui a joué un rôle dans
les cortès d'Espagne, qui est même devenu ministre sous un des gou-
vernemens nés de la révolution de 1868. Vous devinez la joie du poète
catalan quand une circonstance fortuite le rapprocha des poètes pro-
vençaux. Une œuvre pareille avait cimenté d'avance letu' amitié. Dès
le premier mot, on se reconnut. Il lui sembla qu'une patrie nouvelle
lui souriait. Plus tard, lorsque les événemens permirent à Victor Ba-
laguer de repasser les Pyrénées, ses amis de Catalogne tinrent à hon-
neur, non-seulement de remercier les Provençaux de l'accueil fait à
leur compatriote, mais de célébrer ensemble leur fraternité recon-
quise. Ils chargèrent une main habile de ciseler une coupe d'argent
qui fût le symbole de cette poétique alliance. Représentez-vous une
coupe de forme antique dont le support est une tige de palmier.
Autour de la tige se dressent deux jeunes filles à la taille élancée,
au visage souriant, que désignent d'une façon assez claire des ar-
moiries finement sculptées ; on reconnaît la Catalogne et la Pro-
vence. A la base sont inscrits deux vers de don Balaguer, et deux
vers de M. Frédéric Mistral. Sur les parois, dans un cartouche où
s'enlacent des lauriers, se lisent les mots suivans en langue cata-
lane : Record ofert jjer patricis catalans als [elibres lyrocenzah per
la hospitatat donata al poeta catala Victor Balaguer, i867 . La
coupe fut envoyée aux poètes provençaux, non pas à un seul, mais
à tous, à tous les chanteurs, à tous les fHihres] c'est un terme de
la vieille langue de notre midi, qui répond assez bien à celui de
maître ès-arts, et que nos chanteurs avaient adopté depuis peu. A
qui devait être confiée la garde du précieux écrin? Évidemment au
fondateur de l'école, au fils du jardinier de Saint-Rémy. Quand de
fraternelles agapes réunissent les félibres, M. Roumanille n'ijublie
pas la coupe des Catalans , qui passe de mains en mains au milieu
des chants de joie. Le plus beau de ces chants est celui que M. Mis-
tral a composé, chant devenu populaire en Provence et que je re-
trouve dans les lies cVor :
« Provençaux, voici la coupe qui nous vient des Catalans, tour à tour
buvons ensemble le viu pur de notre cru. Coupe sainte et débordante,
668 REVUE DES DEUX MONDES.
verse à pleins bords, verse à flots les enthousiasmes et l'énergie des
forts !
<( D'un ancien peuple fier et libre, nous sommes peut-être la fin , et
si les félibres tombent, tombera notre nation. Coupe sainte et débor-
dante, verse à pleins bords, verse à flots les enthousiasmes et l'énergie
des forts!
« D'une race qui regerme, peut-être sommes-nous les premiers jets;
de la patrie peut-être nous sommes les piliers et les chefs. Coupe sainte
et débordante, verse à pleins bords, verse à flots les enthousiasmes et
l'énergie des forts !
« Verse-nous les espérances et les rêves de la jeunesse, le souvenir
du passé et la foi dans l'an qui vient. Coupe sainte et débordante, verse
à pleins bords, verse à flots les enthousiasmes et l'énergie des forts!
« Verse-nous la connaissance du vrai comme du beau , et les hautes
jouissances qui se rient de la tombe. Coupe sainte et débordante, verse
à pleins bords, verse à flots les enthousiasmes et l'énergie des forts!
(( Verse-nous la poésie pour chanter tout ce qui vit, car c'est elle
l'ambroisie qui transforme l'homme en Dieu. Coupe sainte et débor-
dante, verse à pleins bords, verse à flots les enthousiasmes et l'énergie
des forts !
«Pour la gloire du pays, vous enfin, nos complices, Catalans, de
loin, ô frères, tous ensemble communions! Coupe" sainte et débor-
dante, verse à pleins bords, verse à flots les enthousiasmes et l'énergie
des forts ! )>
Il y avait bien dans ces strophes viriles certains mots qui ne son-
naient pas très juste à nos oreilles. On pouvait craindre des mé-
prises funestes chez les auditeurs qu'enivrait cette espèce de mar-
seillaise provençale. Plusieurs estimaient que tel passage éveillait
trop l'idée d'une patrie distincte, d'une patrie séparée. Gomment
douter pourtant des sentimens du poète, quand on le voyait, en ces
mêmes années et dans une pièce adressée aux mêmes poètes ca-
talans ses complices, faire cette déclaration : « Nous, les Proven-
çaux, flamme unanime, nous sommes de la grande France, fran-
chement et loyalement; vous, les Catalans, bien volontiers vous êtes
de la magnanime Espagne? » Gomment douter du poète qui, après
avoir rappelé avec regrets l'ancienne vie autonome de sa contrée
natale, expliquait si nettement les transformations nécessaires, bien
plus, les transformations bienfaisantes : a A la mer doit tomber le
ruisseau... Des perfides froidures de l'équinoxe le blé serré se pré-
serve mieux; et les petits vaisseaux pour naviguer en sûreté, quand
l'onde est noire et l'air obscur, doivent naviguer de conserve... II
est bon d'être nombre, il est beau de s'appeler les enfans de la
LA NOUVELLE POESIE PROVENÇALE. 669
France, et, quand on a parlé, de voir courir sur les peuples un es-
prit de vie nouvelle. » Assurément, l'homme qui parlait de la sorte
ne devait pas être soupçonné de vouloir affaiblir chez ses compa-
triotes de Provence le sentiment de la grande patrie. Bref, en dépit
de certaines paroles dont on aurait voulu atténuer l'accent, il était
impossible de voir dans l'épisode des Catalans autre chose qu'une
aventure, touchante image de ces mouvemens d'expansion, de ces
ardeurs de sympathie qui appartiennent si profondément au génie
de notre France.
L'aventure eut des suites dont la poésie provençale n'eut qu'à se
féliciter. Au printemps de 1868, la ville de Barcelone devait célé-
brer ses jeux floraux. Les poètes catalans organisateurs de la fête
y invitèrent leurs frères des contrées du Rhône. Plusieurs d'entre
eux, M. Mistral en tête, répondirent à cet appel, et l'abbaye du
Montserrat vit arriver sur ses hautes cimes une légion de pèlerins
enthousiastes comme elle n'en avait pas connu depuis le xiii^ siè-
cle. Un savant même, un des maîtres de la philologie et de la cri-
tique érudite, M. Paul Meyer, s'était joint à M. Mistral et à ses
amis, heureux de retrouver au grand soleil toutes vives, toutes ra-
dieuses, maintes choses qu'il a disputées si vaillamment à la pous-
sière des manuscrits. La même année, au mois de septembre, la
Provence reçut à son tour les représentans littéraires de la Cata-
logne. Saint-Rémy, la jolie petite ville des Alpilles, d'où est sortie
la renaissance provençale, avait été choisie pour centre de la fête.
On s'y souvient encore de ces journées d'enthousiasme. Ce n'était
pas seulement une réunion de lettrés qui échangent des complimens
et des toasts, c'était une solennité populaire. L'église y était asso-
ciée comme dans les cérémonies du moyen âge. Les cloches son-
naient, les hautbois chantaient, les tambourins mettaient tout ce
monde en liesse. Avignon et Arles continuèrent la réception poé-
tique, donnant chacune à la fête un caractère particulier. Sur la
rive droite du Rhône, au-delà de Villeneuve-lèz-Avignon, dans ce
pittoresque vallon du chêne vert, d'où l'on domine un si splendide
pays, la villa Séménow entendit par un soir de septembre des sir-
ventes et des canzones répétés au loin par les échos. C'est là que
M. Mistral lut pour la première fois son poème du Tambour d' Ar-
éole que nous avons traduit et publié ici même quelques semaines
plus tard (1). Quelles fêtes aussi dans les arènes d'Arles ! Et quels
entretiens aux Aliscamps ! On sait que le souvenir du Dante, évoqué
par un vers de la Divine Comédie, plane sur l'austère allée au mi-
(1) Voyez, dans la Eevue du 15 novembre 1868, les pages qui portent ce titre : Un
Mot sur la fête internationale de Saint-Rémy de Provence.
670 RETUE DES DEUX MONDES.
lieu des tombes romaines. Toutes ces choses, rattachées à la visite
des Catalans, forment un brillant épisode dans l'histoire de la nou-
velle poésie provençale.
Puis vinrent les institutions littéraires, concours et congrès , les
premiers très sagement établis puisqu'il s'agit de donner une direc-
tion à la recrue annuelle des jeunes écrivains, les autres beaucoup
moins heureux, à mon avis, car ils tendent à faire oublier deux
choses dont il faut conserver le souvenir comme une sauvegarde.
Quelles sont ces deux choses? Le sentiment d'où est née cette poé-
sie nouvelle et le but qu'elle doit poursuivre. Quand je vois la phi-
lologie érudite, la philologie ambitieuse et contentieuse, chercher à
s'emparer de ces poétiques domaines, j'éprouve quelques inquié-
tudes. Fût-elle représentée par les plus estimables savans, elle me
fait peur. J'aperçois ici deux dangers très différons pour l'école des
félibres, le danger du pédantisme et le danger de l'infatuation.
Certes que des savans étrangers s'occupent de la langue de MM. Rou-
manille et Mistral , qu'un professeur de l'université d'Helsingfors
annonce pour son cours de cette année une explication grammati-
cale du second chant de Mirêio, qu'en Allemagne, en Finlande, en
Suède, l'idiome renouvelé de la Provence soit étudié avec amour,
on ne peut que se réjouir d'une telle victoire. Pareillement il est
tout naturel que nos philologues ne restent pas indilTérens au réveil
d'une langue qui a précédé la langue française, qui produisait déjà
des poèmes alors que sa sœur du nord balbutiait , qui du ix^ siècle
au xiii« a donné tant de preuves de souplesse et de grâce. Fauriel a
fait un cours en Sorbonne sur l'ancienne poésie provençale, M. Paul
Meyer a complété par ses recherches personnelles les travaux de son
illustre devancier, il y a une chaire au Collège de France pour la
langue française du moyen âge, il y a une école tout entière, et une
vaillante école, où s'enseigne tout ce qui intéresse nos vieilles
chartes du nord et du midi; pourquoi l'idiome séculaire, rajeuni de
nos jours par les félibres, ne serait-il pas l'objet d'études attentives
et précises? Rien de plus juste, et pourtant on est toujours tenté
dédire aux disciples de M. Roumanille : Prenez garde! à chacun
son lot et sa peine. La tâche du philologue n'est pas la tâche du
poète. Que vous êtes-vous proposé, enfans du comtat et du pays
d'Arles? Vous avez eu le dessein de créer une littérature honnête,
virile, sérieuse et joyeuse tout ensemble, qui remplaçât pour vos
mères, pour vos femmes et vos enfans les écrits misérables nés
d'une langue avilie. Que veulent au contraire ceux qui s'appliquent
autour de vous à l'étude un peu tumultuaire de ce département des
langues romanes? Ils veulent des textes quels qu'ils soient. Ils
fouillent partout sans choix, sans art, et tout ce qu'ils rencontrent
LA NOUVELLE POÉSIE PROVENÇALE. 671
ils le ramassent. Les choses que vous avez résolu de condamner à
l'oubli reparaissent au jour par les soins de ces maladroits auxi-
liaires. Suscités par vous, ils travaillent contre vous. Voilà votre
premier péril, si vous n'êtes sur vos gardes, le danger du prosaïsme
et de la vulgarité. Il y en a un second d'un autre ordre : à force de
vous entendre dire en des congrès solennels que vous avez retrouvé
une langue et ressuscité une nation, vous finirez peut-être par
céder aux tentations décevantes. Il ne faudrait pas qu'une certaine
infatuation littéraire vous entraînât à perdre de vue la grande com-
munauté nationale. Ce fut souvent votre écueil, défiez-vous!
On le voit donc par ce résumé fidèle, l'histoire de la poésie pro-
vençale au xix^ sièle présentait à la fois des efforts très dignes de
sympathie et des symptômes un peu inquiétans. Le grand intérêt
du recueil de vers que vient de publier M. Frédéric Mistral, c'est
que le poète, sans y prétendre et sans blâmer personne, le plus
simplement et le plus naturellement du monde, ramène l'entreprise
commune en ses justes limites.
Les pages qui avaient un instant déparé Mireille en 1859, c'étaient
les pages altières de la préface, c'est la préface au contraire qui
seize ans plus tard fait la principale beauté des lies d'or. Voyez
quelle simplicité, quelle droiture, quelle largeur d'inspiration!
voyez aussi quelles leçons se dégagent de ces confidences loyales!
Les jeunes générations oubliaient peu à peu le point de départ du
félibrige ; c'est Mistral lui-même qui leur rappelle ces touchantes
origines. Nous sommes fils de paysans, dit-il, et quand nous écri-
vons la langue du pays nous écrivons pour nos frères. Les aînés
doivent assistance aux plus jeunes; si nous sommes plus lettrés, il
est juste que nos études profitent à notre langue natale, et par elle
à ceux qui nous liront. La poésie que nous avons créée n'a pas
d'autre raison d'être. Tel est évidemment le sens de ces pages si
simples, si mâles, où le poète nous raconte sa première enfance et
l'éducation de son esprit :
« Je suis né à Maillane en 1830, le beau jour de Notre-Dame de sep-
tembre. Maillane est un village du pays d'Arles comptant une quin-
zaine de cents âmes, et situé au centre d'une vaste plaine barrée au
midi par les Alpilles bleues.
« Mes parens habitaient la campagne et exploitaient eux-mêmes leur
bien patrimonial. Mon père, qui était veuf de sa première femme, avait
cinquante-cinq ans lorsqu'il se remaria, et je suis le fruit de ce second
lit. Mon pauvre père, — je l'ai perdu en 1855 dans ses quatre-vingt-
quatre ans, — était ce qu'on appelle un homme du vieux temps. Voici
comment il avait fait la connaissance de ma mère : Une année, à la
672 ÇEVUE DES DEUX MONDES.
Saint-Jean, maître François Mistral était au milieu de ses blés qu'une
troupe de moissonneurs abattaient à la faucille. Des essaims de gla-
neuses suivaient les ouvriers et ramassaient les épis qui échappaient
au râteau. Maître François, mon père, remarqua une belle fille qui
restait en arrière, comme si elle eût eu honte de glaner comme les au-
tres. 11 s'approcha d'elle et lui dit : — Mignonne, de qui es-tu? quel
est ton nom ? — La jeune fille répondit : — Je suis la fille d'Etienne
PouHnet, le maire de Maillane; mon nom est Délaïde. — Gomment, dit
mon père, la fille de Poulinet, qui est le maire de Maillane, va glaner!
— Maître, répliqua-t-elle, nous sommes une nombreuse famille, six
filles et deux garçons, et notre père, quoiqu'il ait assez de biens, comme
vous savez, quand nous lui demandons de quoi nous attifer, nous ré-
pond : « Mes fillettes, si vous voulez de la parure, gagnez-en. » Voilà
pourquoi je suis venue glaner. — Six mois après cette rencontre, qui
rappelle l'antiqne scène de Ruth et de Booz, le bon maître François de-
manda Délaïde à maître Poulinet, et je suis né de ce mariage.
(( Mon enfance première se passa donc à la ferme, en compagnie des
laboureurs, des faucheurs et des pâtres. Je me souviens toujours de ce
temps avec délices, comme le pauvre Adam devait se souvenir du pa-
radis terrestre.
« Chaque saison renouvelait la série des travaux. Le labour, les se-
mailles, la tonte, la fauche, les vers à soie, les moissons, le dépicage,
les vendanges et la cueillette des olives, déployaient à ma vue les actes
majestueux de la vie rustique éternellement dure, mais éternellement
honnête, salubre, indépendante et calme.
a Tout un peuple de serviteurs, d'hommes loués au mois, de journa-
liers, allait et venait dans les terres du mas, avec la houe ou le râteau
ou bien la fourche sur l'épaule , et travaillant toujours avec des gestes
nobles comme dans les peintures de Léopold Robert. Mon vénérable père
les dominait tous, par la taille, par le sens, comme aussi par la no-
blesse. C'était un grand et beau vieillard, digne dans son langage,
ferme dans son commandement, bienveillant au pauvre monde, rude
pour lui seul. »
On retrouve ici le type de ces hautes figures agrestes qui tien-
nent si bien leur place dans Mireille, maître Ambroise, le pauvre
vannier de Valabrègue, et maître Ramon, le riche fermier du ?nas
des Micocoules. Ce n'est pourtant pas là ce qui me frappe le plus
en ce moment et en cet endroit; il est évident, et j'en félicite le
poète, qu'il a voulu surtout faire reparaître le public particulier
auquel s'adresse la nouvelle poésie provençale. Gomme le fils du
jardinier de Saint-Rémy est devenu prosateur et poète pour donner
à sa mère des livres qu'elle pût lire, le fils du fermier de Maillane
LA NOUVELLE POÉSIE PROVENÇALE. 673
écrivait ses premiers chants pour réjouir le cœur de ce grand vieil-
lard. On a pu en douter autrefois, on n'en doutera plus désormais;
M. Frédéric Mistral, tout en faisant œuvre d'artiste, songeait aussi
bien que Roumanille aux gens illettrés de son pays, et c'est très
sincèrement qu'il écrivait, au début de Mireille : « Je ne chante que
pour les pâtres et les gens des mas, »
Car cantaii que per vautre, o pastre et gent di mas!
Si l'élan du poète et la curiosité du styliste l'entraînaient parfois
au-delà de ses frontières, il n'en était pas moins, comme M. Rou-
manille, fidèle à sa tâche particulière et à son domaine propre. Je
suis charmé, quant à moi, de voir avec quelle précision il affirme
aujourd'hui ces choses, marquant ainsi le devoir de tous et le rap-
pelant à chacun.
Voici encore une autre leçon, non moins opportune et non moins
vive. Oii dit que, dans l'effervescence du félibrige, déjeunes témé-
raires ont oublié le respect des vieilles croyances, que, par crainte
de paraître trop attachés aux traditions, ils ont pris certaines al-
lures peu conformes à la pensée du fondateur, enfin qu'un esprit
légèrement sceptique et railleur s'est insinué çà et là. Ce n'est rien
encore, c'est un symptôme pourtant, et un symptôme qu'on ne doit
pas dédaigner sous le soleil des pays rouges. Si la nouvelle poésie
provençale n'est pas consacrée à l'entretien des vieilles mœurs,
elle n'a plus ni âme, ni principe, ni raison d'être, elle n'est [rien.
Toute sa force est dans le sentiment d'où elle est sortie. Il apparte-
nait à M. Frédéric Mistral de donner cet avertissement à ses con-
frères, et c'est pour cela, je n'en saurais douter, qu'il a tracé cette
fière image de son vieux père. Écoutez-le parler, le bon fermier de
Maillane; ce n'était pas un homme qui méconnût son temps, il ne
maudissait pas les changemens nécessaires, il avait servi la France
aux heures les plus sombres de notre histoire; mais, chrétien loyal
et confiant, au-dessus des ruines d'ici-bas, il apercevait toujours la
religion des ancêtres.
« Engagé volontaire pour défendre la France pendant la révolution,
il se plaisait le soir à raconter ses vieilles guerres. Sous la terreur, il
avait creusé un souterrain pour cacher les suspects, et, tant qu'avaient
duré les discordes civiles, il avait abrité les proscrits fugitifs, de quel-
que parti qu'ils fussent.
« Au plus mauvais de ce temps-là, il avait été requis pour transpor-
ter du blé à Paris où régnait la famine. C'était dans l'intervalle où l'on
avait tué le roi. La France épouvantée était dans la consternation. En
retournant un jour d'hiver à travers la Bourgogne, avec une pluie
TOME XII. — 4875. 43
674 REVUE DES DEUX MONDES,
froide qui lui battait le visage, et de la fange sur les routes jusqu'au
moyeu des roues, il rencontra, nous disait-il, un charretier de son pays.
Les deux compatriotes se tendirent la main, et mon père, prenant la
parole : — Tiens ! où vas-tu, voisin, par ce temps diabolique? — Citoyen,
répliqua l'autre, je vais à Paris porter les saints et les cloches. — Mon
père devint pâle, les larmes lui jaillirent, et, ôtant son chapeau devant
les saints de son pays et les cloches de son église qu'il rencontrait là
sur une route de Bourgogne : — Ah! maudit! lui fil-il, crois-tu qu'à
ton retour on te nommera pour cela représentant du peuple ?
« Le fondeur de saints courba la tête de honte, et, reniant son Dieu,
il fit tirer ses bêtes.
« Mon père, je vous le dirai, avait une foi profonde. Le soir, en été
comme en hiver, il faisait à haute voix la prière pour tous, et puis,
quand les veillées devenaient longues, il lisait l'Évangile à ses enfans et
domestiques. Fidèle aux vieux usages, il célébrait avec pompe la fête
de Noël, et, lorsque pieusement il avait béni la bûche, il nous parlait
des ancêtres, il louait leurs actions et il priait pour eux. Lui, quelque
temps qu'il fît, était toujours content; et si parfois il entendait les gens
se plaindre, soit des vents tempétueux, soit des pluies torrentielles :
— Bonnes gens, leur disait-il, celui qui est là-haut sait fort bien ce qu'il
fait comme aussi ce qu'il nous faut.
« ... Il fit la mort d'un patriarche. Après qu'il eut reçu les derniers
sacremens, toute la maisonnée nous pleurions autour du lit. — Mes en-
fans, nous dit-il, pourquoi pleurer? Moi, je m'en vais et je rends grâce
à Dieu pour tout ce que je lui dois : ma longue vie et mon labeur qui a
été béni. — Ensuite il m'appela et me dit : — Frédéric, quel temps
fait-il? — Il pleut, mon père, répondis -je. — Eh bien! dit-il, s'il
pleut, il fait beau temps pour les semailles. — Et il rendit son âme
à Dieu. »
Cette simple et mâle figure, si franchement dessinée, va devenir
populaire au pays des Alpilles. On parlera dans les mas du fermier
de Maillane. J'espère surtout que ces pages serviront de guide aux
jeunes continuateurs de la renaissance provençale et les empêche-
ront de s'égarer. « Voilà, dit M. Frédéric Mistral, l'homme fort, na-
turel et doux auprès duquel j'ai passé mon enfance. » C'est comme
s'il disait : « Voilà mon maître, il m'a enseigné la langue que je
parle et la poésie qui m'enchante. » M. Roumanille avait exprimé
les mêmes sentimens, il est bon que M. Mistral les exprime à son
tour avec l'autorité due à ses grandes idylles épiques. Si on a tenté
parfois de séparer les deux poètes, l'un plus simple, plus enraciné
dans le sillon natal, l'autre plus hardi, plus fier et dont la voix dé-
passe les horizons delà Provence, on ne l'essaiera plus désormais.
LA NOUVELLE POÉSIE PUOVENrALE. 675
L'auteur modeste des ouhreto voit aujourd'hui son inspiration et ses
principes confirmés par l'auteur de Mireille. J'insiste, car je sens
très vivement combien cette poésie, pour ne pas dévier, a besoin
de se rattacher sans cesse à ses origines. M. Mistral commence à le
sentir de même et je ne saurais douter du sentiment qui l'anime
lorsque dans cette préface du recueil des lies d'or il rend un si tou-
chant hommage à M. Joseph Roumanille. Il faut citer encore, ces
confidences intimes sont précieuses à recueillir :
(( Un événement d'importance majeure, non-seulement pour moi,
mais pour notre renaissance, vient se placer ici. C'était en 1845, au pen-
sionnat où j'étais, un jeune homme de Saint-Rémy ayant nom Rouma-
nille entra comme professeur. Étant voisins de terres, — Maillane et
Saint-Rémy sont du même canton, — et nos familles se connaissant de
longue date, nous fûmes bientôt camarades. Roumanille, déjà piqué par
l'abeille provençale, recueillait en ce temps-là son livre des Pâquerettes.
A peine m'eut-il montré dans leur nouvauté printanière ces gentilles
fleurs de pré, qu'un beau tressaillement s'empara de mon être et je
m'écriai : — Voilà l'aube que mon âme attendait pour s'éveiller à la lu-
mière! — J'avais bien jusque-là lu quelque peu de provençal, mais j'étais
ennuyé de voir que notre langue était toujours employée en manière
de dérision. Il est vrai que j'ignorais encore les fiers poèmes de Jasmin.
Roumanille le premier, sur la rive du Rhône, chantait dignement dans
une forme simple et fraîche tous les sentimens du cœur. Donc nous
nous embrassâmes et fîmes amitié sous une étoile si heureuse que depuis
trente ans nous marchons de compagnie, sans que notre affection ou
notre zèle se soient ralentis jamais. Embrasés tous deux du désir de re-
lever le parler de nos mères, nous étudiâmes ensemble les vieux livres
provençaux, et nous nous proposâmes de restaurer la langue selon ses
traditions et ses caractères nationaux, — ce qui s'est accompli de nos
jours avec l'aide et le vouloir de nos frères les félibres. »
La préface des Iles d'or n'est donc pas seulement un recueil de
confidences intimes, c'est une sorte de manifeste; il y a là, pour
qui sait lire, des leçons excellentes et qui viennent fort à point.
J'en dirai autant du livre même. Il renferme les mémoires poéti-
ques de l'auteur, les pièces qu'il a écrites au jour le jour depuis
vingt-cinq ans, chansons et sirventes, rêves et plaintes, toasts, sa-
luts, cantiques, du milieu desquels se détachent trois poèmes d'une
beauté rare, mais en même temps le drapeau de la grande France^
comme dit M. Mistral, s'y déploie noblement avec ce crêpe noir que
nos désastres de 1870 ont noué au sommet de la hampe.
Les trois poèmes sont la Fin du moissonneur^ la Princesse Clé-
676 REVUE DES DEUX MONDES.
mence et le Tambour d'Arcole. Je les nomme clans l'ordre chrono-
logique. La Fin du moissonneur, écrite en 1853 et dédiée à M. Mi-
gnet, est un tragique tableau où se heurtent les brûlans rayons et
les ombres sinistres. Des moissonneurs sont à l'œuvre par un ar-
dent soleil de juin. Jamais on n'a vu pareille Saint-Jean d'été; la
terre est comme chauffée à blanc et un vent de feu courbe les blés.
Pas une journée à perdre, pas une heure. A la tête de la troupe
est un pauvre vieillard qui, avec plus de zèle que de force, avec
plus d'ardeur que de solidité, entraîne ses jeunes compagnons.
Tout à coup, comme une flèche embrasée, un rayon du midi l'a
touché au front, il trébuche, il chancelle; le gars vigoureux qui le
suit, aveuglé lui-même par le soleil; avance toujours et frappe,
suivant le rhythme puissant qui conduit son bras et son arme. Hé-
las ! ce n'est pas une rangée d'épis qui tombe sous le tranchant du
fer, c'est un homme. Aussitôt on crie, on accourt, les lieuses de ja-
velles s'empressent autour du blessé, ce sont des pleurs, des la-
mentations ; mais lui, qui va mourir, il les console, puis il regarde
le ciel et se recommande à monseigneur saint Jean , patron des
moissonneurs, a 0 monseigneur saint Jean, souvenez-vous de moi!
souvenez-vous de mon coin d'oliviers dans la montagne, veillez sur
ma fille, consolez ma femme, élevez mon fils. Si parfois j'ai mur-
muré, pardonnez-moi. La faucille, quand elle rencontre un caillou,
crie, elle aussi. 0 monseigneur saint Jean , l'ami de Dieu, patron
des moissonneurs, père des pauvres gens, dans votre paradis, sou-
venez-vous de moi ! » Sa figure devient toute pâle, ses yeux fixes
semblent regarder le soleil, le vieux moissonneur est mort. Muets,
sombres, la faucille en main, les autres se sont remis à moissonner
en toute hâte, car un mistral de flamme secouait les épis.
La Princesse Clémence, composée en 1803, nous transporte dans
un monde tout différent. Un moine du xvi° siècle a raconté en ses
chroniques une scène des plus'singulières. Il prétend qu'un roi de
France, de la branche des Valois, ayant ouï vanter comme une
merveille de grâce une jeune princesse de la maison de Provence,
résolut de la demander en mariage. 11 se trouvait par malheur que
le père de la jeune fille était boiteux. Le roi de France, est-il dit,
n'était qu'un balourd, et véritablement, si l'histoire est fidèle, ce
balourd montra bien (est-ce le moine qui parle? est-ce le poète?)
« que bassesse niche parfois dans le cœur des plus grands. » L'in-
firmité du père de la belle le mettait en souci. La princesse Clé-
mence n'avait -elle pas aussi quelque défaut dissimulé avec soin
qui, révélé plus tard, détruirait sa beauté? Suivant le vieux dicton,
un enfant court le risque de ressembler à ses parens par le pied ou
par l'épaule. Que diraient les Anglais, si les enfans de la reine de
LA NOUVELLE POÉSIE PROVENÇALE. ti77
France allaient être boiteux, bossus, manchots ou bègues? 11 exigea
donc que la jeune fille se montrât sans voile à ses ambassadeurs.
L'histoire est scabreuse; le vieux moine l'avait contée avec une
parfaite candeur, M. Mistral en a tiré un récit poétique aussi chaste
que hardi. Elle est charmante, la fière héroïne, et certes elle ne
permet à personne de honteuses pensées, quand, après avoir rougi
d'abord aux premières paroles de l'ambassadeur, elle estime à si
haut prix la couronne qui lui est offerte, a Que pour ce dernier
voile m'ait défailli la couronne de France, ah! fit-elle, on ne le
dira pas. » Le nuage léger se déchire, « et Vénus Arlésienne appa-
raît comme le jour au sommet des montagnes. » Le poète ajoute,
d'après le vieil historien, que' toute la Provence battit des mains à
l'héroïque et superbe Clémence, « car point ne songe à mal qui ne
fait mal. »
C'est un vrai tour de force que d'avoir raconté une aussi étrange
histoire sans que la poésie ni la chasteté aient eu à y retrancher un
mot. J'aime encore mieux pourtant le poème si original intitulé
le Tambour cVArcole. Suivant une tradition du midi, le tambour
qui battit la charge au pont d'Arcole et ramena nos soldats ébran-
lés était un enfant de la Provence. M. Mistral s'inspire de ce souve-
nir. D'abord en quelques traits rapides il montre la révolution, un
monde qui se forme, une France nouvelle qui se lève, les fils du
nord et du midi, de l'est et de l'ouest, tous camarades sous les trois
couleurs, tous faisant fermenter dans la même cuve le vin de la
mère-patrie. C'est là le premier chant ou le prologue. Le second,
c'est la bataille. Foudroyés par la canonnade, les soldats de la répu-
blique hésitent un instant devant le pont d'Arcole. Vainement Bona-
parte, l'épée dans une main, le drapeau dans l'autre, s'élance et
crie : « Grenadiers, en avant ! » les plus braves sont découragés.
Écoutez pourtant cet appel du tambour ; ah ! voilà des mains qui ne
tremblent point. Qui donc les tient, ces baguettes-là? Un enfant de
troupe perdu dans la fournaise. Ici le style sent la poudre, les stro-
phes sonnent la charge, comme l'instrument du héros inconnu, le
petit Etienne, né à Gadenet, aux bords de la Durance :
« Effaré, l'âme en fête, battant, battant le rappel, il court se mettre
à la tête devant le général.
« Ce n'est qu'une fauvette, pauvret! mais son tambour terrible parle,
et parle de liberté, d'honneur;
« En colère, en furie, il parle des vieillards, des fils, il parle de la
patrie et fait dresser les cheveux.
« Et beaux jouvenceaux qui sanglotent et pleurent soudain, et vieux
soldats qui grognent sous leurs catogans,
678 REVUE DES DEUX MONDES.
« Battant, battant la charge, ensemble il les fait bondir, il les pousse,
il les lance pêle-mêle, interdits :
« Dans la sombre bordée qui tonne sur le pont l'armée s'engouffre
en désordre, toute de front;
(( Avec le, sang qui fume, les cris, les râles, la poudre qui s'allume,
la mort, le tourbillon,
(( Au chant de la Marseillaise, au chant de la liberté, par l'armée
française le pont est emporté, ))
Après cette heure terrible, le gars héroïque eut sa part de suc-
cès ; le général Bonaparte lui donna devant toute l'armée deux ba-
guettes d'honneur faites d'ivoire et d'or; son nom était dans toutes
les bouches; on le citait partout comme un modèle; mais ces
bruits-là passent vite en des années qui valent des siècles. Le len-
demain, le surlendemain, la victoire s'est-elle souvenue de lui?
Tous les compagnons du grand capitaine ont fait leur chemin. Les
voilà ducs, princes, niaréchaux, rois. Le pauvre tambour, qu'est-il
devenu? Il est gros-jean comme devant. Il vieillit sous le ha,rnais,
vétéran inconnu; il vieillit triste et seul au régiment, car, si les
recrues remplacent les recrues, les nouveaux camarades n'ont
guère SQUci des anciens. Un jour donc qu'il se promenait dans Pa-
ris, couvert de cicatrices, perclus, les cheveux blanchis, tout son
jeune temps lui repassa devant les yeux, les marches, les batailles,
les triomphes, la journée d'Arcole, son tambour faisant parler l'âme
irritée de la patrie, puis l'oubli, la vieillesse amère, la résignation
et le dégoût. Ah! se dit-il, qu'est-ce que la gloire? Une décoration
vaine. Qu'il eût mieux valu pour lui rester sur les bords de la Du-
rance, bêcher tranquillement la terre, prendre femme, avoir des
enfans, habiter son nid dans la paix de Dieu ! Tout en rêvant ainsi,
il arrive sur la place du Panthéon, où le fronton de David venait
d'être découvert. « Eh ! tambour, lui crie un passant, regarde donc;
celui qui est là-haut, l'as-tu vu? » Le vieillard lève les yeux et aper-
çoit le jeune soldat, avec son tambour en bandoulière, battant la
charge auprès de son général. « Alors, ivre de sa folie première,
en se voyant si haut, en plein relief, sur les ans, sur les nues, sur
les orages, dans la gloire, l'azur et le soleil, il sentit en son cœur
un doux gonflement et raide mort tomba sur le carreau. »
Qui donc prétendait que M. Frédéric Mistral était moins Français
que Provençal? On ne chante pas ainsi nos souvenirs, on ne pro-
nonce pas, comme il le fait, le nom des Provençaux qui ont illustré
la France, quand on met la petite patrie au-dessus de la grande. Il
faut l'entendre, en toute occasion, citer avec orgueil les noms de
ses glorieux compatriotes, de ceux qui ont travaillé, chacun selon
LA NOUVELLE POESIE PROVENÇALE. 679
son génie, à la grande unité nationale, Massillon et Vauvenargues,
Mirabeau et le bailli de Sufîren, et M. Thiers, et M. Mignet. Si des
sentimens peu français, à ce qu'on assure, ont été exprimés çà et
là dans les congrès du félibrige, s'il est vrai qu'en 1870 je ne sais
quelles idées de séparation aient germé comme des plantes véné-^
neuses en quelques tètes malsaines, enfin, plus près de nous encore,
si, aux fêtes du centenaire de Pétrarque, en 187/i, le nom de U
France, dit-on, n'a pas retenti une seule fois, ce n'est pas M. Fré-
déric Mistral qui peut redouter à ce sujet les reproches de sa con-
science.
J'en ai pour sûr garant le Psaume de la pénitence^ une des plus
belles pièces du recueil, adressée à la mémoire d'un de ses amis,
M. Jules Foureau, botaniste lyonnais, tué au combat de Nuits à
l'âge de vingt-six ans. Seigneur, dit le poète , tu nous frappes d'é-
pouvantables coups ; par le fer des barbares i\\ nous haches comme
les épis, tu nous tords comme l'osier; par la guerre et la discorde,
tu brises notre orgueil et nous forces à confesser nos fautes. Puis
après le tableau de nos désastres, commence la litanie des con-
fessions : Seigneur! nous avons mal agi, nous avons rejeté nos
vieilles mœurs, nous avons répudié nos traditions, nous avons
renié notre Dieu , nous avons foulé aux pieds le respect. Enfin, la
confession terminée, éclate la clameur suppliante :
« Seigneur, au nom de tant de braves qui sont partis sans défaillir,
et valeureux, dociles et graves, sont tombés dans les combats -,
(c Seigneur, au nom de tant de mères qui pour leurs fils vont prier
Dieu, et qui, ni Tan prochain, hélas! ni l'autre année, ne les re-
verront;
« Seigneur, au nom de tant de femmes qui ont au seiu un petit en-
fant, et qui, pauvrettes! de leurs larmes mouillent la terre et le drap
de leurs lits;
« Seigneur, au nom des pauvres gens , au nom des forts , au noni
des morts, qui auront péri pour la patrie, pour leur devoir et pour
leur foi!
« Seigneur, pour tant de revers, pour tant de pleurs et de douleurs,
pour tant de villes ravagées, pour tant, de sang vaillant et sain !
« Seigneur, pour tant d'adversités, de massacres, d'incendies , pour
tant de deuil sur notre France, pour tant d'outrages sur notre front;
«Seigneur, désarme ta justice! Jette un regard ici-bas, écoute les
cris des mourans et des blessés ! »
Malheureusement nous sommes obligés de nous arrêter, les der-
nières strophes gâteraient ce patriotique élan. Pourquoi M. Mistral,
680 REVUE DES DEUX MONDES.
après avoir si bien parlé de la désolation commune, finit-il par faire
bon marché des épreuves que Paris subissait alors avec tant de cou-
rage et de dignité? La pièce est datée du mois de novembre 1870.
Ce n'était pas le moment de faire une part dans ses supplications,
et d'abandonner la grande ville, comme une maudite, aux ven-
geances de Dieu. Il y a là une page que je voudrais déchirer. Paris,
dans les soulfrances du siège, a forcé le respect de l'Europe; en
parler à cette date comme en parle M. Mistral, c'est manquer à la
poésie autant qu'au patriotisme. Que l'auteur des Iles d'or se le
rappelle une fois pour toutes; s'il veut servir efficacement la cause
de la poésie provençale, il fera bien de répéter souvent, comme
dans les vers cités plus haut, ces mots si doux à prononcer : notre
France.
Tel est précisément l'intérêt de ce nouveau recueil. Une faute
échappée à l'entraînement du poète ne nous fera pas méconnaître la
profonde inspiration de son œuvre. La préface est un avertissement
pour les félibres, les poèmes principaux leur seront un modèle. Je
félicite cordialement M. Frédéric Mistral d'avoir rappelé à ses jeunes
disciples, à quelques-uns même de ses confrères, quelles furent les
origines de ce mouvement poétique, quel en est le sens, quelle en
est la portée, et de leur avoir expliqué en même temps ce que vaut
par-dessus tout l'unité tutélaire de la patrie. Si l'intention dont
nous prenons acte n'est pas également marquée à toutes les pages
du livre, elle brille dans les meilleures et en relève la beauté.
Un mérite particulier de ces avertissemens, c'est leur caractère
d'opportunité; il devenait de plus en plus nécessaire de calmer les
têtes folles. On remarquait chez les plus forts des symptômes in-
quiétans, et les censeurs les plus autorisés avaient besoin d'être
censurés à leur tour. Il y a trois mois à peine, l'écrivain qui est
incontestablement, après MM. Roumanille et Mistral, le troisième
chef de la poésie provençale renouvelée, M. Théodore Aubanel,
adressait aussi des admonitions à un nombreux auditoire. C'était
aux fêtes de Forcalquier, dans une cérémonie où la poésie s'asso-
ciait à la religion. Les paroles de M. Aubanel, très nobles parfois,
expriment çà et là des choses excellentes, mais seulement quand il
se livre à des exhortations littéraires; or, parmi les conseils qui
doivent être donnés à la nouvelle littérature provençale, le plus
urgent à mon avis est le conseil patriotique, conseil de sagesse et
de bon sens. C'est fort bien de condamner les vers conçus en mau-
vais français et déguisés en mauvais provençal, indigne mascarade,
parodie des deux langues. C'est fort bien de protester contre tout
soupçon d'idée séparatiste, mais au moment même où l'on fait cette
déclaration, pourquoi se donner un démenti à soi-même en écri-
LA NOUVELLE POKSIL PROVliNr.ALL. t>81
vant des phrases comme celles-ci : « Écoutez, ô gouvernans! si
hauts et puissans que vous soyez, sachez que la langue provençale
est bien au-dessus de vous! Sachez que nous sommes un grand
peuple et qu'il n'est plus temps de nous mépriser! Trente départe-
mens parlent notre langue; d'une mer à l'autre mer, des Pyrénées
aux Alpes, des landes de la Crau aux plaines du Limousin, le même
amour fait battre notre poitrine, l'amour de la terre natale et de la
langue maternelle. Sachez que vous arrêterez plutôt le mistral
quand il souille et la Durance quand elle déborde que la langue
provençale dans son triomphe. Sachez que vous serez tombés de-
puis longtemps, alors que le Provençal toujours jeune parlera en-
core de vous avec pitié (1) ! »
Voilà le délire qui commence. Il y a là d'ailleurs autant d'er-
reurs que de mots. M. Aubanel devrait se rappeler que la division
des dialectes a été une cause d'affaiblissement et de ruine pour
l'ancienne littérature provençale; où est donc aujourd'hui, d'une
mer à l'autre mer et du Limousin à la Crau, l'unité de langage dont
il est si fier? Il faut cultiver honnêtement son jardin et ne pas
prétendre ainsi d'un trait de plume conquérir trente départemens
qui ne veulent pas être conquis. Au contraire, c'est par tout le
pays, c'est du midi au nord et de l'est à l'ouest, que règne dans le
langage comme en toute chose l'unité nationale indestructible. Ah !
qu'il vaut mieux répéter avec M. Frédéric Mistral, sans aucune ar-
rière-pensée : « Nous sommes de la grande France, franchement et
loyalement ! » ou bien encore : « Il est bon d'être nombre, il est
bon d'appartenir à une grande race, et, quand elle a parlé, de sen-
tir passer sur les peuples un souffle de vie nouvelle ! » De quelle
langue a-t-il dit cela? De la langue qui nous est commune à tous.
Je veux en rester sur ces dernières paroles avec M. Frédéric
Mistral. Ses lecteurs les plus sympathiques ont vu là un engage-
ment. Qu'ils y demeurent fidèles lui et ses amis; leur inspiration
môme y gagnera. Écrire modestement pour le foyer intime, se rat-
tacher fortement au foyer commun, voilà en deux mots quel doit
être leur programme : bouche pro-vençale et cœur français. C'est
alors qu'ils habiteront vraiment ces îles d'or signalées par le poète,
humbles îles, humbles terres qu'illuminent parfois des rayons ma-
gnifiques et d'où l'on ne perd jamais de vue les rivages et le dra-
peau de la France.
Saint-Kené Taillandier.
(1) Voyez Discours de Teodor Aubanel président di Jo [lourau tengu dins la vilo
coumtalo de Fourcauquié pèr H festo de Nosto-Damo de Proiivènco {H-'/2-'t3-'i4
de setèmbre 1875), in-S", Avignon.
LE DERNIER INCIDENT
DU PROCÈS ARNIM
Pro nihilo, Yorgeschichte des Arnim'scben Processes, erstes Heft. Verlags-Magazin,
Zurich 1876.
Un conservateur prussien, domicilié, paraît-il, à Potsdam et dont on
n'a pas encore découvert le nom, vient d'entreprendre la défense d\i
comte Arnim. Il a baptisé son apologie du titre de Pro 7iihUo, parce
qu'il se proposait de réduire à néant les inculpations dont on a chargé
l'ex-ambassadeur d'Allemagne à Paris et de faire annuler par le tribunal
de l'opinion le jugement qui l'a fi'appé. Tout porte à croire qu'il s'était
assuré au préalable l'assentiment et l'aveu du principal intéressé. Il a
obtenu de lui la communication de quelques documens confidentiels
demeurés inconnus jusqu'à ce jour; quelques-unes de ces pièces méri-?
tent de figurer à côté des célèbres dépêches et des mémorables rap-
ports qui avaient été lus au cours du procès, et qu'une indiscrétion cal-
culée a mis sous les yeux de toute l'Europe. L'avocat très subtil, très
véhément et très anonyme qui vient d'entrer en campagne et s'est
efforcé de démontrer qu'il n'y a plus de juges à Berlin, a-t-il servi effi-
cacement la cause de son client? a-t-il réussi à dissiper les préventions
dont le comte Arnim était l'objet? En lisant le Pro nihilo, les adversaires
du spirituel ambassadeur ont-ils été émus de pitié ou atteints d'un se-
cret remords? Il n'y a pas d'apparence, et l'apologiste visait à un autre
but. Il n'ignorait pas que l'humilité d'un recours en grâce et un acte
solennel de contrition auraient pu seuls attendrir des juges qui ne pas-
sent pas pour être enclins à l'attendrissement, et s'il est vrai que la
contrition parfaite consiste, au dire des théologiens, « en une douleur
LE PROCÈS ARNIM. 683
et une détestation des péchés commis, jointe à la volonté de n'en plus
commettre, » il savait que le condamné n'était point contrit, que jamais
il ne se déciderait à s'écrier dans la plénitude de son cœur : Dellcta
juventutis mex ne memineris. Domine! Aussi le mystérieux inconnu
de Potsdam n'a-t-il pas cherché à désarmer des rancunes qui ne ren^
trent pas facilement leurs griffes, il s'est occupé plutôt de les troubler
dans la jouissance de leur triomphe. Sa brochure ressemble moins à un
plaidoyer qu'à un réquisitoire, et pourrait bien être une œuvre de ven-
geance.
S'il en est ainsi, l'auteur du Pro nihilo n'a pas manqué son but. Les
révélations plus ou moins canoniques que renferme son factum ont
été jugées non-seulement désagréables, mais compromettantes et dan-
gereuses. L'événement l'a prouvé. Le Pro inhilo a été saisi à Berlin par
ordre du ministère public, parce qu'il contient « des offenses et des ca-
loranies répétées contre le chancelier de l'empire et le ministère des
affaires étrangères, u Deux jours plus tard, le journal ofTiciel de l'empire
complétait cette déclaration en ajoutant que la saisie « avait été ordon-
née en première ligne à raison d'offenses à la personne de sa majesté
l'empereur. » Il est possible que ces offenses à la personne de l'empe-
reur n'aient été découvertes qu'après coup, il est possible qu'on les ait
trouvées parce qu'on les cherchait; mais il est hors de doute que l'in-
connu de Potsdam s'est tout permis, qu'il a lâché la bride à sa plume,
qu'il a divulgué le secret de certaines confidences, qu'il a tout sacrifié au
désir de brouiller les cartes. Les personnages les plus considérables et
même les plus augustes sont mis en scène par lui avec une liberté dont
ils ont le droit de se plaindre. Sans s'inquiéter des démentis qu'il était
certain de s'attirer, il rapporte qu'un jour à Ems, dans l'épanchement
d'une conversation intime, le ministre de l'intérieur, M. le comte Eut
lenburg, se permit deprononcerun jugement défavorable sur la politique
ecclésiastique du chancelier de l'empire d'Allemagne. Il rapporte aussi
que, le 1" septembre 1873, le comte Arnim, ayant obtenu audience de
l'empereur Guillaume, eut la joie de lui entendre dire « que la rancune
était le trait dominant du caractère de M. de Bismarck, qu'il était triste
de constater cette faiblesse chez un homme à qui on devait tant, que
son humeur rancunière avait déjà enlevé au service de l'état bien des
hommes de mérite, M. de Goliz, M. de Thiele, M. Savigny,M. d'Usedom,
M. Werther : — c'est maintenant votre tour, » aurait ajouté l'empereur.
Le même jour, paraît-il, le comte Arnim, déjà gravement malade,
s'étant présenté chez M. de Bismarck, celui-ci, « se pâmant d'aise de
se trouver en si bonne santé, ouvrit l'entretien sur un ton blessant de
compatissante hauteur. » Le comte lui ayant demandé pour quel motif
il le persécutait avec tant d'acharnement, le chancelier de l'empire lui
répondit « par un torrent de reproches préparés d'avance, comme le
68Û REVUE DES DEUX MONDES.
prouvaient les documens rassemblés sur sa table, » et il s'écria : « C'est
moi qui suis le persécuté. Depuis huit mois, depuis un an, vous m'at-
taquez dans ma santé et dans mon repos. Vous conspirez avec l'im-
pératrice, et vous n'aurez pas de relâche avant que vous ayez pris
ma place. » Plus circonspect que son défenseur, plus soucieux des
conséquences, le comte Arnim a éprouvé le besoin de couper court
aux suppositions fâcheuses qu'a fait naître un tel récit. Par une lettre
adressée de Vevey au Times, il a déclaré solennellement que, pen-
dant toute la durée de son ambassade à Paris, il n'a jamais eu au-
cune conversation religieuse ni politique avec l'impératrice d'Allemagne,
que s'il lui a écrit, c'est de son propre mouvement, et que jamais elle
ne lui a répondu. « J'ignore entièrement, ajoute-t-il, sur quels faits a
pu se fonder M. de Bismarck pour me dire ce qu'il m'a dit à ce sujet. »
Cependant nous ne voyons pas qu'il reproche au conservateur de Pots-
dam la témérité de ses propos, qui étaient de nature à déchaîner les
vents et à soulever en haut lieu de redoutables tempêtes. N'a-t-il plus
rien à perdre, qu'il prenne si facilement son parti de tout risquer? Ou se
flatte-t-il de l'espoir que la brochure Pro nihilo, comme l'ont prétendu
quelques feuilles allemandes, « portera un coup au prince de Bismarck
et que l'avenir le prouvera? » Au lieu de mettre le ministère public en
campagne, peut-être M. de Bismarck eût-il été mieux inspiré en rassurant
les inquiétudes excessives de quelques-uns de ses amis, qui le croyaient
menacé, et en leur répétant le mot d'Auguste à Tibère : « Gardez-vous
de trop céder à l'ardeur de votre âge et de vous fâcher du mal qu'on dit
de moi; il doit nous suffire qu'on ne puisse pas nous en faire. »
Selon toute apparence, le plaidoyer ou le réquisitoire du conservateur
de Potsdam n'apportera pas un grand changement dans l'opinion qu'on
s'était faite, pièces en main, de la conduite politique du comte Arnim et
des incidens qui ont servi à la fois de motifs et de prétextes à sa mise
en accusation, a Les hommes, disait Voltaire, sont en général comme les
chiens qui hurlent, quand ils entendent de loin d'autres chiens hurler. »
Il suffit que deux ou trois gros dogues donnent de la voix pour que l'é-
cho réponde et pour que tous les roquets aboient, les uns parce qu'ils
sont nés courtisans, d'autres parce qu'on les paie pour cela, d'autres
enfin par un instinct machinal d'imitation. Cependant, lorsqu'éclata
cette étrange collision qu'on appelle le procès Arnim et qui tiendra tou-
jours sa place parmi les causes célèbres, il y avait en Europe beaucoup
de gens disposés à donner tort au dogue et à s'intéresser à sa victime.
Bon gré mal gré, ils ont fini par reconnaître que cette victime était en
quelque mesure responsable de sa destinée, et que l'homme distingué,
mais imprudent, qui pour son malheur a été ambassadeur d'Allemagne
à Paris, avait pris avec ses fonctions des libertés que le droit public
n'autorise pas, qu'il n'avait pas été un observateur assez scrupuleux des
LE PROCKS ARNIM. 685
vertus ou des convenances professionnelles. — « Il était prévenu, a dit
M. Valfrey (1), d'avoir détourné des archives de sa mission un certain
nombre de pièces qui étaient la propriété de l'état. La revendication de
la chancellerie allemande sur ces pièces était, selon nous, absolument
légitime. Pas une d'elles, croyons-nous, n'appartenait au comte Arnim,
même les plus personnelles et les plus confidentielles. Notre droit pu-
blic n'admet à cet égard ni distinction, ni équivoque, et devant des tri-
bunaux français M. le comte Arnim n'eût pas été condamné seulement
pour avoir troublé l'ordre public par ses détournemens, il l'eût été avant
tout pour avoir fait sienne une propriété de l'état. »
Sur un autre point, l'auteur de la brochure Pro nihilo aura peine à
modifier le sentiment général. On croira difficilement sur sa parole que
le comte Arnim eut à l'égard de son chef hiérarchique une attitude
toujours régulière et correcte, qu'il n'a pas profité de plus d'un incident
pour lui faire une opposition sourde ou déclarée, et que M. de Bismarck
n'avait pas raison de lui écrire à la date du 20 décembre 1872 : « Au-
cun département ne comporte aussi peu que celui de la politique étran-
gère une marche dirigée dans deux sens différens. Une telle manière
d'agir me semblerait aussi dangereuse que dans une guerre un état de
choses qui permettrait à un général de brigade et à un général de di-
vision de se guider d'après deux plans contradictoires. » Il lui écrivait
encore, à la date (Ju 19 juin 1873 : « Les tendances dont s'inspirent vos
rapports depuis huit mois ne s'accordent point avec les conseils que je
donne à sa majesté touchant notre politique en France, et l'assenti-
ment que vous avez trouvé chez elle m'a empêché de soutenir efficace-
ment M. Thiers. Partant, je me vois dans la nécessité de prendre à mon
compte la responsabilité de cette faute politique et de la situation qui
en est résultée, bien que je n'y sois pas moralement tenu après les efforts
incessans que j'ai faits pour remonter le courant (2). »
A vrai dire , le conservateur anonyme se fait fort de démontrer que
les doléances et les imputations de M. de Bismarck n'étaient point fon-
dées; mais il n'a pu dissimuler la gravité des dissentimens qui s'étaient
produits entre Berlin et la rue de Lille, et qui autorisaient le chancelier
de l'empire à solliciter auprès de l'empereur le rappel du comte Arnim.
Il demandait instamment ce rappel, mais il se heurtait contre d'invin-
cibles résistances. C'est dans les questions de personnes qu'il a le plus
souvent essuyé de pénibles échecs, et il doit dépenser une notable par-
tie de ses forces à obtenir les destitutions qu'il juge nécessaires au salut
de l'état. Gomme on l'a dit, c'est surtout le cas « lorsqu'il s'agit
(1) Le Procès d'Arnim, recueil complet des documens politiques et autres pièces
produites à l'audience publique, traduit de rallemand, introduction de M. J. Valfrey,
p. VII.
(2) Pro nihilo, v. 32.
686 REVUE DES DEUX MONDES.
d'hommes à qui l'empereur a depuis longtemps accordé sa confiance,
son estime, voire ses sympathies particulières, » Et c'est ainsi que la
guerre entre la rue de Lille et la Wilhelmsstrasse a pu durer deux
ans; on travaillait par la sape de part et d'autre, on éventait les mines
de l'ennemi par des contre-mines. Croirons-nous, ainsi que l'affirme
l'auteur de la brochure, que M. de Bismarck recourait à tous les
moyens pour mettre l'ambassadeur dans une situation impossible, et
pour annihiler son influence? Croirons-nous qu'il employait des agens
secrets pour prévenir le gouvernement français contre celui qui repré-
sentait l'Allemagne à Paris? Croirons-nous qu'un de ces agens fut chargé
de répéter à M. le duc Decazes ce mot du vindicatif chancelier : « U
faut que le duc Decazes soit bien jeune pour se livrer à des épanche-
mens vis-à-vis d'Arnim ! » Cette histoire est riche en enseignemens. Elle
prouve que, quoi qu'on en dise, il y a encore des juges à Berlin, puis-
que le comte Arnim, accusé de haute trahison , n'a été condamné que
pour un délit de droit commun. Elle prouve que le régime parlemen-
taire a du bon, puisqu'il permet à un premier ministre de révoquer un
fonctionnaire sans se croire obligé de le perdre. Elle prouve encore que
l'homme le plus puissant ne peut pas tout ce qu'il veut, et que les sou-
veraines grandeurs ont leurs croix cachées. Elle prouve enfin que le
pays de la discipline a ses indisciplinés, qui étonnent le monde par la
ténacité de leurs résistances, et que le pays de la discrétion produit des
brochures d'une prodigieuse indiscrétion.
L'opinion bien arrêtée du conservateur de Potsdam est qu'en frap-
pant le comte Arnim M. de Bismarck n'a point eu en vue l'intérêt de
l'état ni le rétablissement de la discipline dans la conduite de la politi-
que étrangère de l'empire, mais qu'il a consulté seulement ses inquié-
tudes, ses animosités, qu'il a voulu se défaire d'un homme qui lui était
désagréable et qu'il jugeait dangereux. « Il est naturel de haïr son héri-
tier, surtout quand on le soupçonne d'être impatient, » lisons-nous dans
la brochure. Le comte Arnim était-il un homme aussi dangereux que le
pensait le chancelier? Le conservateur anonyme ne nous fournit à ce
sujet que des informations insuffisantes, obscures, souvent contradic-
toires. On dirait qu'il craint de diminuer le rival de M. de Bismarck en
le justifiant trop, et qu'en racontant le passé il s'occupe de réserver les
éventualités possibles de l'avenir.' Toutefois, si nous en jugeons par cer-
tains passages de son plaidoyer, nous pourrions croire qu'il a été fait
beaucoup de bruit pour rien, que M. de Bismarck n'a couru aucun dan-
ger sérieux, que son imagination est une lunette aux verres grossissans, et
qu'il voit des affaires d'état dans ses moindres contrariétés personnelles.
L'auteur du Pro nihilo rapporte qu'au début de l'affaire Duchesne le
comte Arnim, persuadé que le cas n'était pas digne d'attirer longtemps
l'attention du chancelier de l'empire, s'abstint cependant de rien insi-
LE PROCÈS ARNI.M. 687
nuer dans ce sens. Il craignait que le chancelier ne lui adressât le
même reproche que don Quichotte avait coutume de faire à Sancho
Pansa, à savoir « qu'il ne se connaissait pas en matière d'aventures. »
— « Nous éprouvons quelque surprise, est-il dit ailleurs dans la bro-
chure, quand nous voyons un éléphant se servir du même instrument
pour soulever des quintaux et pour ramasser à terre des aiguilles. Le
prince de Bismarck ne procède pas autrement; mais pour l'éléphant,
qui a le sens rassis et peu d'imagination, l'aiguille n'est qu'une aiguille.
Pour le chancelier de l'empire, elle est un instrument meurtrier, trempé
dans le poison. On nous a montré nombre de ces aiguilles qui ont ex-
cité les nerfs malades du chancelier, et qui ont eu sur la constellation
politique plus d'influence que maint coup de canon, — l'aiguille Du-
chesue, Taiguille de la Presse de Vienne, les aiguilles Gerlach, Windt-
horst, Lasker, Virchow, e tutti quanti. »
Serait-il vrai qu'on ne dispute dans la Wilhelmsstrasse que sur des
pointes d'aiguilles ou sur des têtes d'épingles? Il est permis d'en douter.
Ce n'est un mystère pour personne que M. de Bismarck a beaucoup
d'ennemis très sérieux, qu'à la cour comme à la ville de hautes in-
fluences lui ont souvent été contraires, qu'à l'exemple du loup de la
fable il a tout gagné à la pointe de l'épée, et qu'au lendemain de la
guerre franco-allemande il a eu besoin de toute son énergie pour mettre
sa situation à l'abri des surprises et des cabales. L'occasion parut bonne
aux gens qui ne l'aiment pas pour rapporter à l'armée et à ses chefs
toute la gloire des événemens et pour déclarer d'un ton leste qu'il n'y
a pas d'hommes nécessaires. Le chancelier de l'empire a déjoué les mau-
vaises intentions de ses ennemis par une de ces manœuvres hardies
qu'il exécute avec autant d'habileté que de résolution. Après avoir passé
près de dix ans à batailler contre le parlement, à pratiquer le système
« de gouverner avec les minorités, » changeant tout à coup de tactique,
il a cherché dans le parlement son point d'appui. Il s'est fait diiReichs-
tag un camp fortifié, d'où il peut braver toutes les cabales. Il a rompu
ses anciennes alliances, il a renouvelé sa clientèle, il est devenu le pa-
tron des nationaux-libéraux. Certes il n'entendait pas leur accorder cette
extension des libertés parlementaires qu'ils réclament. Il n'a eu garde
d'adopter leurs principes, mais en soulevant la question religieuse il a
satisfait leurs passions, et il savait que lorsqu'on donne contentement
aux passions des hommes, ils deviennent pluscoulans sur les principes,
qu'ils sacrifient facilement leur liberté à leur fanatisme, et que les na-
tionaux-libéraux feraient les plus grandes concessions à celui qui seul
pouvait mener à bonne fin une campagne contre Rome. Quand le parti
fait mine de regimber contre les compromis qu'on lui impose, quand il
menace de ne pas voter l'impôt sur les valeurs de bourse ou sur la bière
et les articles additionnels au code pénal, le bruit court que M. de Bis-
688 REVUE DES DEUX MONDES.
marck songe à traiter avec le Vatican ou à renouer avec les conserva-
teurs. On entend dire qu'il a eu à Vnrzin de longs entretiens avec M. Wa-
gener, qu'après un dîner il s'est exprimé fort durement sur le compte de
M. Lasker, et que dans un cercle intime il a traité d'absurdes les lois de
mai. C'est ainsi qu'il entretient chez ses nouveaux amis de salutaires
inquiétudes; mais depuis longtemps les conservateurs ne peuvent plus
se faire d'illusions. Ils savent combien il serait difficile à M. de Bis-
marck de se passer des nationaux-libéraux et aux nationaux-libéraux de
se passer de M. de Bismarck.
Si ce ménage est souvent troublé par des dissensions, par des ai-
greurs, par des reproches, par des méfiances, par de méprisantes hau-
teurs, les brouilleries momentanées n'aboutiront point à un divorce.
Que dans cette persuasion les conservateurs prussiens aient compulsé
avec soin la liste de tous les hommes politiques de l'Allemagne pour tâ-
cher d'y découvrir le successeur prédestiné de l'homme nécessaire, la
chose est hors de doute. Que dans le temps ils aient jeté les yeux sur
l'ambassadeur d'Allemagne à Paris, qui était recommandé à leur choix
par son ambition et ses talens bien connus, nous ne pouvons non plus
en douter, et la brochure en fait foi. Elle nous apprend à ce sujet un
détail piquant. Bien que le comte Arnim se défiât de M. le baron de Hols-
tein, bien qu'il le soupçonnât de correspondre avec M. de Bismarck, il ne
put se tenir de lui faire lire une lettre qu'il avait reçue de Berlin et dans
laquelle il était désigné comme l'héritier présomptif du chancelier de
l'empire. De quelles étourderies ne sont pas capables les gens d'esprit !
et avec quelle rigueur la fortune les leur fait expier ! En poursuivant à
toute outrance l'audacieux qui rêvait de le supplanter, en l'accablant
de tout le poids de ses implacables ressentimens, M. de Bismarck n'a
pas voulu seulement se venger, il a voulu faire un exemple. L'exemple
a été terrible, et il a été profitable. Bien des fiertés se sont assouplies,
bien des inimitiés invétérées ont désarmé. Aujourd'hui l'omnipotent
ministre cueille des fleurs dans plus d'une terre longtemps infertile
qui ne lui rapportait que des chardons ; il récolte des sourires sur des
bouches chagrines, qui lui avaient juré une haine immortelle, et quand
il est à la cour, il peut dire comme le Dieu d'Israël : Ce peuple m'honore
des lèvres, quoique son cœur soit loin de moi.
Ce qui a dû aider le comte Arnim à ne pas refuser le rôle périlleux
qu'on lui destinait, c'est l'idée qu'il s'est faite de son redoutable rival.
Si nous jugeons de ses sentimens par ceux de son défenseur, qui a reçu
toutes ses confidences, il est disposé à croire qu'on a surfait le génie
politique de M. de Bismarck, et qu'il n'est pas aussi difficile de le rem-
placer qu'on se le figure en Allemagne et ailleurs; il traite de fétichisme
aveugle le culte qu'ont voué ses compatriotes à l'homme supérieur qu'il
n'aime pas. Proudhon comparait Napoléon P"', affolé par sa fortune, à
LE PROCÈS ARNIM. 689
un astre « qui, poussé loin de son orbite, n'aperçoit plus sa route dans
l'éblouissement de ses rayons et court au hasard à travers l'empyrée. »
Valter ego du comte Arnim compare le chancelier de l'empire tantôt à
un soleil déraillé , tantôt « à un homme désagréable en selle sur un
cheval emporté. » Il l'accuse de ne plus prendre conseil que des ca-
prices de son humeur, de n'avoir plus d'autre règle de conduite que
« les vérités de fantaisie qu'il décrète, » et qu'il fait propager « par les
cosaques de la presse. » Il lui reproche de compromettre les conquêtes
de l'Allemagne et le repos de l'Europe par une politique brouillonne et
tracassière, « par son irritabilité nerveuse, que la nation allemande en
famille trouve supportable et même charmante, » mais qui indispose les
peuples étrangers. Il lui reproche encore de vouloir mêler tous les cabi-
nets à sa querelle avec les catholiques et de n'y pas réussir, a Le prmce
de Bismarck, nous dit-il, condamne la politique d'intervention, et cepen-
dant il a entrepris de modifier les principes de gouvernement des autres
pays quand ils ne répondent pas à ses visées personnelles. 11 envoie et
recommande à tout le monde sa recette contre l'église, même à ceux
qui ne se sentent pas malades. Ses journaux la vantent à l'égal de la
revalescière arabique. M. de Keudell la prône à M. Minghetti, le comte
Munster la prêche à l'Angleterre étonnée. Le gouvernement français
comme le gouvernement belge reçoivent des leçons touchant le sens
de leurs lois pénales, et l'Autriche est accusée sous main de ne pas con-
sommer une assez grande quantité de la revalescière de Varzin. » L'au-
teur du Pro niliilo se plaint aussi que dans sa politique intérieure M. de
Bismarck use d'une méthode décousue et saccadée, a qu'on laisse une
affaire cheminer pendant un certain temps, et qu'on s'enveloppe dans
un profond silence, que tout à coup on entre en scène avec l'impétuo-
sité de Percy, qu'on bouleverse tout ce qui a été fait, qu'on censure
ce qu'on ne peut plus changer, et qu'on disparaît de nouveau comme
une comète dans un incommensurable éloignement. » Nous avons en-
tendu des Allemands se plaindre que M. de Bismarck s'était rendu trop
inabordable, trop inaccessible, qu'il mettait entre les hommes et lui non-
seulement la distance qui sépare Varzin de Berlin, mais la hauteur de
son mépris et les profondeurs de son silence. Personne cependant ne
s'était encore avisé, comme le comte Arnim ou son avocat, de comparer
Varzin à Caprée et le chancelier de l'empire allemand à l'empereur
Tibère. Personne ne s'avisera non plus de soutenir avec lui que le Ri-
chelieu de la Poméranie est redevable de tous ses succès aux complai-
santes faveurs de la fortune, qui, à deux reprises, en 1863 et en 1870,
l'a sauvé d'une situation désespérée. Qui pourrait prendre au sérieux
ces peintures inspirées par la malignité ou par la jalousie? Les ennemis
de Sylla pensaient déjà rabaisser sa gloire en vantant son bonheur, et
Sylla les laissait dire; il n'était pas fâché qu'on vît dans les destins les
TOME XII. — 1875. 44
690 REVUE DES DEUX MONDES.
complices de son génie. Hélas! ce n'est pas tout de passer pour heureux,
il faut savoir jouir de son bonheur, et pour n'en point jouir il suffit
d'avoir des nerfs trop orageux, il suffit de ne pouvoir se défaire d'une
mouche qui bourdonne et qui pique, ou de penser trop souvent à Kull-
mann. M. de Bismarck disait l'autre jour au Reichstag qu'un pfennig vaut
un million pour l'homme qui ne l'a pas, et quel homme est assez heu-
reux pour que le budget de son bonheur ne se balance pas par un défi-
cit de quelques pfennigs au moins ?
A mesure qu'on avance dans la lecture du Pro nihilo , on s'aperçoit
que l'auteur s'est proposé avant tout d'établir un parallèle en forme
entre deux personnages politiques , dont l'un lui est aussi cher que
l'autre lui est odieux, et de démontrer à l'Europe abusée que le premier
l'emporte infiniment sur le second en prévoyance et en sagacité. Le
comte Arnim ou son avocat insinue que M. de Bismarck, quand il pu-
blie des documens, s'entend à trier les chiffons, qu'il se fait la part
belle, qu'il met en lumière tout ce qui est à son honneur, qu'il garde
sous le boisseau tout ce qui est propre à relever les autres. Nous avions
inféré des pièces du procès que le comte Arnim est un Prussien de
beaucoup d'esprit, mais qu'il a, comme tous les esprits trop vifs, le dé-
faut de ne pas savoir douter. Observateur pénétrant des hommes et des
choses, il a vu très juste en beaucoup d'occasions; mais il a l'imagina-
tion mobile, quelquefois un peu trouble, et, lai aussi, il a commis le
péché qu'il reproche aux éléphans, et qui consiste à se servir d'une
trompe pour ramasser une aiguille. Nous savons aussi que sa plume est
fort bien taillée, que son style est rapide et épicé, qu'il possède tous les
secrets de la cuisine littéraire, que quelques-unes de ses dépêches sont
des mets du plus haut goût. Certain article qu'il fit insérer dans la Ga-
zelie de Cologne a prouvé jusqu'à l'évidence qu'il y a en lui l'étoffe
d'un journaliste de premier ordre. Les nouveaux documens publiés
dans le P^^o nihilo nous confirment dans l'impression que nous avions
déjà reçue. La pénétration naturelle de l'ex-ambassadeur à Paris se ré-
vèle une fois de plus dans son rapport du 27 mai 1873; il s'y inscrivait
en faux contre les prophéties qui annonçaient une prochaine restaura-
tion. «C'est une opinion que je ne partage pas, écrivait-il; je crois plu-
tôt que la république, c'est-à-dire un état politique sans empereur ni roi
héréditaire, a aujourd'hui plus de chances de durée qu'auparavant. »
On trouvera aussi des touches heureuses dans le rapport qu'il adressait
le 8 juin de la même année à l'empereur Guillaume, pour lui rendre
compte de sa première entrevue avec le maréchal de Mac-Mahon, à qui
il avait présenté ses nouvelles lettres de créance : « Le maréchal était
en uniforme ; il me reçut debout, en présence de son ministre , et me
congédia à la façon d'un souverain. J'ai vu peu de Français qui ressem-
blassent aussi peu à un Français que le duc de Magenta. Si l'assemblée
LE PROCÈS ARNIM. 691
nationale et ses ministres ont cru posséder en lui une machine privée
de volonté, ils pourront faire à cet égard des expériences désagréables.
Peut-être les manières simples et sèches d'un homme qui ne discute
pas sont-elles plus propres à gouverner les Français que tout l'esprit de
son prédécesseur. » Nous lisons plus loin a que de bons soldats de cette
trempe ont, dans les derniers temps de l'empire romain, arrêté pour
quelques années la décadence croissante. » Toutefois le comte Arnim
daignait reconnaître aux Français de la décadence certaines qualités
qui ont du prix. « Il admirait leur probité, il était convaincu qu'ils fe-
raient honneur à leurs engagemens, les ressources extraordinaires de
la France lui étaient connues; il considérait l'exactitude des Français
dans les questions d'argent, aussi bien dans les affaires privées que dans
les affaires publiques, comme une des qualités dominantes de ce peuple,
qui à cet égard n'est inférieur à aucun autre, mais qui au contraire est
un modèle digne d'imitation. » Décidément les peuples dégénérés ont
du bon, et il ne faut pas trop déprécier les vertus faisandées.
En fin de compte, sur quoi portaient les principaux dissentimens
entre les deux hommes d'état qui semblaient se disputer la confiance
de l'empereur Guillaume ? Le rapport que nous venons de citer se ter-
mine par cet aphorisme : « pour nous, le meilleur gouvernement que
puisse se donner la France est celui qui devra employer la plus grande
partie de ses forces à combattre ses ennemis intérieurs. » Dans une
dépêche célèbre, datée du 20 novembre 1872, M. de Bismarck avait
écrit de son côté : « L'inimitié de la France nous oblige de désirer
qu'elle reste faible. » Sur ce point de théorie, il régnait entre le chan-
celier et l'ambassadeur un parfait accord de sentimens; mais dans l'ap-
plication de leur commun principe ils ne s'entendaient plus. Le comte
Arnim estimait que la France, quelque gouvernement qu'elle se don-
nât, acquitterait l'indemnité de guerre jusqu'au dernier sou. M. de Bis-
marck ne partageait pas cette confiance, il était un créancier plus per-
plexe. Voyant dans les vaincus du jour de futurs ennemis, il ne pouvait
oublier pourtant que ces ennemis étaient ses débiteurs, et, s'il désirait
que leur gouvernement fût faible, il souhaitait aussi dans l'intérêt de
ses créances que ce gouvernement se maintînt et jouît de quelque cré-
dit en Europe. On doit des égards à ses débiteurs, il est impossible de
ne pas les ménager un peu, de ne pas s'intéresser à leur santé; comme
le disait Panurge : u devez-vous à quelqu'un, par icelui sera continuel-
lement Dieu prié vous donner bonne, longue et heureuse vie ; craignant
sa dette perdre, toujours bien de vous dira en toute compagnie, toujours
nouveaux créanciers vous acquerra, afin que vous fassiez versure et
de terre d'autrui remplissiez son fossé. » Il paraissait à M. de Bismarck
que l'homme éminent qui tenait alors les rênes garantissait mieux que
personne à l'Allemagne le recouvrement de ses créances ; il désirait lui
692 REVUE DES DEUX MONDES.
conserver la signature de la grande maison avec laquelle il était en re-
lations d'affaires, et en toute compagnie il disait du bien de lui.
D'autre part, il était convaincu que la France républicaine ne faisait
courir aucun danger aux monarchies de l'Europe, car pour lui qui disait
république disait anarchie. Une république provisoire, mal assise et
contestée lui semblait, entre tous les régimes que pût adopter la France,
celui qui convenait le mieux aux intérêts allemands, d'abord parce qu'il
le jugeait incapable de contracter des alliances sérieuses, ensuite parce
qu'il lui savait gré de laisser la porte ouverte à la solution qu'il préfé-
rait, c'est-à-dire à une restauration bonapartiste. Il s'en est expliqué
plus d'une fois. Dans sa dépêche du 12 mai 1872, il déclarait que « le
parti bonapartiste était celui avec l'aide duquel on pourrait se flatter
le plus raisonnablement d'établir des rapports tolérables entre l'Alle-
magne et la France, » à savoir de mettre la France dans la complète
dépendance de l'Allemagne, 6t nous lisons dans la brochure Pro nihilo
qu'au cours de l'entretien qu'il eut au mois de septembre 1873 avec le
comte Arnim, il se plaignit, « avec quelque mélancolie, que l'empire
eût perdu toutes ses chances. » Le comte Arnim au contraire pensait que
la consolidation de la république en France pouvait devenir un danger
pour les trônes, et il avait réussi, semble-t-il, à communiquer ses in-
quiétudes à l'empereur Guillaume. « M. de Bismarck, nous dit l'auteur
de la brochure, condamnait ces inquiétudes comme peu politiques; il
était heureux de ne les pas ressentir. On lui donnerait raison, s'il pouvait
nous garantir qu'il n'y aura pas un jour en Allemagne un gouvernement
faible et impopulaire à côté d'une république française florissante, res-
pectée chez elle comme au dehors. C'est une éventualité qu'on se re-
présente facilement et qui devient plus vraisemblable d'année en année,
à mesure que la France se déshabitue davantage des traditions monar-
chiques. »
On ne peut trop s'étonner de l'usage vraiment étrange, pour ne rien
dire de plus, que, sous l'impulsion de l'esprit de parti, certains journaux
français ont prétendu faire des dissentimens de M. de Bismarck et du
comte Arnim au sujet de la conspiration parlementaire du 24 mai. Les
opiniois de ces deux hommes d'état, occupés de se nuire l'un à l'autre,
étaient-elles assez désintéressées pour être absolument sincères, et ne
voit-on pas que chacun d'eux était en quête d'argumens ad hominem?
L'un soutient son oracle, et l'autre sa statue ;
Chacun veut tout tirer à soi.
JN'est-il pas permis de croire avec M. le baron de Holstein que, lorsque
le comte Arnim se montrait favorable à une restauration monarchique,
« cette politique devait avoir pour résultat de soulever la question qui
LE PROCÈS ARNIM. 693
de lui ou de M. de Bismarck dirigerait plus tard les affaires de l'empire
allemand? » Et quand de son côté M. de Bismarck se plaignait que le
comte Arnim l'eût empêché de prêter main-forte à M. Thiers, n'est-il pas
à présumer qu'il se préoccupait avant tout de grossir d'un grief de plus
le dossier qu'il devait soumettre quelques mois plus tard à l'examen du
ministère public? L'Évangile nous commande d'aimer nos ennemis, et
ce précepte est prodigieusement difficile à pratiquer; s'il nous exhortait
seulement à les admirer, toutes les fois qu'il sont admirables, cette mo-
rale serait mieux proportionnée à l'humaine faiblesse, — mais assuré-
ment aucune loi divine ne saurait nous obliger à tenir nos ennemis
pour infaillibles. Admettons, en dépit des infaillibilistes de toute espèce
et de toute couleur, qu'on peut se tromper à Varzin et dans la Wilhelms-
strasse comme on se trompe au Vatican.
Et vraiment qui ne s'est trompé sur le 24 mai? 11 a déçu l'espoir de
ceux qui l'ont fait et les conséquences n'en ont peut-être été appréciées
sainement dès le premier jour que par celui contre qui il était fait. Le
grand Frédéric a raconté qu'au début de la première guerre de Silésie,
le prince d'Anhalt, furieux de n'avoir pas conçu le plan de la campagne,
« prophétisait comme Jonas des malheurs qui n'arrivèrent ni à Ninive
ni à la Prusse. » Ce même Frédéric nous enseigne qu'il y a bien de la
vanité dans les espérances des hommes, « que les conjonctures les for-
cent souvent d'agir contre leur volonté, que le monde se gouverne par
compère et par commère, que quelquefois, quand on a assez de don-
nées, on devine l'avenir, que souvent on s'y trompe, » M. de Bismarck
se rapprochait de cette sage réserve lorsqu'il chargeait M. de Balan de
rappeler au comte Arnim que, « quand il s'agit d'une nation aussi ex-
plosible que la France, l'avenir ne saurait être calculé. » Il arrive par-
fois aussi que les peuples explosibles deviennent tout à coup, pour quel-
que temps du moins, des peuples sages. Si leur sagesse se maintenait
durant dix ans, cela suffirait pour dérouter les calculs, pour déranger
les combinaisons des plus grands et des plus artificieux politiques, qui,
à l'exemple de certain personnage d'une comédie contemporaine, s'é-
crieraient avec regret : « La France avait un volcan, et elle l'a laissé
s'éteindre. »
G. Valbert.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
30 novembre 1875.
L'assemblée est décidément en train de songer à ses dernières dispo-
sitions. Tant qu'elle n'a vu que de loin cette inévitable fin dont elle
restait toujours libre de fixer ou de retarder l'heure, elle s'est défendue
des découragemens et des défaillances, elle a gardé la fermeté d'un
pouvoir qui se sent nécessaire. Maintenant que ses momens sont comp-
tés, elle ne voit pas sans un certain malaise ou sans une certaine mélan-
colie cette date fatale qui semble encore la troubler quand on la lui
montre trop brusquement, qu'elle est bien néanmoins obligée de subir.
Elle achève de vivre au milieu de la fatigue, des impatiences et des
préoccupations qui l'envahissent, qui se font sentir dans tout ce qu'elle
fait. L'assemblée, il est vrai, s'est tracé un ordre du jour qui ne lais-
serait pas de remplir quelques semaines, si elle persistait à discuter et
à voter tout ce qu'elle a devant elle, la loi sur la presse, la loi sur l'ad-
ministration de l'armée, les conventions relatives à la réforme judi-
ciaire en Egypte, les concessions de chemins de fer; mais peut-elle se
promettre d'épuiser cet ordre du jour dans les conditions extrêmes où
elle se trouve? Ce sera déjà beaucoup si après la loi électorale elle
parvient à compléter son testament par le vote de la loi sur la presse
et par la nomination des 75 sénateurs inamovibles qu'elle s'est réservé
le droit de léguer à la future haute chambre. La vérité est qu'obstinée
à mourir comme elle a vécu, elle porte jusque dans ses derniers tra-
vaux l'esprit de parti, d'incohérence et de division qui a trop souvent
fait son impuissance.
Qu'en sera-t-il de cette loi sur la presse que le gouvernement a pro-
posée, que la commission s'occupe à remanier et à transformer? Évi-
demment on est dans une confusion complète, on ne s'entend pas
même sur les mots; à force de subtilité et d'interprétations, on en
vient à remettre en question l'organisation constitutionnelle, sous pré-
texte de batailler sur le principe du gouvernement. Ce que le ministère
veut, la commission ne le veut pas, et il n'est point impossible que la
REVUE. — CHRONIQUE. 095
loi ne reste en chemin, que tout ne finisse par un vote qui laissera les
choses telles qu'elles sont. Le gouvernement n'aura pas peut-être sa loi
sur la presse, la commission est fort exposée à n'avoir pas la. levée de
l'état de siège, et en définitive il n'y aura rien de fait.
Qu'en sera-t-il aussi de cette nomination de sénateurs, qui doit être
le dernier acte de l'assemblée? Ici il faut bien de toute nécessité arri-
ver à un résultat. L'enfantement ne laisse pas toutefois d'être des plus
laborieux, et ce serait même vraiment assez comique, si dans toutes
ces combinaisons, dans tous ces jeux de stratégie auxquels on se livre,
il ne s'agissait de la future représentation du pays. La difficulté est
de faire entrer dans une liste tous ceux qui voudraient y être et de
concilier des partis divisés par de violentes incompatibilités d'humeur.
La diplomatie des plus habiles n'a pu réussir jusqu'à présent à trou-
ver le moyen de contenter tout le monde, pas plus qu'à découvrir la
proportion exacte des choix qui pourraient être attribués aux diverses
fractions de l'assemblée. La droite peut-elle admettre la gauche, et
ira-t-elle jusqu'à ne pas repousser entièrement l'union républicaine?
La gauche de son côté admettra-t-elle la droite, et à quelle nuance de la
droite s'arrêtera-t-elle? Fera-t-on une place aux partisans de l'appel au
peuple et aux légitimistes extrêmes sans lesquels il sera malaisé d'avoir
une majorité? C'est à qui passera la revue des noms et des prétentions.
Les groupes se comptent, se démènent et font leurs conditions ou im-
posent des exclusions. Au milieu de la mêlée, le groupe Lavergne s'a-
gite, allant tout affairé du centre droit au centre gauche, donnant rai-
son à l'un sans donner tort à l'autre, brouillant ou renouant les fils de
ses négociations; puis chaque matin on s'aperçoit que c'est un travail
à recommencer. On se dit assez mélancoliquement que tout est incer-
tain, qu'on arrivera peut-être avec bien des efforts jusqu'au cinquan-
tième nom, mais qu'au-delà le hasard sera pour tout le monde; le scru-
tin ne sera plus que la loterie aux inamovibles, et c'est ainsi que se
prépare l'élection des sénateurs dans une assemblée qui a eu le mal-
heur de ne jamais savoir ou de ne jamais pouvoir ce qu'elle voulait,
qui, après avoir vécu dans toutes les contradictions, a tenu à laisser
jusque dans les chambres futures le témoignage posthume de ses divi-
sions intimes. Heureusement l'assemblée ne se borne pas à ces dis-
tractions, et, en épluchant des sénateurs, elle finit non sans peine, non
sans bien des discussions traînantes, par voter la loi électorale, dont la
troisième lecture s'achève en ce moment, qui reste après tout la chose
essentielle aujourd'hui, puisqu'elle est le prélude de la dissolution, le
moyen d'arriver à la grande consultation populaire, devenue inévitable.
On ne peut pas dire que cette troisième lecture de la loi électorale,
qui a rempli pourtant plus d'une semaine, ait été une discussion nou-
velle de nature à changer sensiblement les conditions essentielles créées
par la seconde lecture. 11 est évident que les points principaux étaient
696 REVUE DES DEUX MONDES.
désormais acquis, que Tissue n'était plus douteuse. La lutte ne s'est pas
moins ravivée au dernier moment, les questions sérieuses se sont repro-
duites, et une fois encore le scrutin de liste et le scrutin d'arrondisse-
ment se sont retrouvés en présence dans un duel qui n'a pas laissé
d'être intéressant. Il ne s'agissait plus, il est vrai, de ramener au com-
bat le système absolu du scrutin de liste, qui est resté l'autre jour sur
le champ de bataille. C'était le tour des transactions et de la concilia-
tion. On passait un peu condamnation sur le principe ou du moins on
consentait à le voiler, à l'atténuer, et on se bornait à proposer des
moyens intermédiaires. Bref, la diplomatie entrait en scène, et on offrait
de traiter ; mais la cause était perdue d'avance, elle avait été trop dé-
cidément jugée pour pouvoir se relever de la défaite qu'elle avait es-
suyée. La majorité qui avait prononcé ne pouvait que s'accroître, bien
loin de se débander dans le feu d'un nouveau combat.
C'est justement ce qui est arrivé. Vainement M. Jozon et quelques
membres de la gauche ont proposé de borner le scrutin de liste à cinq
noms et de fractionner les départemens qui auraient plus de cinq
députés à nommer. La proposition a échoué d'une façon assez écla-
tante ; la majorité qui l'a repoussée n'a plus été seulement de 30 voix,
comme à la seconde lecture, elle a cette fois dépassé 80 voix. Vaine-
ment un des hommes les plus distingués et les plus modestes de l'as-
semblée, M. Francisque Rive, est intervenu avec un amendement bien
plus modéré encore, qui, en respectant le système de circonscrip-
tion adopté, ne maintenait le scrutin de liste que dans les arrondisse-
mens ayant une population de plus de 100,000 habitans. M. Rive n'a
pas été plus heureux, il venait trop tard; son amendement n'a pas ré-
sisté à la verve sensée et impitoyable de M. Dufaure, qui l'a pulvérisé
d'un mot, en montrant ce qu'il y avait d'étrange dans un système qui,
sous prétexte de remédier aux inconvéniens des deux modes de scru-
tin, aurait pour résultat u d'affliger 238 arrondissemens des inconvé-
niens du scrutin uninominal et 131 arrondissemens des inconvéniens
du scrutin de liste. » Après cela , l'amendement de M. Rive est resté
enseveli sous les 80 voix de majorité qui avaient enterré l'amendement
de M. Jozon. La question était évidemment tranchée dans l'esprit de
l'assemblée. .
Le scrutin d'arrondissement a encore une fois triomphé de tout, et il
devait bien avoir cause gagnée d'avance, puisqu'il n'a pas même été
compromis par M. le marquis de Gastellane, qui lui a infligé la dange-
reuse protection de son éloquence. M. de Castellane est un enfant ter-
rible du parti conservateur, il a l'aplomb d'un jeune grenadier de la
réaction. 11 ne perdrait peut-être rien à être un peu plus modeste, à
montrer un peu moins d'imperturbable assurance et à se persuader qu'il
ne suffît pas de parler à quelques passions de parti ou de dérouler un
tissu de banalités recueillies un peu partout pour faire sérieusement
REVUE. — CHRONIQUE. 697
de la politique. Si le parti conservateur n'avait pas d'autres représen-
tans ou d'autres champions pour le conduire au combat, puisque le
jeune député du Cantal est si impatient d'aller au combat, il serait fort
en péril. Tout ce qu'on peut dire de mieux, c'est que le scrutin d'ar-
rondissement a triomphé de la défense de M. de Castellane, comme il
a triomphé d'une attaque nouvelle et cette fois bien plus sérieuse de
M. Gambetta, qui est revenu à la charge après la singulière équipée où
il s'était laissé récemment emporter.
M. Gambetta a-t-il voulu réparer la maladresse qu'il avait commise, et
rétablir sa réputation de tacticien? Ce qui est certain, c'est qu'une fois
de plus il a montré qu'il y a en lui deux hommes, toujours occupés à se
contredire et à se quereller, l'un fatalement entraîné par des inspira-
tions ou par des engagemens de parti, l'autre sentant la nécessité et le
prix de la modération. Il y a quelque temps, c'était le tour du tribun
impatient et fougueux, remuant les passions, compromettant par sa vio-
lence ce qu'il voulait servir, blessant ceux qu'il aurait dû ménager, et
cette sortie furieuse, mal calculée, avait le succès de toutes les violences
de parti; elle trouvait son châtiment dans un humiliant échec. Ces jours
derniers, c'est le modéré qui s'est retrouvé maître de lui-même, raison-
nant au lieu de déclamer, évitant d'être agressif, et, si la cause du scru-
tin de liste avait pu être relevée, elle l'aurait été par ce dernier dis-
cours. M. Gambetta en effet a dit tout ce qu'on pouvait dire, il a su
trouver et développer les raisons sérieuses ou spécieuses qu'on peut
invoquer en faveur du scrutin de liste. M. Gambetta s'est exprimé cer-
tainement en politique lorsqu'il a parlé de la nécessité de fonder, pour
la période qui va s'ouvrir par les élections prochaines, « un gouverne-
ment véritablement fort, puissant sur l'opinion de la France comme
sur l'opinion de l'Europe. » Il a eu surtout des paroles qui sont des
engagemens, qui sont sans doute l'expression d'un patriotisme réflé-
chi, lorsqu'il a montré en traits saisissans la nécessité de la modéra-
tion, de la conciliation, et lorsqu'il a donné la vraie raison, la meil-
leure garantie de la persistance nécessaire de cette modération qui a
produit le 25 février, en montrant « la trouée des Vosges. » Rien de
mieux que tout cela. Pourquoi donc M. Gambetta n'a-t-il pas tenu ce
langage il y a trois semaines au lieu d'offenser des libéraux qui, eux
aussi, ont eu à faire des sacrifices, et qui les ont faits dans l'intérêt de
la France? S'il avait parlé ainsi, il n'aurait pas sans doute sauvé le scru-
tin de liste, il n'aurait pas vraisemblablement empêché l'adoption du
scrutin d'arrondissement; mais il aurait contribué à mettre plus de con^
fiance entre des partis dont le rapprochement serait utile; il n'aurait
pas aigri les dissentimens, et à défaut d'un succès sur la question du
scrutin, il aurait aidé peut-être à préparer des conditions plus favorables
pour l'élection des sénateurs. Hier, il était trop tard pour ces appels à
la modération, on le lui a dit. iSous savons bien que M. Gambetta a pu
698 REVUE DES DEUX MONDES.
répondre qu'il n'était jamais trop tard pour la modération, que la rai-
son qui avait inspiré la constitution du 25 février restait toujours la rai-
son qui devait rapprocher les partis libéraux pour la défendre en com-
mun. C'était vrai sans doute à un point de vue général, au point de vue
politique; seulement ces considérations ne pouvaient plus avoir aucune
influence sur un résultat désormais assuré. Le scrutin d'arrondissement
est resté définitivement victorieux.
La question est donc tranchée. C'est par le scrutin uninominal que
se feront les élections, dont la date va être fixée ces jours prochains.
C'est le système le plus vrai , le plus sincère, et cette raison a décidé
sans nul doute bien des esprits. Il ne faut pas croire cependant qu'on
ait tout gagné. Si le scrutin de liste a ses inconvéniens, qui l'ont fait
justement écarter, le scrutin d'arrondissement, lui aussi , a ses incon-
véniens, contre lesquels il faut dès ce moment se tenir en garde. Évi-
demment on irait vers un autre danger, si les élections devenaient trop
locales, si elles devaient remplir la chambre de petites importances
d'arrondissement. On risquerait alors de n'avoir plus qu'une assemblée
de notables, un corps législatif de l'empire sans l'empire, c'est-à-dire
une petite machine sans le moteur ou le régulateur qui savait s'en ser-
vir et au besoin s'en passer. 11 ne faut pas s'y tromper, ce serait là
pour le scrutin d'arrondissement une manière de tomber du côfté où il
penche. Des assemblées ainsi composées n'auraient peut-être pas l'auto-
rité et le prestige nécessaires pour tenir tête à toutes les crises qui peu-
vent se produire, pour prêter au gouvernement la force dont il a besoin
dans les difficiles conditions créées à la France en Europe. Le ministère
ne peut sans doute intervenir directement; il n'a, que nous sachions,
ni l'intention ni le pouvoir de revenir à des candidatures plus ou moins
officielles. C'est surtout aux hommes sensés, réfléchis, qui vivent dans
tous les arrondissemens français de bien comprendre qu'en tenant
compte dans une juste mesure des considérations locales, ils ne doivent
pas cependant se laisser enchaîner par ces petites préoccupations, qu'ils
doivent au contraire ne rien négliger pour créer des assemblées sé-
rieuses, intelligentes, capables de porter sans fléchir le fardeau des
affaires de la France. Voilà le nouveau problème qui s'élève aujour-
d'hui, qui domine même les questions de parti, et dont la solution dé-
pend des élections prochaines.
La saison parlementaire recommence un peu partout avec l'hiver.
Elle a recommencé à Rome et à Vienne; elle a recommencé aussi à
Berlin, où M. de Bismarck a reparu pour venir en aide au ministre des
finances, M. Camphausen, réduit à demander à l'Allemagne le prix de
sa grandeur par de nouveaux impôts, et le tout-puissant chancelier n'a
pas laissé d'abord de se plaindre de ses souffrances, de l'injustice de
ceux qui lui reprochent de rester trop longtemps à Varzin. D'ici à peu
enfin, le parlement anglais va sans doute être réuni.
REVUE. — CHRONIQUE. 699
Ce n'est point au surplus dans les parlemens que se passent mainte-
nant les choses les plus sérieuses ou les plus extraordinaires. Les assem-
blées sont pour l'expédition des affaires courantes, pour la sanction des
faits accomplis; la diplomatie se charge des grandes combinaisons, des
secrets et des surprises. La question toujours grave et dominante est de
savoir ce qui se prépare en Orient, ce que se proposent les cabinets ou
ce que l'imprévu peut faire sortir de ces complications, devant les-
quelles toutes les politiques semblent hésiter à dire leur dernier mot.
Tout le monde parle de la paix; ce serait pour le mieux, si en même
temps on n'avait pas l'air de se méfier et de s'attendre à tout. On est
d'accord ou l'on paraît être d'accord sur la nécessité de maintenir l'in-
tégrité de l'empire ottoman, à la condition de ne pas prendre trop au
sérieux cette intégrité et de se mettre en mesure de faire face à des ac-
cidefts qu'on s'expose à précipiter. La Turquie est dans une situation
des plus compliquées, des plus tristes, cela n'est point douteux. Elle ne
peut arriver à réprimer une insurrection qui dure depuis plus de six
mois, qui est la fatale conséquence d'une administration oppressive ;
elle a profité de la circonstance pour se mettre à l'aise avec ses créan-
ciers européens en recourant à une réduction de sa dette, qui a compro-
mis son crédit. Elle laisse voir son impuissance sous toutes les formes.
Et après? comment se propose -t- on de l'aider à sortir de là? C'est
M. le comte Andrassy qui s'est chargé, à ce qu'il paraît, de préparer de
concert avec la Russie la charte des réformes que l'Europe veut deman-
der à la Porte. Déjà le premier ministre autrichien aurait, dit-on, ré-
digé son programme, qu'il aurait communiqué à Saint-Pétersbourg et
qui touche nécessairement aux points les plus aigus : perception des
impôts par des agens chrétiens dans les localités chrétiennes, tribunaux
mixtes pour les procès entre Turcs et raïas, égalité entre musulmans et
chrétiens même dans le service militaire. Il reste à savoir si ce pro-
gramme est dès ce moment agréé par le gouvernement du tsar, si,
dans le cas où il serait accepté par la Russie, il sera subi sans contes-
tation par la Turquie, et enfin dans quelle mesure les cabinets euro-
péens, agissant d'intelligence ou isolément, sont décidés à intervenir
pour la réalisation des réformes qu'ils proposent. Tout cela n'est point
aussi facile qu'on le croit. Le premier inconvénient de cette politique,
c'est de placer l'Europe dans l'alternative de reculer, de se borner à de
vaines réclamations ou de se laisser entraîner par degrés dans de sin-
gulières aventures. Un autre danger, qui éclate brusquement aujour-
d'hui, a été de réveiller dans toute sa gravité cette question d'Orient,
que l'Angleterre, de son côté, vient d'aborder à sa manière avec une
hardiesse dont elle semblait avoir perdu l'habitude depuis bien des an-
nées. L'Angleterre a laissé l'Autriche et la Russie à leurs projets de ré-
formes intérieures pour la Turquie, elle est allée droit en Egypte, là où
elle croit avoir ses intérêts à sauvegarder.
700 REVUE DES DEUX MONDES.
Le coup a été bien monté et résolument exécuté, on n'en peut dis-
convenir. L'Angleterre s'est-elle assuré d'avance l'assentiment plus ou
moins explicite des autres cabinets? s'est-elle méfiée de tout ce mouve-
ment qui se faisait autour de la question d'Orient , de cette stratégie
diplomatique qui tend à enlacer la Turquie, et a-t-elle voulu à tout évé-
nement, sans consulter personne, prendre ses sûretés? Toujours est-il
que le gouvernement anglais, profitant de la détresse financière où le
vice-roi d'Egypte se trouve, comme son suzerain le sultan, a acheté
pour 100 millions au khédive ses parts de propriété sur le canal de Suez.
Il se trouve ainsi substitué au vice-roi. Par cette transaction audacieuse,
il n'a encore, il est vrai, que 177,000 actions sur Z|00,000, c'est-à-di^:e
moins de la moitié. Il n'a pu acquérir plus de droits que n'en avait le
khédive lui-même. Il n'est qu'un gros actionnaire de plus qui dans les
affaires du canal n'a qu'une faculté d'immixtion et un nombre de voix
limités, précisés par les statuts qui sont la charte de la compagnie de
Suez; mais il serait parfaitement inutile, ce serait même montrer de la
naïveté, de se faire illusion sur la gravité et les conséquences possibles
de ce coup de théâître qui vient d'éclater en Europe sous la forme, bien
justifiée cette fois, d'une « nouvelle à sensation. » Les journaux anglais
peuvent bien nous dire que ce n'est pas une opération financière, quoique
ce ne soit pas une mauvaise affaire, que c'est un acte essentiellement po-
litique : on s'en serait douté. Le gouvernement anglais n'a pas Thabi-
tude de prendre des actions, surtout pour 100 millions, dans une en-
treprise privée. II a cru évidemment la Turquie plus que jamais malade
et menacée, il a trouvé une occasion favorable, il l'a saisie pour ne pas
se laisser devancer, et ce que le gouvernement anglais a fait, ce que
les journaux de Londres applaudissent avec cette unanimité qu'ils ont
toujours dans les affaires d'intérêt national, le parlement le sanction-
nera, on peut y compter. On en doute si peu que, par son contrat, le
khédive a été dès ce moment autorisé à tirer des traites sur la maison
Rothschild.
Oui, assurément l'acte est tout politique, et c'est là précisément ce
qui en fait la gravité , car enfin , si ce n'est pas une prise de posses-
sion matérielle, territoriale de l'Egypte, c'est un premier pas. L'Angle-
terre s'est donné un client qui a besoin de plus de 100 millions pour li-
quider ses dettes; elle ne peut plus l'abandonner, elle surveillera ses
^nances, elle viendra encore une fois et sous d'autres formes à son se-
cours, et naturellement il lui faudra d'autres gages, des sûretés nou-
velles. Où cela conduira-t-il ? Ainsi, après avoir tout fait pour décourager
M. de Lesseps, pour contrarier l'entreprise conduite jusqu'au bout par
ce vaillant homme, l'Angleterre, se ravisant tout à coup, ne trouve rien
de mieux que d'étendre la main sur cette grande œuvre, au besoin elle
l'achètera tout entière si l'on veut. Après avoir professé depuis plus
d'un siècle que l'intégrité et l'indépendance de l'empire ottoman sont
REVUE. — CHRONIQUE. 701
une condition de l'équilibre de l'Europe, après avoir fait, il y a vingt ans,
la guerre de Grimée pour disputer au tsar la protection des chrétiens,
après avoir fermé l'oreille aux propositions que Tempereur Nicolas fai-
sait à sir llamilton Seymour relativement à TÉgypte, l'vVngleterre est la
première à donner un signal qui peut devenir redoutable. C'est son in-
térêt, dira-t-on, elle ne peut pas livrer au hasard de toutes les compéti-
tions un passage d'où dépendent ses communications avec l'Inde. Nous
ne prétendons nullement que ce ne soit pas l'intérêt de l'Angleterre.
C'est peut-être aussi d'une certaine façon un signe des progrès que fait
le droit public en Europe.
Que va-t-il résulter de tout cela? Si l'Angleterre s'est entendue avec
les autres puissances, la difficulté est moins grave sans doute au point
de vue de ce qui peut arriver immédiatement. Si elle n'a consulté que
ses convenances et son audace pour déguiser sous la forme d'un con-
trat financier ce qui pourrait passer pour une expropriation graduelle de
l'Egypte pour cause d'utilité britannique, il est possible qu'elle n'ait pas
suffisamment calculé l'effet du grand coup qu'elle vient de frapper. Par
crainte d'une crise qu'on aurait pu éviter encore, elle se serait exposée
à précipiter la crise sérieuse et décisive. Ce qu'il y a d'étrange, c'est
que cette question d'Orient, qu'on va chercher dans l'Herzégovine, en
Bosnie, dans la Bulgarie, aille se réveiller en Egypte, où l'on croyait qu'il
n'y avait que la convention sur la réforme judiciaire, soumise en ce mo-
ment à l'assemblée de Versailles.
A dire vrai, cette question de la réforme judiciaire égyptienne, sang
être assurément dénuée d'importance, pâlit un peu aujourd'hui devant
l'incident de Suez, et la commission parlementaire de Versailles, qui esi
depuis longtemps au travail, choisit peut-être singulièrement son heure
pour proposer à l'assemblée de refuser la ratification de la France à une
œuvre de nécessité. De quoi s'agit-il réellement? Il y a en présence un
intérêt égyptien et un intérêt étranger. L'objet essentiel de la réforme
est de dégager un certain ordre du chaos judiciaire où l'Egypte a vécu
si longtemps, et d'adapter l'ancien régime des capitulations aux exi-
gences d'une situation immensément modifiée par le développement
des intérêts modernes, surtout depuis que l'isthme est ouvert au com-
merce du monde. Les anciennes capitulations, legs de la vieille France,
ne disparaissent pas, la juridiction consulaire est toujours applicable
aux affaires entre sujets d'une même nationalité; le point particulier et
nouveau de la réforme est la création de tribunaux mixtes pour juger
les procès entre Égyptiens et étrangers. Depuis huit ans déjà, depuis
1867 la question est engagée. Le gouvernement égyptien a proposé sou
programme judiciaire, des négociations ont été suivies avec les états
intéressés, surtout avec les grandes puissances de l'Europe. Ces négo-
ciations ont abouti à un système définitif auquel dix-sept cabinets ont
accédé, que le gouvernement français a fini par accepter à son tour avec
702 REVUE DES DEUX MONDES.
tout le monde, sauf la ratification de l'assemblée souveraine. C'est dans
ces conditions que la commission parlementaire de Versailles propose de
refuser cette ratification, de retirer la signature de la France de l'œuvre
commune! Demander aujourd'hui à M. le ministre des affaires étran-
gères d'ouvrir des négociations nouvelles, c'est certainement une illu-
sion. M. le ministre des affaires étrangères, qui n'a point créé cette si-
tuation, qui en a recueilli l'héritage de tous ses -prédécesseurs, s'est
déjà employé de son mieux à obtenir quelques concessions, il a fait des
réserves qui ont été agréées, il a gagné du temps. Maintenant il n'y a
plus à reculer. La réforme judiciaire doit être en vigueur au 1" janvier
prochain. Dix-sept états refusent de revenir sur ce qu'ils ont fait, et le
gouvernement égyptien, le voulût-il, ne pourrait pas modifier de son au-
torité propre ce qui a été adopté en commun. C'est à prendre ou à
laisser.
Soit, ajoute-t-on, il n'y a qu'à rester dans les conditions anciennes,
qui offrent plus de garanties, qui sont plus protectrices. C'est bientôt
dit. Qu'en résultera-t-il ? Les Français résidant en Egypte vont évidem-
ment se trouver dans une situation embarrassée et fausse à côté des
autres étrangers qui ont accepté le régime nouveau. Les confusions, les
difficultés, les conflits peuvent naître à tout instant. De plus, la France
aura fait en petit, dans un ordre fort modeste si l'on veut, ce qu'elle a
fait d'autres fois dans des circonstances plus sérieuses sans aucun pro-
fit; elle se sera isolée! Est-ce bien le moment pour elle de se réfugier
dans l'isolement au milieu de ces complications orientales qui recom-
mencent? N'a-t-elle pas au contraire tout intérêt à rester plus que ja-
mais en communauté d'action avec tout le monde? On ne l'accusera pas
aujourd'hui d'ambition , de fantaisies de prépondérance. Elle est la
plus désintéressée des nations dans les conflits qui s'agitent, et dans la
situation difficile qui lui est faite, elle peut jouer un rôle utile, efiicace,
par son désintéressement même, par l'appui qu'elle prêtera au droit
public menacé, aux combinaisons équitables ; mais la première condi-
tion est de ne pas paraître avoir toujours une politique particulière, de
ne pas offrir le spectacle d'une diplomatie désavouée dans un acte qui n'a
pas une telle gravité, puisque c'est une expérience limitée à cinq ans,
et que même pendant ces cinq ans on s'est encore réservé le droit de
se dégager, si le régime nouveau ne suflîsait pas à sauvegarder les inté-
rêts étrangers en Egypte. L'assemblée peut donc sans crainte accorder
cette ratification qu'on lui propose assez légèrement de refuser : elle
ne compromet pas les intérêts réels du pays et elle maintient l'auto-
rité de notre diplomatie dans un moment où il est utile de mettre une
certaine suite dans ce qu'on fait.
H y a, nous le savons bien, des diplomates de fantaisie qui n'y regar-
dent pas de si près; si on les écoutait, ils feraient refleurir partout d'un
coup de baguette l'influence française; ils auraient devancé l'Angleterre
REVUE. — CHRONIQUE. 703
à Suez, de même qu'ils défendraient Fintégrité des capitulations à
Alexandrie , tout comme ils disputeraient victorieusement à la Russie
son influence dans l'Europe orientale. Ils ont les moyens de tout faire
|i la fois sans se préoccuper d'aucune dilTiculté. On nous permettra de
douter un peu de rinfaillibilité de cette sagesse, de l'eflicncitc de cette
pétulance agitatrice qui ne tient compte de rien, qui frapperait des
coups en l'air au risque de réveiller les ombrages, les jalousies, les ini-
mitiés contre notre pays et d'offrir des prétextes dont on ne manquerait
pas de servir contre nous. Le gouvernement français a en vérité mieux
à faire qu'à se laisser aller à ces conseils imprévoyans. Sans s'isoler,
sans se désintéresser, il doit garder une circonspection qui , à un mo-
ment donné , sera sa force. Il est tenu de montrer que, si la France
n'est point impatiente, elle reste une alliée assez sérieuse dans des cir-
constances qu'il n'est point impossible de prévoir. La France n'a qu'à
ne point se hâter, à ne point refuser sa signature là où elle peut la
donner sans péril, à ne point s'engager dans des aventures compromet-
tantes et à laisser les événemens éclairer les peuples, les gouvernemens
libéraux sur leurs véritables intérêts, sur les combinaisons qui pour-
raient menacer leur indépendance, sur les alliances qui sont les plus
naturelles pour eux.
On y viendra, on y est déjà venu en partie, et certainement, quelques
efforts que fassent les partis extrêmes en Italie pour entretenir les sus-
ceptibilités contre la France, il y a au-delà des Alpes un instinct qui ne
se trompe pas. Les Italiens sont de fins politiques, ils tiennent à sau-
vegarder, au milieu des oscillations européennes, la sécurité de l'œuvre
nationale qu'ils ont accomplie, et il ne faut pas leur demander de se
montrer insensibles à tout ce qui rassure ou flatte leur sentiment d'in-
dépendance. Ils ont été heureux, il y a quelque temps, de recevoir l'em-
pereur d'Autriche à Venise; ils ont reçu dernièrement de leur mieux
l'empereur d'Allemagne à Milan, et dès les premières séances du parle-
ment qui vient de se réunir, ils ont tenu à constater l'importance de
cette visite; le gouvernement s'est empressé d'élever au rang d'ambas-
sade la légation d'Italie à Berlin de même que l'Allemagne a fait un
ambassadeur de son ministre à Rome. Rien de plus simple, d'autant
mieux que M. Visconti-Venosta n'a point caché que ce ne serait point
sans doute une mesure isolée, que selon les circonstances, selon les
accords qui interviendraient, on agirait d'une manière semblable avec
d'autres puissances. Des rapports amicaux, oui assurément, il y en a;
mais après tout la politique n'en est point changée, et au lendemain de
la visite de l'empereur Guillaume à Milan M. Minghetti a parlé dans
une réunion publique de façon à bien laisser comprendre que l'Alle-
magne était libre de suivre la politique religieuse qu'elle voudrait, que
l'Italie, elle aussi, restait maîtresse de la direction de ses affaires. En
d'autres termes, c'est dire que les politiques diffèrent parce que les
70ili REVUE DES DEUX MONDES.
intérêts ne sont pas les mêmes. Que les affaires d'Orient, qui sont tou-
jours menaçantes, viennent à s'aggraver, l'Italie sentira bien plus en-
core la force des liens qui la rattachent à la France. Elle verra aussitôt
tout ce qu'il y aurait de redoutable dans ces combinaisons, dans ces
remaniemens de territoires qui tourneraient infailliblement contre ses
intérêts, peut-être contre son indépendance, qui amèneraient l'Allemagne
plus près de ses frontières ou de ses rivages qu'elle ne le voudrait. Que
faut-il pour que le sentiment de solidarité entre la France et l'Italie se
développe et devienne durable autant qu'il est naturel? 11 suffît que
l'Italie se sente rassurée contre les intempérances et les démonstra-
tions cléricales dont elle s'est peut-être quelquefois exagéré l'impor-
tance, qui n'ont eu aucun effet même lorsqu'elles auraient pu être un
embarras. Le gouvernement français, par sa prudence, par sa modéra-
tion prévoyante, a dissipé les nuages momentanément amassés par
quelques passions religieuses, et aujourd'hui tout ce que le libéralisme,
un libéralisme modéré, gagnera dans les élections prochaines, sera né-
cessairement autant de gagné pour l'alliance des deux nations. Que les
élections rendent vraiment la France à elle-même, le libéralisme mo-
déré sera toujours son guide dans ses alliances comme dans sa politique
intérieure. La France sera l'amie de l'Espagne constitutionnelle comme
elle est l'amie naturelle de l'Italie indépendante.
Décidément la cause carliste est en décadence au-delà des Pyrénées,
et au besoin rien ne le prouverait mieux que cette étrange démarche
faite il y a quelques jours par le prétendant, qui a écrit au roi Alphonse
pour lui offrir généreusement une trêve. Don Carlos proposait au gou-
vernement de Madrid de réunir les forces des deux partis pour défendre
Cuba contre les États-Unis; il était prêt même, assurait-il, à faire partir
sa marine des côtes cantabriques pour aller attaquer les Américains jus-
que dans leurs ports! C'est, à vrai dire, une assez plaisante forfanterie
qui est probablement le signe d'une situation désespérée. Le préten-
dant peut bien en effet continuer à faire bombarder quelques malheu-
reuses villes qu'il ne peut plus même espérer conquérir : en réalité, il
est serré de toutes parts; chaque jour il voit ses forces diminuer, et des
chefs qui servaient sa cause, les uns ont été réduits à passer en France,
les autres ont été emprisonnés par don Carlos lui-même et sont me-
nacés d'être mis en jugement. La Catalogne est maintenant à peu près
pacifiée par le général Martinez Campos, elle a été purgée des dernières
bandes carlistes. Le général Quesada, de son côté, s'avance au cœur des
provinces du nord. L'insurrection, harcelée, vaincue sur tous les points,
est obligée de se replier dans les montagnes, d'uù elle n'a plus désor-
mais la chance de pouvoir sortir.
Est-ce à dire que la guerre civile soit tout à fait près d'être terminée
et que l'insurrection, une fois rejetée dans la Navarre, soit facile à domp-
ter? Ici les esprits paraissent assez partagés à Madrid. Pour tous, le dé-
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noûment n'est plus douteux; seulement les uns croient qu'en effet il
n'y a plus qu'un dernier coup à frapper, et ils insistent pour qu'on réu-
nisse toutes les forces dont on pourra disposer pour frapper ce coup; les
autres, mettant plus de prudence dans leur jugement, ou étendant un
peu plus leurs vues politiques, ne croient pas à une solution si prompte,
et ils n'y croient pas parce qu'ils veulent cette fois une solution com-
plète et décisive. Il y a quelque temps encore sans doute, ils se seraient
prêtés à un renouvellement des privilèges des provinces du nord, si les
populations s'étaient montrées disposées à la paix. Maintenant "que la
guerre a été poussée jusqu'au bout, ils entendent mettre l'Espagne à
l'abri de ces insurrections périodiques, et la première condition pour
atteindre ce but est une occupation permanente du pays jusqu'à une
pacification complète et solide. Plus de 100,000 hommes sont néces-
saires et vont être réunis pour opérer dans le nord.
L'armée doit être divisée en trois corps, l'un sous les ordres du géné-
ral Quesada, l'autre commandé par Martinez Gampos, le troisième par
Moriones, à qui les montagnes navarraises sont familières. Le jeune roi
Alphonse lui-même se dispose à se rendre dans le nord, il restera à
Vittoria, à portée de l'armée et prêt à combattre avec elle. Pendant
Ce temps , M. Canovas del Gastillo va rentrer au gouvernement comme
président du conseil. Ce n'est pas une politique nouvelle qui revient au
pouvoir, c'est toujours la même politique; seulement elle va être de
nouveau conduite par l'homme le mieux fait pour diriger la transforma-
tion constitutionnelle de l'Espagne, comme aussi pour présider aux élec-
tions, qui sont désormais prochaines. La grande question qui s'agite à
Madrid est celle de savoir à quelle constitution on s'arrêtera. Il y a une
chose certaine , c'est qu'on ne peut pas revenir à la constitution de
1869, à moins qu'on ne veuille préparer à la monarchie d'Alphonse XII
le sort de la monarchie d'Amédée. Toutes les autres constitutions, celle
de 1837 ou celle de 1845, sont favorables à une politique réellement
libérale, la seule à laquelle s'attache M. Canovas del Castillo. L'essen-
tiel est d'en finir avec tous ces conciliabules intimes, avec toutes ces in-
certitudes, et de replacer le plus tôt qu'on pourra l'Espagne dans des
conditions régulières. C'est la pensée du président du conseil, c'est
aussi la pensée du jeune roi, qui, bien loin de se laisser aller à des
conseils de réaction, témoigne sans cesse les dispositions les plus libé-
rales, et se plaît à s'entourer d'hommes de toutes les opinions. Cette
œuvre de fusion de tous les partis libéraux, habilement préparée par
M. Canovas del Castillo, est déjà plus qu'à moitié accomplie. Elle est la
meilleure garantie de la royauté nouvelle, de même que la paix con-
quise dans le nord sera le gage de sa sécurité.
CH. DE MAZADE.
TOME XII. — 1875. 45
706 REVUE DES DEUX MONDES,
REVUE SCIENTIFIQUE.
Le prix solennel de 20,000 fr. que l'Institut décerne tous les deux ans
en séance publique devait cette année être accordé par l'Académie des
Sciences. Ce sont les travaux de M. P. Bert qui ont été couronnés, et
ce choix a été approuvé sans restriction. L'étude que M. Bert a faite de
la respiration offre le plus grand intérêt, non-seulement au point de vue
des résultats eux-mêmes, aussi inattendus qu'importans , mais encore
au point de vue de la méthode qui permet d'entrevoir la prompte solu-
tion de quelques problèmes physiologiques des plus délicats.
Chacun sait que Lavoisier, créateur de la chimie, est en même temps
celui qui a donné à la fonction de respiration sa signification véritable :
consommation d'oxygène et production d'acide carbonique. Cette com-
bustion se fait-elle dans les poumons ou ailleurs? Voilà ce que Lavoisier
ne découvrit qu'imparfaitement. Plus tard Wilham Edwards, dans son
beau livre, Influence des agens physiques sur la vie, démontra qu'en réa-
lité cette combustion avait lieu non dans le poumon, mais dans tous les
tissus. Magnus, Liebig et plus récemment M. Cl. Bernard ont surabon-
damment démontré le même fait, de sorte qu'on doit admettre aujour-
d'hui que la chaleur animale est produite par les combinaisons chimi-
ques qui s'opèrent dans l'intérieur des tissus, que ces combinaisons
sont sans cesse renouvelées par le courant sanguin amené par les capil-
laires, enfin que c'est une opération chimique complexe qui d'une part
détruit l'oxygène amené par les globules rouges du sang artériel, d'autre
part produit de l'acide carbonique, lequel est entraîné avec le sang vei-
neux. M. Bert a tenté de rendre le fait plus démonstratif encore. Il a
fait respirer les tissus eux-mêmes, et, mettant à profit les expériences
déjà anciennes de Spallanzani, il a institué une série d'expériences aussi
curieuses qu'instructives , prélude de celles qui lui ont valu le prix de
l'Académie.
Si, dans une atmosphère d'oxygène, au lieu de plonger un animal vi-
vant on en met un fragment quelconque vivant encore, on voit que ce
tissu se comporte comme si l'animal subsistait tout entier. 11 y a en
effet absorption d'oxygène et production d'acide carbonique. Le sang,
le tissu osseux, le tissu hépatique, mais surtout le tissu musculaire,
absorbent rapidement l'oxygène contenu dans la cloche, et le volume
d'acide carbonique qu'ils exhalent est à peu près égal au volume d'oxy-
gène qu'ils consomment. Il ne faut pas trouver le fait surprenant, car
c'est absolument ce qui se passe dans l'économie quand l'animal vit et
respire. Seulement, au lieu d'emprunter de l'oxygène à la cloche, le
muscle, parcouru dans tous les sens par des capillaires, empruntera cet
oxygène qui lui est nécessaire au sang artériel qui l'irrigue. Le sang
est donc pour tous les tissus un milieu intérieur. C'est là qu'ils peuvent
REVUE. — CHRONIQUE. 707
accomplir leurs fonctions, quelle qu'en soit la nature; c'est là qu'ils
peuvent respirer. Ainsi la principale fonction du sang est d'apporter de
l'oxygène aux tissus. Si donc un animal a beaucoup de sang, il aura
aussi beaucoup d'oxygène et pourra bien mieux résister à l'asphyxie.
Cette idée si simple a conduit M. Bert à expliquer la résistance que cer-
tains animaux, le canard par exemple, offrent à l'asphyxie. Un canard
plonge dans l'eau quatre minutes sans être incommodé, tandis que pen-
dant le même espace de temps un poulet serait noyé; c'est qu'en effet le
canard contient près de deux fois autant de sang qu'un poulet. Pour qu'un
canard se noie aussi vite qu'un poulet, il suffira de le saigner, et alors en
quatre ou cinq minutes de submersion le canard ainsi saigné périra. Un
autre fait inattendu qui résulte des recherches de M. Bert, c'est l'iné-
galité qu'il y a entre la vitalité des tissus chez les animaux nouveau-
nés et les adultes. On sait depuis longtemps que les animaux nouveau-
nés, les petits chats par exemple, ne meurent qu'après une demi-heure,
une heure de submersion. Cela ne tient qu'à une seule cause : leurs
tissus consomment peu d'oxygène, et par conséquent sont lents à mou-
rir, en sorte que l'activité des combustions entraîne, s'il y a asphyxie,
une mort rapide, et que, là où un adulte meurt, un nouveau-né vit long-
temps encore, là où un moineau meurt, un mollusque continuera de
vivre des heures et des journées entières.
Nous arrivons maintenant à l'influence des pressions barométriques
sur cet échange de gaz oxygène et acide carbonique qui constitue la
respiration. C'est le sujet du travail que l'Académie des Sciences vient
de couronner. Si on met un oiseau dans une cloche contenant de l'air
raréfié, au bout de quelque temps il cherche à s'échapper : il respire dif-
ficilement, fait des efforts désespérés d'inspiration; puis, après une lutte
de quelques instans, il est pris de convulsions violentes et retombe sur
le flanc, comme épuisé, haletant et respirant à grand'peine. Si , par un
robinet, on introduit de l'oxygène dans la cloche, l'animal se ranimera,
et on assistera à une véritable résurrection. Donc c'est l'oxygène qui
seul entretient la respiration. Voilà le fait depuis longtemps connu, tel
que Lavoisier l'a merveilleusement établi. Supposons maintenant qu'au
lieu de laisser l'animal respirer tranquillement dans cet oxygène, nous
abaissions la pression. L'oxygène deviendra très raréfié, et, avant que
l'animal soit pris de convulsions, il faudra que la pression soit beaucoup
plus faibie que tout à l'heure. C'est qu'en effet, au lieu d'avoir un mé-
lange d'oxygène et d'azote dans les proportions de 1 et de Zj, nous
avons de l'oxygène pur. Ce qui démontre que la mort n'est pas due à
l'abaissement de la pression, c'est qu'on peut introduire de l'azote dans
la cloche; cet azote ne changera absolument rien aux conditions de l'ex-
périence, et l'animal mourra tout aussi vite que s'il était dans l'oxygène
raréfié. Que ce soit un oiseau, un mammifère ou un reptile, le fait sera
toujours le même, avec celte différence que, dans une atmosphère con-
708 REVUE DES DEUX MONDES.
finée, l'oiseau meurt plus vite que le mammifère, et le mammifère plus
vite que le reptile.
M. Bert a varié l'expérience, et au lieu d'une atmosphère d'air a
fait respirer des animaux dans 2, 3, 4 et 5 atmosphères; toujours l'ani-
mal mourait quand il avait absorbé la quantité d'oxygène qui lui était
nécessaire, en sorte que dans une cloche à 2 atmosphères l'animal
mettait deux fois plus de temps à s'asphyxier que dans une cloche à
une seule atmosphère. Ainsi, quelles que soient les variations de l'ex-
périence, toujours on constate ce fait, que l'oxygène mélangé à l'azote
est respiré comme s'il était pur, et qu'au point de vue de la respira-
tion, mettre un animal dans une cloche d'oxygène pur à la pres-
sion normale, ou dans une cloche avec de l'air à 5 atmosphères, c'est
absolument la même chose. N'y a-t-il pas là quelque chose d'analogue
à la loi physique de la solubilité des gaz, qui, mélangés en présence d'un
liquide, se dissolvent dans ce liquide, comme si chacun d'eux était
seul? Notons que, pour que ces expériences soient rigoureuses et con-
cluantes, il faut absolument que l'acide carbonique exhalé soit enlevé;
sinon la présence de ce gaz troublerait les résultats. En effet, il est dé-
montré que l'acide carbonique est un gaz toxique, que sa présence en
excès dans l'air empêche l'acide carbonique contenu dans le sang de se
dégager, et que la mort surviendrait plutôt par accumulation d'acide
carbonique que par insuffisance d'oxygène. Les moyens employés par
M. Bert pour absorber ce gaz délétère à mesure qu'il se produit sont
trop minutieux pour être rapportés ici. 11 nous suffira de dire que dans
tous les cas cette cause d'erreur a été rigoureusement écartée.
On se tromperait fort, si on croyait que ces données n'ont pas d'ap-
plication pratique. Elles en ont une immédiate dans l'aéronautique.
En effet, l'abaissement de la pression de l'air n'étant rien, la diminution
d'oxygène étant tout, on peut y suppléer dans une certaine mesure en
apportant dans la nacelle une provision d'oxygène. On sait que dans
cette funeste ascension qui a fait périr Crocé-Spinelli et Sivel, M. Tis-
sandier n'a échappé à la mort que par l'oxygène qu'il respirait de temps
à autre. Il n'est pas besoin d'ailleurs de courir les risques d'une ascen-
sion aérostatique pour étudier les effets de la raréfaction de l'air. Au
laboratoire de la Sorbonne, iM. Bert a fait construire deux immenses
réservoirs en rapport avec une machine pneumatique mue par la va-
peur, et où deux personnes peuvent trouver place. Un manomètre in-
dique l'état de la pression. Deux petites vitres permettent aux opéra-
teurs de suivre de l'œil l'atiitude du paiient, et chacun peut être le
patient à son tour. On observe alors sur soi-même des faits fort curieux,
l'impuissance du système musculaire par exemple, et l'incapacité de
tout effort intellectuel. L'œil ne distingue plus les objets, le ciel, au
lieu d'être bleu, paraît noir. On entend de sourds bourdonnemens, et
la voix est à peine perçue. C'est dans ces appareils, et non dans un
REVUE. — CHRONIQUE. 709
ballon capricieusement ballotté par les vents à des hauteurs effrayantes,
que l'on peut faire de vraies études physiologiques. Il est vrai que l'aé*-
ronaule seul peut nous renseigner sur les courans aériens, la condensa-
tion de la vapeur d'eau, et autres phénomènes météorologiques; mais
au point de vue physiologique tout peut être étudié dans l'appareil de
M. Bert.
Voici donc la conclusion physiologique de la première partie du tra-
vail de M. Bert : l'oxygène mélangé avec peu d'itzoïe ou beaucoup d'a-
zote est respiré comme s'il était seul. Il s'agit de savoir comment il est
absorbé par le sang. Sur ce point, les expériences de M. Claude Ber-
nard sont des plus concluantes. L'oxygène ne se dissout pas dans le
sang, il y forme une combinaison chimique, instable il est vrai, mais
suffisante pour que ce gaz traverse la légère trame des capillaires du
poumon et aille se porter sur l'hémoglobine contenue dans le globule
sanguin. Cette hémoglobine est une substance albuminoïde qui peut être
isolée du sang par des procédés chimiques ; on la fait cristalliser et on
peut sous cette forme la combiner à l'oxygène. On a alors de l'oxyde
d'hémoglobine. M. Bernard a montré que, dans les empoisonnemens
par la vapeur de charbon, il se forme un gaz toxique, l'oxyde de car-
bone, qui va se porter sur le globule pour se combiner à l'hémo-
globine. Cette combinaison est tellement fixe que l'oxygène ne peut
plus déplacer l'oxyde de carbone, et que, le globule sanguin ne pouvant
plus prendre de l'oxygène, l'individu meurt en réalité par asphyxie. De
son côté, M. Bert a établi que, si on augmente la pression de l'oxygène,
l'oxygène se mélangera au sang en plus grande quantité, mais que ce
ne sera pas un véritable mélange, car l'accroissement de la quantité
d'oxygène dans le sang, par rapport à la pression, sera bien plus grand
que si c'était une simple dissolution. Il en est de même quand, au lieu
d'augmenter la pression, on la diminue lentement; enfin tout semble
confirmer cette vérité, que le sang veineux au contact de l'air oxygéné
dégage son acide carbonique et prend de l'oxygène, qui se fixe sur le
globale, grâce à l'affinité de l'hémoglobine pour ce gaz.
Si, après avoir soumis un animal à une pression considérable, on le
rend brusquement à la pression normale, ce qu'on peut appeler dé-
comprimer, les phénomènes sont alors très graves : l'animal est pris de
convulsions, de paralysie, et meurt en quelques instans. Que s'est-il
donc passé? Les gaz accumulés dans le sang par la haute pression à la-
quelle on les a soumis se dégagent brusquement et oblitèrent les pe-
tits vaisseaux. C'est encore l'application d'une loi toute physique qui
veut que, dans les canaux étroits et capillaires, la résistance des gaz
est considérable. Tous les petits vaisseaux sont remplis de bulles de
gaz, notamment les capillaires de la moelle épinière; c'est ce qui ex-
plique les paralysies soudaines et les convulsions. L'air a obstrué les
vaisseaux qui portent le sang au système nerveux central, et, comme
710 REVDE DES DEUX MONDES,
toujours, l'effet premier de cette suppression du liquide vivifiant est une
excitation de ces centres qui se traduit par des convulsions générales,
suivies bientôt d'une paralysie complète. En même temps le sang, trou-
vant une résistance considérable, ne peut plus circuler, et le cœur s'ar-
rête, vide et flasque, contenant à peine quelques gouttes d'un sang
rouge et écumeux mélangé à des bulles de gaz : seulement, si l'animal
est soumis à plusieurs atmosphères d'oxygène, la mort est moins rapide
et moins sûre que s'il s'agissait d'une même pression d'air ; elle recon-
naît une tout autre cause sur laquelle nous reviendrons tout à l'heure,
et on peut affirmer qu'il n'y a jamais de bulles de gaz dans le sang. En
effet l'oxygène de l'air, même après la décompression, peut rester dis-
sous dans le sang, tandis que l'azote, qui a de très faibles affinités chi-
miques, se dégage immédiatement.
L'application pratique est évidente. Quand un pêcheur ou un ouvrier
est sous la cloche à plongeur, on a soin de renouveler par une pompe
foulante sa provision d'oxygène, on fait même en sorte que l'air poussé
par la pompe refoule le liquide, pour que le plongeur puisse être à sec
au milieu de l'eau. Mais on ne peut pas éviter la pression de toute la
colonne d'eau qui l'entoure, et quand le plongeur est à une profondeur
de 10, de 20, de 30 mètres, il est soumis à une pression de 1, 2, 3 at-
mosphères en plus de la pression normale : si alors on le ramène brus-
quement à la surface, il est sujet à des vertiges, des fourmillemens,
des paralysies partielles qu'on doit expliquer par la présence de bulles
de gaz dans les vaisseaux du système nerveux. Souvent, ces bulles de
gaz dans les capillaires offrant une résistance considérable, le sang
poussé par le cœur fait effort pour la vaincre, et rompt le vaisseau. De
là ces démangeaisons, ces hémorrhagies de la peau que les ouvriers
connaissent bien et qu'ils appellent la puce. Ces accidens peuvent être
conjurés, si on a soin de faire la décompression lente, au lieu de la
faire brusquement, comme on en a trop souvent l'habitude.
Mais de tous les faits nouveaux établis par M. Bert le plus nouveau
peut-être, — et à coup sûr le plus surprenant, — c'est l'action toxique
de l'oxygène. On savait que l'oxygène active la respiration, que dans
une atmosphère d'oxygène pur un animal devient très excité, qu'il s'a-
gite, qu'il bojidit, enfin que toutes les fonctions nutritives sont exaltées;
mais, si, au lieu d'une atmosphère d'oxygène, on le soumet à 8 ou
9 atmosphères de ce gaz, la mort survient en quelques instans. On ne
peut soutenir que la mort est due à l'élévation de la pression, car, si
au lieu d'oxygène pur on met de l'air, c'est-à-dire un mélange d'oxy-
gène et d'azote, l'animal supporte très bien une pression de 0, 7 et
même 12 atmosphères. Il semble que dans ce cas l'oxygène se porte
sur le globule sanguin et le détruise de manière à le rendre incapable
d'accomplir sa fonction. La mort d'un animal dans de l'oxygène com-
primé à 8 ou 9 atmosphères est toute différente de la mort par décom-
REVUE. — CHRONIQUE. 711
pression dont nous parlions tout à l'iieure. Il n'y a pas de paralysie, el
surtout les accidens ont déjà lieu sous la cloche de compression, tandis
que chez les animaux respirant de l'air comprimé les accidens ne com-
mencent qu'au moment de la décompression. Ce qui est remarquable,
c'est que l'animal, une fois empoisonné par l'oxygène, no peut plus re-
vivre. C'est en vain qu'on lui rend l'atmosphère normale : si dans la
cloche il a déjà été pris de convulsions, tous les moyens qu'on emploie
pour le rappeler à la vie sont inutiles. L'oxygène est un poison qui a
détruit ses globules et qui lui prépare une mort prompte.
M. Bert a eu l'idée très ingénieuse d'appliquer aux tissus d'un animal
ce qui était exact pour l'animal lui-même, et le fait est resté vrai pour
les tissus. Non-seulement les tissus deviennent incapables de fonction-
ner, mais ils perdent toute activité chimique, en sorte que les phéno-
mènes de putréfaction sont ralentis et même suspendus. C'est ainsi que
M. Bert a conservé pendant une année de la viande, des œufs, du lait,
des fruits, qu'il avait soumis à la pression de plusieurs atmosphères
doxygène, sans que ces substances aient subi même un commencement
de moisissure ou de putréfaction. Il est vrai de dire que l'œuf avait
perdu toute propriété vitale. C'était un œuf mort, mais arrêté dans sa
mort même, et gardant tous les caractères extérieurs et les apparences
de la vie. Ni à l'œil nu, ni au microscope, on n'aperçoit de modifica-
tion des cellules d'un organisme ainsi éprouvé; mais sans doute il y a
eu une sorte de destruction mystérieuse de leurs propriétés actives,
propriétés dont la science ignore encore la cause anatomique. Le vin
lui-même, soumis à plusieurs atmosphères d'oxygène, subit des modifi-
cations importantes. Il est vieilli et dépouillé, au dire des connaisseurs,
mais il a en même temps perdu un peu de son bouquet, ce qui exclut,
au moins pour le présent, toute tentative d'application industrielle pré-
maturée.
Cependant toutes les substances organiques ne subissent pas cette
action paralysante de l'oxygène à haute pression. Ainsi par exemple le
ferment du suc gastrique, la pepsine, le ferment de la salive, la ptya-
line, d'autre part certains virus tels que la vaccine, conservent leurs
propriétés tout aussi actives. M. Bert a remarqué que le mode d'action
de l'oxygène justifiait la division déjà ancienne qu'on a établie entre les
fermens : fermens figurés, fermens amorphes; 8 atmosphères d'oxygène
tuent les fermens figurés , dont la levure de bière peut être considé-
rée comme le type, mais n'altèrent pas la constitution d'un ferment
amorphe, tel que la pepsine. C'est qu'en effet les fermens amorphes ne
sont pas de vrais fermens; ils agissent chimiquement, par action cata-
lytique, en provoquant une série successive de dédoublemens et de re-
constitutions, tandis que les fermens figurés sont des organismes, des
êtres organisés qui naissent, vivent, se reproduisent et meurent, et qui
712 REVUE DES DEUX MONDES.
pendant toute la durée de leur existence ont besoin d'oxygène pour en-
tretenir leur activité vitale.
Tels sont les principaux faits exposés par M. Bert. A un certain point
de vue, la méthode physiologique est complètement changée par ces
recherches, non pas en elle-même assurément, mais par la transfor-
mation des moyens d'expérience. Par exemple, une machine pneu-
matique ordinaire ne suffit pas, il faut qu'elle soit très grande et mue
par la vapeur. Au lieu de petites cloches en verre, il faut d'immenses
cloches bardées de fer et capables de résister à une pression de
25 atmosphères. Il faut de plus que la cloche soit transparente au
moins en un point : le morceau de verre qui sert ainsi à éclairer ce qui
se passe dans les appareils de compression est énorme, et, malgré les
précautions qu'on prend, il arrive quelquefois qu'il éclate. Au labora-
toire de la Sorbonne, rien n'est plus intéressant que de voir ces im-
menses appareils aussi délicats que gigantesques.
Ce n'est pas seulement pour l'étude de la respiration qu'il faut avoir
des appareils très coûteux, c'est pour l'étude de toutes les fonctions
vitales, c'est-à-dire de la physiologie tout entière. Certes ce ne sont
pas les appareils qui créent les hommes; vérité vieille sans doute, mais
trop souvent méconnue, mieux vaut un vrai savant sans appareils qu'un
mauvais savant muni de toutes les balances et de tous les chronomètres
du monde; mais, pour ne pas rester en arrière des autres pays, il faut
que la France fasse des sacrifices et consacre le plus d'argent qu'elle
pourra à établir à Paris trois ou quatre laboratoires de physiologie dignes
de la Faculté de médecine, de la Faculté des sciences, du Collège de
France et du Muséum d'histoire naturelle.
Avec les appareils de précision, avec les instrumens délicats et per-
fectionnés, la physiologie est entrée dans une voie nouvelle. Elle tend
de plus en plus à devenir une science aussi rigoureuse et précise que la
physique et la chimie. Ramener les phénomènes de la vie aux lois phy-
sico-chimiques, voilà le problème que les physiologistes modernes es-
saient de résoudre. L'anatomie et l'histologie comparées, la pathologie,
la physique et la chimie en fourniront la plupart desélémens; mais,
ainsi que le remarque avec beaucoup de raison M. Bert, il y a une
fausse précision et une vraie précision. La fausse précision, que trop
souvent de l'autre côté du Rhin on regarde comme la science idéale,
consiste à aligner des chiffres et traiter les phénomènes vitaux avec
une rigueur mathématique. Par malheur, nous ne connaissons pas assez
ces phénomènes pour les faire entrer dans des équations algébriques.
Il faut se contenter d'éliminer toute cause d'erreur et de comparer les
expériences entre elles. Voilà la vraie précision, celle qui peut mettre
sur la voie d'une découverte : c'est la méthode française, moins bril-
lante, mais plus sûre et plus proche de la vérité que la méthode mathé-
matique des Allemands. charles richet.
REVUE. — CHRONIQUE. 713
Les quatre livres de l'Imitation de Jésus-Christ, traduction de Michel de Marillac,
publiée par les soins de M. D. Jouaust, préface par M. E. Caro, de l'Académie
française, dessins par Henri Lévy gravés à l'eau-forte par Waltner, 1 vol. gr.
in-8°, 1875.
La librairie Jouaust vient de mettre en vente une édition de Vlmila-
tion de Jésus-Christ à laquelle on peut prédire un sérieux et légitime
succès. La traduction choisie par l'éditeur est celle que le chancelier
Michel de Marillac a donnée en 1621 et que M. de Sacy a si heureu-
sement remise en lumière il y a une vingtaine d'années. Le public sait
avec quel soin M. Jouaust s'applique à la reproduction de nos monu-
mens littéraires dans tous les genres; il serait superflu de louer ici la
beauté de l'exécdtion typographique. L'attrait nouveau de cette édition,
ce sont les poétiques dessins de M. Henri Lévy, gravés avec une rare
finesse par M. Waltner, et l'étude si élevée, si précise, si pénétrante,
que M. Caro a consacrée à l'œuvre du grand consolateur.
On ferait une bibliothèque de tous les éditeurs, traducteurs, com-
mentateurs de Vlmitation de Jèsus-Christ. Des paroles d'or ont été pro-
noncées au sujet, de ce livre unique, et, malgré les vicissitudes des
âges, chaque génération les répète. Après tant de savans maîtres, com-
ment dire quelque chose de neuf? M. Caro y est parvenu en faisant
du point de vue laïque, — mais du point de vue le plus élevé, — sans
nul empressement indiscret, mais aussi sans le moindre embarras,
l'examen philosophique du livre. C'est là l'originalité de ces pages ex-
cellentes. D'autres ont parlé de Vlmitation en curieux, en érudits, en
moralistes, en poètes, en mystiques, et, parmi ces derniers, que de
belles âmes profondément touchées dont les joies divines se fondaient
en larmes ! M. Caro en a parlé en philosophe, je dis en philosophe at-
tentif, pénétrant, qui sait monter des sphères de l'esprit dans les
sphères de l'âme pour mettre chaque doctrine à son rang dans le
monde des idées pures.
Ce rang, pour Vlmitation de Jésus-Christ, dans l'ordre sublime où
nous ravissent ces élans de la vie intérieure, c'est le premier de tous.
M. Caro n'a pas la prétention de savoir mieux que ses devanciers à qui
revient l'honneur d'avoir composé ce chef-d'œuvre; il se borne à résu-
mer le débat en vrai critique, c'est-à-dire à le juger, et dans ce résumé
les plus habiles trouveront encore à s'instruire. L'auteur de Vlmitation
est-il un Français, un Italien, un Allemand? Est-ce notre chancelier
Jean Gerson? Est-ce le doux religieux du ;Mont-Sainte-Agnès, Thomas â
Kempis? M. Caro déclare qu'après une enquête scrupuleuse il est obligé
de s'abstenir. J'ai à peine besoin de dire qu'il s'y résigne sans difficulté.
Ne vaut-il pas mieux que l'auteur d'un pareil livre soit demeuré inconnu ?
Rechercher trop curieusement sa personne, ne serait-ce pas comme un
contre-sens à l'esprit de son œuvre? N'est-ce pas lui enfin qui dans une
71Zi REVUE DES DEUX MONDES.
ardente prière à Dieu a jeté ce cri profond : da mihi nesciri? « Respec-
tons ce mystère, ajoute M. Caro. L'œuvre sans nom participe d'une
sorte d'autorité plus grande; un nom d'homme, quel qu'il soit, la dimi-
nuerait. Ce livre est comme la grande voix de l'humanité chrétienne
résumant dans un cri sublime des siècles de souffrance et une immor-
telle espérance. »
Toute cette discussion, que j'abrège à regret, est conduite par M. Caro
avec autant d'art que de savoir. Ce n'est pas là pourtant la partie la
plus originale de son étude. L'analyse délicate et profonde qu'il a faite
des méditations du pieux solitaire me paraît un morceau achevé. Inter-
rogeant la psychologie du livre, il recherche s'il n'y a pas un ordre, un
plan, une dialectique puissante dans ce qui semble une effusion pas-
sionnée; or l'âme de l'ouvrage, pour qui sait découvrir le fond sous la
forme, c'est une science inconnue avant le christianisme, la science
de la vie intérieure « présentée dans le plus beau jour et comme dans
un vivant idéal. »
Quels sont, d'après V Imiiaiwn , les actes essentiels de cette vie inté-
rieure? Le premier, c'est de se retirer du tumulte des hommes, même
en vivant au milieu d'eux , de se créer en soi un inviolable asile par
l'esprit de paix, le silence et la bonne volonté. Avec quelle saveur d'ex-
périence, avec quelle connaissance précise du cœur humain, l'auteur
de Vlmitation parle de l'homme de bien pacifique qui convertit tout en
bien, tandis que l'homme passionné convertit le bien en mal! Dans cet
asile et ce retranchement impénétrable, l'homme intérieur a encore
des périls à éviter, des ennemis à combattre; il doit se vaincre lui-
même, vaincre non-seulement les tentations grossières , mais les tenta-
tions spirituelles , la frivolité, le sens propre, l'ambition, l'esprit de
révolte et d'orgueil. Persuadé que toutes les attaches du dehors le
tiennent éloigné de la véritable vie, il s'efforce de les rompre. De là le
goût du renoncement, la joie du sacrifice, l'ardent désir de s'humilier.
Ce n'est pas, comme chez le sombre misanthrope du xix^ siècle, le dé-
goût universel porté jusqu'au mépris du mépris. De l'un à l'autre, sous
des formules presque semblables, les différences creusent un abîme. Le
renoncement de Schopenhauer a pu être résumé ainsi : spernere mun-
dum, spernere scipsum, spernere sperni; le renoncement chez l'auteur de
Y Imitation est exprimé en ces termes : despiccre mundum, despicere se-
îpsum, orare despici. Les deux premières règles sont les mêmes, la
troisième rétablit la vérité des situations. Schopenhauer, dans son mé-
pris du monde, s'acharne à la poursuite du néant; l'auteur de Vlmita-
tion est appliqué tout entier à la recherche de la vie. Si M. Caro ne fait
pas cette comparaison, il la suggère, et ce n'est pas le moindre mé-
rite de CCS pages que d'éveiller et de féconder la pensée. Non, le doux
solitaire ne condamne pas la science, comme on l'a cru à tort. « 11 ne
faut pas, dit-il, blâmer la science,.., la science considérée en soi est
REVUE. — CHRONIQUE. 715
bonne et ordonnée de Dieu. Non est culpanda scientia... bona est in se
considerala et a Deo ordlnata. » Ce qu'il condamno de son temps, c'est
la mauvaise direction des facultés de l'esprit, l'aridité des abstractions,
la stérilité de la scolastique : « 0 Dieu de vérité! il m'ennuie souvent
de lire et d'ouïr bien des choses. Que tous les docteurs se taisent. Vous
seul, parlez à moi ! Taccant omnes doclores. Ta mihi loqncrc soins. » Enfin
détaché, dépouillé de tout ce qui est extérieur et périssable, de toutes
les sciences fausses qui détournent de la science vraie, l'homme de
Vlmitalion s'efforce de mourir à lui-même pour renaître en Dieu. Tel
est, du premier au troisième livre, ce travail de régénération, ce renou-
vellement de la vie, ce passage de la sphère d'en bas à la sphère supé-
rieure. Tout commence par le détachement successif, tout finit par le
commerce de l'âme avec Dieu, exprimé en des dialogues d'une tendresse
incomparable.
M. Caro, en historien consommé de la philosophie, a pris plaisir à
montrer combien cette doctrine, au seul point de vue de la science psy-
chologique, se distingue de toutes les théories morales qui l'ont précédée.
Il admire certes autant que personne et le De officiis de Cicéron et VEn-
cheiridion d'Épictète; quelle distance pourtant de la plus pure morale des
anciens à cette conception si neuve, à cette pensée tout ensemble si
humble et si audacieuse, qui descend au plus profond de notre âme
pour y saisir un germe d'infini!
Craindra-t-on que de tels élans ne soient périlleux de nos jours et n'y
affaiblissent le sens de la vie réelle? « Pour moi, dit M. Caro, j'augure-
rais bien d'une société dans laquelle se répandrait le goût de pareilles
méditations, oîi je verrais refleurir, avec l'idée du sacrifice, le sens du
divin, le sentiment de la liberté intérieure, l'obéissance virile et volon-
taire à la règle, qui dans la vie civile s'appelle la loi, l'attachement à
la cellule agrandie qui s'appelle le foyer domestique, enfin les fortes
vertus de la discipline qui rendent un peuple invincible, et tout un
ensemble de croyances capables de lui refaire une conscience dans cette
anarchie morale où le monde s'agite et se dissout. » Nous nous garde-
rons bien de rien ajouter à de telles paroles. On a vu quel est le plan de
cette noble étude; il suffit d'en avoir indiqué l'esprit philosophique et
les viriles conclusions pour inspirer le désir d'y regarder de plus près.
Nul penseur sincère ne la lira sans profit. saixt-rené taillandier.
L'Histoire de France racontée à nies pelils-enfans , par~M. Guizot, tome cinquième et dernier.
Paris 18~5. Hachutte.
Quand ici même, voilà trois ans à peine (1), M. Vitet saluait l'appari-
tion du premier volume de Vllisloire de Frmice racontée à mes pctils-eu'
(1) Voyez la Revue du 15 mai 1872.
716 REVUE DES DEUX MONDES.
fans, et qu'il y exprimait le vœu de voir bientôt achevé le monument
qu'un illustre historien élevait à la mémoire de la patrie, nul ne pré-
voyait que l'historien et l'ami qui lui rendait hommage dussent nous
être sitôt enlevés, tant il y avait dans cet hommage de jeunesse encore
et de chaleur de cœur, tant il se déployait de force et de vigueur dans
l'œuvre que la mort allait si brusquement interrompre! M. Guizot toute-
fois aura eu ce rare bonheur que les siens se soient trouvés capables de
conduire à sa fin l'œuvre suspendue, et que les mains pieuses d'une
fille n'aient pas défailli à la lourde tâche qu'il leur léguait. C'est l'esprit
du grand historien qui revit dans ce dernier volume, c'est sa pensée pro-
fonde qu'on y retrouve, également maîtresse des idées et des faits, son
patriotisme austère, détaché de toute haine comme de toute flatterie, et
si, par intervalles, nous nous permettons de dire qu'on y regrette ce
style sobre à la fois et plein, cette grande phrase protestante , tendue
comme une sorte d'hymne, dont il emporte avec lui le secret, nous
sommes assurés que la piété filiale de M""* de Witt y verra moins une
critique qu'un dernier hommage au souvenir d'un grand nom.
C'est une triste époque, triste surtout au lendemain de ce siècle de
Louis XIV, grand dans la prospérité, plus grand peut-être dans les re-
vers, que celle dont le dernier volume de M. Guizot nous retrace l'his-
toire. Stat magni nominis umbra : la France du régent et de Dubois, de
Fleury, de Louis XV, n'est plus que le fantôme de la France d'autrefois,
son histoire a cessé d'entraîner dans son cours l'histoire européenne,
c'est contre elle que l'Angleterre, par-delà l'Océan, fonde son empire
colonial, c'est sans elle ou plutôt c'est à la faveur de son apathie que la
Russie, que la Prusse, exemples uniques de nations passées en un jour
de la faiblesse de l'enfance à toute la force de la maturité, prennent
leur place au soleil et s'introduisent dans le système de l'équilibre eu-
ropéen. En même temps qu'un roi sur le trône, les hommes manquent
sous la main; la seule entreprise de quelque grandeur et de quelque
génie d'invention, c'est un aventurier venu d'Ecosse qui la tente; c'est
un aventurier saxon, bâtard d'une race d'aventuriers, qui remporte les
seules victoires dont l'éclat jette sur la France un dernier rayon, aussi-
tôt éclipsé. Tout au loin cependant, aux Indes, en Amérique, les La
Bourdonnais, les Dupleix, les Montcalm
Et tant d'autres encor de qui les grands courages
Des héros d'autrefois sont les vives images,
soutiennent l'honneur chancelant du nom français. Nous les connais-
sons mal; aussi ne saurait-on savoir à M. Guizot trop de gré d'avoir gé-
néreusement donné dans son histoire, au récit de leurs grandes pensées
et de leurs exploits désespérés, la place que d'ordinaire nos historiens
leur mesurent avec tant d'économie. 11 serait bon pourtant de savoir
qu'un Français, avec une supériorité de vues, une énergie d'action que
REVUE. — CHRONIQUE. 717
n'ont pas dépassées les Clive ni les Ilastings, mais avec un sentiment
plus profond du juste et de riionuète, a conçu le premier ces moyens
de guerre et de politique qui dans le dernier siècle ont donné l'empire
de rinde aux Anglais.
Une chose du moins peut nous consoler du spectacle d'incurie et de
honte que présente le règne de Louis XV, je veux dire l'iiifluence que
par ses écrivains et ses « philosophes de génie, » comme les appelle
Grimm, la France continue d'exercer sur l'Europe, M. Guizot s'y est ar-
rête longuement, et ceux qui liront le chapitre qu'il consacre aux Mon-
tesquieu et aux Voltaire, aux Diderot et aux Rousseau, y trouveront sur
le xvni^ siècle, si singulièrement mélangé de bien et de mal, mais u su-
périeur à ses sceptiques, » un jugement dont il nous semble qu'on peut
dès à présent accepter les conclusions comme l'arrêt définitif de l'his-
toire. Je croirais faire injure à M. Guizot en louant son impartialité, —
n'est-ce pas toutefois un rare méiite à ce vieillard, dont la foi religieuse
croissait avec les années d'ardeur et d'austérité, que d'avoir su rendre
justice pleine et entière à ces maîtres de l'invective et de la raillerie qui
sont les hommes de V Encyclopédie? C'est qu'aussi bien, à ses derniers
jours comme à ses débuts, il y a quelque soixante ans, M. Guizot était
soutenu dans sa tâche par une profonde conviction des devoirs de l'his-
torien. Lui-même il l'a exprimée dans la phrase qui termine le volume
et l'ouvrage : « Dès les premiers jours de la réunion des états-généraux,
dans l'ardeur d'une discussion violente, Barrère s'était écrié : a Vous
êtes appelés à recommencer l'histoire. » U se trompait arrogamment.
Depuis plurS de quatre-vingts ans la France moderne poursuit laborieu-
sement et au grand jour l'œuvre qui s'était lentement élaborée dans les
flancs obscurs de la France ancienne. Entre les mains toutes-puissantes
du Dieu éternel, l'histoire d'un peuple ne s'interrompt et ne recom-
mence jamais. » Ainsi c'était toute la France, l'ancienne et la nouvelle,
qu'il aimait d'un même amour, — dans la patrie commune, il n'avait
pas voulu, comme tant d'autres, se faire une seconde patrie de ses pré-
jugés et de ses liaisons de parti. Homme nouveau, il n'admettait pas
qu'une seule classe revendiquât elle seule l'ancienne France, mais il
n'admettait pas non plus qu'on reniât ses origines, et qu'on se parât
comme d'une marque d'indépendance de ce signe de l'étroitesse d'esprit
et de la sécheresse de cœur. f. brunetière.
I. Ismaïlia, a narrative, etc., by sir Samuel White Baker, 2 vol., Londres 1875; Murray. —
II. Ismaïlia, récit d'une expédition dans l'Afrique centrale, par sir Samuel White Baker,
traduit par M. Hippolyte "Vattemare, avec 56 gravures et 2 cartes, Paris 1875; Hachette.
Parmi les explorateurs de l'Afrique équatoriale, sir Samuel White
Baker figure au premier rang. C'est lui qui a découvert l'un des grands
718 REVUE DES DEUX MONDES.
réservoirs que traverse le Nil avant de descendre vers les plaines de
l'Egypte, le lac Albert Nyanza, dont Speke avait seulement signalé
l'existence d'après les rapports des indigènes. Le « voyage aux sources
du Nil, » qui fut entrepris par lui, il y a quatorze ans, et dans lequel il
n'eut pour compagnon que sa courageuse femme, a été raconté ici même
dans tous ses détails. Après son retour, la reine d'Angleterre lui accorda
le titre de baronnet, et notre société de géographie lui décerna sa grande
médaille d'or. Mais M. Baker était revenu avec la pensée d'une noble et
grande entreprise par laquelle il s'est acquis de nouveaux droits à la re-
connaissance publique, la pensée d'une expédition ayant pour but la
suppression de la traite des noirs dans l'Afrique centrale.
Lors de son premier voyage, il avait traversé des contrées fertiles,
douées d'un climat salubre et favorable à l'établissement des Euro-
péens, grâce à une altitude moyenne de plus de mille mètres au-dessus
du niveau de la mer. Cette vaste zone était peuplée par une race douce
et docile, ne demandant que la protection d'un gouvernement fort pour
prendre un grand essor en développant les admirables richesses du sol.
Dans certaines régions, le sucre, le coton, le café, le riz, les épices,
pouvaient être cultivés avec succès; mais, en l'absence de toute espèce
de gouvernement civilisé, la traite y florissait, décimant la population
et arrêtant tout progrès. Des contrées riches étaient changées en dé-
sert; les femmes et les enfans étaient emmenés en captivité, les villages
brûlés, les récoltes détruites, les habitans chassés. Les trafiquans qui
se livraient à cet odieux commerce se recrutaient parmi les Arabes su-
jets du gouvernement égyptien; ils s'étaient constitués en bandes nom-
breuses et bien armées qui ravageaient le pays. On portait à 15,000 le
nombre de ces forbans, sujets du khédive, qui, prétextant le commerce
d'ivoire, se livraient à la traite des noirs dans les districts du Nil-Blanc.
Quant au nombre des esclaves enlevés annuellement de l'Afrique cen-
trale, il est impossible de l'évaluer exactement. M. Baker pense que
50,000 individus au moins sont capturés chaque année. M. É.-F. Ber-
lioux, professeur d'histoire au lycée de Lyon, dans un excellent travail
publié par une société abolitioniste anglaise (1), porte le nombre des
esclaves exportés annuellement à 70,000; mais le chiffre des décès
qu'entraînent les razzias d'hommes et les traitemens barbares infligés
'aux captifs est peut-être cinq ou six fois plus considérable.
C'est pour mettre un terme à ces horreurs, ou du moins pour les atté-
nuer dans la mesure du possible, que M. Baker entreprit Texpédition
qu'il raconte dans le livre récemment publié par lui sous le titre d'7s-
maïlia, et dont M. Ilippolyte Vattemare vient de donner une traduction
(1) The Slave-trade in Africa in 1S72, by E.-F. Berlioux, London 1872. Marsh. —
Voyez aussi la Traite orientale, par M. E.-F. Berlioux. Paris 1870. Guillanmin.
REVUE. — CHRONIQUE. 710
française. L'expédition, organisée sous les auspices du khédive d'Kgypte,
qui avait élevé sir Samuel Baker au rang de pacha et l'avait investi du
pouvoir suprême sur les pays qu'il devait parcourir, l'ut orgaiiisée en
1809 et dura quatre années; elle eut pour but avoué de soumettre à
l'autorité du i^ouvernement égyptien les contrées situées au sud de Gon-
dokoro, de supprimer la traite, d'inaugurer un système de commerce
régulier, d'ouvrir à la navigation les grands lacs équatoriaux, enfin d'é-
tablir une ligne de postes militaires et d'entrepôts commerciaux, séparés
les uns des autres par une distance de trois jours de marche, à travers
l'Afrique équatoriale, en prenant Gondokoro pour base d'opérations. Il
faut savoir gré au khédive d'avoir osé concevoir un tel projet et surtout
d'avoir osé en confier l'exécution à un chrétien dont il armait le bras
d'un pouvoir discrétionnaire. Le khédive y risquait sa popularité, car
tous ses sujets, presque sans exception, regardaient l'entreprise avec
un dépit mal déguisé, et M. Baker ne devait p^ tarder à éprouver les
effets de l'hostilité sourde des autorités, qui sans vergogne contrecar-
raient ses plans et faisaient naître sous ses pas des obstacles presque
insurmontables.
Nous ne suivrons pas Baker-Pacha dans le récit de son expédition, qui
renferme des renseignemens fort curieux sur les pays compris dans le
bassin du Nil-Blanc, et qui -emprunte un intérêt presque dramatique
aux nombreuses péripéties de sa lutte énergique contre les difficultés
sans nombre que lui suscitait le mauvais vouloir des autorités égyp-
tiennes, dont la connivence avec les marchands d'esclaves était mani-
feste. Cette lutte, semée de combats à main armée, eut pour résultat
d'entraver momentanément la traite sur les points oii Baker-Pacha
portait ses moyens d'action; mais le mal était trop ancien, trop invé-
téré, pour céder à cet essai de cautérisation locale. Il est vrai qu'on a
officiellement annexé Gondokoro, qui a pris le nom d'Ismaïlia en l'hon-
neur du khédive, et que la traite a été ostensiblement désavouée et
même prohibée par le gouvernement égyptien ; M. Baker a infligé des
pertes sensibles à quelques traitans, a confisqué des bâtimens négriers
et délivré les captifs qu'ils emmenaient; mais un revirement complet
s'est opéré après son départ. Hélas ! les chasseurs d'esclaves sont tous
sujets et même fermiers du gouvernement. L'expédition placée sous le
commandement de Baker-Pacha avait pour objet la suppression des
compagnies arabes investies du droit de commerce dans l'Afrique cen-
trale, droit qu'elles avaient acquis à beaux deniers comptans en retour
d'une rente payée au gouverneur-général du Soudan. Baker-Pacha, muni
d'un firman du khédive qui rappelle le bon billet de La Châtre, s'en
allait ruiner les fermiers du gouvernement!
« Sur une étendue de 2,600 kilomètres, disait sir Samuel Baker en
terminant son livre, de Khartoum à l'Afrique centrale, le Nil-Blanc est
720 REVUE DES DEUX MONDES,
pur maintenant de l'abominable trafic qui souillait ses eaux depuis tant
d'années. Tous les nuages se sont dissipés. Arrivé au terme de mon
mandat, je ne vois plus que paix et lumière. Gloire à Dieu! » Puis vient
ce laconique et lamentable épilogue : « Après mon départ d'Egypte,
Abou-Saoud a été mis en liberté, et le gouvernement a fait de lui le
bras droit de mon successeur. » Il faut savoir qu'Abou-Saoud est un
abominable forban, agent des principaux marchands d'esclaves de Khar-
toum, à qui M. Baker avait confisqué trois navires avec 700 nègres, et
qui devait être jugé au Caire, devant le tribunal public des medjildis.
Le khédive s'y refusa, offrant d'abord de déférer la cause à un tribunal
spécial et secret ; puis le négrier fut mis en liberté, et on apprit qu'il
avait été pourvu d'un emploi important dans l'expédition, que Baker-
Pacha avait laissée aux mains du colonel Gordon. Peut-être est-il appelé
à succéder au colonel Gordon dans le commandement de cette expédi-
tion, qui a pour objet la suppression de la traite ! On sait que le gou-
vernement égyptien a besoin de troupes noires pour ses cadres. Le
territoire annexé a donné au khédive plusieurs millions de sujets nou-
veaux, et Abou-Saoud fera un excellent officier de recruement.
Malgré tout, sir Samuel Baker reste convaincu que le khédive était
sincère lorsqu'il lui donna la mission d'abolir le trafic infâme dont ses
gouverneurs partagent cependant les bénéfices illégaux; mais il. fallait
à ce souverain un courage plus qu'ordinaire pour lutter contre l'opinion
publique du pays, d'après laquelle l'institution de l'esclavage est abso-
lument nécessaire à l'Egypte. Et pourtant il est facile de comprendre
que la suppression de la traite donnerait une immense extension au
commerce de l'ivoire. Ce commerce étant monopolisé par le gouverne-
ment d'Egypte, les indigènes ne pourraient plus échanger leur ivoire
contre des bestiaux seulement et seraient obligés d'accepter d'autres
marchandises. Les produits des fabriques européennes se troqueraient
contre l'ivoire avec un bénéfice illimité. Enfin la construction déjà
projetée du chemin de fer du Caire à Khaitoum et le transport de quel-
ques sleamers de Gondokoro sur le lac Albert ouvriraient au commerce
honnête l'intérieur de l'Afrique jusqu'à l'équateur; puis, à la suite des
trafiqiians réguliers, la civilisation prendrait possession d'un immense
territoire habité par des millions d'hommes pour lesquels ne s'est pas
encore levé le soleil de la liberté.
Le directeur-gérant, G. Buloz.
LA
TOUR DE PERCEMONT
SECONDE PARTIE (1).
VIII.
En effet j'étais résolu à ne rien confier à Henri. Il me fallait pour-
tant l'empêcher d'accuser Miette et le consoler, car il avait beau
faire le fier, je le sentais blessé au fond du cœur, et je craignais de
le voir par sa conduite et son attitude rendre impossible un ma-
riage auquel était attaché, selon moi, le bonheur de sa vie. Je ren-
trai vers trois heures, et ne trouvai personne à la maison. Ma femme
et mon fils étaient montés ensemble au manoir de Percemont, où
j'allai les rejoindre.
Décidément le joujou plaisait à Henri , et sa mère était en train
de lui persuader d'y faire faire, sous prétexte de cabinet de travail,
un joli appartement de garçon. Je ne fus pas de leur avis. Il fallait,
selon moi, laisser le manoir tel qu'il était, et se contenter de net-
toyer et rafraîchir la chambre qu'y avait occupé le vieux Coras de
Percemont. — Henri , leur dis-je, qu'il épouse ou non sa cousine
Emilie, se mariera avant qu'il soit deux ou trois ans. Qui sait s'il
ira demeurer chez sa femme ou s'il vivra près de nous? Dans ce
dernier cas, je suppose que sa femme désire habiter le donjon : il
s'agira alors d'y faire une grosse dépense en vue d'un ménage et
(1) Voyez la Revue du 1" décembre.
TOME XII. — 15 DÉCEMBRE 1875. 46
722 RETUE DES DEUX MONDES.
d'une famille. Tout ce que vous y feriez aujourd'hui ne servira plus
de rien, et peut-être faudra-t-il le défaire; ne nous pressons donc
pas d'y jeter de l'argent en pure perte.
Henri se rendit à la raison. Sa mère le gronda de céder toujours
et de ne tenir à aucune des idées qu'elle lui suggérait. — Ne viens-
tu pas de me jurer, lui dit-elle, que tu ne voulais pas songer au
mariage avant d'avoir atteint la trentaine?
Tout en grondant, elle nous laissa seuls, et je me hâtai de dire à
Henri : — Je viens de voir Miette. J'en étais bien sûr, moi! la per-
sonne qui t'a intrigué hier soir chez elle était une femme.
— Tu en es sûr, mon père? Pourquoi donc la cachait-elle?
— C'est une religieuse du couvent de'Riom qui par ordre du mé-
decin doit passer quelque temps à la campagne. Tu n'ignores pas
que ces dames sont cloîtrées et ne doivent pas voir le monde. Cha-
que fois qu'une visite arrive, Miette s'est engagée à l'avertir afin
qu'elle ne se montre pas. Elle a aussi pour consigne de ne pas dire
que cette vieille nonne est chez elle , la règle de l'ordre commande
à celle-ci de vivre et de mourir au couvent. L'évêque, vu la gravité
du mal, a accordé une dispense de deux mois à la condition que la
chose ne serait point ébruitée. C'est un secret que je te confie, et
je te prie de n'en rien dire à ta mère. Miette, très attachée à. cette
religieuse, qui lui a servi de mère au couvent, se dévoue à la soi-
gner, à la servir et à la tenir cachée. Comme toujours, avec un
cœur d'ange. Miette se fait sœur de charité.
— Que doit-elle penser de moi qui l'accusais? Est-ce que tu le
lui as dit?
— Pas si sot! elle aurait quelque peine à te le pardonner; mais
pourquoi as- tu envie de pleurer? Pleure si le cœur t'en dit! seule-
ment parle-moi franchement : Emilie t'est plus chère que tu ne veux
l'avouer?
— Mon père, dit Henri, j'ai envie de pleurer, j'ai envie de rire
aussi.
— Ris et pleure, mais parle !
— Voilà le difficile ! Parler, c'est se résumer, et je ne vois pas
clair en moi-même. Je sais bien qu'Emilie est un ange, mieux en-
core, elle est une sainte, car, si elle a l'innocence et la candeur
qu'on attribue aux êtres célestes, elle a le mérite de l'âme géné-
reuse et vaillante qui surmonte toutes les épreuves. Être aimé
d'elle est une gloire, l'avoir pour femme est une suprématie. Tu
vois, je sais ce qu'elle vaut; mais moi, est-ce que je vaux quelque
chose? est-ce que je suis digne d'une telle femme? Qu'ai-je fait
pour la mériter? Bien au contraire, j'ai traversé, non sans quelque
souillure, une vie dont elle n'a pas la moindre idée, et d'où j'ai dû
LA TOUR DE PERCEMONT. 723
chasser son image pour l'empêcher de me faire honte de mes plai-
sirs. Et à présent, je reviens à elle amoindri et attristé. On devrait
se marier à dix-huit ans, mon père! dans la ferveur de la foi en
soi-même, dans l'orgueil de la sainte innocence. On se sentirait
l'égal de sa compagne, on serait sûr de mériter son respect... Oui,
l'amour conjugal est cette chose austère et sacrée dont on peut dire
que, si ce n'est pas tout, ce n'est rien. Eh bien! jusqu'à ces der-
niers temps, je ne l'avais pas compris, et, quand mes sens m'ont
entraîné ailleurs, j'ai cru que je n'enlevais rien à Emilie de mon
estime et de mon respect. J'ai vu depuis que je m'étais trompé. Mon
culte s'est refroidi , j'ai reconnu que je ne l'avais jamais aimée
comme je le devais, puisque j'avais pu l'oublier. J'ai eu peur d'elle
et de moi; je me suis dit qu'elle m'était trop supérieure, morale-
ment parlant, pour me revoir avec joie et pour se donner à moi
avec enthousiasme: j'ai vu dans le mariage une chaîne d'un sérieux
effrayant. Mon imagination a rêvé d'autres types que celui de cette
fille trop parfaite pour moi. Les légères créatures qui égaient nos
loisirs d'étudians ont un charme funeste pour notre précoce dépra-
vation, c'est d'être faciles et de nous laisser libres. iNous n'avons
rien à faire pour les mériter, et rien à perdre à ne pas les conser-
ver. D'autres sont tout à fait vénales, et, voulant se faire payer
cher, ont l'art d'enflammer le désir par une feinte résistance.
Celles-là sont plus dangereuses encore, elles usent le cerveau et
entament la raison. J'ai su les fuir à temps, mais pas assez vite ce-
pendant pour qu'elles n'aient pas altéré en moi la source des émo-
tions saines. Enfin que veux-tu que je te dise? J'ai été un peu cor-
rompu, tu m'as donné trop d'argent. Enfant gâté, je ne me suis pas
noyé, comme le cousin Jacques, dans les ivresses de Paris, mais
j'ai perdu le goût du simple et l'amour du droit chemin ; j'ai mis
trop de fleurs artificielles dans mon jardin d'amour. La vierge by-
zantine au front sévère m'a paru trop triste et trop froide pour mon
musée; j'y ai mis des femmes de Gavarni, et à présent Emilie m'in-
timide. Je ne sais plus lui parler, je n'ose pas la regarder. Je crois
que je ne saurai plus me faire aimer. Yeux-tu que je te dise tout,
que je te confesse une chose vraiment honteuse? Hier, en la croyant
infidèle, j'ai été glacé d'abord, et puis tout à coup furieux. La ja-
lousie m'a torturé, je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Si elle eût été
là, je l'eusse insultée, battue peut-être! J'étais donc épris d'elle
en la croyant avilie. J'ai eu toutes les peines du monde aujourd'hui
à ne pas aller chez elle malgré sa défense et la tienne. A présent
tu m'apprends que j'ai été un fou et un sot, tu me montres l'image
d'Emilie avec son auréole immaculée, et me voilà abattu et repen-
tant, mais incertain et craintif. Je ne sais plus si je l'aime !
72li REVUE DES DEUX MONDES.
— C'est bien, c'est bien, répondis-je, je comprends toutes choses
à présent ! Gela devait arriver. Il y a un moment dans la vie où les
pères les mieux intentionnés sont forcés d'abandonner leurs fils à
la fatalité, bien heureux quand elle ne les leur rend pas plus dété-
riorés que tu ne l'es ! Acceptons les faits accomplis et ne les aggra-
vons pas par des réflexions trop sérieuses. Tu as fait un voyage où
tu as été forcé de manger du piment, et aujourd'hui nos fruits et
nos laitages te semblent fades. Tu n'es plus un berger de Virgile.
Patience! ça reviendra ! L'homme se modifie suivant son milieu, tu
en arriveras plus vite que tu ne penses à apprécier les conditions
du vrai bonheur. Pour le moment, oublie un peu la question du
mariage. Emilie ne me paraît pas disposée à te la rappeler. Elle dit
qu'elle ne te connaît plus, et son esprit, je l'ai bien vu, n'a plus de
projet arrêté en ce qui te concerne. Vous êtes tous deux absolu-
ment libres de recommencer votre roman de jeunesse ou de le lais-
ser s'effacer dans les nuages roses du passé.
Je ne suis pas un alarmiste, mais je ne suis pas non plus un in-
souciant. Je voyais bien qu'en ceci comme en tout la joie est fugitive
et la sécurité chimérique. J'avais attendu comme un des plus beaux
jours de ma vie celui qui me ramènerait mon fils. J'avais été si
heureux de l'embrasser et j'avais fait tant de beaux rêves pour lui
en l'attendant ! Malgré les fautes dont il se confessait et qu'il ne
m'avait point trop cachées dans ses lettres, il avait travaillé, il était
en possession d'une carrière qui pouvait être brillante. Il était in-
telligent, beau, bon, riche, aussi raisonnable que possible à son
âge dans une telle situation. Nous avions sous la main la perle des
fiancées, riche aussi, bonne, belle comme un ange et d'une raison
exceptionnelle. Ils s'étaient aimés, promis l'un à l'autre au sortir
de l'enfance. J'avais compté qu'ils se reverraient avec joie, et qu'on
parlerait de mariage tout de suite, — et déjà on était refroidi ; ma
femme, que je croyais raisonnable, au moins sur ce chapitre, tra-
vaillait à brouiller tout. Miette s'était aventurée par bon cœur dans
une situation délicate. Jacques menait sous jeu je ne sais quelle in-
trigue amoureuse qui pouvait compromettre ou affliger sa sœur, et
le pire de tout, c'est qu'Henri, troublé, tourmenté entre l'amour et
le caprice, n'avait pas dormi la première nuit passée sous le toit pa-
ternel et souffrait visiblement d'un état de l'âme mal défini que je
ne pouvais pas guérir. Mon jour de bonheur n'avait donc pas été
sans nuages, et, tout en feignant de rire de ces petites choses, j'en
ressentais vivement le contre-coup.
LA TOUR DE PERCEMONT. 725
IX.
Notre soirée fut pourtant très gaie ; des parens et des amis vin-
rent dîner avec nous. Henri était aimé de tous, et tous me félici-
taient d'avoir un tel fils. 11 reçut beaucoup d'invitations et n'accepta
qu'à la condition que j'irais avec lui. Il avait été, disait-il , assez
longtemps privé de me voir pour qu'on lui permît de ne point pas-
ser ses vacances sans moi.
II fallut accepter pour le lendemain une partie de chasse chez
un cousin qui demeurait assez loin pour nécessiter une absence de
deux jours. Jacques Ormonde avait promis d'en être. Il n'y vint pas.
On n'y pensa guère, la chasse et le repas furent très animés; mais
je remarquais ce soin de nous éviter. Jaquet ne connaissait pas de
pire effort que celui de cacher un secret; donc il en avait un, et il
redoutait mon examen. On nous retint un jour au-delà de notre
promesse, et nous ne rentrâmes chez nous que le lundi dans l'après-
midi.
Le premier objet qui frappa mes regards en disant bonjour à ma
femme fut une jolie petite fille de six à sept ans coquettement atti-
fée qui s'accrochait en jouant et en riant à ses jupes, et qui me
dit d'un air mutin : — G'est-il toi le mari à Bébelle?
— Qu'est-ce que Bébelle? et à qui ce joli enfant-là?
— C'est M"® Léonie de Nives, répondit ma femme en la prenant
dans ses bras, elle m'a entendu appeler madame Ghantebel et elle
trouve plus court et plus gentil de m'appeler Bébelle. Oh ! c'est que
nous sommes déjà une paire d'amies, n'est-ce pas, Ninie? Nous
nous convenons beaucoup toutes les deux.
— Mais d'où diable vous connaissez-vous? demandai-je.
Le fait me fut expliqué pendant que l'enfant se remettait à courir
dans le jardin. M"« de Nives était venue la veille pour me parler, et
ma femme s'était enhardie jusqu'à l'accueillir de son mieux. La
toilette exquise et le brillant équipage de la comtesse lui avaient
tourné la tête. Celle-ci s'était faite aimable et séduisante avec la
femme de l'avocat qu'elle voulait gagnera sa cause. Elle avait con-
senti à laisser mettre ses chevaux au repos pendant deux heures à
l'écurie. Elle avait parcouru le jardin et même elle était montée à
la grande tour dont M'"* Chantebel était fière de lui faire les hon-
neurs. Elle avait admiré le site, le jardin, la maison, les oiseaux, et
avait promis une paire de vrais serins hollandais pour la volière.
Enfin elle avait daigné accepter une collation de fruits et de gâteaux
qu'on lui avait servie, elle avait déclaré qu'à Nives il n'y avait ni
poires ni raisins qui approchassent des nôtres. Elle avait voulu em-
726 REVUE DES DEUX MONDES.
porter la recette des gâteaux. Elle était partie en disant qu'elle re-
viendrait le lendemain.
Elle était revenue en effet avec sa fille, comptant me trouver re-
venu aussi, comme j'avais promis de l'être; mais je ne faisais rien à
propos. Cette pauvre comtesse m'avait encore attendu une grande
heure; puis, ayant affaire à Riom, elle avait fait à ma maison l'in-
signe honneur d'y laisser la petite, aux bras de ma femme, et elle
allait revenir d'un moment à l'autre. — J'espère, monsieur Chan-
tebel, dit ma femme pour terminer, que tu vas faire brosser tes
habits, qui sont couverts de poussière, et changer ta cravate, qui est
toute défraichicl — Je remarquai qu'elle-même avait fait une toi-
lette de grands jours pour recevoir sa nouvelle amie.
Peu d'instans après, M""" de INives revint en effet, ma femme em-
mena courir la petite, et la comtesse m'annonça qu'elle partait pour
Paris, quelqu'un lui ayant écrit qu'on avait vu sa belle-fille entrer
dans un hôtel garni du faubourg Saint-Germain au bras d'un grand
jeune homme très blond. — La personne qui me donne cette indica-
tion,ajouta-t-elle, pense que Marie est encore là; dans tous les cas,
je saurai où elle est allée en quittant cet hôtel qu'on ne me dé-
signe pas autrement. Je vois qu'on craint de se compromettre et de
se trouver impliqué dans quelque scandale. Il faut que j'aille moi-
même arracher la vérité. J'agirai, je surprendrai Marie, je ferai
constater son inconduite , et je la ramènerai pour la replacer avec
éclat dans son couvent.
— Vous casserez les vitres? Alors plus d'accord possible, plus de
concessions à espérer de sa part; je vous ai dit et je vous répète
que l'inconduite n'entraîne pas l'interdiction.
— Quand je tiendrai son secret, je vous l'amènerai, monsieur
Ghantebel, et vous lui poserez les conditions de mon silence.
Si j'avais été bien certain qu'avant de se réfugier chez Emilie,
M"^ de Nives, au sortir du couvent, n'eût pas été faire une prome-
nade à Paris avec Jacques, soit pour son plaisir, soit pour consulter
sur sa position, j'aurais pressé la belle-mère de partir. Le temps
qu'elle eût perdu à chercher M"^ Marie où elle n'était pas eût été
autant de gagné pour la sécurité des habitans de Yignolette; mais,
dans le cas où ce voyage aurait eu lieu à l'insu d'Emilie, M'"® de
Nives pouvait retrouver la trace de la fugitive, et, avec l'aide de la
police, arriver à la découverte de la vérité. — Je prêchai donc
encore une fois la patience et la prudence. M™^ de Nives était ré-
solue à partir, et elle prit congé de moi en disant que surprendre
Marie en plein égarement était son plus sûr moyen de salut. Quoi-
qu'elle ne s'en vantât pas, il était bien évident pour moi qu'elle
avait pris d'autres conseils que les miens, et qu'elle avait facilement
LA TOUR DE PERCEMONT.
727
trouvé des gens disposés à flatter sa passion et à entrer dans ses
vues. Sa cause me devenait de plus en plus antipathique, et je me
sentais de plus en plus dégagé vis-à-vis d'elle.
Je ne la reconduisis que jusqu'au jardin. Un autre client m'atten-
dait, et je dus m'occuper de lui jusqu'à l'heure du dîner. Quelle fut
ma surprise lorsque, en entrant dans la salle à manger, je vis la
jeune Léonie de Nives assise sur une petite chaise haut montée qui
avait servi à l'enfance d'Henri, et ma femme en train de lui nouer
sa serviette autour du cou !
M'"^ de ïNives avait confié la veille à M'"^ Ghantebel tout ce qu'elle
m'avait appris à moi-même. Les femmes ont une merveilleuse faci-
lité à se lier, quand la haine d'une part et la curiosité de l'autre
trouvent l'aliment savoureux d'un scandale à confier et à écouter.
M""' Ghantebel se trouvait donc fort au courant, et mon étonnement
la fit rire. Gomme on ne pouvait s'expliquer devant l'enfant, on dit
à Henri et à moi que la maman allait revenir dans la soirée. — Je
voulais la retenir à dîner, dit ma femme, mais comme elle va partir
ce soir ou demain matin, elle a trop à faire à Pxiom, et elle a bien
voulu me laisser garder sa petite jusqu'à ce soir.
Mais le soir M'"" de Nives ne revint pas. Ma femme n'en parut
pas étonnée et fit dresser un petit lit auprès du sien. Elle alla désha-
biller et endormir M"'' Ninie, après quoi elle revint m'expliquer le
mystère.
M'"® de Nives avait dû prendre à Riom le train de 5 heures; elle
était en route pour Paris. Je devais bien savoir qu'elle n'avait pas un
moment à perdre pour l'affaire qu'elle poursuivait. Elle avait craint
les larmes de sa j)etite fille en la voyant partir. Elle avait accepté
l'offre de ma femme de la garder jusqu'au soir, sa bonne viendrait la
chercher pour la reconduire à Nives avec la voiture; mais elle avait
montré de l'inquiétude sur le compte de cette bonne, ayant décou-
vert le jour même qu'elle avait une intrigue à Riom. — Cette pauvre
dame, poursuivit ma femme, n'est pas servie comme il faudrait. Ça
n'a jamais bien marché dans son château depuis la mort de son
mari. Les vieux domestiques étaient pour la fille aînée. Elle a dû les
mettre tous à la porte; mais ils ont laissé dans les environs leur
mauvais esprit et leurs méchans propos, et elle a beau prendre ses
gens à Paris, au moindre mécontentement ils deviennent insolens
et ils parlent à iNinie de sa sœur Marie, chassée et enfermée au
couvent à cause d'elle. Tout cela trouble la tête de l'enfant, et dans
la dernière absence que la comtesse a été obligée de faire, on en a
beaucoup trop dit à la petite, qui en a pris du chagrin et s'est mon-
trée très indocile quand sa mère est revenue. Il paraît aussi que les
voisins de M'"^ de Nives ne sont pas tous bien pour elle. Elle n'a plus
de parens, pas de famille; elle est vraiment à plaindre. — En écou-
728 REVUE DES DEUX MONDES.
tant ses ennuis, qui me faisaient de la peine, il m'est venu à l'idée
de lui proposer de garder la petite. — Si sa bonne a des intrigues,
lui ai-je dit, vous ne pouvez plus la lui confier. Donnez-la-moi; vous
savez qui je suis et avec quelle douceur j'ai élevé mon fils et deux
autres pauvres chéris que j'ai perdus. Vous dites que vous serez
absente huit jours tout au plus. Qu'est-ce que c'est pour nous de
garder un enfant huit jours? Ce sera une joie pour moi. Chargez-
moi de congédier votre mauvaise bonne quand elle reviendra et de
vous en trouver une autre dont je pourrai vous répondre comme de
moi-même. — Elle avait envie d'accepter, elle n'osait pas à cause de
toi; elle disait : Ma petite est bruyante. Elle ennuiera M. Chantebel.
— Bah! lui ai-je répondu, vous ne le connaissez pas! C'est un pa-
triarche! Il est bon comme du pain et il adore les enfans. Enfin j'ai
si bien insisté qu'elle m'a laissé cette chérie, qui est un amour
d'enfant. La pauvre femme était si touchée qu'elle en pleurait et
qu'elle m'a embrassée en me quittant.
— Peste, ma femme! tu as été embrassée par une comtesse!
C'est donc ça que je te trouve dans la figure quelque chose de plus
noble qu'à l'ordinaire.
— Tu vas encore railler?^ c'est insupportable! On ne peut plus
parler raisonnablement avec toi, monsieur Chantebel; tu deviens...
— Insupportable , tu l'as dit.
— Non, tu es le meilleur des hommes, tu ne peux pas me blâ-
mer d'avoir accueilli une pauvre enfant qui a besoin d'être soignée
et surveillée en l'absence de sa mère.
— Dieu m'en garde! d'autant plus que tu me fais, sous condi-
tion, des complimens que je ne veux pas échanger contre des re-
proches. L'enfant ne me fâche pas, un enfant ne gêne jamais. Gar-
dons-la tant qu'il te plaira, mais laisse- moi te dire que ta belle
comtesse est un drôle de pistolet.
— Pistolet! tu traites la comtesse de Nives de pistolet! Quel ton
tu as quelquefois, monsieur Chantebel !
— Oui, j'ai le mauvais ton et le mauvais goût de penser qu'une
mère raisonnable ne confie pas son enfant, même pour huit jours,
à une personne qu'elle connaît depuis la veille, et que, si elle n'a
dans ses anciennes relations ni un parent dévoué, ni un ami sûr, ni
un serviteur fidèle, il doit y avoir de sa faute.
— Tu as raison, moi je n'aurais pas confié comme ça Henri à des
étrangers; mais je ne suis pas la première venue pour M'"^ de
JNives. Elle a assez entendu parler de moi pour savoir que j'ai tou-
jours été une bonne mère et une femme; irréprochable.
— Ce n'est pas moi qui dirai le contraire; mais cette confiance
improvisée ne m'en étonne pas moins.
— 11 y a des circonstances exceptionnelles, et tu dois savoir que
LA TOUR DE PERCEMONT. 729
ravenir de cette même enfant dépend du voyage de sa mère à Paris.
— Elle t'a donc dit...
— Tout!
— Elle a eu tort!
— J'ai promis de garder le secret.
— Dieu veuille que tu tiennes parole, car je t'avertis que, si ta
nouvelle amie compromet sa belle-fille, elle est ruinée.
— Oh! que non! Cette belle-fille est une malheureuse qui...
— Tu ne la connais pas ! Garde les qualifications qui lui seront
applicables pour le moment où nous saurons si elle est une victime
ou un diable.
X.
Le lendemain, la bonne de M"* Ninie n'ayant pas paru, ma femme
la confia à une brave fille qui avait ses parens chez nous et que
nous connaissions bien. La petite se montra fort joyeuse d'être chez
nous.
J'étais assez curieux de connaître ses dispositions à l'égard de sa
sœur, et, dans un moment où je la vis seule au jardin, trottant sous
les yeux de ma femme, qui travaillait à la fenêtre du rez-de-chaus-
sée, je descendis et je pris l'enfant par la main sous prétexte de
lui mener voir les lapins dans un petit enclos où ils trottaient en
liberté. Quand elle les eut bien admirés, je la pris sur mes genoux,
et j'entrai en conversation avec elle.
— Vous devez avoir à JNives, lui dis-je, des lapins beaucoup plus
beaux que ceux-ci?
— Non, il n'y a pas de lapins du tout. Il n'y a que des poules,
des chiens et des chats; mais maman ne veut pas que je joue avec,
parce qu'elle ne veut pas que je me salisse et que je me déchire.
Moi, tu comprends, ça me fâche, parce que j'aime beaucoup les
bêtes. Maman me gronde de les aimer, parce qu'elle est avare.
— Avare? Qu'est-ce que cela veut dire, ce mot-là?
— Ah! dame! je ne sais pas, moi! c'est les domestiques qui l'ap-
pellent comme ça, parce qu'elle les gronde toujours.
— C'est un vilain mot. Il ne faut jamais répéter les mots qu'on
ne comprend pas. Je suis sûr que votre maman vous aime beau-
coup et qu'elle est très bonne avec vous.
— Elle n'est pas bonne du tout. Elle me fouette et elle me tape,
et je ne m'amuse que quand elle n'est pas avec moi.
— Et vous n'avez pas de frères, pas de sœurs?
— J'ai une grande sœur bien bonne; je voudrais toujours être
avec elle.
730 REVUE DES DEUX MONDES.
— Toujours?.. Est-ce que vous la voyez souvent?
— Non, elle est en prison dans un couvent. Je l'ai vue... c'est-
à-dire j'ai vu son portrait; elle, je crois bien que je ne l'ai jamais vue.
— Alors vous ne savez pas si elle est bonne?
— Ma nourrice et la vieille jardinière m'ont dit qu'elle était en
prison pour ça.
— Comment! en prison parce qu'elle est bonne?
— Il paraît. Aussi, quand maman me dit d'être bonne, je lui
réponds : Non, vous me feriez aller en prison aussi ! Je suis bien
contente qu'elle m'a mise chez toi, maman! Tu me garderas tou-
jours, n'est-ce pas?
Puis, sans attendre ma réponse, M"^ Ninie, que je retenais avec
peine, s'envola pour courir de plus belle après les lapins. Je voyais
une enfant déjà malheureuse et fourvoyée. Que sa mère fût avare
et méchante, je n'en doutais plus. Il était même fort possible qu'elle
ne vît dans sa fille qu'un prétexte pour disputer avec avidité l'hé-
ritage de Marie. Elle n'avait même pas la ressource de l'hypocrisie
pour faire des dupes; elle se faisait haïr, et déjà ses valets avaient
ébranlé, sinon altéré à jamais le sens moral dans l'âme de la pauvre
Ninie.
Je regardais avec tristesse cette ravissante créature, revêtue de
toute la beauté physique de son heureux âge, et je me disais qu'il
y avait déjà un ver rongeur dans le cœur de cette rose. Je l'obser-
vais pour surprendre ses instincts; ils étaient bons et tendres. Elle
courait après les lapins, mais pour les caresser, et quand elle eut
réussi à en prendre un, elle le couvrit de baisers et voulut l'em-
maillotter dans son mouchoir pour en faire un petit enfant. Comme
l'animal était fort indocile et menaçait de griffer sa jolie figure, je
le lui ôtai avec douceur sans qu'elle se fâchât, et je lui donnai un
gros pigeon apprivoisé qui lui causa des transports de joie. D'abord
elle le serra bien fort; mais, quand je lui eus fait comprendre qu'il
fallait le laisser libre pour avoir le plaisir de le voir revenir et la
suivre de lui-même, elle m'écouta fort bien et le toucha délicate-
ment; mais c'était une ardeur de caresses qui révélait toute une
âme pleine d'amour inassouvi et d'expansions refoulées.
Le jour suivant était ma fête, la Saint-Hyacinthe, c'était aussi la
fête patronale de notre village. Deux ou trois douzaines de cousins
et neveux nous arrivèrent avec femmes et enfans. Ils allèrent s'é-
battre à la fête rustique, tandis que ma femme, sur pied dès l'au-
rore, leur préparait un festin homérique. Moi, je fus absorbé comme
de coutume par une foule de cliens, gros paysans ou petits bour-
geois, qui profitaient de la fête pour venir me consulter et me pri-
ver du plaisir d'y assister.
LA TOUR DE PERCEMONT. 731
Quand j'eus supporté la fatigue et l'ennui des longues explica-
tions plus ou moins confuses de ces braves gens, on sonnait le pre-
mier coup du dîner. Je les mis résolument à la porte, non sans me
débattre jusque sur l'escalier contre leurs recommandations et re-
dites. Enlin je passai au salon en leur fermant la porte au nez.
J'eus là une surprise agréable. Emilie Ormonde m'attendait, un gros
bouquet de magnifiques roses à la main. La chère enfant se jeta
dans mes bras en me souhaitant bonne fête, joie, bonheur et santé.
— Voilà, lui dis-je en la serrant sur mon cœur, une première
joie à laquelle je ne m'attendais pas. Es-tu là depuis longtemps,
ma fille?
— J'arrive, mon oncle, et je repars. Il faut que vous me permet-
tiez de ne pas dîner avec vous comme les autres années; mais vous
savez mes empêchemens : Marie n'est pas assez prudente; elle s'en-
nuie beaucoup de rester enfermée. La pauvre enfant a été si long-
temps prisonnière! Croiriez-vous qu'aujourd'hui elle s'était mis dans
l'esprit de se déguiser en paysanne pour venir à la fête? Elle disait
que personne ne connaît sa figure, et elle voulait m'accompagner
comme une petite servante. Je n'ai pu la dissuader qu'en lui pro-
mettant de ne rester absente qu'une heure. Je n'aurais pu consentir
à laisser passer la journée sans vous apporter les roses de Vignolette
et sans vous dire qu'aujourd'hui comme toujours vous êtes avec
Jacques ce que j'aime le mieux au monde.
— Et ta tante?
— Je ne l'ai pas vue. Je lui dirai bonjour en me retirant.
— Gomment lui expliqueras-tu que tu ne restes pas?
— Elle ne me retiendra pas, mon oncle.
— Et si je te laisse aller, moi, vas-tu t'imaginer que je ne t'aime
plus?
— Oh! vous, c'est bien différent! Et puis vous savez que j'ai
un enfant à garder.
— Un enfant déraisonnable, j'en étais sûr! Tu sais que la belle-
mère était ici il y a deux jours?
— Oui; je savais même qu'elle vous a laissé sa petite.
— Qui t'avait déjà dit cela?
— La fille de ma vieille Nicole, qui est venue chez vous hier
pour rendre des paniers que vous nous aviez prêtés. Elle a vu l'en-
fant, on lui a dit que la mère était partie pour Paris. Est-ce vrai?
— C'est très vrai, et M"*^ Marie risque fort d'être découverte, si
elle a été à Paris en sortant du couvent avant de venir chez toi.
— Elle y a été, mon oncle; je le sais à présent. 11 fallait bien
qu'elle achetât du linge et des robes, et surtout qu'elle consultât
sur ses affaires, qu'on lui a toujours laissé ignorer.
732 REVUE DES DEUX MONDES.
— Elle a été à Paris... seule?
— Non, avec sa nourrice, celle qui l'a aidée à s'enfuir. Cette
femme lui est très dévouée, pourtant je la crains; elle ne comprend
pas la nécessité d'être prudente; elle ne doute de rien, et, quand
elle vient voir Marie, je n'ose pas la laisser seule à la maison avec
elle.
— Et Jacques? où est-il pendant ce temps-là?
— Il doit être à la danse, et sans doute il va venir dîner avec
vous.
— A la bonne heure ! Va-t'en donc, puisqu'il le faut. J'espère
que tu me dédommageras amplement quand tu ne seras plus gar-
dienne-esclave de ta belle amie. As-tu vu Henri?
— Non, je n'ai vu et ne veux voir que vous. Adieu et au revoir,
mon oncle!
On' sonna le deuxième coup du dîner comme ma nièce s'en allait
par la cour de la ferme, où elle avait laissé sa carriole et son domes-
tique. Henri, qui arriva par le jardin, ne la vit pas. La nuée des
cousins, neveux, petits-cousins et petits-neveux arriva aussi, puis
enfin Jacques Ormonde, rouge comme une pivoine pour avoir dansé
jusqu'au dernier moment. Le dîner ne fut pas trop long pour un
repas de famille à la campagne; on savait que je n'aimais pas à
rester longtemps à table. Le service était prompt et forçait les con-
vives à ne pas s'endormir en mangeant. Dès qu'on eut fini, sentant
le besoin de respirer le grand air et d'oublier la claustration que
m'avaient imposée les cliens de la journée, je proposai d'aller
prendre le café chez le père Rosier, qui tenait un établissement
champêtre au village. De son jardin, nous verrions les danses et
divertissemens. Ma proposition fut accueillie avec enthousiasme par
mes jeunes nièces et petits-cousins. On se mit en route en riant,
criant, gambadant et chantant. Le village était à moins d'un kilo-
mètre de la maison en passant par les sentiers de mes prairies.
Notre arrivée bruyante fit sortir des guinguettes toute la jeunesse
du pays. On s'occupa d'allumer le fanal, car il faisait nuit. On ap-
pela les ménétriers épars dans les cabarets. Les jeunes gens que
j'avais amenés se souciaient fort peu de prendre le café, ils vou-
laient danser. Le personnel de la fête s'était beaucoup éclairci. La
danse abandonnée se réorganisait comme il arrive quand la faim est
apaisée et que la soirée commence.
Dans ce quart d'heure d'attente impatiente et de joyeux désordre,
je me trouvai seul quelques instans sur la terrasse du père Rosier.
Cette terrasse était un petit jardin planté de noisetiers au versant
de la colline et porté par le dernier degré du roc à deux mètres
perpendiculaires au-dessus du niveau de la place où l'on dansait.
LA. TOUR DE FERCE.MONT. 733
C'était le plus joli endroit du monde pour voir l'ensemble de la
petite fête. Trois lanternes bleues cachées dans le feuillage simu-
laient un clair de lune et permettaient de s'y reconnaître; mais rien
encore n'était allumé, et je me trouvais dans l'obscurité, attendant
qu'on me servît, lorsque je sentis une personne se glisser près de
moi et me toucher légèrement l'épaule.
— Ne dites rien, mon oncle, c'est moi, Emilie.
— Et que fais-tu là, chère enfant? Je te croyais rentrée chez toi?
— Je suis rentrée... et ressortie, mon oncle. Sommes-nous seuls
ici ?
— Oui, pour le moment, mais parlons bas.
— Oui, certes! Eh bien ! sachez que je n'ai pas retrouvé Marie à
Vignolette. Nicole m'a dit que la Gharliette était venue en mon ab-
sence, et qu'elles étaient sorties ensemble.
— Eh bien ! tu crois qu'elles sont ici ?
— Oui, je le crois, et je les cherche.
— Gomme cela toute seule au milieu de ces paysans avinés qui
ne te connaissent pas tous, car il en vient ici de tous côtés?
— Je ne crains rien, mon oncle. Il y en a assez qui me connais-
sent pour me protéger au besoin. D'ailleurs Jaquet doit être là, et
je pensais bien que vous y viendriez.
— Alors ne me quitte pas et laisse ta folle courir les aventures :
il n'est pas juste que, pour sauver une personne qui ne veut pas
qu'on la sauve, tu t'exposes, toi, la raison même, à quelque insulte.
Reste près de moi. Je te défends de t'occuper de M'^^ Marie. Jacques
est là pour s'en occuper à ta place et à sa manière.
— Jacques ne la connaît pas, mon oncle ! Je vous assure...
J'interrompis Miette en lui faisant signe d'observer un couple qui
se glissait furtivement le long du rocher, au-dessous de nous, dans
l'ombre épaisse que les noisetiers projetaient sur les plans infé-
rieurs. J'avais reconnu la voix de Jacques. Nous restâmes immo-
biles, prêtant l'oreille, et nous entendîmes le dialogue suivant :
— Non ! je ne veux pas rentrer encore. Je veux danser la bour-
rée avec vous. Il fait nuit, et d'ailleurs personne ne me connaît.
— On va allumer, et tout le monde vous remarquera.
— Pourquoi?
— Vous le demandez? Croyez- vous qu'il y ait ici une autre pay-
sanne aussi blanche, aussi mince et aussi jolie que vous ?
— Vous me faites des complimens? Je le dirai à Miette.
— Ne vous vantez pas de me connaître !
— Il n'y aurait pas de quoi, n'est-ce pas?
— Méchante ! allons, rappelons la Gharliette, et allez-vous-en.
— Méchant vous-même ! Pouvez-Yous me faire ce chagrin-là ?
73ii REVUE DES DEUX MONDES.
— Mon oncle est ici, et vous savez qu'il est l'avocat de votre
belle- m ère.
— Ça m'est égal, il sera le mien si je veux ! Quand il me connaî-
tra, il sera pour moi. Vous-même l'avez dit. Allons, Jacques, voilà
les cornemuses qui arrivent. Je veux danser.
— C'est donc une rage?
— Oh! danser la bourrée comme dans mon enfance! Avoir été
dix ans au cachot, sortir du froid de la mort, et se sentir vivre, et
danser la bourrée ! Jacques, mon bon Jacques, je le veux !
Les cornemuses qui se mirent à brailler interrompirent la conver-
sation ou l'empêchèrent de monter jusqu'à nous. On alluma enfin le
fanal, et le jardin du père Rosier s'illumina aussi. Je vis tous mes
convives, ceux qui ne dansaient pas, prendre le café que j'avais
commandé, tandis que les jeunes répandus sur la place invitaient
leurs danseuses.
Je m'éloignai de quelques pas avec Emilie, de manière à prolon-
ger mon tête-à-tête avec elle sans cesser d'observer la place. Dès
que le fanal se décida à briller, nous vîmes très distinctement le
grand Jacques bondir à la danse en enlevant dans ses bras une
svelte et jolie paysanne très gracieusement requinquée.
— C'est bien elle! me dit Emilie consternée; c'est Marie dé-
guisée !
— Commences-tu à croire qu'elle connaît un peu ton frère?
— J'ai été trompée, mon oncle, ah ! bien trompée ! et c'est très
mal, cela !
— Et à présent que comptes-tu faire ?
— Attendre qu'elle ait passé sa fantaisie, l'aborder, lui parler
doucement comme à une fille à mon service, et la ramener chez
moi avant qu'elle ait été trop remarquée.
— Attends que je la regarde, moi.
— La trouvez-vous jolie, mon oncle?
— Ma foi oui, diablement jolie, et elle danse à ravir.
— Regardez-la bien, mon oncle, vous verrez que c'est une en-
fant et qu'elle ne sait pas ce qu'elle fait. Elle n'a pas l'idée du mal,
je vous le jure. Qu'elle ait connu Jacques à mon insu, qu'il l'ait ai-
dée à se sauver, qu'il l'ait accompagnée à Paris comme vous le
supposiez, qu'il l'ait amenée jusqu'à ma porte, qu'il l'ait revue de-
puis en secret,... qu'ils s'aiment, qu'ils se soient fiancés, qu'ils
aient menti pour éviter l'obstacle de mes scrupules, tout cela c'est
possible.
— C'est même certain maintenant.
— Eh bien ! mon oncle, n'importe; Marie est toujours pure et
plus ignorante que moi, qui sais de quels dangers une fille de
LA TOUR DE PERCEMONT. 735
vingt-deux ans doit se préserver, tandis qu'elle,... elle a toujours
douze ans 1 Le couvent ne lui a rien enseigné de ce qu'il faudrait
qu'elle sût maintenant. Je l'ai retrouvée telle que je l'avais quittée
au couvent de Riom, aimant le mouvement, le bruit, la liberté, la
danse, mais ne se doutant pas qu'elle puisse devenir coupable,
et ne pouvant pas avoir permis à Jacques de le devenir auprès
d'elle.
— Et pourtant, ma chère Miette, au couvent de Riom, à qua-
torze ou quinze ans, M"^ de Nives avait un amoureux qui lui écri-
vait des lettres sans orthographe, et cet amoureux, c'était Jacques!
— Non, mon oncle, cet amoureux,... faut-il vous le dire? c'était
bien innocent, allez!
— Dis-moi tout!
— Eh bien ! cet amoureux c'était votre fils, c'était Henri !
— Parles-tu sérieusement?
— Oui, j'ai vu les lettres et j'ai reconnu l'écriture. Henri était
alors au collège, mur mitoyen avec notre couvent; ces écoliers je-
taient des balles par-dessus les murs et ils y cachaient des lettres,
des déclarations d'amour bien entendu, en prose ou en vers, avec
de fausses signatures et des adresses dont le nom était mis au ha-
sard : Louise, Charlotte, Marie. — Henri se plaisait à ce jeu, il ex-
cellait à écrire en style de cordonnier avec l'orthographe à l'ave-
nant. Il signait Jaquet, et adressait ses billets burlesques à Marie,
qui s'en moquait. 11 savait son petit nom, qu'il entendait crier dans
notre jardin; mais il ne s'inquiétait pas de savoir si elle était jolie,
car ni dans ce temps-là ni depuis il n'a vu sa figure. C'est lui qui,
en riant, m'a raconté tout cela par la suite.
— Tu es sûre qu'il ne l'a jamais vue? Moi, j'en doute, regarde,
Miette, regarde!
La bourrée était finie, on allait en recommencer une autre, et au
moment où Jacques allait emmener sa danseuse, Henri, s'adressant
à elle, l'invitait pour la suivante. Elle acceptait malgré la visible
désapprobation de Jacques. Elle prenait le bras de mon fils et se
mettait à sauter avec lui d'aussi bon cœur qu'avec mon neveu.
— Eh bien! qu'est-ce que cela prouve? me dit la bonne Emilie
sans aucune velléité de dépit. Henri a remarqué cette jolie fille, il
s'est dit que , puisque Jacques la faisait danser, il pouvait bien
l'inviter aussi. Laissez-moi me rapprocher d'elle, mon oncle, car
elle commence à faire sensation, et tout le monde voudra l'inviter
tout à l'heure. 11 faut que je l'emmène. La Charliette est là, je la
vois, mais elle la gâte et la laissera s'exposer trop longtemps aux
regards.
— Va donc, mais tout ceci m'ennuie considérablement ! Le diable
736 REVUE DES DEUX MONDES.
soit de celte demoiselle, qui te causera mille soucis, qui te com-
promettra, c'est presque certain, et qui, en attendant, danse avec
Henri, tandis que, sans sa présence chez toi, il eût su renouer les
liens tendres et sérieux de votre affection mutuelle, et qu'aujour-
d'hui il eût ouvert le bal avec sa fiancée, au lieu de danser avec
une inconnue dont les beaux yeux l'émoustillent peut-être, mais
ne sauront pas le charmer.
— Qui sait? dit Miette avec un accent profond de résignation
douloureuse.
— Qui sait? m'écriai-je. Moi je sais que je ne souffrirai pas la
moindre coquetterie entre ton fiancé et la maîtresse de ton frère !
— Mon oncle, ne la perdez pas! reprit vivement la généreuse
fille. Elle n'est la maîtresse de personne et elle est libre ! Quoi qu'il
arrive, j'ai promis de lui servir de sœur et de mère. Je tiendrai ma
parole.
Un incident inattendu nous interrompit. Jacques Ormonde, voyant
M"*" de Nives lancée et craignant les suites de son imprudence, avait
imaginé un moyen d'interrompre le bal. Il avait, comme pour allu-
mer son cigare, grimpé au fanal et, comme par mégarde, il l'a-
vait éteint, plongeant l'assemblée dans l'obscurité. Il était des-
cendu en lançant un retentissant éclat de rire simulé , et s'était
perdu dans le petit tumulte provoqué par l'accident. Il y eut quel-
ques instans de stupeur et de désordre : les uns continuaient la
danse en feignant de se tromper de danseuse, d'autres cherchaient
de bonne foi la leur. Quelques honnêtes filles effarouchées s'étaient
retirées près de leurs parens; d'autres, plus hardies, riaient et
criaient à tue-tête. J'étais descendu de la terrasse avec Miette; au
moment où le fanal fut rallumé, nous vîmes Jacques errant, désap-
pointé, cherchant dans les groupes; Henri et M"* de Nives avaient
disparu avec ou sans la Charliette.
Je vis alors que Miette aimait toujours Henri, car de grosses
larmes brillèrent un instant sur ses joues. Elle les essuya à la dé-
robée, et, se tournant vers moi : — Il faudrait, me dit-elle, empê-
cher Jacques de chercher. Il ne sait pas dissimuler, on s'apercevra
de son inquiétude.
— Sois tranquille, lui répondis-je, Jacques sait très bien dissi-
muler; lu ne devrais plus en douter à présent. Il se gardera bien,
fùt-il jaloux, de chercher noise à Henri, car ce serait tout trahir ou
tout avouer. Si M"*" de Nives a choisi Henri pour son cavalier et
qu'il la reconduise à Yigiiolelle, il ne le convient pas de te montrer
à eux comme une fiancée inquiète ou jalouse.
— Non, certainement, mon oncle, je ne suis ni l'une ni l'autre,
mais...
LA TOUR DE PERCEilONT. 737
— Mais voici Jacques qui s'aperçoit de ta présence et qui vient à
nous. Ce n'est pas le moment des explications; fais semblant d'igno-
rer tout. Tout à l'heure, c'est moi qui le confesserai.
— Je ne m'attendais pas au plaisir de le voir ici, dit Jacques à
Emilie, tu m'avais assuré ne pouvoir venir à la fête.
— J'arrive, répondit Miette; j'avais quelque chose à dire à mon
oncle. Je savais qu'il serait ici ce soir.
— Et tu n'as vu... que lui? dit Jacques tout éperdu.
— Que lui? si fait, j'ai vu beaucoup de monde.
— J'ai cru que tu cherchais quelqu'un?..
— Je n'ai cherché que mon oncle, et, tu vois bien, je l'ai trouvé.
Qu'as-tu, et pourquoi as-tu l'air si inquiet?
Jacques vit qu'il se trahissait, et il se hâta de répondre gaîment :
— Moi , je ne suis inquiet de rien ! Je cherche Henri pour qu'il me
fasse vis-à-vis à la danse... avec toi, si tu veux.
— Merci, je me retire. Ma carriole m'attend là-bas sous les pins.
Je le prie d'aller dire à mon vieux Pierre de brider la jument. Je te
suis.
— Pourquoi l'en aller tout de suite? demandai-je à ma nièce
aussitôt que Jacques fut parti en avant. Henri est sans doute par ici,
et, si tu le désirais, il te ferait danser.
— Mon oncle, Henri est parti avec Marie, il la reconduit à Vi-
gnolette.
— C'est possible, tout est possible; mais, réflexion faite, c'est
invraisemblable; tu disais qu'ils ne se connaissaient pas? Juges- tu
maintenant ta protégée assez folle et assez imprudente pour avoir
mis Henri dans sa confidence?
— Je ne sais plus rien, mon oncle, je ne la comprends plus!
— Elle est coquette et légère, cela se voit; pourtant...
— Ils se sont parlé avec beaucoup de vivacité pendant la bour-
rée, et hier Marie a écrit une lettre qu'elle a remise en grand se-
cret au facteur.
— Tu supposes... quoi?
— Marie est très préoccupée de vous voir et de vous consulter.
J'ai dû lui dire votre refus. Elle m'a alors questionnée plus qu'elle
ne l'avait jamais fait sur Henri, sur son caractère, sur l'influence
qu'il doit avoir sur vous. Je ne serais pas étonnée maintenant s'il
était chargé par elle de vous demander une entrevue.
— Si elle lui avait écrit hier, il m'eût parlé d'elle aujourd'hui.
Je crois que tu te trompes; quoi qu'il en soit, nous verrons bien!
Si elle l'a pris pour intermédiaire, il me parlera d'elle ce soir; à
présent que veux-tu faire?
— Rentrer chez moi tout doucement, au petit pas. Je veux donner
TOME XII. — 1875, 47
738 REYUE DES DEUX MONDES.
le temps à Marie, qui, je suppose, s'en va à pied, de retourner à Yi-
gnolette, de quitter son déguisement et de se coucher sans me rien
dire, si bon lui semble. Vous comprenez, mon oncle! Si elle me
confesse son coup de tête, j'aurai le droit de la gronder et de l'in-
terroger. Si elle veut me le cacher, je ne peux pas le lui reprocher
sans la fâcher et l'humilier beaucoup. Songez qu'elle est chez moi
et n'a pas d'autre asile; si je l'offensais, elle me quitterait, et où
donc irait-elle? Chez cette Gharliette, que je crois capable de tout?
Non, je neveux pas qu'elle me quitte, elle se compromettrait, elle
donnerait à sa belle-mère les moyens de la perdre de réputation !
— En ceci comme en tout, tu es aussi sage que généreuse, mon
Emilie. Ne lui dis donc rien, si elle est assez niaise pour vouloir te
duper; mais je parlerai à mons Jaquet, moi! Sois tranquille, il ne
saura pas que tu as entendu sa conversation avec la donzelle !
Justement nous arrivions sous les pins, où, faute de place dans
les auberges, nombre de chevaux étaient attachés aux arbres. Ja-
quet ne s'occupait pas beaucoup d'avertir le vieux domestique de
sa sœur. Il allait furetant de tous côtés, cherchant toujours M'^* de
Nives, fort empêché de se renseigner autrement que par ses yeux,
qui ne lui servaient guère dans l'ombre épaisse de la pinède. Forcé
d'accourir à mon appel, il m'aida à embarquer Emilie.
Je le pris alors par le bras, et, l'emmenant dans une allée dé-
serte, je débutai ainsi : — Voyons , mon garçon , que comptes-tu
faire et à quoi aboutira cette belle intrigue ?
En trois mots, je lui prouvai que je savais tout et qu'il était par-
faitement inutile de nier.
Il respira fortement et répondit : — Ouf! mon oncle, vous me
confondez; mais vous me délivrez d'un supplice, et, sauf à être
bien grondé, j'aime mieux avoir à vous dire la vérité. Voici l'his-
toire de mes amours avec M"^ de Nives.
XI.
« Quand elle était au couvent à Riom , j'étais déjcà amoureux
d'elle. J'étais sorti depuis longtemps du collège; Henri y était en-
core. J'allais commencer mon droit, partir pour Paris. Je finissais
mes vacances à notre maison de ville, et, d'une des lucarnes du
grenier, je voyais M'^'' de Nives se mettre assez souvent à la fenêtre
de sa cellule donnant sur le jardin du couvent. Elle n'avait guère
que quatorze ans, c'est vrai, mais elle était déjà jolie comme un
ange, et à l'âge que j'avais 1oute admiration pour la beauté peut
bien s'appeler de l'amour. Seulement j'étais encore trop niais avec
les personnes de sa condition pour oser lui faire comprendre ma
LA TOUR DE PERCEMONT. 739
passion, et si par hasard elle tournait la tête de mon côté, vite je me
cachais pour qu'elle ne me vit point.
« Un d'nianche, Henri, qui venait me voir, ne me trouvant pas
dans la maison, s'imagina de me chercher jusqu'au grenier, où il me
surprit en contemplation, et se moqua beaucoup de moi. Je l'emme-
nai vite. 11 ne vit pas celle qui me charmait; mais, comme il me ta-
quinait avec ses épigrammes, je lui laissai savoir que j'étais épris
d'une certaine Marie qui était dans le couvent. Le malicieux ga-
min s'imagina alors de lui écrire des lettres ridicules qu'il signa
Jacques, et dont elle se moqua imprudemment avec ses compagnes.
Elles en rirent trop haut; les religieuses firent le guet et saisirent
les balles élastiques où se cachaient les billets doux lancés par-
dessus le mur du collège. M'"'' de Mives fut informée de cette grave
affaire. Ce fut pour elle un prétexte pour transférer Marie au couvent
de Clermont, où elle a passé une jeunesse des plus malheureuses.
(( Elle vous dira elle-même ce qu'elle a souffert, mon oncle, car
elle veut absolument vous voir et vous demander conseil et pro-
tection. Il faudra bien que vous l'écoutiez. Moi, pendant ce temps-là,
je l'oubliais bon gré, mal gré, car j'étais à Paris, et mes rêves d'en-
fant faisaient place à des réalités plus sérieuses. Pourtant je n'étais
pas sans savoir combien cette pauvre demoiselle était à plaindre
par ma faute et par celle d'Henri. Il n'en savait rien, lui. Miette
n'en parlait qu'à moi, et quelquefois elle me montrait des lettres
de son amie qui me faisaient grand'peinë; mais que pouvais-je
fau'e pour réparer le mal? Je n'étais pas un parti pour elle, je ne
pouvais pas demander sa main ; d'ailleurs la comtesse ne voulait
pas la marier. Elle prétendait la forcer à se faire religieuse, tout en
disant que c'était sa belle-fille qui avait cette vocation et repous-
sait toute idée de mariage.
« Le hasard seul pouvait amener les événemens qui sont surve-
nus. Je me suis trouvé pris sans réflexion dans un roman, et il m'a
fallu accepter le rôle qui m'a été départi.
« Il y a deux ans , j'étais à Clermont pour une autre affaire de
cœur, que je n'ai pas besoin de vous dire ici, — avec une femme
mariée. C'était pendant les assises, tous les hôtels étaient pleins.
Je m'en allais par les rues, ma valise à la main, cherchant un gîte,
lorsque je me trouvai en face de la Charliette. Je ne savais que
vaguement que cette femme, mariée et établie à Riom, avait été la
nourrice de M"' de iNives, et j'ignorais qu'elle lui fût restée fidèle
comme un chien l'est à son maître. Je ne savais même pas que, par
dévoûment pour elle, elle se fût fixée depuis à Clermont avec son
mari. Je vous le répète et je vous le jure, mon oncle, c'est le hasard
qui a tout fait en ce qui me concerne.
740 REVUE DES DEUX MONDES.
« La Charliette a été jolie; elle a encore une figure agréable et
fraîche. J'avais été galant avec elle à l'âge où l'on n'a pas encore
l'esprit d'être autre chose. Nous nous connaissions donc fort hon-
nêtement, et je fus aise de la rencontrer. Je lui fis part de mon
embarras et lui demandai si elle connaissait quelque chambre meu-
blée où je pusse me réfugier. — Vous n'irez pas loin, me répondit-
elle; moi, j'ai une chambre meublée très propre dont je ne me sers
point et pour laquelle je ne vous demande rien, trop heureuse de
rendre service à un pays, et surtout au frère de M"*" Miette, qui est
si bonne et si serviable. Venez voir si le logement vous convient.
« Je la suivis dans une ruelle étroite et sombre qui longeait de
grands murs, et j^'entrai dans une vieille maison plus pittoresque
qu'avenante; mais la chambre en question était fort propre, et le
mari de la Charliette me l'offrit de si bon cœur, que, pour ne pas
chagriner ces braves gens, je m'y installai tout de suite. Je voulais
aller chercher mon dîner dans quelque hôtel; ils n'y voulurent pas
consentir. La Charliette me dit qu'elle avait jadis fait la cuisine au
château de Nives, et qu'elle me servirait des repas dignes de moi.
En effet sa cuisine était excellente; mais je ne suis pas aristocrate,
moi, et je n'aime pas à manger seul. Je n'acceptai qu'à la condition
d'avoir mes hôtes à ma table et de les voir servis à mes frais aussi
largement que moi-même.
« La nuit venue, je sortis en emportant une clé de la maison,
et j'allai à un rendez-vous. Ceci ne vous intéresse pas, mon oncle,
mais je suis forcé de vous le dire pour vous expliquer la conversa-
tion que j'eus le lendemain soir avec la Charliette.
« Son mari était descendu à l'atelier, et je restai attablé avec elle,
savourant une eau de coing de sa façon qui était vraiment délicieuse,
dix ans de bouteille au moins, lorsqu'elle me dit : — Vous allez donc
encore courir ce soir et rentrer à des trois heures du matin? Pauvre
garçon! vous vous ruinerez le corps à ce métier-là, et vous feriez
mieux de vous marier. Est-ce que vous n'y songez point?
« — Ma foi non, répondis-je. Je n'ai pas fini d'être jeune.
« — Mais quand vous ne le serez plus, il sera trop tard, et vous
ne trouverez plus que du rebut. Si vous vouliez devenir raison-
nable, pendant que vous êtes encore jeune et beau, je vous trou-
verais peut-être un parti au-dessus de toutes vos espérances.
'( Je me moquai d'abord de la Charliette, mais elle m'en dit
tant que je fus forcé de l'entendre. 11 s'agissait d'une fortune de
plus d'un million, une jeune fille noble que je connaissais déjà,
puisque j'avais été amoureux d'elle.
« — Ah çà ! lui dis-je, est-ce qu'il s'agirait par hasard de la pe-
tite de Nives ? ..
LA. TOUR DE PERCEMONT. 7àl
« — La petite de Nives, rcpondit-elle, est maintenant une jeu-
nesse de dix-neuf ans, belle et bonne comme un ange.
« — Mais elle est au couvent?
(( — Oui, de l'autre côté de ce mur contre lequel vous vous ap-
puyez.
« — Allons donc!
« — C'est comme je vous le dis. Cette vieille maison oiî nous
sommes fait partie des dépendances du couvent. Je m'y suis établie
comme locataire peu après l'époque oii M"^ Marie y a été enfermée.
Je le lui avais promis, et nous étions d'accord sur la manière de
nous conduire. Je ne pouvais pas cacher que j'avais été sa nourrice,
mais j'ai su jouer mon rôle. Les religieuses, qui voulaient la con-
traindre à prendre le voile, se méfiaient un peu de moi quand je
leur demandai de l'ouvrage, et elles me tâtèrent adroitement pour
savoir si je n'encouragerais pas la résistance de leur pensionnaire.
Je fus plus fine qu'elles; je leur répondis que Marie avait grand tort,
que l'état le plus heureux était le leur, et que j'avais toujours agi
dans ce sens auprès d'elle. On nous mit en présence; nous étions
sur nos gardes : elle m'accueillit très froidement, et je le pris avec
elle sur le ton aigre d'une dévote qui sermonne. Elle m'envoya
promener. La farce était jouée. La communauté me prit en grande
estime et me confia le blanchissage du linge de la chapelle. Je m'en
tirai si bien, et j'eus soin de me montrer si assidue aux offices du
couvent, que je fis bientôt partie du personnel de service de la com-
munauté. Je suis libre d'y circuler et de communiquer librement
avec Marie. Si vous voulez monter l'escalier avec moi, je vous mon-
trerai un secret que vous ne trahirez pas. Votre sœur est la meil-
leure amie de ma chère petite, et vous ne voudriez pas ajouter à
son malheur.
« Je jurai de garder le secret, et je montai un petit casse-cou
d'escalier à la clarté d'une chandelle que tenait la Charliette. Je
me trouvai dans un vieux grenier où, sur des cordes tendues, sé-
chaient des aubes, des surplis, des linges brodés ou garnis de den-
telles. — Voyez, me dit la Charliette, voilà mon ouvrage et mon pro-
fit. MM. les abbés qui desservent la chapelle de ces dames disent
que nulle part on ne leur offre des ornemens si blancs, si bien em-
pesés et sentant si bon ; mais ça ne vous intéresse pas : attendez !
vous êtes ici dans l'intérieur, ou peu s'en faut, du couvent, car la
porte que vous voyez là, au-dessus de ces quatre marches tour-
nantes, communique tout droit avec le clocheton du carillon qui
annonce les offices. Mon mari, qui est pieux pour tout de bon, a été
agréé dans la maison pour entretenir et au besoin réparer ces clo-
chettes. Il a une clé de cette porte et ne me la confierait pour rien
Ih^ REVUE DES DEUX MONDES.
au monde pendant la nuit ; mais il faut bien qu'il dorme, le cher
homme, et quand je voudrai, j'aurai cette clé. Et quand Marie vou-
dra, elle passera par cette porte pour prendre la clé des champs!
M'entendez-vous à présent?
« Je n'entendais que trop, et la pensée d'une si belle aventure
me rendait presque fou. Mes amourettes en ville ne me paraissaient
plus rien que du chiendent, et je ne sortis pas cette nuit-là. Je ne
fis que causer avec la Gharliette, qui était revenue me trouver après
le coucher de son mari. Cette diable de femme me montait la tête,
et je ne veux rien vous cacher, mon oncle, si la chose eût été pos-
sible en ce moment-là, j'enlevais tout de suite, sauf à réfléchir
après.
« Mais il fallait que M"^ de Nives y consentît, et elle n'était
avertie de rien. L'idée de la Gharliette avait été improvisée en me
voyant. J'avais plusieurs jours devant moi pour reprendre mes es-
prits, et il me vint une foule d'objections. Cette demoiselle qui ne
me connaissait pas, qui n'avait sur mon compte d'autres notions
que le souvenir des lettres ridicules qu'elle m'attribuait peut-être
encore, cette fille noble, si riche et probablement si fière, rejette-
rait à coup sûr les insinuations de la Gharliette... Quelle fut ma sur-
prise lorsque le lendemain soir la Gharliette me dit : — Tout va
bien, elle n'a pas dit non ; elle veut vous voir auparavant, car elle
sait bien que vous passez pour le plus bel homme de notre pays,
mais elle ne vous a jamais vu. Allez demain dimanche à la messe
de la communauté; elle sera derrière le rideau , placée de manière
à pouvoir vous regarder; seulement ayez l'air très recueilli, et ne
levez pas les yeux de votre Hvre d'heures. Je vous en prêterai un;
d'ailleurs je serai à côté de vous pour vous surveiller. Il faut de la
prudence.
« Je fus très prudent, personne ne fit de remarques sur mon
compte, et Marie me vit fort bien. Dans la soirée, la Gharliette me
remit une lettre d'elle que je sais à peu près par cœur.
« — Ma bonne amie, je l'ai vu; je ne sais pas s'il est beau ou s'il
est drôle, je ne m'y connais pas, mais il a l'air bon, et je sais par
sa sœur qu'il est excellent. Quant à l'épouser, cela demande ré-
flexion. Dis-lui de revenir dans un an : s'il est décidé, je le serai
peut-être; mais je ne m'engage à rien, et je tiens à ce qu'il le
sache. »
« J'aurais bien voulu une épreuve moins longue, mais j'abrège
pour ne pas vous fatiguer. La Gharliette ne put obtenir une meil-
leure réponse, et je m'en revins au pays très occupé de mon roman.
Je ne veux pas mentir et me faire passer pour un saint; j'eus bien
encore quelques plaisirs , mais je n'en étais pas moins pris dans le
LA TOUR DE PERCEMONT. 743
fond du cœur, et au bout de l'année d'épreuve, c'est-à-dire l'année
dernière, je m'en retournai très mystérieusement à Clerniont, où
j'avais rompu avec toute autre affaire, et j'allai m'installer sans bruit
chez la Charliette.
« D'après l'ordre formel de Marie, je n'avais rien dit à ma sœur;
Miette n'eût d'ailleurs pas voulu plaider ma cause, j'en avais la
certitude. Je savais seulement par elle que Marie lui avait confié
son désir de fuir le couvent, et qu'Emilie l'avait suppliée de prendre
patience jusqu'à sa majorité, lui ofl'rant un asile chez elle aussitôt
qu'elle serait libre légalement. Gela ne faisait pas mes affaires;
Marie, n'ayant plus besoin de mon secours dès qu'elle serait majeure,
n'aurait pas la moindre raison pour me choisir plutôt qu'un autre.
« Pourtant ma soumission à l'épreuve imposée et ma fidélité à
revenir prendre ses ordres à l'heure dite plaidèrent pour moi. J'eus
cette fois une entrevue avec elle dans le grenier de la Charliette.
Je fus ébloui de sa beauté, elle était habillée en novice, blanche de
la tête aux pieds et aussi pâle que sa guimpe; mais quels yeux,
quelle bouche, quelles mains! Je me sentis fou d'amour, et, malgré
la présence de la Charliette, qui ne la quitta pas, je sus le lui dire.
— Voilà ce que je craignais, me dit-elle, vous avez compté sur le
retour, et, si je ne vous dis pas oui tout de suite, vous allez me
haïr!
« — Non, lui dis-je; je souffrirai beaucoup, mais je me soumettrai
encore un peu.
« — Un peu seulement? Eh bien ! écoutez, je crois en vous main-
tenant, et je compte sur vous pour m'aider à fuir ce couvent, où je
me meurs, vous le voyez bien; mais je n'ai pas le désir de me ma-
rier encore, et je ne puis agréer qu'un homme qui m'aimera avec
le désintéressement le plus absolu. Si vous êtes cet homme-là , ce
sera à vous de me le prouver et de me porter secours sans condi-
tion aucune.
« Cet arrêt ne m'effraya pas; c'est bien le diable si on ne sait pas
se faire aimer quand on le veut, et qu'on n'est pas plus vilain qu'un
autre. Je jurai tout ce qu'elle exigea. Elle me dit qu'elle voulait, au
sortir du couvent, se réfugier chez Miette, et m'y voir en secret afin
de me mieux connaître; mais elle savait que Miette serait contraire
à tout projet d'union entre nous. 11 me fallait donc ne lui en rien
laisser pressentir. De son côté, Marie s'assurerait de son consente-
ment à la recevoir. — Je ne vous fixe plus d'époque, ajouta-t-elle,
j'ai fait l'épreuve de votre honneur et de votre dévoùment. Quand
les circonstances me permettront de reconquérir ma liberté, je vous
enverrai ce petit anneau que vous voyez à mon doigt. Gela voudra
dire : « Je vous attends, conduisez-moi à votre sœur. »
7hll REVUE DES DEUX MONDES.
«Depuis cette entrevue, j'ai été passionnément amoureux de Marie,
et je vous jure, mon oncle, que je ne me suis occupé d'aucune autre
femme. Ma seconde épreuve a été bien plus longue que je ne pen-
sais, presque aussi longue que la première. J'ai su par la Char-
liette, qui est venue passer un jour à Rioni, que Miette insistait
dans ses lettres pour que Marie attendit sa majorité. C'est par la
Gharliette que les deux amies correspondaient.
(c Voyant approcher cette époque, j'étais tout à fait découragé.
Je me disais que, n'enlevant pas, je ne serais jamais qu'un ami;
mais il y a deux mois, un beau matin, je reçois l'anneau d'or mince
comme un cheveu, bien plié dans une lettre ! Je pars, je cours, je
vole, j'arrive au rendez-vous. »
— Et tu enlèves? Alors l'histoire est finie?
— Non, mon oncle, elle commence.
— J'entends bien; mais il y a des confidences que je ne veux
pas recevoir, ou des vanteries que je ne veux pas entendre.
— Ni l'un ni l'autre, mon oncle; je vous dirai la vérité. M"" de
Nives a toujours droit au respect.
— Ça ne me regarde pas.
— C'est-à-dire que vous doutez! Eh bien! me croirez-vous quand
je vous dirai que je me suis comporté, non comme Polichinelle, au-
quel vous me faites l'honneur de me comparer souvent, mais comme
Pierrot, qui tire les marrons du feu pour...
— Pour qui?
— Pour Arlequin.
— Qui est Arlequin?
— Vous ne devinez pas?
— Non, à moins que tu ne sois jaloux d'Henri parce qu'il a fait
danser la jolie paysanne de ce soir?
— Oui, j'en suis très jaloux, parce qu'il y a autre chose.
— Alors raconte, j'écoute encore.
— Je reprends. « J'arrive à Clermont incognito. Je descends ou
plutôt je m'insinue; je me glisse de nuit chez la Charliette; je lui
exprime ma joie, ma reconnaissance. — Écoutez, me dit-elle, les
belles paroles ne sont que des paroles. Me voilà engagée dans une
affaire grave, et si mon mari ne me tue pas quand il saura à quel
rôle je me suis prêtée, il me battra tout au moins. Vous allez enle-
ver une fille mineure. Sa belle-mère va faire du scandale, un pro-
cès peut-être où je serai compromise, en tout cas chassée du cou-
vent, où j'ai une bonne place, le moyen de gagner ma pauvre vie,
quoi! Je sais bien que M"*^ Marie, qui est riche, me dédommagera
généreusement de tout ce que j'aurai fait pour elle; mais il y a mon
mari, qui ne sait rien et qui ne se prêtera à rien, ce qui ne l'empê-
LA TOUR DE PERCEMONT. 745
chera pas de perdre aussi la clientèle du couvent et d'être forcé,
par le bruit qui va se faire, de changer de pays. Pour mon pauvre
mari, qui ne se fera pas ailleurs une clientèle du jour au lende-
main, ne ferez-vous pas, de votre côté, quelque sacrifice? Je ne
connais pas les affaires, moi, pauvre femme; je ne sais pas si
M"* Marie sera maîtresse de me faire tout le bien qu'elle me veut,
voilà pourquoi je vous ai mis en rapport avec elle, vous qui êtes
riche et généreux. Pourtant les idées changent quelquefois; si vous
veniez à oublier ou à méconnaître mes services, vous ne vous êtes
engagé à rien, vous ne m'avez rien offert, rien promis.
« Je vous fais grâce du reste, mon oncle. Yous avez dû prévoir en
m'écoutant ce qui m'arrivait alors. Moi, j'étais assez simple pour n'y
avoir pas songé. Je m'étais bien dit qu'il n'y a pas de désintéresse-
ment absolument platonique en ce monde, et que le jour où j'épou-
serais M"^ de Nives, nous aurions un beau cadeau de noces à faire
à la bonne nourrice. C'était tout simple, ça se devait; mais je n'avais
pas prévu que d'avance cette femme me ferait des conditions et
voudrait me faire signer un billet de vingt-cinq mille francs. J'hé-
sitai beaucoup; d'une part, il me répugnait d'acheter mon mariage
à une entremetteuse; de l'autre, il me répugnait également de
marchander l'honneur et le plaisir d'enlever ma future. Je crus
m'en tirer en promettant de verser une somme ronde à Paris dès
que j'y aurais conduit M"'' de Nives. Rien n'y fît : la Gharliette ne
voulait se prêter à l'enlèvement qu'avec son billet en poche. Je pris
la plume, et je commençai à rédiger une promesse conditionnelle.
Point, la Gharliette voulait la promesse sans condition. Elle pré-
tendait, et elle avait raison jusqu'à un certain point, qu'un engage-
ment rédigé de cette façon était compromettant pour elle, pour son
mari et pour moi-même. Je devais, disait-elle, m'en rapporter à sa
délicatesse pour voir déchirer le billet, si le mariage n'avait point
lieu; mais moi, je ne pouvais me résoudre à risquer de perdre vingt-
cinq mille francs sans compensation, et nous nous séparâmes à mi-
nuit sans avoir rien conclu, la Gharliette me disant que l'enlève-
ment aurait lieu la nuit suivante, si je cédais à ses exigences.
« J'étais si agité, si perplexe, que je ne songeai point à me cou-
cher. Ma fenêtre donnait sur un carré de choux entouré d'une petite
palissade. D'un côté, c'était le jardin de la maisonnette louée par mes
hôtes; de l'autre côté, c'était le fond du potager du couvent. 11 n'y
avait qu'à enjamber. J'avais assez observé pour savoir le local par
cœur. Du côté de la rue, notre petite cour avait une porte bien
fermée et un mur très élevé, garni de tessons de bouteilles; mais
cette porte appartenait au logement de la Gharliette, et la clé n'é-
tait pas gardée par le mari avec le même soin que celle du grenier.
756 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle restait souvent dans la serrure à l'intf^rieur. 11 y avait donc
peut-être moyen de fuir par là tout aussi bien que par le grenier
et par la porte de la maison ; mais il eût fallu que M"^ de Nives fût
prévenue et qu'elle pût pénétrer du jardin dans le potager; j'igno-
rais absolument si la chose était possible.
« A tout hasard, j'eus l'idée d'aller flairer la porte du petit gre-
nier. Qui sait si je ne trouverais pas un moyen de l'ouvrir? J'es-
sayai de sortir. Je vis que la Charliette m'avait enfermé dans ma
chambre, et que je ne pouvais pas faire sauter la serrure sans un
grand bruit. Je tenais mon gros couteau de campagne tout muni
d'instrumens à toutes fins, et je marchais de la porte à la fenêtre
sans aucun espoir de trouver une issue à ma situation , lorsque je
crus voir une forme grisâtre glisser le long de la palissade, s'en
éloigner et y revenir avec toutes les apparences de l'inquiétude.
Ce ne pouvait être que M"* de Nives. Je n'hésitai pas. Je fis avec
mon cigare allumé des signes qui me parurent aperçus et com-
pris, car la forme mystérieuse ne s'éloigna pas. Alors je pris les-
tement mes draps de lit, que je nouai bout à bout. Je les attachai
comme je pus à ma fenêtre, située à environ six mètres du sol, et
je me laissai glisser. Quand le drap manqua, je lâchai tout et me
laissai tomber dans les choux, où je ne me fis aucun mal. Je courus
à M"<= de Nives, car c'était bien elle ! D'un coup de pied j'enfonçai
la palissade, je la pris par la main sans rien dire et je la conduisis
sans bruit jusqu'à la porte qui donnait sur la rue. La clé n'était pas
dans la serrure, et mon couteau n'était pas de taille à lutter contre
cet antique et monumental ouvrage. M"'' de Nives, étonnée de ce
plan d'évasion, tout différent de celui qu'on lui avait annoncé, me
demanda tout bas où était la Charliette.
« — Je vais la chercher, lui dis-je; restez dans l'ombre et ne
bougez pas !
(( J'entrai dans l'atelier de l'artisan pour prendre un outil quel-
conque; mais, comme je tâtonnais dans l'obscurité, une inspiration
subite me rappela une circonstance insignifiante de ma première
installation chez la Charliette. Ce jour-là, je lui avais demandé la
clé de la cour pour aller à un rendez-vous et rentrer sans bruit. Elle
m'avait dit en me la donnant : — Vous la remettrez , en rentrant,
à un gros clou qui est au-dessus de l'établi de mon mari, afin qu'il
ne s'aperçoive de rien. C'est un dévot qui se scandaliserait. — Je
cherchai aussitôt le clou où, deux ans auparavant, j'avais replacé
cette clé. Elle y était en effet; je la saisis en me recommandant au
ciel pour que ce fût la même.
« C'était la bonne, c'était la même! Elle tourna sans bruit dans
la serrure, et moi, me voyant maître du champ de bataille en dépit
LA TOUR DE PERCEMONT. 11x1
de mes geôliers, je ne pus m'empêcher de dire en riant : — Tout
va bien ! Mon hôte le serrurier tient en bon état tout ce qui est de
son ressort.
« — Vous faites des calembours, dit M"' de Nives stupéfaite ,
dans un pareil moment? Vous êtes d'un beau sang-froid !
(( — iNon, je suis gai, fou de joie, répondis-je en refermant la
porte avec précaution, mais il faut savoir ce qu'on fait.
« — Vous ne le savez pas! vous oubliez la Gharliette, qui doit
m'accompagner !
(( — Elle nous attend à la gare. Courons !
« Je l'entraîne à travers les rues sombres et désertes, et nous arri-
vons bientôt à la gare du chemin de fer. Il n'était que temps. Un train
passait et s'arrêtait cinq minutes. Marie baisse son voile, je prends
les billets, et je m'élance avec elle dans un compartiment vide.
« — Qu'est-ce que cela veut dire? s'écrie- t-elle en se sentant
emportée par la vapeur. Me voilà seule avec vous !
« — Oui, vous voilà seule avec moi pour voyager. Au dernier
moment, la Gharliette a manqué de courage, j'en ai eu pour deux,
x\vez-vous confiance en moi? me regardez-vous comme un honnête
homme?
« — Vous êtes un héros, Jacques! Je crois en vous. Partons! Si
la Gharliette est lâche, je ne le suis pas, moi; mais me voilà sans
argent, sans paquets...
(( — J'ai dans ma poche tout ce qu'il vous faut. Avec de l'argent,
on trouve tout à Paris. Vous m'avez dit que vous me vouliez à vos
ordres sans conditions, me voilà. Je n'aspire qu'à une récompense,
votre estime; mais je la veux entière : votre confiance sera la preuve
que je l'ai obtenue.
n — Vous l'avez tout entière, Jacques. Je vous la donne devant
Dieu, qui nous voit et nous entend!
« Dès lors... vous comprenez, mon oncle? je me trouvai pris,
et, dans la plus belle occasion de ma vie, condamné à n'en point
profiter! Ce fut une honte et un supplice; cependant M"'' de Nives
m'aida à me contenir par l'ignorance absolue où elle était de mes
agitations. C'est une singulière fille, allez ! hardie comme un page,
conrageuse comme un lion, innocente comme un petit enfant. Pas
un brin de coquetterie, et pourtant une irrésistible séduction dans
sa franchise et sa simplicité. Elle a lu, dans le vieux château de son
père, des romans de chevalerie, je crois bien qu'elle n'a jamais lu
autre chose, et elle s'est toujours imaginé que tout honnête homme
était facilement et naturellement un parfait chevalier des anciens
temps. Elle croit que la chasteté est aussi facile aux autres qu'à
elle-même. Je la connus jusqu'au fond du cœur en deux heures de
748 REVUE DES DEUX MONDES.
conversation, et plus je me sentis amoureux, plus il me fut impos-
sible de le lui dire. Je ne pus que protester de mon dévoûment et
de ma soumission ; mais d'amour et de mariage, je vis bien qu'il
n'en fallait pas lâcher un mot.
« Dès que le train fut assez lancé pour qu'elle ne pût songer à
me quitter, je voulus lui dire la vérité, et je lui racontai ma scène
avec la Gharliette. — Quand j'ai vu, ajoutai-je, que cette femme
voulait m'exploiter, j'ai perdu toute confiance en elle. J'ai craint
que, ne pouvant vous rançonner aussi, elle n'allât vendre votre se-
cret à la comtesse de Nives. J'ai refusé son secours et n'ai plus
compté que sur moi-même pour vous délivrer. Il est vrai que le ha-
sard m'a bien servi, car je ne sais pas encore pourquoi vous vous
ête^ trouvée derrière cette palissade.
« — Je vais vous le dire, répondit-elle. Tout était convenu pour
mon évasion cette nuit même. J'étais déjà munie du déguisement
d'ouvrière où vous me voyez. Je devais me trouver à minuit à la
porte du grenier, ma cellule est très près de là, et il m'était facile de
m'y rendre. J'y étais donc à minuit, mais je grattai en vain à cette
porte, je frappai même avec précaution; elle ne s'ouvrit pas, et rien
ne me répondit. J'y restai un quart d'heure, dévorée d'inquiétude
et d'impatience. Je me dis alors que le mari de la Gharliette avait
surpris notre secret et qu'il avait enfermé sa femme. Pourtant vous
deviez être là, vous, et vous m'auriez parlé à travers la serrure. Au
besoin, vous eussiez enfoncé la porte. Il fallait que quelque acci-
dent sérieux vous fut arrivé. Je ne peux pas vous dire ce que j'ima-
ginai de tragique et d'effrayant. Je ne pus supporter cette angoisse,
et je résolus d'entrer chez la Gharliette par le potager afin de savoir
ce qui se passait entre vous. J'ai escaladé un treillage le long du
mur qui sépare notre parterre du potager. Je suis légère et adroite :
parvenue au haut du mur et voyant un tas de paille, je m'y suis
laissée tomber. G'est alors que, courant à la palissade, j'ai vu votre
cigare briller dans l'obscurité, et vous en avez, à plusieurs reprises,
tiré assez de bouffées lumineuses pour que j'aie compris que vous
étiez là et que vous me voyiez. Quelle terreur j'ai eue en vous
voyant descendre si hardiment par la fenêtre! Enfin vous voilà, et
ma nourrice m'abandonne! Ge que vous me dites de sa cupidité
m'afflige sans m'étonner beaucoup. Elle ne m'a jamais demandé
d'argent, elle savait que je n'en avais pas; mais elle savait aussi
que j'en aurais un jour, et elle m'a fait comprendre souvent qu'elle
avait droit à ma reconnaissance. Je ne suis pas disposée à l'oublier
et je ne marchanderai pas avec elle; mais, à partir d'aujourd'hui,
je n'accepte plus ses services, et je la chasserai, si elle parvient à
nous rejoindre.
LA TOUR DE PEUCEMONT. 749
« — Il ne faut pas qu'elle y parvienne ! Fiez-vous k moi pour
rendre les recherches impossibles, rourlant si, par miracle, elle
vous retrouvait, ménagez-la et feignez d'ignorer ce que je vous ai
dit ; autrement elle courrait vous dénoncer.
« Arrivés à Paris sans encombre, nous nous réfugiâmes dans le
logement de Jules Deperches, mon meilleur ami là-bas, que j'avais
depuis longtemps prévenu d'être prêt à me rendre un grand ser-
vice. En galant homme, il nous céda son appartement sans faire la
moindre question et sans voir le visage voilé de ma compagne. Je
courus louer une chambre pour moi au plus prochain hôtel, et je
laissai Marie se reposer.
« Le lendemain matin, je courais pour procurer du linge, des
robes, chapeaux, bottines et pardessus à ma pauvre Marie, dé-
nuée de tout. Je n'épargnai pas l'argent, je lui apportai une toi-
lette délicieuse et une autre plus simple qu'elle m'avait demandée,
ne voulant pas attirer l'attention sur elle.
(c Je ne peux pas vous dire la joie d'enfant qu'elle éprouva à re-
cevoir tous ces cadeaux et à regarder sa belle robe et sa riche
lingerie, elle qui depuis des années portait la robe de bure des non-
nettes. Je vis le plaisir qu'elle en ressentait, et je courus lui acheter
des gants, une ombrelle, une montre, des rubans, que sais-je!^ Elle
trouva que j'avais du goût, et me promit de me consulter toujours
sur sa toilette. Elle était absolument en confiance avec moi et m'ap-
pelait son frère, son cher Jacques, son ami. Les plus douces paroles
sortaient de ses lèvres, ses yeux me caressaient; elle me trouvait
beau, aimable, brave, spirituel, charmant; elle m'aimait enfin, et
je crus pouvoir m'agenouiller devant elle et réclamer le bonheur de
baiser sa main.
« Mais comment pensez- vous qu'elle prit la chose? Elle me ten-
dit sa main, que je fis la sottise de vouloir baiser jusqu'au coude.
Elle me la retira brusquement, d'abord fâchée; puis, partant d'un
éclat de rire nerveux : — Qu'est-ce que c'est que ces manières-là,
mon cher Jacques? me dit -elle. Je ne les connais pas, mais je sens
que je ne les aime pas. Yous oubliez qui je suis;... mais au fait
vous ne le savez pas, et je vois qu'il est temps de vous le dire.
« Je ne suis pas ce que vous pensez, une fille avide de liberté et
pressée de prendre un mari. Je ne suis pas du tout décidée au ma-
riage. Je suis pieuse, dévote si vous voulez, et la vie de chasteté a
toujours été mon idéal. Je n'ai pas été malheureuse au couvent par
la faute des autres. C'est la règle qui était mon ennemie et mon
bourreau. 11 me faut du mouvement, de l'air, du bruit. Mon père
était un cavalier et un chasseur; je tiens de lui, je lui ressemble,
j'ai ses goûts, la claustration me tue, j'ai horreur des couvens parce
750 REVUE DES DEUX MONDES.
que ce sont des prisons où l'on m'a forcée de passer ma vie ; mais
j'aime les religieuses quand elles sont bonnes, parce que ce sont
des femmes pures et que leur renoncement aux douceurs de la fa-
mille me paraît œuvre de force et d'héroïsme. Je n'ai donc trompé
personne quand j'ai dit, et je l'ai dit souvent, que j'aspirais à pro-
noncer des vœux. Ma belle-mère a compté là-dessus; aussi, quand
j'ai refusé de m'engager tout à fait avant ma majorité, a-t-elle eu
grand'peur de me voir disposer de ma fortune en faveur de quel-
que communauté, et s'est-elle un peu fâchée avec la supérieure
des dames de Glermont, qui ne voulait pas me trop presser. Moi,
j'avais mon idée que je n'ai dite à personne et que je songe encore
à réaliser. Je veux ravoir mes biens, et peut-être alors fonderai-je
une compagnie de saintes filles que j'établirai à Mves pour prendre
soin des pauvres et des malades et pour élever les enfans. Elles ne
seront pas cloîtrées, et nous courrons sans cesse la campagne pour
porter des secours et faire de bonnes œu\Tes. De cette manière-là,
il me semble que je serai parfaitement heureuse. J'appartiendrai à
Dieu, et j'aurai pour règle unique la charité sans m'enfermer vi-
vante dans une tombe où le cœur risque de s'éteindre avec la rai-
son. Vous voyez donc bien, mon bon Jacques, qu'il ne faut pas vous
agenouiller devant moi comme devant une sainte, car je ne le suis
pas encore, ni me baisotter les mains comme à une belle madame,
car je ne le serai jamais. »
0 Voilà le thème de M'^*" de Nives, et, si vous la voyez, vous sau-
rez qu'elle ne veut pas se décider encore à le modifier. Vous me
direz que c'était à moi, grand serin, de la faire changer de résolu-
tion. Croyez bien que j'y ai fait tout mon possible, mais que vou-
lez-vous qu'on persuade à une femme quand on n'a que la parole à
son service? — Pardon, mon oncle, la parole est une belle chose
quand on s'en sert comme vous; moi, j'ai eu beau étudier pour
devenir avocat, je parle toujours comme au village et je ne con-
nais pas les subtilités qui persuadent. Une femme est un être na-
turellement ergoteur qu'on ne prend pas par les oreilles et qui ne
cède qu'à un certain magnétisme quand elle ne se tient pas trop
loin du fluide ; mais que faire avec une personne qui ne souffre pas
la moindre familiarité, et qui a en elle un tel esprit de révolte et
de lutte qu'il faudrait devenir une brute, un sauvage pour l'appri-
voiser ?
« J'ai dû me soumettre absolument et devenir un Amadis des
Gaules pour être souffert à ses côtés. Le pire de l'affaire, c'est qu'à
ce jeu -là je suis devenu amoureux comme un écolier, et que la
peur de la fâcher a fait de moi un soulfre-douleur et un esclave.
u Avec cela, elle est pleine de contrastes et d'inconséquences. On
LA TOUR DE PERCEMONT. 751
l'a élevée dans le mysticisme, on s'est bien gardé de lui apprendre
à raisonner. Toutes ses pensées étant tournées vers le ciel , elle
joue avec les choses de la terre comme avec des riens charmans
qu'elle laissera traîner dès que l'exaltation religieuse la portera ail-
leurs. Elle est folle de la danse, de la toilette et du plaisir. A Paris,
dès le premier soir, elle voulut aller au spectacle voir des décors,
des ballets, l'opéra, la féerie. Point de pièces littéraires, point de
drames de passion, encore moins de gravelures. Elle n'y compre-
nait goutte, elle y bâillait; mais les palais enchantés, les grottes de
sirènes, les feux de bengale, c'était de la joie, du délire. Je louais
une baignoire bien sombre, je m'engouffrais là dedans avec une
perle de beauté, mise à ravir, et les ouvreuses, qui seules voyaient
sa charmante figure dégagée de ses voiles épais, souriaient à mon
bonheur, tandis que moi je jouais le rôle d'un grand cuistre con-
damné à expliquer les ficelles et les machines à une enfant de sept
ans! Vous riez, mon oncle, n'est-ce pas? »
— Mais oui, je ris, je trouve que c'est la punition bien méritée d'un
don Juan du quartier latin qui se mêle d'enlever une novice sans se
douter de quelle espèce d'oiseau il se charge; mais allons au fait,
a-t-elle consulté à Paris?
— Parfaitement! elle a, au nombre de ses bizarreries, l'intelli-
gence surprenante des affaires et la mémoire facile des termes de
droit qui s'y rattachent. Elle a consulté maître Allou et sait main-
tenant sa position sur le bout de son doigt.
— Fort bien ; mais lui a-t-elle dit qu'en se faisant enlever par
un gros paladin fort connu au pays pour ses bonnes fortunes, elle
a donné des armes contre elle à une belle-mère qui est encore sa
tutrice, et qui peut la réclamer et la réintégrer de force au cou-
vent, ne fût-ce que pour huit jours, avec toutes les fanfares d'un
grand scandale?
— Je ne crois pas qu'elle l'ait dit à son avocat, mais je pense
qu'elle l'a dit à son confesseur, car elle a été prendre une consul-
tation religieuse auprès d'un abbé très habile et très influent, le-
quel, en apprenant qu'elle avait plus d'un million à mettre au
service de sa foi, l'a trouvée au-dessus de tout soupçon et à l'abri
de tout danger. Seulement il lui a conseillé de se séparer de moi
au plus vite et de se tenir cachée jusqu'au jour de sa majorité. Il
ne lui a pourtant pas interdit de me garder pour frère et ami, car
Marie, qui ne connaît pas mes fredaines passées, m'a probablement
dépeint à lui comme un agneau sans tache capable de l'aider dans
sa sainte entreprise. Bref, toutes ces démarches terminées, elle est
remontée avec moi en chemin de fer, et après huit jours passés en
tête-à-tête à Paris avec votre serviteur elle est entrée à Vignolette
752 REVUE DES DEUX MONDES.
par une belle nuit d'été, aussi pure et aussi tranquille qu'en sortant
de son couvent.
— C'est donc toi qui l'as conduite chez ta sœur ? Je croyais qu'elle
y avait été avec sa nourrice.
— Ah ! c'est que j'oubliais de vous le dire : comme nous descen-
dions de wagon pour dîner à Montluçon, la Gharliette s'est trouvée
face à face avec nous. Elle allait à Paris pour tâcher de nous retrou-
ver, et n'espérait pas nous rejoindre si tôt. Docile à mes conseils,
Marie lui fit bon accueil. — Tu as donc eu peur au dernier mo-
ment? lui dit- elle. Au fait, tout est mieux ainsi, tu n'es pas
compromise, et tu peux me servir plus utilement que si tu m'avais
suivie à Paris. Tu vas me conduire chez M"^ Ormonde, et tu res-
teras à Riom pour me renseigner sur les démarches de ma belle-
mère.
— La Gharliette l'a donc accompagnée à Yignolette et a été re-
joindre son mari à Riom, où je l'ai rencontrée depuis. Nous avons eu
une explication vive tous les deux. Naturellement elle est furieuse
contre moi, qui ai si bien réussi à déjouer ses plans. Elle croyait
d'abord que j'avais acquis sur M"^ de Nives des droits au mariage.
Quand elle a su qu'il n'en était rien, elle a relevé la tête et m'a mis
encore le marché à la main, prétendant que, selon ses prévisions,
son mari chassé du couvent avait perdu sa position et rencontrait
beaucoup d'obstacles pour reprendre celle qu'il avait précédemment
occupée à Riom. Elle me menaçait, à mots couverts, de tout révéler
à la belle-mère. J'ai dû. financer d'autant plus que je crois l'honnête
et pieux mari parfaitement d'accord avec la femme pour exploiter la
situation sans avoir l'air d'en connaître le fond. Pourtant j'en ai été
quitte à meilleur marché que le billet de vingt-cinq mille, et je me
promettais, aussitôt la majorité atteinte, d'envoyer promener la
nourrice. Malheureusement, et contre le gré de ma sœur, qui ne
l'aime pas et s'en méfie, elle a revu très souvent Marie depuis qu'elle
est à Yignolette. Elle a gardé fidèlement ses secrets, mais elle n'a pas
manqué de me desservir auprès d'elle, et je suis certain qu'elle lui a
suggéré de chercher un autre mari. De qui a-t-elle fait choix pour
me supplanter, et sur qui fonde-t-elle son nouvel espoir de fortune?
Je ne sais qu'une chose : c'est que ce soir Henri a abordé M"'' de
Nives comme une personne qui lui aurait donné rendez-vous, qu'ils
se sont parlé bas avec beaucoup de feu pendant les repos de la
bourrée, et qu'ensuite il a disparu avec elle. Moi qui croyais avoir
si bien manœuvré en éteignant le fanal, j'ai eu là une belle idée! Ils
en ont profité pour se sauver ensemble !
— Où veux-tu qu'ils se soient sauvés? Si c'est à Yignolette, je suis
bien certain qu'Henri ne se permettra pas d'en franchir le seuil.
LA TOUR DE PERCEMONT. 75 S
— C'est pourquoi je ne pense pas qu'ils y soient allés. Qui sait si
Marie n'aura pas eu l'idée de rentrer au couvent pour passer régu-
lièrement les derniers jours de sa minorité?
— En ce cas-là, Henri lui aurait donné de meilleurs conseils que
les tiens.
— Et sa position serait meilleure auprès d'elle, reprit Jacques
avec un soupir.
— Tais- toi, lui dis-je. Quelqu'un nous appelle... et c'est la voix
d'Henri.
Il nous eut bientôt rejoints. — J'étais inquiet de toi, cher père,
me dit-il. Tous nos parens sont partis, regrettant de ne pas te dire
adieu. Ma mère t'attend encore chez Rosier.
— Et toi, lui dis-je, où as-tu donc été depuis deux heures que je
te cherche ?
— Vous me cherchiez? Pas dans ce bois mystérieux, où vous êtes
avec Jacques depuis une heure au moins ?
— Enfin d'où viens-tu?
— De chez nous. J'étais rentré un peu fatigué et ennuyé de ce
bal à la poussière; mais, ne vous voyant pas revenir, je me suis
dit que vous aviez peut-être besoin de moi, et je suis retourné à la
fête, qui est finie et où ma mère s'impatiente.
Nous quittâmes Jacques un peu rassuré, et nous allâmes délivrer
M'"^ Ghantebel, qui, m'accusant de m'être laissé attarder par un
client, maugréait pour la cent millième fois contre les plaideurs et
les avocats.
Henri avait-il une confidence, une ouverture quelconque à me
faire? Pour lui en fournir l'occasion dès que nous fûmes rentrés, je
passai avec lui dans sa-chambre pour fumer un cigare avant d'aller
me mettre au lit. — Tu sais, lui dis-je en causant avec lui des in-
cidens de la journée, que Miette est venue tantôt m'apporter son
bouquet?
— Je le sais, répondit-il, je regrette de ne l'avoir pas vue.
— Qui t'a dit qu'elle était venue?
— Un domestique, je ne sais plus lequel.
— Elle était ce soir à la fête. Tu n'es pas venu de notre côté,
nous t'avons vu de chez Rosier dansant avec une très jolie villa-
geoise.
— Oui, j'ai dansé une bourrée, croyant que cela m'amuserait
comme autrefois.
— Et cela t'a ennuyé?
— Si j'avais su que Miette fût là...
— Tu l'aurais invitée, je suppose?
— Certainement; est-ce qu'elle m'a vu danser, elle?
TOMB XII. — 1875. 48
754 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je ne sais pas. Je regardais ta danseuse... Sais-tu qu'elle est
remarquable ?
— Oui, pour une paysanne : très blanche avec de petites mains.
— Qui est-elle et d'où est-elle?
— Je n'ai pas songé à le lui demander.
En répondant ainsi, Henri jeta son cigare dans la cheminée comme
pour me dire : Ne serait-ce pas l'heure d'aller dormir?
Je le quittai sans insister; ou il était sincère et ne devait pas être
initié à mes doutes, ou il voulait se taire et je n'avais pas le droit
de le questionner. Mon fils n'était pas aussi facile à pénétrer que
son cousin Jacques. Il avait autrement de force dans la volonté et
de portée dans le caractère.
Le lendemain et le jour suivant, je fus obligé, pour le voir un peu,
de grimper au donjon, où il s'était installé avec deux ouvriers et un
domestique. Épris de ce lieu romantique, il voulait y avoir un gîte
dans le cas où le mauvais temps l'y surprendrait dans ses prome-
nades.
— Mais, tu es bien pressé ! lui dis-je en le trouvant occupé à
peindre et à coller. Il était convenu que je te ferais arranger une
chambre ou deux à ton gré, et tu as pris trop à l'étroit mes idées
d'économie.
— Point, mon père, répondit-il; je sais fort bien que je suis un
enfant gâté et que tu n'aurais rien épargné; mais, en examinant le
local, j'ai reconnu qu'il était d'un meilleur air dans sa vieille rusti-
cité que tout ce que nous aurions pu y mettre. Voici les deux pièces
que le vieux Goras occupait, la chambre à coucher, dont j'ai rem-
placé le lit décrépit par ce grand sofa de cuir de Cordoue. J'ai visité
les tentures, elles n'étaient salies que par la poussière. J'ai apporté
un tapis pour cacher les petits carreaux par trop ébréchés. Les
croisées ferment bien. Ce plafond à solives noircies par la fumée
est d'un ton excellent. Bref, il ne fallait ici que beaucoup de ba-
layage et quelques raccords de peinture qui seront secs ce soir.
Demain je pourrai y apporter quelques livres et une bonne vieille
table, et j'y serai comme un prince.
Le lendemain en effet, il se meubla facilement avec le surplus de
nos antiquailles, et il passa l'après-midi à ranger ses livres de choix
dans les armoires.
Je voulais me rendre à Vignolette pour savoir si ma nièce était
un peu plus tranquille, lorsque je reçus d'elle le billet suivant :
« Ne vous inquiétez pas de moi, mon bon et cher oncle, il n'y a
pas eu de discussion au logis. J'y ai trouvé ma compagne, qui était
rentrée avec sa nourrice et qui ne m'a pas dit un mot de son équi-
pée. J'ai cru devoir l'ignorer absolument et ne pas m'opposer à ses
LA TOUR DE PERCEMONT. 755
promenades du soir avec cette femme, qui vient maintenant tous
les jours, et qui paraît avoir pris sur elle beaucoup plus d'influence
que je n'en ai. Je ne veux pas me mêler trop de leurs petits secrets;
mon devoir se borne à l'hospitalité. Heureusement le temps marche
et me soustraira bientôt à une responsabilité toujours pénible quand
on n'a pas l'autorité. »
Cette missive ne me tranquillisa pas; au contraire elle me tour-
menta davantage, et je me mis à observer Henri à la dérobée avec
une attention scrupuleuse.
Je remarquai le soir même que, comme la veille, il sortait de
table au café et s'en allait, avec Ninie sur les épaules, faire le clie-
val dans le jardin. C'étaient des cris, des rires, puis le vacarme
s'éloignait, et au bout d'une demi -heure la petite revenait avec sa
bonne. Henri ne reparaissait qu'une heure plus tard, disant qu'il
venait de fumer son cigare dehors pour ne pas incommoder sa mère.
Le troisième jour de ce manège, je voulus en avoir le cœur net.
C'était possible ce jour-là; M'"^ Chantebel avait deux vieilles amies
qui se plongeaient dans les cartes avec elle aussitôt le repas fini.
Elle ne s'inquiétait pas de la petite fille, qui paraissait adorer Henri,
et dont Henri paraissait raffoler.
Les jours diminuaient rapidement ; j'attendis la demi-obscurité,
augmentée par l'épaisseur du feuillage encore touffu, pour me glis-
ser dans le jardin, et de là dans la prairie voisine, celle dont le
double sentier montait d'un côté au donjon, de l'autre descendait
vers le village.
J'entendais la voix de l'enfant sortir d'un massif de saules qui
ombrageait une source à la lisière du pré, juste au pied du roc qui
porte le donjon. Je me dirigeai de ce côté-là en rasant les buis-
sons, et bientôt je vis sortir du massif de la fontaine Henri portant
INinie dans ses bras. H prenait par le plus court, c'est-à-dire qu'au
lieu de venir à moi en longeant la haie, il suivait le sentier pour
rentrer dans le jardin. Évidemment il reconduisait l'enfant à la
maison pour la remettre à sa bonne; mais il allait revenir. Je me
tins sur mes gardes, et je vis deux femmes sortir de la saulaie,
prendre le sentier du donjon et se perdre dans le feuillage des vignes
qui tapissent le flanc du monticule. J'attendis encore, immobile
dans mon fourré, mais je ne vis pas revenir mon fils comme je m'y
attendais. En réfléchissant, je me dis que, s'il se rendait au donjon,
il prenait un chemin encore plus direct : il traversait la pépinière
et montait à pic par le rocher.
J'écoutai sonner l'horloge au clocher du village. Il n'était que
huit heures, Henri ne reparaissait au salon qu'à neuf. Il était donc
déjà rendu à la tour. C'était à moi d'y aller à travers les vignes,
756 RETUE DES DEUX MONDES.
puisque les deux femmes avaient de l'avance sur moi. Je n'hésitai
pas, et, bien que par là la montée fût encore raide, je me trouvai
au pied de la tour en moins de dix minutes. Il faisait tout à fait
nuit, pas de lune, un temps couvert, mais silencieux et calme. Je
n'avais pas grande précaution à prendre pour me cacher, même en
me tenant près de l'entrée, et c'est par le sens auditif que je pou-
vais me renseigner. Ce ne fut ni long ni difficile. Henri et une des
femmes se tenaient debout à trois pas de moi, l'autre femme faisait
le guet à quelque distance.
— A présent, disait Henri, êtes-vous décidée?
— Décidée absolument.
— Eh bien ! ne revenez pas demain, c'est inutile,
— Oh si, encore demain ! Laissez-moi revenir !
— C'est fort imprudent, je vous en avertis.
— Je ne connais pas la prudence, moi, ne le savez- vous pas?
— Je m'en aperçois de reste !
— Je suis au-dessus de tous les propos, j'ai un but plus élevé
que de veiller à cette chimère qu'on appelle en langage humain la
réputation. Je n'ai de comptes à rendre qu'à Dieu, et pourvu qu'il
soit content de moi, je me ris de tout le reste.
— Mais vous voulez réussir, et il ne faut pas vous créer d'inu-
tiles obstacles. Si on découvre votre secret, on fera disparaître
l'objet de votre sollicitude.
— Gomment le découvrira- t-on, mon secret, si vous ne me tra-
hissez pas?
— Je ne vous trahirai pas, j'ai juré; mais l'enfant parlera.
— Que pourra-t-elle dire? Elle a vu une paysanne qui l'a em-
brassée et caressée, voilà tout ! Mon ami , laissez-moi revenir de-
main!
— Demain il pleuvra à verse, le ciel est pris de partout.
— S'il pleut, n'amenez pas ma Ninie; je viendrai quand même
ici pour avoir de ses nouvelles.
— Eh bien! à une condition, ce sera la dernière fois, et vous me
laisserez après, tout de suite après, confier tout à mon père.
— Soit! Adieu et à demain! 0 mon cher ami, que Dieu soit avec
vous et vous bénisse comme je vous bénis ! Adieu !
Elle appela sa compagne par un léger sifflement, et toutes deux
prirent à travers le bois de pins. Henri les suivit jusqu'à la lisière,
autant que j'en pus juger par le bruit discret de leurs pas sur les
graviers et sur les branches mortes.
George Sand.
{La troisième partie au prochain numéro.)
UN
GRAND HOMME DE PROVINCE
LE PRESIDENT DE BROSSES.
ie Président de Brosses, sa vie et ses ouvrages, par M. Henri Mamet, 1875.
L'attention vient d'être fort à propos ramenée sur l'un des esprits
les plus curieux du xviii^ siècle, le président de Brosses. Un jeune
professeur, M. Mamet, a eu la pensée de résumer dans un écrit
agréable ce que d'autres critiques, surtout M. Foisset (1), nous
avaient appris de sa vie; il y a joint une étude assez complète de
ses ouvrages, où ses travaux sur la linguistique, la géographie,
l'histoire, sont analysés, éclaircis et jugés. Par malheur, à toutes
ces analyses il manque une conclusion. M. Mamet ne nous dit pas
assez nettement ce qu'il faut penser du talent de De Brosses et la
place qu'il mérite parmi les écrivains de son temps. Il a semblé
surtout reculer devant certaines questions qui se posent inévitable-
ment quand on le lit, et qui nous intéressent bien plus aujourd'hui
que la plupart de ses livres, passés de mode.
Je n'en veux indiquer qu'une. — Depuis longtemps, il est con-
venu chez nous que les maux dont nous souffrons viennent des excès
de notre centralisation. C'est un lieu-commun de la maudire, et à
chacune des réactions qui suivent nos révolutions périodiques, le
(1) L'ouvrage de M. Th. Foisset, le Président de Drosses, histoire des lettres et des
parlemens au dix-huitième siècle, a été composé sur des papiers de famille et publié
par l'académie de Dijon.
758 REVUE DES DEUX MONDES.
premier souci de tout le monde est de trouver un moyen de rendre
quelque indépendance politique aux provinces. Jusqu'ici ces tenta-
tives n'ont guère eu de résultat, mais on ne se lasse pas de les en-
•treprendre, et l'on en espère toujours les meilleurs effets. Quelques
personnes même vont plus loin : elles voudraient détruire aussi ce
qu'on appelle la centralisation littéraire, c'est-à-dire cet attrait in-
vincible que Paris exerce sur tous ceux qui tiennent une plume et
cette habitude qu'il a prise d'imposer ses admirations à toute la
France. On se révolte contre le préjugé qui fait supposer qu'on ne
peut pas écrire de bons livres en province; on prétend que la plu-
part des écrivains de talent qui s'empressent de quitter leur petite
ville pour aller se faire connaître à Paris auraient eu plus de talent
encore, s'ils étaient restés chez eux. En y demeurant, ils auraient
mieux conservé leur caractère propre et celui de leur pays, tandis
qu'à Paris ils prennent l'air de tout le monde. On en conclut que
cette suprématie ou plutôt ce despotisme qu'une ville s'arroge sur
les autres a fait grand tort à l'esprit français, et que sans lui notre
littérature aurait été plus riche, plus variée, plus originale, plus vi-
vante. Cette opinion a été plus d'une fois soutenue de nos jours;
l'exemple du président de Brosses peut nous aider à savoir ce
qu'elle a de vrai.
I.
Personne assurément ne paraissait mieux fait que lui pour mettre
dans ses ouvrages cet accent personnel et ce tour local qu'on re-
gi^ette de ne pas trouver plus souvent chez nos grands écrivains.
S'il est vrai, comme le prétendent certains critiques, que toutes nos
qualités nous viennent de la race et du sol. De Brosses devait être
de ceux à qui leur naissance prépare un génie vigoureux et origi-
nal. Il était d'une maison ancienne et connue, et comptait parmi
ses aïeux de vaillans soldats qui avaient ser\d avec honneur pen-
dant les guerres d'Italie sous Charles YIII et François I". Sa fa-
mille sortait du pays de Gex, c'est-à-dire de l'extrême frontière de
la France. On a remarqué que ces contrées reculées nourrissent
d'ordinaire chez ceux qui les habitent une certaine liberté de senti-
mens par le voisinage et le contact de mœurs et d'opinions diffé-
rentes; elles leur donnent de plus une grande indépendance d'ac-
tion en leur offrant la facilité de passer au moindre danger dans un
pays où l'on ne peut pas les poursuivre. Les De Brosses, qui étaient
d'humeur hardie et changeante, usèrent souvent de ces facilités
par intérêt ou par caprice. Ils servirent tour à tour le roi de France
et le duc de Savoie; ils quittèrent, suivant l'occasion, leur château
à Tourney pour Chambéry ou pour Genève. De catholiques zélés,
UN GRAND HOMME DE PROVINCE. 759
ils devinrent protestans fougueux, pour revenir un peu plus tard à
la foi de leurs pères. Sous Louis XHI, ils abandonnèrent les armes
pour la robe, et, comme ils ne faisaient rien à demi, ils se jetèrent
dans l'étude de la jurisprudence avec une ardeur qui leur donna
d'abord une grande renommée. Entrés de bonne heure au parle-
ment de Bourgogne , ils surent y conserver une attitude fière au
moment GÙ tout ployait devant la royauté. On les tenait pour des
sujets fidèles, m^s en mêaie temps a pour de courageux ennemis
du gouvernement arbitraire, inaccessibles à la crainte que donne la
peur et aux espérances que la faveur pouvait faire naître. » En ap-
prenant le décès de Pierre de Brosses, en 170/i, l'intendant de Bour-
gogne s'écria : « Il est mort aujourd'hui un grand républicain. »
Les républicains n'étaient pas communs dans les parlemens de
Louis XIV.
En prenant place au parlement de Bourgogne, les De Brosses
étaient venus habiter Dijon. Cette ville est, on le sait, une de celles
qui se sont le plus longtemps défendues de subir l'ascendant de Pa-
ris. C'est là que l'esprit provincial a le mieux résisté. Elle fut pendant
trois siècles une sorte de capitale qui avait ses intérêts distincts et
sa vie propre. Encore aujourd'hui, quand on la visite, on est frappé
de lui trouver un aspect original, un air de dignité et de noblesse
qui sent sa souveraine dépossédée. Elle le doit peut-être moins aux
beaux monumens que lui ont laissés le moyen âge et la renais-
sance (1) qu'à ces grands hôtels du xvii*^ et du xv!!!*" siècle qui y sont
si nombreux. L'architecture en est souvent assez ordinaire, ils n'ont
rien qui excite une vive admiration, mais ils satisfont les yeux par
leurs proportions heureuses, ils nous donnent l'idée d'une vie à
la fois large et réglée, d'un luxe raisonnable, d'une magnificence
sans forfanterie, et ils ont souvent grand air dans leur simplicité.
Ils nous rendent surtout le service de nous conserver le souvenir
d'une société disparue. C'est là que résidait cette noblesse parle-
mentaire qui jouissait d'une réputation méritée dans tout le royaume,
qui a fourni plus d'une fois des premiers présidens aux autres cours
souveraines, qui a donné à l'état des ambassadeurs et des ministres;
c'est là qu'ont vécu les Brulart, les Legoux, les Berbisey, les Bou-
hier, tous ces magistrats grands seigneurs, dévoués au roi, mais
fort attachés à leurs privilèges, fiers de leur passé, fidèles à leurs
traditions. Ces nobles maisons qu'ils ont bâties et où ils ont laissé
comme une empreinte de leurs goûts nous les remettent aisément
devant les yeux ; plaçons-y par l'imagination ces conseillers et ces
présidens, qui étaient en même temps des gens d'esprit, qui se dé-
(1) Ai-je besoin de rappeler les études si intéressantes que M. Montcgut a consa-
crée3 dans la Revue aux monumens de Dijon?
760 REVUE DES DEUX MONDES.
lassaient de leurs graves fonction ■=; oar des œuvres légères, et fai-
saient souvent de petits vers au S'irtir de l'audience, ces abbés
mondains et lettrés qui se glissaieii partout, ces femmes élégantes
que n'effarouchait pas un propos h.'i.rdi, et nous aurons l'idée d'une
société agréable et vivante, fort ' ioignée de cette monotonie en-
nuyeuse qu'on reproche aujourd'i.ai à la province, et qui pouvait
plaire même à des esprits difficiles, accoutumés au séjour cîes plus
grandes capitales. On raconte que, vers J'époqu'» dp la régence, un
grand seigneur anglais, le duc de Kingston, qui n'était venu à Dijon
que pour y passer quelques jours, y resta plusieurs mois, et qu'en
quittant cette aimable ville où il avait trouvé tant de gens agréables,
il voulut emmener avec lui l'un de ceux dont la conversation l'avait
le plus charmé : il détermina à le suivre le jeune fils d'un conseil-
ler aux enquêtes, qui s'appelait alors Louis Leclerc, et qui devait
plus tard illustrer le nom de Buffon.
Tel est le milieu dans lequel De Brosses a passé sa vie. Paris
l'attirait peu ; les devoirs de sa charge et les intérêts de sa fortune
l'y appelaient quelquefois ; il y était bien accueilli et avait su s'y
faire de nobles liaisons et des amitiés distinguées. Cependant il re-
venait toujours volontiers à Dijon. Il n'était pas de ceux qui se re-
gardent comme en exil quand il leur faut rester chez eux ; au con-
traire c'est chez lui, parmi ses amis et ses collègues, dans la
maison de sa famille, qu'il aimait à vivre. Voilà donc un homme
d'esprit qui est resté fidèle à sa province , qui doit avoir fort peu
subi l'inQuence de Paris, qu'on accuse de nous avoir été si funeste;
cherchons s'il a conservé cette originalité d'allures et ce goût de
terroir dont on regrette la perte. S'il s'agissait déjuger seulement
l'homme et le magistrat, nous serions bien forcés de reconnaître que
c'était un caractère résolu et une figure énergique. Il défendit cou-
rageusement les droits de sa compagnie, et quand il crut avoir rai-
son, les menaces ni l'exil ne purent le dompter. Il avait la repartie
vive et se piquait de dire aux ministres et même au roi « la vérité
sans tortillage. » Il ne montra pas moins de fermeté dans sa lutte
avec un souverain plus absolu encore que Louis XV, et auquel les
contemporains ne résistaient pas. Brouillé avec Voltaire, qui ne vou-
lait pas lui payer « quatorze moules de bois, » qu'il lui devait (1),
(1) Il faut lire dans M. Foisset toute l'histoire de ce débat. Voltaire, que l'avarice
poignardait (le mot est de M'"* Denis), voulait que le président de Brosses, en lui cé-
dant Tourney, lui fît cadeau pour se chauffer d'une coupe de bois qui était déjà ven-
due; le président refusa. « Je ne pense pas, lui écrivit-il, qu'on ait jamais fait à per-
sonne un présent de quatorze moules de bois, si ce n'est ;\ un couvent de capucins. »
La querelle s'envenima si bien que Voltaire parlait non-seulement de rendre De Brosses
ridicule, mais de le déshonorer. C'est ce qui n'était pas aisé, et il n'y réussit guère;
mais, quand le président voulut être de l'Académie française, Voltaire eut recours à
toute sorte d'intrigues et de calomnies pour le faire échouer. Il alla jusqu'à écrire
UN GUAND HOMME DE PROVINCE. 761
il osa lui tenir tête. A ses attaques ouvertes, à ses insinuations per-
fides, il répondit par une lettre dans laquelle on lisait des phrases
comme celles-ci : « souvenez -vous, monsieur, des avis prudens
que je vous ai donnés en conversation, lorsqu'en me racontant les
traverses de votre vie vous ajoutâtes que vous étiez d'un caractère
naturellement insolent. Je vous ai donné mon amitié ; une preuve
que je ne vous l'ai pas retirée, c'est l'avertissement que je vous
donne encore de ne jamais écrire dans vos momens d'aliénation
d'esprit, pour n'avoir pas à rougir dans votre bon sens de ce que
vous avez fait pendant le délire... En vérité, je gémis pour l'huma-
nité de voir un si grand génie avoir un cœur si petit, sans cesse
tiraillé par des misères de jalousie ou de lésine... Tenez-vous pour
dit de ne m'écrire plus sur cette matière, ni surtout de ce ton. »
Voltaire, à qui les souverains parlaient respectueusement, n'était
point accoutumé à s'entendre ainsi traiter : aussi nous dit-on qu'il
pleura de rage en recevant cette fière réponse. Elle nous montre
ce qu'était De Brosses quand on l'avait blessé, et il me semble qu'on
y reconnaît le descendant des grands baillis d'épée du pays de Gex;
mais je n'ai pas à m'occuper ici de son caractère ou de sa conduite
publique : c'est le littérateur et non l'homme qu'il s'agit d'apprécier.
Quelle influence ce séjour de la province a-t-il exercée sur son ta-
lent? Ses écrits sont-ils vraiment plus originaux de pensée ou de
style que s'il les eût composés à Paris? Yoilà toute la question, et il
suffit de jeter les yeux sur ses principaux ouvrages pour la résoudre.
Quand on parle des ouvrages de De Brosses, il en est un qu'il
faut toujours mettre à part : ce sont les charmantes lettres qu'il écri-
vit pendant son voyage d'Italie. Depuis cinquante ans, on a beau-
coup visité Naples, Venise et Rome, et ceux qui les ont admirées
ont rarement résisté au plaisir de nous le dire, mais personne ne
l'a si bien dit que De Brosses, et aucune relation n'a^u faire oublier
la sienne. Malgré les changemens du goût public, et, quoiqu'il y ait
aussi une mode pour les admirations, son livre, qui date de plus
d'un siècle, n'a pas vieilli d'un jour ; c'est encore une des lectures
les plus instructives et les plus agréables qu'on puisse faire. Il porte
tout à fait le cachet du temps où il fut écrit; il en a gardé quel-
ques défauts, par exemple une pointe de gaillardise, cette hardiesse
de propos qui étaient à la mode dans le meilleur monde, et cette
ironie qui veut avoir l'air de rire de tout. 11 en a aussi les qualités,
surtout cette ouverture d'esprit, cette ardeur de curiosité, ce besoin
de savoir, cette faculté de comprendre et d'admirer qui semble
alors vraiment s'être élargie. De Brosses s'intéresse à tout: dans ce
(i qu'il serait forcé de renoncer à sa place, si l'on en donnait une à son ennemi. »
C'est ainsi qu'il fit préférer au président de Brosses des littérateurs obscurs ou des
hommes de cour dont le nom est aujourd'hui tout à fait ignoré.
762 REVUE DES DEUX MONDES.
pays qu'il visite et qui ressemble si peu au sien, tout le frappe et
l'attire. 11 n'y a guère que la nature qui lui paraisse à peu près in-
différente; mais Rousseau n'en avait pas encore fait sentir toutes
les beautés. Contrairement aux habitudes des voyageurs de notre
temps, De Brosses peint rarement des paysages; le seul site qu'il
ait décrit avec plaisir, c'est celui des pays qu'on traverse entre Vi-
cence et Pacloue. 11 est ravi de voir « que les vignes y forment des
festons chargés de feuilles et de fruits , et que le chemin est garni
d'arbres en échiquier ou en quinconce, » et il ajoute cette réflexion
curieuse : « il n'y a point de décoration d'opéra plus belle ni mieux
ornée qu'une pareille campagne. » Yoilà comme il aime la nature.
Quant aux beautés sévères des Alpes, il n'en a pas dit un mot (1),
et la grandeur majestueuse et triste de la campagne romaine ne lui
suggère que cette pensée : a il fallait que Romulus fût ivre quand
il songea à bâtir une ville dans un terrain aussi laid. » En re-
vanche quel vif sentiment des beaux-arts ! que de goût pour les mo-
numens de l'antiquité et les chefs-d'œuvre de la renaissance!
comme il les décrit avec intelligence, comme il en parle avec plai-
sir! Il comprend bien l'architecture, surtout celle du xv^ et du
xvi^ siècle. La peinture l'enchante, et il l'apprécie d'ordinaire en
juge éclairé. On lui reproche sans doute de trop estimer l'école bo-
lonaise et de donner aux Garraches une place trop élevée, mais, il
adore Raphaël; Michel-Ange lui-même, malgré a ses furies d'anato-
mie, » a séduit son goût réservé. 11 avait d'abord des préventions
(( contre ce terrible dessinateur, cet esprit vaste et féroce, » mais
quand il voit la chapelle Sixtine, il est vaincu. « Les figures de cette
frise, dit-il, leur force et leur raccourci emportent l'imagination
hors d'elle-même, comme le sublime du grand Corneille. » Il est
surtout amateur passionné de musique. L'opéra italien le ravit, et il
a d'avance sa place marquée au coin de la reine. Il veut connaître
tous les compositeurs de son temps, entendre les virtuoses les plus
célèbres. Il dit d'un opéra-bouffe de Pergolèse, auquel il vient d'as-
sister : « On ne meurt pas de rire, puisque je suis encore en vie. »
Au sortir d'un concert chez l'ambassadeur de France à Turin, il
écrit à ses amis : « Je fus régalé d'un excellent concert, bonnes
chanteuses, et de ces airs, de ces charmans airs italiens; on n'en
veut pas d'autres en paradis! Ajoutez Lanzetti, dont vous connais-
sez tout le mérite sur le violoncelle, les deux Bezzuzzi, l'un haut-
bois, l'autre basson , qui eurent ensemble de petites conversations
musicales dont il fallait pâmer d'aise. Je ne puis vous exprimer les
(1) Le président, dans une de ses lettres, décrit le site de Tourncj^ et le merveilleux
panorama qu'on découvre du château. Il y est question de la vue du Mont-Blanc, « qui
n'est pas un des moindres oraemcns de cette magnifique décoration. » L'éloge sem-
blerait aujourd'hui bien froid.
UN GRAND HOMME DE PROVINCE. 763
ravissemens où cela jette. Je n'ai rien éprouvé en ma vie de plus
enchanteur; cela ne se peut comparer qu'à la Nuit du Gorrége.»
Avec ce goût ardent pour les arts et ces aptitudes diverses, l'Italie
devait l'enchanter. Il en revint pénétré pour elle d'une admiration
très vive, mais parfaitement sincère, où il n'entrait ni mode ni con-
vention. Aujourd'hui qu'elle a été si souvent décrite, on la connaît
avant de l'avoir vue. On subit, sans le vouloir, l'influence de ceux
qui l'ont visitée avant nous. Dans l'enthousiasme qu'on ressent pour
elle, il y a toujours une part de souvenir et d'imitation. Comme au
temps de De Brosses les voyages étaient moins fréquens, il a pu se
livrer davantage à ses sentimens personnels, et toute son émotion
lui appartient. Il ne nous dit que ce qu'il éprouve, comme il l'é-
prouve, et ce mérite est devenu si rare chez les voyageurs de nos
jours qu'on en est tout à fait charmé.
Une autre raison du plaisir que nous cause son livre, c'est qu'il
nous a dépeint une société fort étrange et qui n'existe plus. L'Ita-
lie, qu'il a si bien vue, n'est pas celle que nos aînés ont visitée
et que nous voyons aujourd'hui; il l'a saisie à un moment curieux
et piquant. Vers 17/i0, quand il l'a parcourue, elle n'avait plus de
grands écrivains ni de grands artistes ; tous les arts , à l'exception
de la musique, étaient en pleine décadence , mais elle n'en était
guère préoccupée. Elle se reposait dans une inaction joyeuse de sa
longue fécondité, de cette fièvre de travail et d'invention qui l'avait
fatiguée pendant trois siècles. Le souci de la vie politique ne s'était
pas encore réveillé chez elle , elle ne songeait pas à réclamer son
indépendance ou à rêver son unité. Satisfaite du présent, heureuse
de vivre, elle était toute à la gaîté, à l'insouciance, au plaisir. Les
petits princes entre lesquels elle était partagée se ruinaient à en-
tretenir des cours fastueuses ; les républiques qui existaient encore
n'avaient pas d'autre affaire d'état que d'inventer des amusemens
nouveaux. C'est ainsi que De Brosses l'a vue et l'a décrite, et Sten-
dhal, qui la connaissait si bien, lui rend ce témoignage « qu'aucun
étranger, avant ni depuis, ne l'a mieux vue et jugée que lui. » Il
l'a prise sur le vif, il la met sous nos yeux avec ses mœurs étranges
et ses contrastes saisissans, ces abbés à talons rouges « qui dans un
spectacle public, en présence de quatre mille personnes, se font
donner des coups d'éventail sur le nez par des courtisanes célè-
bres, » ces abbesses qui se battent à coups de poignard pour un
amant, ces podestats a ensevelis dans une perruque hors de toute
mesure et de toute vraisemblance, » ces théâtres où l'on voit plus
de moines qu'à la procession et où pendant l'entr'acte de grandes
dames font la quête pour le luminaire de la paroisse, ces couvens
« où les religieuses sont mises de manière à faire bien valoir leur
beauté, avec une petite coiffure charmante, un habit bien entendu
76ll REVUE DES DEUX MONDES.
qui leur découvre les épaules et la gorge, ni plus ni moins que ceux
des comédiennes. » C'est la Rome des papes pendant les agitations
et les intrigues d'un conclave, c'est Naples avec ses lazzariclli, « la
plus abominable canaille, la plus dégoûtante vermine qui ait jamais
rampé sur la surface de la terre, » c'est Venise et les folies de son
carnaval qui dure six mois, « et où qui que ce soit ne va autrement
qu'en masque, même le nonce et le gardien des capucins. » Tout
ce monde bizarre, quand nous lisons les lettres de De Brosses, passe
devant nos yeux comme une apparition extravagante. Son livre
nous en conserve le souvenir, et c'est ce qui l'empêchera d'être
oublié.
Mais ce livre n'est après tout qu'un accident et un hasard dans la
vie du président; on l'aurait fort surpris, j'imagine, si on lui avait
dit que sa réputation y resterait attachée, et que de tous ceux qu'il
avait écrits la postérité ne se souviendrait que de celui-là. Il ne l'a-
vait pas fait pour elle et ne le destinait qu'à quelques personnes.
C'est donc une œuvre intime, personnelle, dont les qualités n'ap-
partiennent qu'à lui, et qui ne peut servir à juger que son talent
naturel. Si nous voulons apprécier l'influence qu'a pu exercer sur
lui ce milieu de province où il a vécu , il nous faut étudier les ou-
vrages qu'il a écrits pour le public. Ceux-là ne ressemblent pas
aux Lettres d'Italie. Ils témoignent assurément d'un esprit éveillé et
curieux qu'attirent toutes les connaissances humaines et qui veut
faire des pointes sur tous les chemins. Il y montre sans doute une
science fort étendue, beaucoup de fmesse et de sagacité , mais on
ne voit pas qu'ils aient beaucoup gagné à n'être pas composés à Pa-
ris. Ils n'ont rien qui les distingue des autres et qui porte la trace
du pays où ils sont nés. On prétend que les esprits qui ne se seront
pas laissé séduire aux charmes de la capitale conserveront en ré-
compense un air plus original, et il se trouve précisément que ce
qui paraît manquer le plus aux ouvrages de De Brosses pour la
pensée et surtout pour le style, c'est l'originalité.
II.
Ceux-là seuls en seront surpris qui ne savent pas ce qu'était de-
venue la province sous l'ancien régime. On ne s'en fait pas toujours
une idée bien juste, et l'on se laisse aisément tromper par l'habi-
tude qu'on a prise de faire tout dater de la révolution. D'ordinaire
ceux qui maudissent la révolution et ceux qui l'exaltent, quoique
portant sur elle des jugemens contraires, s'accordent à la regarder
comme une rupture complète avec le passé; mais Tocqueville a vic-
torieusement montré qu'elle n'en était le plus souvent qu'une suite
légitime et la conclusion la plus naturelle. La plupart des réformes
UN GRAND HOMME DE PROVINCE. 765
qu'elle a faites étaient depuis longtemps préparées, et il y avait
bien des années que la France marchait dans le chemin où elle l'a
fait courir. Ce n'est pas elle qui a créé la centralisation politique,
quoiqu'on l'en accuse; elle n'a fait qu'achever l'œuvre de Richelieu
et de Louis XIV. Ce n'est pas elle non plus qui est coupable de cette
centralisation littéraire qu'on croit funeste à l'originalité de l'es-
prit. Quand éclata la révolution, il y avait longtemps que la pro-
vince n'avait plus de littérature. S'il se produisait chez elle quelque
écrivain de talent, il s'empressait de la quitter pour aller briller
sur un plus grand théâtre. Malherbe, qui s'ennuyait de n'être un
grand homme qu'en Provence, fut enchanté que le roi lui donnât
l'ordre de ne plus quitter la cour. Ce n'était pas seulement pour fuir
sa femme que La Fontaine partit un beau jour de Château-Thierry;
il était bien aise de montrer à un public digne de les entendre ces
vers qu'il s'était mis à composer en rêvant dans les bois dont il
avait la garde. Quant à ceux qui étaient forcés de rester chez eux,
ils regrettaient amèrement de vivre « loin de ces climats fortunés,
qui sont le siège du bon goût et de l'urbanité française; » ils avaient
de loin les yeux sur Paris et l'imitaient de leur mieux. Lorsque l'Aca-
démie française commença de faire parler d'elle, il se forma partout
des réunions de beaux esprits qui se piquaient de marcher sur ses
traces et de discuter comme elle « sur les différences et les confor-
mités qui sont entre l'amour et l'amitié, et si l'amour des esprits
vaut mieux que l'amour des corps (1). » Les chefs-d'œuvre de Cor-
neille et de Racine ont été, dès leur apparition, transportés dans
toute la France par des troupes errantes, et partout accueillis avec
le même enthousiasme. M'"'^ de Sévigné vit jouer Andromaque à
Yitré par des comédiens qui ne lui déplurent pas et lui firent pleu-
rer plus de six larmes. « C'est bien assez, dit-elle, pour une troupe
de campagne. » Les deux spirituels voyageurs Chapelle et Bachau-
mont racontent que, dans une petite ville ;du Languedoc, on leur
donna la comédie, « qui fut un assez grand divertissement pour
eux, parce que la troupe n'était point mauvaise. » Ils nous disent
aussi qu'ils furent très surpris de tomber à Montpellier au milieu
d'une assemblée de belles dames, qu'à leurs petites mignardises,
à leur parler gras, à leur tête penchée de côté, ils reconnurent aus-
sitôt pour des précieuses. Il y avait donc des précieuses à Mont-
pellier comme à Paris; elles se piquaient de connaître VAlaric, le
Moïse et la Pucelle; dans le Cassandre, elles louaient la délicatesse
de la conversation , dans le Cyriis et la Clélie la magnificence de
(1) Pellisson, dans son Histoire de l'Académie française, cite ces sujets parmi ceux
qui occupèrent les premières séances de l'Académie. On y traita aussi les deux 'questions
suivantes, qui paraissent à, Pellisson d'une admirable subtilité métaphysique : « qu'il
y a quelque chose qui est plus que tout, et quelque chose qui est moins que rien. »
766 REVUE DES DEUX MONDES.
l'expression et la grandeur des événemens. Elles voulaient savoir
le nom de tous les beaux esprits et se permettaient de les juger. 11
est vrai qu'elles en parlaient souvent d'une façon plaisante et qui
faisait sourire le malin Chapelle. Vus à cette distance, les grands
hommes de Paris produisent d'étranges illusions. Ménage leur sem-
blait un esprit galant et léger, Chapelain un génie fougueux ; elles
croyaient Scudéry
Un homme de fort bonne mine,
Vaillant, riche et toujours bien mis,
Sa sœur une beauté divine,
Et Pellisson un Adonis.
C'étaient de ces « pecques provinciales, » comme les appelle Mo-
lière, qui proclamaient que Paris « est le grand bureau des mer-
veilles , le centre du bon goût , du bel esprit et de la galanterie,
et qui tenaient que hors de là il n'y a pas de salut pour les hon-
nêtes gens. » Au fond, tout le monde pensait comme elles, même
ceux qui s'en moquaient. Quoique alors les communications fussent
lentes et les voyages rares, l'air de Paris trouvait moyen de péné-
trer partout ; partout il était de bon ton d'en copier les modes et
d'en imiter les manières. C'est ainsi que, d'un bout de la France à
l'autre, il s'était établi, dès le xvii^ siècle, une sorte d'unité dans le
tour de l'esprit et dans la façon de penser ou d'écrire de toute la
France.
Au siècle suivant, les rapports entre Paris et la province devien-
nent encore plus actifs. L'esprit public, qui partout s'éveille, sent
le besoin d'être informé. Dans les villes les plus lointaines, les
moins connues, on veut savoir ce que pensent, ce que disent, ce
qu'imaginent ces grands esprits qui de Paris mènent l'opinion. On
dévore leurs livres; leurs pamphlets interdits et condamnés circulent
sous les yeux et quelquefois par les mains de ceux qui sont char-
gés de les poursuivre; mais des pamphlets et des livres ne suffisent
pas. Ils ne paraissent qu'à des intervalles irrégulieis, et l'ardeur
des esprits est telle qu'on éprouve le désir d'être renseigné jour
par jour. C'est de ce temps que date, sinon la création, au moins la
grande vogue des journaux. Ils vont porter dans tous les pays, sous
toutes les formes, les idées nouvelles; ils les introduisent à chaque
instant dans la critique des pièces de théâtre, dans ces disserta-
tions philosophiques dont ils sont prodigues, et jusque dans ces
petits contes, moraux ou non, qu'ils insèrent quelquefois pour di-
vertir le lecteur. Bientôt les journaux eux-mêmes ne paraissent pas
suffîsans; ils sont surveillés par l'autorité, corrigés par la censure;
pour avoir l'opinion véritable et entière des salons de Paris, on y
entretient des correspondans. Il y a des gens qui font métier de
UN GRAND HOMME DE PROVINCE. 767
tout entendre pour tout répéter, qui courent les théâtres, les salons,
les antichambres, épiant ce qui se fait, écoutant ce qui se dit, et
qui, de retour chez eux, s'empressent d'envoyer partout ce qu'ils
savent ou croient savoir. Les souverains étrangers eux-mêmes ont
recours à eux, car l'Europe à ce moment vit de la vie de la France;
seulement, comme ils peuvent bien payer, ils choisissent d'ordi-
naire quelque homme de lettres important et bien informé. Les
princes d'Allemagne se servent de la plume vive et mordante de
Grimm, et ils ont Diderot par-dessus le marché pour les tenir au
courant de la peinture et des arts. Le grand-duc de Russie s'est
adressé à La Harpe, qui lui envoie des lettres pleines de fiel où il
fait l'apologie de ses pièces et la satire de celles des autres, où il
attaque tout le monde, et ses protecteurs plus encore que ses enne-
mis. On comprend que tous les curieux de province ne pouvaient
pas se donner pour correspondans d'aussi grands personnages;
mais ils en trouvaient à meilleur compte parmi la foule des littéra-
teurs malheureux et des journalistes de second ordre, dont il y a
toujours à Paris une si grande abondance. Quand on parcourt des
papiers de famille et qu'on fouille les bibliothèques publiques, il
n'est pas rare d'y trouver de ces feuilles manuscrites qui contien-
nent des nouvelles à la main et portent la trace de l'avidité avec
laquelle on les a lues. D'ordinaire la littérature en est pauvre; mais
on ne les lisait pas pour satisfaire son goût, on voulait seulement
repaître sa curiosité, et il faut avouer que le grand nombre de dé-
tails qu'elles renferment, ces anecdotes de toute espèce, ces bons
mots rapportés, ces annonces d'ouvrages qui vont paraître, et ces
critiques de livres qui viennent d'être publiés, ces comptes-rendus
infinis de premières représentations ou de séances d'académie pou-
vaient faire arriver jusqu'aux gens de province quelque chose de ce
mouvement d'esprit et de cette fermentation d'idées dont Paris était
alors le théâtre (1).
(1) Voici ua exemple assez curieux de la façon dont la province se tenait alors au
courant de tout ce qui se passait à Paris. Le marquis de Caumont, l'un des meilleurs
amis de M"'^ de Simiane, était un homme d'esprit qui habitait Avignon et ne sortait
guère de chez lui, mais qui voulait être bien informé. 11 avait des correspondans nom-
breux à Paris qui lui racontaient los moiudies nouvelles, et lui-même n'ôcrivait à ses
amis que pour répandre ce qu'on lui avait appris. Quelques fragmens de ces lettres
montreront jusqu'à quel point et avec quels détails ces correspondans du marquis le
renseignaient sur les œuvres de théâtre, sur les livres qui venaient d'être publiés ou
sur ceux qui allaient paraître. — 16 mars 1729. m On m'écrit do Paris que la comédie
de la Mère rivale y a été fort applaudie et que l'Impertinent, de M. de Boissy, allait
éclore, lorsqu'un malheureux incident vint l'arrêter la veille qu'il devait être joué. Un
étranger et un conseiller, sans y penser, donnèrent au bal de l'Opéra la même scène
que l'auteur avait déjà mise dans sa pièce. Sur-le-champ défense aux comédiens de
représenter l'Impertinent. » — 11 juin 1729. « On m'écrit de Paris que Milton, traduit en
français, y marche à petit bruit, et comme un homme qui marcherait nu-pieds. San g
768 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est par ces communications de tous les jours qu'une sorte de
niveau s'établit sur toute la France. On arrive vite à imiter ce qu'on
tient tant à connaître : Paris donna le ton à toutes les autres villes,
il devint le modèle sur lequel elles voulaient se régler. On peut dire
que, longtemps avant le décret de l'assemblée nationale qui sup-
prima les provinces, elles n'existaient plus guère, et que leur
caractère propre s'était presque entièrement effacé. C'est donc
une grande erreur de croire qu'un écrivain pouvait mieux pro-
téger son originalité en y séjournant; il serait aisé de prouver
au contraire que l'originalité y courait beaucoup plus de risques
qu'ailleurs. Une grande ville, quel qu'en soit l'esprit , laisse tou-
jours à un écrivain une certaine liberté par sa grandeur même.
Les influences y sont moins gênantes, les préjugés moins étroits; il
y échappe plus facilement à une surveillance qui ailleurs peut
l'embarrasser. S'il se met en révolte contre l'opinion commune, il
a plus de chance, dans cette variété infinie d'intelligences, d'en
trouver quelqu'une qui le suive et l'encourage. Au contraire il est
rare qu'une petite ville ne soit pas mortelle à l'indépendance de
l'esprit. Il ne faut guère compter s'y faire une retraite que l'œil du
vouloir m'asservir au jugement de la capitale, qui n'est pas toujours dicté par le bon
goût et la saine raison, je vous dirai que j'ai trouvé des choses admirables dans ce
poème, que je ne vois cependant qu'à travers les épais brouillards d'une traduction
peu digne de l'original. » — 6 janvier 1730. « Vous aurez bientôt la satisfaction d'exa-
miner les idées toutes neuves de M. de La Motte sur la poésie dramatique. Son théâtre
paraît depuis quelques jours avec une préface dogmatique, où il expose son système
avec toute l'intrépidité d'un chef de secte. Il semble pourtant qu'il doive essuyer quel-
ques contradictions. L'orthodoxie littéraire aura ses tenans, quand ce ne serait que
l'abbé Desfontaines, qui n'a pas de meilleur fonds pour subsister que les paradoxes
des néologues. » — 11 décembre 1730. « On me mande de Paris que la tragédie de
Brutus paraîtra bientôt. Elle est, dit-on, destinée aux étrennes du public. Celui-ci,
fidèle au premier accueil qu'il a coutume de faire aux ouvrages de l'auteur, commence
par applaudir sur l'attente d'un chef-d'œuvre; il retient toutes les places d'avance et
s'expose par son empressement à nuire à sa propre curiosité. » — 9 mai 1731. « M. Bur-
mann a fini son Claudien et travaille sur Virgile. Ce savant hollandais, connu dans la
répubhque des lettres par l'amertume de sa critique, a actuellement la jaunisse : il
vaut encore mieux que sa bile s'évacue par ce moyen. » — 12 novembre 1732. « Voilà
Voltaire qui veut absolument renoncer à sa réputation. Il prétend, dit-on, donner un
livre des plus hardis sur la religion. 11 est perdu sans ressource, s'il s'avise de dogma-
tiser en prose. C'est sans doute le succès de Zaïre qui lui enfle le cœur. Cette tragé-
die n'est point encore imprimée, mais on m'écrit que les représentations se soutiennent
toujours avec le même empressement de la part du public. » — 19 décembre 1735.
•cQue dites-vous de la Chartreuse et âes Ombres (de Gresset)? Je trouve dans ces deux
bagatelles une grande facilité, de l'esprit, mais de cet esprit qui ne saurait finir et qui
remanie de cent façons la môme pensée. Il semble que ces gens, accoutumes aux exer-
cices de collège, ont de la peine à éviter ce défaut, et il n'y a guère qu'un commerce
du monde qui puisse retrancher cette abondance tirée de l'art plutôt que d'une con-
naissance pratique des objets. » Cette correspondance inédite est conservée à la biblio-
thèque de Nîmes dans les papiers de Séguier, qui contiennent tant de choses curieuses.
— Voyez la Revue du 1" avril 1871.
UN GRAND HOMME DE PROVINCE. 769
voisin ne parvienne pas à percer; on y vit sous le regard de tout le
monde, et ceux dont l'esprit dépasse l'intelligence commune, étant
plus suspects, sont sûrs d'être plus surveillés (1). Les moindres
convenances y deviennent des règles impérieuses dont on ne peut
s'affranchir sans crime, les plus sots préjugés y exigent un respect
religieux ; on est contraint de subir l'opinion des autres , il faut
s'habiller et penser comme tout le monde sous peine d'être mis
hors du savoir-vivre et du sens commun. On y est plus qu'ailleurs
l'esclave de sa famille, dont il convient de partager toutes les
idées, l'esclave de son rang, l'esclave de ses fonctions, et quand
par hasard, dans ce milieu médiocre, quelqu'un s'est élevé au-des-
sus des autres et qu'il leur a fait accepter sa supériorité, c'est en-
core un esclavage de plus, car il faut faire comme lui, si l'on veut
parvenir où il est arrivé, et il n'y a plus d'autre moyen d'être connu
et distingué que celui qu'a employé avec succès le grand homme
du pays.
C'est ce qui arriva précisément à De Brosses. Il y avait de son
temps à Dijon un important personnage dont la ville était fière
et qu'elle proposait à l'admiration de tous ses enfans. Cet homme
rare avait eu la bonne fortune de plaire aux étrangers sans déplaire
à ses concitoyens et de réussir aussi bien hors de son pays que chez
lui. C'était le président Bouhier. Il appartenait, comme De Brosses,
à une vieille maison parlementaire qui se faisait un honneur de
cultiver les lettres autant que le droit. « J'ai plaisir à penser, di-
sait-il, que depuis deux siècles il n'y a eu aucun de mes ancêtres
qui n'ait aimé les sciences et les livres. » Les livres surtout étaient
chez les Bouhier une passion de famille ; les pères la transmettaient
fidèlement à leurs fils, et par ces efforts continus ils parvinrent à
réunir une des plus belles bibliothèques que des particuliers aient
jamais possédée. Quand Bouhier eut quinze ans, son père lui confia
le soin de ses livres, et, comme il était tourmenté du désir d'ap-
prendre, il profita de ces richesses accumulées par six générations
de savans pour acquérir une érudition précoce. Je ne dirai pas,
comme son ami D'Olivet, qu'il devint un prodige de science, et
je n'aurai garde de le comparer aux hommes de la renaissance ou
du xvi^ siècle; entre lui et les Scaliger, les Godefroy ou les Sau-
maise, la distance est trop grande. Bouhier appartenait, malheu-
reusement pour lui, à une époque où la science était fort abaissée.
Les savans du xvii" et du xviii^ siècle n'ont pas fait de grandes
(1) « Vous connaissez cette ville, disait Lamonnoye précisément à propos de Dijon :
de tous les torts qu'on peut y avoir, le mérite est sans contredit le plus grand. Une
multitude d'ennemis est le sort infaillible de tous ceux qui paraissent vouloir s'y dis-
tinguer. »
TOM XII. — 1875. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
découvertes ni publié d'ouvrages importans. Ils semblaient vivre
frugalement des restes de leurs prédécesseurs, et se contentaient
de traiter quelques questions de détail qui avaient été jusque-là
négligées. C'est ainsi que Bouhier, en dehors de ses travaux de
jurisprudence que je ne puis apprécier, ne composa guère que
quelques dissertations d'histoire ou d'archéologie dont les sujets
n'ont qu'une importance médiocre et qui manquent souvent de
critique. On est très surpris par exemple de le voir le plus sérieuse-
ment du monde appliquer la chronologie aux légendes de la mytho-
logie grecque ; il prétend fixer la date précise de la naissance d'Her-
cule ou de Bacchus, et vous dira sans sourire en quelle année exacte
Hélène fut enlevée pour la première fois à sa famille et quand elle
épousa Ménélas. Ces sortes de recherches étaient du goût de son
temps et faisaient partie de ce qu'on appelait alors u la belle érudi-
tion. » Aussi les dissertations de Bouhier, où il traitait ces graves
questions, furent-elles fort appréciées de tout le monde. D'ailleurs les
érudits de profession, les pédans de collège étaient flattés de voir un
personnage si important, l'un des premiers magistrats d'une cour
souveraine, prendre part à leurs travaux et les honorer en s'y li-
vrant. Bouhier, qui soignait sa réputation, ne négligeait aucune oc-
casion de leur être utile. H entretenait avec le monde entier un
commerce de lettres et un échange de prévenances qui faisait de
tous les savans de l'univers ses amis ou ses obligés. Ils le payaient
libéralement en éloges; on célébrait son nom dans toutes les lan-
gues, et c'est ainsi que, sans se donner beaucoup de peine, il obtint
de l'accord unanime de tous les érudits, qui s'accordent si rarement
ensemble, la gloire d'être l'un des plus savans hommes de son
temps.
A cette renommée d'érudit qu'on lui accordait si aisément, Bou-
hier en ajouta bientôt une autre. On l'admirait sans contestation
dans les académies ; il voulut se faire connaître dans les salons. Il
a raconté qu'étant fort incommodé de la goutte, il imagina, pour
se distraire et se soulager, de traduire en vers français quelques
beaux passages des poètes latins. Ces vers, qu'il lisait volontiers à
des gens d'esprit, furent bientôt fort répandus. II mit quelque com-
plaisance à se les laisser dérober, et ne fut sans doute pas trop mé-
content de les voir publier par les libraires de Hollande. Il finit
par les avouer tout à fait et en donna une édition fort soignée où
la traduction est accompagnée au bas des pages de notes som-
maires en faveur des gens qui veulent s'instruire, et suivie d'un
commentaire fort détaillé pour les savans de profession, « en sorte,
disait-il , que chacun était servi selon ses goûts. » Cette diversité
aida beaucoup au succès de l'ouvrage ; les gens du monde furent
UN GRAND HOMME DE PROVINCE. 771
saisis de respect pour un poète qui était si érudit, et les érudits se
montrèrent ravis de voir un si savant homme qui faisait à l'occa-
sion de petits vers. Nous trouvons aujourd'hui que, si la science de
Bouhier est souvent très solide , sa poésie est toujours fort mé-
diocre. Il eut l'imprudence de s'attaquer d'ordinaire à des œuvres
agréables et frivoles qui voulaient être traitées d'une touche légère,
et c'est ce qui n'était pas facile à un personnage aussi grave. Il n'y
a rien de plus curieux que de voir comment sous sa plume un peu
lourde toutes les grâces de l'original se sont fanées. Pour traduire
une invocation charmante que le poète de la Veillée deVcnxis [Per-
vigilium Veneris) adresse à Diane, Bouhier ne trouve rien de mieux
que de lui dire :
Ah! si nous pouvions espérer
Que de ton auguste présence
Tu daignasses nous honorer!
Il n'est pas plus heureux lorsqu'après avoir parlé de la a mère
d'amour, » il nous dépeint
Son fils, qui d'un air ingénu
Semble montrer son cœur à nu.
Quelquefois même il ne se contente pas d'être lourd, il devient étran-
gement incorrect. Dans sa traduction d'une des plus brûlantes hé-
roîdes d'Ovide (Bouhier a du goût pour les sujets d'amour) , il fait
parler Léandre, que la tempête retient loin de sa chère Héro , sur les
bords de l'Hellespont ; l'impatient amoureux envie le sort de ceux
qui, plus heureux que lui, ont pu traverser la mer, et dit d'une fa-
çon assez barbare :
O trop heureux Phryxus, dont le bélier agile
Te servit à passer cette mer indocile!
Quoique j'envierais peu cet utile secours,
Si la mer à mes bras laissait un libre cours.
Ce furent pourtant ces vers qui, au moins autant que ses disser-
tations savantes, lui ouvrirent les portes de l'Académie française. Il
y entra sans résistance, presque sans concurrence, dès qu'il en té-
moigna le désir, et l'Académie fut si heureuse de le recevoir qu'elle
oublia que ses fonctions le retenaient loin de Paris, ce qui était un.
cas d'exclusion qu'on appliquait rigoureusement à d'autres (1). Cet
(1) Bouhier fut élu à l'Académie française en 1727, à la place de Malézieu, un
homme d'esprit, qui était le Voiture de la petite cour de la duchesse du Maine. Son
discours de réception contient un éloge du jeune Louis XV, « dans le sein duquel le
ciel a versé les vertus les plus solides, » et surtout « d'heureuses dispositions pour la
piété. » Il fut remplacé par Voltaire, qui ne l'aimait pas, et qui, quand il fut reçu à
772 REVUE DES DEUX MONDES.
honneur, le plus grand que pût obtenir un homme de lettres, mit
le comble à la réputation de Bouhier. A Dijon surtout, où il con-
tinuait à résider, il fut l'objet de toute sorte d'hommages et de dis-
tinctions. 11 y vieillit au milieu de l'estime publique, recherché de
tout le monde pour les agrémens de son commerce, respecté de la
compagnie dont il faisait partie et qu'il honorait par sa grande re-
nommée, et ses collègues, quand ils prononçaient son nom dans les
cérémonies officielles, n'hésitaient pas, même en sa présence, à
l'appeler ouvertement « un grand homme. »
Tel fut le modèle que De Brosses eut devant les yeux dès sa jeu-
nesse et que de bonne heure il se proposa d'imiter. Bouhier avait
été surtout un érudit célèbre; c'est par l'érudition que De Brosses
voulut s'illustrer. Il quittait à peine le collège quand il fit choix du
travail auquel il résolut de consacrer sa vie. Il conçut l'idée de choi-
sir quelque grand écrivain de l'antiquité qui ne nous fût parvenu
qu'en débris et d'essayer de le compléter. « Pourquoi ne pas en-
treprendre, disait-il, sur les fragmens rassemblés d'un ancien his-
torien ce que d'industrieux artistes ont heureusement exécuté sur
des statues mutilées ? Nous sommes riches, peut-être plus que nous
ne croyons, en débris informes d'originaux perdus. Diodore, Plu-
tarque, Josèphe, Strabon, Pline, Athénée, Diogène Laërce, Clément
d'Alexandrie, Isidore, les grammaiiiens, etc., peuvent en fournir un
très grand nombre tirés des anciens historiens, poètes et philo-
sophes, dont les écrits subsistaient encore de leur temps; mais, tan-
dis que ces débris, ainsi désunis et dispersés, ne font presque au-
cun effet, il s'agirait de ranimer un peu la cendre des plus anciens
historiens ensevelis dans la nuit des temps, de mettre à part tout
ce qui appartient à chacun, d'en disposer les fragmens dans leur
ordre naturel, de les comparer soigneusement soit entre eux, soit
avec les histoires moins mutilées des mêmes faits, de les réunir
lorsqu'ils doivent se rejoindre, de remplir les intervalles, quand
cela est possible, par le narré que fournit un autre auteur ancien,
et d'éclaircir le surplus par de bonnes explications. » C'est le travail
qu'il entreprit sur Salluste. On sait que Salluste avait écrit, outre
le Catilina et le Jugurtha que nous avons conservés, une grande
histoire qui s'est presque entièrement perdue : De Brosses forma le
dessein de publier de nouveau l'œuvre entière du grand écrivain
de Rome. Il voulait donner des deux ouvrages qui subsistent des
éditions plus exactes et restituer celui que nous n'avons plus d'a-
sa place, parla de lui le moins qu'il put. Encore eut-il soin de faire remarquer, quand
il publia son discours, « qne les ouvrages de ce genre n'étaient d'ordinaire qu'un com-
pliment rempli de louanges rebattues et surchargé de l'éloge d'un prédécesseur qui se
trouve souvent être un homme très médiocre. »
UN GFxAND HOMME DE PROVINCE. 773
près les fragmens qui en restent. Son projet était tout à fait arrêté
et son travail en train lorsqu'il partit pour l'Italie. 11 allait y étudier
sur place tous les monumens antiques qui avaient quelque rapport
avec les faits racontés par Salluste. 11 voulait surtout rassembler,
autant qu'il le pourrait, les portraits des principaux personnages
dont il avait à parler. « Il me semble, disait-il très justement,
qu'un lecteur s'intéresse davantage aux gens qu'il connaît de vue. »
Il ne négligea pas non plus d'étudier tous les manuscrits de son au-
teur qui se trouvaient dans les bibliothèques italiennes. Il en vit de
ses yeux sept au Vatican et vingt à Florence. Il fit collationner par
des copistes fidèles ceux de Naples, de Venise, de Milan, u Enfin,
écrivait-il à ses amis en rentrant chez lui, vous pourrez vous vanter
d'avoir un Salluste vu et revu avec toutes les herbes de la Saint-
Jean. » Il semblait que l'œuvre était près d'être achevée, et pour-
tant il s'en occupa quarante ans encore. Il est vrai qu'il n'y tra-
vaillait pas toujours avec la même ardeur; pendant les années
heureuses que remplissaient le plaisir ou les affaires, le Salluste
se reposait; mais il s'empressait d'y revenir aux jours d'exil et de
solitude. En réalité, malgré beaucoup d'infidélités et d'intermit-
tences, il y songea toute sa vie. Dans le cours de cette longue pré-
paration, le plan et l'esprit du livre furent souvent modifiés. Ce
devait être d'abord un ouvrage d'érudition pure, et, pour en éloi-
gner les profanes. De Brosses s'était décidé, à l'écrire en latin. Puis,
à mesure qu'il voyait davantage le monde, ce monde léger du
xviii^ siècle où l'érudition n'était guère en honneur, le Salluste
s'humanisait et prenait un air moins sévère. Le latin était remplacé
par le français et la science émigrait de plus en plus dans les notes.
Il consentit enfin à le donner au public, mais seulement pendant la
dernière année de sa vie, et il s'y était pris si tard qu'il n'en put
achever lui-même l'impression. Il avait donné à cet essai de resti-
tution de l'œuvre perdue de Salluste le titre d'Histoire de la ré-
publique romaine pendant le cours du septième siècle.
III.
Il est aisé de comprendre pourquoi De Brosses a tant hésité dans
son âge mûr à terminer l'ouvrage commencé dans un élan de jeu-
nesse. Il avait reconnu sans doute la difficulté de la tâche qu'il
s'était imprudemment imposée. C'est toujours une entreprise déli-
cate de refaire l'œuvre d'un grand écrivain quand il n'en reste
que quelques débris, d'essayer de prendre ses sentimens et son lan-
gage, de se mettre à sa place et de parler en son nom; mais le pé-
ril est grand surtout quand cet écrivain est Salluste. Il n'y a per-
sonne peut-être dont on puisse moins deviner ce qu'il a dû penser
77Zi REVUE DES DEUX MONDES.
des événemens et des hommes. Ce devait être un esprit aigre, mal-
veillant, une âme inquiète et troublée, pleine d'obscurités et d'in-
décisions. Pour savoir en quelle disposition d'esprit il se trouvait,
lorsqu'à la fin de sa vie, définitivement éloigné de la politique,
il écrivit ses ouvrages, nous n'avons que ces fameux préambules
qu'il a mis en tête du Catilîna et du Jugurtha. Celui qui les lit ra-
pidement est tenté de n'y voir que des lieux-communs de morale;
mais on s'aperçoit, quand on regarde de près, qu'il est possible d'y
trouver l'expression de ses sentimens personnels. Il faut les étudier
avec soin et s'efforcer de les comprendre pour se rendre compte
des difficultés que De Brosses avait à vaincre et apprécier le succès
de son entreprise.
Ce qui se voit du premier coup, c'est que l'homme qui a écrit ces
grandes tirades philosophiques qui veulent être calmes et froides
n'est pas aussi détaché des choses humaines, aussi tranquille, aussi
heureux qu'il cherche à le paraître. Au milieu de cette grande exis-
tence qu'il s'est faite, et sous cet air de philosophie qu'il affecte de
prendre, on aperçoit qu'il est tourmenté de regrets et de souvenirs.
Il a éprouvé des mécomptes qu'il ne pardonne pas, il a participé à
des désordres qu'il voudrait faire oublier. Ses mécomptes sont ce
qu'il prend le moins la peine de dissimuler. On sait que sa vie poli-
tique avait été mêlée d'incidens fâcheux et éclat.ans. Entré dans les
affaires avec de grandes ambitions, le désir de se faire vite con-
naître et le besoin de s'enrichir, il rencontra en face de lui la vieille
noblesse, qui tenait les bonnes places et ne voulait pas les quitter.
Son intérêt fit ses convictions; il se tourna vers César, qui attirait à
lui les ambitieux et les mécontens. Ce parti du reste était celui de
la révolution et de l'avenir, et presque tous les jeunes gens, comme
c'est l'usage, se rangeaient de ce côté. Avec l'appui de cette jeu-
nesse remuante, Salluste parvint aux honneurs, il fut questeur et
tribun; mais, comme il avait pris part aux émeutes de la rue pen-
dant la lutte de Glodius et de Milon, le parti aristocratique, dans
un moment de réaction où il fut le maître, le fit chasser du sénat.
Il y rentra deux ans après, grâce au triomphe de César; il s'em-
pressa alors de se mettre aux ordres du dictateur et l'aida dans son
expédition d'Afrique : en échange il obtint la préture et le gouver-
nement de Numidie, mais il ne fut pas consul, et se retira fort mé-
content des affaires. La politique ne lui avait pas donné ce qu'il s'en
était promis ; aussi la traita-t-il avec le mépris qu'affectent pour
elle les ambitieux qu'elle a trompés. Il se moque cruellement de
ceux « qui trouvent qu'on ne peut mieux employer son temps qu'à
serrer la main des gens du peuple et à leur donner de bons dîners
pour gagner leurs votes. » Quant à lui, il se félicite de s'être tiré de
tous ces tracas et nous dépeint le bonheur dont il jouit dans cette
UN GRAND HOMME DE PROVINCE. 775
retraite sereine « où il commence enfin à vivre et à se posséder lui-
même; » mais ce qui prouve qu'il n'y était pas si heureux qu'il le dit,
et que son repos était souvent troublé de regrets, c'est l'amertume
des jugemens qu'il porte sur tout le monde. Il trouve son siècle un
des temps les plus misérables de l'histoire. Les partis qui se com-
battent lui paraissent tous injustes et violens, sans respect du droit,
sans souci du bien public; il comble l'aristocratie d'outrages : nous
n'en sommes pas surpris, il a passé sa vie à lutter contre elle; mais
il ne conserve aucune illusion non plus sur ce parti populaire qu'il
a si ardemment servi : il n'y voit qu'un amas de brouillons « qui
veulent tout changer pour être mieux, et qui, n'ayant rien à perdre,
n'hésitent pas à tout risquer. » Aucun des personnages importans
qu'il a connus n'échappe à sa mauvaise humeur. César lui-même,
à qui il doit tant, n'est pas tout à fait épargné. Il le met en ba-
lance avec Caton, c'est-à-dire avec l'homme du monde que César
détestait le plus, et laisse entre eux la première place incertaine ;
il lui reproche « ces espèces de gens » qu'il a introduits dans le
sénat (1), enfin il semble parler en termes peu flatteurs de son
pouvoir et de ses réformes, quand il dit : « Se faire par la violence
le maître des siens et de son pays, quelque bien qu'on puisse ac-
complir, c'est un vilain rôle. » Ne faut-il pas voir dans la sévérité
de ces jugemens le dépit d'une ambition trompée?
Salluste n'est pas seulement mécontent des autres ; on a lieu de
croire qu'il n'était pas non plus entièrement satisfait de lui-même.
Il a essayé rie s'excuser, ce qui prouve qu'il ne se sentait pas irré-
prochable. L'opinion de ses contemporains lui était contraire, peut-
être même le jugeait-on trop durement, comme il jugeait les au-
tres. Il ne faudrait pas pourtant céder trop vite au désir de le
réhabiliter; nous savons qu'au moins quelques-uns des reproches
qu'on lui faisait étaient fondés. Une indiscrétion du grave Varron
nous a conservé le récit d'une aventure légère qui ne prouve pas
en faveur de l'austérité de ses mœurs. Il était l'amant heureux
d'une grande dame, Fausta, fille de Sylla et femme de Milon, et,
quoiqu'il passât pour avoir l'habitude des bonnes fortunes et qu'il
s'en tirât d'ordinaire avec adresse, il se laissa surprendre un jour
par le mari. Milon, à qui la loi permettait de tuer son rival , se
contenta de le faire étriller d'importance {loris probe cœsum);
puis, après l'avoir bien rançonné, il le renvoya chez lui honteux et
ruiné. Voilà ce qu'il lui en coûta « pour avoir voulu se faire le
gendre d'un dictateur! » Nous savons encore qu'étant proconsul en
Numidie il ne se conduisit pas tout à fait à la satisfaction de ses
(1) Parmi ces gens se trouvait Salluste, que César avait ramené aussi dans le sénat;
mais il aurait voulu sans doute y rentrer seul, et les collègues qu'on lui donnait n'é-
taient pas de son goût.
776 REVUE DES DEUX MONDES.
administrés, puisqu'ils l'accusèrent à son retour d'avoir rudement
pillé la province, et qu'il ne fut absous que par la protection de
César. Pour se justifier de ses fautes, Salluste invoque la meilleure
excuse qu'il puisse alléguer. Il rappelle en quel temps le hasard
l'a fait naître et quelles compagnies il a fr.équentées dans sa jeu-
nesse. 11 a vécu au milieu d'une société corrompue « où la pudeur,
l'honnêteté, la vertu, étaient remplacées par l'audace, les profusions
et l'avidité ; » sans doute il n'a pas échappé tout à fait à la conta-
gion de ces vices, mais il lui semble, quand il se compare à ses
compagnons, qu'à tout prendre il valait mieux qu'eux. Il a pourtant
été jugé plus sévèrement que les autres; tandis qu'on est souvent
assez indulgent pour les Gœlius, les Gurion, les Dolabella, les An-
toine, on s'est montré pour lui sans pitié. D'où vient cette différence
qu'on a mise entre eux, et pourquoi ne les a-t-on pas traités tous
exactement d'après leurs mérites ? Je n'en vois qu'une raison : Sal-
luste, après une vie qui n'était pas exemplaire, s'est permis de prê-
cher la vertu; l'ancien amant de Fausta n'a pas craint de flétrir les
débauchés; le magistrat peu scrupuleux qui avait rapporté d'A-
frique des richesses scandaleuses a vanté les biens honorablement
acquis et proclamé d'un ton d'oracle « que la fortune est une chi-
mère, et que le sage n'en doit pas faire cas. » C'est ce contraste
d'une morale sévère et d'une conduite relâchée qui a indisposé
contre lui. On lui a naturellement appliqué les principes rigoureux
qu'il affichait : plus il était dur à tout le monde, plus on était tenté
de l'être pour lui.
Pourquoi donc a-t-il commis cette faute grossière de se faire à
contre-temps prédicateur de morale et de se donner un rôle qui lui
convenait si mal? C'est, je l'avoue, ce qu'il n'est pas aisé de com-
prendre. J'ai peine à croire, comme on le pense d'ordinaire, qu'il
voulait seulement tendre un piège à la postérité et qu'il espérait, au
moyen de quelques déclamations vagues, se faire passer pour un per-
sonnage austère. Un tel calcul serait peu digne d'un homme d'esprit
si perspicace, qui connaissait à fond le monde et sa malignité. Il
aurait été vraiment trop naïf, s'il avait cru qu'il pouvait si aisément
la désarmer et qu'il lui suffisait de quelques belles paroles pour
effacer le souvenir de tant de méchantes actions. Ce qu'il y a de
plus simple après tout, c'est de penser qu'il entrait peut-être dans
ces protestations de vertu plus de sincérité qu'on ne croit. L'époque
où les ouvrages de Salluste furent composés peut expliquer bien des
choses. C'est seulement à la fin de sa vie qu'il s'avisa d'écrire (1),
c'est-à-dire après les proscriptions et les guerres civiles, au nio-
(1) De Brosses s'est trompé quand il a cru que le Catilina avait pu ôtre écrit avant
le triomphe de César. Il n'est pas douteux qu'il n'ait été composé qu'après quo César
était mort et dans les derniers temps de la vie de Salluste.
UN GRAND HOMME DE PROVINCE. 777
ment où cette société, qui venait d'être agitée de secousses ter-
ribles, cherchait à se rasseoir. Nous connaissons par expérience ces
lendemains de crise, où l'effroi produit tant de conversions subites,
où l'on se jette les uns aux autres tant de reproches mérités, où
l'on est prêt à attaquer tout ce qu'on défendait la veille, où enfin,
après s'être si longtemps glorifié du chemin qu'on a fait, on sou-
haite avec tant de passion revenir d'où l'on est parti. A Rome aussi,
la haine du présent, la frayeur de l'avenir, firent naître un regret
ardent du passé. Jamais on n'a tant comblé d'éloges les vertus ré-
publicaines que depuis que la république n'existait plus. Ceux
même qui, comme Salluste, avaient aidé à la détruire, affectaient
de n'en parler jamais qu'avec attendrissement. C'est alors que com-
mence cette glorification des mœurs antiques qui va devenir le pro-
gramme de tous les hommes d'état de l'empire. Les ouvrages de
Salluste ont cet intérêt de nous faire savoir qu'aussitôt après les
effroyables désastres qui suivirent la mort de César, dès que l'opi-
nion publique put se faire entendre, elle proclama sans hésitation
que le remède à tous les maux c'était le retour aux vieux usages
et aux anciennes vertus. Salluste le dit avec tout le monde, comme
firent plus tard Auguste, Mécène, Horace et les autres écrivains de
ce siècle. Tous parlent de la même façon, sans paraître embarras-
sés le moins du monde du désaccord qui existait entre leur vie pas-
sée et leurs doctrines nouvelles. Aucun d'eux ne s'est mis en peine
de l'effet que pouvaient produire dans leur bouche ces grandes pro-
testations morales que leur conduite avait si souvent démenties, et
le fait est qu'en général on n'en a pas paru trop étonné. Salluste
est presque le seul chez qui ce contraste ait paru choquant, peut-
être parce qu'il était le premier et qu'avec le temps on s'y est ac-
coutumé. Quant à lui, il est possible qu'après avoir traversé ces
révolutions qui changent brusquement les hommes, et encore sous
le coup des événemens, il se soit laissé entraîner aux mouvemens ir-
résistibles de l'opinion publique et qu'il ait répété avec une certaine
sincérité ce qu'il entendait dire à tout le monde, ce qui semblait à
tous en ce moment une vérité banale, sans se demander si ce qui
pouvait convenir aux autres n'était pas déplacé dans sa bouche.
Ce qui est sûr, c'est que voilà une complication de plus intro-
duite dans cet esprit déjà si complexe; elle augmente encore la diffi-
culté de savoir de quelle façon il a dû raconter les événemens et
juger les hommes. Qu'on essaie de se figurer Salluste au moment
où, convaincu définitivement qu'il a manqué la gloire dans la poli-
tique, il se décide à la poursuivre dans la littérature; que de ten-
dances différentes qui le tirent en sens contraire, que d'incertitudes
dans ses jugemens, que de souvenirs amers qui aigrissent encore
ses haines, que de dépits cruels qui tempèrent ses admirations, que
778 REVUE DES DEUX MONDES.
de confusions et quelle lutte entre ses opinions anciennes et ses
sentimens nouveaux, que d'hommes enfm dans un seul homme ! Il
annonçait solennellement, au début de son Histoire, « que rien ne
l'avait détourné de la vérité. » Il se prétendait dégagé des partis
[liber apartibus); mais leur échappe-t-on tout à fait, même quand
on s'est séparé d'eux, et n'emporte-t-on pas toujours en les quit-
tant tout un fonds de préférences ou de haines obscures qu'on ne se
sait pas dans le cœur et qui influent sur les jugemens? Il n'est pas pos-
sible, quand on a fréquenté les hommes et pris part aux événemens,
d'en parler avec inditférence. Les vieilles querelles ne sont jamais
si bien apaisées qu'elles ne laissent un levain dans l'âme la plus
maîtresse d'elle-même, et, quelque affermi qu'on se croie dans ses
sentimens nouveaux, il arrive qu'à l'improviste les plus vieilles im-
pressions se réveillent. Quelle trace avaient laissée dans les œuvres
de Salluste ces souvenirs du passé? Gomment s'accommodaient en-
semble tant d'opinions et de tendances contraires? Par quelles insi-
nuations perfides, par quels demi-mots malveillans, par quelles ré-
ticences calculées se faisaient jour ces rancunes mal éteintes? Yoilà
ce qu'il n'est plus possible a'ijourd'hui de savoir. On nous dit que,
malgré ses protestations d'impartialité, il était trop sévère pour
Pompée, c'est ce qui n'est guère surprenant; mais qui sait si son
admiration pour César n'était pas mêlée aussi de quelques réserves?
Que disait-il de ces intrigues obscures dans lesquelles le grand dic-
tateur consuma sa jeunesse? Et Gicéron, dont il était l'ennemi, qu'il
a traité ailleurs avec une froide estime qui aurait assurément plus
irrité l'illustre orateur qu'une hostilité ouverte, comment racontait-
il sa première apparition au foiiim et ses débuts triomphans? De
quelle façon jugeait-il Mithridate, Spartacus, ces grands ennemis
de Rome qui arrêtèrent sa fortune, et jusqu'à quel point sa géné-
rosité naturelle parvenait-elle à l'emporter sur ses préjugés natio-
naux? On ne le saura jamais, je le répète, et aucun prodige de
divination ne peut nous l'apprendre. C'est ce qui rendait l'entreprise
de De Brosses impossible. Il a bien pu, par un effort prodigieux de
travail, recueillir chez les autres écrivains à peu près tous les faits
que V Histoire de Salluste devait contenir; il en a pour ainsi dire ré-
tabli la matière, mais il ne pouvait pas nous en rendre l'esprit; il
n'a pas retrouvé ce tour particulier de ses récits ni ces appré-
ciations pénétrantes sur les faits et sur les hommes qui sont en
réalité la vie d'un ouvrage. Pour remplacer ce qui n'existait plus,
ce qu'on ne pouvait se flatter de refaire, il ne s'est pas fié à lui-
même, il a emprunté les sentimens des autres historiens, d'Appien,
de Plutarque, essayant de les accorder quand ils ne s'entendent
pas, et prenant en toute chose l'opinion moyenne de l'antiquité; il
a dit des personnages dont il racontait l'histoire ce qu'un homme
UN GRAND HOMME DE PROVINCE. 779
ordinaire, avec un peu de sens, en pouvait dire. Peut-être était-il
difTicile de faire autrement; la faute consistait à mettre à cette
œuvre sage, mais terne, le grand nom de Salluste. C'est pres-
qu'une profanation d'attribuer à un génie si personnel, si original,
cette sagesse commune et ces jugemeiis vulgaires. Tel est le grand
défaut du livre de De Brosses; en réalité, cette histoire n'appartient
à personne. Nous venons de voir qu'elle n'est pas de Salluste, quoi-
qu'elle en porte le nom, et, comme, pour être Salluste, De Brosses
a négligé d'être lui-même, elle n'est pas de De Brosses non plus.
Il ne faudrait pas prétendre que, si l'ouvrage manque d'in-
térêt, ce soit uniquement la faute des événemens que l'auteur
avait à raconter. La période que Salluste a choisie pour sujet de ses
récits s'étend depuis la mort de Sylla jusqu'au moment où l'accord
entre César et Pompée rend le pouvoir à la démocratie. Assurément,
si on la compare aux temps qui précèdent et qui suivent, c'est-
à-dire au terrible duel entre Sylla et Marins et aux dernières luttes
de la république expirante, elle paraît moins animée et moins dra-
matique; elle ne manque pourtant pas d'importance, elle forme
un ensemble complet d'où ressort un grave enseignement. C'est
une histoire qu'on pourrait intituler : Comment les restaurations
échouent. Celle que Sylla avait entreprise semblait avoir toute
chance de réussir; elle était l'œuvre d'un politique profond, esprit
ferme et cœur froid, sans scrupule et sans pitié, prêt à tout faire
pour le succès. Il tenta d'arrêter la révolution par des moyens ré-
volutionnaires; ne pouvant espérer changer le parti qui lui était
contraire, il n'hésita pas à l'anéantir : il massacra les chefs, il ban-
nit les soldats et les dépouilla tous au profit des siens. Quand la
place fut nette et qu'il n'eut plus un seul ennemi sur le forum, pour
empêcher qu'il n'en pût renaître plus tard, il changea la constitu-
tion et abolit tous les privilèges que la démocratie avait obtenus en
quatre siècles de combats. Sylla sentait bien qu'il jouait la dernière
partie de la république; il avait tout fait pour la gagner, et cepen-
dant elle fut perdue, tant il est difficile de remonter le cours des
événemens et d'arrêter leur pente naturelle! Il ne lui servit de rien
de s'être donné tant de mal pour ne pas laisser d'ennemis après
lui; ce furent ses amis qui se chargèrent de détruire son œuvre.
Personne n'y travailla avec plus d'ardeur que ce Pompée, son meil-
leur général, auquel il ne savait rien refuser, dont il avait flatté
la vanité en lui donnant le nom de « grand » après sa première vic-
toire. Ce fut lui qui, en s'alliant aux restes de la démocratie vain-
cue, lui rendit l'audace de réclamer et la force de reconquérir les
privilèges qu'elle avait perdus. Voilà les événemens que racontait
Salluste et De Brosses après lui. Ils sont loin d'être, comme on voit,
dépourvus d'importance et d'intérêt; mais De Brosses n'a pas su
780 REVUE DES DEUX MONDES.
leur donner la vie, et si le récit qu'il en fait attache si peu le lec-
teur, s'il faut un effort pour achever son livre et s'il ne laisse aux
plus bienveillans, quand il est fini, que des sentimens de froide es-
time, il n'y a pas moyen de s'en prendre à d'autres que lui.
Il serait intéressant , parmi les défauts qu'on peut reprocher à
l'ouvrage, de chercher ceux qui lui viennent du milieu où l'auteur
a vécu. Il en est un qui m'a frappé plus que les autres et que je
veux signaler en finissant. Quoique la province ait l'œil sur Paris,
elle ne parvient pas toujours à régler son pas sur le sien. Elle est
sujette à marcher trop lentement ou trop vite : tantôt elle reste trp
fidèle aux modes anciennes, tantôt elle exagère les modes nou-
velles. Sa littérature , quand elle en fait, présente les mêmes ca-
ractères : tout en accueillant avec empressement les nouvelles opi-
nions, elle ne se détache pas aussi vite des autres, et, malgré le goût
qu'elle a pour le présent, elle ne perd pas tout à fait le souvenir
du passé. De là certaines indécisions qui surprennent : les écrivains
y sont souvent de deux époques à la fois et unissent les contraires.
La société que fréquentait De Brosses à Dijon paraît avoir offert de
ces contrastes. Il y régnait encore un air précieux qui semblait un
héritage des salons du xvii^ siècle. Les hommes s'y appelaient cou-
ramment entre eux : « monsieur le doux objet. » Les plaisanteries
y étaient souvent peu naturelles et cherchées; on en trouve dans
les lettres de De Brosses qui prouvent que ce monde appréciait en-
core les bons mots maniérés à la façon de Voiture, comme quand il
dit que la tour de Pise « affecte de petits airs penchés, » que les
Apennins qu'on traverse dans les états du pape sont a de bons pe-
tits diables d'Apennins, d'un commerce fort aisé, » mais qu'en re-
vanche ceux de Toscane sont plus difficiles à vivre, h qu'à les voir
de loin si bien élevés, on leur aurait cru plus d'éducation qu'ils
n'en ont, et qu'ils sont rustiques et sauvages au possible, » lorsque
enfin, à propos de la pluie dont il est inondé dans l'état de Luc-
ques, il fait cette réflexion : « je n'aurais jamais imaginé que dans
un si petit état il pût faire une si grande pluie ! » Voilà des plaisan-
teries qui retardent et dont Voltaire aurait dit, comme de celles de
Voiture : « C'est du rouge et du plâtre sur le visage d'une pou-
pée. » On ne parlait plus ainsi chez M'"^ Geoffrin ou chez M"'= de
L'Espinasse. Et cependant dans ces salons de petite ville, où se
conservaient quelques habitudes d'esprit de l'époque précédente,
le xviii^ siècle avait largement pénétré. On y tenait volontiers
des propos hardis et cyniques, on affectait d'y être léger et mo-
queur, on y riait de tout, et même des choses qu'au fond on res-
pectait, on y raillait les moines et les prêtres, et l'on entendait avec
le plus vif plaisir De Brosses dire du collège de la Propagande :
« On y engraisse des missionnaires pour donner à manger aux can-
UN GRAND HOMME DE PROVINCE. 781
nibales. C'est, ma foi, un excellent ragoût pour eux que deux pères
franciscains à la sauce rousse. Le capucin en daube se mange aussi
comme le renard, quand il a été gelé. »
Tout en écrivant ces légèretés, où se retrouve l'esprit du
xYiii^ siècle. De Brosses tenait par beaucoup de liens encore au
siècle précédent. Il a partout des accès de colère subite et des
pointes vives contre son époque. Il ne dit pas sans mauvaise humeur
(( que la méthode actuelle est d'appliquer à tout le ton philosophi-
que. )) Il ne peut s'empêcher de sourire quand il rappelle « que son
siècle se pique d'être le siècle de la philosophie et du bon goût; »
loin de partager l'enthousiasme que ses contemporains éprouvent
pour leur temps, il lui semble, ce qui est bien exagéré, « qu'on a
déjà fait quelques pas du côté de la barbarie. » Il est resté le par-
tisan passionné, exclusif, des grands écrivains de l'époque de
Louis XIV. Il ne souffre pas que Voltaire se permette « de dérober
à Corneille l'admiration publique dont il jouit, » et déclare « que la
réclamation nationale s'est prononcée contre cette injuste critique.»
Il a tenu aussi à venger la mémoire de l'illustre Saumaise contre les
dédains des ignorans, et à ce propos il a pris la défense des re-
cherches érudites, que personne n'estimait alors et dont il était à
la mode de se moquer; mais ici le courage l'abandonne vite, et
dans cette opposition aux goûts de son temps il n'ose pas aller jus-
qu'au bout. Sa résistance est mêlée de faiblesses et de concessions.
Quelle que soit la passion dont il est possédé pour les études d'éru-
dition, et quoiqu'il leur ait consacré sa vie, ce n'est en réalité qu'un
savant honteux qui cherche tous les moyens de se faire pardonner,
qui a peur d'être ridicule, qui abandonne lestement ses confrères,
et même au besoin se moque d'eux pour échapper lui-même aux
railleries dont ils sont l'objet. Il faut voir comme il parle « de ces
insipides grammairiens dont la lecture est tout à fait dégoûtante, »
et comme il s'excuse d'être forcé de les imiter. Il a même émis à
propos d'eux une théorie fort singulière, mais qui devait plaire aux
gens de son temps et de son monde : il a prétendu prouver qu'on
pouvait désormais se passer de leur travail et que leur œuvre était
achevée, a Disons vrai à cet égard : lors de la renaissance des lettres,
ils étaient nécessaires pour éclaircir, pour rectifier le texte obscur
et défiguré de tant d'excellens écrivains de l'antiquité. Ils nous en
ont rendu l'inteUigence aisée, et par là notre siècle, ennemi de la
peine, leur doit ce bon goût dont il se vante, et qu'il a formé par la
lecture facile des anciens auteurs classiques; mais aujourd'hui la
tâche des littérateurs de ce genre est à peu près remplie : on n'a plus
besoin d'eux, et on n'en fait plus de cas depuis que par leur travail
ils nous ont mis en état de nous en passer. » Voilà une assurance
782 REVUE DES DEUX MONDES.
bien surprenante chez un esprit si perspicace, et qui aurait dû voir
à certains indices qu'autour de lui la science était en train de se re-
nouveler et de se rajeunir. En 1770, quand De Brosses écrivait ces
paroles étranges, Anquetil-Duperron avait déjà rapporté en France
les livres sacrés des Persans; déjà les Anglais commençaient à étu-
dier les langues anciennes de l'Inde, et les résultats de ces pre-
mières études n'étaient pas restés étrangers à Voltaire, qui avait
vaguement pressenti que des lumières nouvelles nous arrivaient de
l'Orient. Pour nous en tenir à l'antiquité classique, n'est-il pas cu-
rieux qu'au moment où De Brosses déclare d'un ton si décidé que
tout est fini, tout recommence? Des découvertes importantes dont il
avait été témoin et qu'il a signalées le premier apportent des res-
sources nouvelles pour mieux connaître la vie antique et rétablir les
anciens textes dans leur intégrité. Il avait vu à Milan déchiffrer les
premiers palimpsestes; à Naples, il avait assisté aux premières
fouilles d'Herculanum. Est-il possible de comprendre qu'avec son
goût naturel pour l'érudition il n'ait pas prévu quelques-unes des
conséquences qu'allaient avoir ces grandes découvertes? Gomment
se fait-il que, malgré ses velléités d'indépendance, il ait laissé sur
lui tant de prise aux opinions de son temps, qu'il soit devenu in-
capable d'entrevoir et d'annoncer le grand avenir réservé à la
science?
Le séjour de la province, on le voit, ne lui a guère profité. Il n'a
pas suffi à le défendre de cette servitude des préjugés populaires à
laquelle il est si difficile d'échapper. De Brosses gronde quelquefois
son siècle, mais en somme il le subit ; il en accepte même les senti-
mens qui lui sont au fond le plus contraires. Son exemple est peu
favorable à ceux qui prétendent que, si les écrivains fuyaient Paris
et restaient chez eux, ils auraient plus de chance de conserver l'ori-
ginalité de leurs opinions et le tour naturel de leur esprit. Ce qui
lui manque le plus, c'est précisément d'être original et d'avoir une
façon de penser ou d'écrire qui lui soit propre. On a beau chercher
dans ses ouvrages, on ne voit pas quelles sont les qualités qu'il doit
au pays où il a voulu passer sa vie; il est possible au contraire de
signaler quelques défauts qu'il aurait peut-être évités, s'il avait écrit
dans un autre milieu, en sorte qu'au lieu de le féliciter de n'avoir
pas quitté sa province, je crois bien qu'il faut dire avec M. Ville-
main « qu'il lui a manqué de vivre à Paris. »
Gaston Boissier.
LA PHÉNICIE
DAPUES LES DERNIERES DECOUVERTES ARCHEOLOGIQUES
Ernest Reaan, Mission de Phénicie, 1 vol. in-4o de texte et 1 vol. ia-folio de planche*,
Paris 1874.
L'œuvre de l'homme est si vaine sur la terre, les monumens
qu'il élève pour l'éternité tombent si vite en poudre, les arts, les re-
ligions et les littératures, enfans de son génie, vivent si peu de
jours, que le voyageur qui parcourt aujourd'hui la côte syrienne du
Garmel à l'Oronte pour voir les lieux où furent Tyr, Sidon, Byblos,
Aradus, villes saintes où le monde se rendait en pèlerinage, reines
des mers aussi fières, aussi puissantes qu'Albion, ne retrouve ni
temples, ni cités, ni inscriptions antiques, rien que des débris
émiettés, des nécropoles violées et des cendres sans nom. C'est au
pays de Canaan que doit aller celui qui veut se donner le spectacle
de l'universelle caducité. Là, au pied des alpes fleuries qu'on
nomme le Liban, sur un sol arrosé par les plus belles eaux de la
terre, parmi les campagnes, les vergers, les jardins les plus déli-
cieux, sous les bénédictions du ciel, par les travaux de l'homme,
s'élevèrent les villes fortes des Hittites, des Âmorrhéens, des Gir-
gaséens, des Hivites; sur la côte, c'étaient les états des Sidoniens,
desGiblites, d'Arka, de Sinna, de Simyra et d'Hamath.
Les Cananéens habitaient-ils déjà le pays lorsqu'un pharaon de
la sixième dynastie, Papi, vingt-huit siècles avant notre ère, re-
poussa les tribus de la Syrie du sud? Au dire d'Ouna, qui conduisait
les armées d'Egypte, elles firent brèche dans des enceintes forti-
fiées, coupèrent les figuiers et les vignes, incendièrent des champs
de blé. C'est dans la même contrée qu'un peu plus tard, sous la
douzième dynastie, un transfuge égyptien vint à la cour du roi de
784 REVUE DES DEUX MONDES.
Tennou et reçut de ce chef un bon pays nommé Aa : a il a des figues
et du raisin, et produit plus de vin qu'il n'a d'eau. Le miel y est en
quantité, ainsi que les oliviers, les plantations et les arbres. » Yoilà
la terre de promission, arrosée de lait et de miel, où, plus de mille
ans après, les éclaireurs de Josué cueillirent les raisins, les figues et
les grenades qu'ils montrèrent aux Israélites. Un des bas-reliefs du
tombeau de Noumhotep, à Beni-Hassan, nous montre les costumes et
les armes de ces Sémites asiatiques à l'époque dont nous parlons,
sous la douzième dynastie : ils sont armés de lances et de haches de
bronze, d'arcs de grande dimension, de carquois portés au dos et de
massues, vêtus de tuniques descendant jusqu'aux genoux et laissant
les bras nus, ou de pagnes étroits bridant sur la hanche; les robes des
femmes tombent plus bas; elles sont chaussées de bottines rouges,
les hommes de sandales; les étoffes bariolées aux couleurs écla-
tantes ont de longues franges. L'un des Asiatiques joue en mar-
chant d'un instrument à cordes qui avait rappelé à Champollion les
lyres de vieux style grec. L'art de tisser et de teindre paraît donc
avoir été déjà fort avancé en dehors de l'Egypte à une époque
où les villes phéniciennes n'existaient pas ou n'étaient que de sim-
ples bourgades.
Les Cananéens, peuple au teint d'un brun rouge, que les Ioniens
devaient un jour pour cette raison appeler Phéniciens, avaient été
précédés par les Araméens dans les grandes migrations qui, du sud
au nord et de l'est à l'ouest, poussèrent les différentes familles sé-
mitiques de la Babylonie, où elles semblent avoir séjourné de longs
siècles, dans les diverses régions de la Syrie et de l'Asie-Mineure.
Les Hébreux à leur tour suivirent les Cananéens dans la vallée du
Jourdain, où déjà étaient parvenues des tribus de même sang. La
dernière migration fut celle des Assyriens. Tous ces peuples sémi-
tiques de l'Asie occidentale constituent un groupe nettement défini,
distinct à quelques égards, notamment quant à la langue et aux
idées religieuses, des Sémites de l'Arabie et de l'Ethiopie, bien
qu' Araméens, Cananéens, Hébreux et Assyriens soient tous sortis du
berceau de la race, l'Arabie centrale et septentrionale. Le Bas-Eu-
phrate, la Chaldée, Babylone et les vallées fertiles de la Mésopo-
tamie ont été la grande étape de ces peuples. Un événement in-
connu, quelque invasion étrangère sans doute, força les Cananéens
établis sur les bords et dans les îles du Golfe-Persique de venir
chercher une nouvelle patrie sur les côtes de la Méditerranée. Ils
retrouvèrent en Syrie les Araméens; nul doute que ces peuples, unis
aux Arabes et aux tribus issues de Tharé, l'ancêtre mythique des
Hébreux, n'aient envahi l'Egypte et dominé dans la vallée du Nil de
2200 à 1700 avant notre ère, c'est-à-dire pendant cinq siècles.
Si, avant cette invasion, les populations sémitiques de la Syrie
LA PHÉNICIE. 785
avaient eu déjà des rapports hostiles ou amicaux avec les Egyptiens,
la pénétration et le commerce des deux races devinrent bien plus
étroits durant la domination des Hyksos ou Hak-Sasu, c'est-à-dire
des clieiks de Sémites nomades. D'ailleurs, quoi qu'on en ait dit,
aucune antipathie insurmontable n'existait entre les deux peuples.
Sans parler des affinités linguistiques et religieuses, qui permet-
tent de considérer les Égyptiens comme des Protosémites, on re-
trouve partout, en Egypte et en Syrie, les marques de profondes
influences réciproques. Presque de tout temps il y a eu des Sémites
dans la Basse-Egypte : leurs descendans existent encore à l'orient
du Delta, sur les bords du lac Menzaleh. De tout temps aussi les
Égyptiens ont tenu en singulière estime les services des esclaves
sémites. Aux bazars de Memphis et de Thèbes, à côté du classique
« Syrien, » coureur et porteur de litière, on rencontrait des esclaves
de choix, des sujets rares et de haut goût, véritables objets de luxe.
Souvent l'habile Cananéen, d'esprit ingénieux et subtil, souple et
rampant devant le maître, dur et impitoyable aux serviteurs, faisait,
comme Joseph , un bon administrateur de domaines. Les dieux et
les déesses d'Aram, de Canaan, de Judée, d'Assyrie, étaient adorés
en Egypte comme le dieu Bas et la déesse Bast, divinité éponyme
de la ville de Bubast. Même influence des idiomes de Syrie sur la
langue des Égyptiens. De la xviii'^ à la xx^ dynastie, on relève des
mots sémitiques sur tous les documens écrits; les enfans dans la
maison, les fonctionnaires royaux à la cour, reçoivent des noms asia-
tiques. C'était le temps où, selon la piquante remarque de M. Mas-
pero, les raffinés de Thèbes et de Memphis trouvaient autant de
plaisir à sémitiser que nos élégans à semer la langue française de
mots anglais mal prononcés. Le commerce phénicien, le plus riche,
le plus varié, le plus étendu qui ait existé dans l'antiquité, approvi-
sionnait des denrées du monde entier les comptoirs des villes du
Delta. Dans les eaux orientales de la Méditerranée, on ne voyait que
vaisseaux phéniciens faisant voile pour l'Egypte et navires égyp-
tiens voguant vers Tyr, Sidon, Aradus.
Avant d'étudier, à la suite du dernier explorateur de la Phénicie,
M. Ernest Renan, ce qui reste aujourd'hui d'une des plus impor-
tantes familles de Canaan, il était nécessaire d'interroger les anti-
ques annales de l'Egypte, au moins pour les hautes époques, les
Phéniciens eux-mêmes ne nous ayant rien appris sur les origines
de leur nation, de leurs arts et de leurs religions. S'ils avaient écrit
leur histoire, comme on n'en saurait douter, car leur littérature
était des plus riches, rien n'en est venu jusqu'à nous en un texte
authentique. C'est dans quelques pages de deuxième et de troisième
main qu'on lit les fragtnens des annales de Ménandre d'Éphèse et
TOME XII. — 1875. so
786 REVUE DES DEUX MONDES.
de V Histoire phénicienne de Sanchoniathon. Quant aux mots mêmes
de la langue, les noms propres, les gloses, les légendes moné-
taires, des vers puniques du Pœnulus de Plante en ont seuls con-
servé un certain nombre, qu'augmentent chaque jour les décou-
vertes et le déchiffrement des textes épigraphiques. On en sait
assez pour reconnaître, avec quelques bons juges antiques, l'unité
fondamentale de la langue des Cananéens et des Hébreux. Ces deux
idiomes sémitiques dérivent d'une seule et même langue plus an-
cienne, appartenant au groupe des Sémites du nord : le phénicien et
l'hébreu sont sortis comme deux rameaux du vieux tronc cananéen.
A dire vrai, ce n'est qu'au temps du nouvel empire, sous la dix-
huitième dynastie, au xvii^ siècle avant notre ère, que la contrée
maritime de Kefa ou Kefta, la Phénicie, est expressément désignée
dans les textes hiéroglyphiques. Jusqu'à cette époque, les scribes
ne désignaient point les peuples par les noms qu'ils se donnaient
eux-mêmes : sous les Ramsès seulement la langue de l'Egypte
admit un certain nombre de ces noms d'origine étrangère. Et ce-
pendant Sidon était alors à l'apogée de sa puissance; reine des
villes phéniciennes de la côte, bien que vassale des Égyptiens, elle
fournissait à Thotmès III les flottes sur lesquelles ce pharaon, le plus
grand qui fut jamais, conquit Chypre et la Crète, les îles méridio-
nales de l'Archipel, les côtes de la Grèce et de l'Asie-Mineure. Les
Aradiens, rebelles endurcis, qui toujours ont formé un petit monde
à part en Phénicie, exportaient en Egypte des bois de construction,
comme plus tard les Tyriens à Jérusalem; ils fabriquaient des bar-
ques qu'on appelait « phéniciennes » aux bords du Nil. Dans les
peintures du tombeau deRekhraara, à Thèbes, où les chefs de la
Phénicie et des îles viennent apporter des présens à Thotmès III,
ce n'est plus deux bouquetins qu'ils offrent, comme au bas-relief
du tombeau de Noumhotep, ce sont de magnifiques vases de métal,
aux formes élégantes et puissantes, des colliers de grains oblongs
alternant avec de petits grains ronds, des pierres précieuses, de l'or
en anneaux, des parfums, des dents d'éléphant, bref tous les pro-
duits que l'opulente Sidon vendait au monde entier, et qui attes-
tent dès lors son commerce avec l'Inde, l'Arabie et l'Afrique.
LE PAÏS.
C'est par le nord que M. Renan commença les quatre campa-
gnes de fouilles dont la mission de Phénicie devait se composer. Ces
quatre grandes explorations, correspondant aux centres principaux
de la civilisation phénicienne, sont celles de Ruad (Aradus), de Gé-
beil (Byblos), de Saïda (Sidon) et de Sour (Tyr).
L'île de Ruad, qui porte encore comme au dixième chapitre de la
LA PHÉiMCIE. 787
Genèse son nom antique, et rappelle avec Tyr les deux plus anciens
sanctuaires de la patrie primitive des Cananéens sur le Golfe-Per-
sique, Tylos et Aradus, n'est qu'un écueil d'environ 800 mètres de
long sur 500 mètres de large: le roc est à vif dans la plus grande
partie. L'île est encore couverte d'habitations séparées par des
ruelles étroites comme au temps de Strabon; les maisons de la
cité insulaire y avaient alors un grand nombre d'étages. Ainsi
qu'aux jours lointains de la dix-huitième dynastie, les Aradiens
forment un petit monde à part, une population distincte à bien des
égards des autres populations de la Syrie, et comme une sorte de
république indépendante. Quand tous les rois de la terre et des îles
se courbaient sous la sandale des pharaons ou devant le sceptre
de fer des farouches conquérans d'Assour, les Cananéens d'Arad
inclinaient à peine leur nuque d'airain. Point de coalition contre les
grands empires dans laquelle ils ne soient entrés : avec les Roten-
nou sous Thotmès III, avec les peuples de la Syrie du nord, de
l'Asie-Mineure et des îles de la Grèce sous Ramsès II et sous Ram-
sès III; ils ne subirent pas plus docilement le joug des Salmanasar
et des Assour-ban-habal. Toujours vaincus, jamais domptés; tel de
leurs rois aima mieux se tuer de sa propre main que recevoir l'aman
du vainqueur. Ce rocher, battu des flots, a causé quelques heures
de déplaisir aux maîtres du monde, voilà tout. Les destinées histo-
riques de l'humanité n'en ont pas autrement souffert. Le manque
d'intelligence politique, le fanatisme et l'étroitesse d'esprit peuvent
servir de caractéristique au peuple d' Aradus et à quelques autres
familles sémitiques : Tyr et Jérusalem ont péri par le même vice.
Il semble que la bizarrerie des habitans, aujourd'hui exclusive-
ment musulmans, ait survécu à toutes les révolutions des empires.
La mission rencontra à Ruad des difficultés extraordinaires. Voici
ce que M. Renan raconte des dispositions des insulaires quand les
marins du Colhert débarquèrent pour procéder aux fouilles :
« Les jardins où nous devions faire des excavations, et dont les
propriétaires avaient déjà reçu un salaire, se trouvèrent fermés; les
possesseurs des inscriptions refusèrent de les laisser enlever. Tous
s'excusèrent en disant qu'ils avaient reçu défense, sous les menaces
les plus graves, de contribuer à nos travaux. Cette défense ne ve-
nait pas assurément de l'autorité turque, représentée à Ruad par
un infortuné mudhir qui n'a pas sous ses ordres un seul zaptié, et
qui d'ailleurs nous livnait tous ses pouvoirs avec une largeur pres-
que exagérée. On m'avoua enfin que la défense venait du bazar,
c'est-à-dire de quelques fanatiques. Ces insensés, groupés autour
de la mosquée et du bazar, font l'opinion ou plutôt la conduisent
par la crainte de l'incendie et de l'assassinat à tous les excès. Par
antipathie pour- la France et par suite de cette haine instinctive
788 REVDE DES DEUX MONDES.
pour la science qui est au fond de tout musulman, ils menaçaient,
après notre départ, des avanies les plus graves quiconque favorise-
rait en quoi que ce soit notre dessein. Un ouvrier dont nous eûmes
besoin nous avoua qu'il nous servirait volontiers, mais il deman-
dait qu'on lui donnât quelques coups devant la foule pour bien con-
stater qu'il ne nous obéissait que par nécessité. »
Les marins de Ruad sont en possession de tout le cabotage des
côtes voisines ; celles-ci, couvertes d'un vaste amas de ruines sur
une ligne continue de 3 ou iH lieues, sont désertes et malsaines : là,
pressées et nombreuses, étaient ces filles d'Arvad, Paltus, Balanée,
Carné, Enhydra, Marathus, Antaradus, où s'épanouissait tout ce qui
eût été trop à l'étroit dans l'île. De ces villes, Antaradus et Marathus,
aujourd'hui Tortose et Amrit, ont été déblayées par la mission et
ont livré des monumens d'un haut intérêt pour l'histoire de l'art et
de la civilisation arvadite. La plaine d' Amrit surtout offre l'aspect
d'une profonde désolation. Sur ce sol dénudé où perce le rocher
stérile, sur les bords solitaires du Nahr-Amrit et du Nahr-el-Kublé,
où le brigand Ansarié dresse sa tente, dans ces marais pestilentiels
où errent quelques troupeaux de buffles, les bourgeois opulens
d'Aradus avaient leurs maisons des champs, leurs exploitations agri-
coles, leurs fabriques, leurs magasins et leurs caveaux funéraires.
Byblos et toute la région du Liban qui domine la côte semblent
un autre monde. Le grand écrivain, dont le génie est fait de tris-
tesse sereine et de profonde sympathie, s'est ici senti tout péné-
tré de l'esprit des vieilles religions de Syrie, il a chanté ces alpes
riantes, fleuries et parfumées, pleines de grâce et de majesté, où
se dressaient les « hauts-lieux » à l'ombre séculaire des cèdres, des
pins et des cyprès, il a retrouvé sur la montagne et dans la vallée
les saints sépulcres d'Adonis, il a vu le sang du dieu rougir en-
core les eaux du fleuve sacré, il s'est livré au démon antique des
anciens cultes du Liban, aux émotions douces et tristes d'une mé-
lancolie pénétrante, il a connu la volupté des larmes qui débordent
du cœur aux heures d'enivrement mystique et de tendresse fu-
nèbre. « Le charme infini de la nature, dit M. Renan en parlant
du Liban, y conduit sans cesse à la pensée de la mort, conçue non
comme cruelle, mais comme une sorte d'attrait dangereux où l'on se
laisse aller et où l'on s'endort. Les émotions religieuses y flottent
ainsi entre la volupté, le sommeil et les larmes. Encore aujourd'hui
les hymnes syriaques que j'ai entendu chanter en l'honneur de la
Vierge sont une sorte de soupir larmoyant, un sanglot étrange. »
Si la nature est presque encore aujourd'hui ce qu'elle était au
temps où cette contrée était une terre sainte, visitée chaque année
par des pèlerins venus de tous les points de la terre, il n'en est pas
ainsi de la Gebal antique, que des légendes appellent la ville la plus
LA PHENICIE. 789
ancienne du inonde : Byblos a expié la supériorité de son caractère
presque exclusivement religieux. Gomme les autres villes de Ca-
naan, elle n'a pas seulement disparu sous l'action dissolvante de
l'hellénisme, par la conquête des musulmans et des croisés, par
l'effet du génie iconoclaste des habitans ou d'un goût récent, sou-
vent peu éclairé, pour les antiquités phéniciennes : Byblos a servi
de carrière pour les constructions modernes de Beyrouth ou d'Am-
schit, mais la vraie cause de son anéantissement a été le christia-
, nisme. C'est avec une sorte de fureur sacrée que les adorateurs de
Jésus ont porté le marteau sur les temples d'Adonis et de Baalath,
dont le culte avait refleuri avec un éclat incomparable au temps des
Antonins. Les colonnes des temples, toutes brisées sans exception
et brisées à dessein, se comptent encore par centaines. Il n'y a peut-
être pas d'exemple d'une antiquité aussi complètement broyée. On
sent que l'œuvre de destruction a été ici une œuvre pie et que la
religion seule pouvait faire de telles ruines.
En dépit d'une totale substitution de races, de langues et de re-
ligion qui a eu lieu dans cette partie de la Syrie, parmi les Maro-
nites, les Grecs, les Métualis, lesDruses, les Musulmans, les Arabes
et les Turcomans, on distingue encore les restes de l'ancienne race
libaniote et giblite, race vive, éveillée, bonne, sensuelle, qui par-
fois présente des types qu'on croirait d'un autre monde. « J'ai vu
une de ces femmes appartenant à une ancienne famille de la mon-
tagne, écrit M. Renan; on eût dit Jézabel ressuscitée. Quoique jeune,
elle était arrivée à une taille colossale. La beauté de ces femmes,
incomparable durant un an ou deux, tourne très vite à l'obésité et
à un développement de la gorge presque monstrueux. » Ces bonnes
et simples populations, par une illusion fort commune dans l'his-
toire, sont convaincues à un point qu'on ne saurait imaginer d'a-
voir été chrétiennes dès les temps apostoliques; toute conscience de
leurs vieux cultes nationaux s'est évanouie, et elles ne se doutent
même pas que leurs chapelles actuelles ont simplement succédé aux
temples antiques. Le fin et judicieux voyageur les observa à loisir
durant ses longues courses dans la montagne, alors qu'il copiait ces
innombrables inscriptions d'Adrien semées dans toute la région du
Haut-Liban, entre le Sannin et le col des cèdres, ainsi que dans la
région moyenne de Toula jusqu'à Sémar-Gébeil. Bien que l'exis-
tence de ces inscriptions ait été connue de quelques voyageurs an-
térieurs, le curieux problème épigraphique qu'elles posent était
presque resté inaperçu. Elles consistent toutes en la mention de
l'empereur Adrien, imperalor Iladrianus Augustus, suivie de for-
mules qui varient, mais dont voici la plus fréquente : arborum gê-
nera IV cetera privala. Dans quelle intention ces textes ont-ils été
gravés, au nombre d'au moins huit cents, tantôt sur les sommets les
790 REVUE DES DEUX MONDES.
plus élevés, où la neige dure jusqu'au mois de juin et où ne pous-
sent que des buissons rampans, tantôt parmi des rochers à pic pres-
que inaccessibles, dans des grottes où, comme celle d'Ayyoub, on
ne parvient qu'en s'aidant des arbustes suspendus au-dessus du
fleuve Adonis? Faut-il y voir un règlement affiché en quelque sorte
dans cette région du Liban, couverte d'arbres à l'époque romaine,
et par lequel on faisait la distinction des essences réservées à l'état
et de celles abandonnées aux coupes des particuliers? Un texte de
Végèce dit expressément que quatre essences sont propres à con-
struire les navires : le cyprès, le pin, le mélèze et le sapin; voilà les
arborum IV gênera qui étaient réservés pour la flotte romaine.
Toute la vallée du fleuve Adonis (Nahr-Ibrahim), avec ses monu-
mens du culte antique des adonies, est peut-être le coin du monde
où la poésie de la nature s'unit de la façon la plus extraordinaire à
la poésie de la religion et du passé. Point de terre sainte plus ro-
mantique que cette vallée, « si bien faite pour pleurer. » Masch-
naka, où se trouvait un des tombeaux d'Adonis, est environnée de
montagnes aux contours étranges, dominées à l'horizon par les som-
mets neigeux d'Aphaca. De l'autre côté du fleuve, au monument
de Ghineh, dont les sculptures rappellent le drame divin de la mort
d'Adonis et des pleurs de Vénus, on a devant soi le Djebel-Mousa,
« hérissé de forêts et encore peuplé de bêtes fauves. » Le plus cé-
lèbre des sanctuaires de la déesse de Byblos, celui d'Aphaca, au-
jourd'hui Afka, est à la source même du fleuve, qui sort d'un vaste
cirque de rochers et se précipite, de cascades en cascades, parmi
des noyers gigantesques, à d'effrayantes profondeurs. « L'enivrante
et bizarre nature qui se déploie à ces hauteurs, dit M. Renan, ex-
plique que l'homme, dans ce monde fantastique, ait donné cours à
tous ses rêves. »
A quelques heures de Beyrouth et de sa forêt de pins, d'où la
ville, ce semble, tire son nom, on arrive devant une ville mo-
derne construite de débris antiques : c'est Sidon, aujourd'hui Saïda,
« le premier-né » de Canaan. Comme toutes les anciennes cités
de la Phénicie, — Tyr, Byblos, Botrys, Acre, Jaffa, — elle se
présente de loin en promontoire. Les ports phéniciens étaient de
préférence situés sur des caps. « Il semble qu'on recherchait plu-
tôt des reconnaissances susceptibles d'être vues de loin que de
vrais abris. La navigation d'alors consistait à voguer de cap en cap;
le soir, on tirait la barque sur la grève. La Phénicie n'a vraiment
qu'un seul mouillage, qui est Ruad. Ce que les Phéniciens recher-
chaient dans leurs ports, c'était le voisinage d'une île, ainsi qu'on
le voit à Aradus, à Tripoli, à Sidon, à Tyr, et jusqu'à un certain
point à Byblos, » N'était sa nécropole et ses jardins, mine iné-
puisable de petits objets antiques , Sidon ne présenterait presque
LA. PHÉNICIE. 791
plus aucun vestige de son passé phénicien. Cette fidèle vassale des
Thotmès et des Ramsès, dominatrice des cités de Canaan, des îles
et des rivages de la Méditerranée du xvii« au xiii"' siècle, cette mère
vénérée de la civilisation de l'Occident, ce grand entrepôt où s'en-
tassaient les produits et les marchandises de l'Inde, de la Bactriane,
de la Chaldée, de l'Arabie, des régions du Caucase, de l'Afrique,
de l'Espagne et des îles de l'Étain, — fut trop souvent ruinée et
mis@ à sac par les pirates d'Ascalon, par les Sin-akhé-irib et les
Assour-akhé-idin, même par un pharaon, Ouhabrâ, pour qu'on s'é-
tonne qu'elle n'ait point survécu à la conquête musulmane et à la
civilisation moderne. Il est remarquable que la plupart de ces maux
furent attirés par un manque de tact politique qui surprend chez
des armateurs et des négocians aussi avisés que les Sidoniens. Pour
ne point payer au grand empire de la vallée du Tigre et de l'Eu-
phrate un misérable tribut, des rois comme Loulii et Abdimilikouth
ont causé la ruine de leur patrie , les massacres des fauiilles nobles
sidoniennes, la transportation en masse des habitans en Assyrie que
remplacèrent des colons venus de la Chaldée et de la Susiane.
Aujourd'hui c'est l'élément musulman dans toute sa sécheresse
qui domine à Saïda. Et pourtant, ici comme à Byblos, la vieille po-
pulation indigène a encore une gaîté, une élégance, une légèreté
tout antiques: dans les rues, on rencontre des enfans du type égyp-
tien le plus pur, gracieux et doux; mais la gloire de Saïda, ce sont
ses jardins. Nulle part peut-être, si ce n'est à Damas, ce paradis
dont les visions poursuivent jusqu'au désert le maigre Arabe no-
made, on ne voit tant d'arbres chargés de grenades, d'oranges, de
figues, d'amandes, de citrons, de prunes, de poires, d'abricots, de
pêches, de cerises et de bananes. Ainsi qu'aux jours anciens, Sidon
est toujours « Sidon la fleurie. »
Le site de Tyr, avec sa chaussée construite par Alexandre, a
rappelé à M. Renan Saint-Malo, et son sillon. Ce qui reste des ruines
de cette ville bâtie avec des ruines est l'ouvrage des croisés et des
Sarrasins. Autant vaudrait chercher à Marseille la cité primitive des
Phocéens que prétendre retrouver à Sour l'immense ruche indus-
trielle qui bourdonna quelque temps sur ce rocher, puis s'est tue
pour l'éternité. Héritière de Sidon détruite au xiii^ siècle par les
Philistins, Tyr continua dans le monde la mission civilisatrice de la
cité « mère en Canaan; » elle acheva la colonisation des côtes et des
îles de l'Occident; mille ans et plus avant notre ère, au temps où le
roi Hiram était l'allié et l'ami de Salomon, avec ses sanctuaires re-
construits, ses ports magnifiques, son palais royal, ses arsenaux, ses
agrandissemens, elle était sans conteste une des plus opulentes villes
de l'univers. Ce n'est pas qu'elle fût grande, cette Tyr insulaire, qui,
comme Aradus, déborda sur la côte voisine où s'éleva une autre
792 REVUE DES DEUX MONDES.
Tyr, une Tyr continentale (Palétyr). Il n'y eut jamais plus de
25,000 habitans dans cette métropole commerciale du monde entier.
Les maisons, entassées les unes sur les autres, n'étaient ni moins
hautes ni moins enchevêtrées que celles de la Rome des césars; Stra-
bon parle avec étonnement du nombre des étages. Ainsi que le re-
marque M. Renan, la place occupée par chaque individu dans une
ville antique était beaucoup moindre qu'aujourd'hui. Chaque année,
à l'époque des pèlerinages, les Tyriens, venus de tous les points de
la terre pour visiter le temple de Melkarth, se pressaient dans les
rues étroites et populeuses, infectées par l'odeur des teintureries de
pourpre, avant d'affluer dans les enceintes, les cours et les porti-
ques du sanctuaire. Au temps même de sa plus grande prospérité,
Tyr livrait en tribut aux monarques d'Assyrie de l'or, de l'étain, du
bronze, des étoffes teintes de pourpre et de safran, du bois de san-
tal et de l'ébène. Les armateurs, les manufacturiers, les marchands,
pour avares et âpres au gain qu'ils aient été, n'en goûtaient pas
moins le repos à certains jours, dans leurs belles villas de la côte,
au milieu de leurs exploitations agricoles, à l'ombre des vignes et
des figuiers, où volontiers ils se faisaient enterrer. Plus tard la cité
oublia les saines traditions politiques qu'elle avait reçues de Sidon;
en proie à d'épouvantables guerres civiles, à des révolutions de pa-
lais et de harem et finalement à une démagogie sauvage, Tyr per-
dit le sentiment des réalités, refusa le tribut séculaire aux maîtres
du monde, et se fit assiéger, ruiner, détruire pierre à pierre par
Salmanasar V, Saryoukin, Sin-akhé-irib, Assour-ban-habal, Nabou-
koudour-oussour, Alexandre de Macédoine.
Qu'importe que cette île ait résisté treize ans ou treize mois aux
blocus, et que parfois ses flottes aient coulé bas quelques navires de
Byblos ou de Sidon montés par des Assyriens? Vaincue d'avance,
Tyr provoquait follement le destin. Qu'aurait gagné le monde à sa
victoire? Mais Tyr ne s'appartenait plus depuis longtemps; les mer-
cenaires et les esclaves, cent fois plus nombreux que les citoyens,
étaient les maîtres véritables de la cité de Melkarth. Aux heures
troubles de la rébellion ou de quelque danger public, les Libyens et
les Lydiens, les marins du port, parcouraient les rues en armes, tan-
dis que des fabriques, des usines et des comptoirs sortaient, comme
des fourmilières, de noires multitudes d'esclaves éternellement en
guerre contre le genre humain. Cette tourbe sans nom, conduite par
quelques fanatiques, ne se souciait certes pas de la puissance mari-
time, coloniale et commerciale de Tyr : elle bravait l'Assyrien comme
elle eût fait Baal lui-même, avec le cynisme des populaces, avec
cette insouciance hébétée, ce rictus sardonique, qu'on prend par-
fois pour de l'héroïsme et qui n'est que de l'inconscience obtuse ou
de la frénésie de meurtre et d'incendie. Ces sortes de folies terribles
LA PHÉNICIE. 793
sévissent comme des épidémies, à certains momens de l'histoire,
dans tous les grands centres de population industrielle. C'est que
le prolétaire et l'esclave font peu de cas de cette vie et applaudis-
sent volontiers à toutes les ruines. Après la prise de Tyr par le hé-
ros macédonien , tout ce qui n'avait pas été tué l'ut vendu ; des
30,000 individus exposés sur les marchés d'esclaves, la plupart
appartenaient déjà à cette classe de misérables; au lieu de travailler
dans les teintureries ou clans les verreries de Tyr, ils servirent des
marchands du Pirée ou des potiers de Gorinthe. S'ils n'avaient rien
gagné, ils ne perdaient rien, et il y avait toujours dans le monde
une grande ville de moins.
II. — l'aut.
Rechercher les monumens, les objets d'art, les inscriptions que
ces villes en poudre peuvent avoir conservés, telle était la tâche
difficile de la mission. Ce n'est pas que la Phénicie tienne une
grande place dans l'histoire de l'art. Si par ce mot on entend une
manière propre de réaliser dans une certaine mesure l'idéal esthé-
tique d'une race d'après un type fixé une fois pour toutes et selon
des lois de développement organique, comme l'art égyptien, l'art
assyrien ou l'art grec, on peut affirmer hardiment qu'il n'y a point
d'art phénicien. Ainsi que les nations vouées au commerce et à
l'industrie, les Phéniciens n'ont jamais vu dans l'art que l'utile et
l'agréable; ils ne l'ont point distingué de la mode. Pendant mille
ans, de l'invasion des Hyksos dans la Basse-Egypte jusqu'à la
xx^ dynastie et bien plus tard encore, les ouvriers cananéens allè-
rent à l'école des fils de Misraïm. Ce n'est point seulement sous le
rapport politique et religieux que la Phénicie des Thotmès et des
Ramsès fut une province de l'Egypte : c'est aussi sous celui de
l'art. Les symboles et les formes de l'architecture phénicienne ont
été importés des bords du Nil avec le costume et les rites funéraires.
Quand les durs conquérans de Ninive, de Babylone et de Suse ré-
pandirent jusqu'en Syrie et en Asie-Mineure la civilisation chaldéo-
assyrienne, Tyr et Sidon sacrifièrent aux modes asiatiques. Dès ZiOO,
avant Alexandre, l'art grec a déjà conquis toute la Phénicie. Puis
vient l'époque romaine, et au ii^ et au iii'^ siècle le pays se couvre
de monumens conformes au goût du temps. Les temples du Liban
en particulier, les sanctuaires vénérés d'Adonis et de Baalath, fu-
rent tous rebâtis en style grec ou gréco-romain. Rien ne montre
mieux que ces éternelles variations du goût et de la mode l'absence
complète d'un art indigène. M. Renan en a très judicieusement fait
la remarque, l'Egypte n'adopta jamais les ordres grecs. Si les
temples et les monumens des cités phéniciennes avaient été coni-
79Zi REVUE DES DEUX MONDES.
parables à ceux des acropoles de l'Hellade, ils auraient résisté à
l'envahissement des modes étrangères.
L'infériorité absolue des Phéniciens dans les choses de l'art est
aujourd'hui démontrée. La population de la côte de Syrie, émi-
nemment douée pour le commerce, est encore la moins artiste du
monde. Il semble étrange de refuser tout génie propre en architec-
ture au peuple qui a peut-être le plus contribué à répandre dans
toute l'Asie occidentale et en Grèce les procédés de l'art de con-
struire. Si c'est à l'Assyrie, par l'intermédiaire de l'Asie-Mineure,
que les Hellènes, en particulier les Ioniens, doivent les premiers
modèles de cet art, il serait injuste d'oublier ce que les vieilles
écoles doriennes ont reçu des Phéniciens. Et cependant il est cer-
tain que, lorsque Hirara envoyait des maçons et des fondeurs à
Jérusalem pour y élever un temple, c'était là une entreprise in-
dustrielle et commerciale au moins autant que politique. Le fa-
meux temple hébreu fut construit sur le modèle des sanctuaires de
l'Egypte uniquement parce que le style égyptien était alors à la
mode, et que les ingénieurs cananéens n'en connaissaient point
d'autre. Leur science n'était pas moins un objet d'exportation
que l'industrie de leurs ouvriers, les belles pierres toutes taillées,
les poutres colossales, les colonnes de bronze avec leurs chapiteaux,
les bois précieux et les plaques de métal. D'ailleurs aucun souci de
la beauté ni de la durée : les calculs étroits et intéressés de l'indus-
trie, la lésinerie sur le choix des matériaux, le manque de sincé-
rité, la recherche de l'effet et de l'ostentation; voilà ce qui expHque
que le peuple qui a le plus construit n'a pas laissé debout un seul
monument. De même le peuple qui a inventé notre écriture et l'a
« exportée » dans le monde entier est de tous celui qui a le moins
écrit pour la postérité.
A dire le vrai, le génie de l'homme n'est pas tout dans la créa-
tion de l'œuvre d'art; la nature des matériaux décide souvent des
formes et de la destinée de l'œuvre, a La destinée de la Grèce, en
fait d'art, dit M. Renan, était écrite dans sa géologie. » Il en fut
ainsi pour la Phénicie; le calcaire de la côte de Syrie, composé de
particules très inégalement résistantes, d'un aspect rugueux et gra-
nuleux, ne comportait pas les fines ciselures des marbres de la
Grèce. Aussi ne se peut -il rien imaginer de plus contraire au
principe du style hellénique, la colonne, que le principe même de
l'architecture phénicienne, le roc taillé et le monolithisme. Les ha-
bitations primitives des Cananéens de Syrie ont été des trous natu-
rels, des cavernes plus ou moins façonnées et dégrossies par des
ouvriers qui tiraient parti des creux et des saillies du rocher. De
même, quand plus tard les maçons de Byblos ou d'Aradus élevè-
rent de vastes murs aux assises colossales, les blocs énormes sor-
LA PHÉNICIE. 795
talent tout faits de la carrière et s'imposaient en quelque sorte à
l'architecte; loin de subordonner les matériaux à l'œuvre, c'est
l'œuvre qui, conçue sans idéal, se modifiait avec la pierre. L'archi-
tecture sur le roc vif qu'on rencontre à chaque pas en Phénicie, à
Jérusalem, en Lycie, en Phrygie, est demeurée presque étrangère
aux Hellènes. Il en faut dire autant des revôtemens et des placages
en bois et en métal qui dissimulaient l'œuvre même de l'architecte,
l'ordonnance, la taille et les joints des matériaux, à tel point que
la plus haute marque de magnificence dans un édifice était que « la
pierre ne s'y vît nulle part » (I Rois, vi, 18).
Il faut que les constructeurs phéniciens aient mis beaucoup de
négligence ou bien peu de prévoyance dans leurs monumens pour
qu'il n'en subsiste presque rien. Nous n'avons garde d'oublier que,
durant les époques grecque, romaine, byzantine, musulmane, la
population très dense de la Syrie n'a cessé d'y bâtir, c'est-à-dire de
débiter en moellons les gros blocs des anciens édifices, devenus de
véritables carrières; nous savons quelles gigantesques murailles
de pierres les templiers, les hospitaliers, l'ordre teutonique, en
ont tirées; nous reconnaissons que le christianisme a démoli les
temples (1), que l'islamisme a brisé les statues, et que la race ac-
tuelle, chrétienne ou musulmane, n'est pas moins iconoclaste d'in-
stinct. Enfin nous constatons, avec tous les voyageurs, les ravages ef-
froyables des chercheurs de trésors. Malgré tout, nous estimons avec
M. Renan que, quand même l'art grec se fût trouvé dans des condi-
tions semblables, le génie grec se décèlerait encore. Les véritables
causes de cette caducité sont ailleurs. Si l'architecture est le crité-
rium le plus sûr de l'honnêteté, du sérieux, du jugeaient d'une na-
tion, si l'historien peut juger les peuples et les époques par la soli-
dité et la beauté des édifices qu'ils ont laissés, c'est seulement par
le défaut de ces qualités chez les Phéniciens qu'on peut s'expliquer
le néant de leur œuvre d'architecture. « Condamnation éternelle du
moyen âge et des temps modernes ! s'écrie M. Renan avec une admi-
rable éloquence, qui n'a vu, il y a quelques années, en passant sur
le pont Royal, ces honteux murs des Tuileries, formés de deuxrevê-
temens menteurs, dissimulant un ignoble blocage composé de boue
et de gravois? Et nos constructions du moyen âge! quel manque
de soin et de jugement! Quand on a la volonté de bâtir un temple
digne de la Divinité, comment se contenter d'aussi misérables ma-
tériaux? Aucune pierre du Parthénon n'a moins de la taille voulue
par sa situation; toutes, même celles qu'on ne voit pas, sont du
marbre le plus parfait. Et quel soin dans le détail! Pour le gothi-
(1) Un tableau excellent de la destruction des temples du Liban a été tracé par
M. Amédce Thierry, d'après Jean Chrysostome, dans la Revue du 15 juin 1869 et du
l*"^ janvier 1870.
796 REVUE DES DEUX MONDES.
que, le détail n'a rien de précieux; pour l'artiste grec, chaque
détail a sa valeur et exigeait un ouvrier excellent. Ce sont des
merveilles à leur manière que les tombeaux musulmans et les
mosquées du Caire; le dessin en est admirable, le plan sur le pa-
pier semble tout de génie; dix ou vingt ans, elles ont été char-
mantes, autant qu'un crépissage et un visage fardé peuvent être
charmans : aujoui-d'hui ce sont de sales ruines, un amas de pou-
tres, de lattes et de torchis, trahissant les voleries de l'entrepre-
neur, l'esprit superficiel du constructeur. Dans mille ans, elles
n'existeront pas plus qu'il n'existera une église gothique, et, dans
mille ans, le Parthénon, les temples de Pœstum, si on ne les dé-
molit pas, seront dans l'état où ils sont aujourd'hui. En art comme
en littérature, comme en religion, comme en politique, la maxime
(( malheur aux vaincus! » est vraie au bout de plusieurs siècles.
Pour durer, il faut être vrai; ce que le temps renverse a toujours
en son principe quelque chose de défectueux. »
Quelque pauvre et chétive que soit l'archéologie phénicienne, elle
existe pourtant; une vue d'ensemble sur les monumens et sur les
objets d'art décrits dans la Mission de Phénicic, tout en soumettant
à une sorte de vérification expérimentale les idées générales qui
précèdent, permettra d'acquérir une notion plus exacte de ce qu'a
été cette manière d'art, issu du troglodytisme, essentiellement imi-
tateur et avant tout industriel.
L'île de Ruad a livré quelques spécimens curieux de l'art arva-
dite antérieur à l'époque grecque. Ces objets, éminemment phéni-
ciens, sont un mélange d'élémens égyptiens et assyriens ou persans.
On remarque entre autres deux dalles d'albâtre : l'une représente
un sphinx ailé, coiffé du pschent, sans doute un roi d'Aradus, l'autre
deux griffons affrontés, appuyés contre une sorte de plante sacrée.
D'autres objets, une statuette naophore égyptienne de l'époque saïte
(analogue à celle trouvée à Byblos), avec inscription hiéroglyphique,
et un fragment de basalte également couvert d'écriture égyptienne,
ont été apportés tout faits des bords du Nil, comme le célèbre sar-
cophage du roi de Sidon Eschmounazar; mais à l'ouest et au sud
de l'île se dressent encore les restes les plus grandioses et les plus
authentiques de l'ancienne Phénicie; une partie du mur qui cei-
gnait autrefois toute l'île domine à pic une eau profonde : ce sont
des blocs quadrangulaires de 3 mètres de hauteur sur Zr ou 5 mè-
tres de long, inégaux, superposés assez irrégulièrement, sans ci-
ment, de petites i)ierres fermant les vides et opérant les jointemens.
« L'idée dominante des constructeurs a été d'utiliser le mieux
possible les beaux blocs. Apporté sur place de la carrière voisine,
le bloc a en quelque sorte commandé sa place. On lui a fait le
lit le plus avantageux sans lui demander aucun sacrifice de sa
LA PHENICIE. 797
masse, et l'on a fermé autour de lui avec de moindres matériaux. »
Même principe de construction à Amrit, ville foncièrement cana-
néenne, « trésor des monumens phéniciens. » L'édifice appelé avec
raison par les gens du pays El-Maabed, « le temple, » est le plus
ancien et presque le seul sanctuaire qui subsiste de la race sémi-
tique. Ni à Paphos, ni à Malte, ni à l'ancienne Gaulos, on ne pé-
nètre si bien dans les habitudes du culte syro-phénicien. Au milieu
d'une vaste cour carrée, évidée dans le rocher, s'élève sur un cube
de pierre une sorte de tabernacle ou cella fermée de trois côtés;
une énorme dalle monolithe, en forme de toit, fait saillie sur le de-
vant et était probablement soutenue par des colonnes de métal.
Des banquettes régnent de chaque côté de la chambre; divers trous
carrés, des rainures, semblent avoir été destinés à recevoir soit la
base d'une colonne en bois, soit un candélabre, soit une tringle le
long de laquelle courait une courtine destinée à cacher l'intérieur
du sanctuaire et les objets sacrés qui s'y trouvaient, — peut-être
les stèles ou plaques de métal sur lesquelles étaient écrites les lois
religieuses, les tables de la loi. « Je suppose, en tout cas, écrit
M. Renan, que ces sortes de cellœ s'appelaient chez les Phéniciens,
de même que chez les Hébreux, théba, « arche, » d'autant plus que
ce mot paraît, ainsi que l'objet lui-même, d'origine égyptienne. »
La Kaaba de La Mecque est également un édifice de forme cubique.
Les parois du rocher qui sert de base au Maabcd sont rongées au
tiers inférieur, à la manière des pierres qui ont longtemps séjourné
dans l'eau. Une source s'échappe encore de l'enceinte. On n'en sau-
rait douter : cette cour était un vaste bassin, un lac sacré, et
l'arche, le saint des saints, surgissait des eaux. Depuis Pococke, ii
n'est plus permis d'hésiter sur l'aspect tout égyptien de ce temple
phénicien.
JNon moins égyptiens sont les débris de deux autres petits temples
ou naos peu éloignés l'un de l'autre que M. Renan a découverts sous
des buissons épais, dans un marais de lauriers-roses situé près de la
source appelée Aïn-el-IJayât, « la Fontaine des serpens. » Ces
deux naos, portés chacun sur un bloc cubique, posé lui-même sur
une assise en retraite, s'élevaient au-dessus de l'eau; des deux côtés
de l'un et de l'autre sanctuaire, on voit encore la trace de petits es-
caliers extérieurs conduisant à la plate-forme. L'une des cellce, tout
à fait monolithe, était couronnée d'une belle frise composée d'une
série d'uraeus (1) ; à la voûte étaient sculptées deux vastes paires
d'ailes, faisant saillir à leur centre, l'une peut-être la tête d'un
aigle, l'autre un globe entouré d'aspics et muni d'une queue d'oi-
(1) Cf., p. 366-367, un très curieux petit objet, vraiment phénicien, de tous points
analogue, trouvé à Saïda.
798 REVUE DES DEUX MONDES.
seau de proie. Un excellent dessin de M. Thobois, attaché à la mis-
sion en qualité d'architecte, présente une restauration de cet édifice
où il n'est entré aucun élément conjectural. M. E. Lockroy, dont le
crayon vigoureux a dessiné aussi pour la mission plus d'un site et
plus d'un monument, a vu en Egypte, à Philœ, un naos absolument
semblable.
Amrit possède encore sur son sol plusieurs pyramides sépulcrales
qu'on aperçoit au loin de la haute mer. Les gens du pays appellent
ces monumens El Awâmid-el-Meghâzil , « les colonnes-fuseaux; »
tous s'élèvent au-dessus de caveaux funéraires déblayés par la mis-
sion, ils sont placés à quelques mètres de l'entrée et de l'escalier par
lequel on descend dans les chambres à fours. La nécropole de l'an-
tique Marathus comptait sans doute bien d'autres meghâzil, M. Re-
nan y voit ces horahoth, ces pyramides fastueuses qu'à l'époque
où le poème de Job fut écrit les riches avaient accoutumé de faire
dresser sur leurs tombes. L'un de ces monumens consiste en un
soubassement rond, flanqué de quatre lions d'un grand effet, mais
grossièrement sculptés, et d'un cylindre surmonté d'un hémisphère
constituant un monolithe de 7 mètres de haut; deux couronnes sail-
lantes, formées de grands denticules et de découpures pyramidales
à gradins, entourent le cylindre. Ce motif très ancien, dont l'usage
se conserva surtout à Byblos jusqu'à la fin du paganisme, est imité
des tours crénelées des remparts assyriens : tout le monde l'a pu
voir au Louvre dans les fragmens des bas -reliefs du palais de
Koyoundjik. Les autres meghâzil sont terminés, non par une demi-
sphère, mais par de véritables petites pyramides; de même pour
l'énorme mausolée d' Amrit nommé Burdj-cl-Bezzâk, a la tour du
Limaçon, » qui n'est plus qu'un cube surmonté d'une corniche,
construit par assises horizontales, sans ciment, en pierres de cinq
mètres au moins.
A Byblos, l'ancienne Gebal cananéenne, M. Renan, guidé par un
sentiment très sûr de l'emplacement où devaient avoir été situés les
grands sanctuaires de cette ville, fit ouvrir une tranchée sur la col-
line que laisse à sa gauche le voyageur venant de Beyrouth, en
quittant le bord de la mer et en s'avançant vers le khan de la petite
ville actuelle. Les fouilles confirmèrent au-delà de tout espoir les
prévisions de l'éminent antiquaire. Elles mirent à découvert une
construction carrée en pierres colossales, un chapiteau en dehors
du style classique, trois dalles d'albâtre où l'on remarque l'orne-
ment à gradins d'origine assyrienne, et surtout un fragment de bas-
relief représentant un lion aux formes d'une puissance extraordi-
naire, aux muscles saillans, et qu'on dirait détaché des murailles
de quelque palais de Ninive. Non loin de là fut trouvé un bloc cal-
caire orné d'un bas-relief qui a nécessairement décoré un édifice
LA PIIENICIE. 799
d'une grande dimension : on y voit un roi, l'urœus dressé sur le
front, recevant l'accolade d'une Isis ou d'une Hathor coiffée du
disque lunaire et des cornes de vache; de l'inscription hiérogly-
phique égyptienne qui accompagnait ces sculptures, un seul mot est
venu jusqu'à nous : « éternellement. » La finesse du contour et la
suprême élégance du dessin portaient M. de Rougé à voir en ce mo-
nument une œuvre de l'époque des Saïtes.
Le chef de la mission n'a jamais hésité sur la nature de l'édifice
dont on venait d'exhumer ces ruines : là était le grand temple de la
cité sainte, le sanctuaire de Baalath et d'Adonis, que les pèlerins
apercevaient de la mer et où se passaient les cérémonies et les spec-
tacles des adonies. Peut-être la figure de cet édifice nous a-t-elle
été conservée sur deux monnaies frappées sous Macrin, où se lit le
nom de la « sainte Byblos. » La construction en pierres énormes
dont nous avons parlé aurait été le socle de la pyramide représentée
sur les monnaies, entourée de colonnes, rattachée à une vaste cour
sacrée et à un temple aux assises colossales. Ce qui ne permet plus
aucun doute sur la justesse de cette intuition, c'est la découverte
qu'on a faite naguère devant une maison dont l'endroit est indiqué,
sur la planche xix de la Mission, comme présentant des « vestiges
de constructions anciennes. » Je veux parler de la stèle phénicienne
de Yehawmelek, roi de Gebal, et des deux lions de style archaïque
trouvés auprès; cette pierre a sûrement appartenu au grand
temple de la déesse de Byblos. Le registre supérieur nous montre,
gravée au trait, une déesse assise sur un trône, la longue robe col-
lante, les cheveux retenus sur le front par un bandeau, la tète
coiffée du disque solaire flanqué de deux cornes de vache, posé sur
un oiseau à la queue déployée sur la nuque et la tête dressée sur
son front; la main droite, levée, s'ouvre pour protéger ou bénir; la
gauche tient un long sceptre de papyrus. C'est le costume, l'atti-
tude, les attributs d'une Isis-Hathor. Le style et le procédé sont
égyptiens. Un personnage vêtu comme un roi de Perse, le roi phé-
nicien Yehawmelek, la barbe longue et frisée, la tiare basse et cy-
lindrique, la longue tunique relevée dans la ceinture, ainsi qu'aux
bas-reliefs de Persépolis, se tient debout devant la déesse et lui
offre une libation. Le disque égyptien, aux ailes inclinées, surmonte
cette stèle; le globe solaire et les deux urœus étaient en métal;
on le reconnaît encore aux traces des clous et à l'encastrement pri-
mitif. Le registre inférieur, dont une cassure ancienne a fait dispa-
raître en partie les six dernières lignes, se compose d'une inscrip-
tion phénicienne de quinze lignes.
Si ce texte épigraphique, presque aussi célèbre aujourd'hui que
ceux de la stèle de Méscha et de l'inscription funéraire d'Eschmou-
nazar, n'a pas été rendu à la lumière par la mission, c'est qu'il était
800 REVUE DES DEUX MONDES.
presque engagé sous une maison particulière à laquelle on ne pou-
vait toucher. En plantant quelques arbres devant l'entrée de sa mai-
son, le paysan qui l'habite, un musulman, découvrit une sorte de
porte : au seuil se dressait la stèle entre deux lions, la gueule ou-
verte. Lions et stèle ont été tirés des carrières de calcaire qui avoi-
sinent l'antique Byblos. De là les grandes difficultés de lecture que
présente ce texte assez fruste. M. le comte de Vogué, le premier qui
ait lu les parties essentielles de l'inscription, en a souvent triom-
phé de la manière la plus heureuse. Depuis, ce texte a servi aux
leçons d'épigraphie sémitique du cours de M. Renan au Collège de
France; voici la traduction du savant professeur :
(( C'est moi, Yehawnjelek, roi de Gebal, fils de leharbaal, petit-fils
d'Adommelek, roi de Gebal, que la dameBaalath Gebal, la reine, a faiî
(roi) sur Gebal.
« J'invoque ma dame Baalath Gebal (car elle m'a toujours exaucé),
et j'offre à ma dame Baalath Gebal cet autel de bronze qui est dans
(l'atrium), et la porte d'or qui est en face de (l'entrée), et l'uraeus d'or
qui est au milieu du (pyramidion) placé au-dessus de ladite porte d'or.
Ce portique, avec ses colonnes et les (chapiteaux) qui sont sur elles, et
avec sa toiture, c'est aussi moi, Yehawmelek, roi de Gebal, qui l'ai fait
pour ma dame Baalath Gebal, conformément à l'invocation que je lui ai
faite, car elle a écouté ma voix, et elle m'a fait du bien.
« Que Baalath Gebal bénisse Yehawmelek, roi de Gebal; qu'elle le
fasse vivre, qu'elle prolonge ses jours et ses années sur Gebal, car c'est
un roi juste, et que la dame Baalath Gebal lui donne faveur aux yeux
des dieux et devant le peuple de cette terre, et la faveur du peuple de
cette terre (sera toujours avec lui).
(c Tout homme de race royale ou simple particulier qui se permettra
de faire un ouvrage quelconque sur cet autel d'airain, et sur cette porte
d'or, et sur ce portique où moi, Yehawmelek... et de faire cet ouvrage
soit... soit... et sur ce lieu-ci... que la dame Baalath Gebal maudisse
cet homme-là et sa postérité. »
Ce n'est pas le lieu d'insister sur les mots nouveaux, les formes
grammaticales et les particularités épigraphiques que présente ce
texte. De toutes les inscriptions phéniciennes, aucune ne se rap-
proche plus de l'hébreu. Peut-être faut-il y voir la confirmation
d'une hypothèse de Movers, l'illustre auteur des Phéniciens, hypo-
thèse adoptée par le savant géographe Karl Ritter, d'après laquelle
les Giblites auraient formé, au milieu des autres populations phé-
niciennes, un petit monde à part, plus analogue que le reste des
Cananéens avec le peuple juif. La paléographie seule assigne à
cette stèle une date comprise entre le vi'' et le iv^ siècle. Les trois
rois de Byblos dont ce monument nous fait connaître les noms ap-
LA l'IlKNICIE. 801
partenaient à une de ces petites dynasties locales qui, sous la su-
zeraineté des rois de Perse, comme sous la domination des pha-
raons d'Egypte ou des monarques assyriens, continuèrent de régner
sur l'antique cité phénicienne. La numismatique et surtout la na-
ture des sculptures de la stèle, où les élémens égyptiens et perses
sont évidens, peuvent aider à résoudre le problème. En eiïet, les
noms des derniers rois de Byblos conservés sur les monnaies sont
ceux des Og, des Azbaal, des Aïnel; celui-ci ayant été détrôné par
Alexandre, les dynastes de la stèle de Byblos sont antérieurs : c'est
donc à une époque encore voisine de la domination égyptienne,
bien que postérieure à la conquête de Cyrus, c'est-à-dire dans la
première moitié du v^ siècle, qu'il convient de les placer.
La seconde phrase de l'inscription de Yehawmelek fournit quel-
ques indications précieuses sur la disposition même du grand temple
de la déesse de Byblos. Rapprochées des figures des monnaies frap-
pées sous Macrin, elles permettent de se représenter assez nette-
ment l'économie du sanctuaire. L'édifice dominait la ville et s'a-
percevait sans doute de la mer. Le sanctuaire même était précédé
ou entouré d'une enceinte sacrée, au milieu de laquelle était un
autel de bronze; on y avait accès par une porte d'or accompagnée
de portiques à colonnes; une petite pyramide s'élevait au-dessus
de la porte d'or. Des portes d'or, c'est-à-dire en bois doré, brillaient
aussi à l'entrée du parvis du temple d'Hiérapolis, si bien décrit
par l'auteur de la Déesse syrienne. Le fauve éclat de l'or resplen-
dissait partout, aux voûtes du sanctuaire comme sur les symboles
et les vêtemens des dieux ; enfin il est fait mention d'un grand au-
tel d'airain qui s'élevait au dehors.
Dans la région du Liban au-dessus de Byblos et dans la vallée du
fleuve Adonis, les monumens qui subsistent sont de basse et de très
basse époque; tout est du style grec et romain des premiers siècles
de notre ère; le grec et le latin sont aussi les langues épigraphiques
du Liban. A Maschnaka, une cour sacrée où se voient les débris
d'un édicule aux chapiteaux corinthiens demeuré inachevé semble
avoir été un des « tombeaux d'Adonis. » Les sculptures taillées dans
le roc, d'un caractère évidemment religieux, de Irapta, de Masch-
naka, de Ghineh, sont tout aussi modernes. Celle de Irapta, sans
doute plus ancienne, représente un sacrifice: la beauté des atti-
tudes, la noble simplicité des draperies, étonnent et charment un
moment; mais je ne sais rien de moins propre à entretenir l'illusion
sur les vieux cultes du Liban qu'une Baaiath en pleurs dans une
cella d'ordre ionique et un Adonis costumé en empereur romain.
A Sidon, comme à Tyr, ce n'est plus sur le sol, c'est au sein de
la terre qu'il faut rechercher quelques vestiges de leur passé phé-
TOMB XII. — 1875. 51
802 REVUE DES DEUX MONDES.
nicien. Nous ne pouvons insister sur les petits objets, scarabées,
statuettes, amulettes, bijoux, presque tous de provenance égyp-
tienne, exhumés des jardins de Saïda. De très bonne heure, avant
Alexandre même (dès ZiOO à peu près), Sidon s'hellénisa. Elle eut
des rois philhellènes. Ses bourgeois opulens voulaient reposer après
leur vie dans des grottes champêtres, aux murs couverts de fines et
élégantes peintures, retraçant, comme à la nécropole de Halalié,
parmi les oiseaux et les fleurs, le gracieux mythe de Psyché (1), Au
iii^ et au 11^ siècle, des Sidoniens prirent part aux concours et aux
jeux de la Grèce. L'un d'eux, Diotime, vainqueur à Némée, avait
voulu transmettre à la postérité sa statue et son éloge : celui-ci
seul a été retrouvé dans un jardin de Saïda gravé en dialecte do-
rien sur un beau bloc de marbre des îles grecques. M. Egger, qui,
par son profond savoir d'antiquaire et de philologue, a tant contri-
bué à la publication et à l'interprétation des textes grecs de la
Mission de Phénicie, a restitué avec M. Miller l'inscription métri-
que de Diotime ; on peut la traduire ainsi :
(( Le jour où dans les stades argoliques les braves se sont disputé la
victoire de la course des chars, ce jour, Diotime, la terre phoronide t'a
décerné un bel honneur, et tu as ceint des couronnes immortelles^ car,
le premier de tes compatriotes, tu as remporté de l'Hellade dans la mai-
son des nobles Agénorides la gloire hippique. La sainte ville de Thèbes
cadméide ?e réjouit aussi en voyant sa métropole illustrée par des vic-
toires. La ville de Sidon célébrera des fêtes en l'honneur de ton père
Dionysios, parce que l'Hellade a fait retentir cette clameur éclatante :
« ce n'est pas seulement par tes navires aux flancs recourbés que tu
excelles, tu remportes aussi des victoires avec les chars attelés. »
Peu de textes, il le faut reconnaître, donneraient autant à réflé-
chir. Ce pastiche de commande, mais non sans agrément, montre à
quel point était déjà avancé au iii« siècle le mélange de races et
d'idées d'où devait sortir, avec l'adoption des modes et des arts de
la Grèce en Phénicie, le syncrétisme historique et religieux du livre
de Sanchoniaihon. Tout en rappelant fièrement son titre de métro-
pole de l'Hellade, prétention assez justifiée, mais non comme l'en-
tend Diotime, la Phénicie met désormais sa gloire à se rattacher aux
traditions grecques. Le sculpteur Timocharis d'Éleutherna, qui a
signé le bloc de marbre, paraît s'être établi à Rhodes : c'est en
cette île sans doute, où de si bonne heure les Cananéens s'étaient
établis avec leurs dieux, que l'épigramme fut composée par quelque
poète de profession. Si l'on songe que les Phéniciens étaient les
(1) Mission, p. 395; cf. ce que M. Renan rapporte dos jolies chambres peintes dô
Néby-Younès, p. 510.
LA PHÉNICIE. 803
frères de ces Juifs de Jérusalem qui ne comprirent jamais rien à la
culture hellénique, et qui se détournaient avec horreur des palestres
et des gymnases grecs du grand-prêtre Jason (i), on admirera la
souplesse du génie de Canaan, cette merveilleuse puissance d'adap-
tation aux temps et aux milieux que seuls les Israélites exilés et
dispersés par le monde devaient un jour surpasser.
La Sidon souterraine, je veux dire l'immense nécropole de la ville
où fut trouvé en 1855 , dans la « caverne d'Apollon , » Mughnret
Abloun, le sarcophage d'Eschmounazar, a livré quelques beaux
monumens funéraires. Les tombeaux sont les meilleurs legs archéo-
logiques laissés par les Phéniciens. Le tombeau est la « maison éter-
nelle » des peuples sémitiques. Ce ne sont pas seulement les Égyp-
tiens qui parlaient ainsi, le mot se lit dans un auteur hébreu (2).
Les Cananéens enterrèrent d'abord leurs morts dans des cavernes
naturelles; plus tard, ils creusèrent dans le roc des caveaux rectan-
gulaires, à form.e de puits, qui s'ouvraient latéralement sur des
chambres sépulcrales : ce type est certainement le plus ancien, il
est tout égyptien. Le cadavre était de même traité selon les prati-
ques des bords du Nil : l'usage de mettre des feuilles d'or à toutes
les ouvertures du corps, surtout aux yeux, paraît aussi avoir été
général en Phénicie. La bouche toujours béante du puits où l'on
descendait le cadavre est cette gueule dévorante, insatiable, du
schéôl, qui faisait dire aux Hébreux pour signifier la mort : « la
bouche du puits l'a dévoré. » De lourdes dalles recouvertes de terre
végétale fermaient le puits à une certaine hauteur. Couché dans
son sarcophage, seul en sa chambre sépulcrale plongeant aux en-
trailles de la terre, le mort reposait pour l'éternité. Peut-être un
édicule s'élevait-il, ainsi qu'en Egypte, sur les caveaux à puits; les
caveaux à escaliers, moins anciens, avaient au-dessus, comme à
Amrit, des pyramides ou meghâzil.
Dans la caverne d'Apollon, on rapprocha les curieux fragmens
d'un sarcophage à tête sculptée qui, au lieu d'être comme d'ordi-
naire une gaîne surmontée d'une tête, rappelle par le travail des
bras, des mains et de la draperie, les procédés de sculpture de l'art
assyrien et de l'art grec archaïque. Deux sarcophages phéniciens
trouvés près de Palerme au xvii^ et au xviii*' siècle ressemblent
presque de tous points à celui de Sidon : ils ont du moins pu échap-
per à la funèbre industrie des spoliateurs de sépultures, qui ne
fleurit pas moins chez les chrétiens actuels de Syrie que dans la
vieille Egypte pharaonique. A la lettre, on ne retire plus des nécro-
poles un sarcophage qui n'ait été violé; le couvercle est-il trop
(1) II Makk., IV, 14-15.
(2) Ecclésiaste, xii, 7.
SOIl BEVUE DES DEUX MONDES.
lourd, les voleurs percent la cuve et ramènent avec un crochet les
objets qui s'y trouvent, — petites idoles de travail égyptien, œil
symbolique, bijoux, mouches d'or, feuilles d'or en forme de lu-
nettes, etc. Le plus ancien d'entre les sarcophages à gaîne et à tête
sculptée exhumés de la nécropole de Saïda et rapportés par la mis-
sion est une vraie momie de marbre , aux formes trapues et apla-
ties, « où l'on croit par momens voir encore sourire une bonne figure
juive de nos jours. » Aurait-on là enfin un monument cananéen
d'une haute antiquité? Bien qu'essentiellement phéniciens, ces sar-
cophages anthropoïdes sont imités de l'Egypte; il convient donc,
pour en déterminer la date, de les rapprocher de leurs types. In-
terrogé par M. Renan, M. Mariette a répondu que ces sarcophages
sidoniens, y compris celui d'Eschmounazar, apporté d'Egypte tout
taillé, ne remontent pas plus haut que la xxvi^ dynastie, et partant
sont contemporains de la dynastie saïte. Si le plus archaïque de ces
sarcophages est peut-être de l'an 800 ou 900 avant notre ère, les
autres ne sont guère antérieurs au ii'' siècle; l'art grec avait défini-
tivement triomphé en Syrie, et l'on s'en aperçoit à la sculpture des
têtes déjà presqu'en ronde bosse. Les sarcophages phéniciens sont
des copies en marbre des cercueils en bois des momies égyptiennes.
Il faut se les représenter également couverts de peintures. La forme
était empruntée à l'Egypte, la matière aux îles de la Grèce, car le
marbre ne se rencontre pas en Syrie. Point d'inscriptions; qui les
aurait été lire au fond des puits? Hors de Phénicie, les Phéniciens
écrivaient volontiers sur les cippes funéraires qu'ils trouvaient en
usage : Athènes et le Pirée ont donné jusqu'ici plus d'épitaphes
phéniciennes que tout le pays de Canaan. Ainsi, même en sa nécro-
pole, l'antique Sidon a péri ou se dérobe avec mystère. Aux hommes
de notre âge, elle ne livre que quelques débris des époques assy-
rienne, persane et gréco-romaine. Déjà, en ces siècles qui nous pa-
raissent si lointains, elle avait vécu et n'était plus qu'un vain nom.
Dans la plaine de Tyr, le déblaiement du « tombeau d'Hiram, »
Kabr-Hiram, a été complet : il est demeuré aussi muet que les né-
cropoles tyriennes de Maschouk et d'El-Anwatiw. Ce n'est certes
pas un monument phénicien que la mosaïque dite de Kabr-Hiram,
œuvre de la seconde moitié du ii^ siècle avant notre ère, décou-
verte sur l'emplacement d'une petite église byzantine consacrée à
saint Christophe; le dessin en est excellent, les couleurs délicates
et riches, encore que l'exécution soit défectueuse et grossière. Si
nous mentionnons ce beau pavé, c'est que le dallage en mosaïque,
très ancien chez les Hébreux, paraît avoir été un art d'origine ty-
rienne. Au Ouadi-Aschour, près de l'antique Cana, on voit la plus
importante sculpture sur le roc qu'il y ait dans tout le pays de Tyr :
c'est une cella située au-dessous d'une grande caverne taillée; les
LA PHENICIE. 805
personnages sculptés sont coiffés du pschent et le globe ailé do-
mine cette œuvre égypto-phénicienne. L'une des grottes voisines
du village métuali de Vastha, outre des graffiti, quelques lettres
phéniciennes et certains signes dont nous parlerons, contient une
inscription grecque votive du iii^ siècle avant notre ère. Le décret
de Diotime n'ayant pas été gravé en Phénicie, ce texte reste le plus
ancien spécimen connu de lettres grecques tracées en Phénicie.
Les ruines d'Oum-el-Awamid, « la mère des colonnes, » avaient
éveillé dans l'esprit du chef de la mission de grandes et hardies es-
pérances qui peut-être ne se sont pas toutes réalisées. Certes les
débris de cette Laodicée grecque, qui s'appela sans doute à l'ori-
gine « ville des Tyriens, » appartiennent bien à l'époque achéménide
ou à l'époque hellénique : ils sont vierges, en tout cas, de la lour-
deur et de la banalité de l'époque romaine. Quand la Syrie devint
province romaine, cette ville n'était déjà plus. Les têtes et quelques
poitrines ou croupes de sphinx qu'on y a trouvées rappellent à M. Re-
nan les sphinx de l'allée du Sérapéum de Mempbis, qui sont du temps
de Psammétique. On connaît désormais la forme particulière que
ces animaux fantastiques, désignés sous le nom de cherub, avaient
prise en Phénicie. La construction égyptienne du centre de la ville
paraît à l'auteur le plus vieux monument d'Oum-el-Awamid. Il ne
la tient pas toutefois pour un témoin de l'époque d'Hiram, non plus
que pour une œuvre postérieure au temps d'Alexandre; elle lui pa-
raît contemporaine de la domination perse. Les trois inscriptions
phéniciennes qui furent découvertes à Oum-el-Awamid sont au-
jourd'hui célèbres. La première, qui est de l'an 132 avant notre
ère, atteste que sous les successeurs d'Alexandre les vieux cultes
nationaux étaient conservés et que l'idiome de Canaan était encore
très pur, sans influence sensible de l'araméen. "Voici quelle serait,
selon M. Renan, la traduction de cette inscription : « Au seigneur
Raal des cieux, vœu fait par Abdélim, fils de Mattan, fils d'Abdélim,
fils de Baalschamar, dans le district de Laodicée. J'ai construit cette
porte et les bal tans qui sont à l'entrée de la cella de ma maison sé-
pulcrale, l'an 280 du maître des rois, l'an 1Z|3 du peuple de Tyr,
pour qu'ils me soient en souvenir et en bonne renommée, sous les
pieds de mon seigneur Baal des cieux, pour l'éternité. Qu'il me bé-
nisse ! » La seconde inscription est fort courte; la troisième se lit
sur un segment de gnomon dédié à un dieu (1).
Bien qu'elle existe, l'épigraphie sémitique de la Phénicie n'est
guère plus riche, on le voit, que l'archéologie. Les monumens pu-
blics, les tombeaux, les sarcophages les plus grandioses de Tyr et de
Sidon, paraissent être restés anépigraphes jusqu'à l'époque grecque;
(1) On doit à M. le colonel Lausscdat une savante restitution de cet instrument.
806 REVUE DES DEUX MONDES.
cette circonstance peut même servir de critérium à Tantiquaire.
Les Cananéens et les Hébreux n'ont beaucoup écrit que sur les
pierres précieuses. La Bible ne mentionne pas une seule inscrip-
tion, et, n'était les stèles de Méscha et de Yehawmelek, on eût pu
douter que l'épigraphie fût dans l'usage de ces peuples. L'inscrip-
tion et le sarcophage d'Eschmounazar demeuraient à bon droit une
exception; en tout cas, le tour gauche, pénible, fastidieux de ce
texte témoignait assez que les Sicloniens n'avaient point l'habitude
d'écrire sur la pierre. Les inscriptions lapidaires en Phénicie ne da-
tent presque toutes que de l'époque romaine. De toute antiquité,
les Sémites de Canaan ont écrit sur des plaques de métal; ainsi le
fameux traité conclu entre le prince syrien de Khêta et Ramsès II
avait été gravé sur une lame d'argent. Aux époques phénicienne et
persane, ce fut aussi sur des plaques de métal qu'on grava les trai-
tés publics, les tahularia ou recueils d'archives, les lois reli-
gieuses, les rituels, les enseignemens sacrés et les tarifs des tem-
ples (1). Les cadres où étaient placées les inscriptions et les traces
des moyens employés pour les fixer se voient encore, par exemple
sur les jambages des portes des temples. Or c'est un axiome en ar-
chéologie que les inscriptions sur métal, toutes choses égales, ont
infiniment moins de chance de durée que les autres. La matière sur
laquelle elles sont gravées explique assez qu'on les recherche pour
les fondre. La Phénicie était le dernier pays du monde qui pût faire
exception à cette loi.
Si l'âme des vieilles populations de Canaan est encore présente
sur la terre, c'est dans les menus objets d'art, c'est surtout dans les
gigantesques travaux d'exploitation industrielle et agricole qu'on
rencontre de Ruad à Tyr, sur toute la côte. Par un sentiment très
élevé de sa mission, M. Renan s'est surtout attaché à explorer les
sites et les localités historiques qui pouvaient livrer quelques débris
de l'antique civilisation phénicienne; il a pensé avec raison que la
recherche des petits objets, à laquelle suffit l'industrie privée, ne
saurait être le but des grandes fouilles régulièrement entreprises
par un état. Un nombre considérable de ces petits objets antiques,
aujourd'hui au Louvre, est pourtant sorti de la nécropole de Sidon,
lors de la seconde campagne de fouilles dirigées par M. le docteur
Gaillardot, le plus infatigable, le plus dévoué des collaborateurs de
la mission. Celles de ces œuvres d'art qui sont antérieures à l'in-
fluence grecque peuvent paraître lourdes et d'un goût contestable;
elles sont d'ailleurs presque toujours imitées de l'Egypte. Et ce-
pendant on se souvient avec reconnaissance que, du moins pour
notre Occident, toute culture industrielle a pour ancêtres les tisse-
(1) Cf. I Makh., \iii, 22; xiv, 18, 2a, 48-49.
LA PHÉNICIE. 807
rancis, les céramistes, les verriers, les orfèvres, les joailliers, les
bijoutiers et les ivoiriers de Tyr et de Sidon; on se rappelle leur
habileté dans le travail des métaux, la fonte des chapiteaux d'ai-
rain, les formes élégantes et puissantes des vases de bronze qu'ils
apportaient en tribut à l'Egypte, les fines ciselures des coupes et
des armes qu'ils vendaient aux Grecs de l'époque homérique. Bien
qu'aux tombes égyptiennes de la iv^ et de la v'^ dynastie on voie
déjà des verriers souillant leurs manchons, il est permis de douter
qu'on ait jamais égalé la légèreté, la grâce et les charmans irisages
des objets de verre de fabrique sidonienne.
Les innombrables cuves creusées dans le roc sur toute la côte,
les silos destinés à conserver les grains, les piscines, les citernes,
les pressoirs monolithes à vin et à huile, les meules énormes éparses
dans les champs, tout cet outillage industriel et agricole, aux pro-
portions colossales, révèle le génie propre de la vieille Phénicie. Là
seulement, à Ruad, à Byblos, dans la baie de Kesrouan, à Beyrouth,
à Sarba, au pays de Tyr, surtout à Oum-el-Aâmed, au sein de ses
teintureries, de ses fermes et de ses métairies, elle n'est ni égyp-
tienne, ni assyrienne, ni persane, ni grecque, ni romaine; elle est
la Phénicie. « La Phénicie, a écrit M. Renan, est le seul pays du
monde où l'industrie ait laissé des restes grandioses. Un pressoir y
ressemble à un arc de triomphe. Les Phéniciens construisaient un
pressoir, une piscine, pour l'éternité. »
Les images et les souvenirs bibliques reviennent en foule à l'es-
prit devant ces ruines champêtres. On songe au père de famille de
l'Évangile, qui planta une vigne, l'environna d'une haie, y creusa
une cuve à pressoir. Avec le bruit des meules qui dès l'aurore rem-
plissait les bourgs et les petites villes de la Phénicie, toute indus-
trie a cessé, toute vie s'est retirée de ces villages, et l'outil a duré
plus que l'artisan. N'importe, il n'a point manqué à sa tâche, le
rude et sombre ouvrier; jamais il ne fut si dur aux autres qu'à lui-
même; trapu et ramassé, il pétrissait ou tordait la matière en ré-
volte; la vaste plaine marine et les blocs énormes de la carrière fu-
rent toujours pour lui une sorte de chaos qu'il traita en démiurge.
III. — LA RELIGION.
C'est le propre de toutes les grandes explorations archéologiques
d'augmenter ou de renouveler notre connaissance générale de la
vie intellectuelle et morale de telle ou telle famille de l'humanité.
Uniquement occupé en apparence à déblayer des nécropoles, à des-
siner des bas-reliefs, à mesurer des sarcophages et à estamper des
inscriptions, le savant digne de ce nom sait retrouver sous la cendre
des civihsations les plus lointaines quelques étincelles du feu sacré,
808 REVUE DES DEUX MONDES.
certains vestiges des choses saintes à jamais évanouies. Le succès
d'une mission archéologique peut même se mesurer au nombre ou
à l'importance des découvertes de cette nature. Ce n'est certes point
pour en extraire des blocs de pierre sculptés qu'on remue en tout
sens le sein de la terre : c'est pour rendre à la lumière l'idée hu-
maine qui s'y est empreinte.
La plus haute de ces idées, l'idée religieuse, a laissé en Phéni-
cie des monumens d'une importance capitale. La foi et les symboles
de Canaan ont sans doute souffert plus qu'on ne saurait dire de
l'irrémédiable désastre des antiquités de ce peuple; on en sait
assez cependant pour affirmer que de très bonne heure, au point
de vue religieux comme à tous autres égards, la Phénicie fut une
province de l'Egypte. Toutefois il arriva en ce pays ce que nous
savons être arrivé chez les Hébreux : c'est moins l'essence de la
religion que sa forme extérieure, souvent tout officielle, l'économie
des sanctuaires, les costumes et les rites sacerdotaux, les menus
objets de piété, qui ont subi cette influence. Une réelle affmité de
race et de langue rapprochait, nous l'avons dit, les habitans de la
vallée du Nil des Sémites de l'Asie occidentale. Dès une époque
très reculée, plusieurs divinités semblent avoir été communes aux
uns et aux autres. Ainsi le dieu révélateur phénicien Taaut est
le Thoth égyptien; ce dieu, confondu plus tard avec Eschmoun
et Kadmus, paraît même sur la plus ancienne des intailles phé-
niciennes connues, sur un scarabée en agate, peut-être du
VIII® siècle, qui a été décrit par M. de Vogïié : l'Égyptien Thoth
à tête d'ibis porte en sa main un rouleau de papyrus; en face, le
dieu Khons tient un sceptre à tête de cucupha; la croix ansée est
entre les deux divinités; au-dessus le soleil et la lune. Le style
des figures est tout égyptien; nulle trace encore d'influence assy-
rienne. Le mythe d'Isis et d'Osiris fut d'autant plus facilement
adopté par les Phéniciens, par ceux de Byblos en particulier, qu'il
est impossible d'en méconnaître la parenté, sinon l'identité primor-
diale, avec celui de Baalath et d'Adonis. Un curieux fragment égyp-
tien en basalte vert, sorti des fouilles de Tortose, présente sur la
base une inscription hiéroglyphique qui fait mention du temple de
la déesse Bast. Ainsi que l'a judicieusement remarqué M. H. Brugsch,
ce ne peut être par hasard que ce fragment a été trouvé sur le ter-
ritoire d'Aradus. Bast avait un temple à Memphis, où les Phéniciens
habitaient un quartier (I). « Il y a là un rapport de cultes, ajoute
le savant égyptologue, et l'on a toute raison de supposer que la
déesse Astarté, révérée à Aradus, était identique avec la déesse Bast
du quartier de Memphis nommé Anch-ta. » JNous croyons que ce
(1) Il Le camp des Tyricns. » Hérodote, ii, 112.
LA PHÉNICIE. 809
n'est pas d'Astarté qu'il convient de rapprocher Bast; à en juger par
le caractère sensuel et bienfaisant de la déesse égyptienne, la grande
divinité d'Aradus était plutôt une sœur de la Baaiath de Byblos.
Le Maabed d'Amrit, le plus ancien et presque le seul temple
qui subsiste de la race sémitique, s'élevait au-dessus d'un lac sacré
ainsi que les deux naos de la « Fontaine des serpents. » L'idée du
sanctuaire s'élevant au milieu des eaux est propre au groupe des
religions de la Chaldée, de l'Assyrie, de la Phénicie et du Yémen.
Au temple fameux d'Hiérapolis de Syrie, l'auteur de la Déesse sy-
rienne vit la cella du dieu qui semblait flotter sur le lac. Près du
grand sanctuaire de Baaiath, à Aphaca, était aussi un étang sacré :
les sources qui sortent des assises du temple sont encore tous les
jours entourées d'offrandes. Cette coutume nous paraît tenir au
dogme sémitique de l'origine des choses dans le principe hu-
mide (1). Suivant les vieilles cosmogonies de Babylone et de la Phé-
nicie, l'univers est sorti des flots du sombre abîme primordial; au
sein de ces eaux s'engendrèrent spontanément les premiers êtres,
les dieux ichthyomorphes, les animaux monstrueux, puis Bel, le
dieu cosmique, le soleil organisateur du monde, fils et époux de sa
mère, la Bilit Tihamti ou a Bilit Mer » de Babylone, le chaos. La
déesse de Byblos, la Baaiath du Liban, est aussi la mer qui reçoit
en son sein les eaux du fleuve Adonis : ce n'est pas le seul trait qui
trahit son affinité avec la mère des dieux.
En général, la mythologie cananéenne ne saurait non plus être
étudiée à part que les mythologies grecque ou germanique. Les
mythes phéniciens appartiennent à l'ensemble des religions euphra-
tico-syriennes comme les mythes de l'Hellade au groupe des reli-
gions aryennes. Dans la nature comme dans l'histoire, la méthode
comparative a renouvelé toutes les notions anciennes et substitué à
la catégorie de Vêtre celle du devenir. Une religion n'est pas plus
isolée qu'une plante ou un animal ; on ne la comprend bien qu'en
remontant la série des formes antérieures. Yoilà pourquoi presque
toutes les divinités du panthéon phénicien peuvent être rappro-
chées, ainsi que de leurs types, des dieux de la Chaldée et de la
Babylonie. Autant vaudrait étudier la religion romaine dans Varron
que la religion phénicienne dans Philon de Byblos. Les livres même
relativement anciens des Hébreux, qui, comme celui de Jérémie,
nous parlent des divinités de Canaan, sont déjà d'une époque de
fusion. Depuis bien des siècles, Araméens, Cananéens, Hébreux
et Assyriens n'avaient plus conscience des origines et de la nature
véritable de leurs religions.
Ces origines, nous n'avons pas à les rechercher ici, et une telle
(1) Fr. Leaormant, Essai de commentaire des fragmens cosmog. de Bérose, p. 222.
810 REVUE DES DEUX MONDES.
enquête pourrait paraître d'ailleurs un peu prématurée. Il suffira
de rappeler qu'avec le système des nombres et des poids et me-
sures, avec la division de l'année et de la semaine, avec le rhythme
et certaines figures poétiques, les notions de l'arbre de vie, du dé-
luge, du scliéôl (enfer) et du péché, — les Sémites sortis de la Ba-
bylonie ont emporté de leur long séjour en cette contrée la plupart
de leurs cultes et de leurs dieux. L'opinion qui tend aujourd'hui à
dominer dans la science (1) considère le panthéon des Sémites de
l'Asie occidentale, — opposés toujours avec raison aux Sémites de
l'Arabie, — comme fortement pénétré d'élémens mythiques emprun-
tés à une autre race, longtemps supérieure quant aux arts et à l'in-
dustrie, en tout cas plus ancienne que les Sémites en Ghaldée, je
veux dire à la race accadienne ou protochaldéenne non sémitique :
il est encore difficile de la désigner avec une entière exactitude, mais
elle parlait sûrement une langue agglutinative et avait inventé l'é-
criture cunéiforme.
Les dieux et les déesses de la Phénicie ne présentent pas la belle
ordonnance du panthéon assyrien avec ses douze grands dieux.
Dans leur migration au nord et à l'ouest, ces dieux ont parfois été
essentiellement modifiés, voire transformés; mais on les retrouve
dans la nomenclature divine des peuples de Syrie, dans les noms
des villes, des montagnes et des fleuves. M. Renan a fort bien vu
que, pour la Phénicie en particulier, il fallait renoncer à l'idée
d'une religion phénicienne unique. « Chaque ville, chaque can-
ton, avait son culte, qui souvent ne différait des cultes voisins que
par les mots; mais ces mots avaient leur importance, nulle part
il ne fut plus nécessaire qu'ici de redire l'axiome : nomina nu-
mina. » Ainsi que chez les Hébreux, les noms divins à Byblos étaient
El, Adonaï et peut-être Shaddaï. Si l'on songe que les Giblites
avaient un temple portatif traîné par des bœufs comme l'arche d'Is-
raël, et que a la ville des mystères, » comme s'exprime un docu-
ment égyptien de la xix^ dynastie, n'était pas moins une ville sainte
et de pèlerinage que Jérusalem, on inclinera avoir, avec Movers,
dans cette famille cananéenne, celle de toutes qui présente le plus
d'affinité avec les Hébreux. »
Le Liban est encore une terre sainte comme aux jours où Sidon
était la reine des mers : seulement saint George, saint Elie et le
prophète Jonas ont remplacé Baal, Adonis ou Élioun, et les chapelles
chrétiennes n'ont plus en commun avec les temples et les « hauts-
lieux » anciens que les matériaux dont elles sont construites; mais
les temples maronites, bâtis sur l'emplacement des anciens, couron-
(1) Voyez le beau travail de M. E. Schrader, Semitismus und Babylonismus, dans
les Jahrbiicher fur protest. Théologie. lena 1875.
LA PHÉNICIE. 811
nent toujours les sommets ombreux et fleuris de la montagne. Tou-
jours un caroubier séculaire, souvent un petit bois de chênes ou de
lauriers, derniers descendans de l'ancien bois sacré, abritent les
dieux nouveaux. A la dédicace de la chapelle, on reconnaît sans
peine le dieu antique dépossédé; l'inscription du temple forme d'or-
dinaire le linteau de la porte actuelle, l'autel est le bomos cana-
néen avec son inscription, les cippes et des débris de sculptures
figurent souvent sur l'autel. Tout au plus les globes ailés flanqués
d'uraïus sont-ils quelquefois martelés. Il n'y a pas jusqu'au dieu
des bons prêtres maronites, lesquels n'admettent pas que le Liban
ait jamais connu l'idolâtrie, — qui ne soit toujours ce très-haut dont
le nom se lit à chaque pas en ce pays. Aux jours antiques, ce irès-
haut était El comme à Babylone, c'était l'Ëlioun d'Arka, Adonis ou
Tammouz, divinité solaire, le dieu mari de sa mère, qui meurt et
ressuscite chaque année sous les baisers des femmes. M. Renan
croit pouvoir distinguer entre Adonis et Tammouz; il lui répugne vi-
siblement d'admettre qu'on ait célébré le Très-Haut par des orgies
qui paraissent aujourd'hui monstrueuses; mais c'est le cas de ne
point juger les vieilles religions de l'humanité avec nos raffinemens
de moralistes modernes. D'ailleurs les dernières découvertes dans
le domaine de l'assyriologie ne permettent plus de douter que Tam-
mouz, qui donna son nom à un des mois du calendrier commun
aux Assyro-Babyloniens, aux Syriens et aux Juifs, ne soit le nom
accadien ou protochaldéen d'Adonis. La signification primitive de
son nom est : « fils de la vie; » en Chaldée comme en Syrie, il était
l'époux d'Astarté.
Les monumens du culte d'Adonis qui se retrouvent encore dans
la vallée du fleuve Adonis sont tous de très basse époque. Bien que
l'opinion commune plaçât à Byblos le tombeau du dieu, il existait
certainement nombre de cénotaphes d'Adonis dans le pays, analo-
gues aux saints-sépulcres artificiels des villes catholiques du moyen
âge. Les sculptures de Maschnaka et de Ghineh nous le montrent
vêtu de la tunique courte des chasseurs de la montagne, une lance
à la main, suivi de ses chiens, aux prises avec une bèie sauvage,
un ours du Liban, qui le doit blesser mortellement; en face, une
femme couverte de longs voiles est assise dans l'attitude de la dou-
leur, et des larmes semblent couler de ses yeux. Voilà ce qu'était de-
venu, à l'époque romaine, le mythe d'Adonis et de la grande déesse
de Byblos. Aujom-d'hui les populations de cette partie du Liban dé-
signent par le nom du roi Berdis ou Berjis le héros des sculptures
de Ghineh; la femme assise serait la reine-épouse de Berdis : nul
doute qu'on ait ici le nom arabe d'une divinité planétaire. Près de
Ghineh sont des ruines du nom significatif de Gabaal; non loin, des
812 KEVUE DES DEUX MONDES.
arasemens de constructions antiques s'appellent, dit- on, Élioun;
vis-à-vis de Maschnaka ou Ouadi-Fedar est aussi un Kefr-Baab. Le
fleuve enfin demeure le plus vivant témoin des saints mystères de
la montagne. Le sang du dieu mourant rougit encore les eaux du
Nahr-lbrahim. « De la hauteur d'Amschit, rapporte M. Renan, au
commencement de février, je vis se produire le phénomène du sang
d'Adonis. A la suite de pluies très fortes et subites, tous les torrens
versaient dans la mer des flots d'eau rougeâtre. » Un phénomène
analogue a lieu en septembre ou dans les premiers jours d'octobre
aux puits du Ras-el-Aïn, près de Tyr; la grande fête que célèbrent
alors les habitans est un curieux vestige des adonies.
C'est sur la stèle du roi de Gebal qu'on a rencontré pour la pre-
mière fois le nom authentique de l'amante d'Adonis, la grande déesse
de Byblos, Baalath. On savait que c'était la forme féminine de Baal.
La Baalath Gebal était l'épouse du dieu de la cité sainte, Adonis
ou Tammouz, un des frères divins du Baal Tsour, du Baal Tsidon,
du Baal Tars et de tant d'autres Baalim que les Hébreux et les
Cananéens adoraient sur les collines et sous les arbres verts. A By-
blos, le couple divin était Adonis et Baalath, comme Baal Tsidon et
Astarté à Sidon, Elioun et Berouth à Arka. Le Baal de Byblos avait
sa Baalath ainsi que le dieu El la déesse Elath; M. Waddington
a retrouvé en Syrie les inscriptions et les monumens de cette déesse
lunaire, dont la présence dans la composition des noms propres
étudiés par M. de Vogué à Palmyre, dans le Haouran et la Naba-
tène, atteste l'étendue du culte. Rien n'est mieux prouvé que l'exis-
tence de déesses sémitiques. Le nom même de « déesse » est dans
les langues de cette race très régulièrement dérivé du mot dieu.
Aussi bien il y a longtemps que, dans le premier vers punique du
Pœnulus de Plante, les' déesses figurent à côté des dieux, alonim
valonouth, « les dieux et les déesses. » Il reste toutefois à déter-
miner leur nature propre, leur rapport aux divinités mâles dont
elles sont les parèdres. Sous l'influence de préjugés théologiques
peut-être inconsciens, des érudits de peu de philosophie n'ont point
manqué de voir en elles des « hypostases féminines du dieu primor-
dial, » si bien que dans tout couple divin d'un Baal et d'une Baa-
lath, comme celui de Byblos, ils croient avoir découvert on ne sait
quel « reflet de l'unité divine primitive. »
Ce langage métaphysique, à propos des conceptions de la race la
moins douée pour la philosophie qui ait jamais existé, paraîtra déjà
peu heureux aux esprits les moins prévenus. La vieille thèse d'un
monothéisme primordial, succédanée de celle d'une révélation pri-
mitive, compte encore, nous ne l'ignorons pas, d'illustres partisans.
Si elle était fondée sur la vérité, c'est-à-dire sur des faits, sur
LA PHÉNICIE. 813
l'existence de monumens littéraires ou épigraphiques d'une haute
antiquité, chez n'importe quelle race d'hommes, nous n'aurions rien
à objecter, car le monothéisme n'est qu'une forme plus raffinée du
polythéisme, une abstraction d'abstractions; mais, à le bien prendre,
il n'existe pas un seul texte vraiment antique qui témoigne de ce de-
gré avancé de spéculation. La linguistique et la mythologie compa-
rées attestent au contraire que, comme il est naturel, l'homme alla
du concret à l'abstrait, de l'adjectif au substantif, de la notion des
qualités à celle de l'être. Avant d'imaginer en ce monde ou au-delà
des êtres incorporels, partant doués de raison et de volonté, il ne
vit d'abord dans tous les objets qui frappaient ses sens étonnés que
des êtres comme lui, capables de sentimens et d'action, terribles ou
bienfaisans, implacables ou apitoyables par des dons et des sacri-
fices, et ce ne fut qu'assez tard que la naïve illusion s'évanouit de
son esprit plus réfléchi, — qu'il retira son âme des choses. Dès lors
elles lui apparurent ce qu'elles sont; le règne de l'observation et
de l'expérience commença; il ne vit plus dans l'univers que des
transformations de substances, des particules solides ou atomes
s'agrégeant et se désagrégeant sans fin ni raison, bref, de la ma-
tière en mouvement, soumise aux seules lois de la mécanique, et
n'arrivant parfois à une conscience plus ou moins obscure que chez
quelques êtres éphémères, faunes et flores, d'une imperceptible
durée dans l'éternité.
En face de l'île de Tyr et dominant la plaine s'élève le rocher de
Maschouk, que l'on a considéré comme la colline sacrée de Palétyr.
Les eaux du Ras-el-Aïn y étaient amenées, et des aqueducs encore
en partie subsistant les conduisaient à la ville insulaire. Au sommet
de ce rocher a pu être le temple continental de Melkarth. Il faut se
réjouir qu'il n'y ait pas eu d'église entre le temple antique et le
wély musulman actuel ; le mythe antique y vit encore dans la con-
science populaire. Après Movers et Ritter, M. Renan estime qu'avec
« ses coupoles et ses légendes, ce lieu est encore aujourd'hui comme
le centre de ce qui survit de la vieille Tyr païenne. » Maschouk est
une façon abrégée de dire : « la colline de l'amant. » Le mythe des
amours de Melkarth et d'Astarté s'y était sûrement localisé. Dans
le wély, on montre le tombeau du prétendu Maschouk, qui ne pou-
vait manquer de devenir un saint musulman, avec le titre de néby
ou de cheik; c'est un coffre de bois peu ancien. M. Renan incline
aussi à croire que le mythe de Didon, sorte d'Astarté céleste, dont
le nom signifie « son amante, » l'amante de Baal, a ici quelque
point d'attache.
Ce n'est pas le seul mythe cananéen qui, avec les cultes et les
usages antiques, ait survécu. Toutes les légendes dorées de la Sy-
814 REVUE DES DEUX MONDES.
rie qui ont la prétention d'indiquer où Jonas fut déposé par la ba-
leine sont de vieilles fables relatives à Persée et à Andromède, ou
viennent de bas-reliefs figurant le dieu sémitique Dagon. Qu'on
songe en effet aux sculptures assyriennes de ce dieu représentant
un homme revêtu, comme d'une chape, d'une peau de poisson : il
semble sortir des vastes flancs et de la gueule d'un monstre ma-
rin. C'est ainsi que l'imagination naïve des populations chrétiennes
se représentait le récit biblique, certainement d'origine babylo-
nienne. A en juger par les localités du nom de Beth Dagon connues
des Hébreux, les sanctuaires du dieu ichthyomorphe delà Chaldée
étaient fort nombreux en Syrie : aujourd'hui ces lieux portent le
nom du prophète Jonas, ISéby-Younès. Le culte des poissons, si
ancien et si populaire en Syrie, comme chez tous les sémites de l'A-
sie occideniale, est encore observé en maints endroits, particuliè-
rement dans une petite mosquée musulmane de Tripoli. Telle borne
milliaire est consacrée comme un bétyle (maison de El) par les ha-
bitans : on l'oint d'huile ainsi qu'aux temps d'Abraham et de Jacob.
Souvent, le soir venu, on allume une lampe aux rameaux supérieurs
d'un vieil arbre -cheik; les longues épines de ses branches sont
couvertes d'étoffes et de guenilles qu'on y accroche comme ex-voto.
Outre le culte des poissons et des végétaux, les noms des fleuves et
des montagnes sont des témoins éternels de la religion naturaliste
des ancêtres. Ce n'est pas seulement le fleuve Adonis qui porte le
vocable d'un dieu, mais aussi le Bélus, l'Asclépius, le Damour, le
Nahr-Zaharani. Quant aux montagnes, la prétendue grotte d'Llie
sur le Carmel marque sans doute le centre du culte antique de ce
dieu si célèbre encore à l'époque romaine. Au petit village de Ha-
lalié, à Sidon, un Baal de la montagne, Zeuç ôpsioç, figure sur les
inscriptions des linteaux de porte de l'église : à la suite d'un rêve
et comme acte de piété, on lui avait dédié deux lions; ce Baal est
un frère divin des dieux syriens de l'Hermon, du Liban, du Carmel
et du Casius.
Le nom ancien qui reparaît peut-être le plus souvent sous les
noms de lieux actuels de la Phénicie, le culte dont les vestiges sont
de beaucoup le moins rares et le plus significatifs, c'est le nom et
c'est le culte d'Astarté, la grande déesse de Sidon, de Tyr, puis de
Garthage, la « reine du ciel, » implacable et froide comme la lune,
la vierge armée et sinistre, aussi farouche que la Baalath de By-
blos, l'Aschéra de Judée, était molle et sensuelle. Ce n'est pas que
les deux déesses appartiennent, comme on l'a dit, à deux races
différentes : Astarté et Baalath répondent exactement aux deux
formes bien connues d'Istar, divinité assyro-babylonienne. A l'é-
poque où, grâce aux progrès de l'astronomie, les Chaldéens prépo-
LA PHÉNICIE. 815
sèrent une divinité à chaque planète, Âstarté devint la déesse de
Vénus à son lever, Baalath celle de Vénus à son coucher. « L'étoile
de Vénus au soleil levant, dit un syllabaire assyrien, c'est Istar
parmi les dieux; l'étoile de Vénus au soleil couchant est Bilit parmi
les dieux. »
Les « hauts-lieux » d'Aschera, les cavernes d' Astarté où avaient
lieu les prostitutions sacrées, se voient encore à Sarba, à Sayyidet-
el-Mantara, à Moghâret-el-Magdoura, aux grottes de la Gasmie et
d'Adloun, à Belat. Sur la hauteur de Belat gisent les ruines pitto-
resques d'un temple dédié à quelque Baalath, peut-être à cette
déesse céleste dont M. Renan a lu le nom sur un précieux monu-
ment, ou à la déesse de Syrie assise sur un siège orné de deux
lions. Quoi qu'il en soit, le sanctuaire de cette « Notre-Dame » est
le plus bel exemple de « haut-lieu » cananéen. Le petit bois de lau-
rier fleurit encore : c'est à l'ombre de ces arbres verts que les prê-
tresses de la bonne déesse dressaient leurs tentes peintes. Près de
Djouni, au village de Sarba, qui est sûrement une ancienne localité
cananéenne, existe une « grotte de Saint-George, » sorte de salle
au niveau de la mer, où les femmes viennent se baigner dans l'es-
poir de devenir mères. Le rituel veut qu'avant de s'éloigner elles
offrent une pièce de monnaie à saint George. On peut y voir, avec
M. Renan, un reste des anciens tarifs phéniciens pour les sacrifices,
ainsi qu'un souvenir éloigné du rachat de la prostitution sacrée.
« Je ne doute pas, écrit ce savant, que la grotte de Saint- George
n'ait abrité les rites que nous savons avoir été pratiqués à Babylone,
à Byblos, à Aphaca, et qui venaient d'une idée répandue chez cer-
taines races de la haute antiquité, idée d'après laquelle la prostitu-
tion à l'étranger, loin d'être honteuse, était considérée comme un
acte religieux. Des traces de cette idée se retrouvent encore en cer-
tains pays orientaux et en Algérie. » A Sayyidet-el-Mantara, « Notre-
Dame de la Garde, » est une chapelle de la Vierge qui fut à l'ori-
gine une grotte cananéenne d' Astarté. La « Caverne de la possédée, »
Moghâret-el-Magdoura, au village de Magdousché, présente sur la
paroi de gauche une hideuse figure de femme sculptée. La plus
authentique de ces cavernes à prostitution se trouve près de la
Casmie : on voit à l'intérieur des sortes de sièges et une niche pour
la statue de la déesse; à l'entrée, qu'une porte fermait, on distingue
nettement, comme au temps d'Hérodote, ainsi qu'à Byblos, à El-
Biadh, à Adloun, le naïf symbole du sein divin d'où sont sortis les
hommes et les dieux.
Jdles Soury.
UN
ROMANCIER GALICIEN
M. SACHER-MASOCH.
I. Die Idéale unserer Zeit, 4 vol., Leipzig ISIS. — II. Le Legs de Gain, Paris 1874.
« Le feu sacré s'est éteint chez toi, Allemagne, et le plus triste,
c'est que tu l'as éteint toi-même. Longtemps il avait brillé comme
une étoile qui montre le chemin; mais tu n'as plus d'étoile, tu n'as
plus d'idéal. Tu as versé du sang, tu as amassé de l'or, tu peux
t'enorgueillir de tes conquêtes et de tes milliards. Que t'importe la
haine des peuples? que t'importent tes vertus, tes grandeurs pas-
sées? — La vérité ? C'est le bouclier du malheur, mais ta prospé-
rité se couronne de mensonges. — Le beau? Tu as préféré la gloire
sanglante de Rome à la gloire immortelle d'Athènes, tu n'auras dé-
sormais ni Homère ni Phidias. — La liberté? Qu'en ferais- tu? Comme
les cohortes et la plèbe antiques, tu ne reconnais plus d'autres
dieux que César! » C'est par cette apostrophe que se termine une
fougueuse satire contre les tendances allemandes depuis la guerre,
publiée sous forme de roman par un écrivain autrichien dont le nom
est déjà familier aux lecteurs de la Revue. Les Contes galiciens ont
assuré à M. Sacher-Masoch une place brillante auprès de l'écrivain
russe Tourguénef, dont il est l'émule. De même que l'auteur des
Récits d'un chasseur, il a mis en lumière avec un rare talent des
mœurs primitives ignorées jusque-là dans le reste de l'Europe, des
caractères d'une originalité saisissante, A peine sort-il du cercle
UN ROMANCIER GALICIEN. 817
de Kolomea, un district de la Galicie. Ce théâtre étroit suffit au dé-
ploiement de toutes les passions humaines, rajeunies pour ainsi
dire par le prestige de la couleur locale. Telle meunière porte sous
sa tunique de peau de mouton l'âme de la grande Catherine, tel
bandit a toutes les aspirations d'un conquérant, tel cabaretier juif
résume en lui seul l'histoire entière de sa race persécutée, ram-
pante, avide, haineuse, et si forte encore malgré l'abjection où l'ont
jetée les insultes et les coups de fouet; tous ces paysans petits-rus-
siens sont beaux dans leur humilité mélancolique à l'égal de leurs
pères les haydamaks, dont les Polonais n'ont pas oublié l'indomp-
table bravoure; ce sont les mêmes traditions pastorales et guerrières
conservées pieusement d'âge en âge. Le tableau qu'en traça Sacher-
Masoch dans une série de récits marqués au coin d'un génie sau-
vage fut vivement goûté par le public français aussitôt qu'une tra-
duction lui permit de l'apprécier. Il n'en avait pas été de même en
Allemagne. Mille détracteurs s'étaient levés dès l'apparition du Legs
de Cain, qu'un critique autorisé, Gottschall, avait cependant pro-
clamé tout d'abord une théodicée romanesque, une Divine Comédie
en prose. La foule cria anathème au nom des principes du christia-
nisme, tandis que le parti des libres penseurs compromettait le
poète en le couronnant de lauriers au nom de Schopenhauer et de
Darwin. C'était des deux côtés une guerre de pédans bien vaine.
Mieux eût valu s'en tenir à estimer dans ces contes, dont le pessi-
misme ne nous paraît pas plus odieux en somme que celui du Don
Juan de lord Byron ou des écrits renommés de Hawthorne, la beauté
incomparable des descriptions, l'étude puissante et fine à la fois des
caractères, le sentiment profond de la nature, surtout une saveur
franche et toute nouvelle, une sincérité d'impressions, qui nous
fait croire volontiers ce que l'auteur affirme, qu'ils sont tracés avec
le sang même de son cœur. Du reste il est probable que M. Sa-
cher-Masoch lui-même se trompe sur ce qui fait sa propre valeur.
Il croit relever de l'idéalisme parce qu'il prend toujours pour point
de départ de ses œuvres une idée abstraite que ses personnages ont
mission de développer; mais ce qui nous captive, ce ne sont pas
les théories philosophiques et sociales qu'il met dans leur bouche,
théories souvent suspectes, ce sont les personnages eux-mêmes,
les nuances subtiles de leurs sentimens et de leurs passions. On
ne se rappelle pas comme des êtres de fiction, comme des héros ou
des héroïnes de roman ordinaires, le don Juan de Kolomea racon-
tant entre le rire et les larmes, dans une auberge de village,
l'histoire de ses changeantes amours, ni Catherine, la paysanne
devenue grande dame, passant dans son traîneau magnifique au-
près du feu de bivac de la garde rurale, où le capitulant qu'elle a
TOME XII. — 1875. 52
818 REVUE DES DEUX MONDES.
fait enrôler de force tient un instant son sort entre ses mains, ni
cette implacable et superbe Théodosie ordonnant l'exécution de son
amant le voleur avec l'autorité d'une tsarine qui signe l'arrêt de
mort d'un favori devenu dangereux, ni aucune des figures, fus-
sent-elles fugitives, qu'a évoquées Sacher-Masoch. Non, chacun
croit les avoir réellement rencontrées, on les entend, on les voit,
elles respirent, elles agissent, elles vivent, a J'aime mieux, a dit
une fois leur hardi créateur, la plus laide vérité que le plus sé-
duisant mensonge. » Sacher-Masoch est, à n'en pas douter, l'un
des chefs de l'école réaliste moderne; mais, tant que son réa-
lisme aura pour effet de soulever en nous l'enthousiasme, de nous
donner l'émotion divine du beau , nous ne nous révolterons pas
contre les procédés qu'il emploie; libre aux pharisiens de lui je-
ter la pierre. Son mépris est grand du reste pour la critique alle-
mande, autrefois si éclairée, si judicieuse, si utile au développe-
ment de l'art durant la période qui commence avec Lessing et finit
avec Goethe et Tieck, si spirituelle ensuite, bien que négative quant
aux résultats, avec le railleur Borne. Sacher-Masoch en a montré»
dans une véhémente brochure, l'abaissement presque complet, fruit
de l'ignorance, de la vénalité, de la soumission abjecte au pouvoir.
« Un critique parisien, dit-il ailleurs encore, est un critique euro-
péen, tandis que les critiques allemands ne sont jamais que des
critiques de Berlin ou de Vienne, en admettant même qu'à Berlin
ou à Vienne leur opinion ait grande valeur. »
La reconnaissance que Sacher-Masoch a depuis longtemps vouée
à la France, où il compte tant d'admirateurs, les injures que lui a
values cette prédilection hautement exprimée, les sympathies qu'il
nous témoigne dans son dernier ouvrage, inférieur sans doute aux
précédens sous le rapport de l'art, mais curieux par son sujet,
toutes ces raisons nous engagent à tracer aujourd'hui une esquisse
de la vie et de l'œuvre en général du romancier galicien. Dans sa
propre histoire, étrange et pittoresque comme un de ses livres, il
sera facile de trouver la source de ses plus belles qualités d'ima-
gination en même temps que celle de certains défauts que nous
sommes loin de vouloir dissimuler. On doit à un écrivain de ce mé-
rite non-seulement l'éloge, mais d'abord et avant tout la vérité.
I.
Léopold de Sacher-Masoch est né le 27 janvier 1836 à Lemberg,
capitale de l'ancien royaume de Galicie. Sa famille paternelle était
d'origine espagnole. Don Mathias Sacher combattit les protestans
d'Allemagne à Muhlberg sous l'empereur Charles-Quint, fut reteuu
en Bohême par une blessure, y épousa une marquise Jementi et fit
UN ROMANCIER GALICIEN. 819
sa patrie de celle de sa femme. Les Sacher vinrent en Galicie avec
Jean-Népomucène, grand-père du romancier, à l'époque où le dé-
membrement de la Pologne rendait cette contrée autrichienne.
Comme conseiller gubernial et administrateur, le chevalier Sacher
sut gagner la confiance du peuple autant que l'estime de la noblesse.
Son fils Léopold fut chef de la police et conseiller de cour. 11 déploya
de véritables talens d'homme d'état dans ce double poste pendant
les révolutions polonaises de 1837, 18^6 et 1848. Son mariage avec
la dernière descendante d'une ancienne maison slave lui permit de
joindre au nom de ses ancêtres celui de Masoch. L'enfance du fils
qui naquit de cette union se passa presque tout entière dans l'hôtel
de police de Lemberg, triste séjour en ces temps de trou])ies. Il est
permis de croire que les premières impressions du jeune Léopold
eurent quelque influence sur son futur talent. De même que Charles
Dickens, enfant, condamné par la pauvreté à vivre dans les bas
quartiers de Londres, trouva 'devant les hospices , les prisons, les
dépôts de mendicité, où des scènes de misère et de souffrance frap-
paient sans cesse ses regards, le germe des inspirations qui plus
tard le rendirent célèbre, de même Sacher-Masoch ne devait jamais
oublier les factionnaires à la mine farouche, les espions aux allures
ténébreuses, les figures de criminels et de vagabonds amenés cha-
que jour par les soldats, la bastonnade, « les fenêtres grillées à tra-
vers lesquelles les jeunes filles jetaient en passant un regard aux
pâles et mélancoliques conspirateurs polonais. » Tout cela revit
dans ses romans, qui ne sont que l'écho des émotions et des sou-
venirs de sa vie. D'autre part, le goût du merveilleux, la connais-
sance des mœurs et des légendes du peuple, où il a depuis choisi
ses héros les plus intéressans, lui étaient donnés par sa nourrice, une
paysanne de la Petite-Russie, belle, dit-il, comme la Vierge à la
chaise de Raphaël, et qui le berçait de légendes qu'il a transcrites
par la suite : l'histoire de Dobosch le brigand, celle de l'infortunée
Barbara Radziwill, de la belle Esterka, cette Pompadour juive de la
Pologne, du Cosaque Bogdan Khmielniçki, ce terrible exterminateur
de la noblesse polonaise, du voïvode Potoçki, dont la mémoire est
conservée dans les chants populaires. Ces chants où régnent, jointes
à une si pénétrante tristesse, tant de sensibilité, de vaillance et à' hu-
mour, la nourrice savait les dire avec l'élan superbe de poésie hé-
roïque particulier aux paysans petits-russiens, et ils restèrent pour
Sacher-Masoch ce que les cloches de Londres furent toujours pour
Dickens. Combien de fois aussi a-t-il parlé des kalendi (noëls) en-
tonnés autour de la grande crèche où l'enfant Jésus recevait les
présens des bergers, tandis qu'accouraient les trois rois conduits
par l'étoile en papier d'or qui brillait au plafond! Celui qu'on a
nommé depuis l'élève de Schopenhauer trouve toujours un accent
820 REVUE DES DEUX MONDES.
attendri pour décrire les cérémonies naïves proposées à la foi de
son enfance.
La première langue qu'il apprit après sa langue slave maternelle
fut le français : Barbe-Bleue et le Chat botté l'enchantèrent à l'égal
de Twardovski et de la Roussalka, Il eut de bonne heure l'idée de
mettre en scène ces contes bleus : la passion du théâtre se révéla
ainsi chez lui.
L'été, sa famille quittait Lemberg pour une des seigneuries qu'il
nous a fait si bien connaître, où les soucis et les joies d'une im-
mense exploitation agricole se mêlent aux plaisirs de la chasse, aux
longues courses à cheval dans la plaine, sans bornes comme la mer,
aux festins homériques, aux intimes causeries autour du samovar.
Le factotum juif vient déballer ses marchandises, les moissonneurs
envahissent la cour pour déposer la couronne d'épis aux pieds de
leur bienfaitrice ', ce sont là de grands événemens. Du reste on ne
voit guère, outre le mandataire, le forestier et le curé, que quel-
ques voisins, grands buveurs pour la plupart, qui portent des toasts
dans les souliers des dames, coquettes et imposantes à la fois sous
leurs kasabaikas de fourrure. A cette vie quelque peu sauvage,
Sacher-Masoch dut sans doute l'amour passionné de la nature que
reflètent toutes ses œuvres. Déjà il entreprenait l'escalade des mon-
tagnes d'où l'on embrasse du regard les plaines de Podolie; il s'en-
thousiasmait pour la liberté cosaque et la vie des brigands dans les
Carpathes, dont lui parlaient les paysans galiciens, ses amis préfé-
rés; en parcourant les bois, les champs, les marécages, son petit
fusil sur l'épaule, il s'imaginait, lui aussi, être de la race des hay-
damaks. Son père l'emmenait, tout jeune qu'il fût, chasser le loup,
un sergent venait lui enseigner l'exercice militaire. Après des jour-
nées remplies par les plus rudes fatigues physiques, il écrivait, pour
amuser ses petites sœurs, les histoires qu'il avait recueillies.
Les scènes affreuses de l'insurrection de 18Zi6 le frappèrent vive-
ment. Tandis que les troupes autrichiennes repoussaient les Polo-
nais révoltés, le peuple des campagnes s'insurgeait à son tour pour
venir en aide à l'Autriche et surtout pour assouvir sa vieille haine
contre le parti noble. Les seigneuries furent attaquées, de grandes
cruautés commises. Une image horrible resta dans la mémoire dû
jeune Sacher-Masoch, alors âgé de dix ans : le retour à Lemberg
des insurgés morts ou blessés dans de petites charrettes; le sang
coulait à travers la paille, et les chiens léchaient ce sang. Le chef
de la police s'attira la reconnaissance des Polonais en les protégeant
contre les fureurs des paysans. Ses fonctions le conduisirent à Prague
(18ii8). En Bohême, la passion du jeune Sacher-Masoch pour les
exercices du corps et pour les sciences naturelles continua de se
développer. L'escrime, la chasse et la gymnastique ne lui faisaient
UN ROMANCIER GALICIEN. 821
pas cependant négliger les études sérieuses. Il avait seize ans à
peine quand un de ses professeurs devina en lui l'étoffe d'un
écrivain. Cependant il avoue lui-même que les classiques grecs et
latins ne contribuèrent pas à former son talent, et en effet il lui
manque parfois ce qu'il eût pu leur emprunter, le goût, qui ne
marche pas toujours de front avec le génie.
Les succès de Sacher-Masoch sur un théâtre d'amateurs, où il
jouait indifféremment Shakspeare, Schiller, Goethe, Scribe et Kot-
zebue, lui inspirèrent le désir de devenir comédien : d'abord il avait
rêvé d'être soldat, ensuite il s'éprit des mathématiques, qu'il aban-
donna pour la chimie. Après quelques années orageuses à l'univer-
sité, « pendant lesquelles, dit-il, je bus beaucoup de bière et j'eus
beaucoup de duels, » il se trouva vers l'âge de vingt ans docteur,
travaillant aux archives de Vienne. Nommé professeur d'histoire à
l'université de Grœtz, il était bien loin de pressentir sa vocation vé-
ritable, lorsqu'une vieille femme d'esprit chez laquelle il passait vo-
lontiers ses soirées lui dit, après l'avoir entendu raconter l'insur-
rection de IShQ : « Écrivez cela, ce sera un roman magnifique. »
D'après ce conseil, il se mit à l'œuvre et produisit très vite le Comte
Donski, peinture vive et forte de la double levée d'armes polonaise
et galicienne; d'une part ces brillantes réunions de nobles conspira-
teurs qui ressemblent à des fêtes, ces parties de chasse qui se trans-
forment en attaques guerrières, ce mélange d'intrigues politiques
et d'intrigues galantes dont la petite république de Gracovie est le
théâtre, de l'autre les rassemblemens de paysans sourds aux ordres
du mandataire qui les arme pour la délivrance de la Pologne de
fléaux, de faux et de piques qu'ils sont intimement résolus à
tourner contre le Polonais abhorré : rien de curieux comme ce con-
traste. L'amour de la patrie est tout-puissant dans les deux camps;
ces beaux gentilshommes altiers, entreprenans, exaltés, chevale-
resques, s'arrachent aux bras de leurs fiancées, à l'ivresse d'un
premier rendez-vous, pour suivre le drapeau de la révolte auprès
duquel un moine fanatique brandit le crucifix; les grandes dames
font servir leurs grâces ensorcelantes au succès de la sainte cause
et se montrent intrépides au besoin, comme l'amazone Wanda leur
patronne; mais tous ces champions de l'indépendance aux vertus
romanesques et aux éblouissans panaches ont trop compté sur la
soumission aveugle du peuple, qui se dresse à l'improviste pour les
anéantir au son des vieux chants ruthènes, et qui répond au cri de :
vive la Pologne! par le cri obstiné de : vive l'empereur! — signal
des massacres et des incendies.
Tout en écrivant cette émouvante histoire, Sacher-Masoch sentit
se développer en lui un mal dont il souffrait depuis longtemps, le
mal du pays. — Il dédia le Comte Donski à ses compatriotes et en
822 REVUE DES DEUX MONDES.
particulier à une jeune fille aux yeux bleus qui avait été la com-
pagne de son enfance, puis il se mit en route pour retourner vers
eux. Ses larmes coulèrent lorsque lui apparut le premier village
galicien; il passa deux mois au milieu des paysans, et, lorsqu'il re-
vint, écrivit V Émissaire ^ inspiré cette fois par l'insurrection de
I8Z18. Comme le Comte Donski, VÉmissaire obtint le plus favo-
rable accueil. Malheureusement Sacher-Masoch devait verser en-
suite dans le roman historique proprement dit, genre faux auquel
Walter Scott seul sut prêter à la fois du charme et de la noblesse,
et qui a fait son temps partout ailleurs qu'en Allemagne. Le reflet
fidèle des mœurs hongroises, ce qu'on a nommé le parfum de la
steppe, peut cependant servir d'excuse aux longueurs du Dernier
Roi des Magyars, et dans les Histoires de cour russes, dans le
Sultan femelle surtout, commence à s'ébaucher ce type magni-
fique de despote féminin qui sera complet quand l'auteur lui don-
nera enfin le cadre des campagnes galiciennes; mais nous n'en
reprocherons pas moins à Sacher-Masoch de s'être attardé près des
impératrices et des Jagellons. Sa place n'était pas là, elle n'était
point non plus à la cour de France, où il s'avisa de suivre Kaunitz.
Bien que M. Gottschall s'émerveille devant « ce feu d'artifice d'es-
prit, » et qu'il vante les pastels rococo de Louis XY et de M'"^ de
Pompadour, de la princesse Woronzof et de Voltaire, les deux vo-
lumes de Kaunitz pourraient être passés sous silence sans l'inci-
dent très significatif auquel donna lieu la représentation en Prusse
d'une comédie historique que l'auteur avait tirée de son roman.
Sous le litre : les Vers du grand Frédéric, cette œuvre avait déjà
fait du bruit dans plusieurs villes d'Allemagne, lorsqu'elle fut jouée
le 22 janvier d866 à Berlin, qui redoutait au moment même une
alliance franco-autrichienne. On écouta sans trop de murmures le
premier acte, mais une scène entre Louis XV et le diplomate autri-
chien parut inacceptable, et quand Kaunitz eut prononcé ces mots :
«l'Autriche et la France sont aujourd'hui divisées, mais, réunies,
elles gouverneront l'Europe, » le public, même aux places les plus
élégantes, se mit à siffler, à trépigner, à hurler. Cette bruyante
démonstration était, bien entendu, dirigée beaucoup moins contre
la pièce que contre l'Autriche elle-même et l'alliance redoutée. Ja-
mais pareil scandale ne se produisit au théâtre. Une partie des
spectateurs protestait par ses applaudissemens, mais la tempête fut
la plus forte. Chose curieuse, cette satire de l'avidité prussienne
qui fut jetée ainsi à la face de Berlin tout entier n'avait pas été re-
présentée à Vienne par égard pour la puissance redoutable qu'elle
attaquait ! Sacher-Masoch ne s'en tint pas du reste à combattre la
Prusse plume en main, il prit du service l'un des premiers dans la
guerre qui éclata sur ces entrefaites.
UN ROMANCIER GALICIEN. 823
Une seconde fois Sacher-Masoch essaya de la comédie historique.
U Homme sans préjugés réussit comme un tableau très exact de la
lutte des lumières, favorisées par Marie-Thérèse, contre les abus,
les superstitions, les mœurs féodales et la domination jésuitique
qu'avait laissés grandir le règne de Charles VI. On admira la verve
et la netteté avec lesquelles ce moment de transition était rendu.
Depuis, le thème scabreux de l'émancipation de la femme fut re-
pris par Sacher-Masoch dans une comédie sociale, ISos Esclaves,
où l'on sent l'imitation des auteurs dramatiques français contempo-
rains.
Le théâtre ne lui faisait pas négliger la littérature romanesque;
peut-être même produisait-il trop, si c'est à cette fécondité exces-
sive qu'il faut attribuer l'inégalité de ses œuvres. Certes la diatribe
contre les jésuites, intitulée Pour la gloire de Dieu, les recueils
d'aventures d'amour et de théâtre, les esquisses fugitives telles
que la Fausse Hermine, Bonnes gens et leur histoire, etc., n'ajou-
teront rien à la réputation de l'écrivain ni à celle du penseur. Il y
a cependant beaucoup d'esprit gaspillé au hasard dans ces bluettes;
on a pu en juger ici même par certaine étude piquante de fourberies
juives, le Mariage de Valérien Kockanski (1). Nous glisserons légè-
rement sur le roman plus ambitieux de la Femme séparée, qui fit
fortune jusqu'en Amérique et fut trouvé moral, au même titre pro-
bablement que Madame Bovary, par le réalisme impitoyable de la
peinture du vice. Celle des œuvres de Sacher-Masoch qui subsistera
pour sa gloire devant l'Europe et la postérité, c'est le Legs de Cain.
L'auteur du Comte Donski était professeur à l'université de Graetz
quand son. ami, M. Kiirnberger, auteur d'un ouvrage très remarqué
en Allemagne, Atnerica-Muden, lui donna l'excellent conseil de
renoncer une fois pour toutes à représenter la vie allemande, deve-
nue terne, incolore et sans intérêt, pour suivre la voie de Gogol, de
Tourguénef et de Petœfi, en se proclamant le poète de la Petite-
Russie. Quinze jours après, il achevait le Don Juan de Kolomea,
inspiré par le souvenir de sa patrie autant que par sa folle passion
pour la personne étrange qui est aussi l'héroïne de la Femme sépa-
rée. Tourguénef, son modèle, était égalé du premier coup, sinon
dépassé; jamais l'écrivain grand-russien n'avait mieux exprimé la
majesté mélancolique de la plaine infinie, jamais surtout il n'a-
vait trouvé de type aussi profondément original que celui de ce
séducteur qui , en aimant et en trompant toutes les femmes , ne
peut réussir à oublier la sienne, pour lequel le bonheur conjugal
est resté le paradis, un paradis à tout jamais fermé, mais regretté
toujours, et dont les hâbleries de libertin sont touchantes comme
(1) Voyez la Uevue du 1-5 mai 1875.
82ii REVUE DES DEUX MONDES.
des larmes (1). Don Juan de Kolomea peut passer pour le chef-
d'œuvre de Sacher-Masoch.
La guerre de 1866 détourna quelque temps celui-ci de ses tra-
vaux littéraires. Après le désastre de Sadowa, il eut l'occasion de
jouer un rôle politique en fondant certain journal d'opposition
contre la Prusse et en acceptant le rôle de défenseur du parti
petit-russien , qui s'était mis solennellement sous sa protection;
en même temps il continuait d'exploiter le filon d'or qu'il avait
découvert. Der Capitulant {Frinko Dalaban) et Mondnaclit {la Ba-
rina Olga)^ qui ont paru depuis dans la Revue (2), furent publiés à
peu d'intervalle l'un de l'autre. Le dernier plut, par un ton de sen-
timentalité attendrie et une mise en scène fantastique, au goût
allemand qu'avait révolté la vigueur quelque peu brutale du Don
Juan^ « vrai comme la vie elle-même. » Dans le Capitulant se
montrait pour la première fois une figure de femme qui devait
souvent depuis revenir sous la plume de Sacher-Masoch, celle de
la paysanne digne d'un trône par l'ambition, l'intelligence et la
beauté, dont les désirs égoïstes s'élèvent du foulard rouge à la pe-
lisse de zibeline, et qui de maîtresse d'un pauvre diable devient
comtesse; cette figure, qu'elle porte le nom de Catherine, de
Dzwinka ou de Théodosie, est la plus frappante que le grand ar-
tiste galicien ait formée de la terre même de son pays natal.
L'idée complète du Legs de Cain^ dont font partie les trois récits
que nous avons cités, vint à Sacher-Masoch pendant les voyages
qu'il fit à travers l'Europe après avoir renoncé au professorat. Par
un phénomène assez singulier, il était, tout en parcourant l'Italie,
ramené malgré lui aux Garpathes, au Lac-Noir, aux paysages gali-
ciens. Les croyances des paysans de la Petite-Russie, leur sagesse
passive, qui consiste à renoncer, à souffrir et à se taire, toutes
leurs traditions d'origine orientale, auxquelles il avait été lui-même
initié de bonne heure, s'étaient depuis longtemps confondues dans
son esprit avec la philosophie de Schopenhauer, qui n'est que l'ex-
pression d'une sorte de bouddhisme, dont reste profondément pé-
nétrée la race slave. Les doctrines scientifiques de Darwin l'aidè-
rent aussi à poser les bases du procès gigantesque qu'il intentait à
l'humanité ou plutôt à l'héritage funeste qui pèse sur elle et qui
comprend l'amour, a cette guerre entre les sexes, » la propriété,
née de la violence et de la ruse, et mère de la discorde, la guerre,
(c ce meurtre effroyable sous couleur de patriotisme et de raison
d'état. » Le travail, l'elTort se trouve être notre seule part de bon-
heur, la mort notre unique bien, puisqu'elle nous apporte la liberté
et la paix.
(1) Voyez la Revue du l"^' octobre 1872.
(2) Voyez la Revue du 15 novembre 1872 et du 15 août 1 73.
UN ROMANCIER GALICIEN. 825
Le plan de cette vaste composition fut tracé dans une sorte de pro-
logue de la plus sombre éloquence, intitulé V Errant, où la critique
allemande voulut voir une profession d'athéisme, un sacrilège. Elle
accusa Sacher-Masoch de mettre partout la nature à la place de
Dieu et de nier la morale, puisque, de par Darwin, Schopenhauer
et le fatalisme oriental dont il se faisait l'écho, l'homme, cruel ou
pacifique, n'était pas d'une autre essence que le loup qui dévore ou
l'agneau qui se laisse égorger. Elle l'accusa d'avoir représenté le
mal avec une liberté scandaleuse, comme si Goethe n'avait pas re-
connu au poète le droit de toucher d'une main pure à tout ce qui
est de l'homme et indiqué au roman son but, qui est de refléter
comme un miroir tout ce qui se passe dans le monde. Il eût mieux
fait de n'écrire pour toute réponse que Marcelin, ce a conte bleu
du bonheur (1), » où l'amour permis et la félicité domestique re-
posant sur une estime parfaite et sur l'accord des âmes sont re-
vêtus de couleurs qui ne se trouveraient point sur la palette d'un
matérialiste; mais son humeur militante l'emporta; il eut le tort de
descendre à la polémique et entreprit de prouver que les sciences
naturelles et l'histoire sont les bases de la morale. Le toile redou-
bla, excité par l'opposition qui lui était faite tant en Allemagne qu'à
l'étranger. Alors Sacher-Masoch, laissant combattre pour lui ses
nombreux partisans, se rappela un peu tard certaine maxime de
Goethe depuis longtemps méconnue en Allemagne, et que pour sa
part il avait maintes fois citée : « créez, artiste, ne pérorez pas. »
Il entama la seconde partie de son Legs de Caïn, d'où sont tirés la
Justice des paysaiis, le Haydamak et la Hasara-Raba (2), ces éner-
giques épisodes de la lutte éternelle entre celui qui n'a rien et ce-
lui qui possède.
La malédiction attachée à l'amour continue d'y figurer à côté de
celle qu'entraîne avec elle la propriété. Nous retrouvons toujours
mêlée à des scènes de violence, de carnage, de représailles ter-
ribles, la même Dalila impérieuse et triomphante, ce vampire aux
cheveux d'or qui suce le sang des cœurs et qui pose le pied sur
un homme désarmé par la magie de son baiser. Cette suprématie
continuellement accusée de la femme, dont ils font si volontiers
une vassale en extase devant son maître, doit sembler aux Alle-
mands particulièrement choquante. Peut-être est-ce le reproche
de monotonie dans les situations et dans les caractères qui a dé-
tourné Sacher-Masoch des vigoureuses études de mœurs locales où il
excellait, pour essayer de suivre en tâtonnant les traces de Balzac;
peut-être aussi a-t-il cédé au désir d'inaugurer un genre inconnu
en Allemagne^, où depuis Goethe les romanciers ne sont guère
(1) Voyez la Bévue du 1" janvier 1873.
(2) Voyez la Eecue du 15 août et du 1"" octobre 1874, et da 15 septembre 1875.
826 REVUE DES DEUX MONDES.
sortis du domaine de la fantaisie. Il est possible encore que , sans
réflexion, il ait satisfait des rancunes longtemps contenues, qu'il se
soitjeté sur l'hypocrisie et le pharisaïsme allemands, comme l'hé-
roïque boyard du plus beau de ses contes attaque sans armes l'ours
qui grogne contre lui. Quoi qu'il en soit, que l'auteur du Legs de
Caîn se rappelle que la plaie du talent de Balzac fut son ambition
d'être à la fois historien, moraliste, poète, critique, dramaturge,
publiciste; on ne saurait faire bien tant de métiers. Sacher-Ma-
soch peut emprunter à Balzac son ironie souvent lourde, son scep-
ticisme, sa composition diffuse, son style emphatique, mais il
ne dépend pas de lui d'être l'analyste clairvoyant et minutieux des
vices d'une société vieillie; les fleurs qu'il sait cueillir sur les hau-
teurs vierges ne croissent pas dans cette corruption. Sa tâche est
celle d'un peintre de la nature sauvage et de l'homme primitif,
celle d'un pionnier comme Bret Harte, dont il admire si passion-
nément le talent, cependant inférieur au sien. Ceci posé , nous
analyserons sans commentaire la volumineuse dénonciation des
mœurs politiques, littéraires et morales de Berlin et de Vienne qui a
paru tout récemment sous un titre difficile à traduire : Die Idéale
uiiserer Zeit {les Aspirations de notre temps).
II.
La scène est dans une résidence royale à laquelle le lecteur est
libre de donner le nom qui lui conviendra. Trois jeunes gens sont
réunis au café. L'un d'eux, Andor, docteur en philosophie et profes-
seur agrégé d'histoire à l'université, nous est présenté comme un
honnête garçon plus simple et de meilleure humeur qu'il n'est per-
mis de l'être à un homme de science en Allemagne. Son ami Plant,
assis à la même table, est le type du railleur envieux, dévoré d'am-
bition et mécontent de son sort, comme peut l'être, avec l'idée fixe
de l'élégance et de la mode, un clerc de notaire sans fortune. Le
troisième compagnon, un statuaire du nom de Wolfgang, compte
parmi ces malencontreux patriotes qui trouvent tout parfait dans
leur pays, et sont encore plus épris de ses défauts que de ses ver-
tus; deux phrases lui reviennent sans cesse à- la bouche : je suis ar-
tiste, — et — je suis Allemand. En qualité d'artiste, il porte les longs
cheveux flottans aussi chers à ses compatriotes que la bière et la
musique. La science allemande, l'art allemand, la guerre, le trans-
portent à l'envi. La Germania de Tacite est son évangile; il va jus-
qu'à mépriser le savon sous prétexte que les aïeux ne se lavaient
guère. Wolfgang fait des phrases à tout propos d'une voix qui res-
semble aux sons de l'orgue, tant elle est basse et profonde. Il rai-
sonne bruyamment sur la politique, les plans de campagne, les
UN ROMANCIER GALICIEN. 827
associations chorales, les réformes, la chimie, le théâtre, l'amour
et mille autres choses qui n'ont rien de commun avec la sculpture;
en revanche, son atelier ne renferme que des œuvres inachevées,
des projets. Quel motif peut réunir trois êtres aussi dissemblables,
entre lesquels il n'y a pas d'entente possible? C'est que, de cette
table où à jour fixe ils viennent prendre place, on voit passer dans
la rue, puis entrer dans une maison voisine, trois jeunes filles dont
l'une, la petite Juive Micheline Rosenzweig, est riche, ce qui tente
Plant, l'autre, M"^ Teschenberg, intelligente et gracieuse, ce qui
séduit Andor, tandis que la baronne Julie a le type allemand le
plus pur, ce qui suffît à enthousiasmer Wolfgang. Les jeunes gens
attendent l'heure accoutumée au milieu du bruit du billard et des
conversations, lorsque survient un homme étrange sur lequel l'at-
tention de tous est aussitôt concentrée.
Ce vieillard déguenillé est bien connu dans la résidence, qu'il
amuse de ses manies. On le nomme le comte de Riva; il habite,
dans une rue écartée, un palais délabré; souvent, de ces vieux
murs hermétiquement clos, sort une musique merveilleuse où sem-
blent se mêler les sanglots, les prières et une paix céleste succé-
dant à de formidables orages. Le comte est fabuleusement riche,
mais il vit comme un hibou dans son nid inaccessible aux curieux.
On le croit fou , mais ce n'est au fond qu'une sorte de Diogène
prêcheur dont l'unique rôle dans ce livre est de signaler sans cesse
la décadence de l'Allemagne. Ayant demandé une tasse de café,
il s'assied devant la table la plus proche des trois amis et se met
à jouer contre lui-même une partie d'échecs tout en regardant
les passans à travers la vitre. — Tout à coup quatre chevaux con-
duits par une femme élégante se montrent et disparaissent avec la
rapidité de l'éclair, et le nom de la princesse Paula court dans un
murmure d'admiration. C'est la fiancée du prince héritier : sa
beauté altière, qui révèle une rare énergie de volonté, inspire à
Plant lui-même, le plus positif des hommes, des dithyrambes sans
fin sur les femmes qui naissent reines non pas seuleu^ent par le
hasard du rang, mais du droit de leur séduction irrésistible. On
parle mal de la princesse Paula; sottise! est-ce que ces créatures
d'élite peuvent être tenues aux vertus bourgeoises de la foule? —
Tandis que le jeune homme s'échauffe, un éclat de rire retentit
à ses côtés : — Elle est faite, dit le comte de Riva, pour asservir,
en l'enchantant, une génération comme celle-ci! Le sang d'une
Catherine II coule dans ses veines; mais, faute de mieux, elle eût
été Lola Montés; ces femmes-là sont dans le vrai. La vertu est si
ennuyeuse ! Une compagne qui nous aime, qui s'attache à rendre
notre foyer agréable, qui élève nos enfans, qui ait un cœur et une
âme, quoi de plus fade? Mais, s'il s'agit d'une belle dame qui dé-
828 REVUE DES DEUX MONDES.
vore notre patrimoine, c'est autre chose, elle mérite toutes les ado-
rations, tous les sacrifices, et si elle nous trahit, tant mieux; si elle
nous foule aux pieds, mieux encore, pourvu que la pantoufle soit
de velours et le pied mignon. Quant à la fin de tout cela, les petits
hommes d'aujourd'hui n'y pensent pas, ils sont trop pratiques. Être
pratiques, telle est la prétention générale. Ils ont leur idéal pour-
tant, ces petits messieurs, et tout aussi tyrannique que l'était le
nôtre. Celui-là avait nom vérité, beauté, liberté, amour; sans
doute, on n'en étreignait que l'ombre, mais c'était du moins l'ombre
de choses nobles et grandes. L'idéal de notre temps est accessible,
lui. Il se lient parmi nous comme un colosse d'or aux pieds d'ar-
gile; le luxe, l'autorité, l'argent, les jouissances de toute sorte en
font partie... — Dans les paroles de ce fou, il y a beaucoup de sa-
gesse, dit Andor. — Ses compagnes haussent les épaules, et le comte
ne paraît pas plus se soucier du mépris des uns que de l'approba-
tion des autres, il pense tout haut, mais ne parle à personne. Ce-
pendant, son café bu, sa partie jouée, il se lève, les mains dans ses
poches, et interpelle en passant ses voisins : — Mes jeunes mes-
sieurs, vous prenez ce vieillard pour un insensé, il ne faudrait pas
vous fier aux apparences; je suis un penseur, un philosophe; mes
guenilles en font foi, car, sachez-le bien, tous nos maux, toutes nos
douleurs, toutes nos hontes viennent du besoin d'éclat que nous
avons. Je l'ai supprimé, ce besoin-là, et, tandis que vous courez
après les titres, les places, les richesses, je suis, dans ma pauvreté
volontaire, heureux, entendez-vous, comme vous ne sauriez l'être,
même dans la possession de votre idéal.
Andor et ses amis n'ont pas le temps de méditer la leçon du pré-
tendu fou, car l'heure vient de sonner à laquelle apparaissent tou-
jours M"*"^ Rosenzweig, Teschenberg et la baronne Julie. Ce sont
d'aimables filles dans leur genre essentiellement moderne. La nou-
velle éducation allemande n'en a fait ni des ménagères ni des sa-
vantes, elles ont été dirigées dans le sens pratique avec lequel le
travail n'a rien à faire. On leur a exclusivement enseigné ce qui
peut les rendre attrayantes, agir sur les nerfs, émouvoir les sens.
Chacune d'elles porte avec désinvolture les modes de Paris: celle-ci
joue du piano dans les salons, celle-là envoie des études de nature
morte aux expositions de peinture; Hanna préfère aux arts d'agré-
ment la littérature, elle a pêle-mêle dans sa bibliothèque virginale
Goethe, Paul de Kock, Schiller, Heine, Shakspeare et la Vie de Jé-
sus. Jadis une personne de son tempérament eût écrit des vers :
Hanna fait des romans, de la critique.
Il n'y a pas longtemps encore, les Allemandes du meilleur monde
s'occupaient du ménage avec une simplicité que l'on citait partout
comme un exemple et comme la base même des vertus domesti-
UN ROMANCIER GALICIEN. 829
ques. Aujourd'hui ces habitudes n'existent plus guère que dans
quelques trous de province; cependant le travail à l'aiguille n'est
pas encore proscrit, bien qu'il ait changé de but. Il ne sert plus
qu'à satisfaire le goût immodéré de la toilette; on apprend à faire
des robes, et c'est afin de se perfectionner dans cet art éminemment
à la mode que les trois amies fréquentent la maison située en face
du café où les guettent leurs adorateurs inconnus. L'atelier de la
couturière en vogue réunit des filles de grands seigneurs, de finan-
ciers, voire de ministres ; on est fière de faire partie d'un cercle
aussi choisi, sorte de club féminin où toutes les nouvelles du jour
sont commentées, où l'on se raconte ses conquêtes. Un billet doux
est apporté pour Hanna Teschenberg. Toutes ces demoiselles,
l'ayant lu, se livrent à mille suppositions.
Dans la soirée de ce même jour, Wolfgang, le sculpteur athléti-
que à tous crins, est remarqué au buffet de l'opéra (on mange
beaucoup et sans cesse dans ce roman) par une femme de la plus
haute naissance. La comtesse Bârnburg n'est plus jeune, mais elle
n'est pas vieille non plus; elle n'est pas très jolie, mais son regarJ,
son sourire, ont un attrait voluptueux qui trouble. S'adressant au
bel oITicier qui l'accompagne, un dieu grec en uniforme, elle lui
dit, après avoir longuement lorgné Wolfgang : — Demain, il faudra
que je sache ce qu'est cet homme-là, ce qu'il fait, où il demeure.
— Et, comme le jeune baron de Knith a l'enfantillage de se mon-
trer jaloux, elle le fait taire en riant : — Votre mère m'a chargée de
votre éducation, j'entends vous élever à ma guise. — Knith se dé-
fendra encore , mais, le dépit dans l'âme, il finira par remplir la
singulière mission dont on le charge. Cet Antinous est un officier
comme on n'en connaît pas dans notre France réputée si frivole.
Ivre de vanité, il portait toujours sur lui dans la dernière guerre
un miroir de poche pour s'assurer à l'occasion qu'il avait aussi
bonne mine au feu que dans les boudoirs.
Sa beauté androgyne se prête aux déguisemens équivoques. En
habit de femme, il serait capable d'enflammer tous les hommes, de
même que sous son dolman de hussard il fait tourner la tête à toutes
les femmes. Pour le moment, il est attaché au char de la comtesse
Bârnburg, une excentrique selon le goût du jour. Le temps des
femmes philosophes et esprits-forts est passé en Allemagne; la
libre pensée est qualifiée de mauvais genre; seule, l'excentricité se
fait volontiers accepter. Donc M'"^ de Bârnburg invente et lance
des modes nouvelles, chante des chansonnettes et danse des pas
risqués, quête pour le pape, correspond avec la comtesse Hahn-
Hahn et l'abbé Liszt; pendant la guerre, elle était sœur^de charité;
les rôles les plus divers conviennent à son génie. Ge qui la dis-
tingue des extravagantes d'un autre pays, c'est l'enthousiasme!
850 REVUE MS DEUX MONDES.
Cette fois son enthousiasme, toujours sincère, s'est fixé sur les
larges épaules de Wolfgang. Elle fait irruption dans l'atelier du
jeune homme et s'y met à l'aise en fumant des cigarettes. — • Je
vous ferai de la réclame, dit -elle. — Puis elle ajoute en riant : —
Le meilleur moyen de m'y aider est de vous montrer amoureux de
moi... sérieusement, entendez-vous! — Wolfgang, ébloui, dépose
sa crinière léonine à ses pieds. Des mains du coiffeur, il passe à
celles d'un tailleur, et, transformé en dandy, est présenté à la pe-
tite cour de la comtesse. Quinze jours ne se sont pas écoulés que
l'atelier du sculpteur reçoit une seconde visite, celle du roi. Il vient
voir un buste commencé par Wolfgang d'après une de ses photo-
graphies et dont on lui a parlé. Le roi est un de ces vieux soldats à
tête de Jupiter, un de ces souverains paternels dont la race tend à
disparaître. Le buste ébauché lui plaît, Wolfgang deviendra son fa-
vori, le sculpteur de la cour; il voyagera en Italie aux frais du roi,
il exécutera les commandes du roi, il enflera d'orgueil dans cette
servitude dorée jusqu'au moment où une vengeance de la prin-
cesse Paula lui fera perdre la fortune qu'une autre intrigue de
femme lui avait value, et où nous verrons l'artiste tomber au rang
misérable des courtisans disgraciés; mais quant à présent, il est en
plein triomphe, son ami Plant l'envie et par conséquent le raille;
bientôt cependant Plant interrompt les épigrammes et les sarcasmes
dont il a l'habitude pour laisser entendre à son tour qu'il est, lui
aussi, le héros d'une charmante aventure.
On jouait au théâtre de la cour la Pucelle d'Orléans. Plant eût
préféré un ballet. Les Allemands, bien qu'ils aient encore des
phrases toutes faites pour louer leurs grands poètes dramatiques,
n'aiment plus en réalité que la Belle Hélène ou les lourdes bouffon-
neries berlinoises. Chacun des actes qui se succèdent trouve les
spectateurs plus distraits. A ceux qui se plaignent qu'il n'y ait plus
d'auteur dramatique en Allemagne, on pourrait répondre que c'est
un public surtout qui fait défaut. Enfin la foule, délivrée de son
supplice classique, se disperse. Plant attend à la porte une belle
inconnue dont les yeux noirs l'ont empêché de s'ennuyer trop pen-
dant le spectacle et qu'il croit appartenir au demi-monde, à moins
que ce ne soit quelque étrangère échappée des cours de Zurich.
Elle sort seule en toilette tapageuse; Plant sollicite la faveur de la
reconduire jusque chez elle. Sans trop de façons elle y consent, et
ce n'est là qu'un prélude à de plus longues promenades : on se re-
trouve dans le Thiergarten. L'inconnue y vient voilée, entourée de
tous les mystères qui accompagnent une intrigue de bal masqué.
Elle ne se résigne pas sans peine à laisser deviner sa condition vé-
ritable : Marie Peneke est la fille d'une fripière; triste découverte
pour l'orgueilleux Plant; mais elle est si belle qu'il en prend son
UN ROMANCIER GALICIEN. 831
parti. D'ailleurs, grâce aux défroques élégantes et au bric-à-brac
dont elle peut disposer, Marie sort à son bras, vêtue comme une
duchesse, et transforme €u boudoir délicieux l'échoppe où le clerc
de notaire va désormais chaque dimanche oublier ses maussades
travaux de la semaine.
De son côLé, Andor ne se trouve pas à plaindre. Le jeune profes-
seur d'histoire est appelé à donner des leçons, dans la famille Tes-
chenberg, aux trois inséparables : Micheline, Julie et Hanna. Ici
l'auteur, laissant de côté la critique des mœurs publiques, mono-
tone dans sa violence même, revient aux scènes intimes, aux sen-
timens vrais, et cette partie de son livre s'élève par intervalles à
la hauteur de ses anciennes inspirations. La timidité du jeune pé-
dagogue devant les trois belles écolières qui tantôt se mettent en
frais de coquetterie, et tantôt se moquent de lui, l'effort qu'il est
obligé de faire pour les ramener au respect, en déclarant qu'il est
venu leur apprendre l'iiistoire et non pas les faire rire, l'empire
que son calme prend peu à peu sur ces écervelées, le trouble de
M"^ Teschenberg lorsqu'elle reconnaît l'écriture de la déclaration
amoureuse qu'elle a reçue dans la première ligne que trace le
maître, le périlleux sujet de composition : un jour de printemps^
qui provoque les aveux échangés entre Andor et Hanna, tout cela
est plein de grâce. Il y a aussi une scène de patinage sur le bassin
du Thîergarten, une leçon donnée au jeune savant, inexpérimenté
en ces matières, par ses folâtres élèves, qui pourrait servir de pen-
dant au tableau de Kaulbach : Goethe poursuivi sur la glace par
les agaceries et les boules de neige des jolies femmes de Francfort.
En déployant une agilité de willis, sous son piquant costume polo-
nais, Micheline Rosenzweig trouve un mari. Le lion de la résidence,
le baron d'Oldershausen, tombe éperdument amoureux d'elle, au
point de courir sans retard s'informer de la fortune du vieux Juif
Rosenzweig, du nombre de ses enfans, bref de ce que vaut Miche-
line. Fi du clair de lune et des sérénades ! Cette chose sacrée, ce
lien tout -puissant, qui faisait que deux âmes ne pouvaient plus
exister l'une sans l'autre, le coup de foudre qui fit tomber Dorothée
sur le cœur d'Hermann, Werther aux pieds de Charlotte, cet amour
allemand , trop sublime pour qu'on l'appelle passion , et grand
comme le devoir lui-même, est passé à l'état de niaise légende.
L'amoureux pense à la dot autant qu'ailleurs. Si, rassuré sur ce
point, il ose se montrer sentimental, c'est la jeune fille qui souvent
l'arrête au début de ses effusions inutiles; témoin le petit discours
de Micheline à Oldershausen : — Vous me plaisez; vous aimerai-je?
Nous le saurons pliis tard. L'amour dans le mariage me paraît su-
perflu, mais je tiens à l'estime. Comptez-vous me faire baronne, oui
ou non?
832 REVUE DES DEUX MONDES.
Les fiançailles sont abrégées, la lune de miel se passe dans une
auberge où, comme en Amérique, des chambres nuptiales sont ré-
servées aux couples voyageurs. Voilà ce qu'est devenu l'amour al-
lemand. N'importe, on s'aime encore ! La longue et tendre liaison de
Plant et de Marie Peneke suffit à le prouver. Ils ne peuvent son-
ger au mariage, étant trop pauvres, mais Wolfgang procure à son
ancien camarade une place de secrétaire-intendant chez ses nobles
protecteurs, les Bârnburg. L'obstacle est levé, ou plutôt il le se-
rait sans un fâcheux accident qui vient compromettre Marie aux
yeux de toute la ville. Sa mère ne se borne pas à vendre de la fri-
perie, elle loue des chambres meublées , et l'hôte d'une de ces
chambres est le beau Knith , qui fuit ses créanciers. Forcé de se
cacher, il s'ennuie en son gîte et fait naturellement la cour, pour
passer le temps, à la jeune fille, qui lui résiste de son mieux; mais,
au milieu d'une orgie, excité par les hussards ses camarades, il
tente de ravir par la violence ce qu'il n'a pu obtenir autrement. Le
fripier Peneke vient au secours de sa fille et reçoit un coup d'épée
mortel. Grand scandale, cela va sans dire; mais la police disperse
les rassemblemens, les journaux indiscrets sont confisqués, et le
dernier écho de ce drame va s'éteindre dans les tavernes. Il est
vrai que Knith a été mis aux arrêts. Cet Adonis en sera quitte pour
trois mois de forteresse; la vie d'un bourgeois ne vaut pas davan-
tage. On l'engage cependant à donner sa démission, et voilà le bel
officier sans emploi, réduit aux expédiens pour vivre. Le jeu lui
viendra en aide, puis un mariage; il épousera plus tard la baronne
Julie, dont son ancienne maîtresse, M""^ de Bârnburg, est tutrice,
et, ayant ruiné sa femme, il voudra la vendre à la fin. Trop faible
pour résister au torrent qui l'entraîne, trop fière encore pour y cé-
der, la malheureuse cherchera un refuge dans le suicide contre son
indigne mari et contre elle-même. — Ce sont là des tableaux de
débauche, peints avec une crudité choquante; l'auteur le sent lui-
même, puisque, arrivé à ce point de son œuvre, il évoque pour s'ex-
cuser l'exemple de M. Alexandre Dumas fils et les prétendus droits
du roman, la seule forme de^litté rature qui permette de tout dire et
à laquelle, pour cette raison, tous les talens sacrifient de nos jours.
« Bret Harte et Tourguénef, assure-t-il, auraient, il y a cinquante
ans, écrit des poèmes épiques; Homère et Dante publieraient aujour-
d'hui des romans. » Ce paradoxe est hardi jusqu'à l'extravagance.
On peut supposer en tout cas que l'idéal n'eût point manqué aux
romans du Dante, et qu'il aurait su dans la peinture de la vérité
ne jamais descendre jusqu'aux vulgarités de la photographie. Toute
notre estime pour l'auteur du Don Juan de Kolomea ne nous empê-
chera pas de reconnaître qu'il ait imité cette fois, non pas les grands
romanciers de France et d'Angleterre, auxquels il rend un juste
UN ROMANCIER GALICIEN. 833
hommage, mais la foule des écrivains « à sensation, » dans laquelle
il ne peut se ranger sans déchoir. Pourquoi, lorsqu'on est capable
de tracer des figures aussi originales dans leur perversité que Pen-
nina ou Théodosie ^ se faire l'historien après tant d'autres des
aventures galantes d'une demi-mondaine vulgaire telle que Marie
Peneke, cette sœur dégénérée de la Madelon de M. About?
Abandonnée par Plant, Marie, après avoir enseveli son père adop-
tif, se met à la fenêtre et contemple le ciel nocturne. Quels senti-
mens remplissent son cœur? Le chagrin, le repentir? Non, elle sou-
rit en comptant les étoiles et se dit que ce sont autant de diamans
qui vont bientôt briller sur ses épaules nues. Le travail, la médio-
crité, lui font horreur, elle quitte sa ville natale et s'en va cher-
cher fortune. Les planches d'un théâtre lui serviront de piédestal
elle se soumet aux conditions du premier directeur qui lui dit : —
Avec votre beauté, vous n'avez pas besoin de talent, mais je ne
souffre pas que mes pensionnaires soient mal vêtues; la toilette,
c'est le succès. Je vous paierai donc cher tant que vous n'aurez pas
trouvé un protecteur.
Le protecteur est trouvé dès le soir des débuts. Marie, qu'on
nomme sur l'affiche Valéria Belmont, devient du jour au lendemain
à la mode; elle étudie ses rôles entre deux soupers, joue mieux
qu'il n'est nécessaire pour établir sa réputation et voit tous les jour-
naux épuiser l'hyperbole en son honneur, car une actrice jolie et
riche a plusieurs moyens, paraît-il, à Berlin comme à Vienne, de
se rendre la presse favorable. Presque tous les premiers romans de
Sacher-Masoch montraient, nous l'avons dit, l'asservissement d'un
homme faible et passionné par une magicienne aux philtres de la-
quelle il ne pouvait résister, dût-il être conduit à la honte, à la
mort. Cette puissance que la femme exerçait ainsi sur un seul, la
fille va l'exercer sur tous; le nombre des esclaves de Valéria sera
légion, elle régnera sur les ruines de ce monde gangrené où rien de
pur ne reste debout pour que nos regards fatigués de tant de tur-
pitudes s'y reposent, fût-ce une seconde. Les amours d'Andor et de
Hanna pourtant?.. — Us commençaient bien en effet; nous allons
voir le dénoûment.
La famille Teschenberg, très nombreuse et pauvre, est dévorée
par la vanité; elle mène assez grand train en apparence, quitte à se
nourrir, les portes fermées, de harengs et de pommes de terre. Le
monde appelle cette façon de cacher sa misère sous des oripeaux
dorés du tact et du savoir-faire, mais un jour vient où la vérité se
révèle, et Hanna doit accepter, pour aider sa famille, une place d'in-
stitutrice au loin. Les parens, dans leur prudence, jugent que cet
éloignement mettra fin à une idylle qui leur déplaît, car leur fille,
TOME XII. — 1875. 53
834 REVUE DES DEUX MOxNDES.
avec les traditions de savoir-faire qu'elle leur doit, peut trouver un
mari moins gueux que le docteur Andor. Avec des larmes et des
sermens de constance éternelle, les deux amans se séparent. Hanna
promet d'écrire tous les jours, et en effet chaque soir elle écrit une
lettre ardente, passionnée, trempée de pleurs, ce qui ne l'empêche
pas chaque matin de travailler consciencieusement à la conquête
du père de son élève, certain général veuf, grondeur et terrible,
mais qu'elle sait rendre doux comme un agneau par des manèges
renouvelés de Meta Holdenis, l'héroïne si vivante de M. Cherbuliez.
En apprenant au pauvre professeur qu'elle ne peut être à lui, Hanna
prétend, infidèle ainsi à deux personnes, l'adorer autant que ja-
mais. Ces jeunes Allemandes de la nouvelle école sont des créatures
très compliquées. — Je ne sais ce que vous éprouviez pour moi, ré-
pond Andor, mais à coup sûr ce n'était pas de l'amour. — Le mépris
l'aide à guérir; il trouve aussi les consolations de l'amitié chez le
comte de Riva. Ce millionnaire déguenillé n'est pas un misanthrope
comme le ferait croire son genre de vie; après avoir beaucoup souf-
fert, il est arrivé à la résignation par l'oubli absolu de soi. Toutes
ses richesses sont distribuées aux pauvres, il a des trésors d'intelli-
gente et délicate charité au service des affligés. Pensant avec raison
qu'un travail absorbant et un but élevé peuvent seuls distraire de
ses chagrins personnels un homme de cœur, il met Andor en rela-
tions avec un certain Wiepert, le modèle des rédacteurs de journaux
intègres et désintéressés, qui fait une guerre à mort aux vices de
son époque dans une feuille prisée par les honnêtes gens, la lîé-
foi^me, — Andor s'attache à cette croisade de YidéalisjJîe, et devient
journaliste comme on devient missionnaire. Les sujets de juste cen-
sure et de sainte colère manquent moins que jamais tant à la cour
qu'à la ville. Le vieux roi est mort, son fds lui a succédé, la princesse
Paula, devenue reine, cache ses désordres sous le masque de la
dévotion. Partout les mauvaises mœurs comme les statues s'affu-
blent de cette hypocrite feuille de figuier qu'a frondée Henri Heine.
D'autre part la fièvre de la spéculation est arrivée à son apogée :
les concessions de terres et de chemins de fer sont le prétexte des
plus honteux marchés, les gros banquiers, les grands seigneurs, les
officiers supérieurs eux-mêmes, s'exposent sans scrupule à la vin-
dicte des tribunaux; la simonie et la concussion s'étalent chaque
jour de plus en plus effrontément, l'exemple vient d'en haut; tout
est à vendre.
L'actrice-courtisane, Yaléria, est amenée par un de ses nombreux
protecteurs, le vieux Juif Rosenzweig, dans ce centre corrompu où
elle s'épanouit comme dans son élément naturel; c'est bien en effet
le fumier qui convient à cette fleur vénéneuse. L'enthousiasme
UN ROMANCIER GALICIEN. 835
qu'elle inspire dès sa première apparition ressemble à du délire. Il
pleut lorsqu'elle sort du théâtre, et un large trottoir humide la sé-
pare de sa voiture; aussitôt l'acte de chevaleresque galanterie de
sir Walter Raleigh se renouvelle, mais ce sont les manteaux de tout
le Jockey-Club qui viennent tomber aux pieds de cette souveraine
des cœurs pour lui servir de tapis; un ingénieux commerçant fait
fortune en offrant un de ses vieux gants aux baisers du peuple ; elle
ruine d'abord Plant, son premier amant, qui s'était enrichi à la
Bourse en faisant valoir les fonds des Bârnburg, elle inflige les plus
sanglantes humiliations à ce misérable, retombé sous le joug, le
chasse lorsqu'il n'a plus rien, et va jusqu'à atteler ensemble, dans
un jour de folie, pour les conduire à coups de fouet, le vieux Ro-
senzweig, son gendre Oldershausen et deux brillans officiers.
Tout ceci la fait remarquer par le roi, dont elle devient la maî-
tresse ; l'incorruptible Andor lui-même n'échappe pas à son diabo-
lique empire. Il a osé critiquer dans un article sévère l'étoile du
théâtre royal. Valéria compte, pour le faire taire, sur quelques bil-
lets de banque, qu'il lui renvoie sans daigner même exprimer son
dégoût ; mais le premier obstacle qu'elle ait rencontré éveille chez
la courtisane un sentiment de curiosité. Elle veut combattre en per-
sonne, va droit à l'ennemi, l'enlace de séductions qui doivent l'eni-
vrer, quelque cuirassé qu'il soit de stoïcisme, et obtient enfin ce
qu'elle veut , le rôle principal d'une tragédie que vient d'achever
Andor, Messaline, Ce rôle, elle le joue d'une façon sublime, parce
qu'elle est Messaline même et parce qu'elle aime Andor, comme
peut aimer une pareille créature. Il va sans dire que le sage Ulysse,
après une héroïque défense, finit par grossir le nombre des pour-
ceaux de Circé.
Cependant Andor ne perd pas toute vertu dans cet esclavage; on
le voit bien lorsque pour la seconde fois une femme entreprend de
l'acheter, et cette fois il ne s'agit pas d'une comédienne éhontée,
ce n'est rien moins que la reine, représentée par son envoyé Plant,
à qui l'agiotage a fourni de nouvelles ressources, et qui fonde une
banque avec les pleins pouvoirs, secrets, bien entendu, de sa ma-
jesté, dont il a la confiance. On craint la plume intrépide du rédac-
teur de la Réforme-, on veut lui imposer silence à tout prix. Plant
ayant échoué ignominieusement dans sa démarche, c'est la générale
Mardefeld, Hanna elle-même, devenue l'amie, la confidente, la con-
seillère intime de la reine, qui essaie de reprendre son influence
d'autrefois sur l'homme qu'elle a trahi; elle lui offre des titres, des
places, ce qu'il voudra. — Pourquoi ne vous offrez-vous pas vous-
même? lui répond froidement Andor.
Hanna ira bien loin dans son rôle de déléguée de la reine.
Elle entreprendra, par ordre, de détacher le roi du char de Ya-
836 REVUE DES DEUX MONDES.
léria. Tandis que, dans un bal masqué, sa beauté presque nue et
des avances dignes de son infâme rivale lui assurent un honteux
triomphe, le châtiment fond sur elle, terrible, écrasant. Son unique
enfant est mort sans qu'elle ait pu l'embrasser. L'ambitieuse favo-
rite disparaît dans ce désastre, il ne reste plus qu'une mère folle
de douleur. Andor la reverra pressant de ses lèvres et inondant de
ses larmes un marbre glacé dans le cimetière où lui-même cherche
en vain sur la tombe de sa mère quelque inspiration fortifiante. 11
a rompu par un effort suprême les chaînes qui l'avaient retenu
captif trop longtemps, mais en y laissant les lambeaux de son cœur.
Si la jeunesse, la beauté, l'énergie de Hanna se sont éteintes dans
le remords et le désespoir, Andor n'a reconquis sa liberté qu'au
prix de son bonheur; il n'a plus ni foi ni espérance; du moins
a-t-il gardé l'honneur, l'amour de la vérité, une chaude sympathie
pour l'humanité tout entière. C'est quelque chose au pays du men-
songe et du faux patriotisme, où la simple probité est devenue en
ces derniers temps une vertu rare.
Telle est l'esquisse de ce long roman. Pour ne le juger qu'au
point de vue de l'art, il a de nombreux défauts, — l'absence d'u-
nité dans le plan, la surabondance d'événemens qui n'ont entre eux
aucun lien, la continuelle transformation de vérités triviales en ca-
ricatures parfois grossières, enfin l'incorrection du style, où l'abus
du néologisme est particulièrement choquant. Dans plusieurs de ses
premiers ouvrages, l'Amour platonique, la Vénus à la pelisse, la
Messaline de Vienne, M. Sacher-Masoch avait oublié déjà les lois du
tact, de l'ordre et de la mesure. La qualité portée à un si haut de-
gré par Mérimée, qualité qui consiste à revêtir les passions les plus
violentes d'une forme contenue, ne lui a pas toujours été donnée;
mais, à défaut de ce savoir-dire qui est le comble de l'art, il possé-
dait sans contredit l'inspiration créatrice. Cette fois il ne l'a pas
cherchée : les scènes incohérentes qui se rattachent à peine les
unes aux autres, comme si l'auteur ne voulait nous présenter qu'une
série de croquis crayonnés au hasard, n'ont pas de caractère vrai-
ment original. L'action, diffuse et décousue, est entrecoupée encore
par les tirades explicatives du comte de Riva, qui déclame comme
le Tiberge de Manon Lescaut et le Desgenais de la Confession d'un
enfant du siècle, avec la prolixité particulière à ce genre de discou-
reurs désintéressés. L'une de ses tirades ne remplit pas moins d'un
chapitre entier qui porte le titre ironique : « tout bon Allemand est
tenu de haïr les Français. » Cette haine, qu'on ne s'expliquerait que
chez les vaincus, est en effet depuis la guerre le premier devoir et le
fond des sentimens de nos vainqueurs. Après avoir pris à la France
son or et ses milliards, ils rappellent volontiers les réquisitions et
les cruautés de Davoust; par une tartuferie insigne, ils rendent res-
UN ROMANCIER GALICIEN. 837
pensables de leurs propres vices notre littérature, dont on ne parle
chez eux que les yeux baissés, et notre théâtre, qu'ils ne connais-
sent guère que par les opérettes, de légères devenues ignobles,
grâce à une lourde traduction et au jeu brutal de leurs acteurs.
Du reste leurs opinions sont celles de moutons de Panurge, car, si
l'Allemagne est le pays qui compte le plus de gens ayant appris à
lire, il n'y en a pas où on lise moins. Tout cela est piquant, mais il
eût mieux valu nous le montrer par des faits au lieu d'en faire un
sujet de harangues. La muse de Sacher-Masoch ne manie pas très
adroitement le fouet de Juvénal, et, disons-le à sa louange, elle est
mal à l'aise dans la mauvaise compagnie où elle s'est un moment
fourvoyée; elle nous rappelle cette belle fille du soleil, la Graziella
de Lamartine, qui, ayant emprisonné ses grâces robustes dans les
atours d'une poupée à la mode, est défigurée par cette parure d'em-
prunt. Qu'elle retourne dans le milieu où elle est née, pour lequel
elle est faite, et où elle a puisé déjà de si admirables inspirations.
M. Sacher-Masoch, quelque bruit qu'ait déjà fait son nom, n'est
encore qu'au début d'une carrière qui lui réserve certainement de
nouveaux et nombreux succès. Les défauts que nous avons pu lui
reprocher sont des défauts de jeunesse : excès de fougue, dispo-
sition généreuse en somme à s'éprendre de réformes, de décou-
vertes, d'idées nouvelles. Le calme et la maturité du jugement, une
physionomie morale pour ainsi dire plus nette et mieux accusée, lui
viendront avec les années sans que l'on puisse craindre de voir di-
minuer le trop-plein de vigueur de son style et de ses conceptions.
Depuis son mariage avec la baronne Wanda de Dounajew, qui est
elle-même un écrivain distingué, M. Sacher-Masoch s'est définiti-
vement fixé en Siyrie, et y a trouvé, nous dit-il, la réalisation d'un
de ses rêves les plus charmans, le Conte bleu du bonheur. Les vertes
montagnes, les forêts profondes de ce pays, lui rappellent ses Gar-
pathes natales, et le chant de l'alouette dans le sillon lui plaît mieux
que la musique de Wagner. Il aime toujours aller à la découverte
en compagnie de son fusil et de son chien , comme le seigneur cu-
rieux et débonnaire de la Justice des paysans. Nous ne doutons pas
que le résultat de ces courses errantes ne soit une suite prochaine
aux deux premières parties du Legs de Gain; elle sera digne du
commencement, si l'auteur sait s'en tenir à l'observation pénétrante
de la nature et de l'âme humaine, s'il se méfie du travail hâtif, et
si, se dégageant de toute imitation, il met sa gloire, comme autre-
fois, à rester lui-même, je veux dire tel qu'il s'est révélé dans les
récits qui ont fait sa réputation parmi nous.
Th. Bentzon.
LE
ROMAN PASTORAL EN ANGLETERRE
I. Under ihe grcenwood tree, Asher's Collection, Paris 1873. — II. A pair of blue[eyes,
London 1874. — III. Far from Vie madding crowd, by Thomas Hardy, London 1875.
Les historiens de l'avenir n'auront pas à chercher bien loin le nom
caractéristique qui convient à la période littéraire que l'Angleterre
traverse depuis vingt ans : ils pourront l'appeler l'âge du roman.
Peut-être même faudrait-il dire l'âge d'or des romanciers; mais
tant de gens se sont mis de la partie que le métier semble de jour
en jour devenir plus difficile et le succès plus malaisé. Autrefois en
effet, quand on avait mis dans deux ou trois volumes un peu d'ima-
gination, d'observation et de style, on s'était fait un nom et l'on
pouvait se reposer. Aujourd'hui, lorsque bon an, mal an, on ne
publie pas au moins ses deux romans, l'un au printemps et l'autre
à l'automne, on risque fort de se laisser oublier. Il est vrai que le
public, en devenant plus avide, s'est montré moins délicat. Les
émotions littéraires qu'il demande ne sont pas toujours d'un goût
très élevé, et le style dont il se contente n'a pas beaucoup de scru-
pules à l'endroit de la grammaire. Et pourtant tout n'est pas sans
valeur dans ces romans innombrables que les éditeurs à la mode
servent chaque mois dans les Magazines à leurs lecteurs de tout
rang avant de les offrir en volume à des amateurs moins pressés.
Il y a bien de la grâce dans les écrits de miss Thackeray, qui porte
dignement un nom illustre et difficile à soutenir; il y a bien de la
finesse dans ces récits où M™^ Oliphant raconte les amours et les
tribulations des jeunes ministres dissidens, et l'on trouverait même,
malgré les titres longs d'une toise dont elle a la passion malheu-
LE ROMAN PASTORAL EN ANGLETERRE. 839
reuse, du sentiment et de l'esprit dans les ouvrages de miss Brough-
ton. On en pourrait citer beaucoup d'autres qu'on écoute avec plai-
sir et à qui on serait presque tenté de dire, comme la sultane des
Mille et une Nuits : « Ma sœur, contez-nous donc encore un de ces
contes que vous contez si bien, » n'était que la fécondité charitable
de ces aimables auteurs rend superflue toute sollicitation de ce
genre. Ce n'est donc pas le talent qui manque, à proprement par-
ler : jamais il n'y en eut plus qu'à l'heure présente. Une légion de
romanciers habiles, effroi de la critique, qui ne les peut passer sous
silence, a depuis quelques années fait invasion dans le domaine de
la fiction , et chaque jour en voit éclore de nouveaux qui ne le
cèdent en rien à leurs devanciers. Ce qui est plus rare, c'est ce je
ne sais quoi qui ressemble au génie et qui fait une œuvre d'art
d'un livre d'amusement ; c'est cette originalité de l'écrivain qui
transforme les sujets les plus communs et leur donne d'abord un
air de nouveauté; c'est enfin cette supériorité dans les caractères et
dans la mise en scène qui vous fait deviner aussitôt qu'on n'a plus
affaire à un auteur qui fait sa besogne, mais qu'on est en présence
d'un homme qui a quelque chose à dire. Toutes les fois que George
Eliot a pris la parole, on a éprouvé un sentiment semblable. Elle
vient de trouver non pas un rival, mais un émule, dans la personne
de M. Thomas Hardy.
I.
Les débuts de M. Thomas Hardy ne remontent pas très haut et
n'ont pas été fort éclatans. On s'est peu occupé de Desperate Re-
médies, premier roman de l'auteur, semble-t-il, et il faut avouer
qu'on n'avait pas tort. En effet, M. Hardy a commencé par sacrifier
aux faux dieux en se traînant sur les pas de miss Braddon et de
M. Wilkie CoUins; or le genre sensationnel, comme on l'appelle
au-delà du détroit, a vu ses beaux jours; il a l'air de s'user, et ce
n'est plus chose facile que de s'y faire une réputation. On est en
train de se lasser de ces secrets pleins d'horreur dont on n'a le mot
qu'à la dernière page, et de ces personnages patibulaires qui font
mouvoir avec tant de précision un monde de marionnettes. Au reste,
l'auteur de Desperate Remédies prouva qu'il pouvait, tout comme
un autre, dans le premier volume ensevelir une femme sous les
décombres d'une auberge incendiée, faire passer ses ossemens cal-
cinés sous les yeux du jury, et, pareille au phénix, la ressusciter
au dernier volume pour le malheur d'un mari volage et pour la
confusion du mauvais génie de cette vraisemblable histoire. Cepen-
dant, soit que le succès n'eût pas répondu à son attente, soit qu'il
se sentît naturellement attiré vers un genre plus sérieux, il s'est
840 REVUE DES DEUX MONDES.
arrêté court dans cette voie, ce dont on ne saurait trop le féliciter,
et, pour mieux marquer sa conversion, il s'est essayé à la peinture
des mœurs champêtres, laissant de côté tout l'attirail des passions
ténébreuses et des événemens improbables. Rien de plus simple,
rien de plus frais que le volume intitulé Uncler the greenwood tree
[Sous la verte feuillée)^ en mémoire sans doute des jolis couplets
que chante dans Comme il vous plaira l'Amiens de Shakspeare.
L'auteur annonçait un petit tableau dans le genre de l'école hol-
landaise, et il a tenu sa promesse. Il a d'un fil léger relié entre
elles quelques scènes de la vie rurale dans la partie de l'Angleterre
où le cidre est en honneur, et dans un cadre restreint il a su faire
apparaître toute la petite société qui s'agite autour d'un clocher de
village.
Le sujet par un côté rappelle un peu le Lutrin de Boileau , car il
s'agit d'un chœur traditionnel que le vicaire, nouveau-venu, pré-
tend remplacer par un harmonium au grand désespoir des choristes
de la paroisse, qui tiennent à garder dans le culte divin le rôle
considérable qu'ils ont rempli pendant tant d'années. Il y a là sur
l'importance des instrumens de musique, au point de vue purement
religieux, de graves discussions prolongées avec cette ténacité dont
le paysan a seul le secret. L'un déclare qu'il n'y a rien de pis que
le serpent, l'autre jure que jamais les clarinettes ne furent faites
pour le service de la Providence; celui-ci ne voit pas bien en quoi
le violon est plus céleste que la clarinette, celui-là tient mordicus
pour les cordes; mais tous s'entendent sur un point, c'est qu'une
église où s'introduit un orgue est une église perdue. Aussi con-
vient-on d'aller trouver le vicaire pour lui demander au moins un
sursis. Puisqu'il faut mourir et céder la place aux inventions mo-
dernes, que cela se fasse virilement, par un beau jour de Noël, et
avec un bout de fioritures à la fm, et non par un de ces dimanches
insignifians qui n'ont pas même de titre en propre sur le calen-
drier. La requête est d'autant plus facile à accorder qu'au fond le
vicaire tient moins à l'orgue qu'à l'organiste, miss Fancy Day, dont
la grâce et le joli visage ont jeté le trouble dans plus d'un cœur.
Miss Fancy est la fille du garde-chasse de la forêt voisine et l'insti-
tutrice du village. Elle se flatte de faire passer par le trou d'une ai-
guille tous les vicaires du monde, pourvu qu'ils n'aient pas qua-
rante ans, et, en ce qui concerne le révérend Maybold, ce n'est pas
une vanterie, car elle commence par l'employer à planter des clous
dans sa chambre pour y pendre les cages de ses serins, et finit par
refuser, un peu à regret, la main du trop sensible ecclésiastique.
Ce n'est là d'ailleurs que le prétexte de l'idylle, dont la valeur est
surtout dans les figures rustiques que l'auteur y a jetées pêle-
mêle, et qu'il a marquées au passage d'un trait vigoureux. En les
LE ROMAN PASTORAL EN ANGLETERRE. Hlli
voyant, on se rappelle involontairement les fermiers de George
Eliot, si vivans et si originaux. Les principaux personnages de Un-
cler the greemvood tree sont de la même race. Ils aiment aussi à
exprimer leurs pensées sous la forme de maximes burlesques, à
philosopher entre une bouffée de tabac et une gorgée de cidre frais,
et à tirer du fait le plus trivial des conséquences extraordinaires.
Un chef-d'œuvre en ce genre, c'est la conversation des membres du
chœur de Mellstock quand ils s'apprêtent, la veille de iNoël, à don-
ner l'aubade aux habitans notables de la paroisse. On entend là, à
propos de la bottine de miss Fancy, que le cordonnier musicien a
tirée de sa poche pour en faire admirer les proportions élégantes,
une kyrielle de réflexions et de théories les plus saugrenues, mais
aussi les plus divertissantes du monde, sans compter l'ingénieuse et
nouvelle façon de faire connaître l'héroïne au lecteur par cette partie
de son costume. Le digne savetier prétend que, pour apprécier le
cœur d'un homme, il n'a qu'avoir son pied : assertion étonnante, et
qui a besoin, pour trouver quelque crédit, d'être soutenue par une
histoire à l'appui. La soirée de iNoël que le voiturier du village offre
à ses amis est aussi d'un très heureux effet. Dansera-t-on ou ne dan-
sera-t-on pasV L'ancêtre, le vieux William, attaché aux traditions,
ne veut pas qu'il soit question de bal avant que minuit ait sonné.
Quand les douze coups auront tinté à l'horloge au cadran veri, on
rattrapera le temps perdu, et l'hôte, tout mûr que soit son âge,
fera lui-même la proposition de mettre habit bas en considération
de la chaleur : idée bien vulgaire et bien basse, comme le fait re-
marquer M'"^ Dewy, qui n'a jamais pu former son mari aux belles
manières. Miss Fancy y réussira peut-être mieux quand elle entrera
dans la famille; mais elle aura bien des leçons à donner à son beau-
père. Il faudra en particulier qu'elle lui enseigne que l'habitude de
passer la main sur sa bouche après avoir bu se perd de plus en
plus, malgré son antiquité, dans les rangs de l'aristocratie.
Ainsi court le récit de M. Hardy, déroulant maintes scènes de
la vie à la campagne, joyeuses nuits d'hiver, rendez-vous charmans
dans la saison des noix, brouilles et querelles aux jours de pluie,
et, pour conclusion, le nœud qu'on ne défait pas, le mariage.
Peut-être pourrait-on reprocher à M.. Hardy de prêter à ses per-
sonnages trop d'humour, trop de vivacité dans les reparties, des
réflexions trop fines sous une forme trop imprévue. Peut-être une
pareille tournure d'esprit est-elle aussi rare chez les paysans an-
glais que chez les autres; mais il y a si peu de recherche dans ces
saillies, elles semblent jaillir si naturellement, qu'elles ont pour elles
tous les dehors de la vraisemblance, d'autant plus qu'elles n'ex-
cluent pas certaines niaiseries qui viennent fort à propos rappeler
8/12 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'après tout c'est un monde très réel que peint le romancier, un
monde où l'ignorance, la sottise et la vanité ne sont pas plus incon-
nues que dans celui où nous vivons. Au reste, l'auteur n'avait voulu
faire qu'une esquisse sans prétentions, et, telle qu'elle est, on ne
peut s'empêcher de la trouver aussi bien venue que pittoresque.
Il ne faudrait pas juger d'après le litre insignifiant et malencon-
treux qu'il a plu à M. Hardy de leur infliger les trois volumes pu-
bliés deux ans après Under the greenivood tree. 11 y a dans A pair
ofblue eyes [une Paire d'yeux bleus) une forte étude de caractère
féminin, une analyse subtile de sentimens délicats et la sympathie
d'un poète pour les âmes où la passion fait vibrer ses plus doux
comme ses plus tristes accens. Elfride Swancourt, qui compose les
sermons de son père, lequel ne s'en trouve pas plus mal, n'est pas
une coquette vulgaire; c'est plutôt une coquette inconsciente. Avec
un caractère ardent et une extrême pureté d'intentions, elle com-
met des imprudences qu'elle s'exagère, prend pour de l'amour le
plaisir d'être aimée, et quand le vrai maître de son cœur se pré-
sente à elle, maître peu généreux sans doute, elle fléchit sous le
poids de son erreur. Knight, l'homme de lettres qu'elle adore, ne
trouve pas dans son amour égoïste la force de pardonner l'illusion
innocente d'un moment, une caresse reçue et non donnée; il s'en
va blessé, mais inflexible. Le dévoûment passionné dont il a dé-
daigné l'offrande cherchera sans y réussir à se reprendre ailleurs,
et, si la jeune fille devient la femme d'un autre, ce ne sera pas pour
longtemps. A ce drame intime et vraiment puissant M. Hardy a
mêlé de belles desciiptions et des incidens pleins de nouveauté. Il
a voulu montrer qu'au besoin l'imagination ne lui fait pas plus dé-
faut que l'observation, et la preuve est complète. Il n'est pas de
romancier, et des plus grands, qui ne pût envier la scène où Knight,
retenu par quelques touffes de plantes sauvages au-dessus d'un
gouffre, attend la mort ou le retour d'Elfride, qui est allée quérir
du secours et qui lui rapporte une corde faite de ses propres vê-
temens, c'est-à-dire le salut.
Cette scène est conduite d'une façon supérieure, et ce qui en
augmente encore l'effet, c'est qu'en face de Knight, envahi peu à
peu par le vertige et le désespoir, le romancier fait voir, incrusté
dans le roc, un de ces crustacés fossiles nommés trilobites, qui
de ses yeux éteints depuis des milliers d'années semble regarder
fixement l'infortuné qui se sent mourir à son tour, et dont la pen-
sée, d'un bond immense, comme il arrive, dit-on, aux momens su-
prêmes, se plonge dans ce monde primitif, avec lequel elle va se
confondre. M. Hardy a trouvé là quelques-unes de ces pages qu'on
lit en retenant son haleine et qu'on n'oublie plus. Dans un genre
LE ROMAN PASTORAL EN ANGLETERRE. 843
tout opposé, il a repris cette même veine de gaîté paysanne ,où il
excelle, et il en a très agréablement tempéré le pathétique de ce
remarquable roman.
Far from ihe madding crowd {Loin de la foule imensèe) est le
dernier ouvrage de M. Hardy. Il a paru au commencement de cette
année, et le succès, si grand qu'il ait été, est peut-être resté infé-
rieur au mérite. Peut-être même la plus grande beauté du nouveau
roman a-t-elle échappé à bien des lecteurs , qui n'y ont vu qu'une
histoire amusante et des situations dramatiques telles qu'on en peut
trouver ailleurs. M. Hardy en effet a voulu faire quelque chose de
plus : il a voulu rajeunir le genre antique et souvent ennuyeux de la
pastorale, et il y a mis une telle vérité d'observation, une passion si
profonde, une poésie si fraîche, un style si puissant, tant d'idéal et
de réalité à la fois, que cette transformation peut presque passer
pour une création originale.
II.
« Quand le fermier Oak souriait, les coins de sa bouche se dila-
taient jusqu'à une distance insignifiante de ses oreilles, ses yeux se
réduisaient à de simples fentes, et tout autour apparaissaient des
rides divergentes qui s'étendaient sur son visage comme font les
rayons dans une esquisse rudimentaire du soleil levant.
(( Son nom de baptême était Gabriel. C'était, les jours ouvriers»
un jeune homme au jugement sain, aux mouvemens aisés, aux vê-
temens convenables, et jouissant généralement d'une bonne répu-
tation. Les dimanches, c'était un homme aux idées troubles, assez
porté à tout remettre au lendemain, qu'empêtraient ses beaux ha-
bits et son parapluie à six shillings six pence^ en résumé un homme
qui se sentait moralement sur ce vaste terrain de tiède neutralité
qui se trouve entre la portion religieuse de la paroisse et celle qui
s'enivre. En d'autres termes, il allait à l'église, mais bâillait en se-
cret alors que la congrégation en était au symbole de Nicée, et rê-
vait à ce qu'il y aurait pour le dîner, tout en croyant écouter le ser-
mon. M. Oak portait sur lui, en manière de montre, ce qu'on aurait
pu appeler une petite horloge en argent; pour mieux dire, c'était
une montre quant à la forme et à l'intention, et quant à la dimen-
sion une horloge. Cet instrument, ayant un certain nombre d'an-
nées de plus que le grand-père de Oak, offrait ceci de particulier,
qu'il allait trop vite, ou qu'il n'allait pas du tout. Il arrivait aussi
que la petite aiguille glissait parfois autour du pivot de telle façon
que, bien que les minutes fussent indiquées avec la plus grande
précision, personne cependant ne pouvait dire à quelle heure elles
appartenaient. Au premier de ces défauts Oak remédiait par quel-
Shh REVUE DES DEUX MONDES.
ques coups violens, suivis de secousses, ce qui faisait aussitôt
marcher la montre; quant aux deux autres, il n'en évitait les fâ-
cheuses conséquences que par des comparaisons constantes avec le
soleil et les étoiles, et aussi en collant sa face contre la vitre des
fenêtres du voisinage jusqu'à ce qu'il pût distinguer l'heure que
marquait à l'intérieur le cadran vert. Il faut ajouter que, le gousset
de Oak étant d'accès difficile et pénible, vu la situation assez élevée
qu'il occupait dans la ceinture du pantalon, il fallait de toute néces-
sité, pour en extraire la montre, jeter le corps de côté et, par suite
de l'effort requis, comprimer la bouche et la figure en une multi-
tude de plis : la montre, tirée par sa chaîne, arrivait alors comme
le seau du puits.
« Oak venait d'atteindre cette époque de la vie où, quand on parle
d'une personne, le mot « jeune » cesse d'être le préfixe du mot
« homme. » Il était à la période la plus brillante de l'existence mas-
culine, car son intelligence était nettement distincte de ses émo-
tions : il avait passé le temps où, sous l'influence de la jeunesse,
elles se confondent et prennent le caractère d'impulsion, et il n'é-
tait pas encore arrivé cependant au moment où elles se réunissent
de nouveau pour prendre, sous l'influence d'une femme et d'une fa-
mille, le caractère de préjugés. En un mot, il avait vingt-huit ans,
et il était garçon. »
Voilà le héros de M. Hardy. 11 n'est pas beau, surtout quand il
sourit, et ce n'est pas dans ses habits du dimanche qu'il faut le con-
templer; mais, lorsque sur la cime d'une meule de froment embra-
sée il risque sa vie pour sauver une récolte qui n'est pas la sienne,
ou lorsqu'il réchauffe dans sa hutte les agneaux qui viennent de
naître, il y a dans tous ses mouvemens une énergie tranquille et
une précision qui ont bien aussi leur grâce, s'il est vrai que la con-
venance enfre les choses et l'usage qu'on en fait soit à la base de
toute beauté. Quant à son âme, elle est de la bonne trempe, et la
jolie fermière Bathsheba Everdene regrettera un jour de ne pas s'en
être plus tôt aperçue. C'est en effet, on le devine, une histoire
d'amour que l'auteur ào. Far from the madding croivd a contée, —
une bien vieille histoire, celle de la Belle et la Bête ; mais il l'a fait
avec tant de distinction, avec tant de confiance dans l'éternelle
nouveauté du sujet, qu'il semble que nul ne l'ait dite avant lui de
la même façon. A tout le moins n'a--t-il pas pris son public en
traître, car dès les premières pages on sait que le fermier ou plutôt
le berger Oak est passionnément épris de sa voisine, la nièce du
fermier Everdene, et que celle-ci n'est pour le moment passionné-
ment éprise que d'elle-même. La connaissance s'est faite sur la
grand'route et s'est continuée aux champs. Un jour qu'il suivait le
chemin de Norcombe à Casterbridge, Oak a entrevu, tout au haut
LE ROMAN PASTORAL EN ANGLETERRE. 845
d'un chariot chargé de meubles, d'ustensiles de ménage et de
plantes d'agrément, une jeune lille qui se regardait sans dépit dans
un petit miroir. Il a souri de la façon que l'on sait, et plus loin,
comme il manquait deux sous à la voyageuse pour payer son pas-
sage à la barrière, il les a généreusement donnés sans obtenir un
mot de reconnaissance. Quelques jours après, un matin de prin-
temps, caché par une haie, il a vu passer sur un cheval la même
figure, et dans une position plus originale encore. Pour éviter le
coup de fouet des branches, l'écuyère, se croyant seule, s'était,
d'un mouvement gracieux et hardi, renversé sur le dos de sa mon-
ture, et, les yeux au ciel, galopait silencieusement sous les bois.
La vision disparue, Oak, surpris, a ramassé un chapeau tombé dans
la course, et l'a rendu le lendemain, sans celer qu'il l'avait vu choir,
ce qui était une maladresse, car la jeune fille, honteuse après coup,
s'est éclipsée. Il la retrouve pourtant, et cette fois-ci c'est lui qui
est l'obligé. Ce soir-là, il avait fait froid, et plus d'un petit oiseau
s'était allé coucher sans souper. Gabriel Oak avait fait du feu dans
sa hutte, mais il avait oublié de laisser ouvert le panneau de la ber-
gerie. Quand il se réveilla, sa tête était posée sur les genoux de l'é-
trangère, et il sentait sur son visage et sur son cou une humidité
désagréable.
« — Qu'est-il arrivé, dit-il vaguement?
« — Rien maintenant, répondit-elle, puisque vous n'êtes pas
mort. C'est merveille que vous n'ayez pas été suffoqué dans votre
bergerie.
« — Ah ! la bergerie, murmura Gabriel. Elle m'a coûté 10 livres;
mais je la vendrai, et je me tiendrai sous une claie de chaume,
comme on faisait dans le bon vieux temps, en m' entortillant pour
dormir dans une botte de paille. L'autre nuit, elle a failli me jouer
le même tour. — Et pour accentuer son langage, Gabriel laissa tom-
ber son poing sur la terre gelée.
« — Ce n'était pas tout à fait la faute de la bergerie, dit la jeune
fille. M'est avis que vous auriez dû faire attention et ne pas laisser
sottement les panneaux fermés.
« — Oui, c'est là ce que j'aurais dû faire, je suppose, dit Oak
d'un air distrait. — Se trouver près d'elle avec sa tête sur sa robe,
c'était là une sensation qu'il essayait de saisir et d'apprécier avant
qu'elle se fût évanouie. Il aurait voulu lui faire connaître l'impres-
sion qu'il éprouvait, mais il aurait plutôt songé à emporter un par-
fum dans un filet qu'à tenter de faire passer par les mailles gros-
sières du langage un sentiment si impalpable. Aussi garda-t-il le
silence.
« Elle l'aida à se lever, et alors Oak se mit à s'essuyer le visage
et à se secouer comme un vrai Sarason. — Comment vous remer-
846 REVUE DES DEUX MONDES.
cier? dit-il enfin avec gratitude, tandis que ses joues reprenaient un
peu de la rouille rougeâtre qui leur était naturelle.
« — Oh! cela n'en vaut pas la peine, dit la fille en souriant, et
son sourire attendait d'avance ce que Gabriel allait dire, quoi que
ce pût être.
« — Comment avez-vous fait pour me trouver?
« — J'ai entendu votre chien aboyer en grattant à la porte de la
bergerie au moment où je venais traire Daisy. Il m'a vue, a sauté
sur moi et s'est emparé de ma robe. J'ai traversé le chemin et j'ai
commencé par regarder tout autour de la hutte pour voir si les pan-
neaux étaient fermés. Mon oncle, qui en avait une toute semblable,
recommandait toujours à son berger de ne s'endormir qu'après les
avoir ouverts. Alors je suis entrée ; on aurait dit que vous étiez
mort. Comme il n'y avait point d'eau, j'ai jeté mon lait sur vous
sans penser qu'étant chaud il ne servirait à rien.
« — Je voudrais bien savoir si je serais mort, dit Gabriel à voix
basse.
(( — Oh ! non, répliqua la jeune fille. — Elle semblait préférer
une probabilité moins tragique. Avoir arraché un homme à la mort
entraînait par cela même un genre d'entretien en harmonie avec la
dignité d'un acte pareil, et c'est ce qu'elle voulait éviter.
« — Je crois que vous m'avez sauvé la vie, miss..., je ne sais
pas votre nom; je ne connais que celui de votre tante.
« — J'aime autant ne pas vous le dire ; non vraiment, d'autant
plus que nous n'aurons sans doute jamais beaucoup affaire en-
semble.
« — Cependant j'aimerais le savoir.
« — Vous n'avez qu'à vous en informer auprès de matante, elle
vous le dira bien.
« — Mon nom est Gabriel Oak.
« — Et ce n'est pas le mien. Il faut que le vôtre vous plaise
beaucoup, Gabriel Oak, pour le dire d'une façon si décidée.
« — Voyez-vous, c'est le seul que j'aurai jamais , et j'en dois
tirer le meilleur parti.
« — Le mien, à ce qu'il me semble, est drôle et désagréable.
« — Je crois qu'il ne vous serait pas difficile d'en trouver bientôt
un autre.
<( — Miséricorde! que d'idées sur les gens vous avez dans la tête,
Gabriel Oak !
« — Eh bien! miss, excusez mes paroles; je pensais qu'elles vous
feraient plaisir. Je sais bien que je ne peux pas vous tenir tête pour
exprimer ce que je sens; mais je vous remercie. Allons, donnez-
moi votre main,
(( Elle hésitait, assez déconcertée devant cette conclusion sérieuse
LE ROMAN PASTORAL EN ANGLETERRE. 847
et à la vieille mode. — Fort bien, dit-elle, et elle lui tendit la
main, serrant les lèvres avec une froideur pleine de réserve. Oak
ne garda cette main qu'un instant, car, dans la crainte de paraître
trop démonstratif, il toucha les doigts de la jeune fille avec la légè-
reté de l'indifférence.
« — Je suis fâché, dit-il aussitôt après avec une sorte de regret.
« — Et de quoi ?
« — D'avoir lâché votre main si vite.
« — Vous pouvez l'avoir encore, si cela vous plaît : la voici. —
Et elle la lui rendit. Cette fois Oak la tint longtemps, beaucoup
plus longtemps, à dire vrai.
« — Gomme elle est douce ! et encore quand c'est l'hiver ; ni
rude, ni rien du tout...
« — Là, en voilà assez, fit-elle sans la retirer pourtant; mais
peut-être pensez-vous que vous aimeriez à la baiser? Vous le pou-
vez, si vous en avez envie.
« — Je n'y pensais pas du tout, dit Gabriel simplement; mais je
vais...
« — Non, vous ne le ferez pas, — et elle retira la main.
« Gabriel se sentit coupable d'un nouveau manque de tact.
« — Et maintenant tâchez de découvrir mon nom, dit-elle pour
l'agacer. — Et elle s'en alla. »
Nous sommes en pleine idylle; mais cette idylle est moderne.
Miss Bathsheba n'est en effet ni une Galatée ni même une de ces
filles des champs très vivantes et très vulgaires que Fielding , au
dernier siècle, a dépeintes dans Joseph Andrews et ailleurs; elle
appartient plutôt à la classe des jeunes femmes de la nouvelle An-
gleterre, telles du moins que le roman contemporain se plaît à les
décrire. Les mœurs ont-elles donc tellement changé depuis cin-
quante ans, ou est-ce l'imagination qui prend chez quelques écri-
vains la place de l'observation? Ce qui est certain, c'est que les
Edgeworth, les Burney et les Austen, si quelque baguette enchan-
tée leur rendait la vie, ne reconnaîtraient plus leur sexe dans
maint auteur à la mode. Que diraient-elles devant ces jeunes per-
sonnes aux cheveux rouges et aux manières hardies qui ne jouent
pas de la harpe, qui savent ^u besoin allumer la pipe de leur fiancé,
et qui n'entendent plus rien au langage des fleurs? La surprise gla-
cerait sur leurs traits le sourire et elles s'enfuiraient épouvantées.
Elles auraient tort; après tout, ces nouvelles héroïnes valent souvent
mieux que leur apparence, et elles sont aussi capables que les an-
ciennes de dévoûment et de réflexion.
M. Hardy a eu l'idée ingénieuse de transporter dans la vie cham-
pêtre un de ces caractères de jeune fille indépendante, rendant
ainsi la pastorale vraisemblable, ce qui n'est pas une qualité com-
8ii8 REVUE DES DEUX MONDES.
mune en de semblables sujets, et, ce qui est encore plus rare, in-
téressante. Il a fort bien vu que l'écueil du genre, c'est l'ennui. On
a beau dire que les passions sont les mêmes à la campagne qu'à la
ville, encore faut-il tenir compte de l'expression qu'elles revêtent,
et c'est justement cet élément d'intérêt qui fait défaut quand on
fait parler le paysan, c'est-à-dire le moins expansif des êtres dans
les choses qui relèvent du sentiment, et le moins varié dans la forme
qu'il donne à sa pensée. Aussi l'auteur a-t-il mis ses principaux per-
sonnages un peu au-dessus du niveau commun. Bathsheba n'est pas
seulement la nièce d'un de ces fermiers comme on n'en voit qu'en
Angleterre, qui conduisent la charrue le matin et qui le soir, les
pieds sur un bon tapis, lisent une revue ou un journal; elle est en-
core une manière d'institutrice manquée, et si elle trait les vaches,
c'est qu'on l'a trouvée, non sans raison, un peu sauvage pour éle-
ver les enfans. Quant à Gabriel, il a lu et relu toute sa biblio-
thèque : le Chirurgien vétérinaire, le Paradis perdu, le Voyage du
pèlerin, un traité d'arithmétique et Robinson Criisoé. De plus il
joue de la flûte, et rien de ce qui concerne les brebis et les champs
ne lui est étranger. Oak et Bathsheba peuvent donc s'aimer tant
qu'ils voudront : nous sommes sûrs que, s'ils ont quelque chose
à dire, ils sauront bien le dire, l'un avec sa gaucherie piquante et
l'autre avec une coquetterie naïve dont l'ignorance et le désir de
plaire font tout le charme. Nulle part ce contraste n'est mieux mar-
qué que dans la jolie scène où M. Hardy nous a montré le berger
venant frapper, peu de temps après avoir été sauvé par elle, à la
porte de sa bienfaitrice. Huit jours ont suffi pour mettre dans son
cœur honnête une passion qui ne s'éteindra pas, et il s'est assuré
que, si la jeune fille ne devient pas sa femme, il ne sera plus bon à
rien sur la terre. En conséquence, sous le poétique prétexte d'offrir
à Bathsheba un petit agneau qui a perdu sa mère, il arrive, et tout
d'abord découvre sans ambages l'objet de sa visite à la tante de
celle qu'il aime. Une chose surtout l'inquiète, c'est de savoir si
Bathsheba n'aurait point par hasard quelque amoureux déjà. La
tante, pour faire, en bonne parente, valoir sa nièce, répund qu'elle
n'en sait rien, mais que, faite comme elle est, elle doit bien en
avoir au moins une douzaine.
« — C'est tant pis, dit le fermier Oak contemplant avec tris-
tesse une des crevasses du plancher. Je ne suis qu'un homme ordi-
naire, et je n'avais qu'une chance, celle d'arriver le premier; aussi
vais-je m'en retourner chez moi, madame.
« Quand Gabriel eut fait environ cent pas le long de la dune, il
entendit pousser derrière lui un hé! hé! dans une note suraiguë. Il
regarda et vit une fille qui courait après lui en agitant un mou-
choir blanc. C'était Bathsheba Everdene. Le teint foncé de Gabriel
LE ROMAN PASTORAL EN ANGLETERRE. 8A9
se colora. Quant à elle, elle était déjà toute rouge, non d'émotion,
comme il parut bientôt, mais d'avoir couru.
(( — Fermier Oak, je,... dit-elle en s' arrêtant pour reprendre ha-
leine, et portant la main à son côté.
(( — J'étais justement allé vous voir, dit Gabriel...
« — Oui,... je le sais, dit-elle, haletante comme un rouge-gorge,
le visage en feu et humide de l'effort qu'elle venait de faire, toute
semblable aux pétales d'une pivoine avant que le soleil en ait sé-
ché la rosée. Je ne savais pas que vous fussiez venu pour me de-
mander en mariage; autrement je serais revenue tout de suite du
jardin où j'étais. J'ai couru après vous pour vous dire... que ma
tante s'est trompée en vous renvoyant et en vous empêchant de me
faire la cour.
« Gabriel s'épanouit. — Je suis fâché de vous avoir fait courir si
vite, ma chère, dit-il avec un sentiment de gratitude pour les fa-
veurs à venir. Attendez un peu que vous ayez retrouvé votre haleine.
a — Elle s'est tout à fait trompée, ma tante, en vous disant que
j'avais déjà un amoureux, poursuivit Bathsheba, Je n'ai pas de
bon ami du tout, et je n'en ai jamais eu, et j'ai pensé que par le
temps qu'il fait pour les femmes, c'était dommage de vous renvoyer
avec l'idée que j'en avais plusieurs.
« — Vraiment et sans mentir je suis heureux d'apprendre cela,
dit le fermier Oak, souriant d'un de ces larges sourires qui lui
étaient familiers et rougissant de plaisir. — Il tendit la main pour
prendre celle que la jeune fille avait gracieusement posée sur son
cœur afin d'en contenir les violons battemens. Dès qu'il voulut la
saisir, elle la mit derrière elle, de sorte qu'elle lui échappa des
doigts comme une anguille.
« — J'ai une bonne petite ferme, dit Gabriel avec moitié moins
d'assurance qu'il n'en avait mis à lui prendre la main.
« — Oui, je sais.
« — On m'a avancé de l'argent pour commencer, mais tout de
même ce sera bientôt payé, et, quoique je ne sois qu'un homme or-
dinaire, j'ai fait un peu de chemin depuis que j'étais jeune garçon.
— Ce mot « un peu, » il le prononça de façon à montrer à la jeune
fille que c'était une forme de complaisance pour a beaucoup. » Il
ajouta : — Marié, je suis sûr de pouv.oir travailler deux fois aussi
dur que je le fais maintenant.
« Là-dessus il s'avança et tendit le bras de nouveau. A l'endroit
oii Bathsheba l'avait rattrapé, il y avait un buisson de houx couvert
en ce moment de baies rouges. Bathsheba, voyant dans ce pas en
avant une attitude menaçante, et que sa personne pourrait bien
être entourée, sinon étreinte, mit le buisson entre elle et lui.
TOME XII. — 1875, 54
850 REVUE DES DEUX MONDES.
({ — Quoi donc, fermier Oak? dit-elle, regardant par-dessus
avec de grands yeux, je n'ai jamais dit que j'allais vous épouser.
u — Eii bien ! voilà une histoire ! fit Oak avec consternation.
Courir ainsi après le monde, et puis me dire que vous ne voulez pas
de moi !
« — Voici seulement ce que je voulais vous d ire, reprit-elle vive-
ment, et commençant à sentir l'absurdité de la position où elle s'était
placée, c'est que personne ne m'a eue pour bonne amie , au lieu
d'une douzaine, comme disait ma tante. Je hais de passer ainsi pour
être la propriété des gens,... quoiqu'il ne soit pas impossible que
cela ait lieu un jour. Vraiment, si j'avais voulu de vous, je n'aurais
pas couru après vous de cette façon, c'eût été la chose la plus effron-
tée du monde; mais il n'y avait pas de mal à me hâter de corriger
les faux renseignemens qu'on vous avait donnés.
« — Oh! non, pas le moindre mal. — Cependant, comme il y
a des jugemens où l'on montre machinalement trop de générosité
instinctive, Oak, appréciant mieux l'ensemble des circonstances,
ajouta ces mots : — Tout de même, je ne suis pas bien sûr qu'il n'y
eût pas de mal à cela.
« — En vérité, je n'ai pas eu le temps, avant de partir, de me de-
mander si je voulais ou non me marier, car vous étiez déjà derrière
la colline.
« — Allons, dit Gabriel tout soulagé de nouveau, réfléchissez-y une
minute ou deux. J'attendrai, miss Everdene. Voulez-vous m'épou-
ser? Dites oui, Balhsheba. Je vous aime bien au-delà de l'ordinaire.
« — Je vais essayer d'y penser, dit- elle, si toutefois je peux
penser en plein air, car mon esprit s'éparpille tellement...
<( — Au moins pouvez- vous faire une conjecture?
« — Alors donnez-moi du temps. — Et d'un air pensif elle re-
garda dans le lointain, du côté où Gabriel n'était pas.
(( — Je puis vous rendre heureuse, dit celui-ci s'adressant par-
dessus le buisson à la nuque de la jeune fille. Vous aurez un piano
dans un an ou deux, les femmes des fermiers se mettent maintenant
à en avoir, et je m'exercerai bien sur la flûte pour vous accompa-
gner le soir...
« — Oui, j'aimerais assez cela.
« — Et une de ces petites voitures de dix livres pour aller au
marché, et de belles fleurs, et des oiseaux, e veux dire des coqs et
des poules, parce que c'est utile, continua Gabriel sentant ba-
lancer entre la prose et la poésie.
« — Cela me plairait beaucoup.
« — Et une serre pour les concombres comme en ont une les
messieurs et les dames...
LE ROMAN PASTORAL EN ANGLETERRE. 851
(( — Oui.
« — Et, la noce terminée, nous la ferions publier dans le journal
à la liste des mariages...
« — J'aimerais passionnément cela.
« — Et les enfans à la liste des naissances,... tous des garçons.
Et à la maison, au coin du feu, toutes les fois que vous lèverez les
yeux, je serai là, et toutes les fois que je lèverai les yeux, vous
serez là.
« — Attendez, attendez, et ne soyez pas inconvenant. — Sa phy-
sionomie perdit de son animation, et elle resta silencieuse un in-
stant. Lui, il contemplait les baies rouges qui étaient entre eux, et
quand il avait fini recommençait , si bien que dans tout le reste de
sa vie le houx demeura pour lui l'emblème d'une proposition de
mariage. — Non, dit-elle en se retournant, cela ne sert de rien.
Je n'ai pas envie de vous épouser.
« — Essayez.
« — J'ai essayé ferme tout le temps que j'ai pensé, car en un
sens ce serait très joli, un mariage : on parlerait de moi, on pense-
rait que j'ai fait ma petite conquête, et je me sentirais triomphante,
et ainsi de suite; mais un mari...
« — Eh bien?
« — Eh bien ! il serait toujours là comme vous dites; toutes les
fois que je lèverais les yeux, il y serait.
a — Naturellement il y..., c'est-à-dire j'y serais.
« — Eh bien! ce que je veux dire, c'est qu'il ne me déplairait
pas d'être la fiancée dans une cérémonie de mariage, si je pouvais
l'être sans avoir un mari; mais, puisqu'une femme ne peut pas
par elle-même se faire voir de la sorte, je ne me marierai pas,...
du moins maintenant.
« — Voilà une bien sotte histoire !
« Devant cette critique élégante de ses sentimens, Bathsheba
crut devoir ajouter quelque chose à sa dignité par un léger mouve-
ment en arrière.
« — Sur mon cœur et mon âme, je ne sais pas ce qu'une fille
pourrait dire de plus sot;' mais, ma très chère, ajouta Oak d'un ton
conciliant, ne soyez pas comme cela. — Il poussa un profond , un
honnête soupir. — Pourquoi ne voulez-vous pas de moi? reprit-il,
et il se glissait autour du houx pour arriver à ses côtés.
« — Je ne peux pas, dit-elle en faisant retraite.
« — Mais pourquoi? — Et, comme il désespérait de jamais l'at-
teindre, il finit par se tenir immobile et lui faire face par-dessus le
buisson.
« — Parce que je ne vous aime pas.
852 REVUE DES DEUX MONDES.
« — Oui, mais...
« Ici elle réprima un bâillement rendu inoffensif par sa petitesse.
— Je ne vous aime pas, dit-elle.
« — Mais je vous aime, moi, et pour ma part je me contente d'être
accepté.
« — Oh ! monsieur Oak, voilà qui est très joli. Vous finiriez par
me mépriser.
« — Jamais, répondit M. Oak, et avec tant d'ardeur que la force
seule de ces mots semblait le pousser tout droit à travers le buis-
son dans les bras de la jeune fille. Il est une chose que je ferai sû-
rement dans cette vie, c'est de vous aimer, de soupirer après vous,
et de ne cesser de vous désirer jusqu'à ce que je meure. — Sa voix
avait maintenant un accent vraiment pathétique, et ses grandes
mains brunes tremblaient. »
Pourquoi Bathsheba se laisserait-elle fléchir? Quand on n'a en ce
monde que son cœur et sa beauté, c'est bien le moins qu'on en dis-
pose comme on l'entend. Oak s'éloigne donc sans rien obtenir et
bien résolu à ne plus rien demander, mais avec la mine d'un homme
qui va désormais consacrer ses jours et ses nuits à la lecture de
l'Ecclésiaste.
Un jour de marché, les fermiers qui se réunissent sous la halle sé-
culaire de Gasterbridge pour y échanger leurs produits et les nou-
velles du jour remarquèrent avec surprise une jeune femme élé-
gamment habillée qui se glissait dans la foule, et faisait voir aux
acheteurs les échantillons de ses grains que, suivant l'universel
usage, elle agitait dans le creux de deux petites mains blanches.
C'était Bathsheba, qui, devenue fermière à son tour par la mort de
son oncle, avait résolu de diriger sa ferme elle-même. Peut-être se
serait-elle mal trouvée de cette entreprise audacieuse, si une tête
plus ferme que la sienne n'eût, sans qu'elle s'en doutât, fait bonne
garde autour d'elle. Pour Gabriel Oak, aussi peu de temps avait suffi
pour changer toutes choses : un jeune chien trop zélé avait une
nuit chassé dans le trou béant d'une carrière le troupeau du berger
et ruiné son maître. La providence des romanciers avait fait le reste,
et l'amoureux, repoussé, mais non guéri, s'était trouvé un beau ma-
tin, comme autrefois Jacob chez Laban, chargé du soin des brebis
de celle dont le service et le nom lui étaient également doux. Ga-
briel s'est-il dit qu'il servira sans espoir, ou a-t-il dans la simplicité
de son âme héroïque fait le plus savant des calculs? Peu importe,
il entrevoit obscurément devant lui un rôle sans gloire et tout de
dévoûment; il le remplira jusqu'au bout. Il peut penser avec le
poète qu'un moins aimant aura sans doute mieux que lui; mais il est
résigné d'avance à tous les sacrifices d'amour-propre que lui tient
LE ROMAN PASTORAL EN ANGLETERRE. 853
en réserve l'étrange position où le hasard l'a réduit autant que sa
volonté. Il n'a probablement pas lu les œuvres de Tennyson, mais il
sait que jamais les belles dames ne furent le prix des cœurs faibles,
et que ce n'est pas seulement dans les poèmes de chevalerie que la
victoire reste au plus endurant.
Telle est la naïve histoire que l'auteur de Far from the madding
crowd s'est plu à raconter avec tant de grâce et tant de suite que
l'on se sent presque coupable envers le romancier comme envers le
lecteur lorsqu'on essaie d'en faire goûter le charme dans une sèche
analyse. C'est dans l'original même qu'il faut voir le beau déve-
loppement du caractère de Gabriel Oak, sa patience, sa fierté, et
en même temps son humeur inaltérable et vaillante. Miss Everdene
n'est pas une maîtresse facile à contenter. Sa rapide élévation a fait
tourner sa jolie tête, et elle traite durement l'esclave qui s'est donné
à elle tout entier, jusqu'à étouffer son amour sous les formes ba-
nales de la civilité mercenaire. Et pourtant Bathsheba n'est point
une coquette au sens ordinaire du mot; elle veut choisir, voilà tout.
Or, jusqu'ici un seul amoureux s'est présenté et qui n'a pas même
su lui dire qu'elle était belle. Au fond, c'est peut-être la plus grande
faute qu'ait commise le berger Oak. Le fermier Boldwood sera-t-il
plus heureux ou moins maladroit? Celui-là, il a ceci pour lui, qu'il
possède six chevaux dans son écurie, et qu'il est plus près du gent-
leman que du paysan. Une chance de plus en sa faveur, c'est qu'é-
tant d'un naturel sauvage, il n'a pas fait la moindre attention à sa
nouvelle voisine, qui s'est vengée de cette impardonnable négli-
gence en lui envoyant, au jour traditionnel de la Saint-Valentin,
une devise de confiseur avec un cachet où éclatent ces mots d'une
signification peu voilée : épousez -7noî. Cette fois -ci Boldwood a
levé les yeux. L'enveloppe flamboyante est là, sur sa cheminée,
éclairant sa chambre de célibataire, où tout a la gravité d'un di-
manche puritain. Il ne sait pas encore, il devine à peine d'où vient
le coup, et déjà la paix de son passé et le calme de sa vie présente
sont pour jamais troublés. 11 voit une main de femme tracer les ca-
ractères de la vulgaire devise, y ajouter ce sceau hardi qui le fait rê-
ver, et pour la première fois peut-être depuis vingt ans il s'aperçoit
qu'il a vécu dans l'isolement, qu'il n'a ni mère, ni sœur, ni liens
au monde, et qu'il ne fait pas bon être seul. Quand la passion se
met, à la quarantième année, dans un cœur que rien n'a rempli,
elle risque fort de le faire éclater. Bathsheba a beau fermer sa porte
à celui qu'elle a si imprudemment provoqué, Boldwood finit par se
présenter à la jeune fille, au milieu de ses occupations de fermière.
Il vient lui offrir sa protection, son amour et le luxe que lui permet
son aisance. La proposition est la même que celle faite naguère par
8hh REVUE DES DEUX MONDES.
Oak, et, comme celui-ci, Boldwood oublie de prononcer le mot dé-
cisif, le seul qui pourrait faire pencher la balance de son côté. S'il
aime Bathslieba, c'est, dit-il, parce qu'elle lui es-t devenue néces-
saire. La force de l'argument échappe à la fermière. Embarrassée
de cet hommage, elle demande du temps pour réfléchir. Les re-
mords, car elle en éprouve,, ki pousseraient peut-être à accepter un
mariage de raison; mais le troisième larron va venir. Il arrive de
la caserne de Casterbridge, dans le brillant costume écarlate des
dragons de la garde, avec les trois chevrons de son grade au bras.
Un soir qu'elle venait' de faire sa ronde, ignorant qu'un autre pre-
nait fidèlement ce soin pour elle, un soir, en traversant le petit
bois de pins qui protège la vieille ferme contre les coups du vent,
Bathsheba embarrasse sa robe dans l'étroit sentier à l'éperon du
sergent Troy. Effrayée et confuse, elle veut fuir; mais la guipure
résiste, et la robe est toute neuve. Une autre raison qui la retient
peut-être plus qu'elle ne croit, c'est que le dragon, beau parleur,
à mille complimens assez soldatesques a mêlé l'expression d'une
admiration qui n'est pas jouée. Tandis que Gabriel et Boldwood
n'avaient su lui parler que de son bonheur futur dans leur compa-
gnie et de leur, profonde affection, il lui a parlé de sa beauté.. Ce
miel tout grossier l'a enivrée d'abord; elle pourra bien dégager son
vêtement, mais son cœur reste pris.
Au reste, ce n'est pas un soldat vulgaire que le nouveau-venu,
et, s'il a quelques peccadilles sur la conscience, en revanche il a
si bon caractère. Il a déjà séduit, il est vrai, une fille de la contrée
qui a disparu, mais il ne demandait pas mieux que de l'épouser :
il l'a même attendue toute une heure à l'église, où elle ne s'est
pas rendue. C'est un homme pour qui les souvenirs sont un em-
barras et les préoccupations une superfluité, pour qui le passé se
réduit à hier et l'avenir à demain, un homme dont le jugement et
les penchans n'ont entre eux aucune influence réciproque, vu qu'ils
se sont séparés depuis longtemps de consentement mutuel. Gomme
le vice est chez lui affaire de premier mouvement et la vertu le ré-
sultat d'une froide méditation, il arrive souvent que cette dernière
a une tendance modeste à rester invisible. Sa mère, institutrice
parisienne, lui avait légué le don des paroles dorées, et comme il
n'en avait pas trouvé l'emploi chez l'attorney oij, devenu orphelin,
on l'avait mis en apprentissage, il s'était engagé dans l'armée. Bien
élevé pour un homme de la classe moyenne, il l'était extraordinai-
rement pour un soldat. Il s'exprimait avec facilité et babillait sans
cesse, ce qui lui permettait d'être tout différent de ce qu'il parais-
sait, par exemple de parler d'amour et de penser à son dîner, de se
montrer empressé à payer et d'être bien résolu à faire des dettes».
LE ROMAN PASTORAL EN ANGLETERRE. 855
On peut trouver que Bathsheba ne fait pas preuve de bon goût
en se laissant admirer par le sergent Troy. Aussi le romancier ne
l'excuse-t-il guère. Il se borne à faire voir une fois de plus com-
bien tout ce qui reluit fascine, et il étudie son héroïne sans cher-
cher à dissimuler que sa cervelle manque d'équilibre. La rencontre
du sous-ofTicier a laissé la pauvre fermière troublée; une seconde
entrevue l'achève. Sous prétexte de voir Troy faire devant elle cette
escrime du sabre dont elle a entendu raconter des merveilles, elle
lui accorde un véritable rendez-vous. La scène est très originale,
et quand la villageoise, au milieu des passes brillantes que le ser-
gent exécute autour d'elle avec l'art d'un prévôt d'armes, se trouve
enveloppée d'un cercle de fer étincelant au soleil, quand elle voit
la lame agile venir enlever sur son front une boucle rebelle qui s'y
est égarée , quand elle sent la pointe aiguë du sabre s'abattre sur
son corsage pour y transpercer une chenille tombée d'une branche
voisine, la malheureuse, épuisée par la variété de ses émotions et
cédant au charme qui la maîtrise, s'assoit sur une touffe de bruyère
et garde le silence.
« — Il faut maintenant que je vous quitte, dit doucement Troy.
Je prends la liberté de garder ceci en souvenir de vous.
« Elle le vit se baisser vers le gazon , ramasser la boucle frisée
qu'il avait séparée de ses tresses nombreuses, l'enrouler autour de
ses doigts, défaire un bouton du revers de sa tunique et la glisser
soigneusement au dedans. Elle se sentait incapable de résister ou
de refuser. Cet homme était trop fort pour elle.
« Il s'approcha d'elle et dit : — Il faut vous quitter. — Il s'ap-
procha encore, et une minute plus tard elle vit sa forme écarlate
disparaître derrière les bouquets de fougère avec la rapidité de
l'éclair, comme un tison ardent vivement agité. »
L'espace de cette minute a décidé de la destinée de Bathsheba :
Troy aura la fermière et la ferme. Il est aimé avec cet abandon
complet que font de leur personne les caractères forts une fois
qu'ils ont livré leur indépendance. Qu'il y ait dans l'entraînement
de son héroïne une petite dose de folie, l'auteur ne le nie pas. C'est
un trait de plus dans l'âme qu'il a décrite avec tant de soin, âme
virile par la volonté et par la passion enfantine. De ses trois pré-
tendans, Bathsheba va choisir, a déjà choisi le moins digne; mais
personne ne lui a enseigné qu'on est coupable de ne point contrô-
ler ses sentimens et d'en négliger les conséquences. Son malheur,
c'est de n'être tout à fait ni une femme du monde ni une fille de la
campagne, d'appartenir par les goûts et par l'intelligence à ce
qu'on appelle la société sans en avoir l'expérience, et de vivre aux
champs avec les bestiaux pour voisins de maison et les journaliers
pour compagnie.
856 REVDE DES DEUX MONDES.
Cependant quelqu'un vient à son secours, et la raison fait en-
tendre un conseil. Oak en effet a su la passion et l'offre de Bold-
wood, et il a deviné le triomphe du sergent. Son plus grand chagrin
avait été jusqu'alors de se sentir dédaigné; mais voir tomber Bath-
sheba dans les filets du sous-officier lui cause une peine plus vive
encore. C'est un noble amour que celui qui ne craint pas de com-
battre l'erreur du cœur aimé au risque d'y faire naître l'aversion.
C'est un noble amour, mais un amour qui ne se promet rien de bon,
et qui ferait mieux peut-être de garder le silence. Toujours est-il
que Gabriel Oak veut parler et plaider la cause de Boldwood. Ce
qu'il y gagnera, il ne le sait pas trop; à tout le moins il aura sauvé
son âme. 11 apparaît donc pour la seconde fois sous le jour de con-
seiller désintéressé, et, comme la première fois, sa maîtresse le
prie d'aller porter ses avis et ses services dans une autre ferme que
la sienne; elle le renvoie. Il y a un proverbe anglais qui assure
qu'à force d'être foulé aux pieds le ver de terre finit par se redres-
ser. Oak, dans une situation semblable, fait à peu près de même.
Aux ordres irrités de la jeune furie, il ne répond que par le calme
ironique du bon sens qui connaît sa force et sa valeur.
« — Voici la seconde fois que vous prétendez me congédier, et à
quoi cela sert-il?
« — Que je prétends! Vous partirez, monsieur; je n'ai que faire
de vos leçons. Je suis maîtresse ici.
« — Allons, vraiment quelle autre folie allez-vous dire encore?
Me traiter comme le premier venu quand vous savez que naguère
encore ma position était aussi bonne que la vôtre! Sur ma vie,
Bathsheba, cela est trop impudent. Vous n'ignorez pas que je ne
peux m'en aller sans vous mettre dans un embarras d'oiî vous sor-
tirez je ne sais comment. Promettez-moi de prendre avec vous quel-
que homme entendu pour intendant, ou régisseur, ou tout ce que
vous voudrez, faites-moi cette promesse, et je pars à l'instant.
« — Je ne veux point d'autre intendant que moi-même, dit-elle
avec fermeté.
« — Fort bien; alors vous me devriez remercier de ce que je con-
sens à rester chez vous. Comment irait la ferme, s'il n'y avait qu'une
femme pour s'en occuper? Mais, remarquez-le bien, je ne vous
demande pas de sentir que vous m'en êtes redevable. Non, ce que
je fais, je le fais... Parfois je me dis que je serais heureux comme
l'oiseau de quitter la place, car ne supposez pas que je sois satis-
fait de n'être rien du tout. J'étais né pour mieux que cela. »
Singulier langage pour un amoureux. Alceste, à sa façon, ne par-
lait pas autrement à Célimène, et, comme Alceste, Oak aurait bonne
envie de rattraper son cœur, seulement il n'en a pas la force.
Et maintenant c'est Boldwood qu'il faut affronter, Boldwood qui
LE ROMAN PASTORAL EN ANGLETERRE. 857
se croit joué, et qui parle avec la rage de la jalousie et l'emporte-
ment du desespoir. L'entretien est terrible, et Caihsheba épouvan-
tée, entrevoyant dans le lointain le fouet du fermier sur le beau
visage du sergent qu'elle aime, se demande comn.ent elle a pu
dans un pmts si profond et si calme, soulever des vagues si fu
rieuses Le chatnnent commence pour elle. Dans son angoisse enê
résout d aller trouver secrètement Troy à Bath, où il est en con.é
pour 1 écarter du chemm de Boldwood, pour lui demander co'feil
et pour lui dire adieu : elle revient avec lui, mais mariée et le châ
timent est complet. ' ^^ ^^^^"
Au moment où l'idylle menace de tourner à la tragédie, M Hardv
suspendant pour un moment l'analyse des passions de l'homme
s est rappelé que les élémens ont aussi leurs colères, et qu'il n'v a
pas de pastorale bien faite sans un orage au moins. Celui qu'il a
déchaîne sur la ferme de Weatherbury, pour souhaiter la bienve-
nue aux nouveaux époux, est un des mieux amenés qui se puisse
imaginer. La moisson est terminée : huit meules de froment et
d orge se dressent dans la cour attendant qu'on les couvre C'est le
moment qu'a choisi le soldat devenu fermier pour célébrer à sa ma
niere son joyeux avènement. Il a fait apporter du rhum et de l'eau
bouillante, et, malgré les instances de sa jeune épouse, il contraint
de boire a sa santé les ouvriers, plus habitués au cidre et à l'alp
qu au punch des dragons de la garde. En vain le fidèle Oak vient
I avertir que le ciel se voile de nuages; il refuse d'entendre rat
son et remet les affaires au lendemain. Pendant que le maîtr--
s enivre et force les moissonneurs à l'imiter, Oak laissera-t-il les
meules exposées à l'éclair qui s'approche? Permettra- 1- il à la
foudre de faire un tas de cendres avec la fortune de la fennne
quil a aimee en vain? Non, cela ne sera pas. Il rentre dans la
grange, sa le du festin champêtre, pour y chercher du secours;
II y trouve la fin de l'orgie : tous sont étendus sur le sol alourdis
par 1 ivresse. Il faut que seul il sauve la récolte. Seul? non Bath-
sheba, redevenue vaillante, se tiendra à ses côtés sur les meules
menacées par le feu du ciel; elle l'aidera à couvrir les gerbes ou
a les retourner à la lueur et au grondement du tonnerre, et, quand
tout dégouttant de pluie et de sueur, Oak aura fait son œuvre pél
rilleuse, entre le mercenaire dévoué, fier du devoir accompli et
le maître qui ronfle dans le sommeil de la débauche, elle n'aura
p us à se demander de quel côté sont le courage et la beauté.
Elle le sent si bien qu à ce moment même elle ne résiste pas au
desir de donner à l'homme dont elle a refusé l'affection un témoi-
gnage, le premier, de sa confiance. Elle voudrait qu'il ne la crût
pas aussi folle qu'elle a paru l'être, et, sans rougir encore de son
858 REVUE DES DEUX MONDES.
amour pour Troy, elle fait entendre à Gabriel que les ruses du ser-
gent n'ont pas été étrangères à sa prompte résolution.
Dès lors un sentiment nouveau, celui de la pitié, vient s'ajouter
dans l'âme du berger Oak à la passion qu'il éprouve pour Bathsheba.
Pas plus qu'un autre, il n'est doué du don de prophétie; mais il n'a
pas de peine à conjecturer que Troy ne sera jamais un fermier de
la vieille roche, et c'est ce qui arrive en effet. L'ancien sous-offi-
cier montre beaucoup plus de goût pour la nouvelle école que pour
toute autre. Il s'occupe fort des chevaux, il est vrai; mais il ne
pense que rarement aux vaches, et l'argent de Bathsheba s'en va
grand train dans les paris de courses. L'amour aussi s'en va, et la
Jalousie arrive. Troy a sottement fait allusion, toutes les fois qu'il
avait besoin de quelques livres sterling, à une belle fille qu'il aurait
pu jadis épouser. Il a gardé sans y penser, sous le couvercle de sa
montre, une boucle de cheveux blonds, et les cheveux de Bathsheba
sont noirs. Un jour, au milieu d'une querelle à propos de paris per-
dus, une inconnue qui se traînait à grand'peine sur la route s'est
approchée de Troy, qui, changeant de visage, s'est hâté d'éloigner
sa femme. Est-il bien étonnant que celle-ci se surprenne à faire
parfois des retours sur l'adoration respectueuse de Boldwood, sur
le dévoûment silencieux de Gabriel? Dans cette voie, la pente est
glissante, et l'on y roule vite. Elle apprend alors qu'une jeune fille,
autrefois servante chez son oncle Everdene, est allée mourir dans
la maison de refuge de Casterbridge; elle entend chuchoter autour
d'elle et se fait raconter l'histoire de cette malheureuse, qui avait,
dit-on, dans le régiment de Troy un bon ami qui ressemblait beau-
coup à ce dernier. Tout le passé du beau sergent se dévoile aussi:-
tôt aux yeux de la nouvelle mariée.
Ici commence la partie pathétique du roman. Faut-il le dire?
quoique M. Hardy y ait déployé un singulier talent, ce n'est peut-
être pas celle qui lui fait le plus d'honneur. On y côtoie le bord du
mélodrame, et, si l'on n'y tombe pas tout à fait, c'est que les si-
tuations, tout en étant violentes, ne deviennent jamais communes.
Ainsi la jalousie rétrospective de Bathsheba paraît vraiment exagé-
rée. On ne comprend guère l'espèce de fureur qui la pousse à per-
cer jusqu'au bout le mystère des amours passées de Troy, et à
s'assurer que dans ce cercueil rendu par l'hospice de Casterbridge
à la paroisse de Weatherbury reposent le cadavre de la servante
Fanny Robin et celui de son petit enfant. Et lorsque Troy, emporté
par la violence de ses remords, vient à son tour s'agenouiller près
de la bière que dans une pieuse ignorance Bathsheba elle-même a.
fait placer pour une nuit dans sa demeure, lorsqu'à la faute par
lui commise il en ajoute une autre en outrageant la vivante par
LE ROMAN PASIORAL EN ANGLETERRE. 859
l'expression sauvage de sa passion pour la morte, lorsque enfin il
écarte avec une colère méprisante l'épouse qui pardonne, le lec-
teur se demande s'il n'a pas quitté le terrain de la réalité pour le
royaume de l'hallucination. L'auteur, à vrai dire, cherche bien un
peu à plaider les circonstances atténuantes pour la conduite ex-
traordinaire de ses personnages; il n'y réussit pas complètement. Il
explique par exemple les actes romanesques de son sergent en di-
sant qu'il avait du sang français dans les veines; l'excuse paraît
insuffisante. Les argumens tirés de l'hérédité ont assurément beau-
coup de poids; seulement il est des cas où il vaut mieux ne pas
s'en servir. La vérité, c'est que chez Troy comme chez Bathsheba
la raison est en train de déménager. Aussi éprouve-t-on un certain
soulagement lorsque l'auteur, leur donnant la clé des champs, en-
voie l'une errer dans les bois pour y retrouver le calme nécessaire,
et exile l'autre dans les hasards d'un cirque ambulant.
Une année s'écoule : Oak, qui seul a gardé l'égalité d'âme du
sage, Oak mûri par la souffrance des autres, est devenu le régisseur
en titre de sa maîtresse. Rien n'est changé dans sa vie, si ce n'est
qu'il a quitté la blouse blanche de l'ouvrier rustique pour un cos-
tume plus élégant. Pour Bathsheba et pour chacun, Troy est mort.
iN'a-t on pas trouvé ses vêtemens sur la plage? De son côté, Bold-
wood reprend espoir. 11 croit qu'une réparation lui est due, et il la
demande en termes touchans. Au moment où la veuve domptée
par le malheur va, cédant pour la première fois à une voix autre
que celle de la passion, accorder au fermier non une promesse,
mais une espérance que semble légitimer en quelque sorte le si-
lence de Gabriel Oak lui-même, quelqu'un s'approche qu'on n'at-
tendait plus. La bûche monstrueuse de Noël a été allumée dans le
foyer solitaire de Boldwood. Les convives sont arrivés, et parmi
eux Bathsheba inquiète et tremblante. L'engagement qu'elle redoute,
Boldwood l'arrache à ses larmes : elle sera sa femme clans six ans,
si tous les deux vivent encore. Le reste, on le devine. Troy, las de
courir le monde et ayant d'ailleurs usé ses remords, s'est dit que sa
femme est belle et qu'il a été bien sot de l'abaudonnpr. Il entre
dans la salle et réclame son bien. « Allez avec votre mari, » s'écrie
Boldwood dans un gémissement, et dans le temps que Troy, irrité
du silence de Bathsheba éperdue, la tirait brutalement à lui par le
bras, un coup de feu retentit, une fumée grise emplit la salle : cette
fois-ci le mari ne reviendra plus. Le fusil qui pendait au-dessus de
la cheminée, Bjldwood l'a déchargé à bout portant sur l'ancien dra-
gon. Ici encore l'hérédité est intervenue comme le dieu d'Horace
dans les nécessités tragiques : le meurtrier comptait des fous dans
sa famille.
860 REVUE DES DEUX MONDES.
Huit mois après, Oak recevait une visite imprévue dans sa mo-
deste demeure : c'était Bathsheba qui venait lui demander pourquoi
il voulait s'en aller au loin, et si elle l'avait offensé.
« — M'offenser? dit-il, comme si vous en étiez capable, Bath-
sheba !
« — Non, vraiment? demanda-t-elle joyeusement; mais alors
pourquoi partez- vous?
« — Je me suis arrangé pour prendre la Basse-Ferme, qui sera à
mon compte à dater du jour de l'Annonciation. Vous savez que j'y
avais un intérêt depuis quelque temps. Cependant cela ne m'aurait
pas empêché de surveiller la vôtre comme auparavant; mais on a
dit des choses sur nous.
« — Quoi! s'écria Bathsheba tout étonnée, et quelles choses
a-t-on pu dire sur vous et sur moi ?
« — Je ne saurais vous les répéter.
« — Il serait pourtant plus sage, je crois, de le faire. Vous avez
souvent été pour moi un mentor, et je ne vois pas pourquoi vous
craindriez de l'être encore maintenant.
« — Vous n'y êtes pour rien cette fois. Le fin mot de l'affaire,
c'est qu'on dit que je m'attarde ici pour attendre la ferme du pauvre
Boldwood avec la pensée de vous attraper aussi quelque jour.-
« — M'attraper? Qu'est-ce que cela signifie?
« — Vous épouser, en bon anglais. Vous m'avez demandé de
vous le dire, il ne faut donc pas m'en vouloir.
(( Bathsheba ne semblait pas aussi alarmée que si on eût tiré un
coup de canon à ses oreilles, comme Oak s'y attendait. — Je ne
savais pas que c'était cela que vous vouliez dire, reprit-elle tran-
quillement; pareille chose est trop absurde,... trop prématurée,
pour y songer.
« — Oui, naturellement, c'est trop absurde. Je ne désire rien de
semblable; il me semble que cela se voit assez à cette heure. Cer-
tainement, certainement, vous êtes la dernière personne qu'il me
viendrait à la pensée d'épouser. C'est trop absurde, comme vous
dites.
« — Trop... prématuré, voilà les mots que j'ai employés.
« — Je suis forcé de vous demander pardon si je vous reprends,
mais vous avez dit « trop absurde, » et je dis de même.
« — Et moi aussi je vous demande pardon, répondit-elle avec
des larmes dans les yeux. « Trop prématuré, » voilà tout ce que
j'ai dit. C'est vrai, monsieur Oak, et vous devez me croire.
« Gabriel la regarda longuement; mais, comme la lumière du
foyer était faible, on ne pouvait pas voir grand'chose. — Bathsheba,
dit-il tendrement en s'approchant d'elle, si je pouvais seulement
LE ROMAN PASTORAL EN ANGLETERRE. 861
savoir si vous me permettriez de vous aimer, de vous gagner et de
vous épouser après tout? Si je pouvais seulement savoir cela!
« — Mais vous ne e saurez jamais, murmura-t-elle.
(( — Pourquoi?
« — Parce que vous ne le demanderez jamais.
(( — Oh ! oh dit Gabriel riant tout bas de joie, ma chérie...
« Il l'accompagna jusqu'à la colline. Ils parlèrent très peu de
leurs sentimens mutuels. Les jolies phrases et les expressions pas-
sionnées n'étaient sans doute pas nécessaires à des amis aussi
éprouvés. Leur affection était de ces affections solides qui naissent
(si jamais il s'en trouve de semblab.es quand les deux êtres qui
se rencontrent ne se sont connus d'abord que par les côtés rudes
de leur caractère et ne sont arrivés que plus tard à sentir ce qu'ils
ont de bon en eux, après que leur roman a grandi dans les inter-
stices des dures réalités prosaïques. Il est malheureusement bien
rare que cette camaraderie, produite ordinairement par la simili-
tude des occupations, vienne s'ajouter à l'amour d'un sexe pour
l'autre, parce que les hommes et les femmes ne s'associent guère
que pour leurs plaisirs et non pour leurs travaux. Toutes les fois
cependant que d'heureuses circonstances en permettent le dévelop-
pement, le sentiment composé qui en provient se trouve être le seul
amour qui soit fort comme la mort, 'amour que ni les eaux ne peu-
vent éteindre, ni les déluges noyer, et en dehors duquel la passion
communément appelée de ce nom se dissipe comme une vapeur. »
III.
Ce serait se faire une idée incomplète de son talent que de juger
uniquement M. Hardy sur ses qualités de conteur. A tout prendre,
ce n'est pas toujours le choix du sujet qui fait la valeur d'un ro-
man, mais c'est surtout la quantité d'observation et de philosophie
morale qu'il renferme et l'impression qu'il laisse dans l'esprit du
lecteur. Parmi les œuvres d'imagination, les plus simplement con-
struites sont souvent les plus grandes comme les plus durables.
Que les situations soient suffisantes pour montrer les caractères, il
n'en faut pas davantage. A cet égard, l'auteur de Far from the mad-
ding crowd a fait bonne mesure. Peut-être même, vers la fin, a-t-il
accumulé des incidens qui jurent un peu avec l'aimable simpli-
cité du début. On ne saurait pourtant lui en vouloir beaucoup, car
le tempérament est difficile à garder, et après tout un roman n'est
ni un traité de morale, ni un livre de maximes, ni un recueil de
sentences. C'est une œuvre beaucoup plus compliquée, aujourd'hui
surtout, et qui a bien son utilité aussi quand on songe au nombre
S62 REVUE DES DEUX MONDES.
infini de gens qui en font leur seule lecture, sans compter ceux qui,
sans s'en douter, vont y chercher des règles pour la conduite de
leur vie. En effet le roman devient de plus en plus une petite ency-
clopédie où toute une société se retrouve avec ses idées, ses occu-
pations et ses goûts. Il y a dans la pastorale de M. Hardy un ta-
bleau complet de la vie rustique en Angleterre. Pendant que le
drame de la grande passion éternelle se joue sur le premier plan,
au second s'agite la foule des paysans qui vient , comme le chœur
dans la tragédie, dire son mot sur les événemens et sur les héros.
L'auteur y a rassemblé des traits admirables d'observation, des
bouts de conversations saisies au vol et que l'on croit entendre, des
drôleries pleines de finesse et une infinité de ces remarques jetées
en passant et qui peignent un caractère en une ligne. C'est la par-
tie épisodique du roman ; bien des gens peut-être la préféreront à
l'autre, mais on ne peut les séparer, car l'auteur, en homme qui
sait son métier, ne s'accorde pas un détail qui n'ait son importance
dans l'effet général : chacun fait entendre sa note dans cette sym-
phonie pastorale, et l'ensemble reste parfait. Si l'on voulait pousser
au bout la comparaison , on pourrait dire que ce sont les ouvriers
de la ferme qui forment la basse continue, soit aux champs où ils
travaillent sous la conduite de Gabriel Oak , soit surtout dans la
petite chambre enfumée où le vieux Warren fabrique la drêche pour
les habitans du village. Là est le quartier-général des oisifs et le
lieu de repos après le labeur de la journée. On y boit du cidre dans
un vaste pot à anses surnommé le Dieu-me-pardonne pour des rai-
sons assez incertaines, à moins que ce ne soit à cause de la gran-
deur du vase. On y conte aussi mille histoires véridiques accom-
pagnées de réflexions profondes sur la nature de l'homme considéré
en tant que créature faible et naturellement altérée.
Tout en buvant à la bouche du four du vieux Warren, Jean Cog-
gan, Mark Clark, Joseph Poorgrass et les autres ne craignent pas
de soulever à leur façon le problème de la' destinée humaine. Ils
ont en général des opinions très décidées sur ce grave sujet; mais,
si quelque contre-temps est venu troubler leur égalité d'âme, si
l'augmentation de salaire qu'on espérait recule dans un douteux
lointain , si la fermière a fait entendre des reproches ou s'est ren-
due coupable d'injustice en favorisant celui-ci aux dépens de ce-
lui-là, alors, sous l'influence de la mauvaise humeur, la foi vacille,
la libre pensée apparaît, et le scepticisme prend les formes les plus
audacieuses. Heureusement qu'il en reste toujours au moins un qui,
n'ayant pas à se plaindre, demeure ferme dans la défense des vé-
rités menacées, soutient que la vertu a sa récompense tôt ou tard,
que toutes les promesses faites au juste finissent par s'accomplir, et
LE ROMAN PASTORAL EN ANGLETERRE. 8t)3
que « Dieu est un parfait gentleman. » Sur ces matières, comme sur
la question de savoir quelle est la meilleure église, Jean Coggan est
tout particulièrement remarquable, tant par la solidité des principes
que par l'imprévu des raisonnemens. La profession de foi qu'il fait
à Joseph Poorgrass, que l'on soupçonne un peu d'incliner vers la
chapelle dissidente, peut en donner une idée.
« — Pour ma part, dit Coggan, je tiens fermement à l'église
d'Angleterre. Je ne parlerai pas beaucoup de moi-même, je n'aime
pas cà le faire; mais je n'ai jamais varié en une seule doctrine, je me
suis attaché comme taffetas à la vieille foi où je suis né. Oui, il y a
ceci à dire en faveur de l'église d'Angleterre, c'est qu'un homme
peut lui appartenir et continuer à fréquenter sa bonne vieille ta-
verne sans jamais se mettre l'esprit à la torture à propos de doc-
trines. Pour être dissident, il vous faut aller à la chapelle par tous
les vents et par tous les temps. Ce n'est pas que les membres de la
chapelle ne soient d'assez habiles gaillards à leur manière. Ils sont
capables de trouver dans leur propre tête de belles prières à propos
de leurs familles et des naufrages qui sont dans les journaux.
« — Oui, c'est ce qu'ils savent faire, dit Mark Clark avec senti-
ment; mais nous, gens de l'église établie, voyez-vous, nous sommes
forcés de les avoir tout imprimées d'avance, ou sans cela, le diable
m'emporte, nous ne saurions pas plus parler à un grand person-
nage comme la Providence que des enfans qui ne sont pas nés.
M — Oui, reprit Coggan, nous savons parfaitement que, si quel-
qu'un va au ciel, ce seront eux. Ils ont travaillé dur pour cela, et
ils le méritent bien. Je ne suis pas assez fou pour prétendre que
nous, qui nous attachons à l'église, nous ayons la même chance
qu'eux, parce que nous savons que nous ne l'avons pas; mais je ne
peux pas soufïrir les gens qui vont changer leurs bonnes vieilles
doctrines dans l'idée d'aller au ciel. Autant vaudrait révéler ses
complices pour les quelques livres qu'on y gagne. Eh bien! voisin,
lorsque toutes mes pommes de terre gelèrent jusqu'à la dernière,
notre ministre Thirdley fut l'homme qui me donna un sac de se-
mences, quoiqu'il en eût à peine pour son propre usage, et pas d'ar-
gent pour en acheter. Sans lui, je n'aurais pas eu une pomme de
terre à mettre dans mon jardin. Croyez-vous après cela que je vou-
drais tourner casaque? Non, je m'attacherai à mon parti, et si nous
sommes dans l'erreur, soit; je tomberai avec ceux qui sont tombés. »
Voilà, on en conviendra, une argumentation spécieuse. Il ne faut
pas avoir fréquenté beaucoup certaines classes de la société pour
reconnaître combien sous une forme moins plaisante de pareils pro-
cédés de raisonnement sont fréquens. Ce sont là de ces traits géné-
raux qui, rencontrés au nord et au midi, font paraître en définitive
SGh BEVUE DES DEUX MONDES.
le monde bien étroit et les hommes bien semblables. L'âme des
paysans ne semble pas avoir de mystères pour l'auteur de Far
from ihe madding crowd. Il en fait jouer les secrets ressorts avec
une sûreté de main parfaite, et, si le monde qu'il nous découvre
n'est pas toujours beau à contempler, il est du moins singulièrement
intéressant dans le cadre original où il se présente aux yeux. Aucun
détail n'est oublié pour le faire ressortir davantage, et à chaque in-
stant derrière l'observateur pénétrant apparaît le poète. Il y a deux
genres de description : celle qui s'attache seulement à rendre avec
exactitude les objets extérieurs, et qui croit avoir atteint le bout de
l'art quand elle a fait une nature morte, et celle qui, ne se conten-
tant pas à si peu de frais, voit dans les objets extérieurs des per-
sonnages qui ont leur rôle à jouer, des êtres vivant d'une vie infé-
rieure dont il s'agit de saisir et de rendre les caractères innombrables
et les aspects variés à l'infini. Ce qui n'est qu'un décor pour ceux-là
est pour ceux-ci un drame animé. Il faut bien l'avouer, le roman
anglais en général penche un peu vers la description banale, et
l'enthousiasme qu'il apporte dans ses admirations ne les empêche
pas de paraître souvent d'autant plus factices qu'elles éclatent à
propos de tout, ou pour mieux dire à propos de rien. Au moindre
buisson couvert de chèvrefeuille ou d'aubépine, au moindre mur ré-
élu de herre, au moindre chêne seigneurial, ce sont des extases
sans fin, des dithyrambes interminables : le chêne ne manque jamais
de remonter à la conquête normande, et le lierre amène avec lui
tout le cortège des souvenirs d'enfance et de famille. La bruyère
occupe aussi une place exagérée dans ces effusions lyriques, et
quant à l'océan, quel usage n'en a-t-on pas fait depuis Byron! Dire
simplement les choses nouvelles, et donner aux choses simples une
expression neuve, c'est là un vieux précepte que plus d'un devrait
méditer. M. Hardy le connaît, et, ce qui est mieux encore, il le pra-
tique. Il aime la nature, mais il ne s'amuse pas à la décrire lon-
guement. Il vous met au milieu des champs; là il vous dit ce qu'il
sent, et on le sent avec lui. Ce n'est pas chez lui besoin de suivre la
coutume et la foule, c'est parce qu'il est poète, et, s'il tire de spec-
tacles bien connus des effets nouveaux, c'est parce qu'il y porte un
sentiment personnel. On a souvent parlé de l'impression que fait
ressentir une nuit étoilée et calme; mais qui ne distingue, en lisant
les lignes suivantes par exemple, je ne sais quoi d'original qu'on
n'avait pas rencontré ailleurs?
« Le ciel était clair, remarquablement clair, et le scintillement
de toutes les étoiles semblait n'être que les palpitations d'un seul
corps cadencées par un commun battement. On apercevait distinc-
tement, ce qui en Angleterre se voit plus souvent dans les livres
LE ROMAN PASTORAL E^ ANGLETERRE. 865
que dans la réalité, une dilTérence de couleur entre les astres. L'é-
clat royal de Sirius perçait les yeux de son brasillement d'acier,
l'étoile appelée Capella paraissait jaune, Aldebaran et Betelgueuse
brillaient d'un rouge de feu.
(i Pour ceux qui au milieu d'une nuit claire se tiennent seuls sur
une colline, la marche du monde vers l'orient devient presqu'un
mouvement palpable. Ce qui fait naître cette sensation, c'est peut-
être le glissement panoramique des étoiles au-delà des objets ter-
restres, glissement qui devient perceptible, si l'on reste tranquille
quelques minutes, c'est peut-être qu'en dominant d'une hauteur
une plus grande étendue de terrain, on s'imagine avoir une idée
plus réelle de la révolution terrestre, peut-être aussi est-ce la so-
litude ou le vent; mais, pour une cause ou pour une autre, on a
l'impression vive et persistante d'être porté en avant. La poésie du
mouvement est une expression fort en usage : pour jouir de cette
volupté, il faut vous tenir debout sur une colline à une heure avan-
cée de la nuit et surveiller tranquillement notre marche majes-
tueuse à travers les étoiles. Après une reconnaissance nocturne
par mi ces groupes d'astres, bien au-dessus des lieux que fréquen-
tent ordinairement la pensée et la vue, il en est plus d'un qui tout
à coup s'est élevé jusqu'à se sentir capable d'éternité. »
On ne saurait dire que M. Hardy appartient à une école, car
par l'indépendance de son talent il ne relève que de lui-même.
Cependant il n'est pas défendu de signaler les traits de ressem-
blance que l'on peut trouver entre lui et quelques écrivains récens
qui semblent vouloir donner une direction nouvelle à la littérature
romanesque.
Un des préjugés les plus répandus contre le roman anglais, c'est
qu'il ne sait pas se borner. Il ne fait, dit-on, pas grâce au lecteur
du moindre geste de ses héros : il compte les tasses de thé qu'ils
boivent; il les prend le matin au saut du lit et ne les abandonne
le soir que sous les couvertures, étendant sa sollicitude sur eux de
leur naissance à leur mort. Ce reproche pouvait être fondé autre-
fois : aujourd'hui même encore le roman biographique rencontre
des amateurs; mais parmi les romanciers de la jeune école il y a
au contraire une tendance marquée à concentrer l'intérêt sur un
point spécial , à faire du roman une succession de crises ou une
suite de scènes détachées. La part laissée à l'action est devenue
singulièrement plus restreinte, et celle donnée à l'analyse psy-
chologique d'autant plus considérable. On pourrait citer tel ou-
vrage célèbre où les portraits tiennent la plus grande place. L'auteur
étudie ses personnages, il les dissèque curieusement, il promène
sur eux un regard affectueux ou étonné selon l'occasion. Il ne se
TOME XII. — 1875. 55
866 REVUE DES DEUX MONDES.
moque pas d'eux, il ne les hait pas comme faisaient Thackeray par
exemple et d'autres avec lui. Il ne prend parti ni pour eux ni
contre eux : il les explique. Il semble souvent, comme un magis-
trat, résumer simplement les témoignages, l'accusation et le plai-
doyer, laissant aux jurés, c'est-à-dire aux lecteurs, le soin de
décider s'ils ont bien ou mal agi. Cette méthode n'a qu'un incon-
vénient : c'est qu'elle fait bien vite envoler l'illusion, si l'auteur
n'y apporte des ménagemens extrêmes. Hâtons-nous de dire que
dans Far from the madding croivd M. Hardy ne l'a employée que
dans une mesure légitime. Il a su, sauf une ou deux fois tout au
plus, s'arrêter à temps et rester romancier. Si maintenant on ajoute
que M. Hardy est réaliste, peut-être aura-t-on suffisamment in-
diqué ce qui le rapproche de quelques-uns de ses confrères. Il
est réaliste, mais à sa manière, avec une nuance de rêverie pleine
de grâce. Il sait décrire les choses comme elles sont, dans toute
leur laideur. Ainsi il ne vous cachera point que Jean Coggan et
Joseph Poorgrass, chargés de conduire à sa dernière demeure le
corps de la pauvre Fanny, se sont outrageusement enivrés en route.
En même temps il mettra dans la peinture des objets les plus vul-
gaires une distinction qu'ils n'ont pas en réalité, mais qui les re-
lève et les rend dignes de l'art. Il ne craint même pas de glisser à
l'occasion une leçon morale clans l'œuvre d'imagination. Il n'est ni
des habiles qui estiment que l'homme peut tout pour son bonheur,
ni des désespérés qui pensent qu'il ne peut rien. Ce qu'il a voulu
montrer dans le personnage si heureux de Gabriel Oak, c'est que
l'âme patiente et droite qui se possède obtient toujours pour prix
de la lutte la sérénité et quelquefois le bonheur par surcroît. Cette
leçon bien modeste, l'auteur la laisse deviner plus encore qu'il ne
la donne dans un style qui n'est pas un des moindres charmes de
son livre, et qui permet de ranger Far from the madding crowd
dans la classe de jour en jour moins nombreuse des romans qui se
relisent. A ces derniers seulement appartient l'avenir, et si M. Hardy
continue à donner à la forme le même soin et la même élégance
virile, il est permis de prédite qu'il sera toujours fêté par les lec-
teurs sérieux. Il ne rencontrera peut-être plus souvent de sujet
aussi heureux que celui qu'il vient de traiter, car il y a certaines
œuvres dont on n'est capable qu'une fois; mais ceux qui aiment à
trouver dans le romancier un véritable écrivain sauront lui faire
une place à part et le distinguer dans la foule.
LÉON Boucher.
LES
PRINCES COLONISATEURS
DE LA PRUSSE
I.
LE GRAND-ÉLECTEUR FRÉDÉRIC-GUILLAnME.
— LES ROIS FRÉDÉRIO I" ET FRÉDÉRIC-GUILLAUME I".
llokenzolîernsche Colonisationen, von D"" Max. Beheim-Scliwarzbach, Leipzig 1874.
I.
Aucune guerre n'a été plus désastreuse pour un pays que la guerre
de trente ans pour l'Allemagne, et M. Freytag, le romancier histo-
rien, n'a point assombri la triste réalité quand il a dit : « Une grande
région, depuis longtemps civilisée, où les villes fortes se comptaient
par centaines et les villages par milliers, où la prairie alternait
avec le champ labouré, avait été de telle façon ravagée que partout
on y trouvait des espaces déserts; la nature, redevenue sauvage,
après avoir été longtemps enchaînée sous le joug de l'homme, faisait
sortir de la terre ces vieux ennemis des peuples, la broussaille et
la bête fauve. Il fallait être parvenu à moitié du chemin de la vie
pour se rappeler l'aspect d'un village avant la guerre, combien de
couples dansaient alors sous le tilleul, combien de tètes comptait
le troupeau qui paissait dans la prairie... » Dans ce commun dé-
sastre, les états de l'électeur de Brandebourg eurent une large
part. Pour parler d'une seule de ses provinces, la Marche avait
868 REVUE DES DEUX MONDES.
perdu l/iO,000 âmes sur 330,000. La famine et la peste ayant
joint leurs ravages à ceux des armées, la solitude s'était faite dans
des districts entiers. En 1639, un courrier expédié de la cour de
Dresde à celle de Berlin se plaint d'avoir chevauché un jour du-
rant sans rencontrer une maison où il pût prendre quelque nour-
riture. « Plus d'affaires, écrit en IQhO le conseil municipal de Ber-
lin! Impossible de se nourrir! Sur une distance de quatre milles,
on ne rencontre souvent ni homme ni bête, pas un chien, pas un
chat! On ne paie plus les pasteurs ni les maîtres d'école. Beau-
coup se sont noyés, étranglés ou poignardés. D'autres s'en vont
avec femmes et enfans dans la plus profonde misère! » Quelque-
fois les vagabonds, entrant dans un village qui venait d'être visité
par tous les fléaux réunis, reculaient au seuil des maisons, où des
corbeaux, des chiens et des loups se disputaient des cadavres
d'hommes et d'animaux! Et pourtant ce n'était point là le dernier
degré de l'horreur, car on lit dans un rapport du magistrat de
Prenzlow, daté du 9 février 1639 : « Comme la guerre fait depuis
plusieurs années chômer le laboureur, la vie est devenue si chère
qu'on entend partout les pleurs, les cris, les hurlemens des affa-
més. On se nourrit des alimens les plus étranges; on mange des
chiens et des chats, et même on se repaît en pleine rue des osse-
mens des morts. Faut-il le dire enfin? la famine sévit si cruelle-
ment que dans la campagne et même dans la ville les hommes
s'attaquent les uns les autres; le plus fort tue le plus faible, le fait
cuire et le mange ! »
Les survivans, qui voyaient le mal durer si longtemps et toujours
s'accroître, avaient perdu l'espoir de revoir jamais de beaux jours ;
les jeunes, qui n'en avaient point connu, ne croyaient point qu'il
en eût jamais existé. Plus de travail ! A quoi bon semer quand on
n'est point assuré de la récolte? Tout était à l'abandon, et l'élec-
teur, pour que le paysan ne laissât point dépérir jusqu'à l'enclos où
était bâtie sa chaumière, était réduit à ordonner que personne ne
reçût la bénédiction nuptiale avant d'avoir planté six arbres frui-
tiers dans son jardin. Tel était le misérable état où Frédéric-Guil-
laume, que ses contemporains devaient appeler avec raison le
grand- électeur, trouva la marche de Brandebourg en l'année 16i0.
Ses autres provinces n'étaient pas plus heureuses : les Hollandais
avaient épuisé le duché de Glèves, sous prétexte de le défendre; les
Suédois et les Polonais avaient ravagé le duché de Prusse ; la Po-
méramie citérieure, les territoires de Magdebourg, Ilalberstadt,
Minden, ces acquisitions du grand-électeur, se lamentaient autant
que les anciennes provinces. Partout les villes dépeuplées, les vil-
lages ruinés, les champs abandonnés demandaient des hommes.
Le grand-électeur se mit sans retard à en chercher. Il rappela
PRINCES COLONISATEURS DE LA PRUSSE. 8t)9
d'abord tous ceux de ses sujets qui avaient fui en leur montrant la
sécurité rétablie après la paix de Westphalie. 11 accueillit les gens
sans patrie, les bannis, les soldats errans, les pillards qui voulaient
faire une fin en achetant des terres avec l'ai-gent volé. 11 s'en re-
mettait à lui-même, aux traditions de forte discipline que se trans-
mettent les HohenzoUern, du soin de plier à la règle ces aventu-
riers. Grand admirateur de la Hollande, où il avait passé sa jeunesse
et s'était marié, Frédéric-Guillaume attira un grand nombre de co-
lons de ce pays. Parmi eux, il se trouva des ingénieurs qui l'aidè-
rent à créer tout un système de canalisation dont le modèle était
fourni par la Hollande, des peintres, des sculpteurs, des architectes,
qui mirent les arts en honneur dans un pays où ils n'étaient guère
connus, surtout des agriculteurs qui desséchèrent les marais, et,
dans leurs fermes appelées des hollanderies , enseignèrent aux
Brandebourgeois l'élève du bétail. L'électrice elle-même, véritable
Hollandaise, simple, modeste et laborieuse, avait son étable et un
jardin modèle où elle ne dédaignait pas de mettre la main à la
besogne; dans ce jardin furent récoltées les premières pommes de
terre de la Marche, qui est aujourd'hui un des pays du monde où
l'on consomme le plus de ce comestible.
Les Hollandais ne furent ni les plus nombreux, ni les plus utiles
colons que reçut l'électorat au temps de Frédéric-Guillaume. Ce
prince eut l'heureuse fortune qu'en repeuplant ses états dévastés,
c'est-à-dire en servant ses plus pressans intérêts, il s'acquit la re-
nommée d'un prince hospitalier, protecteur des persécutés et dé-
fenseur de la liberté de conscience. Depuis longtemps, le Brande-
bourg était une terre d'asile. Ce pays n'a donné à la réforme ni un
de ces ardens prédicateurs, moitié théologiens et moitié poètes, qui
ont éveillé dans les âmes allemandes l'enthousiasme pour la reli-
gion nouvelle, ni un de ces martyrs dont le sang a fécondé la pa-
role de Luther; mais il est, de tous les états allemands, celui à qui
la réforme a le plus profité, parce qu'elle y a été tolérante. Tandis
que les diverses sectes enfantées par elle se querellaient partout
et se proscrivaient à l'envi , il fallut qu'elles se supportassent les
unes les autres en Brandebourg, parce que les HohenzoUern le leur
commandèrent. Ils avaient hésité longtemps avant d'embrasser la
réforme; Joachim P'", jusqu'à sa mort, qui advint en 1539, demeura
un fervent catholique, et quand Joachim H, en signe qu'il se faisait
luthérien, communia solennellement sous les deux espèces, il ne se
laissa point emporter à des excès de zèle contre le papisme, et ne
se déclara pas le champion de Luther. « Je ne veux plus croire,
dit-il, à une sainte église de Rome, mais je ne croirai pas non plus
à une sainte église de Wittemberg. » Son successeur, Jean-Sigis-
mond, se fit calviniste, et voilà ses sujets en grand émoi; ils crai-
870 REVUE DES DEUX MONDES.
gnaient que le prince n'exigeât d'eux un changement de croyance,
mais l'électeur n'y songeait guère. C'est par politique qu'il était
passé au calvinisme, car il avait voulu se concilier l'amitié des
Provinces Unies, dont il avait besoin pour l'affaire de la succession
de Juliers. 11 était, à peu de chose près, libre penseur, et se con-
tenta de défendre aux prédicateurs des deux sectes de s'insulter
réciproquement en chaire. Il essaya même de réunir les deux con-
fessions en une église nationale pour le plus grand profit de son
autorité. Il n'y réussit pas; mais la tolérance fit sous son règne de
tels progrès qu'on vit des pasteurs luthériens ordonner des pas-
teurs calvinistes sans que personne criât au scandale.
Quelle différence entre cette conduite et celle des autres princes
de l'Allemagne! Ce n'était point pour conquérir la liberté de con-
science que les peuples allemands avaient tant combatm et tant
souffert : à la paix d'Augsbourg, les luthériens s'étaient entendus
avec les catholiques pour ne rien stipuler en faveur des calvinistes;
ceux-ci gagnèrent, au traité de Westphalie, le droit d'exister qui
leur avait été refusé jusque-là, mais à leur tour ils ne daignèrent
pas assurer la liberté aux autres sectes de la réforme. Encore la
faculté d'être catholique, luthérien ou calviniste n'était-elle recon-
nue qu'aux princes, et l'article 30 du traité stipulait que chaque
prince, « suivant la pratique usitée déjà dans l'empire, aurait le
droit de réformer la religion de ses sujets, et que les sujets, de
leur côté, s'ils ne voulaient pas se ranger à la religion de leur
prince, auraient le droit d'émigrer. » Or les princes et les su-
jets usèrent à l'envi de leurs droits. Il se fit dans l'Allemagne en-
tière un grand mouvement de peuples : des milliers d'hommes se
mirent à la recherche d'une nouvelle patrie, le bâton d'exilé à la
main, car il y avait de véritables bâtons d'exilés : des règlemens
princiers en déterminaient la longueur et la forme, et, avant de les
délivrer aux expulsés, on y gravait des inscriptions. Beaucoup ont
été recueillies, et il y en a de curieuses, par exemple celle du
bâton d'un Bohémien expulsé pour avoir dit que « personne n'a le
droit de commander à la conscience. »
La plupart de ces migrations partirent du sud et de l'ouest, et
prirent la direction de l'est. Un seul pays les y pouvait attirer. Ce
n'était point l'Autriche, car elle était l'instrument de la contre-ré-
formation catholique. Ce n'était pas la Saxe : le prince et le peuple
y étaient confits en dévotion luthérienne, et l'on y enseignait que
les calvinistes pensaient en vingt-trois points comme les ariens, et
en soixante-sept comme les Turcs. C'était le Brandebourg, dont les
princes, calvinistes au milieu de sujets luthériens, pouvaient rece-
voir à la fois et les luthériens expulsés par les calvinistes, et les
calvinistes expulsés par les luthériens. Les électeurs avaient fait
PRINCES COLONISATEURS DE LA PRUSSE. 871
de la tolérance un principe de leur gouvernement. Dans leur pauvre
principauté, qui n'a vécu à travers tant de dangers qu'à force de sol-
licitude et de soins, ils professaient avant tout la religio-n de l'état.
Ils n'avaient point assez de sujets pour se donner le luxe d'une or-
thodoxie rigoureuse, et leurs moyens ne leur permettaient pas de se
faire persécuteurs : vivre d'abord et faire ensuite de la théologie,
telle fut leur commune devise. Tous ceux qui en Allemagne souf-
fraient pour la foi tournèrent leurs yeux vers ce pays lointain, et
il vint un jour, néfaste pour la France, où la plate contrée dont le
sable boit l'eau de la Havel apparut comme une terre promise
aux habitans des pittoresques Cévennes et des rives enchantées de
la Loire.
Quand le gouvernement de Louis XIV, après avoir épuisé les
longs préliminaires de la persécution, en arriva aux violences ou-
vertes contre les protestans, ce fut entre les états réformés une vé-
ritable émulation à qui offrirait un asile aux Français fugitifs. Le
grand-électeur se signala par son zèle. Comme il craignait que l'An-
gleterre et la Hollande, plus voisines, mieux connues et plus riches,
n'attirassent à eJies tous les émigrés, il fut plus pressant et plus
engageant qu'elles. Dans l'édit de Potsdam, signé le 29 octobre
l68Zi, et dont il fit répandre en France cinq cents exemplaires im-
primés, il promit à tous ceux qui voudraient se rendre dans ses
états des secours pour le voyage, des indications sur la route à
suivre et des guides; à l'arrivée, la franchise de tous droits pour
l'argent, les meubles et les marchandises, la concession gratuite
de maisons vides ou abandonnées, un emplacement et des maté-
riaux pour bâtir, l'exemption d'impôts pour dix ans, l'octroi du droit
de bourgeoisie ou l'inscription gratuite dans les corporations. Il
offrit aux cultivateurs des terres, aux manufacturiers des avances
de fonds, aux nobles les emplois qu'il leur plairait de choisir, à
tous la formation de communautés où la parole de Dieu serait en-
seignée par des prédicateurs français, et où des arbitres français
rendraient la justice. Tout ce qu'il promit, Frédéric-Guillaume le
tint. Sur ses indications, les émigrans du nord de la France se diri-
gèrent vers Amsterdam, ceux du sud vers Francfort, et des com-
missaires prussiens, qui les attendaient dans ces deux villes, les
conduisirent, aux frais de leur maître, vers le Brandebourg, Ceux
des voyageurs qui avaient besoin de secours n'eurent point la peine
d'en demander. Des collectes volontaires, auxquelles le clergé ca-
tholique lui-même apporta son contingent, des collectes forcées,
après que la charité prussienne fut épuisée, ce qui arriva vite, en-
fin des prélèvemens sur le budget de la guerre formèrent un fonds
d'assistance qui suffit à toutes les nécessités, si bien que la re-
nommée porta le bruit de ces bienfaits à ceux des émigrés qui s'é-
872 REVUE DES DEUX MONDES.
taient établis dans d'autres pays, et qu'il en vint d'Angleterre ou
de Suisse pour rejoindre les nouveaux sujets de l'électeur Fré-
déric-Guillaume.
D'après des documens officiels, on évalue à 20,000 le nombre
des réfugiés français que reçut le Brandebourg au temps du grand-
électeur : c'était plus du dixième de la population de cette province;
mais on ne peut mesurer par des chiffres les services que rendirent
nos compatriotes à leur patrie adoptive. Qui pourrait calculer ce
que leur a dû Berlin? Après la guerre de trente ans, lorsque Frédé-
ric-Guillaume y établit sa résidence, la capitale comptait environ
(3,000 âmes; elle avait 950 maisons habitées, qui tournaient vers
des rues non pavées des pignons de bois flanqués de fumier et d'é-
tables à porcs. Par le mauvais temps, qui n'est pas rare en ces
contrées, la circulation était à peu près impossible dans la rue. Il
y avait des ponts sur la Sprée, mais si mauvais qu'un charretier
ne s'y pouvait risquer sans recommander à Dieu son chargement et
son âme. Le grand-électeur lit beaucoup pour purifier et agrandir
ce vilain endroit : il en accrut la population, qui s'éleva sous son
règne, au dire des uns à lZi,000 âmes, au dire des autres à 20,000;
mais il faut, dans ce nombre, compter 6,000 réfugiés français. Sans
aucun doute, ce sont eux qui ont le plus contribué à transformer la
ville; parmi eux, un assez grand nombre étaient riches, et les pauvres
étaient très industrieux. Ceux-ci s'établirent dans des échoppes à
tous les coins de rue et à tous les angles du château électoral; mais
ceux-là bâtirent dans le quartier de Dorothée, que les réfugiés ap-
pelaient quartier des nobles, des maisons dont les hôtes étaient
trop policés à coup sûr pour offrir à la vue du passant de sales
étables toutes remplies du grognement d'animaux immondes.
S'il est passé dans l'esprit berlinois des parcelles de l'esprit des
réfugiés, c'est l'objet d'une controverse où il est malaisé d'apporter
des argumens irréfutables. Il est certain que le Berlinois est plai-
sant, mais il ne met point de grâce dans sa raillerie, et, comme au-
cune aménité ne la tempère, elle blesse plus souvent qu'elle n'é-
gaie ; ses bons mots ont pourtant la fortune d'épanouir les figures
allemandes, et on lui accorde partout en Allemagne le privilège de
l'esprit. Il est sceptique, dédaigneux des théories et des phrases
de convention, et il n'a point le culte des traditions historiques :
ce sont là certainement des traits heureux ou malheureux de notre
caractère national. On va jusqu'à prétendre, — nous avons nous
même recueilli cette opinion à Berlin, — que parmi les libéraux
qui s'évertuent aujourd'hui à détruire en Prusse et en Allemagne
les derniers débris du passé féodal, les descendans des réfugiés
français se distinguent par l'ardeur de leur rationalisme. Encore
une fois, ce sont des matières sur lesquelles on peut discuter sans
PRINCES COLONISATEURS DE LA. PRUSSE. 873
fin; mais personne ne peut contester avec bonne foi les grands ser-
vices rendus à l'électorat par les hôtes de Frédéric-Guillaume comme
ouvriers et comme marchands, comme agriculteurs, comme savans,
comme artistes et comme soldats.
Deux mille quarante- trois familles, représentant 10,215 per-
sonnes, s'adonnèrent à diverses industries. Ce ne furent point là
des ouvriers ordinaires. Honnêtes et laborieux, ces hommes, qui
avaient tout sacrifié au repos de leur conscience, l'étaient tous,
et leur travail eut en Brandebourg un prix inappréciable , car ils
étaient sinon des inventeurs, des initiateurs. On sait quels progrès
avait faits en France au temps de Golbert le tissage des laines;
il avait complètement disparu en Prusse après la guerre : des réfu-
fugiés fondèrent des manufactures de laine à Magdebourg, Franc-
fort-sur-l'Oder, Brandebourg, Kœnigsberg. L'industrie de la soie,
protégée par Henri IV, Richelieu, Golbert, était chez nous en pleine
prospérité : des réfugiés firent en Brandebourg les premières plan-
tations de mûriers. D'autres apportèrent l'art de teindre et d'impri-
mer les étoffes. Pierre Babry construisit la première machine à fa-
briquer des bas qu'on eût vue dans les états de l'électeur. François
Fleureton y fit réussir la première fabrique de papier. 11 y avait en
France, depuis le moyen âge, des maîtres-chandeliers; dans l'élec-
torat, au xvii^ siècle, les grandes maisons étaient encore éclai-
rées par des flambeaux de cire, et les petites avec des lampions
fumeux , où une mèche trempait dans de l'huile de poisson : des
réfugiés fondèrent des fabriques de chandelles, et, comme c'était
une grande nouveauté, se réservèrent le secret de la fabrication.
Dans tout cela, nos compatriotes innovaient; mais que d'industries
ils ont ranimées ou développées, comme la tannerie, la maroquine-
rie, la ganterie de peau, la fabrication des vêtemens, des articles
de mode et de toilette ! Hs firent un art de l'horlogerie, qui n'était
avant eux qu'un métier. La verrerie brandebourgeoise ne fabri-
quait que des vitres et des bouteilles : ils coulèrent les premières
glaces. Enfin la métallurgie leur dut de grands perfectionnemens :
un réfugié fut directeur des forges et des fonderies électorales.
Un moins grand nombre de nos compatriotes s'adonnèrent au
commerce, mais les services qu'ils rendirent furent énormes. Le
commerce n'avait jamais été très florissant dans ce pays situé à
l'est de l'Elbe, c'est-à-dire à l'extrémité de la zone commerciale
de l'Europe, et qui avait si peu de choses à vendre ; au milieu du
xvii^ siècle, il était nul. Les Français Girard, Michelet , Baudoin,
Mangin, Perrault, ouvrirent les plus grandes maisons qui aient eu
des relations avec l'étranger.
On ne sait point exactement le nombre de réfugiés qui s'adon-
nèrent à l'agriculture; mais de nombreuses colonies agricoles fran-
874 REVUE DES DEUX MONDES.
çaises furent fondées surtout dans l'Ekermark, dont les campa-
gnes avaient le plus souffert pendant la guerre. Elles ne rendirent
d'ailleurs de services spéciaux que pour la culture du tabac et
la culture maraîchère. Les Brandebourgeois prisaient peu les lé-
gumes et ils appelaient par dérision les Français des a mangeurs
de haricots. » L'électeur, qui aimait les légumes, les faisait venir de
Hambourg ou de Leipzig; il eut bientôt à sa portée de quoi fournir
sa table. Des jardiniers français s'établirent dans les faubourgs de
Berlin, à Gharlottenbourg et à Moabit, triste quartier sablonneux,,
auquel ils avaient donné le nom biblique de terre de Moab, qui lui
est resté. Par des prodiges de travail et d'habileté, ils obtinrent
bientôt de superbes récoltes de légumes et de fruits. Les indigènes
n'en pouvaient croire leurs yeux, et ce n'était point sans quelque
scrupule que leur palais goûtait des délices inconnues : Rusé, le
jardinier célèbre du faubourg de Kôpenick, fut même accusé de
sortilèges nocturnes. On s'habitua pourtant à cette merveille; les
maisons des faubourgs devinrent des rendez -vous de promenade
où le Berlinois, le dimanche, alla boire et manger sous la treille.
Aujourd'hui encore, si l'on prend à Berlin le tramway qui part de
la porte de Brandebourg pour aller visiter le pays de Moab, on lit
des noms français sur les murs des potagers.
Après avoir énuméré tant de bienfaits matériels, il faut parler
encore des services intellectuels rendus par les réfugiés. Ces vic-
times de la persécution religieuse avaient emmené avec elles ou
plutôt elles avaient suivi leurs pasteurs. Beaucoup étaient des éru-
dits, et qui avaient du goût; leur parole donna aux pasteurs bran-
debourgeois, orateurs médiocres, abondans en phrases creuses et se
complaisant aux violences et aux injures, le modèle de l'éloquence
de la chaire. Les jurisconsultes étaient assez nombreux dans la
colonie, et ils rendaient la justice à leurs compatriotes; mais leurs
nouveaux souverains les mirent à contribution. Tout le parlement
de la principauté d'Orange avait émigré ; il avait conservé son nom
et sa constitution; dans les cérémonies solennelles, il figurait, comme
il fit aux funérailles de l'électrice Charlotte, en corps et en robe
rouge : le successeur de Frédéric-Guillaume l'érigea en cour d'ap-
pel. On avait grand besoin de médecins dans la Marche, où l'office
en était rempli par des charlatans et des empiriques avec qui l'on
traitait à forfait : les réfugiés fournirent des médecins à la cour,
comme Jacob de Gaultier, à la ville, comme le célèbre Duclos, dont
le nom est encore donné aujourd'hui par les Berlinois à un remède
contre la fièvre. On a vu que Berlin manquait d'architectes : Abra-
ham Quesney travailla beaucoup à l'embellissement de la ville;
d'autres rendirent ailleurs les mêmes services. Des peintres donnè-
rent d'excellentes leçons, qui ne furent guère suivies, il est vrai. Des
PRINCES COLOMSATEURS DE LA PRUSSE. 875
érudits honorèrent le collège français et l'académie des sciences fon-
dée en 1700; ils contribuèrent à la prospérité de l'université de
Francfort, à la fondation de celle de Halle, et l'on pourrait donner
une longue liste des noms français qui ont illustré la science alle-
mande, comme La Motte-Fouqué, Michelet, de La Courbière, les
Humboldt, car la mère de ces deux grands hommes était d'origine
française.
Les gentilshommes réfugiés prirent place à la cour et dans l'ar-
mée. Plusieurs servirent comme généraux : un moment, le maré-
chal de Schomberg mit au service du grand-électeur son expérience
consommée. Beaucoup de soldats roturiers entrèrent dans l'armée
électorale, où ils remplirent presque cinq régimens. Les corps des
grands mousquetaires et des grenadiers à cheval furent composés en
grande partie de Français. Des ingénieurs français entrèrent dans la
compagnie nouvellement instituée des sapeurs électoraux. Le plus
triste, c'est que ces émigrés ne se firent pas scrupule d'éprouver
leur valeur contre la patrie qui les avait rejetés : dans la guerre de
la coalition d'Augsbourg se distinguèrent les régimens de Yarennes
et de Briquelmont, et l'on vit, dans les batailles et les sièges des
bords du Rhin, resplendir au plus fort du danger l'uniforme écarlate
brodé d'or des grands mousquetaires.
11 s'en faut que les écrivains allemands soient unanimes à recon-
naître l'importance des services rendus à la Prusse par les réfugiés.
Déjà, vers la fin du siècle dernier, Konig, dans son Essai d'une
esquisse historique de Berlin, écrivait qu'au xvii* siècle la Marche
dut bien plus aux gens simples et pratiques venus de Hollande
qu'aux réformés français, attendu que ceux-ci « ont apporté avec
les belles mœurs et les beaux usages » beaucoup de choses dont
on pouvait fort bien se passer. « Il vaut mieux, dit-il, donner
du pain aux gens que de leur apprendre la meilleure façon de l'or-
ner! » Sans doute, mais les réfugiés n'ont-ils pas donné le pain en
même temps que la façon de l'orner? Faut-il oublier tant de vail-
lans industriels et d'ingénieux agriculteurs pour ne plus regarder
que les boulangers et les cuisiniers qui firent connaître en Brande-
bourg le pain blanc et la cuisine propre, ou les aubergistes qui ou-
vrirent à Berlin les premiers hôtels convenables qu'on y ait connus,
comme l'Hôtel de Paris dans la rue des Frères? Aussi bien cette
mauvaise humeur contre les membres les plus humbles de la colo-
nie française ne s'explique-t-elle pas, car les cuisiniers, hôteliers,
tailleurs et coiffeurs français ne sont pas parvenus à corrompre la
simplicité des mœurs germaniques : ils n'ont appris à leurs conci-
toyens adoptifs ni à s'habiller avec goût, nia manger avec propreté.
Heureusement pour l'honneur de l'Allemagne, les écrivains sérieux ne
se laissent pas aller à ces méchantes querelles. M, Bebeim-Schwarz-
876 REVUE DES DEUX MONDES.
bach, qui vient de publier, après avoir compulsé dans les archives
de Prusse nombre de documens inédits, un excellent livre sur les
Colonisations des Hohenzollern, fait justice des préjugés du patriote
Kônig, et l'on sent, en lisant l'énumération raisonnée qu'il fait des
services rendus par nos compatriotes à l'état du grand-électeur, une
sorte de fierté mêlée de regrets et de tristesse.
II.
L'électeur Frédéric III, qui changea dans la suite son titre contre
celui de roi, et qu'on appela dès lors Frédéric I", ne ressemblait
guère à son glorieux prédécesseur : c'est, pour la médiocrité de l'es-
prit, Louis XIII succédant à Henri IV. Encore Louis XIII connaissait-
il sa médiocrité, tandis que Frédéric I" ne soupçonna pas la sienne,
et qu'il la rendit tout ensemble plus visible et plus ridicule en la
parant de toutes les pompes d'une fausse grandeur. C'est un véri-
table parvenu. Jamais officier de fortune n'a considéré ses premiers
galons avec autant de joie que cet électeur sa couronne d'or : il
est tout entier au plaisir de la sentir sur sa tête; il la fait rayonner
dans des fêtes comme Berlin et Kœnigsberg n'en avaient jamais
vu. C'est l'enfant prodigue d'une famille avare. Pourtant il n'a
pas oublié toutes les traditions de la maison paternelle : il y a dans
ce pays de Prusse de si dures nécessités qu'il s'y faut soumettre
malgré qu'on en ait; si dépensier que l'on soit, il faut y tenir son
livre de comptes, et comment tenir un livre de comptes sans son-
ger à augmenter les recettes? Aussi le règne de Frédéric I"' fut,
en de certains points, la continuation, médiocre il est vrai, du
règne du grand-électeur.
Frédéric P'" avait cependant des qualités, de la bonté, une géné-
rosité sincère, bien qu'il eût trop soin de la publier. Il fit ce que
n'aurait peut-être pas fait son prédécesseur, ce que n'aurait pas
fait assurément son successeur : il laissa partir des colons que la
nostalgie tourmentait, et même il s'employa pour les rapatrier.
Frédéric-Guillaume, peu de temps avant de mourir, avait donné
des ordres pour que la ville de Stendal, qui n'avait pas encore re-
levé ses ruines, reçût une colonie de Vaudois. Il avait pris sous sa
protection ce malheureux petit peuple, ancêtre des réformateurs et
des persécutés, et il avait écrit en leur faveur au duc de Savoie
Charles-Emmanuel et au roi Louis XIV des lettres qui l'honorent.
Il les avait un instant préservés des fureurs d'une croisade et de la
sollicitude d'une « congrégation pour la propagation de la foi, »
dont les membres, hommes et femmes, s'étaient donné la pieuse
mission de convertir h prix d'argent les pauvres montagnards; mais,
après que l'édit de Nantes eut été révoqué, l'exemple donné par le
PRINCES COLONISATEURS DE LA PRUSSE. 877
plus grand roi de l'Europe eut plus de poids auprès du duc de Sa-
voie que les représentations du lointain électeur de Brandebourg.
Un édit atroce, lancé contre les Vaudois, fut suivi d'une guerre
atroce où trois mille hommes furent massacrés et deux mille en-
fans enlevés à leurs familles. Dix mille prisonniers avaient été faits :
tout ce que purent obtenir les puissances protestantes, ce furent
l'élargissement et l'exil de ces malheureux, dont la moitié avait déjà
succombé dans les horribles prisons où ils avaient été jetés, quand
arrivèrent les troupes ducales chargées d'emmener les survivans
hors du territoire. On les conduisit en Suisse : le grand-électeur y
envoya des commissaires chargés de leur offrir un asile. Ils accep-
tèrent, et c'est Frédéric P' qui les reçut en Brandebourg; mais les
Brandebourgeois ne furent point aussi hospitaliers que leur prince;
bien reçus à Spandau, les Vaudois le furent très mal à Stendal et à
Burg. Aucuns préparatifs n'avaient été faits pour les recevoir. Il
fallut les loger chez les habitans, qui les reléguèrent au grenier,
et, par un hiver rigoureux, refusèrent l'approche du foyer même
aux malades et aux femmes qui allaitaient leurs enfans. Un concert
de lamentations arriva jusqu'à l'électeur, qui ne sut pas trouver de
remède à ces misères. Il fut trop heureux, quand en 1690 le duc
de Savoie, brouillé avec Louis XIV, eut amnistié les Vaudois, de
ménager à ceux qu'il avait recueillis le retour vers leur patrie. Son
bon cœur se montra dans le soin qu'il prit de veiller sur eux pen-
dant la route. Il alla jusqu'à leur envoyer quelque argent dans
leur propre pays, à la nouvelle qu'ils avaient trouvé leurs maisons
en ruines et qu'ils étaient exposés à l'intempérie d'une rude sai-
son. Il ne faut pourtant point exagérer sa générosité : elle ne lui
coûta pas en cette circonstance plus de mille pistoles.
11 ne tint pas même à Frédéric I'''' que les réfugiés français ne re-
tournassent dans leur patrie. Quand s'ouvrirent les négociations
pour la paix de Ryswick, ces exilés s'abandonnèrent à l'espérance
de revoir la France, qu'ils n'avaient point oubliée. Ils intéressèrent
à leur cause tous les princes de l'Europe, et Frédéric s'employa
pour eux avec une persévérance dont il prévoyait sans doute toute
l'inutilité. Son ambassadeur à Paris joignit ses efforts à ceux de
l'ambassadeur anglais. Pendant le congrès, les représentans des
états réformés firent en faveur des réfugiés une démarche collec-
tive. Un jour de prière fut célébré dans tous les pays protestans
pour prier Dieu d'incliner à la miséricorde le cœur de Louis XIV.
Louis répondit que ses anciens sujets ne pourraient rentrer en
France qu'à la condition àa faire solennellement profession de
catholicisme. Le sort en était jeté : les réfugiés ne su considérèrent
plus comme campés sur la terre étrangère ; l'asile devint pour eux
la patrie !
878 REVUE DES D'EUX MONDES.
Les guerres de Louis XIV valurent à la Prusse les meilleurs colons
qu'elle reçut au temps de Frédéric P''. Fuyant leur pays incendié,
conquis et ramené de force au catholicisme, un grand nombre d'ha-
bitans du Palaiinat cherchaient un refuge : ils s'adressèrent à Fré-
déric, qui accueillit leur requête avec empressement, car il était en
train de rebâtir et de repeupler Magdebourg. Le grand-électeur
n'avait pu relever les ruines que l'armée impériale y avait faites
pendant ces trois sinistres journées de la guerre de trente ans, où
les Wallons et les Croates de Papenheim, lâchés comme des bêtes
fauves sur la ville prise, tuèrent 30,000 habitans inofTensifs, et,
mêlant l'incendie aux massacres, brûlèrent toutes les maisons, sauf
cent trente huttes de pêcheurs, qui demeurèrent debout aux bords
de l'Elbe, mais vides de meubles et d'habitans. C'est vers Magde-
bourg que Frédéric appela les émigrés après leur avoir promis toute
sorte de privilèges; il fit répandre dans le Palatinat une sorte de
réclame où étaient vantés les avantages et les charmes de la ville.
Elle est située, disait le rédacteur de cette affiche écrite en français,
{( dans une vaste ^/^me sur les bords de l'Elbe, rivière des plus belles
et des plus navigables, » et, jouant sur l'étymologie du mot Magde-
bourg, il ajoutait en style du xviii^ siècle : « On dit qu'elle a tiré
son nom de Vénus et des Grâces, ses suivantes... » Comment résis-
ter à de pareilles séductions? 1,376 familles, représentant 7,000 in-
dividus, vinrent s'établir à Magdebourg ou aux environs. Parmi eux
se trouvaient des savans, des théologiens, des jurisconsultes, des
artisans, des cultivateurs. Ces derniers introduisirent la culture du
tabac, qui- devint une richesse pour le pays, et tous contribuèrent
à rendre à la pauvre ville une partie de sa prospérité d'autrefois.
Cependant les anciens habitans voyaient de mauvais œil ces
étrangers que l'on comblait de privilèges, et qui leur faisaient dans
leur commerce et leur industrie une concurrence ruineuse. L'élec-
teur n'est occupé qu'à raisonner avec ses sujets et à les apaiser.
Tantôt il les avertit d'être plus charitables, s'ils ne veulent pas que
« le bon Dieu se mette de nouveau en colère contre la ville; »
tantôt il leur explique tout au long qu'ils se méprennent sur leurs
vrais intérêts. Une fois même il fait publier par questions et ré-
ponses un véritable traité sur les avantages de la colonisation, où
se trouve exposé tout le programme des Hohenzollern en cette ma-
tière. En voici quelques passages un peu abrégés : « Est-il utile à
un pays et à ses anciens habitans que le prince attire des étrangers
par certaines immunités et libertés? — Oui, cela est utile, car l'ex-
périence prouve que, plus il y a d'habitans en un lieu, plus il y a
d'industrie. D'ailleurs rien n'est plus probant que l'exemple de l'in-
comparable héros, son altesse électorale Frédéric-Guillaume, de
glorieuse mémoire , qui a pris sous sa très gracieuse protection les
PRINCES COLONISATEURS DE LA PRUSSE. 879
Français chassés de chez eux par la persécution religieuse, et attiré
ainsi dans le pays d'utiles manufactures de toute sorte. Sa majesté
prussienne n'a fait que suivre ce louable exemple en accueillant
très gracieusement les habitans de la ville de Manheim et d'autres
lieux ruinés de fond en comble par l'invasion française. — Les an-
ciens habitans n'auraient-ils pas fait tout]ce qu'ont fait les nouveaux,
si sa majesté leur avait donné de pareils privilèges? — Gela est fort
douteux, puisque pendant soixante ans ils n'ont rien fait. — Sa ma-
jesté dépense encore chaque année de l'argent pour la colonie. Est-
ce que cet argent rapporte quelque profit? — Depuis leur arrivée à
Magdebourg jusqu'à l'année 1708 inclusivement, les colons venus
du Palatinat ont coûté en tout iih, li6'2 thalers. Or ils ont dépensé
en achat et construction de maisons, abstraction faite des avances et
réductions qu'on leur a concédées, 102,8Zi6 thalers, avec l'argent
qu'ils ont apporté du Palatinat ou qu'ils ont gagné par leur travail.
Leurs manufactures de tabac et de laine, à ne parler que des plus
importantes, de celles qui travaillent pour l'exportation, ont attiré
dans le pays 667,395 thalers. Enfin les étrangers ont pour leur seul
entretien dépensé près de 1 million de thalers, et il suffît de compa-
rer le budget de la ville en 1689 et en 1708 pour voir si ses reve-
nus ont été augmentés ou diminués... C'est pourquoi ceux qui ont
été jusqu'ici mal disposés pour les pauvres étran^ jrs feront bien de
cesser leurs hostilités, et de se réjouir par charité chrétienne de
voir des malheureux gagner, sans faire tort à qui que ce soit, un
petit morceau de pain. Sur ce, que le Très-Haut daigne prodiguer
également aux anciens et aux nouveaux habitans les trésors de sa
bénédiction ! » Ainsi se termine par une prière ce budget dressé en
forme de catéchisme. On y voit ce qu'on disait tout à l'heure, que
Frédéric I" savait fort bien compter, que la sollicitude des Hohen-
zoUern pour les persécutés n'était point toute désintéressée, et que
la charité chrétienne était en Prusse un placement, fort légitime
d'ailleurs, qui rapportait beaucoup plus que 100 pour 100.
La qualité de persécuté n'était pas nécessaire pour ouvrir aux
immigrans les portes de la Prusse. En l'année 1693, les gouverne -
mens de Zurich et de Berne ayant recommandé à Frédéric des
sujets protestap-** de l'abbé de Saint-Gall qui se disaient vexés par
leur maître, Freaéric fit répondre qu'il les accueillerait volontiers»
mais qu'il verrait aussi arriver aven Tjlaisir des artisans de tous les
cantons, « pourvu qu'ils eussent quelque argent. » Il désigne l'es-
pèce d'artisans qui lui manquent : il faudrait ici des fileurs, là des
maçons, ailleurs des marchands ou des laboureurs. Tous auront des
privilèges et des immunités; il faudra pourtant que les cultiva-
teurs achètent leurs terres, on leur fera de bonnes conditions, toute-
fois il est nécessaire qu'ils apportent au moins 200 thalers. On les
880 REVUE DES DEUX MONDES,
dispenserait volontiers de cette exigence; mais « les temps sont si
durs! » D'ailleurs on aura grand soin de leurs familles; le roi ga-
rantit aux enfans l'apprentissage gratuit, et même, s'il se trouve
parmi eux quelques ingénia, il leur promet le bienfait de la table
commune au collège de Joachimsthal à Berlin , et plus tard une
bourse à l'université de Francfort.
Ces promesses attirèrent bon nombre de Suisses dans les états
de Frédéric, où l'on trouvait toujours de la place et de la besogne.
C'est vers l'est, dans le duché de Prusse et la Lithuanie, que le roi
dirigea les nouveaux colons. Ici encore que de désastres à réparer,
plus lamentables que ceux dont nous avons vu le tableau ! Dans la
guerre qui éclata, vers la fm du xvii* siècle, entre la Pologne d'une
part, la Suède et le Brandebourg de l'autre, les Polonais avaient
demandé des secours aux Tartares, qui envahirent, au nombre de
50,000, les provinces prussiennes. En moins d'une année, Tar-
tares et Polonais brûlèrent 13 villes et 2Zi9 bourgs et villages. Ils
étranglèrent 23,000 hommes et en emmenèrent 3Zi,000 en capti-
vité. Plus terrible encore fut la peste qui vint après la guerre :
Kœnigsberg perdit en huit mois 10,000 habitans, le district d'Ins-
terburg 66,000. En tout, il y eut plus de 200,000 victimes, si bien
que la province prit l'aspect d'un désert. Il aurait fallu, pour com-
bler tous ces vides, qu'il arrivât de Suisse de véritables armées
d'immigrans. Or il n'en vint que 6,000 ou 7,000, parmi lesquels un
certain nombre s'arrêtèrent en Brandebourg. Pour accroître ce
nombre très insuffisant, Frédéric chercha en Suisse des colons
d'une autre sorte.
Il y avait, dans les cantons de Berne et de Zurich, un certain
nombre de disciples de Menno, ce singulier réformateur, contem-
porain de Luther, qui voulait que ses fidèles, non contens de pra-
tiquer la pure doctrine religieuse, enseignassent au monde la per-
versité des lois politiques qui le régissaient, et le préparassent à
s'en donner de meilleures. Ils ne devaient en aucun cas recourir à
la violence; les yeux fixés sur un état idéal où il n'y aurait plus ni
mensonge, ni injustice, ni haine, ils n'opposaient aux abus qu'une
résistance passive, refusant le serment, qui suppose le mensonge, et
le service militaire, qui suppose la haine. Cette conduite n'était pas
du goût des princes. Plusieurs s'adressèrent à Luther pour savoir de
lui comment il fallait traiter ces novateurs : l'intolérant réformateur,
alléguant saint Paul et l'Esprit-Saint, répondit qu'il ne fallait pas les
souffrir. Dès le xvi^ siècle, les mennonites furent persécutés en
Suisse, mais il en demeura toujours. A la fin du xvii^ siècle, le gou-
vernement zurichois voulut forcer à s'armer ceux qui habitaient sur
son territoire : ils refusèrent. Il voulut exiger qu'à défaut de ser-
ment ils répondissent au moins oui ou non aux questions qu'on
PRINCES COLONISATEURS DE LA PRUSSE. 881
leur adressait en justice : ils n'y consentirent pas. Il leur ordonna
de s'exiler, ils demeurèrent : alors la persécution commença. Au
même temps, Berne édictait contre les mennonites le bannisse-
ment, la marque, les galères, la mort. A la fin, Frédéric I" inter-
vint comme protecteur de ces persécutés. Il se trouva en concur-
rence avec les états-généraux de Hollande, qui oITraient aussi un
asile aux mennonites. Les deux puissances se surveillèrent l'une
l'autre, car chacune d'elles aurait volontiers pris à sa charge les
colons riches et remis les pauvres à la charité de l'autre. A la lin,
les mennonites arrivèrent dans la Prusse orientale, oii on leur
permit d'honorer Dieu comme ils voulaient , sans crainte des re-
cruteurs royaux. On ne sait pas au juste combien ils étaient, mais
il est certain qu'ils n'étaient pas nombreux, et que leur arrivée ne
changea guère l'état des choses dans la malheureuse province. Fré-
déric P'' n'avait point dans la volonté assez de suite ni d'énergie
pour remédier aux maux dont souffrait la Prusse. Quand il mourut,
la désolation y régnait toujours; d'immenses espaces demeuraient
incultes, la végétation sauvage croissait à l'aise dans les vastes ci-
metières qui s'étendaient à perte de vue partout où avait sévi le
fléau, et de grands bois, qui sont encore debout aujourd'hui, s'y
formèrent, enlaçant dans leurs racines les ossemens de tous ces
trépassés.
III.
On vit bien, dès le jour du couronnement de Frédéric- Guil-
laume P"", que le nouveau prince entendait régner tout autremen^.
que n'avait fait le défunt. Au lieu de dépenser pour cette cérémo-
nie 6 millions de thalers comme Frédéric I", Frédéric-Guillaume y
employa 2,5Zi7 thalers 9 pfennigs, et il est probable qu'il trouva
que cela était bien cher. La cour de Prusse fut tout de suite trans-
formée. Plus de beaux habits : le roi n'en porte point et ne les to-
lère pas autour de lui. La mode qu'il aime, c'est le vêtement court
et l'épée longue. Il ne se complaît pas, comme Frédéric, dans
l'admiration de sa dignité royale, mais quel roi fut jamais plus
pénétré du sentiment de ses devoirs? Il ne néglige aucun détail et
veut tout voir par lui-même. Ses promenades sont des inspections;
sa canne, dans les rues de Berlin, s'abat sur le dos des oisifs. Il a
des tendresses à sa façon pour les travailleurs; par exemple, il
s'intéresse personnellement aux paysannes, qu'il admet à Konigshort
dans « l'école pour la fabrication du beurre, » fondée par lui; si
elles ont été laborieuses et dociles pendant les deux années d'ap-
prentissage gratuit qu'elles ont faites, et qu'il les trouve aptes à
TOME XII. — 1875. 50
882 REVUE DES DEUX MONDES.
répandre « la science » dans les campagnes, il leur compte une
dot de 100 thalers, afin qu'elles puissent épouser de « bons gars. »
L'actif et laborieux personnage ne se perd pourtant point dans l'in-
fmiment petit : il s'est rendu un compte très exact des besoins de
ses états, il a mis à l'étude les meilleurs moyens d'y satisfaire, et,
la décision prise, il y a conformé toute sa vie.
Com-me le grand-électeur, il voit que le remède à la misère de
ses états est la colonisation ; mais il ne veut pas prendre de colons
de toutes mains : il exige de ceux qu'il accueille parmi ses sujets le
travail et l'obéissance. C'est lui quia trouvé la devise de la monar-
chie prussienne, nicht raisonniren, c'est-à-dire ici Von ne raidonne
pas. Or les mennonites raisonnaient beaucoup trop suivant lui, et
ces chercheurs d'idéal n'étaient pas son fait. On sait le goût que le
« roi sergent, » comme on l'a surnommé, avait pour les soldats
géans, qu'il appelait « mes chers longs gars; » aucune puissance au
monde n'était capable de protéger contre ses effrontés recruteurs
les malheureux auxquels la nature avait donné une belle taille. Ces
agens arrêtèrent un jour en Italie un prédicateur descendant de la
chaire; ils exerçaient leur industrie sur les grands chemins, où ils
enlevèrent une fois un ambassadeur de l'empire : comment s'en- se-
raient-ils laissé imposer par les scrupules religieux des mennonites?
Sans doute ils étaient disposés à respecter les idées des hommes de
taille médiocre, mais toute liberté de conscience cessait à leurs yeux
au-dessus de six pieds. Mis sur la piste d'une famille de géans qui
faisait partie d'une communauté de mennonites, ils pénétrèrent de
nuit dans les maisons qu'elle habitait, y commirent des brutalités
et emmenèrent six beaux hommes à Potsdam ; là on mit dans le
rano- ces pauvres philosophes et on leur commanda l'exercice, un
seul obéit, mais les cinq autres résistèrent si longtemps et si bien
qu'il fallut à la fin les laisser partir. Blessé dans sa plus chère af-
fection, offensé aussi par le ton des réclamations qu'il reçut, le roi
ordonna aux mennonites de sortir du royaume pour faire place « à
d'autres bons chrétiens, qui ne tiendraient pas pour défendu le ser-
vice militaire. » Dans la suite, il se départit un peu de cette sévé-
rité, quand on lui eut écrit de Kœnigsberg que la caisse des impôts
souffrirait du départ des mennonites. Il ne pouvait pas être insen-
sible à cette sorte d'argument, lui qui disait de lui-même qu'il était
le ministre des finances et le ministre de la guerre du roi de Prusse.
Le ministre des finances fit entendre raison au ministre de la guerre;
mais au fond Frédéric-Guillaume ne pardonna jamais à ces chrétiens,
qui ne voulaient point entrer dans sa garde.
Il exigeait que les colons s'établissent au lieu qu'il indiquerait,
sans esprit de retour. Un départ était à ses yeux une désertion. Des
paysans de la frontière lithuanienne ayant passé en Pologne à l'in-
PRINCES COLONISATEURS DE LA PRUSSE. 883
stigation de Polonais qui les avaient aidés à emmener leurs trou-
peaux, leur mobilier, y compris les portes et les fenêtres de leurs
maisons, il en conçut une violente colère contre la Pologne en-
tière, et il envoya l'ordre de ne plus admettre parmi les colons un
seul Polonais « sous peine de mort. » Du reste, il ne jugeait pas
bon que l'on accueillît, au voisinage de la Pologne, dans un pays
qui n'était pas germanisé, des colons qui ne parlassent pas le « bon
allemand ! » Il se défie beaucoup aussi des Juifs, qui ne savent pas
demeurer en place et qui sèment les mauvais conseils; il lance des
édits contre « ces vagabonds et autres mauvaises gens, » qu'il ac-
cuse de provoquer la désertion des paysans. « Si quelqu'un, dit-il,
met la main sur un de ces Juifs, qu'on lui compte tout de suite une
grosse récompense. »
Frédéric-Guillaume savait que le meilleur moyen de retenir les
colons était d'observer scrupuleusement les promesses qu'on leur
avait faites pour les attirer. Malheur à qui se rendait coupable de
quelque injustice envers les hôtes de la monarchie prussienne! Un
conseiller de guerre qui avait commis une exaction au détriment
de réfugiés fut à peine découvert qu'il fut pendu. Pour que la sol-
licitude royale eût son plein effet, le roi institua une commission
spéciale de colonisation, et il publia sous forme de patentes une
sorte de code des droits et des devoirs du colon. Tout y était réglé
pour toutes les catégories d'immigrans ; il leur y distribuait d'une
main généreuse les libertés et les privilèges. Pour eux, cet avare
devenait prodigue. En un temps où les recettes de l'état ne mon-
taient qu'à 7,400,000 thalers, il en dépensa 1 million par an, pen-
dant six ans, dans la seule Lithuanie. Les intérêts intellectuels et
moraux de ses nouveaux sujets ne le préoccupaient pas moins que
leurs intérêts matériels. Il respecta leur liberté de conscience, étant,
comme ses prédécesseurs, très tolérant, car il célébra aussi pieuse-
ment le centenaire de Luther que celui de la conversion au calvi-
nisme de Jean-Sigismond, et quand il étal^lit à Spandau et à Pots-
dam des fabriques d'armes, il donna des aumôniers catholiques à
des ouvriers de Liège, qu'il fit venir, car il estimait qu'on peut être
fort bon papiste et fabriquer d'excellens fusils. Seuls, le ratio-
naliste et l'athée ne trouvaient pas grâce devant ses yeux : il les
mettait en prison ; mais il n'entendait pas protéger la foi par l'igno-
rance. Il multiplia les écoles dans les provinces où il appela le plus
de colons. « Je serais bien avancé, disait-il, si, après avoir mis le
pays en culture, je n'y avais pas fait de bons chrétiens. » Malgré
des difficultés de toute sorte, il fonda en Lithuanie et dans la Prusse
orientale l,Zi80 écoles. Toute cette peine eut sa récompense. En
1725, 9,539 habitans nouveaux avaient été appelés en Prusse; plu-
sieurs villes et li60 villages avaient été fondés. Ce n'était qu'un dé-
88/i REVUE DES DEUX MONDES.
but; l'intolérance religieuse allait, une fois encore, gagner à la Prusse
de nombreux enfans.
L'évêché de Salzbourg était une des plus anciennes et des plus
illustres principautés de l'Allemagne; il comptait 200,000 habi-
tans, parmi lesquels la réforme s'était glissée en dépit des princes-
évêques et de la persécution. Deux prélats tolérans s'étant succédé
à la fm du xvii^ et au commencement du xviii'^ siècle, le nombre
des dissidens s'accrut encore pendant cette trêve, et le baron Léo-
pold de Firmian montra, dès son avènement au trône épiscopal,
l'inquiétude et le mécontentement qu'il en ressentait. Après beau-
coup de mesures maladroites, de missions manquées, de pèleri-
nages sans succès et de menaces inutiles, l'évêque, réprimandé
d'un côté par les puissances réformées, appuyé de l'autre par l'em-
pereur Charles VI, eut recours à la force ouverte , qui ne réussit
pas mieux que le reste. Invoquant alors l'article de la paix de West-
phalie, il ordonna aux non-catholiques de s'exiler, mais sans leur
laisser les délais fixés par les traités; il retira un moment sa déci-
sion, puis il y revint : bref, il s'aperçut trop tard qu'il avait com-
mis une faute énorme, quand 30,000 de ses sujets, et des meil-
leurs, eurent, après avoir subi les plus mauvais traitemens, passé
la frontière.
Il y avait longtemps que le roi Frédéric-Guillaume était aux
écoutes; un des premiers, il avait protesté contre la persécution.
Les écrivains catholiques assurent qu'il envoya des émissaires dans
l'évêché pour y fomenter le mécontentement : rien n'est plus vrai-
semblable, mais peut-être la réputation d'une terre d'asile qu'a-
vait value à la Prusse, depuis plus d'un siècle, la conduite de
ses princes, suffît-elle pour expliquer que les Salzbourgeois se
soient adressés à Frédéric- Guillaume. En 1731, le roi reçoit deux
de leurs envoyés ; il leur promet que , quand même plusieurs
milliers de leurs compatriotes voudraient venir se réfugier dans
son pays, il les recevrait tous « par grâce, par amour et par cha-
rité! » Bientôt il appelle les exilés par des manifestes publics, et
il envoie à Regensbourg un agent chargé de les conseiller et de
les guider. Alors la plupart de ces malheureux se mettent en
marche vers la Prusse. L'un d'eux a laissé un long récit de leur
odyssée, tout plein de la tristesse de l'exilé, de la ferveur du chré-
tien , de la reconnaissance du persécuté pour l'accueil que l'on
fait en route à cette portion du peuple de Dieu qui cherche la terre
promise, pour ces processions qui viennent au-devant des voya-
geurs, pour ces harangues en style biblique dont on les salue, pour
ces belles entrées dans les villes, aux acclamations du peuple et au
chant des psaumes, qui font ressembler leur fuite à un triomphe.
On voit dans ce récit que plusieurs princes essayèrent d'arrêter et
PRINCES COLONISATEURS DE LA PRUSSE. 885
de retenir chez eux les Salzbourgeois; mais toutes les tentatives fu-
rent inutiles : u En Wurtemberg, le prince nous fit beaucoup de
bien, au physique comme au moral ; que le Seigneur notre Dieu, le
lui rende et le bénisse! Mais il ne voulait pas nous laisser partir
pour la Prusse, et un jour arrivèrent trois hommes qui nous parta-
gèrent en trois troupes; aussitôt nous courûmes les uns vers les au-
tres, et, confondant nos rangs, nous nous écriâmes : « Nous n'irons
pas plus loin, tant que nous ne nous serons pas assurés qu'on nous
conduit en Prusse, » et les trois hommes se dirent : « Nous n'avons
rien à faire avec ces gens-là, car ils ne veulent aller qu'en Prusse! »
Frédéric-Guillaume attendait les Salzbourgeois. 11 n'avait d'abord
compté que sur 5,000 ou 6,000 immigrans; mais il reçut un rap-
port annonçant qu'il en arrivait plus de 20,000. « Très bien! écri-
vit-il en marge. Dieu soit loué ! Quelle grâce Dieu fait à la maison
de Brandebourg! car, bien sûr, cette grâce nous vient de Dieu! »
Quand le premier convoi passa par Potsdam, il le voulut voir. Ce
fut le 29 avril 1732 : le prédicateur de la cour et le clergé, les écoles,
allèrent au-devant des arrivans et les haranguèrent, pendant qu'un
médecin offrait ses soins aux malades; enfin arriva l'ordre de se
rendre au parc et de se ranger devant le château. On y était à peine
arrivé que le roi parut. Se tournant vers le prédicateur de la cour :
(c Avez-vous causé avez eux? demanda-t-il. Quelle sorte de gens
est-ce? » Le prédicateur répondit qu'il avait trouvé dans leurs âmes
une pure foi évangélique. « Et vous, reprit le roi, s'adressant au
commissaire qui avait amené le convoi, êtes-vous content d'eux? Se
sont-ils bien conduits en route? » Le commissaire loua leur con-
duite. Alors le roi de Prusse prit à part quelques-uns des émigrés
et les interrogea sur leurs croyances : il trouva leurs réponses mo-
destes et conformes à l'Évangile. Il leur fit distribuer de l'argent,
s'entretint avec beaucoup, au hasard, répétant sans cesse : « Ça ira
bien; vous vous trouverez très bien chez moi, mes enfans! Ça ira
bien ! » Quelque temps après, rencontrant une autre troupe d'immi-
grans, il se mit sur le côté de la route, les fit défiler devant lui, et
leur commanda de chanter le psaume : « C'est sur mon Dieu que je
me repose dans le danger! » Ils ne savaient pas l'air et s'excusè-
rent. Alors il entonna lui-même à pleine voix le cantique, et la foule
émue se mit à chanter avec lui. Quand le défilé fut achevé : « Allez,
leur dit le roi, allez avec l'aide de Dieu! » D'autres fois il faisait une
sorte de confession publique : « J'espère bien qu'il n'y a pas ici de
débauchés, disait-il, pas de goinfres, pas d'ivrognes! » Et il finissait
toujours en promettant à tous sa sollicitude et sa bonne grâce.
La province de Prusse eut la plus forte part dans la répartition
des colons : elle reçut 15,508 personnes et elle en fut toute trans-
formée. Artisans habiles, les Salzbourgeois firent la fortune des
886 REVUE DES DEUX MONDES.
petites villes de Prusse et de Lithuanie, qui avant eux n'avaient
pas d'industrie; agriculteurs laborieux, ils disputèrent le sol à
la végétation sauvage. D'ailleurs ils apportèrent de l'argent dans
leur patrie adoptive. Des collectes faites en faveur des persécu-
tés de Salzbourg dans les pays protestans ayant produit environ
900,000 florins, la plus grande partie en fut envoyée en Prusse.
Parmi les nouveaux sujets de Frédéric-Guillaume, il s'en trouvait qui
avaient laissé derrière eux des biens assez considérables dont ils
ne percevaient que le revenu fort amoindri. Le roi s'employa au-
près de l'évêque pour que ces biens fussent vendus, et l'opération,
après beaucoup de difficultés, rapporta plusieurs centaines de mil-
liers de thaï ers. Les exilés en avaient pris presque autant avec eux;
mais la véritable richesse dont ils gratifièrent le pays, ce fut leur
travail, qui excita l'émulation des anciens habitans. Frédéric-Guil-
laume sut apprécier à leur valeur les services qu'ils lui rendirent.
Il oubha la défiancequ'ils lui montrèrent au temps où il négociait
la vente de îeurs biens, et ne s'irrita point des plaintes que leur
arrachèrent, une fois les années de franchise écoulées, la lourdeur
des impôts et le grand nombre des corvées. Cet homme était capable
de patience et même de douceur quand il s'agissait du bien de l'é-
tat. Il habitua peu à peu les gens de Salzbourg à la pensée que dans
le pays de Canaan, où il les avait appelés, on ne donnait rien pour
rien, et que la terre et le prince y réclamaient le prix de leur géné-
rosité : la terre, la sueur du front des travailleurs, le prince une
part de leur gain et de leur labeur et au besoin leur sang.
Après l'évêché de Salzbourg, c'est l'Autriche, la Silésie et la
Bohême qui ont envoyé en Prusse, au temps de Frédéric-Guillaume,
les plus nombreux colons. Quel contraste entre la politique reli-
gieuse de l'Autriche et celle de la Prusse, aux xvi^ et xvii^ siècles !
Après avoir un moment hésité, les Habsbourg exercent sur les divers
pays soumis à leur domination toutes les fureurs de la contre-réfor-
mation. Ferdinand II, sous le règne duquel commence la guerre de
trente ans, ne laisse à ses sujets réformés que l'alternative entre l'ab-
juration et l'exil. Ferdinand III et Léopold suivent, avec plus de du-
reté peut-être, les mômes erremens. Ces princes avaient pris pour
maxime : « plutôt régner sur un désert que sur un pays plein d'hé-
rétiques ! )) et ils s'en inspirèrent si bien qu'un jour ils reculèrent
épouvantés devant leur propre ouvrage. En 1636, ils avaient fait une
telle perte d'hommes que leur zèle se radoucit et qu'ils interdirent
l'émigration, mais on continua d'émigrer en cachette jusqu'au jour
où, l'intolérance ayant recommencé à sévir, les réformés usèrent pu-
bliquement du droit d'émigrer qui leur fut conféré par le traité de
Westphalie. Toutes les parties de la monarchie souffrirent cruelle-
ment de cette politique; elle triompha dans l'archiduché, mais au
PRINCES COLONISATEURS DE LA PRUSSE. 887
prix de quels sacrifices! Presque toute la vieille noblesse et la vieille
bourgeoisie s'exilèrent; la population de Vienne fut en partie renou-
velée, et l'on vit des villes, autrefois florissantes par leur commerce,
comme Freistadt, tomber en décadence pour ne plus se relever.
Même spectacle en Silésie ! Depuis la paix de Westphalie jusqu'au
moment où Frédéric II s'empare de la province, l'émigration ne
s'interrompt pas, et, comme c'étaient surtout des Allemands qui
avaient embrassé la réforme, l'élément slave reprit le dessus dans
ce pays, qui était déjà aux trois quarts germanisé. En Bohême, le
désastre fut plus grand encore, et il eut des conséquences plus
graves.
Devenus rois de Bohême en 1526, les Habsbourg ne tardèrent
pas à suivre la conduite la plus impolitique qu'on pût imaginer. Le
souvenir de Jean Huss, mort sur un bûcher, autour duquel les sol-
dats de l'empereur d'Allemagne avaient monté la garde, vivait
toujours dans ce pays; malgré les concessions religieuses faites aux
utraquistes, ainsi nommés parce qu'ils communiaient sous les deux
espèces, il était resté des terribles guerres hussites une violente
haine nationale et religieuse contre tout ce qui portait un nom alle-
mand. Le professeur, le marchand, l'ouvrier allemand, étaient dé-
testés à l'égal du Juif. On réveillait avec une pieuse ferveur les
vieux souvenirs tchèques; on s'apitoyait sur le sort des Slaves de
Misnie, de Brandebourg et de Prusse, autrefois exterminés par les
Germains, et c'était le vœu de tout bon patriote que « le royaume
d'or, le royaume très chrétien fût à jamais purifié de celte ver-
mine qui menaçait de le remplir. »- Pourtant, quand l'Allemagne,
à son tour, eut produit son réformateur, la plupart des Allemands
qui étaient demeurés en Bohême s'étant convertis au luthéranisme,
et la doctine nouvelle ayant en même temps fait de grands progrès
parmi les Tchèques, la communauté de croyance semblait devoir
apaiser l'antipathie de race. Si quelque fatalité n'avait voué les
Habsbourg au sort d'instrument de la réaction catholique, ils pou-
vaient, pour le plus grand profit de l'Allemagne, opérer la récon-
ciliation, mais ils ne s'inspirèrent que de leur haine contre la ré-
forme. Ils essayèrent de rapprocher les utraquistes des catholiques,
et pour cela se mirent à flatter le patriotisme tchèque : l'empereur
Matthias rendit en 1615 l'édit fameux qui proscrivait à la fois la
langue allemande et le luthéranisme en Bohême. Cet acte inoui de
la part d'un empereur allemand ne profita point à celui qui l'avait
signé : le luthéranisme avait eu le temps de faire des progrès
énormes parmi les Tchèques, et, quand la persécution commença,
elle fit autant de victimes parmi eux que parmi les Allemands.
H n'est point de notre sujet d'exposer ici le martyrologe de la Bo-
888 REVUE DES DEUX MONDES.
hême, donnée en proie aux jésuites par les Habsbourg pendant et
après la guerre de trente ans. Un chiffre en dira plus qu'un long
récit sur les désastres dont elle fut accablée par la guerre et. par
l'intolérance : de l\ millions d'habitans, la population descendit à
800,000! Il y a aujourd'hui encore en Bohême plus d'un endroit où
elle n'est pas remontée au niveau qu'elle atteignait en 1620, et pour-
tant l'hérésie ne fut pas extirpée. Parmi les Bohémiens que l'on
voyait à la messe, le rosaire en main, beaucoup, une fois rentrés
chez eux, portes et fenêtres closes, chantaient les cantiques de la
ré formation. La croyance se transmit de père en fils, en secret, jus-
qu'au jour où le tardif édit de tolérance, rendu par Joseph II à la
fm du xviii^ siècle, permit à chacun de montrer sa croyance en pu-
blic, et prouva que de nombreuses étincelles d'un feu mal éteint
avaient couve sous les raines de la Bohême!
Cependant les exilés avaient pris des routes diverses; il dut s'en
rendre un grand nombre en Brandebourg et en Prusse dès le temps
du grand-électeur. Frédéric I" en reçut aussi, sans aucun doute;
mais on ne trouve de renseignemens précis sur cette nouvelle im-
migration qu'à partir de Frédéric-Guillaume P'". Les Bohémiens ne
vinrent pas aloi's directement de Bohême en Prusse. Ils s'étaient
arrêtés aussi près que possible de leur pays, en Saxe, où ils avaient
formé de grandes colonies, l'électorat saxon ne refusant pas l'hos-
pitahté aux luthériens, mais bientôt ils s'y trouvèrent trop nom-
breux; beaucoup, qui n'étaient point de stricts adeptes de la
confession d'Âugsbourg, craignirent pour la liberté de leur con-
science, surtout quand les électeurs de Saxe se furent convertis au
catholicisme. Quand le bruit se répandit parmi eux de l'accueil qui
avait été fait aux Salzbourgeois par le roi de Prusse, huit Bohémiens,
sous la conduite d'un pasteur, se rendirent à Potsdam, et deman-
dèrent audience à Frédéric-Guillaume.
Frédéric-Guillauirie les reçut aussitôt. Ils lui firent le plus tou-
chant tableau de leurs misères, et lui adressèrent les prières les
plus pressantes , pendant qu'il allait et venait par la chambre ,
pesant, suivant sa coutume, le pour et le contre. « Faites-les
venir, dit-il à la fin, je les établirai chez moi. » Ils étaient déjà en
route. Un convoi de 500 hommes s'était formé, puis avait si dé-
mesurément grossi qu'il en compta bientôt plusieurs milliers.
Aussitôt le gouvernement saxon s'inquiète et réclame. Or Frédéric-
Guillaume se repentait de la décision trop prompte qu'il avait
prise. Il ne savait pas au juste ce que valaient ces Bohémiens, et
des gens qui voulaient ainsi changer de place une seconde fois
ne lui disaient rien de bon. 11 était encore fort occupé avec les
Salzbourgeois, et il craignait qu'à la fin l'opinion publique aile-
PRINCES COLONISATEURS DE LA. PRUSSE. 889
mande ne donnât raison aux catholiques qui l'appelaient un vo-
leur de sujets. H envoya un commissaire au-devant des nouveaux
arrivans pour les examiner, et, quand celui-ci rapporta que c'é-
taient pour la plupart de pauvres gens fort misérables et cou-
verts de haillons, il envoya l'ordre de ne les pas lecevoir à la
frontière. Les Bohémiens désespérés se dispersèrent, mais ils ne
cessèrent de s'adresser au roi pour le fléchir. A la fin, Frédéric-
Guillaume leur lit savoir qu'il les admettrait à la condition qu'ils se
présentassent par très petites troupes pour ne pas éveiller l'atten-
tion. 11 répartit les Bohémiens entre toutes ses provinces, mais leur
laissa former à Berlin une colonie qui compta 2,000 âmes. 11 exigea
d'abord qu'ils lui donnassent des gages de bonne conduite, et,
quands ils se furent montrés trois années durant rangés et travail-
leurs, il leur témoigna sa sollicitude. Un quartier nouveau fut bâti
pour eux dans la capitale; la rue de Guillaume, ot!i demeurent en-
core aujourd'hui des descendans de ces exilés, fut agrandie pour
eux. « Chacun d'eux, comme écrivait un de ces malheureux à des
amis demeurés en Bohème, put gagner et manger tranquillement
son morceau de pain, et louer Dieu d'une bouche et d'un cœur
joyeux. » Le roi leur fit bâtir dans la rue de Frédéric une église
spéciale, qu'on appela l'église de Bethléem en souvenir de celle dont
Jean Huss avait été le pasteur à Prague. Encore une fois telle était
la fortune des Hohenzollern qu'en cherchant, pour repeupler et for-
tifier leurs états, des contribuables et des soldats, ils semblaient
donner à la Prusse la mission de réparer toutes les injustices et
d'assurer le repos des consciences persécutées.
lY.
Dans cette histoire de la colonisation en Prusse au temps du
grand-électeur, de Frédéric P'" et de Frédéric-Guillaume P% il n'a
été tenu compte que des immigrans arrivés par grandes troupes et
comptés à la frontière : le chiffre officiel en est de 53,000; mais il
y faut ajouter le chiffre des colons plus nombreux qui s'étaient déjà
réfugiés dans les états des Hohenzollern avant la paix de Westpha-
lie, ou bien qui, après cette paix, s'y rendirent, soit isolément, soft
par petites troupes. Il faut aussi rechercher la part qui revient, dans
l'accroisseiiient normal de la population, à ces nouveau-venus dont
la grande majorité fut établie en pays sain et fertile et auxquels des
privilèges de toute sorte firent une situation meilleure que celle
des anciens habitans. On arrive alors à ce résultat qu'en 16ii0, à la
mort de Frédéric-Guillaume, 000,000 sujets du roi de Prusse étaient
890 REVUE DES DEUX MONDES.
des réfugiés ou des fils de réfugiés; or le roi de Prusse en ce temps-
là ne commandait qu'à 2,400,000 sujets!
Ici les réflexions se pressent sous la plume; il les faut ajourner
jusqu'à ce nous ayons étudié l'histoire de la colonisation sous le
règne de Frédéric II, qui suivit, en les dépassant, l'exemple de ses
prédécesseurs; mais déjà l'on voit s'éclairer d'une lumière nouvelle
l'histoire de la monarchie prussienne, et apparaître l'une des causes
de la fortune d'un état à peine compté jusque-là, et qui s'éleva
bientôt au rang des grandes puissances malgré la France et l'Au-
triche, dont la volonté faisait loi jadis sur le continent. 11 n'est pas
une faute commise par ces deux pays qui n'ait profité à leur future
rivale. Que d'enseignemens dans la comparaison entre la politique
religieuse de la Prusse et celle de l'Autriche ! Quels services inap-
préciables Louis XIV n'a-t-il pas rendus au grand-électeur! quel
contraste entre le roi sergent et Louis XV! En cette année 1732, où
Frédéric-Guillaume arrêtait un moment sur la route de la Prusse
les Salzbourgeois réfugiés, pour leur apprendre l'air d'un psaume,
la cour de France discutait les chances qu'avait M'"® de Mailly d'être
déclarée maîtresse du roi; Guérin de Tencin, archevêque d'Embrun,
parjure et simoniaque avéré, et La Fare, évêque de Laon, qui eût
été, dit Barbier, « un mauvais sujet pour un mousquetaire, » ton-
naient contre les jansénistes ; le parlement défendait les droits du
pouvoir temporel contre les évêques et le pape malgré le roi, qui
lui prodiguait les rigueurs et finissait par capituler devant lui; Pa-
ris courait au cim.etière de Saint-Médard pour voir les paralytiques
recouvrer l'usage de leurs bras et de leurs jambes sur le tombeau
d'un diacre visionnaire!
11 ne faut point reculer devant ces souvenirs, si tristes qu'ils
soient pour nous. Qui veut comprendre l'avenir qui s'approche, les
prodiges du règne de Frédéric II et les hontes du règne de Louis XV
doit se représenter Frédéric-Guillaume à l'œuvre, en tenue d'ou-
vrier et tout occupé à bâtir l'état prussien, pendant qu'à Paris un
monde frivole, couvert de soie et de velours, apprête en se jouant
les funérailles d'un régime auquel, grâce à Dieu, n'étaient point
liées à jamais les destinées de notre pays. Certes tout n'est pas à
louer chez Frédéric-Guillaume ! Pasteur autant que sergent, hypo-
crite autant que charitable, avare, brutal, despote, il ne peut
passer pour un prince modèle que dans cette Prusse, dont il per-
sonnifie si bien le génie; mais en racontant l'histoire de la coloni-
sation sous son règne, on ne peut s'empêcher de louer son discer-
nement à reconnaître et son énergie à servir les intérêts de son
royaume !
Ernest Lavisse.
LE
MUSÉE-BRITANNIOUE
II.
L'ÉDIFICE ACTUEL. — LE MUSEE DES ANTIQUES. —LA BIBLIOTHÈQUE.
I. Lives of the founders of the Britisli Muséum, wilh notices of ils citief augmentors and otiier
benefaetors, 1570--370, by Edward Edwards, London 1870. — II. Biitish Muséum, Accounts
of the iiiconie and expenditure , etc. (rapports annuels imprimés par l'ordre de la chambre
des communes), 1813-1875. — III. Report from the seleet committeeon the condilion, manage-
ment and affairs of the Bntish Muséum, 1835. — IV. Report from the sélect committee on
publie libraries, 1849. — V. Repoi-t lo the commissionners appointed to inquire into the con-
stitution and govonment of the Brilish Muséum, 1850. — VI. Report from the seleet com-
mittee on the British Muséum, 1860. — VII. British Muséum, a guide to the exhibition roœns
of the iepartrrumts of natural hislory and antiquities, 1874.
Dans une étude précédente, nous avons exposé les origines du
Musée-Britannique, nous avons montré comment il est né de la
pensée, de la volonté, du patriotisme éclairé de quelques particu-
liers qui ont donné l'exemple à l'état, qui l'ont en quelque sorte mis
en demeure de faire son devoir. Nous avons suivi les pouvoirs pu-
blics dans les premières démarches, bien indécises d'abord et bien
timides, par lesquelles ils ont répondu à cette espèce de sommation,
comprenant enfin quels services pouvaient rendre à la société an-
glaise une bibliothèque vraiment nationale et des collections où fût
représentée toute l'œuvre de Dieu, toute celle du génie de l'homme.
L'Angleterre avait senti qu'il y allait de son honneur à ne plus se
laisser dépasser dans cette voie par des peuples qui ne tenaient pas la
(1) Voyez la Revue du 1" décembre 1875.
892 REVUE DES DEUX MONDES.
même place qu'elle dans le monde. Da larges cré lits avaient permis
d'augmenter le personnel et d'admettre le public à portes ouvertes,
de doubler et de tripler le nombre des objets exposés dans les ga-
leries, des manuscrits et des livres que renfermait la bibliothèque.
Telle collection qui pendant de longues années n'avait guère existé
au musée que de nom était devenue du jour au lendemain assez
importante pour n'avoir plus à envier ses rivales du continent. A
ces merveilles, il fallait un cadre digne d'elles; à ces documens
imprimés et manuscrits, il fallait de l'espace pour que tout pût être
classé dans un ordre qui en permît l'usage aux travailleurs. La con-
struction d'un édifice spécial destiné à contenir la bibliothèque et
les musées de l'Angleterre fut donc commencée en 'J830 sur les
plans de l'architecte Robert Smirke, à qui succéda plus tard son
frère cadet Sydney Smirke; les derniers débris de Montagu-house
tombèrent sous la pioche en 18/i5, mais l'œuvre ne fut vraiment
achevée qu'il y a moins de vingt ans par l'inauguration de la nou-
velle salle de lecture.
Pendant que se poursuivait ce grand travail de reconstruction et
d'aménagement, les acquisitions se succédaient et se multipliaient;
telle galerie dont les dimensions avaient été calculées pour mettre
fort à l'aise tous les objets qu'elle devait contenir se trouvait in-
suffisante avant d'être terminée. C'est que l'Angleterre, une fois
les premiers pas faits, s'était piquée au jeu. Elle avait été mise
en goût par le succès qu'avaient obtenu en Europe quelques-unes
de ses récentes acquisitions ; une (ois intéressé aux progrès du
musée, l' amour-propre national ne lui avait plus marchandé le
concours du budget. Dans le demi-siècle environ qui s'est écoulé
depuis qu'ont été jetées les fondations dès bâtimens actuels, la
source des libéralités privées ne s'est point tarie. Les Thomas Gren-
ville, les Henry Christy, les Félix Slade, d'autres encore qu'il serait
trop long de nommer, tous ont continué la tradition de ces dons gé-
néreux auxquels le musée avait dû sa naissance et ses premiers
progrès; mais durant cette période le rôle de l'état devient de
plus en plus prépondérant. Ce qui a rendu plus efficaces encore les
bonnes dispositions de la chambre et de l'opinion, c'est la longue
paix dont l'Angleterre a joui depuis soixante ans, ce sont ces bud-
gets qui se soldent à chaque exercice par des excédans de recettes.
Grâce à cet ensemble de circonstances favorables, le Musée-Britan-
nique est devenu, qu'on nous passe l'expression, l'enfant gâté du
parlement. D'une part sa dotation ordinaire s'accroît d'année en an-
née, et cet été même la grande commission d'enquête sur le ser-
vice civil, que présidait M. Playfair, a pris des conclusions qui
aboutiront au vote de crédits nouveaux : elle propose l'augmenta-
tion des traitemens alloués à tous les employés du musée. D'autre
LE MUSEE-BRITANNIQUE. 893
part maintenant, lorsque, par la mort de quelque riche amateur ou
par suite d'une fouille heureuse, il se présente une de ces occasions
dont il faut profiter sur l'heure, aucun ministre des finances n'hé-
site à munir les tnistces de la somme demandée; s'agit -il de
500,000 francs et de plus encore, comme le cas s'est présenté plu-
sieurs fois, la chambre, il le sait, ratifiera de son vote ces crédits
supplémentaires déjà dépensés. Aussi, pendant qu'on se consulte à
Berlin et à Paris, à Londres on achète. Il en est de même pour les
voyages et les fouilles dont le musée est appelé à recueillir les
fruits. On sait avec quelle libéralité toutes les ressources de l'An-
gleterre ont été prodiguées aux explorateurs de l'Assyrie et de la
Lycie, à ceux des ruines d'Éphèse et de Gyrène, d'IIalicarnasse et
de Cnide. Appui diplomatique cordial et résolu, concours actif de
la marine royale, larges subventions, vifs encouragemens de l'opi-
nion et de la presse, rien n'a été refusé aux Layard , aux Fellows,
aux Newton, pour ne nommer que les plus heureux et les plus cé-
lèbres de ces hardis soldats de l'archéologie militante.
Les cinquante dernières années, si pleines et si brillantes, c'est
ce que l'on peut appeler la période contemporaine de l'histoire que
nous retraçons; on ne saurait employer pour en présenter le ta-
bleau la méthode qui a été suivie lorsqu'il s'agissait de démêler
les origines complexes du musée. La tâche serait trop longue, s'il
fallait énumérer une à une les acquisitions de quelque valeur. Pas
d'année qui n'en compte plusieurs, souvent fort importantes. Pour
qui veut savoir cà quel moment serait entré dans le musée tel ou tel
objet, telle ou telle série qui ne provient pas des anciennes collec-
tions, il suffit de consulter les rapports imprimés chaque printemps
par ordre du parlement. On y voit figurer, à la suite du budget du
musée, un « exposé des progrès qui ont été faits dans l'ariange-
ment des collections et un compte-rendu des objets qui y ont été
ajoutés dans l'année (1). »
Renonçant à entrer dans ces détails, nous parcourrons rapidement
le musée tel que l'ont fait les travaux exécutés, les libéralités re-
çues, les achats opérés entre 1830 et 1875; nous essaierons de don-
ner une idée de la physionomie qu'il présente et de l'impression
(1) Ces rapports commencent à figurer dans les Parliamentarii papers en 1813;
mais, pendant bien des années, ils no conùennent que le chiffre des recettes assurées
au musée soit par les capitaux dont il est propriétaire, soit par les crédits que lui
accorde la chambre, puis, avec le détail des dépenses, le nombre des personnes qui
ont visité les collections pendant l'année. Lo tableau n'occupe alors que deux ou trois
pages in-4°. C'est vers 1840 que ces rapports se développent et commencent à conte-
nir des données précieuses sur l'accroissement des collections. Celui qui concerne
l'exercice 1842 a 9 pages, celui de 187i en compte 40. A mesure que le parlement
donne plus d'argent, il tient à être mieux renseigné sur l'emploi qu'en a fait l'admi-
nistration du musée. ..ojj.iv.'^ ut. .JlUUiJ'-t:»/
894 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il produit aujourd'hui sur le visiteur. On s'arrêtera surtout, —
est-il besoin de le dire? — dans les galeries consacrées à l'aniiquité
classique, et dans cette bibliothèque qui, par les facilités qu'elle
offre aux recherches, n'a point d'égale sur le continent; chacun
aime à parler de ce qu'il ignore le moins, de ce qui se rattache le
plus étroitement à ses propres études. D'ailleurs les collections
d'histoire naturelle peuvent être considérées comme ne faisant déjà
plus partie du musée; après bien des discussions, il a été décidé que
l'on construirait pour elles à South-Kensington un édifice spécial;
elles y seront transférées d'ici à quatre ou cinq ans. Enfin, pour
que ce travail ait sa conclusion naturelle, il conviendra d'examiner
comment s'administre ce grand établissement. Il y a là une organi-
sation et des habitudes qui s'écartent beaucoup de ce que nous
sommes accoutumés à trouver en France.
I.
L'entrée du Musée-Britannique est plus commode que grandiose.
On franchit la grille qui s'ouvre sur Great-Russell-street, on traverse
une large cour sablée; sur cette cour donnent, outre l'édifice prin-
cipal, les maisons habitées par le directeur et par les plus anciens
conservateurs, dépendances du musée, qu'elles flanquent sur les
deux ailes. On monte quelques degrés et l'on se trouve sous le por-
tique central. Là, des deux côtés du passage, un filet d'eau limpide
et fraîche tombe dans une petite vasque de marbre blanc. Par les
chaudes journées d'été, plus d'un visiteur s'arrête au seuil pour
tremper ses lèvres dans le gobelet d'argent que retient une chaînette
scellée dans la muraille. Une grande porte conduit dans un haut et
spacieux vestibule d'où l'on entre dans les différons départemens. En
face, on a l'étroit couloir qui mène à la salle de lecture, à droite la
bibliothèque royale avec celle de Grenville et le cabinet des manu-
scrits, à gauche la galerie qui conduit aux antiques et aux bureaux
de l'administration, ainsi que l'ample escalier par lequel on monte
aux salons de l'étage supérieur. Cette disposition simplifie le service
et facilite la surveillance; mais elle ne profite point à l'agrément et à
l'effet. Vous n'avez ici ni cette symétrie à laquelle tient tant l'archi-
tecture moderne, ni cette variété pittoresque et cette fantaisie qui
caractérisent les œuvres de l'antiquité grecque ou de la renaissance
italienne. Étant donné le plan général, une cour centrale carrée,
tout entourée de constructions, l'escalier ne pouvait faire face à
l'entrée; l'espace eût manqué pour le mettre, avec ses dégagemens
du premier étage, dans l'axe de la porte. On s'attendrait tout au
moins à le voir se développer en deux larges rampes des deux cô-
tés du vestibule. Au contraire, il est unique; il s'élève, avec une
LE MUSÉE-BRITANNIQUE. 895
pente assez douce et de larges paliers, sur la gauche du vestibule.
Pourquoi plutôt à gauche qu'à droite? L'esprit n'en saisit point au
premier abord la raison, une raison d'économie; quand il l'a trou-
vée, il est loin do se déclarer satisfait. Ce défaut n'est d'ailleurs
point racheté par l'élégance ou la noblesse <.le la décoration; rien
de plus sec et de plus froid que cette grande cage nue. Ici ni maté-
riaux précieux, ni moulures d'un heureux caprice, ni peintures
étoffées et riches. On a peine à s'expliquer le placard officiel qui in-
terdit de toucher les parois en montant; des extraits de jugemens
rappellent même les amendes prononcées contre les délinquans. Au
Louvre, nous n'avons pas eu besoin de tant de précautions pour
protéger des monumens d'une bien autre valeur, ce bel escalier de
Percier et Fontaine qu'a détruit un caprice souverain, ce charmant
escalier d'Henri II par lequel on arrive aujourd'hui aux galeries de
peintures.
En revanche, l'aménagement intérieur des galeries est vraiment
bien entendu; elles ont cet avantage d'avoir été construites tout
exprès pour l'usage auquel elles sont affectées. Tel n'est point le
cas pour le musée des antiques au Louvre : les salles du rez-de-
chaussée ont une beauté sévère et d'admirables perspectives, que
l'on chercherait en vain dans le Musée-Britannique ; mais les murs
en sont trop épais et les fenêtres trop éloignées l'une de l'autre
pour que toutes les statues soient bien éclairées. Beaucoup d'entre
elles sont vraiment sacrifiées ; on ne les voit que sous un faux jour,
ou bien on ne les voit pas du tout. Dans ce long couloir, au fond
duquel la Vénus de Milo se dresse superbe et triomphante, quel-
ques-unes sont plongées dans une ombre si profonde qu'il est
presque impossible de les étudier. Ici la plupart des salles de la
sculpture, les plus importantes, sont éclairées par en haut. Sans
doute la lumière que Ton obtient ainsi n'est pas toujours celle qui
frappait les objets dans leur cadre primitif : tel marbre a pu être
taillé pour un jour plus vif, l'effet de tel autre calculé pour des
rayons plus verticaux ou plus obliques; mais allez donc dans un
musée rechercher et rétablir pour chaque figure ce milieu natif,
ces conditions qui nous sont souvent si mal connues ! Il faut bien
prendre une moyenne, et celle-ci, surtout sous le climat de Lon-
dres, était la meilleure oîi l'on pût s'arrêter. Dans les pièces dont
les murs ont un second étage a supporter, il a fallu chercher la
lumière sur les côtés, la demander à des fenêtres dont plusieurs
donnent sur des cours intérieures. C'est ce qui est arrivé pour le
salon lycien, pour la grande nef centrale qui contient les antiquités
égyptiennes; aussi, même en plein midi du mois d'août, bien des
objets y sont-ils difficiles à distinguer. 11 est telle face des monu-
mens de Xanthos, avec ses inscriptions et ses bas-reliefs, que je
896 REVUE DES DEUX MONDES.
n'ai jamais nettement aperçue, et c'était dans la plus belle saison
de l'année par un des plus radieux étés dont l'Angleterre eût mé-
moire !
Partout dans ces mêmes galeries les murs sont peints d'un rouge
tranquille, sur lequel se détachent très bien, mais sans violence, et
les statues qui se projettent sur ce fond et les bas-reliefs appliqués
ou encastrés dans la paroi. La décoration bleue et rouge du pla-
fond, relevée de quelques ors, a tout au moins le mérite d'être assez
sobre pour ne pas attirer et retenir le regard. Un autre trait à si-
gnaler, c'est l'heureuse disposition des vitrines dans les salles du
premier étage qui contiennent les vases, les terres cuites, les verres
et les bronzes. Des armoires appliquées contre les murs renferment
une partie de ces objets ; mais les plus rares et les plus beaux sont
en général rangés dans des armoires plus basses, toutes en fer et
en cristal, réparties dans l'aire de la pièce de manière que l'on
puisse tourner tout autour et voir les vases sous toutes leurs faces.
Ceux qui sont décorés à l'intérieur et à l'extérieur, comme c'est sou-
vent le cas pour les patères, ont été posés sur une glace, quand la
peinture en vaut la peine ou que le sujet présente un intérêt parti-
culier; on aperçoit ainsi directement les figures qui ornent le fond
de la coupe, tandis que se réfléchissent dans le miroir avec une
netteté parfaite celles qui parent la surface convexe à laquelle
s'ajustent les anses et le pied. De même pour les bronzes et les
terres cuites; quand ce sont des figurines en ronde bosse, elles
sont placées , à hauteur d'appui, sur des tables .recouvertes d'un
vitrage qui permet à l'œil de suivre tous les contours de ces petits
chefs-d'œuvre. D'autres objets plus menus encore, tels que des ap-
pliques détachées du coffret auquel jadis elles appartenaient, tels
que des ivoires, des tessères et des miroirs étrusques, remplissent
des tablettes sur lesquelles le spectateur peut se pencher tout à
son aise. C'est par le manque de place qu'il faut expliquer le seul
défaut que l'on puisse reprocher à l'aménagement de ces salies :
les armoires adossées aux parois et même quelques-unes de celles
qui sont isolées au milieu de la chambre sont trop hautes. Il y a
des vases placés à plus de deux mètres au - dessus du sol ; les
figures ne s'en laissent apercevoir que d'une manière bien confuse.
C'est là un inconvénient qu'il sera facile de corriger lorsque les col-
lections d'histoire naturelle, qui occupent la plus grande partie des
salles du premier étage, auront cédé aux antiques tout l'espace
qu'elles détiennent aujourd'hui; alors un conservateur aussi actif
et aussi industrieux que M. Newton pourra se donner le luxe d'un
inusée où tous les objets soient à portée de l'œil. Aujourd'hui, au
Musée-Britannique, si l'arrangement des sculptures ne laisse, pour
ainsi dire, rien à désirer au point de vue de l'étude des marbres ex-
LE MUSÉE- BRITANNIQUE. 897
posés, il y a cependant encore clans d'autres portions du même
édifice, surtout dans la salle des vases, bien des monumens dont
on peut dire qu'ils n'existent que dans le catalogue et qu'ils sont
perdus pour le public.
J'ai, — et je ne suis point le seul, — un autre grief contre l'ad-
ministration du musée: les sièges manquent partout, au rez-de-
chaussée comme au premier étage. A peine trouve-t-on, de loin en
loin, un étroit banc de bois; dans la plupart des salles, impossible
de s'asseoir. Que si les jambes fatiguées refusent leur service, voici
la ruse de guerre à laquelle on peut recourir. Dans chaque pièce
réside un gardien en habit bourgeois dont le seul insigne est une
longue baguette noire de près de six pieds. Plus démens pour leurs
employés que pour le public, les trustées n'ont pas voulu leur infli-
ger le supplice d'une promenade perpétuelle : à chacun d'eux , ils
ont réservé un haut fauteuil de bois à dossier massif, que certains
sybarites rembourrent d'un mince coussin mobile. Par bonheur, le
gardien est parfois pris du désir de se dégourdir les membres; il se
lève, il va causer avec son voisin. C'est le moment. Dès qu'il est de-
bout et qu'il a le dos tourné, emparez-vous de son siège; en prince
débonnaire, il feindra d'avoir encore envie de se promener. Pas
une fois je ne me suis vu sommer de quitter le trône sournoisement
usurpé. C'est une délicate jouissance que de s'asseoir en face d'une
belle statue et de l'étudier sans être distrait de cette contemplation
par l'effort musculaire; or, n'était cette hospitalière tolérance, ja-
mais ou presque jamais je n'aurais pu goûter ce plaisir.
On aura beau chercher, le plus chagrin ne trouvera guère d'au-
tres critiques à faire valoir contre toute cette installation du musée
des antiques. C'est l'œuvre judicieuse et très soigneusement étudiée
d'un architecte qui n'a pas été gêné par la nécessité de se plier aux
exigences d'un édifice construit à d'autres fins. Le conservateur n'a
rien négligé pour tirer le meilleur parti possible des heureuses dis-
positions adoptées dans l'ensemble de cet aménagement; tout ce
qui dépendait de lui, il l'a fait pour faciliter l'examen et l'intelli-
gence des monumens qui lui étaient confiés. Sous chaque objet ex-
posé se trouve une étiquette qui contient tous les renseignemens
indispensables : elle donne le nom du dieu ou du personnage histo-
rique représenté par la statue ; quand il s'agit d'un groupe ou d'une
scène peinte, elle en indique le sujet. A ces notions, elle ajoute la
provenance du monument, le nom de celui qui l'a découvert, et la
mention de l'ouvrage où l'objet a été décrit avec le plus de détail
ou le mieux figuré. Ce ne sont pas seulement les marbres qui por-
tent ainsi chacun son signalement et son histoire succincte ; on a
pris la même peine pour les bronzes, pour les vases, pour les plus
TOME XII. — 1875. 57
898 REVUE DES DEUX MONDES.
menus débris de la civilisation antique. Par ce moyen, des frais sont
épargnés aux visiteurs, et l'on n'a pas à remanier sans cesse un texte
qui, dans un musée où l'on achète beaucoup , a cessé d'être com-
plet dès le lendemain du jour où il a paru. Sans doute les catalo-
gues imprimés ont leur utilité ; ils permettent d'entrer dans de plus
grands détails sur l'histoire et l'explication de chaque monument ,
ils rendent service aux savans dans leur cabinet, et l'administration
du musée , tout en poursuivant cette partie de sa tâche avec une
lenteur qui a souvent été critiquée, ne l'a jamais perdue de vue (1).
Elle n'a pourtant point, pas plus que le Louvre, une série complète
de catalogues; c'est là une lacune qu'il importe de combler tôt ou
tard. En attendant cette heure peut-être encore très éloignée, le
public anglais souffrait moins de ce manque de livres que celui qui
fréquente notre musée des antiques; il avait, pour prendre pa-
tience, ce catalogue en abrégé, toujours tenu au courant, et dé-
chiré en des milliers de feuillets dont chacun est appendu à l'objet
qu'il définit. Depuis quelque temps, les conservateurs des antiques
au Louvre ont eu l'heureuse idée d'imiter à cet égard ieurs con-
frères de Londres; déjà chaque bas-relief et chaque statue a son
étiquette, et, pour ce qu'on peut appeler les petits antiques, pour
les bronzes, vases, terres cuites et autres objets de cet ordre ,- si
les renseignemens offerts n'ont plus ce caractère individuel , tout
au moins des indications générales distinguent les divers groupes
et signalent les provenances. L'intelligente bonne volonté qui pré-
side à toute cette organisation ira plus loin dans cette voie; elle
multipliera, n'en doutons pas, ces étroites bandes de papier
bleu qui, tout en instruisant le spectateur, ne déparent point le mo-
nument. Puisqu'elle a le sincère désir de servir et d'aider le public
par tous les moyens en son pouvoir, qu'il nous soit encore permis
de l'engager à suivre un autre exemple que lui donne le Musée-
(1) Voici la liste des catalogues publiés par les soins des trustées et relatifs aux
antiquités : Description of the ancient terracottas, by T. Combe, 1810, iii-4'\ — Des-
cription of the Marbles, XI parties, 111-4», 1812-1861, by Combe, Hawkins, Cockerell
and Birch. — Catalogue of the Greek and Etruscan vases in the British Muséum,
2 vol. in-8", 1851-1870. — Tahlets and other Egyptian monuments, from the collec-
tion of the earl of Bdmore, 180, in-folio. — Inscriptions in the cuneiform character,
from Assyrian monuments, discovered by A. H. Layard, 1851, in-folio. — Cuneiform
inscriptions ofivestern Asia, prepared for publication by sir Henry Rawlinson, 3 vol.
in-folio, 18(il, 1806. — Inscriptions in the Phœnician character, discovered on the site
of Carthage, during researches by Nathan Davis, 18'o3, in-folio, 1870. — Inscriptions
in the Himyaritic character, discovered chielly in southern Arabia, 1863, in-folio. —
Inscriptions in the Hieratic and Demotic character, 1868, in-folio. — Ancient greek
inscriptions. Pars I, Attika 1874, in-folio, — Le cabinet des médailles et celui des pa-
pyrus ont aussi public des catalogues où sont décrits et en partie figurés les objets
les plus intcrcssans de ces collections.
LE MUSÉE-BRITANNIQUE. 899
Britannique, je veux parler de ces notices sommaires qui se vendent
à la porte pour deux ou trois pe?ice. Chaque section du départe-
ment des antiquités a ainsi son guide, quelques pages rédigées par
un homme compétent (1). L'attention y est appelée sur les objets les
plus importans que contient chaque salle; pour chaque figure, les
restaurations sont indiquées, la provenance est marquée avec plus
de détails que dans l'étiquette correspondante, et, quand la chose
en vaut la peine, l'histoire du monument est rapidement esquissée.
Ces renseignemens sont accompagnés d'une bibliographie assez dé-
veloppée et de notions élémentaires sur la branche de l'archéologie
à laquelle se rattachent les monumens que décrit chacun de ces
petits livrets. Ces notices ont le mérite d'être beaucoup meil-
leur marché que les catalogues complets et d'épargner au vi-
siteur une grande perte de temps , de le conduire tout d'abord,
comme par la main, à ce qui est vraiment d'une importance capi-
tale. Les savans même y trouvent ainsi leur compte, et les ignorans
y apprennent en quelques minutes ce qu'il est indispensable de
savoir pour comprendre ce qui fait l'intérêt de ces marbres, de ces
bronzes, de ces vases, à quelle époque ils appartiennent, quelles
idées ils traduisent, ce qu'ils ajoutent à la connaissance du passé
humain et de la civilisation antique.
IL
On sait maintenant de quel esprit se sont inspirés l'architecte et
les conservateurs du musée, comment ils ont compris leur tâche,
comment ils ont entendu la décoration des salles et l'aménagement
des collections qui leur étaient confiées; il reste à pénétrer dans
les galeries et à jeter un coup d'oeil sur ce qu'elles contiennent de
plus intéressant. Les antiques occupent au rez-de-chaussée la moi-
tié de la face méridionale et toute l'aile occidentale de l'édifice, au
premier étage un peu moins d'espace, tout le côté du couchant. Le
rez-de-chaussée a été réservé aux marbres, aux mosaïques, aux
fragmens d'architecture, à tous les monumens dont le poids aurait
risqué de fatiguer les planchers, et, comme la place manquait, on
a, tant bien que mal, approprié les sous-sols [hasemcnts] pour re-
cevoir les statues des bas temps et d'autres objets de second ordre;
même en plein été et en plein midi, ces souterrains voûtés man-
(1) Quelques-unes de ces notices sont épuisées, et l'on travaille en ce moment aies
refaire. Voici la liste de celles que j'ai sous les yeux : A guide to the Grœco-roman
sculptures, 1874, 92 pages, 4 pence. — A guide to the bronze room, 1871, 57 pages,
3 pence. — A guide to the flrst vase room, 1875, 29 pages, 2 peuce. — A guide to
the second vase room,. 18G9, 4:} pages, 2 pence.
900 KEVUE DES DEUX MONDES.
quent de clarté, il doit être impossible l'hiver d'y rien distinguer.
C'est par un long couloir qui porte le titre de galerie romaine
que l'on entre dans le musée de sculpture. Cette partie de la col-
lection paraît pauvre en comparaison de ces belles salles que rem-
plissent au Louvre les images de tant de Romains célèbres. Ici peu
de statues et quelques bustes, tout cela assez médiocre. Le seul
morceau qui fasse une vive impression, c'est une tête de marbre,
plus grande que nature, qui provient du forum de Trajan à Rome.
On y a reconnu, non sans vraisemblance, un de ces chefs barbares
dont l'art romain a vers cette époque aimé à reproduire le cos-
tume et les traits; cette représentation avait le double mérite de
flatter l'amour-propre national et de fournir au sculpteur un motif
nouveau, un type de physionomie et des arrangemens de draperie
qui sortaient des conventions banales. Ce fragment a une grande
tournure; les cheveux, réunis en masses épaisses des deux côtés de
la figure et sur le front, qu'ils couvrent presque tout entier, dessi-
nent ainsi des ombres qui donnent à l'ensemble quelque chose
d'étrange et de farouche. C'est un des chefs-d'œuvre de l'école à
laquelle nous devons la colonne Trajane. Cette salle contient aussi
divers débris de la civilisation romaine qui sont sortis du sol même
de l'Angleterre, des sarcophages dont un de Londres, des mosaïques
trouvées dans une villa romaine des environs de Glocester. Tous
ces monumens sont d'une facture lourde et grossière. Rien ici qui
puisse rivaliser avec l'élégance et la finesse des produits de l'art
gallo-romain. Le vent qui, de l'Italie et de la Grèce, soufflait sur
le monde ancien n'est arrivé dans ces régions lointaines, par-delà
les mers, que déjà bien affaibli, moins pur et moins vivifiant. Sans
doute, pas plus qu'aucune des contrées jadis comprises dans l'em-
pire des césars, la Grande-Bretagne n'a pu échapper tout à fait à
l'influence latine; mais ici cette culture s'est arrêtée à la surface,
elle n'a point pénétré, comme en Gaule, jusqu'aux dernières pro-
fondeurs.
A cette galerie font suite les trois salles dites grcco -romaines.
Elles contiennent encore, mêlées à des originaux grecs trouvés à
Cyrène et sur quelques autres points de l'Orient, un grand nombre
de ces copies et répétitions italiennes qui datent du siècle d'Auguste
et d-3 celui des Antonins. La merveille de cette partie de la collec-
tion, c'est la tête en marbre de Paros connue sous le titre à! Apol-
lon Pourtalès. Est-ce le débris d'une statue taillée par le ciseau
même d'un maître, ou bien, comme on a cru le reconnaître à cer-
tains détails d'exécution, la copie très soignée d'un original en
bronze? Il est difficile de se prononcer; c'est en tout cas l'une des
œuvres les plus étranges, les plus frappantes que nous ait laissées
LE xMUSÉE-BRITANNIQUE. 901
la sculpture antique. Dans les traits de ce noble visage, il y a
quelque chose qui fait songer à la beauté de la femme. Ce n'est
point que la grâce en soit mignarde et précieuse; mais toute cette
physionomie respire une sorte de tendresse émue et d'exaltation
passionnée qui rappellent les airs do tête d'une chanteuse inspirée.
On a donc pu supposer avec beaucoup de vraisemblance (|ue la sta-
tue représentait un Apollon Musagèle, revêtu de la longue robe flot-
tante, au moment où, faisant vibrer la lyre sous ses doigts, le dieu
des vers et du chant tient suspendues à ses lèvres ses compagnes
divines et s'enivre lui-même de musique et de poésie. Dans cette
œuvre singulière et puissante, l'expression semble poussée pres-
que au-delà de ce que comporte la sculpture. Ce qui ajoute encore
à l'impression, ce sont les cheveux, rassemblés au-dessus du front,
où ils forment une très forte saillie; le crobyle ou nœud central de
la chevelure est bien plus haut et se projette plus en avant que
dans l'Apollon du Belvédère. A tout prendre, il y a ici de la ma-
nière, mais une manière hardie et grandiose; l'effet est cherché,
mais il est obtenu. Ce n'est plus la simplicité ingénue du siècle de
Phidias; un pas de plus, et l'artiste tombait dans l'exagération,
dans l'affectation théâtrale, mais cette limite, il ne l'a point fran-
chie, et ce type, quel que soit l'auteur qui l'a créé, reste un des
plus curieux monumens de l'école qui, vers le temps d'Alexandre,
s'engagea, sur les traces de Lysippe, dans des voies toutes nou-
velles. Tout moderne et forcément inexact que soit en pareille ma-
tière le mot de romantisme, on est tenté de le prononcer en face de
ce marbre; il a tout au moins le mérite, pour qui ne connaît point
l'Apollon Pourtalès, de faire soupçonner le caractère et le genre
de beauté qu'a cherchés l'auteur de cette œuvre vraiment surpre-
nante.
Dans ce canton du musée, on rencontre encore d'autres monu-
mens intéressans à divers titres, c'est Y Apollon ciUiarcde, trouvé
en 1861 à Cyrène par MM. Smith et Porcher, c'est une bonne ré-
pétition antique du fameux Discobole de Myron, c'est la Vénus
Toivneley, figure jadis trop vantée, qui provient des bains de
Claude à Ostie; la tête a de la grâce, mais le col est trop long, et la
draperie traitée d'une manière toute conventionnelle. Un autre
marbre dont la valeur a été aussi surfaite, c'est le buste que
Towneley avait surnommé Chjtie parce qu'il sort du calice d'une
fleur. Il y tenait plus qu'à aucune autre pièce de sa collection. En
1780, au milieu des émeutes qui désolèrent alors la capitale, la
galerie Towneley faillit être pillée et détruite. Un jour, sous le
coup de menaces qui semblaient devoir être mises à exécution sur
l'heure, le propriétaire de tant de richesses fut contraint de s'enfuir
902 REVUE DES DEUX MONDES.
en toute hâte. Jetant un coup d'œil désolé sur tout ce qu'il laissait
derrière lui, il partit en portant dans ses bras la Glytie, jusqu'à
la voiture qui l'emmenait. « Il faut bien, disait-il, que je prenne
soin de ma femme. » On est d'accord pour reconnaître aujour-
d'hui dans la prétendue Clytie l'image idéalisée d'une matrone ro-
maine du siècle d'Auguste. Une tête colossale d'Hercule, qui a été
recueillie au pied du Vésuve, paraît reproduire le type, célèbre dans
l'antiquité, de l'Hercule de Lysippe; elle est d'un style plus libre
et plus hardi que celle de cet Hercule Farnèse qui est au musée
de Naples et dont nous avons une excellente copie dans le jardin
des Tuileries. L'effort de l'artiste pour rendre la puissance muscu-
laire du dieu n'aboutit point ici, comme dans l'œuvre de Glykon, à
quelque chose de brutal et presque de bestial. Plus loin, une tête
barbue dont les yeux sont levés au ciel avec une expression très
marquée d'angoisse doit provenir d'un groupe dont le sujet n'a pu
être encore déterminé; quoi qu'il en soit, elle a bien le caractère
d'un portrait, et rappelle tout à fait certaines têtes royales gravées
sur les monnaies des Séleucides, des Antigonides et autres succes-
seurs d'Alexandre : c'est un bel échantillon de l'art des temps
macédoniens. Beaucoup aussi de bas-reliefs, dont plusieurs sont
curieux soit par le sujet qu'ils représentent, soit par certaines par-
ticularités d'exécution. De tous, celui qui a provoqué le plus de
discussions et de commentaires, c'est V Apothéose d'Homère, si-
gnée du nom d'ailleurs inconnu d'Archélaôs de Priène. Ce marbre
a pour nous un intérêt tout spécial; Ingres y a trouvé l'idée première
et plusieurs des motifs de cette grande page dont certahis détails
peuvent prêter à la critique, mais qui n'en reste pas moins un des
chefs-d'œuvre de la peinture moderne. Là, comme dans beaucoup
d'autres de ses tableaux les plus admirés, cet esprit singulier, à la
fois timide et hardi, imitateur et original, est parti d'une de ces
données qu'il empruntait à ses maîtres chéris, à l'antique ou bien
à Raphaël; pourtant, grâce à la sincérité de sa passion pour le beau,
grâce à l'expressive noblesse de son dessin, il n'en a pas moins
réussi à produire une composition vraiment personnelle et puis-
sante. L'œuvre d'Archélaôs, qu'elle soit des temps macédoniens
ou romains, est d'ailleurs par elle-même assez médiocre ; il y a
une maladroite recherche du pittoresque, un trop grand nombre
de plans et de personnages superposés.
Nous ne descendrons pas dans le sous-sol, dont l'escaUer se creuse
à l'extrémité méridionale de ces galeries gréco-romaines. Ce n'est
point que les objets qui y sont groupés soient dénués d'intérêt : il
y a là surtout des mosaïques rapportées d'Halicarnasse et de Car-
thage qui mériteraient d'être étudiées. Cette étude serait aujour-
LE MUSÉE-BRITANNIQUE. 903
d'hui d'autant plus opportune que nos architectes semblent vouloir
remettre en honneur les traditions et les procédés de la mosaïque.
Le Salon lycien, où l'on entre au sortir des galeries gréco-ro-
maines, a été presque entièrement meublé par sir Charles Fellovvs.
On peut dire de Fellows qu'en 1838 il a découvert la Lycie, comme
vers le même temps Botta s'illustrait par la découverte de l'Assyrie.
Sans doute la Lycie, que baigne la Méditerranée, était moins éloi-
gnée de l'Occident, bien plus à portée du regard et de la main. Les
restes de plusieurs de ses villes se dressent encore au bord même
de la mer, sur de pittoresques rivages en vue desquels passent
chaque année des centaines de navires ; les ruines de ses édifices et
de ses tombes, au lieu d'être enfouies, comme celles des palais de
Sennachérib et de Sargon, sous d'énormes amas de terre, couron-
nent encore de leurs murailles et de leurs colonnades les sommets
des blanches acropoles ou dessinent, sur les hauts escarpemens des
rocs volcaniques et sur l'éblouissante verdure qui en reaiplit tous
les creux, les formes variées et bizarres de leurs façades ouvragées
et de leurs combles arrondis ou aigus. Pourtant, jusque vers 18/iO,
la Lycie était aussi inconnue que le centre de l'Asie; notre compa-
triote, M. Charles Texier, l'avait traversée en 1835 et 1830, mais il
n'avait encore presque rien publié. Le premier, Fellows a révélé la
civilisation de ce vaillant peuple des Termilaî, que les Grecs appe-
laient Lyciens, leur art tout asiatique à l'origine, qui se transforma
sous le tout-puissant ascendant du génie grec sans jamais perdre
tout à fait son originalité, leur langue, qui s'écrit avec un alphabet
très voisin de celui du grec archaïque, et qui cependant a résisté
jusqu'ici à toutes les tentatives d'interprétation. Après avoir décou-
vert les débris et retrouvé les noms de ces populeuses cités, Tel-
messos, Tlos, Pinara, Xanthos, Antiphellos, Patara, etc., Fellows,
grâce aux allocations du musée et au concours de la marine royale,
put conduire jusqu'à la mer quelques-uns des plus importans
monumens de Xanthos, la plus riche et la plus curieuse des villes
lyciennes; son expédition de 18/i(5, où il acheva l'enlèvement de ces
trésors, était la quatrième qu'il dirigeait, au mépris de sa santé fa-
tiguée par de longs séjours sur une côte malsaine.
Quand on commence à étudier les monumens qui remplissent
cette salle, on éprouve d'abord une sorte de déception. Ce peuple
n'était point grec; il avait sa langue nationale, il avait ses mœurs et
ses usages propres, dont les anciens nous signalent la singularité, il
était passionnément attaché à son indépendance, comme il le prouva
lors de la conquête perse et plus tard, lors de la conquête ro-
maine, par de tragiques exemples de résistance obstinée et de pa-
triotique désespoir. Cependant tout ou presque tout ce qui frappe
90/l REVUE DES DEUX MONDES.
ici les yeux au premier moment a un caractère purement hellé-
nique. 11 en est ainsi de l'élégant édifice qui surmontait à Xanlhos
un rocher qu'un profond ravin sépare de l'Acropole; les blocs de
marbre dont il se composait ont été recueillis gisant sur le sol, ex-
pédiés en Angleterre, rapprochés et remontés pièce à pièce par les
ouvriers du musée. On a obtenu ainsi un petit temple périptère
tout en marbre, porté sur un soubassement rectangulaire haut
d'environ à mètres. Sous le péristyle, dans chaque entre-colonne-
ment, une statue de femme drapée. Des figures remplissaient le
champ des frontons; d'autres en surmontaient le sommet et les
angles. On a des restes de quatre frises, dont deux, selon toute ap-
parence, décoraient la cella, tandis que deux autres couraient à
différentes hauteurs autour du soubassement. Sculptures partout
jetées avec une prodigalité inaccoutumée, plan général et détail de
la construction, tout dans ce monument est grec, rien que grec.
Les quatorze colonnes du portique sont d'ordre ionique. Les statues
en ronde bosse rappellent la belle Victoire de Thasos que M. Miller
a rapportée au Louvre; elles ont cependant moins d'élan et de gran-
deur. On leur a donné le titre de Néréides à cause de certains attri-
buts marins. Les frises, qui représentent des chasses, des sacrifices
et des combats, sont d'une facture habile, mais un peu commune.
C'est de la sculpture grecque du iv® siècle avant notre ère; de
même pour le monument connu sous le nom de Tombe des Harpies.
S'il y a dans les plis des draperies et dans les attitudes des per-
sonnages une symétrie qui témoigne d'une antiquité assez reculée,
dans le dessin et le mouvement des figures on remarque une jus-
tesse et une élégance qui révèlent un sentiment déjà très élevé de
la forme et une science bien sûre d'elle-même. Par l'ensemble du
style comme par certains détails caractéristiques, cela fait songer à
cet admirable bas-relief d'Eleusis, dont i\I. Yitet a si bien parlé
dans la Revue (1), et au beau fragment que M. Heuzey a rapporté
de Pharsale (2). C'est bien celte grâce, plus facile à goûter qu'à dé-
finir, par laquelle se distinguent les œuvres archaïques qui naissent
à l'aube même des grands siècles de perfection classique. Sous cer-
taines gaucheries et certaines raideurs, on y épie, on y devine le
prochain épanouissement du génie qui n'a plus qu'un dernier effort
à faire pour arriver à la pleine possession de lui-même, à la liberté
souveraine et à la suprême maturité. C'est le charme pénétrant de
l'aurore : on sent croître le jour et le soleil monter; mais de légers
nuages roses qui ilottent à l'horizon arrêtent encore les rayons im-
(1) Les Marbres d'Eleusis, 1" mars 1860.
(2) lleu^ey et Daumct, Mission archéologique de Macédoine, planche 23.
LE MUSÉE-BRITANNIQUE. 905
patiens, on peut encore regarder en face l'Orient lumineux et
tendre.
Deux grandes tombes, qui occupent le centre de la salle, présen-
tent des caractères analogues ; elles portent bien des inscriptions ly-
ciennes, toutefois les sculptures qui les décorent, par la souplesse et
la liberté du ciseau, sont tout helléniques. On ne saurait donc mé-
connaître l'influence que l'art grec exerça sur la Lycie, bien avant
que la conquête d'Alexandre eût comme répandu la Grèce sur l'Asie.
La tombe des Harpies ne peut guère être postérieure au commence-
ment du v« siècle avant notre ère. D'autre part, on retrouve ici la
trace et des influences asiatiques primitives et de traditions archi-
tecturales propres à la Lycie, qui font l'originalité de ses nécro-
poles. Une frise de tuf noir, enlevée à la citadelle de Xanthos, offre
un des motifs que les artistes orientaux ont le plus aimés, une file
d'animaux d'espèces différentes, occupant toute la longueur d'une
bande étroite; ici ce sont des panthères qui saisissent et dévorent
des biches. Comme couleur de pierre aussi bien que comme dessin,
cela ressemble fort à cette curieuse frise du temple d'Assos que
possède le Louvre. Un sujet qui sent encore plus son Assyrie, c'est
une figure taillée sur la paroi d'un cercueil de ce même tuf volcani-
que, un homme qui enfonce son épée dans le flanc d'un lion dressé
contre lui, groupe qui revient sans cesse dans les bas-reliefs nini-
vites et sur les scarabées. Ce qui paraît propre aux Lyciens, ce sont
certaines formes architecturales que l'on ne retrouve nulle part en
Asie-Mineure, et qui sont représentées au musée par deux des
tombes dont nous avons déjà parlé; quand Fellows vit pour la pre-
mière fois ces pignons en ogive, il fut tout surpris d'y reconnaître
des types auxquels l'avaient accoutumé les édifices anglais contem-
porains des Tudors. Un trait plus caractéristique encore, c'est la
fidélité avec laquelle les Lyciens ont reproduit en pierre tous les
membres, tous les détails de ces constructions en bois dont les ma-
tériaux sont encore aujourd'hui fournis aux paysans de cette région
par les belles forêts de chênes et de pins qui en couvrent les mon-
tagnes. Dans les planches de leurs ouvrages, Texier et Gh. Fellows
ont mis en regard de tombes creusées dans le roc vif les demeures
rustiques des habitans de ces vallées sauvages. Sur la façade de
ces caveaux funéraires le ciseau semble avoir pris un laborieux
plaisir à figurer les troncs d'arbres, séparés du sol humide par une
base épaisse et large, qui jouent le rôle de colonnes et supportent
le comble, les poutres horizontales qui font entablement, la char-
pente de la toiture avec ses chevrons apparens et les bardeaux qui
la recouvrent. Ces singuliers pastiches sont autre chose qu'une
simple curiosité; ils peuvent aider l'historien de l'art à s'orienter
906 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la question si controversée des origines de l'architecture grec-
que, et le mettre sur la voie de la vraie solution.
Par les monumens que renferme, par les réflexions que suggère
une seule de ces galeries à travers lesquelles nous avons entrepris
un voyage de découverte, on peut juger de la valeur des documens
que contient le musée. Si c'était ici le lieu d'entrer clans le détail,
nous aurions encore à signaler la collection des antiquités cypriotes,
moins riche, il est vrai, que celle du Louvre, mais qui possède en-
core bien des morceaux précieux, nous aurions à suivre dans ses
lentes transformations cet art insulaire, dont les produits n'ont com-
mencé à être étudiés que depuis quelques années à peine, nous le
verrions, tout assyrien d'abord de facture et de style, se teindre
par degrés de la couleur grecque, tout en continuant toujours à re-
produire un type local très particulier; ces observations jetteraient
quelque jour sur l'histoire encore mal connue de cette île jadis
si peuplée et si riche, l'un des lieux où le monde sémitique et le
monde hellénique entrèrent le plus tôt en contact. Gomme la Ly-
cie, Chypre avait son alphabet propre, connu seulement par les in-
scriptions. Pendant longtemps cette écriture, comme la lycienne, a
gardé son secret; mais la science moderne vient enfin de résoudre
le problème, sinon pour la Lycie, au moins pour Chypre. Il paraît
démontré par les recherches de MM. Brandis et George Smith que
la langue de ces textes n'est pas autre chose qu'un grec archaïque
assez voisin de l'éolien.
Malgré la supériorité de ses lettres et de ses arts, la Grèce ne se
comprend donc et ne s'explique pas bien, si, comme on a longtemps
incliné à le faire, on l'isole arbitrairement, on la détache du milieu où
ses racines plongent en tout sens. Ce milieu, c'est une civilisation
bien plus ancienne qui, née sur les bords du Nil, remonta les vallées
du Tigre et de l'Euphrate pour se répandre, par la conquête et le
commerce tout à la fois, à travers l'Asie-Mineure; les Phéniciens en
furent les agens maritimes, ils la portèrent dans tout le bassin de la
Méditerranée avec l'alphabet dont ils étaient les inventeurs, avec
le type et le culte de leur grande déesse-nature, Astarté. L'histoire
de ces influences fécondes et de ce développement, on pourrait l'es-
quisser sans sortir du musée. On partirait de la collection égyp-
tienne et des monumens du haut-empire, on passerait par la Chal-
dée et l'Assyrie; on s'arrêterait, pour bien marquer les points de
jonction et les étapes successives, en Phénicie, à Cypre, à Rhodes,
dans cette nécropole de Gamiros où M. Salzmann a découvert tant
d'objets d'un caractère si franchement oriental; on pousserait une
pointe sur l'Étrurie, qui est représentée à Londres par quelques-
uns des plus anciens ouvrages de ses artistes, par un tombeau de
LE MUSEE-BMTANMQUE. 907
Ctcrc, que l'on peut comparer à celui du Louvre, par les figures
d'un caractère si rude et si archaïque trouvées à Polledrara et dans
le lac de Falteroiia. Après un long circuit, on reviendrait aboutir à
la Grèce. Grâce à sa situation privilégiée aux confins de l'Europe,
de l'Asie et de l'Afrique, grâce à la supériorité de son génie et aux
merveilleuses qualités de sa langue, la Grèce a coordonné, classé,
perfectionné les découvertes antérieures, elle a pour toujours mis
à l'abri de la destruction et de l'oubli ces instrumens de progrès,
ces procédés de l'art, ces méthodes scientifiques naissantes qui s'é-
taient ailleurs déjà perdues plusieurs fois. C'est elle qui, se faisant
l'institutrice de Kome, après avoir conquis l'Orient avec Alexandre,
a plus tard envahi l'Occident à la suite des consuls et des césars, et
créé cette civilisation qui, se développant et s' élargissant de proche
en proche, est devenue dans les temps modernes, non plus natio-
nale, mais humaine, et travaille partout à transformer la surface de
la planète, à la mettre tout entière en valeur. Cette étude compa-
rative des monumens, rangés dans leur ordre de parenté et de filia-
tion probable, ce serait l'histoire même de cette portion de l'huma-
nité dont nous sommes les héritiers directs; mais il y faudrait trop
de détails minutieux, trop de termes techniques. C'est vers les
chefs-d'œuvre de l'art grec que se sentent tout d'abord attirés,
quand ils ont franchi le seuil du musée, l'artiste et l'homme du
monde; allons avec eux où nous appellent les débris du mausolée,
les marbres d'Éphèse et le grand nom de Phidias.
En sortant de la salle lycienne, on traverse une petite pièce
[greek anteroom) où l'on s'arrête devant la noble et grave statue de
Démêler assise, que M. Newton a découverte à Cnide dans le temple
consacré aux divinités infernales; puis on entre dans la grande
salle [mausoleum room) où sont disposés les précieux restes du mo-
nument que ce hardi et heureux voyageur a retrouvé en 1857. C'é-
tait la tombe qu'Artémise, reine de Carie, avait élevée, vers 352
avant notre ère, à son époux Mausole. Elle se composait d'un haut
soubassement sur lequel se dressait un édifice de forme oblongue,
entouré de trente-six colonnes ioniques, et surmonté d'une pyra-
mide dont on atteignait le sommet par vingt-quatre marches. L'en-
semble, qui avait environ hQ mètres de haut, était couronné par
un groupe où, selon toute apparence, Mausole lui-même figurait,
debout dans le char qui l'emportait chez les dieux. Au-dessus du
portique qui supportait la pyramide courait une frise richement
sculptée qui représentait le combat des Grecs et des Amazones.
On a encore retiré des décombres les fragmens de trois autres
frises dont la place n'a pas été déterminée d'une manière cer-
taine. Le monument était orné de beaucoup de statues, distri-
buées entre les colonnes et dans d'autres emplacemens que leur
908 REVUE DES DEUX MONDES.
avait ménagés l'architecte. De nombreux lions étaient rangés tout
autour du soubassement, muets gardiens de la tombe. La décora-
tion de chacune des quatre faces avait été confiée à un sculpteur
différent. Pline nous a conservé leurs noms : c'étaient Scopas, l'au-
teur du groupe célèbre des Niobides, Leocharès, Bryaxis, Timo-
thée, les maîtres de l'école athénienne au temps de Phihppe. Un
cinquième sculpteur, Pythis, avait exécuté le char et le groupe
qu'il contenait. Statues et bas-reliefs étaient en marbre de Paros;
cette belle matière avait été d'ailleurs presque partout recouverte
de couleurs dont la trace s'est retrouvée aussi bien sur les figures
que sur les surfaces et les moulures de l'édifice. Par ses dimen-
sions, par la beauté de son plan et la richesse de son ornemen-
tation, cette tombe l'emportait tellement sur toutes les autres con-
structions funéraires, qu'on la comptait parmi les sept merveilles
du monde, et ce qui témoigne peut-être encore mieux de la répu-
tation dont jouissait ce monument, c'est qu'il avait fini par intro-
duire dans l'usage un terme nouveau : le nom propre était devenu
un nom commun qui a passé sous une forme légèrement altérée
dans la plupart de nos langues modernes.
Il nous est difficile de juger aujourd'hui l'œuvre de l'architecte
du mausolée. M. Newton en a bien recueilli et rapporté de nom-
breux fragmens, bases, fûts, chapiteaux des colonnes, morceaux de
corniche et d'autres moulures ; mais rien n'a été retrouvé en place,
sauf quelques assises d'un mur d'enceinte. La destruction de l'édi-
fice avait été commencée par les tremblemens de terre ; elle a été
achevée au xv^ siècle par les chevaliers de Rhodes. Le mausolée
leur a servi de carrière quand ils ont construit et fortifié contre les
musulmans le château de Boudroum , petite ville qui a remplacé
l'ancienne Halicarnasse. Plusieurs restaurations ont été tentées :
les auteurs en sont arrivés à des résultats très différons. Ces diffé-
rences mêmes prouvent que les données dont nous disposons ne
suffisent pas pour résoudre le problème. Il n'en est pas de même
pour la sculpture ; on en possède assez sinon pour en restituer
l'ensemble, tout au moins pour en apprécier le style et le mé-
rite. La pièce capitale, c'est la statue de Mausole, qu'à force de
patience on a réussi à reconstituer presque tout entière; elle se
compose aujourd'hui de soixante -cinq morceaux; il ne manque
guère que l'occiput et les bras. La figure est largement drapée;
mais ce qu'elle a surtout d'intéressant , c'est la tête. Celle-ci ne
ressemble à aucune autre des œuvres célèbres de la grande sculp-
ture grecque, de la sculpture monumentale; quoique Mausole soit
ici représenté dans une sorte d'apothéose, on se sent en face non
point d'un personnage idéal ni même idéalisé, mais d'un portrait.
C'est l'impression que donnent tous les traits, la largeur du crâne,
LE MUSÉE-BRITANNIQUE. 909
le front bas encadré de grands cheveux, la saillie de l'arcade sour-
cilière, l'œil enfoncé, le nez long et droit, la bouche à demi cachée
par une forte moustache qui va rejoindre une barbe frisée et cou-
pée très court. L'ensemble a plus de puissance que de charme; il
y a de la dureté dans la distinction de cette phj^sionomie. Nous ai-
merions à connaître le visage de cette reine, la sœur et la femme
de Mausole, dont la fastueuse douleur est devenue proverbiale;
mais la tête de la statue, où l'on a cru devoir chercher Artémise, a
tellement souffert que les traits ont tout à fait disparu , il ne reste
à admirer que le beau mouvement de la draperie. De ce groupe
terminal, on a encore retrouvé la partie antérieure de l'un des che-
vaux du quadrige. Quant à la frise des Amazones, le musée en pos-
sède dix-sept plaques, qui y sont arrivées par les chemins les plus
divers. Les unes, que les chevaliers de Rhodes avaient encastrées,
comme ornemens, dans les murs du château de Boudroum, ont été
données par le sultan, en 18Zi6, à lord Stratford de Redcliffe; les
autres ont été retrouvées en 1857 dans les fouilles; une dernière
avait été, depuis plusieurs siècles, s'égarer à Gênes, et y a été
achetée en 1865 au marquis Serra. Les figures, d'un très haut re-
lief, en sont pour la plupart bien conservées. Des deux autres
frises, représentant un combat de Grecs et de Centaures et une
course de chars, on n'a que des débris moins nombreux et surtout
beaucoup plus frustes.
L'impression par laquelle on débute en face du mausolée , c'est
l'admiration. Cette sculpture a grand air, une vie intense éclate
dans toutes ces figures; la surveillance des maîtres et l'habileté
patiente de leurs interprètes ne semblent guère s'être relâchées
dans l'exécution, malgré l'étendue de l'œuvre. Après avoir bien re-
gardé, on passe dans les salles voisines oii se trouvent les marbres
de l'acropole d'Athènes [Elgin rooni) et ceux dits de Phigalie {Hel-
lenic room). Les uns comme les autres appartiennent à l'art attique
du v^ siècle; en effet, le temple d'Apollon Épikourios, en Arcadie, à
Bassœ, près Phigalie, a été construit par Iktinos, l'architecte même du
Parthénon; or Iktinos a dû demander le dessin de la frise à un de ces
grands artistes d'Athènes qui avaient, comme lui, prêté leur con-
cours aux entreprises de Périclès et de Phidias. On revient ensuite
au mausolée, et, par comparaison , on l'admire moins, on fait tout
au moins ses réserves. Ce qui résiste le mieux à ce rapprochement,
c'est la statue de Mausole. Le parti pris par le sculpteur est très
différent de celui que préférait le grand goût du siècle précédent;
le temps approche où l'école de Lysippe recherchera non plus la
vérité idéale, la suprême noblesse des types généraux, mais la vé-
rité individuelle , avec tous ses accidens et au besoin avec toutes
ses laideurs. C'est là d'ailleurs une phase nécessaire de l'histoire
910 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'art, et le portrait, quand il est traité avec cette fermeté et cette
ampleur, est un des triomphes du génie plastique. Où l'on sent
mieux l'infériorité des sculpteurs du mausolée, c'est dans le frag-
ment de l'un des chevaux du grand quadrige. Combien cela est
moins libre et moins vivant que ces deux merveilleuses têtes des
chevaux d'Hélios qui, dans l'angle d'un des frontons de Phidias,
semblent aspirer de leurs naseaux frémissans l'air frais du matin !
Même observation pour le combat des Amazones représenté à Phi-
galie comme sur la frise du mausolée. Les bas-reliefs de Phigalie
ont bien des défauts qui sautent aux yeux en face de l'original; je
ne soupçonnais pas avant de l'avoir vu combien ici l'exécution est
négligée, presque grossière dans certaines parties. Il y a des figures
épaisses et courtes où le modelé est d'une incroyable lourdeur. En
revanche, dans la composition des groupes, que d'invention et de
variété, que de mouvement et de chaleur! Un maître a dessiné cette
frise, mais l'exécution en a été confiée à des ouvriers maladroits.
Dans d'aussi grands travaux, la valeur du résultat obtenu dépend
beaucoup de l'habileté professionnelle de ces humbles collabora-
teurs. Un des mérites que les connaisseurs admirent le plus à'I'a-
cropole d'Athènes, qu'il s'agisse de la sculpture ou de l'appareil des
bâtimens, c'est la perfection de l'exécution, l'extrême adresse ma-
nuelle et l'attention minutieuse qu'elle suppose chez tous les ou-
vriers employés à ces ouvrages. Là même pourtant il y a encore de
curieuses inégalités. Le savant adjoint de M. Newton, M. Murray,
me faisait remarquer sur les marbres de la procession des Panathé-
nées des différences très sensibles dans la justesse et l'accent du
modelé. La frise du mausolée a été exécutée avec beaucoup plus
de soin que celle de Phigalie; mais comme ia composition en est
moins variée et moins nourrie! Les mêmes personnages, les mêmes
mouvemens, se répètent à satiété ; malgré des attitudes violentes,
le tout a quelque chose d'académique et d'un peu froid. On sent
naître ici ce style savant et sec que fera prévaloir au siècle sui-
vant l'école de Pergame ; nous en possédons au Louvre un des
chefs-d'œuvre, le Gladiateur combattant, comme on l'appelle.
Quant aux lions, ils ont de l'effet, surtout vus deprofd, mais ils sont
bien inégaux de facture. La forme en est toute conventionnelle, et
la convention adoptée ici n'a pas la rude énergie de celle que l'é-
cole archaïque aVait empruntée à l'Assyrie. Je préfère de beaucoup
les têtes de lion qui servaient de chéneaux à la corniche; elles sont
modelées avec plus de hardiesse et de largeur.
En somme , la sculpture du mausolée est intéressante et remar-
quable à divers titres. Elle a d'abord le mérite de nous apprendre
ce qu'était devenue la sculpture attique environ quatre-vingts ans
après la mort de Phidias, ce que demandait aux artistes de cette
LE M'JSÉE-BRITANINIQUE. 011
capitale intellectuelle du monde grec, vers le temps de Démosthène,
leur riche clientèle de cités helléniques, de princes grecs, de sa-
trapes orientaux; de plus elle témoigne d'une habileté et d'une
souplesse rare, d'une science de la forme qui n'a rien perdu de sa
sûreté, d'un vif amour de la beauté. Pourtant ce n'est déjà plus
cette divine siuiplicité du siècle de Périclès. Elle est passée, l'heure
rapide et fugitive où fleurit cet art déjà savant et encore naïf qui
est la perfection même. Le sculpteur commence à chercher l'effet
et risque de tomber dans la manière; il soigne le détail et n'a plus
le même sentiment de l'ensemble, la même fraîcheur d'impressions
en face de la nature, la même observation émue et sincère, la même
puissance d'imagination créatrice.
Bien que l'inévitable décadence se trahisse ainsi déjà à certains
signes, le génie grec a encore d'incomparables ressources, il est
encore appelé à fournir une longue et brillante carrière dans le
cours de laquelle il semblera plus d'une fois se renouveler et rajeu-
nir; il aura des moissons imprévues et des fleurs d'arrière-saison
qui pourront donner aux contemporains l'illusion d'un nouveau
printemps. Une des plus surprenantes de ces bonnes fortunes, ce
sont les sculptures d'Éphèse, fruit des fouilles de M. A¥ood. Attaché
au chemin de fer de Smyrne à Aïdin, celui-ci, tout en bâtissant ies
stations de la ligne, commença en 1864, à ses frais, l'exploration
du site d'Éphèse; ce qu'il y cherchait surtout, c'étaient les traces
de saint Paul et de saint Jean l'évangéliste. Est-il besoin de dire
qu'il ne réalisa point ces rêves où se complaît l'imagination an-
glaise, toute nourrie de souvenirs bibliques? Cependant il mit au
jour des inscriptions importantes et mérita ainsi le libéral concoui's
de M. W.-H. Waddington, aujourd'hui membre de l'Institut et dé-
puté de l'Aisne. Sur ces entrefaites, M. Newton passa par Ephèse,
se rendit compte des résultats obtenus, et chargea M. Wood de
continuer les travaux aux frais du musée. Les tranchées se creusè-
rent et s'allongèrent à travers l'ancienne ville, elles en éclaircirent
la topographie, jusqu'alors si obscure, et finirent, au bout de plu-
sieurs années, par atteindre l'enceinte de ce célèbre temple d'Ar-
témis dont les voyageurs avaient vainement cherché remplacement
et les ruines. En 187^5, toute l'aire de l'édifice était déblayée et les
fouilles cessaient. Parmi les matériaux que l'on a retirés, avec d'é-
normes dépenses, des fangeuses alluvions du Méandre, tout ce qui
présentait quelque reste de figure ou de moulure a été expédié au
Musée-Britannique. Pour exposer les morceaux les plus intéressans,
la galerie d'Elgin a été agrandie vers le nord; les autres fragmens
sont encore entassés dans les magasins, sous la colonnade. Le
moindre de ces débris a son importance pour l'architecte. Le temple
d'Éphèse passait pour le plus beau modèle de l'architecture ionique
912 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Asie -Mineure; or, malgré la belle restauration du temple de
Priène, exposée l'an dernier à l'École des Beaux-Arts par M. Tho-
mas, les dispositions intérieures du temple ionique nous sont jus-
qu'ici beaucoup moins connues que celles du temple dorique. Un
seul regard jeté sur ces marbres suffît pour constater des faits nou-
veaux et curieux. Dans la description rapide qu'il donne du temple
d'Éphèse, Pline l'Ancien se sert d'une expression qui avait embar-
rassé tous les commentateurs et les avait provoqués à des correc-
tions plus ou moins ingénieuses. « Des 126 colonnes que contenait
l'édifice, 36, dit-il, étaient sculptées, une par Scopas [Ex us
XXXVI cœlatœ, una a Scopa). » Personne n'avait jamais voulu
admettre ces colonnes sculptées', on n'avait rien vu de pareil nulle
part. Or le musée possède aujourd'hui plusieurs tambours prove-
nant d'Ephèse autour desquels s'arrondit un bas-relief qui faisait le
tour du fût. L'un d'eux est assez bien conservé pour qu'on en puisse
juger le style et l'effet. Il représente Hermès et un génie ailé, l'un
et l'autre nus, que séparent deux femmes drapées dont les têtes
manquent. Nous n'avons pas à chercher le sens de ce groupe, qui
paraît se rapporter à ces jeux et à ces luttes de la palestre dont
Hermès était le patron (1) ; mais on ne saurait trop insister sur
l'heureux balancement des figures, sur la largeur et la fermeté du
dessin, soit dans la draperie, soit dans le nu, sur la merveilleuse
habileté avec laquelle l'artiste, sans choquer ni même surprendre
l'œil, a su projeter ses figures sur une surface convexe et en rache-
ter la courbure. Que ces reliefs proviennent du second temple,
brûlé par Érostrate en 356, ou du troisième dont la construction
fut commencée aussitôt après le désastre, ils sont certainement très
postérieurs à ceux du Parthénon et sensiblement contemporains de
ceux du mausolée; or ils l'emportent de beaucoup sur ceux-ci, la
touche en est plus libre et plus fière. Comme type de sculpture dé-
corative et monumentale, l'Hermès d'Éphèse et tout le groupe dont
il fait partie me paraissent devoir prendre rang à la suite des mar-
bres du Parthénon et non loin d'eux. Les autres fragmens, ainsi
que ceux d'une frise dont la place est assez difficile à déterminer,
sont bien plus mutilés, mais semblent d'un style aussi pur.
L'intérêt de ces sculptures n'est pas seulement dans leur beauté
propre; elles méritent encore l'attention par les vues qu'elles nous
ouvrent sur l'histoire et le développement de l'art hellénique. H
n'y^a point, on le sait aujourd'hui, deux temples grecs qui soient
(i) 'On peut consulter à ce sujet un article du savant archéologue de Berlin, M. Er-
nest Curtius, dans V Archœologische Zeitung, 1872, p. 72. — Les planches 65 et 66
contiennent une excellente reproduction lithographique du bas-relief d'Ephèse d'après
des photographies. Dans la figure ailée, M. Curtius reconnaît Agôn, le génie des com-
bats gymniques.
LE MUSÉE-15RITANNIQUE. 913
pareils. Ce sont, dans les monumens d'un même ordre, les mêmes
principes, le même esprit, les mêmes dispositions d'ensemble; mais
chaque édifice a, dans ses proportions ou sa décoration, quelque
chose qui ne se trouve point ailleurs et qui est comme la signature
même de l'artiste. L'ionique du temple d'Érechthée à Athènes n'est
pas celui de l'Asie-Mineure; il s'en sépare non-seulement par le
dessin de la base et du chapiteau, mais encore par une richesse
d'ornemens qui ne pouvait convenir qu'à un édifice de petite di-
mension. Poussez plus loin la comparaison; rapprochez l'un de
l'autre tous ces fragmens d'édifices ioniques, provenant d'Éphèse,
de Xanthos et de Priène, qui forment ici un vrai musée d'architec-
ture, et vous noterez partout, avec de sensibles ressemblances, des
diversités qui ne frappent pas moins un œil exercé; ainsi c'est le
chapiteau d'Éphèse qui est le plus beau et oii le canal de la volute
a la courbe la plus heureuse. Ce n'est pas seulement par plus ou
moins de pureté dans la forme de telle ou telle moulure que l'ar-
chitecte donne à son œuvre ce caractère individuel qu'il recherche.
Le temple d'Apollon Didyme, près de Milet, nous a livré ces puis-
santes bases sculptées que M. Olivier Rayet a dégagées et dont
M. Gustave de Rothschild a fait présent au Louvre; mais voici qu'à
Éphèse l'architecte prend un parti bien plus imprévu et plus hardi.
Il veut donner un caractère unique à ce temple somptueux qu'a-
vaient concouru à élever toutes les villes, tous les rois de l'Asie; il
ne provoque point l'ornemaniste à décorer de rinceaux et de feuil-
lages, comme à Milet, les bases de ses colonnes, mais il réclame le
concours des meilleurs sculpteurs contemporains, d'un Scopas par
exemple, pour enrouler autour du fût lui-même, dans sa partie
basse qui est à portée du regard, comme une ronde de légères et
nobles figures qui tournent et qui montent avec la colonne, qui sem-
blent lui communiquer la vie qui les anime. Espérons que cette dé-
couverte rendra ceux qui prétendent connaître l'antiquité moins
affîrmatifs, moins prompts à rejeter et à nier tout ce qui les embar-
rasse !
Une fois épuisées les combinaisons les plus simples dont l'em-
ploi caractérise l'âge et le goût classiques , il faut bien chercher
autre chose, sous peine de tomber dans les redites; les marbres
d'Ephèse nous font assister à l'une de ces tentatives hardies jus-
qu'à l'imprudence, mais absoutes par le succès. Quant à cette per-
fection qui satisfait pleinement l'esprit et qui seule peut servir de
modèle, c'est dans les statues, les bas-reliefs, les fragmens d'ar-
chitecture enlevés par lord Elgin à l'acropole d'Athènes, qu'il faut
aller l'étudier et l'admirer. Sanctuaire unique au monde , la galerie
qui contient ces merveilles, bien éclairée, sobrement décorée, offre
TOME XII. — 1875. 58
914 REVUE DES DEUX MONDES.
un harmonieux et bel aspect. Lorsqu'on en franchit le seuil, ce qui
frappe tout d'abord, c'est , tout au fond de la salle longue et spa-
cieuse, le grand lion de Gnide, fier colosse qu'il faut voir à dis-
tance. A droite du lion se profile sur ce fût d'Éphèse qui nous a
tant occupé l'élégante silhouette d'une jeune figure, de cet Her-
mès, type accompli de l'éphèbe dont les membres ont été assouplis
par l'huile et les luttes du gymnase. Plus près de vous, c'est la
svelte colonne du temple d'Érechthée, vêtue de ses fines cannelures,
semblables aux plis d'une draperie tombante, et parée du chapi-
teau le plus gracieux et le plus délicatement travaillé qu'ait jamais
dessiné le crayon d'un architecte. Tout à côté, c'est une des caria-
tides de la façade méridionale, une des vierges de l'Erechthéion,
comme les appelle une inscription attique conservée, elle aussi, au
Musée-Britannique. La noble créature, la poitrine un peu effacée,
se cambre légèrement sous le poids de l'entablement que supportent
les tresses de sa chevelure, enroulées autour de la tête comme pour
former un épais coussin; il y a dans tout le mouvement de la figure,
une aisance charmante qui exclut toute idée d'effort. La tête sé-
rieuse et calme, le cou ferme et solidement attaché, le sein dégagé,
le buste ample et droit, le genou gauche projeté en avant, donnent
une des plus belles lignes que puisse suivre avec amour l'œiL d'un
artiste. Ces marbres de l'Erechthéion ont un ton plus doré que ceux
du Parthénon; il en sort comme une lumière et une chaleur,
comme un reflet persistant du soleil de la Grèce.
Vous faites quelques pas dans la salle, et vous vous trouvez entre
un chapiteau du Parthénon et un modèle réduit de cet édifice, qui
vous permet de remettre à sa place chacun des fragmens de ce
grand ensemble. A droite et à gauche, le long des murs, vous voyez
s'avancer la procession des Panathénées, la longue file des adora-
teurs de Pallas Athéné, tout un peuple vivant, paré, suivant l'âge
et le sexe, de ses vêtemens de fête ou de la nudité héroïque, vieil-
lards qui mettent de l'ordre dans le cortège, jeunes hommes serrant
du genou leurs chevaux qui bondissent et qui se cabrent , jeunes
filles chargées des corbeilles et des vases sacrés, toute cette incom-
parable frise qui se développait sous le portique , sur les quatre
faces de la cella, pour aboutir à un centre idéal, au groupe des ma-
gistrats et des dieux de la cité. Lorsqu'elle était entière, la frise
avait environ 133 mètres; il y en a ici plus de la moitié, partie en
originaux détachés du temple par lord Elgin, partie en moulages.
Malgré les lacunes irréparables dont la barbarie turque et la
barbarie vénitienne se partagent la honte, malgré ce mélange de
plâtres et de marbres, malgré le parti qu'il a fallu prendre de tour-
ner vers le dedans de la salle des bas-reliefs qui regardaient jadis
LE MUSÉE-BRITANNIQUE. 915
l'extérieur, nulle part mieux qu'ici on ne peut se faire une idée de
cet ensemble, où l'on s'accorde à reconnaître, sinon la main même
de Phidias, — toute une bande de sculpteurs, inégaux de soin et
de talent, a dû concourir à l'exécution de cette grande œuvre, —
tout au moins une composition inventée, étudiée et dessinée par le
maître. Au-dessus de la frise sont encastrées dans la paroi quinze
métopes provenant de la face méridionale du Parthénon; elles sont
en général inférieures aux figures des frontons et à la procession
des Panathénées, si bien que Ton incline à y chercher l'œuvre de
sculpteurs plus âgés auxquels Phidias aurait fait leur part, des
derniers représentans de la vieille école attique. Dans ce combat
des Centaures et des Lapithes , que représentent les métopes de
Londres, le mouvement a de la justesse et de l'entrain; mais le
faire est un peu sec, n'a pas l'ampleur et la liberté des autres bas-
reliefs et statues du même édifice.
Yous continuez d'avancer et vous vous trouvez entre deux larges
soubassemens, sur lesquels sont rangées les figures des deux fron-
tons dans Tordre que nous indiquent, outre leurs attitudes et leurs
dimensions, les dessins pris en 1674 par le peintre français Garrey,
quelques années avant le bombardement de Morosini et l'explosion
qui coupa le temple en deux. On sait par Pausanias que le fronton
oriental représentait la naissance d'Athéné, l'occidental la lutte
d'Athéné et de Poséidon, se disputant l'honneur de présider aux
destinées de la cité naissante. N'était ce renseignement, on n'aurait
pu retrouver les sujets, tant la transformation du temple en église
et l'accident de 1689 ont maltraité le centre des frontons, tant sont
aujourd'hui tristement mutilées le peu de figures qui ont survécu,
cachées dans les angles. Presque toutes les têtes ont disparu, ainsi
que les pieds et les mains; dans les parties conservées, le marbre a
partout souffert, il a perdu son épidémie, il a été écorché par la
dureté du vent et la brutalité des hommes. Malgré tout, lorsqu'on
se trouve en présence de la figure connue sous le nom de Thésée
ou di Hercule et du groupe dit les Parques, on éprouve la même
impression qu'à South-Kensington devant les cartons de Raphaël;
on se sent en présence de l'un des chefs-d'œuvre du génie humain.
Le Thésée, c'est l'idéal de la beauté virile. Le modelé de cette figure
a une telle sûreté et une telle puissance qu'il subsiste encore, si
l'on peut ainsi parler, là même où il a été attaqué par l'érosion de
la surface. L'œil est comme entraîné; il continue sans effort les
plans interrompus. Cette nudité grandiose offre d'ailleurs le plus
heureux contraste avec les amples draperies des déesses. Celles-ci
sont toutes vêtues; chez une seulement, la tunique a glissé sur le
bras et laisse à découvert l'épaule et le haut de la poitrine. L'étoffe
916 REVUE DES DEUX MONDES.
a gardé l'épaisseur qu'il faut pour donner de beaux plis, mais on
sent partout la chair sous cette souple enveloppe qui l'épouse amou-
reusement, qui en dessine, au lieu de les cacher, tous les mouve-
mens et tous les reliefs. Ces trois figures sont de proportion plus
grande que nature : elles ont cette plénitude de formes dont s'effa-
rouche parfois la mièvrerie moderne; mais, avec la saine vigueur
d'un corps librement épanoui, elles gardent dans leurs poses variées
un abandon, une aisance et une grâce toute féminine. Comme le dit
Beulé dans ce livre que l'on a tant de plaisir à relire après une vi-
site au Musée-Britannique, « le groupe des trois Parques est dans
la sculpture drapée ce qu'est le Thésée dans la sculpture du nu, le
dernier mot de l'art (1). »
Il y a là, en face des marbres du fronton oriental, un banc de
bois, un des rares bancs du musée. Que d'heures délicieuses j'y ai
passées à promener mes regards sur tant d'ouvrages admirables, à
m'en emparer par l'étude, à tenter de recomposer cet ensemble et
de m'en donner la vision et comme l'hallucination! Ces métopes,
cette frise, ces statues nous ravissent encore, éparses, mutilées,
aperçues de trop près, dans le jour terne et diffus d'un musée an-
glais; combien ne devaient-elles pas être plus belles encore quand
elles étaient entières et vues en leur place, à la distance pour la-
quelle l'auteur en avait calculé l'effet, quand, dans l'air pur et la
claire lumière d'Athènes, harmonieusement groupées, elles se déta-
chaient sur l'azur dont était peint le champ des frontons! Comme
à cette hauteur et sous cet abri des rampans le mouvement et le
modelé des grandes figures en ronde bosse se dessinaient par des
ombres bien plus nettes, bien plus franchement portées! Je sais tel
artiste qui, comme jadis le docteur Faust pour voir la Grecque Hé-
lène, ferait volontiers marché avec Méphistophélès, s'il savait où le
prendre, afin de pouvoir contempler, ne fût-ce que pendant une
heure, les monumens de l'Acropole, tels que les salua de son en-
thousiasme le peuple athénien, au lendemain de l'achèvement des
Propylées et du Parthénon.
Il faut arrêter ici cette revue, et pourtant que d'oublis nous re-
proche notre conscience! Ce sont, dans la salle d'Elgin, les figures
plus mutilées encore du fronton occidental, dont le travail n'est pas
tout à fait le même et que l'on a pu, non sans vraisemblance, attri-
buer à Alcamène, le rival de Phidias, c'est le Dionysos du monu-
ment de Thrasylie. Dans la salle du Mausolée, c'est VEsculape Bla-
cas, l'un des plus précieux morceaux d'une collection célèbre que
la France s'est laissé ravir, il y a une dizaine d'années. Dans le
(1) L'Acropole d'Athènes, in-8", 1862, p. 230.
LE MUSÉE-BRITANNIQUE. 917
salon lycien, ce sont ces curieuses figures assises qui ont été rap-
portées par M. Newton du chemin sacré conduisant au temple
d'Apollon Didyme, près Milet ; elles paraissent avoir été consacrées
vers le milieu du vi® siècle avant notre ère : elles comptent ainsi
parmi les plus anciens monumens de la sculpture grecque. Que se-
rait-ce si nous montions au premier étage, si nous visitions le cabi-
net des bijoux, les deux cabinets des vases, le cabinet des bronzes
et le cabinet des médailles? Dans beaucoup des menus objets que
contiennent ces galeries, le style a autant de pureté, autant même
de grandeur que dans ces statues qui dépassent parfois les propor-
tions de la figure humaine. Il est tel vase de Vulci et tel lekythos
athénien, telle médaille de Syracuse, telle applique ou telle sta-
tuette de bronze qui sont dans leur genre des chefs-d'œuvre aussi
parfaits que les marbres du Parthénon. Sans doute, ces célèbres
sculpteurs du v° siècle, dont quelques ouvrages nous sont parvenus,
ont été, avec les grands peintres leurs contemporains, avec les Po-
lygnote et les Zeuxis, les instituteurs, les maîtres de l'art grec;
mais jamais, chez aucun peuple, l'éducation du goût n'est devenue
aussi générale et n'est descendue aussi bas dans ce que nous appel-
lerions la classe ouvrière , jamais le sentiment du beau et la science
acquise de la forme vivante n'ont pénétré aussi profondément l'es-
prit et n'ont aussi sûrement dirigé la main de milliers d'hommes
employés à d'humbles travaux anonymes, jamais l'artisan et l'ar-
tiste n'ont été plus près de se confondre. Voyez dans la chambre des
bijoux ces colliers, ces pendans d'oreilles, ces bagues recueillies dans
la Grande-Grèce et dans les îles de l'Archipel, merveilles de l'orfèvre-
rie grecque auxquelles on ne peut comparer que les beaux diadèmes
entrés au Louvre avec la collection Campana, voyez les bronzes du
Siris, les terres cuites de Tanagre, les séries sans rivales des lekythi
athéniens et des vases noirs relevés d'or récemment trouvés à Ga-
poue, et vous serez comme ébloui de cette étonnante diffusion du gé-
nie plastique , de cette prodigieuse variété de formes et de combi-
naisons où s'est jouée en mille manières l'imagination inventive des
joailliers, des modeleurs, des ciseleurs grecs, de cette foule d'ar-
tistes oubliés. Il faudrait d'ailleurs des volumes pour décrire ce
qu'un mois ne suffît point pour étudier; il y faudrait le secours de
la gravure et de la photographie.
Sans nous perdre dans ce détail, nous aurons réussi dans notre
tâche, si l'on a compris, en parcourant avec nous les galeries du
rez-de-chaussée, ce qui fait l'originalité du Musée-Britannique et
l'intérêt qu'il offre à l'archéologue. 11 a ses lacunes que nous n'a-
vons pas toutes signalées; mais il l'emporte par un côté sur les plus
riches musées de l'Italie et sur le Louvre même : il possède un plus
918 REVUE DES DEUX MONDES.
grand nombre d'objets qui ont une provenance certaine, un acte de
naissance en règle. Dans les anciennes collections italiennes comme
celles des Farnèse, des Albani et des Borghèse^ souvent on ignore
où le marbre a été trouvé, et les connaisseurs les plus habiles se
demandent s'ils ont affaire à un original grec ou à une copie de
l'époque romaine. A. Londres, le musée des antiques offre au con-
traire un certain nombre de points de repère fixes et sûrs, points
de repère dans l'espace, points de repère dans le temps; ces monu-
mens sont sortis de terre, sous les yeux d'observateurs diligens,
dans la Garthage romaine et en Gyrénaïque, à Ghypre et à Rhodes,
en Lycie et en Garie, en lonie et dans les îles, en Attique et dans
d'autres régions de la Grèce propre. Ils permettent d'essayer une
sorte de géographie esthétique du monde ancien. De plus, beaucoup
de ces marbres sont datés, à quelques années près : ce sont les sta-
tues assises du chemin des Branchides, avec ces inscriptions qui
aident à en fixer l'âge, ce sont les ouvrages de Phidias et de ses
élèves, la cariatide de l'Érechthéion, un peu postérieure, les marbres
du mausolée et ceux d'Éphèse, ce sont tous ces débris des monu-
mens ioniques d'Asie-Mineure, contemporains d'Alexandre et de ses
successeurs. Mieux peut-être que partout ailleurs, l'historien de la
civilisation antique et de l'art grec trouve ici les moyens de s'orienter
dans ce vaste domaine, d'en reconnaître et d'en délimiter les diffé-
rentes provinces, de partager ce long développement en périodes
successives dont le rôle et le caractère soient bien définis. Si le Mu-
sée-Britannique eût été dans le cours du xviii^ siècle ce qu'il est
devenu depuis lors, Winckelman y eût trouvé, pour entreprendre
son grand ouvrage, plus de ressources encore que dans la villa du
cardinal Albani et le musée du Vatican; c'est là qu'il aurait dû éta-
blir son quartier-général.
m.
Nous ne nous engagerons ni dans l'Egypte ni dans l'Assyrie, que
représentent pourtant au musée, surtout la dernière, des monu-
mens de premier ordre. Signalons seulement un fait oirieux à pro-
pos des derniers objets qui soient venus enrichir les galeries assy-
riennes : la mission en Mésopotamie, à laquelle on les doit, n'a
point été payée par le musée ou le gouvernement; elle a été confiée
à M. George Smith, assyriologue distingué, par les propriétaires
d'un journal quotidien, le Daily Telegi-aph. G'est d'ailleurs un monde
que ces deux grandes civilisations; il vaut mieux n'y point toucher
que d'en parler légèrement et sans compétence. Nous passerons
aussi sans entrer devant le cabinet des estampes {print room) et
LE MUSÉE-BRITANNIQUE. 910
devant les salles où se conservent les verres et les poteries de l'an-
tiquité, du moyen âge et de la renaissance; nous ne nous arrête-
rons pas plus longtemps aux monumens nationaux des âges celtique,
romain et anglo-saxon, ni à la galerie ethnographique. Nous avons
hâte d'arriver à cette bibliothèque, à cette salle de lecture dont les
richesses attirent au musée peut-être encore plus d'étrangers que
toutes les collections réunies. En 1810, 1,950 personnes avaient été
admises à consulter les livres ou manuscrits de la bibliothèque; on
en a compté 106,359 en 1874. Gomment s'est faite cette transfor-
mation? Pour le comprendre, il est nécessaire de jeter un coup d'œil
en arrière, de revenir rapidement sur l'histoire du musée depuis
le moment où fut décidée la construction de l'édifice actuel.
Ce fut en 1829, à la veille du jour où commencèrent ces grands
travaux, que sir Henry EUis succédait à Joseph Planta comme biblio-
thécaire en chef [principal lihrarian) ou, comme nous dirions,
directeur -général, position qu'il occupa jusqu'en 1856. Sous son
règne, l'espace agrandi permettant et provoquant de nouveaux
achats, le budget du musée grossit très vite; en 1831, il était de
23,170 livres (579,250 francs), et, dès l'année 18/i1, on le trouve
de 37,263 livres (931,575 francs). En 1853, il a presque doublé, il
est de66,0/i3 livres (1,651,075 francs), dont près de 3,000 livres
pour les fouilles, qu'après M. Layard, MM. Rassam et Loftus pour-
suivaient alors en Assyrie (1). On devine comment, avec de pareilles
augmentations de crédit, toutes les collections s'enrichirent, tous
les services se développèrent. Ellis, érudit plus fécond qu'original,
homme honnête, consciencieux, appliqué, mais esprit médiocre et
caractère faible, fut d'ailleurs plutôt le témoin que le promoteur
des progrès que réclamait et favorisait le mouvement de l'opinion.
En 1831 était entré au département des imprimés, comme assistant
ou adjoint, l'homme éminent qui devait succéder à Ellis et tenir
dans l'histoire du musée une bien autre place que lui, Antonio
Panizzi.
On n'a pas oublié, malgré la différence des temps, quel fut l'état
de l'Italie pendant la première moitié du siècle, de 1815 à 18Zi8,
comment alors, clair Alpi al mar, des gouvernemens d'ancien ré-
gime, s' appuyant tous sur l'étranger, sur l'armée autrichienne can-
tonnée en Lombardie, comprimaient durement les aspirations libé-
(1) Depuis lors, ce budget n'a cesse de croître; en 1873, il était de 102,001 livres,
environ 2,550,000 francs. La somme portée pour les achats est de 24,640 livres
(616,000 francs); mais la somme dépensée a dû monter plus haut, car, l'année précé-
dente, par suite de divers crédits supplémentaires accordés au cours de l'exercice, le
total des acquisitions, pour les différens départemens du musée, avait atteint le- chiffre
bien plus élevé de 38,940 livres, soit 873,300 francs.
920 REVUE DES DEUX îklONDES.
raies et nationales. Des complots avortés, des insurrections presque
aussitôt étouffées que tentées , témoignaient de l'impatience avec
laquelle les hommes les plus éclairés et les plus honorables su-
bissaient cette tyran uie inquiète et policière : beaucoup de ceux
qui auraient pu faire le plus d'honneur à leur pays étaient en pri-
son ou en exil ; les autres vivaient sous une menace perpétuelle.
Les moins malheureux, c'étaient encore ceux qui s'étaient déci-
dés à chercher ailleurs l'emploi de leurs énergies et de leurs ta-
lons. On se rajjpelle en France les noms des Santa-Rosa, des Libri
et des Rossi, des Malaguti et des Ferrari; l'Angleterre se souvien-
dra toujours de Panizzi. ]Né en 1797 dans le duché de Modène,
Panizzi était avocat à Parme quand éclatèrent les troubles de 1821;
affilié au carbonarisme, il prit part au soulèvement, fut arrêté à Cré-
mone, mais réussit à s'enfuir et à débarquer en Angleterre. Il com-
mença par gagner assez péniblement sa vie à Liverpool en donnant
des leçons d'italien ; mais il eut bientôt la chance de rencontrer
Roscoe, l'historien de Léon X et de Laurent de Médicis, qui l'appré-
cia, l'employa comme secrétaire et le présenta à lord Brougham ;
celui-ci le mit en relation avec lord Palmerston, auquel il rendit
plus d'un service par sa connaissance des choses italiennes et les
rapports qu'il entretenait avec les hommes les plus marquans de la
péninsule. La sagacité de cet esprit très délié se trouvait fort à
l'aise dans la politique, et lui permit de donner plus d'une fois
d'utiles et discrets conseils. Grâce à ces puissans protecteurs, la
situation de l'exilé s'améliora rapidement. Quand l'université de
Londres fut fondée en 1828 par Brougham, Stuart Mill le père,
George Grote et autres libéraux de l'école de Bentham, pour réagir
contre l'intolérance dogmatique qui régnait encore à Oxford et à
Cambridge, il y fut appelé à la chaire de littérature italienne. En
1831, il entrait au Musée -Britannique, et en 1837 il y devenait
conservateur des imprimés. Il porta dans ces fonctions une intel-
ligence, une activité, c'est trop peu dire, une passion qui, avant
même qu'il ne fût au premier rang, en firent l'homme important du
musée. Son idée fixe, c'était d'arriver à mettre la bibliothèque na-
tionale de l'Angleterre au-dessus de celle de la France. C'était là
le thème qu'il développait sans cesse dans ses conversations avec
les hommes politiques dont il était l'ami, c'était celui qu'il recom-
mandait au patriotisme de la presse, et cette perspective n'était pas
faite pour déplaire à l'orgueil anglais. Après son entrée en charge,
Panizzi avait eu à diriger une longue et difficile opération ; de Mon-
tagu-house, qui tombait pièce par pièce sous la pioche, il avait fait
transporter tous les livres dans les bâtimens neufs. Une fois ce dé-
ménagement terminé, il s'occupa d'obtenir de larges crédits pour
LE MÏISÉE-BRTTANNIOUF,. 921
combler les lacunes de la collection qui lui était confiée; dans un
rapport destiné aux trustées, il exposait le plan d'achats réguliers et
systématiques qui permettraient, comme il aimait à le dire, « de
dépasser Paris. » L'argent vint peu à peu; grâce au zèle de son ad-
joint, Thomas Watt, le plus polyglotte et le plus laborieux de tous
les bibliothécaires, le conservateur put donc faire ranger sur les
rayons des suites de livres étrangers, dans toutes les langues litté-
raires, que l'on ne trouverait réunies nulle part en Europe. En même
temps, il prenait la part la plus active aux discussions qui se pour-
suivaient, dans l'enceinte du musée et hors de ses murs, sur la meil-
leure marche à suivre pour dresser le catalogue ; on verra plus loin
à quel parti il finit par s'arrêter.
Une autre tâche s'imposait à l'administration du musée. Les
livres et les lecteurs augmentaient dans une proportion que n'avait
pu prévoir l'architecte. Bientôt ni les magasins ne suffiraient à con-
tenir les volumes nouveaux, ni la salle de lecture à recevoir ses
habitués. Il fallait aviser. On avait d'abord songé à s'étendre vers
le nord en achetant du terrain; mais en 185/i, Panizzi suggéra aux
trustées une autre idée. Il proposait d'utiliser la cour intérieure,
grand espace vide autour duquel se groupaient les galeries. Dans
ce rectangle, il inscrivait un cercle, le tracé d'une salle ronde très
spacieuse destinée tout à la fois aux livres et aux lecteurs. Une es-
quisse accompagnait le projet; l'architecte eut le mérite de l'ap-
prouver, quoiqu'elle ne fût pas d'un homme du métier, et le plan
fut adopté. Les travaux durèrent trois ans. Quand ils furent ache-
vés en 1857, Ellis avait pris sa retraite, Panizzi lui avait succédé
comme directeur du musée. En vain avait-on essayé de se faire
une arme contre lui de son origine étrangère, il était soutenu par
l'opinion. Le choix était excellent. Grâce à sa supériorité reconnue,
à sa situation dans la haute société anglaise, à son caractère même
d'étranger, il avait sur son personnel une autorité qu'il fit tourner
au profit de la chose publique. Il n'avait pas de camarades de col-
lège ou d'université, pas de parent à placer, personne à ménager.
Les trustées comptaient avec lui, et ses subordonnés lui obéissaient.
Il prit sa retraite en 1866, et fut remplacé par M. Winter Jones,
son successeur aux imprimés. On vit vieux au Musée-Britannique.
Morton est mort à quatre-vingt-trois ans , Planta à quatre-vingt-
quatre, Ellis à quatre-vingt-douze, Panizzi a aujourd'hui près de
quatre-vingts ans; nous lui souhaitons d'atteindre les années de son
prédécesseur.
La nouvelle salle de lecture a coûté en nombres ronds 150,000 li-
vres (3,750,000 francs). C'est une vaste rotonde, avec un dôme qui
a 32 mètres de hauteur et A3 de diamètre. Le dôme du Panthéon
922 REVUE DES DEUX MONDES.
d' Agrippa à Rome, le plus grand qui existe, a seul une portée su-
périeure; la coupole de Saint- Pierre est un peu moins large. L'édi-
fice est tout en fer et en briques. A l'intérieur, avec les livres qui
le tapissent tout entier et les fenêtres qui s'ouvrent dans la voûte,
il présente un aspect simple et sévère. Les employés occupent le
milieu de la salle, un couloir les met en communication avec les
magasins. Tout le reste de l'espace est occupé par des files de ta-
bles qui, comme autant de rayons, vont du centre à la circonfé-
rence; il y a environ 300 places. Tous les détails ont été étudiés
avec un soin infini. Le plancher est recouvert de feuilles de caout-
chouc qui éteignent le bruit des pas. Sur ce sol élastique, les grands
fauteuils à roulettes obéissent à la moindre impulsion, ils se dépla-
cent presque trop aisément. Vous vous asseyez pour vous mettre à
l'ouvrage, la table est doublée d'une épaisse basane, et de plus
vous avez un appui-main en papier buvard. Dans le montant ver-
tical qui vous fait face et coupe en deux les tables dans le sens de
leur longueur, vous trouvez un encrier muni de ses plumes et deux
pupitres, l'un pour les livres de moyen format, l'autre, d'un méca-
nisme plus compliqué, pour les grands livres à figure, pour les in-
folio.
Ce qui touche encore plus que ces ingénieux raffinemens du con-
fortable anglais, ce sont les facilités que l'on rencontre ici pour le
travail et les recherches. Deux principes dominent toute cette or-
ganisation. Le premier, c'est que la bibliothèque n'est pas faite
pour les désœuvrés qui aimeraient à se chauffer aux frais de l'état
en lisant un roman. Pour y être admis, il faut s'adresser par écrit
au directeur, donner son nom, ses qualités, son domicile, et se re-
commander de quelqu'un qui soit connu des bibliothécaires; on
obtient alors une carte d'entrée valable pour six mois. L'autre règle,
c'est que, sous aucun prétexte, un volume quelconque ne peut sor-
tir de la bibliothèque. Seuls les conservateurs qui demeurent dans
l'enceinte du musée, c'est-à-dire sept ou huit personnes, ont le
droit d'emporter chez eux quelques volumes. La question du cata-
logue n'a pas été tranchée avec moins de décision et de sagesse.
C'est une chimère dangereuse que ce rêve d'un catalogue métho-
dique imprimé, tel que l'avait entrepris, sous le dernier règne,
l'administration de notre Bibliothèque nationale. Toute classifica-
tion a nécessairement quelque chose d'arbitraire; le manque de
jugement d'un employé risquera de mettre un livre dans telle ca-
tégorie où jamais le lecteur n'aura l'idée d'aller le chercher. De
plus il n'y a pas d'exemple qu'un pareil travail ait été terminé pour
un de ces grands dépôts où les livres se comptent par centaines de
mille. Supposons-le achevé, on serait obligé d'y donner d'année
LE MUSÉE-BLUTANNIQUE. 923
en année des supplémens qui finiraient par former eux-mêmes toute
une bibliothèque. Panizzi, après mûre réflexion, s'est arrêté au
système du catalogue alphabétique par noms d'auteurs. Le plus
difficile a été d'inventorier à cette fin tout l'ancien fonds; à force
de zèle et d'argent, on en est venu à bout en peu d'années. Ceci
fait, rien de plus aisé que de se tenir au courant. Au moment de
l'achat d'un livre, le titre en est transcrit sur une bande de papier
que, le soir même, on colle à sa place dans un des volumes du ca-
talogue. Les bandes, adhérentes seulement par leurs extrémités,
peuvent s'enlever et se reporter plus loin quand de nouveaux titres
réclament une place entre deux d'entre elles; on peut aussi, le cas
échéant, intercaler des feuilles dans le registre. Pour rendre les
recherches encore plus aisées, dans ce catalogue alphabétique il a
été fait une certaine place à la classification méthodique; ainsi les
titres des ouvrages relatifs à l'histoire de France, à l'histoire d'An-
gleterre, etc., ont été transcrits une seconde fois sous les rubriques
France, Angleterre. Le tout forme environ 500 gros volumes qui
sont là, rangés en cercle autour du bureau, à la disposition des lec-
teurs; à côté du titre de chaque ouvrage est indiqué le numéro du
rayon où il se trouve. Vous transcrivez cette indication [press mark)
sur votre bulletin de demande. Si le livre n'a pas été communiqué
dans la séance même, vous êtes servi au bout de quelques minutes.
C'est qu'il n'y a point ici ces mystères du porté et du non-porté qui
compliquent si fort le travail des employés de notre Bibliothèque
nationale; le bulletin du lecteur conduit le bibliothécaire comme
par la main jusqu'à la salle et à la planche où se trouve l'ouvrage
désiré.
Autre avantage inestimable : sous cette désignation, livres à con-
sulter [books of référence)^ plus de 20,000 volumes disposés tout
autour de la salle, contre la paroi, sont confiés, comme le catalogue,
à la discrétion des hôtes du musée. On va les prendre, on les remet
soi-même à leur place. Ce sont des dictionnaires de toute espèce,
les grandes collections de documens, les mémoires des académies
et sociétés savantes, les suites des principaux recueils périodiques
de l'Angleterre et du monde entier. Un plan colorié , suspendu au
bout de chaque table, indique au nouveau-venu où il trouvera la
catégorie d'ouvrages qui peut lui fournir les renseignemens dont il
a besoin. C'est là une précieuse innovation qui mérite d'être intro-
duite dans toutes les bibliothèques. Elle épargne aux employés bien
des pas, elle fait gagner aux lecteurs bien du temps.
Grâce à toutes ces mesures et à ces combinaisons ingénieuses, le
lecteur, enveloppé de silence, commodément assis, pourvu d'appa-
reils qui lui permettent de disposer, au gré de son œil et de sa
main, tous les livres qu'il interroge, n'a d'ailleurs qu'à se lever et
924 REVUE DES DEUX MONDES.
à tendre le bras pour feuilleter ces volumineux répertoires où les
modernes ont condensé toute science ; il n'a que deux mots à écrire
pour qu'on lui apporte, quelques instans après, n'importe lequel
des 1,600,000 volumes environ que renferme le musée. Connaissez-
vous un cabinet de savant, même millionnaire, où tous ces agré-
mens se trouvent réunis à toutes ces ressources, et n'est-ce pas
vraiment ici le paradis des travailleurs? Malgré tous les progrès
réalisés à Paris dans la nouvelle salle de lecture, nous retardons
encore à bien des égards sur Londres; mais ne peut-on pas tout
espérer et tout attendre de l'éminent érudit qui dirige depuis un
an seulement la Bibliothèque nationale?
Quant aux manuscrits, c'est d'ordinaire dans la grande salle de
lecture qu'ils sont communiqués, système préférable à celui que
l'on suit à Paris. Il est utile, quand on étudie un manuscrit, d'avoir
en même temps sous la main les secours que peut seul fournir le
département des imprimés, soit les éditions antérieures du même
texte, soit les collections scientifiques auxquelles l'historien et le cri-
tique ont sans cesse à recourir. Seuls les documens d'une valeur et
d'une rareté tout exceptionnelle ne subissent point ce déplacement.
A-t-on à consulter par exemple les fameux papyrus égyptiens qui
nous ont conservé de précieux débris d'Hypéride, ou bien le pa-
limpseste syriaque de Y Iliade, on s'installe dans une petite pièce
située au milieu même de ces trésors, où l'on travaille sous la sur-
veillance plus effective de ceux qui en ont la garde et la responsa-
bilité. Le cabinet est d'ailleurs , à de rares exceptions près, assez
pauvre en textes des classiques grecs ou latins; c'est qu'il n'a été
formé qu'au dernier siècle, quand ceux-ci ne sortaient plus guère
des grands dépôts où les avaient versés les deux siècles précédens.
Sa richesse, ce sont, d'une part, les pièces et papiers de tout genre
qui ont trait à l'histoire du moyen âge et des temps modernes,
d'autre part les manuscrits orientaux. L'une des séries les plus im-
portantes, c'est celle de ces ouvrages syriaques dus aux recherches
poursuivies par MM. Tattam et Gurzon dans les couvens de la vallée
des Lacs de natron, en Egypte : on sait tout ce qu'en a déjà tiré la
science et la critique de Gureton; il y reste encore bien des textes
curieux à publier.
Le musée est aujourd'hui partagé en douze départemens, impri-
més, manuscrits, antiquités orientales, antiquités bretonnes et du
m.oyen âge avec l'ethnographie, antiquités grecques et romaines,
monnaies et médailles, cartes et dessins topo graphiques, estampes
et dessins, botanique, zoologie, paléontologie, minéralogie^ dont
chacun est dirigé par un conservateur. Les quatre derniers sont pla-
cés sous la haute surveillance d'un surintendant de l'histoire natu-
relle {superintendant of natural history) dont la situation est la
- LE MDSÉE-BRITANNIQUE. 925
plus élevée qu'il y ait au musée après celle du directeur-général.
La plupart des départemens ont des conservateurs-adjoints {a.ssi's-
tant-kecjjcrs). Viennent ensuite les attachés [assistants) divisés en
deux catégories [senior and junior). Ce personnel nombreux, qui
renferme beaucoup d'hommes distingués, se plaint depuis long-
temps d'un avancement trop lent; on n'arrive guère qu'à l'ancien-
neté. Cet inconvénient sera moins ressenti lorsque les appointemens
auront été relevés, comme on s'apprête à le faire. Quand on les
comparait aux autres situations publiques en Angleterre, ils sem-
blaient vraiment insuflisans. Aux premières réclamations que les
trustées avaient transmises aux ministres et au parlement, on avait
répondu par un refus très net, accompagné de réflexions comme
celles-ci : « les fonctions des employés du musée sont si intéres-
santes, si agréables, qu'ils devraient plutôt payer qu'être payés
pour les remplir. » Cette boutade eut peu de succès parmi des
hommes dont la vie est très laborieuse, et dont le travail, surtout
aux imprimés et aux manuscrits, est loin d'être toujours amusant.
Quelques-uns des meilleurs employés cherchèrent et trouvèrent
ailleurs des positions plus avantageuses; M. Winter Jones jetait les
hauts cris et déclarait qu'il ne pourrait bientôt plus suffire au re-
crutement du personnel. La dernière enquête parlementaire lui a
donné raison.
Ces enquêtes, dont les résultats sont contenus dans d'énormes
volumes qui font partie des Paîiiamentary papeî's, se sont répétées
depuis le commencement de ce , siècle, à d'assez fréquens inter-
valles, notamment en 1835, en 18/i9, en 1850, en J860, en 1875.
Elles ont chaque fois abouti à des réformes utiles et à des aug-
mentations de crédit; on ne saurait trop admirer l'intelligence et la
patience avec lesquelles elles ont été conduites. Chaque fois des cen-
taines de témoins sont entendus; il n'est pas un point obscur qui ne
soit tiré au clair, pas un abus que l'on cherche à cacher par respect
des situations acquises ou par amour-propre national. On demande
tout, on force les intéressés à tout dire. Ce besoin de se rendre
un compte exact des choses, ce goût de la précision, cette habi-
tude de ne point se cacher à soi-même et de ne point cacher au
public ce qui peut être désagréable à entendre, c'est là un des
traits les plus curieux et l'une des vertus de l'esprit anglais.
Les enquêtes de 18Zi9 et de 1850 ont eu surtout des résultats
importans. Elles ont, sans détruire les anciens fondemens, sans
mettre le musée dans la dépendance des bureaux d'un ministère,
reconstitué le conseil des trustées. 11 se compose de 25 membres
de droit, de 9 représentans des familles bienfaitrices, de 15 mem-
bres élus à vie par le corps et d'un qui est désigné par la couronne.
Sur ces 50 personnes, il n'en venait parfois que 2 ou 3 aux réu-
926 REVUE DES DEUX MONDES.
nions, qui ont lieu tous les quinze jours pendant les sessions, tous
les mois pendant les vacances du parlement. En 1850, conformé-
ment aux conclusions de la commission d'enquête, le conseil a
choisi dans son sein, par voie d'élection, un comité permanent
[standing committee), dont les 18 membres sont chargés de l'expé-
dition des affaires courantes et tenus à plus d'assiduité; on les a
pris parmi ceux à qui leurs loisirs permettaient de donner plus de
temps au musée et que leurs goûts ou leurs études semblaient avoir
préparés à cette tâche. Sur la liste de l'an dernier, je trouve les
noms de MM. Gladstone et Disraeli, de M. Robert Lov^^e, l'éloquent
orateur, de plusieurs grands seigneurs, tels que le duc de Somerset
et le comte Stanhope. Le bibliothécaire en chef est secrétaire du
comité ; c'est lui qui soumet aux trustées les questions à résoudre
et les nominations à signer. On regrette que les conservateurs des
différens départemens n'aient point de relations régulières avec le
conseil ; ils y sont rarement appelés et n'y ont même point, dans ce
cas, voix consultative. Il y aurait là, de l'aveu général, une utile
réforme à introduire. Malgré toute sa bonne volonté, malgré les
renseignemens dont il s'est entouré, le directeur du musée ne peut,
dans bien des discussions, être aussi compétent que les hommes
spéciaux dont il est chargé d'exposer les vœux et les idées. Par
bonheur, ces hommes ont souvent, avec tel ou tel des trustées, des
relations personnelles qui leur permettent de préparer, par voie
de conversation officieuse, l'adoption de la mesure, la ratification
de l'achat qu'ils proposent. Gomme toute chose humaine, l'organi-
sation actuelle du musée a sans doute ses défauts; mais, à tout
prendre, elle a fait ses preuves, et l'Angleterre a le droit d'être
fière des résultats obtenus. On peut en perfectionner le mécanisme,
mais ce serait de l'ingratitude et de la témérité que de prétendre
en changer les bases. Le secret de son efficacité, c'est qu'elle in-
téresse à la prospérité d'un grand établissement scientifique des
hommes du monde et des personnages politiques , ceux qui par
leur naissance, leur fortune, leur rang et leurs talens occupent les
plus hautes situations du pays. Dans la longue liste des bienfaiteurs
du musée, on compte plus d'un trustée; après avoir aidé le musée
de ses conseils et de son influence pendant bien des années, on
trouve tout naturel de l'instituer son héritier. D'autres n'ont point
de manuscrits, de livres ou de statues à lui offrir; mais ils soutien-
nent au parlement et font adopter comme ministres les mesures et
les demandes de crédit qu'ils ont approuvées comme membres du
conseil. Ge sont des services qu'il est aisé de rendre quand on s'ap-
pelle Gladstone ou Disraeli.
George Perrot.
REVUE MUSICALE
Dans une note de son grand et définitif ouvrage sur Mozart (1), Otto
Jahn regrette que nous ne possédions pas une édition du poème de
Don Giovanni imprimée sous les yeux de da Pante et pouvant, en ma-
tière de texte et de mise en scène, faire loi comme le manuscrit origi-
nal de la partition. Il est certain que, depuis tantôt quatre-vingts ans que
chacun en prend à son aise avec cet admirable drame, il ne serait point
mal de ramener l'idée à sa source, ne fût-ce que pour voir si vraiment
elle renferme en germe ce monde d'interprétations, de commentaires,
de gloses, de variations et d'illustrations hoffmanesques , dont les
poètes, les romanciers et les esthéticiens ne cessent de nous entretenir.
Eh bien! voici qu'aujourd'hui cette lacune est comblée. Cette édition
primordiale existait, paraît-il, à l'insu d'Otto Jahn; un bibliophile de
haute race en possédait un exemplaire rarissime cédé par lui à M. Alfred
de Wolzogen , lequel en a fait son profit et le nôtre en un très intéres-
sant volume intitulé De la Mise en scène du don Juan de Mozart (2). Il
s'agit donc cette fois du texte même de l'abbé da Ponte, du texte qui
servit à la première représentation donnée à Prague le 27 octobre 1787.
« Que dans cette première représentation toutes les indications du U-
bretto aient été scrupuleusement suivies, remarque M. de Wolzogen,
je n'oserais l'affirmer, car ce serait reconnaître à Lorenzo da Ponte une
sorte d'infaillibilité que ne lui accordait point Mozart, ainsi qu'on peut
s'en assurer en lisant sur la partition une foule d'additions et de recti-
fications écrites de sa main. Il est juste néanmoins de constater que ces
corrections ne portent que sur le détail, et que les grandes lignes du
programme sont partout maintenues. » Ceci naturellement ne s'ap-
(1) Mozart. —Biographie von Otto Jahn. Vier Blinde, Leipzig, Breitkopf und Hârtel.
(2) Ueber die scenische Darstellung von Mozart' s don Giovanni mit Derûcksichti-
gung des ursprung lichen Textbuchs von Lorenzo da Ponte, voh Alfred Freiherrn
von Wolzogen. Breslau 1873.
928 REVUE DES DEUX MONDES.
plique qu'au texte de l'ouvrage donné à Prague, car à Vienne en 1788,
le succès s'étant les premiers jours montré assez réfractaire, on dut
avoir recours à des remaniemens; divers morceaux furent changés de
place, il y en eut d'autres d'ajoutés, ce qui amena dans l'économie du
drame des modifications dont il serait désormais très difficile, sinon
impossible, de se rendre un compte exact, attendu que, si nous possé-
dons à quelques rares exemplaires l'édition de Prague, la version de
Vienne ne nous est venue que par tradition. Or chacun sait ce que gé-
néralement ce mot -là signifie. En langage de théâtre, qui dit tradition
dit intervention d'une foule d'individualités en dehors des auteurs de la
pièce, collaboration des comédiens qui ont joué les principaux rôles,
des régisseurs et des machinistes, d'où il suit que, chaque fois qu'on
reprend un ouvrage, il s'agit pour l'acteur de se régler sur les façons
d'être, le costume, les intonations et les moindres gestes de l'acteur qui
l'a précédé, de même que celui-là tint pour premier devoir de repro-
duire son prédécesseur, et que celui qui vous succédera cherchera à
vous imiter, vous. — Quoi qu'il en soit , ce libretio de Prague tel que
M. de Wolzogen se complaît à nous le rendre a des côtés pleins d'in-
struction et d'amusement. Vous y voyez que ce terrible don Giovanni,
avant que le type se fût dégagé, était tout simplement un giovane ca-
valière esiremamente licenzioso ! Honnête et douce naïveté qui vous re-
met en mémoire le « Curiace, gentilhomme d'Albe, » de notre vieux
Corneille, et que le commandeur s'appelle don Gonzalo de Ulloa, trait
caractéristique qui dès l'abord rattache le drame de Lorenzo da Ponte
à la tradition directe de Tirso de Molina.
11 va sans dire que la mise en scène pratiquée sur nos théâtres, s'il
lui arrive par momens de se trouver conforme aux préceptes de l'au-
teur, s'en éloigne aussi très souvent. Négligeons les scènes secondaires,
prenons par exemple le grand finale. Au premier cri de détresse que
pousse Zerline et dès que les trois masques se sont élancés au secours
de la victime, da Ponte veut que la scène se vide : i suonatori e gli altri
partono confusi. Assurément la vérité dramatique l'exigerait ainsi ; mais
l'effet musical, que deviendrait-il ? Nous savons tous que là Mozart n'a
point mis de chœur, et que les choses se passent entre les seuls person-
nages de la pièce; outre que le respect du texte le commande, la vé-
rité, je le répète, ordonne qu'il en soit ainsi, attendu que d'ordinaire la
buo7ia génie ne se mêle pas aux querelles des grands et n'a rien de plus
pressé que de quitter la place et de laisser les seigneurs dégainer entre
eux. A la bonne heure, mais les meilleurs raisonnemens vaudront-ils
qu'on renonce à l'un des plus splendides effets où la musique de théâtre
puisse atteindre? Ce finale du second acte de Don Juan tel qu'on l'exé-
cute aujourd'hui à l'Opéra, en plein luxe de résonnance, de décors, de
costumes et de figuration, avec ses sept voix dirigeantes que mènent
REVUE MUSICALE. 929
Gabrielle Krauss et Faure, et que double un chœur formidable, est
une des gloires de notre Académie nationale, une de ces manifestations
qu'il faut venir chercher là comme il faut aller au Conservatoire chercher
les symphonies de Beethoven; en l'entendant l'autre soir, je pensais à
Fidetio. Quel parti ne tirerait-on pas avec de semblables ressources de
ce prodigieux morceau d'ensemble qui sert de couronnement au chef-
d'œuvre! sans compter qu'on a sous la main une admirable Léonore,
M"* Krauss, qui déjà s'ennuie à ne rien faire, car pour une artiste de
ce tempérament c'est ne rien faire que d'en être réduite à trois ou
quatre rôles invariablement répétés. Vivre du théâtre dans l'oisiveté est
un métier dont il se peut que la médiocrité se contente, les natures su-
périeures ont une autre vocation, et ne point donner pâture à ce besoin
de toujours créer qui les tourmente serait d'une mauvaise politique.
Revenons au libreito de Prague. Vous connaissez le fameux sextuor,
une merveille qui n'a peut-être pas son pendant en musique. Eh bien I
vous êtes-vous jamais expliqué dans quel lieu l'action se passe? Au
théâtre pourtant, il faut préciser. Quel décor attribuer à cette scène
délicieusement romanesque oîi se rencontrent tous les personnages,
sauf don Juan, dont Leporello emprunte l'habit, et d'autant plus pré-
sent, on peut le dire, qu'il n'y paraît pas? Ce que je sais, c'est que,
lorsque l'ouvrage fut repris en 1866, cette difficulté nous arrêta, et
qu'après en avoir causé avec le directeur nous nous décidâmes pour
un de ces endroits neutres, moitié rue et moitié jardin, qui sont la
ressource ordinaire de l'ancienne comédie. Aussi jugez de notre em-
pressement à consulter là -dessus le document original, et de notre
déception en lisant ces mots vides de sens : atrio oscuro in casa di
donna Anna. Un vestibule dans la maison même de donna Anna, quelle
imagination incroyable! 11 y a là évidemment une faute d'impression,
car comment supposer que Leporello travesti en don Juan puisse avoir
la pensée de conduire donna Elvire dans le palais du commandeur?
C'est donc in casa di donna Elvira qu'il faut lire, bien que la vraisem-
blance ait d'ailleurs médiocrement à gagner au changement. De quelle
manière en effet donna Elvire et Leporello, que nous venons de voir mis
en déroute par don Juan, s'y prendraient-ils pour rentrer dans une mai-
son dont Mazetto et ses hommes surveillent les alentours? que vien-
draient faire là donna Anna et don Ottavio d'abord, plus tard Zerline
et son fiancé, et pourquoi tout ce monde s'exclamerait-il de surprise en
reconnaissant donna Elvire chez elle, dans sa propre maison? Il est cer-
tain qu'ici le texte de da Ponte n'éclaircit rien, et que, l'auteur n'ayant
aucune bonne raison à nous donner, nous devons chercher autre part le
mot de l'énigme.
Sur Don Juan comme sur Hamlet, comme sur Faust, les commentaires
ne se comptent plus; nous avons épuisé toutes ces bibliothèques autant
TOME XII. — 1875. 59
9Z0 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il était en nous, et c'est notre gloire de pouvoir dire qu'il ne s'est
guère donné de représentation intéressante de ces divers chefs-d'œuvre
à laquelle nous n'ayons assisté ; or, pour ce qui regarde la scène qui
nous occupe, il se pourrait bien que la manière dont on la représente
à Vienne fût la meilleure. Le décor transporte le spectateur dans une
chapelle gothique en ruine, située aux approches du cimetière où re-
pose le commandeur, dont votre œil, à travers l'encadrement fleuri
d'une immense fenêtre en ogive, aperçoit même la statue. Gomme pit-
toresque, cette interprétation a son côté critique, car elle escompte en
l'annonçant d'avance l'effet sépulcral et tragique de l'épisode qui va
suivre; mais au point de vue de la vraisemblance et du mouvement dra-
matique elle est ce qu'on a trouvé de plus admissible. Du moins répond-
elle parfaitement à l'état moral de donna Anna, sur laquelle, à dater de
ce moment, se concentre toute votre émotion.
Il fut un temps où le public était habitué à ne voir dans la fille du com-
mandeur qu'une princesse à cavatines, ennuyeuse comme les autres, et
plus ennuyeuse peut-être à cause de ces longs voiles noirs qui l'envelop-
pent, de ces airs de veuve inconsolable qu'elle traîne partout. La faute
en était aux cantatrices, uniquement préoccupées de virtuosité, jouant et
chantant à fitalienne, avec cette absolue conviction qu'au théâtre un per-
sonnage en vaut un autre et que tous les caractères , comme toutes les
cavatines, se ressemblent. Ce bel art, pour si mort qu'il paraisse, ne de-
manderait pas mieux aujourd'hui que de ressusciter, et nous le rever-
rions prendre ses coudées franches, si de temps en temps d'honnêtes
et vigoureuses natures du genre de la Krauss ne se venaient jeter à la
traverse. Henriette Sontag eut cet insigne honneur d'être la première à
rompre avec la tradition routinière de l'ancienne salle Louvois. Ce rôle,
que jusqu'alors on s'était contenté de chanter sans le comprendre,
elle en eut le pressentiment et la divination. La û^^ure s'éclaira, prit
une âme; artistes, public, tout le monde se récria d'enthousiasme, et
Delaroche, croyant faire le portrait de M"« Sontag, peignit donna Anna.
C'était donc vrai, il y avait là autre chose qu'une poupée à vocalises ; la
musique pouvait donc créer, créer des caractères et des types capables,
après avoir captivé notre intérêt toute une soirée, d'occuper le lende-
main les plus profondes facultés de notre entendement, — un Mozart
allait donc marcher l'égal d'un Shakspeare, d'un Molière. Gela ne s'é-
tait jamais vu; Hoffmann, sur ces entrefaites, jetait aux quatre vents
les pages brûlantes de son commentaire. De même qu'il est désormais
impossible de lire Hamlet sans penser à l'analyse que Goethe nous en
a donnée, de même, pendant une représentation de Don Juan, l'analyse
d'Hoffmann accompagnera toujours un homme d'esprit cultivé. Hoff-
mann cependant en dit trop, c'est un rêveur fantasque, un halluciné,
un visionnaire; suivez-le, tenant registre sur son calepin de ses dispo-
REVUE MUSICALE. 931
sitions morales : « excès de religiosité, exaltation musico-humoristique
poussée jusqu'à la folie, ironie morose, capricante, exotique, misé-
rable ! » Sa vie intellectuelle se dépense en sensations musicales, en dis-
sonances; un coup d'œil jeté sur ce registre suffit pour vous montrer le
somnambule de taverne dont Timagination ne produit qu'à force de se
surmener et doit ainsi naturellement enfanter bien des chimères. D'ail-
leurs Hoffmann ne voit que par les lunettes de son époque, affolée de
psychologie romantique à peu près comme nos savans d'aujourd'hui
sont affolés de psychologie simple. Il lui arrive de la sorte de découvrir
dans le chef-d'œuvre une foule de choses que Mozart n'avait point
mises ; mais, s'il y a beaucoup à laisser de sa glose, il y a aussi beau-
coup à retenir, et c'est ce que fait l'interprétation nouvelle. Donna
Anna, comme Chiniène, a la mort de son père à venger, elle a de plus
l'outrage infligé à son honneur dans cette rencontre à jamais fatale
dont le récit de Mozart, — tragique, attendri, passionné, éloquent jus-
qu'en ses réticences, — semble ne pas vouloir omettre un détail. De
cette heure maudite, inoubliable, sort tout le personnage. Cet homme
qui vient de l'insulter, il faut qu'il meure.
S'il ne meurt aujourd'hui, je puis l'aimer demain.
Attendra-t-elle jusqu'à demain pour l'aimer? Question aussitôt réso-
lue que posée, quand on pense que cet homme est don Juan. Mais
don Juan a tué son père, elle le haïra, le poursuivra mortellement sans
oser un seul instant s'interroger elle-même et chercher si quelque
sombre et farouche amour, résultat d'une fascination indélébile, ne
vient pas compliquer cette haine, et si l'amante jalouse ne se cache pas
sous l'Euménide vengeresse. A l'exemple de ces héros et de ces hé-
roïnes de l'antiquité, qui, pour vouer un ennemi aux dieux infernaux,
faisaient le sacrifice de leur propre existence, donna Anna s'est vouée à
la mort, elle sent que l'heure de don Juan approche et que, dès que
cette heure aura sonné, la haine qui la consume s'apaisera, qu'il sera
donné à la victime d'aller rejoindre son ravisseur parmi les ombres; en
attendant, point de calme, point de répit. Ceci nous explique comment,
au sortir de ce damné bal, cédant au besoin de prier, elle s'achemine
vers cette chapelle voisine de l'enclos funèbre du commandeur. Ottavio,
toujours prodiguant les consolations et les douceurs, l'accompagne :
tergi il ciglio, o vila mia ! Voilà donc le décor justifié par la présence des
deux principaux personnages; ce qui touche les autres importe moins,
car du moment que donna Elvire et Leporello sont en train de s'égarer,
que Zerline et Mazetto courent à l'aventure à la poursuite de don Juan,
il est clair que ces personnages peuvent se rencontrer partout.
C'est cette conception du caractère de donna Anna que M"** Krauss s'é-
tudie à reproduire. Lorsqu'elle voulut bien nous consulter naguère à ce
932 REVUE DES DEUX MONDES.
sujet, nous l'engageâmes à n'obéir qu'à ses propres réflexions et à son in-
stinct. Ni son instinct, ni ses réflexions ne l'ont trompée. Une artiste de
cette intelligence et de ce talent n'a pas besoin d'être tant renseignée;
une fois en possession de la pensée du maître, tout lui vient par surcroît,
et le mieux est de l'abandonner à son mouvement. Des conseils et des re-
montrances, M"" Krauss n'en avait eu que trop, il y a quelques mois,
pendant qu'elle se préparait à jouer Valentine. On l'en avait littérale-
ment assourdie; c'était à qui s'évertuerait à régler son geste et ses in-
te-ntions, à la munir des grands préceptes de la tradition : — M"'' Falcon
faisait ceci, la Gruvelli faisait cela, tenez ferme à ce moment du troi-
sième acte où vous serez attendue, et n'allez pas perdre la tête au fa-
meux « reste, je t'aime! » du quatrième acte. — N'oubliez pas d'être
chaste et honnête jusque dans la passion, lui criaient les uns, — livrez-
vous sans réserve à la force de la situation, disaient les autres, — si
bien que tout ce beau tapage avait fini par la dérouter, et qu'il lui fal-
lut quatre ou cinq représentations pour se reconquérir elle-même. Avec
donna Anna, M"^ Krauss se trouvait en meilleure attitude, et les don-
neurs de conseils auraient eu mauvaise grâce à vouloir l'endoctriner à
propos d'un rôle chanté cent fois en Italie, en Allemagne, à Paris même
sur le théâtre Ventadour, et qui d'avance ne pouvait plus avoir de se-
crets pour elle. Aussi l'avons-nous vue dès le premier soir s'y aflirmer
de pleine autorité. Son entrée au premier acte est saisissante; rien de
plus tragique, de plus beau que sa colère, son désordre et ses cris.
Gomme elle s'acharne au malfaiteur, comme on sent déborder cette
haine sans alliage dont nulle réaction, nul retour mélancolique ne tem-
père encore la frénésie, et dans la scène suivante, lorsque son désespoir
étreint le corps inanimé de son père, quelle tendresse éperdue, quels
accens! Je ne me souviens pas d'avoir jamais entendu mener si vaillam-
ment la sublime sb-etie de ce duo; ces traits lancés en toute vigueur, ces
syncopes à plein gosier, c'est d'une puissance et d'une maestria qui vous
enlèvent. La cantatrice et la tragédienne vont de pair tout le long du
rôle. Dans le grand récit à don Ottavio, pas une nuance n'est omise, elle
arrive à l'effet par les plus savantes transitions, et son cri de vengeance
reste en harmonie avec la souveraine dignité du personnage, car donna
Anna n'est point une Médée ni une Armide; ses colères n'évoquent pas
les trompettes de l'orchestre et n'en sont pas moins déchirantes. Mo-
zart excelle à faire chanter les grandes dames; comédie, drame ou tra-
gédie, ses femmes vous ont des tournures d'archiduchesses. Écoutez cet
air de vengeance et de haine, cette instrumentation si sobre, si dis-
crète et d'une intensité si profonde; combien d'autres à sa place eussent
déchaîné les clairons et les trombones! lui se contente de mettre en
avant les hautbois, les bassons et les contre-basses, surtout les con-
tre-basses ! Souvenez-vous du trait en imitation sur ces mots : vendetta
REVUE MUSICALE. 933
ti chiego, et de ce prodigieux épisode des altos, des basses et des haut-
bois sur ramenta la piaga. Impossible aujourd'hui de se représenter
l'effet que, dans un orchestre ainsi ménagé, les cuivres devaient pro-
duire à certains momens.
Ce passage du livre que j'ai cité plus haut en donnera peut-être une
idée. « Je me rappelle, écrit l'auteur, avoir connu à Prague, dans mon
enfance, une vieille dame fort spirituelle et du meilleur monde, laquelle
avait assisté aux premières représentations de Don Giovanni, vu Mozart
diriger, et ne se lassait pas de raconter le saisissement inoui du public
à l'appel des trombones annonçant l'entrée de la statue. — C'était, di-
sait-elle, à vous faire dresser les cheveux sur la tête. » En regard de
cet air frémissant du premier acte, il convient d'en placer un autre sans
lequel ce beau rôle de donna Anna ne serait pas complet : non mi dir,
bel idol mio, scène également précédée d'un récitatif également admi-
rable, mais d'un caractère tout différent, et ne respirant plus que lassi-
tude, apaisement final et nostalgie de la tombe. Chose curieuse, ce mor-
ceau d'une connexion si intime avec l'ensemble du caractère ne devait
venir qu'après coup; Mozart d'abord ne l'avait pas écrit, et probable-
ment nous ne l'aurions point sans l'insistance de la signora Teresa Sa-
poriti, qui, chargée à Prague de la partie de donna Anna, trouva que son
rôle tournait court au dernier acte, et réclama du maître cette page
d'ineffable inspiration. Je sais que tous ne s'accordent pas sur la valeur
de ce morceau; la seconde partie du moins semble avoir le privilège de
scandaliser les pédans :
Elle a cela pour elle
Que les sots d'aucun temps n'en ont pu faire cas.
Pour Vadagio, passe encore, on veut bien reconnaître quelque mérite à
cette délicieuse élégie du commencement ; mais cet allegro, ces roulades
au sein du désespoir, ces fades vocalises qui prouvent que les plus beaux
génies sont obligés de payer un tribut aux caprices du mauvais goût. Heu-
reusement le docteur Otto Jahn a là-dessus d'autres idées, et je renvoie
à son ouvrage sur Mozart les lecteurs qui ne se laissent pas duper par
des lieux-communs. « Cet air, en dépit de sa forme italienne et de ses
passages di bravura, rentre tout à fait dans la physionomie de donna
Anna, il exprime magistralement la suprême distinction du personnage;
les ornemens de la seconde partie eux-mêmes ont leur raison d'être, et
qui les aura entendu exécuter par une vraie cantatrice restera convaincu
que cette musique ne prête pas seulement au sentiment et à l'émotion, mais
qu'elle les commande. » La vraie cantatrice du rôle, nous la possédons
en ce moment; j'ai dit comment, dans le duo de l'introduction, M"*Krauss
enlève le trait final, l'artiste répète ici son même effet; elle part toutes
voiles dehors, au lieu de s'amuser aux bagatelles du solfège, elle
93/r REVUE DES DEUX MONDES.
emporte d'assaut la situation, et, sa vigueur dramatique aidant, cha-
cune de ces fades vocalises devient un sanglot.
Le seul tort que je reproche à M"« Garvalho est d'être toujours
M""^ Garvalho et de n'êlre jamais Zerliiie. Vous croiriez voir courir dans
ses petits souliers, la jambe accorte et le pied fin, cette éternelle pay-
sanne de Rose et Colas ou du Chien du jardinier. J'ai souvent ouï raconter
que jadis la Malibran chantait ce rôle comme chantait la Malibran, mais
que cela ne lui suffisait pas, et qu'elle rendait et figurait à ravir ce pi-
quant minois d'innocente villageoise en qui le vice ne demande qu'à
fleurir. D'ailleurs, depuis qu'elle s'est adonnée au répertoire de MM. Gou-
nod et Thomas , M'"« Garvalho semble avoir perdu le secret de la mu-
sique de Mozart. Sa voix, entraînée, surmenée aux régions d'un certain
sublime de mélodrame, a perdu le naturel et la grâce du style. Quand
on est Julietie, Ophélie et Marguerite, on se soucie bien en vérité d'être
Zerline, de chanter batti, batti et vedrai, carino, des ariettes, quand on
chante l'air des Bijoux! Et pourtant ce méchant rôle a sa couleur, sa
poésie pour qui sait le comprendre. ZerUne est cousine du Ghérubin des
Noces, comme donna Anna et la comtesse sont parentes. Les femmes
de Mozart, quel joli volume avec portraits on composerait sur un pa-
reil texte! C'est qu'au fond il était lu-i-même tout amour, son cœur dé-
borde d'humanité; il individualise, ce qui en musique ne s'était encore
jamais vu; ses personnages cessent de porter l'empreinte du mythe; ils
vivent du dedans au dehors comme ceux de Shakspeare, dont ils ont le
libre mouvement, l'activité nerveuse, l'ironie, et cette faculté de sentir
en soi tout un infini de joie et de douleur, de misères et de voluptés,
de choisir entre le bien et le mal avec leur alternative de récompense
et de châtiment.
Et qu'on ne m'objecte pas qu'en parlant ainsi je fais honneur au
musicien d'une idée qui, sans le hasard de son poème, ne lui serait
peut-être point venue, car Gluck, tout aussi bien que Mozart, choisissait
ses sujets, et s'il n'est jamais sorti des Orphée, des Tphigcnie et des
Armide, c'est faute d'avoir eu ce pressentiment psychologique de l'homme
et de la femme modernes qui dans Don /«on partout se montre. Combien
de nuances en ces diverses figures qu'un même tourment agite! La dou-
leur de donna Anna n'a rien de la douleur d'Elvire, nature jalouse et
férocement passionnée, plus amoureuse qu'aimante, louve cherchant sa
proie pour la dévorer : qu'importe à cette ardente épouse qu'on la
trompe? ce qu'elle ne veut pas, c'est qu'on la délaisse. Aucun poète, —
Shakspeare excepté, — ne créa plus de nouveaux types, aucun n'enrichit
l'humanité de tant de nobles images d'elle-même. Ajoutez que la mu-
sique, — art de l'âme, — l'aidait aussi merveilleusement à rendre cet
idéal de la femme que représente donna Anna et qui ne se réalisera plus.
Le don Juan le plus charmant que j'aie encore rencontré, c'est peut-
REVUE MUSICALE. 935
être Faure, et ce mot, qui certes contient un grand éloge, pourrait bien
être également une critique.
Quant au roué français, au don Juan ordinaire,
Ivre, riche, joyeux, raillant l'homme de pierre,
Ne demandant partout qu'à trouver le vin bon.
Bernant monsieur Dimanche, et disant à son père
Qu'il serait mieux assis pour lui faire un sermon,
C'est l'ombre d'un roué qui ne vaut pas Valmont.
Il en est un plus grand, plus beau, plus poétique.
Que personne n'a fait, que Mozart a rêve,
Qu'Hoffmann a vu passer au son de la musique
Sous un éclair divin de sa nuit fantastique,
Admirable portrait qu'il n'a point achevé,
Et que de notre temps Shakspeare aurait trouvé.
Il y a dans le personnage de Mozart tout un côté démoniaque que
Faure néglige trop, préoccupé qu'il est exclusivement de la partie ga-
lante et roucoulante du rôle, et n'ayant pas l'air de se douter que, si
don Juan n'était que Joconde, le ciel et l'enfer ne se remueraient pas
pour se mêler de ses affaires. Un poète danois, Kierkegaard, a vigou-
reusement appuyé là-dessus dans quelques pages dignes d'Hoffmann et
de Musset, et d'où j'extrais ce qui suit : a écoutez don Juan, écoutez
ce début; comme l'éclair jaillit de la profondeur de la tempête, il s'é-
lance de la nuit, prompt, fatal, insaisissable. Voyez-le plonger pour s'y
rompre le cou dans le tumulte de la vie : écoutez ces violons en délire,
ces trémoussemens de joie, ces transports d'ivresse; écoutez le bal ef-
fréné qu'une fuite éperdue va suivre. Il se précipite au dehors, voudrait
s'échapper à soi-même, course rapide, téméraire, insensée ; écoutez ces
élancemens inassouvis, ces inexorables tentations, écoutez ce silence fu-
gitif d'un moment qui n'apaise rien; écoutez, écoutez, écoutez le Don
Juan de Mozart! » C'est tout cela qu'il faudrait rendre et que Garcia,
dit-on, seul rendit, car Nourrit, à qui sa rare intelligence révélait ces
dessous du rôle, ne pouvait les mettre en valeur à cause du caractère
efféminé de sa voix de tenorino, et l'excellent Tamburini ne nous donna
jamais qu'un don Juan macaronique d'opéra italien. M. Faure appar-
tient à cette famille d'artistes qui, tout en faisant bien, s'appliquent
à faire mieux : espérons que cette fois il ne nous en voudra pas de nos
critiques; ce serait en effet grand dommage, — si avancé qu'il est
aujourd'hui vers la perfection, — de le voir s'arrêter en chemin pour
n'avoir pas davantage fouillé le type et corsé la note. Je souhaiterais
à M. Gailhard plus de verve et d'entrain dans Leporello, il y manque
d'autorité, côtoie le personnage sans y pénétrer à fond, et se contente
d'escarmoucher ici et là, comme dans le sextuor, où sa belle voix
fait merveilles. M. Vergnet joue un don Ottavio de fantaisie qui vous
936 REVUE DES DEUX MONDES.
reporte aux heureux temps de Bordogni; quelle gaucherie de maintien
pendant le grand récit! Infortunée donna Anna! elle dépense en pure
perte ses trésors de colère, et sa flamme, qui pénètre toute la salle,
ne parvient pas à réchauffer ce fiancé de glace. Cependant, si M. Ver-
gnet ne sait ni se tenir, ni marcher, ni écouter, il sait chanter de la
plus jolie voix du monde : Il mio tesoro, et le public, toujours bon
prince, lui paie à cet endroit tout un arriéré d'applaudissemens qu'il ne
lui doit pas. J'aimerais aussi que l'orchestre secouât cette tendance
qu'il a de s'endormir sur les mouvemens, tout cela veut être mené plus
joyeusement, surtout en présence d'une mise en scène qui, pour l'éclat
et la splendeur, laisse bien loin derrière elle les fameuses magnificences
de l'ancien Opéra. La place de Burgos devant le palais du commandeur
au premier acte, l'enclos funèbre au quatrième, sont en leur genre des
tableaux de maître. Quant à la fête chez don Juan, avec ses quadrilles
masqués, ses costumes renouvelés de l'ancienne comédie italienne, ses
ballets défilant et se trémoussant sur le rhythme entraînant de la
Marche turque au milieu d'un torrent de lumière et dans la profondeur
immense du théâtre, on n'imagine pas un pareil spectacle, éblouissant
ne sufiit pas; c'est surtout très amusant par le miroitement des étoffes,
le pittoresque et la variété des groupes. Signalons en passant l'attitude
tout à fait inusitée du public; vous diriez qu'il entend le chef-d'œuvre
pour la première fois et qu'il est en train de le découvrir. 11 s'y inté-
resse, prend plaisir, applaudit, non plus parce que c'est du Mozart, mais
parce que cette adorable musique l'enchante et le ravit. Nombre de
morceaux chaque soir sont redemandés. Est-ce un effet de la nouvelle
salle ou du progrès des temps? Quoi qu'il en soit, voilà- Mozart digne-
ment et définitivement mis dans ses meubles, et le luxe de cette in-
stallation mérite que le public en tienne compte à qui de droit. On a d^t
que l'ancienne mise en scène de Don Juan, comparée à ce que nous
voyons, n'était qu'un spectacle de marionnettes, d'où il suit que la cé-
lèbre légende du directeur-artiste a désormais perdu toute espèce d'à-
propos, et que nous pouvons espérer qu'on ne nous en parlera plus ; le
directeur-artiste a trouvé son maître.
Êtes-vous allé voir l'Italien Rossi dans VOlhello de Shakspeare? Si par
hasard vous hésitiez, ne tardez pas, c'est un beau spectacle. Le matin,
relisez le drame, et, pour peu que vous ayez le goût des choses de l'in-
telligence, vous serez amené, après une soirée admirablement remplie,
à comparer les conditions du théâtre comme l'entendait Shakspeare
avec les conditions du théâtre comme nous l'entendons aujourd'hui.
Rien de plus radicalement opposé que ces deux points de vue, dont le
contraste ne manquera pas de vous frapper en parcourant le monde du
poète avec le guide nouveau que je vous recommande. Ainsi notre
temps (lisez le théâtre de notre temps) répugne à cette idée, que
REVUE MUSICALE. 937
rhomrae puisse avoir à répondre de son acte. Une fausse interprétation
du sentiment d'humanité, pour mieux exploiter notre pitié et nous
porter à l'indulgence envers les coupables, travaille depuis des années
à nous démontrer que dans l'homme ce n'est jamais le libre moi qui
fault, et que ce qu'il y a de condamnable en lui, ce n'est point lui, mais
c'est toute une série d'agens extérieurs : l'état, la société, l'éduca-
tion, etc. Le crime, la ruine d'un individu, cessent d'être la consé-
quence de sa faute et deviennent le sort de tout ce qu'il y a de ver-
tueux, d'idéal, sur cette terre. Le public, grand justicier, dont on
gouverne habilement les sympathies, n'a plus qu'à se prononcer pour
la vertu contre la destinée et pour l'idéal contre la réalité. Il n'existe
plus de scélérats, de coupables, les dernières créatures nous sont pré-
sentées comme des victimes d'un ordre social inexorable, le poète se
constitue leur avocat, le public aussitôt l'adopte et l'acclame, pourvu qu'il
soit brillant, audacieux spirituel, paradoxal, et surtout qu'il découvre
et au besoin qu'il invente quelque tort monstrueux de la société
contre l'individu. Shakspeare au contraire appelle les choses par leur
nom, avec lui le bon est le bon, et le mauvais est le mauvais. Loin de
nous mettre en désaccord avec les conditions de l'existence, en flattant
nos instincts pervers, il veut que tout soit en nous , notre salut comme
notre perte, a L'homme est presque toujours le maître de son destin,
ce n'est point la faute aux étoiles, cher Brutus, c'est la faute à nous, si
nous sommes des êtres sans volonté (1). »
Ainsi Othello va nous montrer ce que la passion peut faire d'un homme
loyal et magnanime, «d'une nature ouverte et droite, et se fiant à la
mine des gens qui se donnent pour honnêtes. » L'action librement con-
çue, accomplie, amène au dénoùment sa conséquence inévitable.
Othello tue Desdemona et se poignarde après ; tous les deux meurent,
mais non pas seulement par la perfidie satanique de lago, ils meurent
parce qu'ils sont coupables, et que tout se paie. Othello, en se faisant
aimer de la fille de Brabantio, a violé l'hospitalité, Desdemona, en quit-
tant le toit paternel pour suivre Othello, a trahi le premier de ses de-
voirs.
More, 8urveillc-la, prends garde, songe à moi,
Elle a trompé son père et te trompera, toi !
On se représente trop généralement Desdemona comme un ange d'in-
nocence et de pureté céleste. Elle a ses adorateurs, ses fidèles qui vous
diront : C'est une perle, un diamant sans tache. Ne vous y fiez pas; les
caractères sans tache sont des abstractions que Shakspeare se fait une
loi d'ignorer. Desdemona est une femme, une faible et très faible femme,
légère, capricieuse, inconsidérée et peccable tout aussi bien que la plu-
(1) Jules César.
938 REVUE DES DEUX MONDES.
part des filles d'Eve. Son père, un noble et riche seigneur, était vieux
déjà lorsqu'elle naquit. Enfant encore et enfant unique, elle a perda
sa mère, ce qui nous explique l'idolâtre affection et les mille gâteries
dont elle fut l'objet, en un mot une de ces éducations énervantes et
surtout propres à former les âmes à l'ingratitude. Desdemona chez son
père a grandi en demoiselle du meilleur monde, à la fois hautaine et
familière, sachant se faire respecter elle-même et dédaigner ceux qui
la courtisent, fussent-ils la fleur des pois. Aussi conçoit-on qu'à l'hor-
rible nouvelle de cette alliance avec le More le vieux Brabantio plus
tard se refuse de croire à la chute de l'ange, et ne veuille attribuer son
infortune qu'à l'influence d'un sortilège et d'un philtre. La belle et sé-
duisante héritière gouverne le palais à son gré, aucun des prétendus
qu'on lui propose ne convient à sa délicatesse raffinée, supersublile (i),
le bonhomme de père en est à se demander quel fiancé finira par être
agréé de sa chère fille. Desdemona s'ennuie, elle a des vapeurs; là-des-
sus arrive le More, qui la distrait par toute sorte de récits héroïques et
devient l'hôte assidu de la maison. Il entre et sort, passe des journées
entières en lête-à-tête avec la demoiselle, et nul n'y prend garde. Quel
péril redouter? Un More, un noir ne compte pas. S'il s'agissait d'un gen-
tilhomme vénitien, d'un Ludovico, d'un Gassio, à la bonne heure! mais
comment croire que jamais un accord sympathique se puisse établir
entre le cœur d'une personne de qualité et ce barbare vieilli sous le har-
nais ? Le péril existe pourtant.
Alouette au miroir attirée,
Au piège qu'on lui tend, elle arrive, et la glu
Dont je veux me servir, ce sera sa vertu.
Sa vertu? non, mais cette curiosité malsaine des natures hypersubtiles,
Shakspeare a bien trouvé le mot.
Esseulés dans cette grande Venise comme dans une île déserte, —
lui par la couleur de son visage, elle par je ne sais quelle satiété pré-
coce, — leurs âmes se sont liées, et la superbe patricienne, dont les
galanteries des nobles prétendans qu'elle repousse ont éveillé les sens,
se jette pour ainsi dire d'elle-même à la tête d'Othello. Choix bizarre où
la couleur du More entre au moins pour autant que ses glorieuses con-
quêtes, ce qui fait remarquer à Vhonest lago, non sans quelque raison,
« qu'un amour ainsi bâti sur des histoires fantastiques est un bien sin-
gulier amour! » Indigne à l'égard de son père, dont elle prend congé
devant le sénat après une réplique beaucoup moins émue assurément
que serrée de dialectique et qu'un parfait avocat ne désavouerait point,
Desdemona sufllra-t-elle au bonheur du sombre et farouche époux qui
l'emmène? Hélas! dès l'acte suivant, Othello va reconnaître sa méprise.
(1) Acte 1", scène m.
REVUE MUSICALE. 939
Dé la profondeur immense de cette passion, de sa personnalité jalouse
et féroce, la pauvre et cUarmante créature ne se doute pas, et la voilà
qui dans la légèreté, l'inconscience de son être tout féminin, se remet
à jaser, à minauder d'une allure dégagée avec les jeunes gens. Et quand
lago l'accuse d'aimer Gassio, le poète nous laisse entrevoir ce qu'un tpl
soupçon pourrait bien contenir de vérité. Elle aime, j'en conviens, sans
songer à mal, mais ce que j'aperçois m'effraie pour l'avenir d'une
femme que sa mollesse, les convenances et l'absence de tempérament
protègent seules.
Là se trouve le point douloureux du drame, l'idée tragique de Shaks-
peare qu'en ces deux lignes je dégage : malheur et perdition à celui-là
qui met toute sa vie dans l'amour d'une femme, car la femme, être es-
sentiellement réfractaire au sérieux d'une passion sans bornes, n'y ré-
pondra jamais, — même honnête et vertueuse, — qu'insuffisamment et
de manière à déchirer le coeur du malheureux. Dans les deux derniers
actes, cette déplorable inconséquence de l'héroïne aggrave encore la si-
tuation; avertie par les mauvais traitemens d'Othello, chez qui le tigre
se démasque, Desdemona commence enfin à comprendre sa faute, une
parole d'Émilia lui découvre l'abîme où, tout en badinant, elle s'ache-
mine; l'épouvante alors la saisit :
Réponds, Émilia, mais surtout sois sincère. —
Peut-il donc exister des femmes sur la terre
Qui trompent leurs maris, et si grossièrement?
Examen de conscience in extremis, vain retour qui ne sauvera point la
vie à l'épouse du More, mais qui du moins servira d'argument aux âmes
compatissantes en faveur de la belle et charmante victime, coupable à
maints degrés sans doute, mais assurément innocente de fait. Elle est
par excellence l'être féminin frivole et fragile, comme Othello nous re-
présente l'homme naturel, inculte, que la passion aveugle et déborde .
Ces rôles de Shakspeare ont des profondeurs à déconcerter les plus
habiles. Les tenir par tous les côtés est Taffaire d'une vie d'artiste , et
souvent les meilleurs y renoncent, se contentant d'étudier, de rendre
certaines parties du grand ensemble plus en harmonie avec leurs pro-
pres facultés. Ainsi, d'après ce que j'entends dire, Kean lui-même jouait
un Othello, il ne jouait pas Othello. Lisez l'intéressant essai sur l'art
dramatique de M. G. Lewes (1). Vous y verrez que sa figuration laissait
dans l'ombre une foule de traits caractéristiques, pour n'insister que
sur la jalousie barbare et la férocité du personnage. Il le jouait en nègre,
les cheveux crépus, une tunique de laine blanche nouée à la taille par
une échappe de couleur où pendait son poignard, les jambes nues et
(t) On Actors and the Aft ofacting, by George Henry Lewes. Londoa, Smith-Elder,
1875.
i)ilO REVUE DES DEUX MONDES.
des verroteries autour du cou. Talma au contraire, en revêtant le cos-
tume vénitien, essaya de réagir contre cette barbarie à outrance, et de
montrer au public de son temps non plus un sauvage, mais le More de
Shakspeare, humanisé, adouci par les mœurs et les habitudes de la ci-
vilisation. La tentative n'eut aucun succès, soit qu'elle enlevât à l'action'
un certain pittoresque, soit que la pièce de Ducis ne s'y prêtât point, et
Talma ne la renouvela plus.
Rossi se rattache de préférence à l'interprétation de Kean qu'il
amende et corrige en esthéticien de notre époque, et mieux encore en
comédien doué de tous les avantages naturels ; sa voix est d'une splen-
deur rare, sa diction vous enchante par sa puissance et sa douceur, pas
un geste de trop, jamais de cris. 11 a ce calme des forts qui réjouissait
Goethe. Attendez-vous donc à de l'épouvante, mais ne désespérez pas,
car ce cœur de lion rugissant contient des trésors d'émotion exquise. De
quel air tendre et passionné il aborde Desdemona en arrivant à Chypre,
et quelle suavité dans sa voix lorsqu'il s'écrie après le tapage nocturne :
— Voyez, vous avez réveillé ma bien-aimée! — Il s'élance au-devant
d'elle, la prend entre ses bras, l'enveloppe de son manteau, la couvre
de son amour et de sa protection. Donnez à M. Rossi dans toute cette
scène M"* Sarah Bernhardt pour Desdemona, et l'illusion sera complète.
Même délicatesse de sentiment, même poésie dans le drame de Kean.,
Je veux parler de la scène d'amour avec la comtesse Keffel. Vous di-
riez l'extase d'un croyant aux pieds de son idole; il n'ose y toucher, de
peur de la fioisser, l'entoure d'une atmosphère imprégnée d'adoration,
caresse ses cheveux, la rose de son corsage, ses dentelles, ses gants, tout
cela d'un mouvement plein de respect et de folle ardeur, timide à la fois et
passionné. Je rapproche à dessein ces deux scènes parce que la manière
dont Rossi en sait rendre les nuances prouve la diversité de son talent.
L'amour de Kean pour la comtesse, amour que lui-même nous dépeint
comme « ridéal de son existence, » n'est point l'amour du More pour
sa femme; dans la passion du More, il y a tout un infini de tendresse,
mais cette tendresse intense, caressante, est protectrice et non point
soumise, elle s'étend sur un bien acquis et définitivement possédé, et
n'a rien du sentiment dévotieux de Kean pour la comtesse ou de la mé-
lancolie rêveuse d'ilamlet vis-à-vis d'Ophélie. — Voulons-nous un con-
traste, prenons la scène avec lago lorsque le More lui saute à la gorge et
le terrasse en s'écriant : « La preuve! donne-moi la preuve! » Le mou-
vement tragique de l'acteur est de toute beauté ; on sent là un de ces
chocs formidables auxquels l'être physique ne résiste pas, et quand
soudainement Othello lâche prise, chancelle vers le fauteuil, oià il
tombe, c'est un tigre pantelant qu'on a devant soi, une bête fauve for-
cée, la vie est à bout, l'homme est foudroyé.
Maintenant une critique qu'un artiste tel que M. Rossi comprendra :
REVUE MUSICALE. 0/|l
il me semble trop exclusivement se préoccuper par avance du dénoû-
ment, il prépare de loin l'acte final et laisse trop surprendre qu'il est
dans la confidence des événemens tragiques qui vont suivre, en un
mot il donne plus d'importance à la destinée lugubre de son héros qu'à
sa nature même. Je voudrais le voir marquer davantage certains traits,
approfondir, comme il fait pour Hamlet, ce caractère si adtnirablement
complexe et n'en pas négliger les côtés sympathiques. Othello n'est pas.
Dieu merci, une tragédie bourgeoise; rappelons-nous sur quel théâtre
et parmi quelles circonstances le drame se joue : Venise et sa flotte,
la guerre avec les Turcs, les expéditions navales d'Oihello, tout cela sert
de fond à la pièce, en rehausse le niveau et communique aux person-
nages, à l'action, cet air et ce ton de grandeur ambiante que nous
nommons le style. Je demande donc à M. Rossi plus de navrante don-
leur, de morne désespoir, de tendresse et de poésie dans les immortels
adieux à la guerre, et pour pouvoir me résumer sur sou compte en
quatre mots, je saute au quatrième acte de Kean, son triomphe.
Tout le monde sait que la délicieuse scène d'Hamletavec Ophélie sert
de prétexte à cet acte. Kean est devant le public de Drury-Lane, il joue
le prince de Danemark, lorsque tout à coup, dans la loge du prince de
Galles, il aperçoit qui? la comtesse Keffel, son rêve à lui, son amour,
son idole! Ce n'est qu'un geste muet, qu'un regard, mais la salle entière
tressaille, car elle comprend qu'il a vu. Le trouble commence, et quelle
gradation î L'œil se voile, s'égare, se fixe par instans, revient, s'obscur-
cit comme le cerveau. Le comédien joue encore que l'homme est déjà
frappé de mort. Longtemps luttent, combattent les deux natures; enfin
la démence éclate, et c'est le comédien qui traduit à vos yeux l'égare-
ment de l'homme, c'est Hamlet qui devient fou et qui succombe à ce
que souffre Kean. Une pareille étude tient de la psychologie et de l'es-
thétique aussi bien que de l'art dramatique, Talma fut le premier chez
nous qui réfléchit à ces conditions nouvelles de l'art du théâtre, aujour-
d'hui si négligées de nos comédiens, lesquels se contentent de dire et de
continuer sur les planches les leçons du Conservatoire. C'est pourquoi
ce fier esprit, si fort en avance sur son temps, passa sa vie à regretter
de ne pouvoir se prendre corps à corps avec Shak^peare, dont on ne
lui donnait pas même l'ombre à interroger. Cette lutte de Jacob avec
l'ange, M. Rossi, plus heureux, a pu l'entreprendre aux applaudisse-
mens de tout Paris, et je ne saurais mieux conclure qu'en lui appliquant
le mot de Goleridge à propos de Kean : « allez le voir, il vous semblera
lire Shakspeare à la lueur des éclairs ! »
F. DE Lagenevais.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 décembre 1875.
Étranges vicissitudes de la fortune politique! Il y a quelques jours à
peine , le vote de la loi électorale et le succès du gouvernement sem-
blaient en avoir fini avec la dernière crise parlementaire dans les cir-
constances présentes. L'assemblée paraissait n'avoir plus qu'à s'a-
cheminer sans encombre vers la dissolution inévitable, et déjà une
commission était nommée; déjà le représentant de cette commission,
M. Paris, avait rédigé le bulletin mortuaire et l'oraison funèbre sous là
forme d'un rapport qui fixe les principales étapes de la transition : au
25 janvier 1876, élections des sénateurs par les départemens, au 20 fé-
vrier, élections des députés dans tous les arrondissemens de France,
au 8 mars, constitution définitive des nouvelles chambres à Versailles.
En attendant on discutait, non sans quelque distraction, sur les chemins
de fer ou sur les bouilleurs de cru, et c'est tout au plus si l'attention
se ranimait un instant autour de cette question de la réforme judiciaire
égyptienne, que. M. le duc Decazes n'a pas pu faire trancher d'urgence.
M. le ministre de la guerre s'empressait de retirer sa loi sur l'adminis-
tration de l'armée , et de la levée de l'état de siège ou de la loi sur la
presse on ne disait plus rien. Bref, on se préparait assez tranquillement
au grand départ, lorsque tout à coup la face des choses a changé, comme
si, jusqu'au bout, les conflits, les péripéties et les surprises devaient se
succéder dans cette vie parlementaire obscure et troublée que l'obsti-
nation des partis nous a faite.
La grande et singulière surprise aujourd'hui, c'est cette élection
des 75 sénateurs que l'assemblée s'est réservé le droit de nommer en
leur donnant l'inamovibilité; c'est cette bataille silencieuse qui se livre
journée par journée, autour des urnes, à coups de bulletins, et dont
les résultats déconcertent tous les calculs. On pouvait bien s'attendre à
une lutte animée, on ne s'attendait pas certainement à ce coup de
théâtre; on ne prévoyait pas une déroute aussi générale de toutes les
REVUE. — CHRONIQUE.
fractions de la droite et un succès aussi décisif des candidats de la
gauche. C'est là pourtant ce qui arrive. M. le duc d'Audiffret-Pasquier a
eu seul le privilège de recueillir des suffrages dans tous les camps, de
réunir sur son nom 550 voix, il est passé le premier au rang des ina-
movibles. Après lui, l'avaiitage s'est dessiné aussitôt en faveur des can-
didats présentés par la gauche. Ministres, membres de la droite ou du
centre droit sont restés tout d'abord en chemin. M. Buffet n'a pas été
plus heureux que son collègue M. de Meaux; M. le duc de Broglie n'a
pas eu plus de chances que M.V de Larochefoucauld-Bisaccia : les uns et
les autres ont été dépassés par leurs concurrens dans les premiers scru-
tins, dans cette lutte poursuivie pied à pied. Ce n'est point, il est vrai,
seulement par ses propres forces et exclusivement à son profit que la
gauche a triomphé, elle a dû une-partie de ses premiers succès à des
alliances plus imprévues encore que tout le reste et dont elle est obligée
de payer le prix en nommant un certain nombre de dissidens de l'ex-
trême droite qui se sont joints à elle .dans le combat. Elle ne reste pas
moins maîtresse du terrain par ces en^agemens qui, s'ils persistent
jusqu'au bout, lui assurent à tout événement une proportion considé-
rable dans la représentation du sénat. Comment s'expliquent ces évo-
lutions et ces résultats qui ont assez de gravité pour devenir peut-être,
au terme de la carrière de l'assemblée, le commencement d'une situa-
tion toute nouvelle? Qu'est devenue cette majorité qui s'était ralliée le
mois dernier pour voter le scrutiû d'arrondissement, et qu'on se flattait
sans doute de maintenir en présence des élections prochaines? Quelles
seront les conséquences de ces brusques oscillations manifestement
destinées à réagir sur le ministère comme sur les partis, sur la direc-
tion de la politique intérieure de la France? Voilà des questions qui
viennent de naître ou de renaître presqu'à l'improviste et qui résument
aujourd'hui nos affaires.
On ne perd pas les batailles sans avoir le plus souvejit mérité de les
perdre, et la droite, le centre droit, les ministres qui s'identifient avec
ces groupes ne fout après tout que recueillir le prix de leurs vaines tac-
tiques, de leur obstination dans l'équivoque, de toute une politique de
faux-fuyans et d'illusions. Assurément ces élections sénatoriales auraient
pu mieux tourner, elles auraient dû être préparées, dirigées dans un
autre esprit. Qu'y avait-il de plus simple, si on l'avait voulu? Puisque
l'assemblée, après avoir voté une constitution, s'était réservé le privi-
lège singulier de ne pas mourir tout entière, de se survivre partiel-
lement dans une des assemblées du régime créé le 25 février, la pre-
mière condition était évidemment de faire de ces élections un grand
acte de transaction. Le noyau essentiel de toutes les combinaisons de-
vait être dans les fractions modérées unissant leurs efforts, procédant
sans exclusion, s'entendant sur une liste d'équité et de conciliation. Le
centre droit et le centre gauche étaient particulièrement appelés à
944 REVUE DES DEUX MONDES.
exercer une action médiatrice entre la droite et la gauche. Avec un peu
de bonne volonté et d'insistance, il en serait résulté sans doute une
œuvre de transaction qui aurait eu probablement contre elle les partis
extrêmes, mais qui aurait pu rallier les hommes sensés et désintéressés
en gardant l'autorité d'un acte de politique prévoyante. Il fallait, en un
mot, s'inspirer jusqu'au bout de l'esprit qui a prévalu dans l'élection de
M. le duc d'Audiffret-Pasquier. C'était simple et juste, et, dût la com-
binaison n'êtrs point couronnée de succès, elle méritait d'être propo-
sée, essayée, parce que seule elle répondait à la vérité de la situation,
à une nécessité publique supérieure. On ne l'a point voulu, ou du moins,
s'il y a eu des négociations, elles ont été si singulièrement conduites
qu'elles devaient fatalement échouer, et, il faut bien le dire, s'il y a
eu des difficultés, c'est de la droite, du centre droit qu'elles sont venues.
Les grands diplomates de la droite, du centre droit, ont cru pouvoir dic-
ter des conditions, comme si d'avance ils disposaient de la victoire. On
a préféré se livrer à toute sorte de calculs, ouvrir le marché aux pré-
tentions personnelles et se distribuer en famille les candidatures séna-
toriales : 13 à l'extrême droite, 12 à la droite modérée, 17 au centre
droit, 6 à la réunion Pradié, 5 à la réunion de Ciercq, 7 au groupe La-
vergne. Tout compte fait, on s'adjugeait 62 sièges sénatoriaux; le reste,
on daignait le laisser à la gauche et au centre gauche, ou même peut-
être on le réservait pour quelques personnages étrangers à l'assemblée.
Tout cela a été conduit avec un tel décousu, avec si peu d'esprit poli-
tique, que ces prétendus amis du gouvernement faisaient à peine une
place au ministère dans leurs combinaisons. M. Buffet, M. de Meaux,
comptaient sans doute au premier rang, ils étaient les favoris. Le mal-
neureux M. Wallon n'aurait, dit-on, été accepté dans son groupe qu'à
une voix de majorité, et encore la malignité ajoute-t-elle que cette voix
était la sienne. M. le général de Gissey avait été tout d'abord oublié ou
repoussé aussi bien que le ministre de la marine, M. l'amiral de Mon-
taignac. L'un et l'autre ont eu la consolation d'être admis par les fai-
seurs de candidatures quand la déroute avait commencé.
Ainsi on a procédé, et en définitive quelle était la signification de ces
arrangemens intimes? Elle était peut-être dans un seul fait qui a été assez
naïvement invoqué comme une considération déterminante, qui résume
tout et explique tout : il y avait 36 candidats ayant voie contre la consti-
tution, de telle sorte que pour la première application du régime consti-
tutionnel il devait y avoir une majorité de sénateurs inamovibles plus ou
moins hostiles à la constitution. On a même un peu gémi de voir la candi-
dature déclinée par M. Chesnelong, — un homme qui avait tant fait pour
la restauration monarchique et qui était probablement disposé à tant faire
encore! C'était tout simplement une revanche organisée contre le 25 fé-
vrier au profit de la politique du 2k mai entrant en victorieuse dans le
sénat. Si la droite et le centre droit, en relevant ce drapeau, ont cru pou-
REVUE. — CHRONIQUE. 945
voir compter jusqu'au bout sur les légitimistes sans distinction, sur tous
les bonapartistes, et triompher ainsi de la forte discipline de la gauche,
du centre gauche, ils se sont trompés; ils ont été dupes d'un optimisme
par trop confiant. Les bonapartistes auraient bien voté sans hésitation
pour M. Buffet, ils ne peuvent pardonner au centre droit, aux organisa-
teurs de la campagne contre les menées impérialistes, et sans façon ils
ont pris la liste de la gauche, sauf à en retrancher quelques noms; ils
n'ont pas résisté à la tentation de montrer qu'il fallait compter avec
eux, d'ajouter à la confusion. Les légitimistes les plus extrêmes, M. de La
Rochette, M. de Franclieu en tête, ont fait mieux : ils se sont alliés ou-
vertement, ostensiblement à la gauche, qui de son côté a résolument
accepté leur concours en inscrivant leurs noms sur ses listes. Dès lors
les chances du scrutin se trouvaient visiblement modifiées; le résultat
était inévitable, et c'est ainsi que le centre droit, pour n'avoir point voulu
de ses alliés les plus naturels, pour avoir trop compté sur des alliés
douteux ou équivoques, pour s'être trop complu aux ambiguïtés ou aux
indécisions, a fini par tomber dans ses propres pièges. Il se venge au-
jourd'hui par des plaintes, par des récriminations, en reprochant aux
dissidens légitimistes leur alliance avec la gauche, en accusant la gauche
d'ouvrir la porte du sénat aux ennemis les plus implacables de la con-
stitution. Le reproche serait peut-être plus juste ou mieux autorisé, si
l'on n'avait pas commencé par donner soi-même l'exemple de toutes ces
évolutions, de ces mouvemens de stratégie parlementaire.
Eh bien ! soit, tout cela est l'œuvre de coalitions contraires, et les
coalitions ne sont pas en général plus favorables à la dignité des partis
qu'aux intérêts du pays. C'est un spectacle assez étrange, passablement
incohérent, qui deviendrait même parfois suffisamment comique, si tant
de questions sérieuses ne s'agitaient dans ce tumulte de passions d'a-
mours-propres, de dépits irrités. Nous en convenons, la confusion est
assez complète, au moins en apparence, et en définitive cependant de
toutes ces combinaisons, même de toutes ces incohérences, il se dé-
gage par degrés une instructive moralité. Ces élections sénatoriales ne
sont nullement un simple désordre parlementaire comme on le croirait;
elles ont au contraire un sens profond, elles sont d'une certaine ma-
nière la confirmation du régime créé le 25 février, de ce régime que
les partis les plus opposés servent sans le savoir ou sans le vouloir, par
leurs échecs ou par leurs succès, par leurs résistances ou par leur con-
cours.
On a beau faire, c'est la nécessité de la situation démontrée par tout
ce qui arrive aujourd'hui. Le centre droit aurait pu certainement main-
tenir sa position, exercer une influence décisive par ses idées modéra-
trices aussi bien que par le talent de quelques-uns de ses chefs; il
n'avait qu'à prendre sa place dans un parti sérieusement et sincère-
TOMK XII. — 1875. 60
9â6 REVUE DES DEUX MONDES.
ment constitutionnel, à entourer, à soutenir de son appui cette organi-
sation publique à laquelle il a lui-même contribué par son vote ; il n'avait
qu'à conformer sa politique aux nécessités de la situation qu'il a aidé à
créer. Il ne l'a pas voulu, il a préféré se rejeter vers des alliés pour qui
le nouveau régime n'est qu'un expédient de circonstance qu'on doit
bien se garder de laisser s'accréditer, qui est destiné au contraire à dis-
paraître aussitôt que possible. Il a subi la solidarité de ces répugnances
fort peu politiques et qu'il ne partage même pas; il a manqué de net-
teté dans ses alliances, dans le choix de ses candidats sénatoriaux, et il
essuie une défaite presque humiliante. Il échoue parce qu'il a hésité,
et il s'est laissé mettre dans cette position ingrate oii l'échec qui l'at-
teint est une victoire pour cette république conservatrice dont il devrait
être un des principaux appuis. Les dissidens légitimistes, qui ont cru de
leur avantage de s'allier avec la gauche, ne se sont point assurément
proposé d'agir dans l'intérêt de la république, ils ne sont pas plus répu-
blicains aujourd'hui qu'hier; on ne leur a rien demandé, ils n'ont rien
eu à concéder de leurs opinions royalistes, qu'ils gardent tout entières,
et qu'ils se réservent bien de défendre tout haut devant le sénat;
qu'ils l'aient compris ou qu'ils ne l'aient pas compris, ils n'aident pas
moins à l'affermissement du régime du 25 février en aidant au succès
d'une majorité résolument constitutionnelle. Les bonapartistes eux-
mêmes, en prêtant à la liste de gauche un appui momentané et partiel,
n'ont eu sans doute d'autre préoccupation que de saisir une occasion de
représailles contre le centre droit. Ils se vengent, et par leur défection
calculée ils espèrent faire sentir au gouvernement le prix de leur con-
cours. Quelle que soit leur arrière-pensée, le résultat est le même, ils
fortifient, eux aussi, dans le sénat l'élément constitutionnel. Ils confir-
ment indirectement l'autorité du régime contre lequel ils ne cessent de
protester dans la chambre et hors de la chambre.
Sait-on enfin ce qui caractérise le mieux ce travail d'enfantement
sénatorial auquel l'assemblée est livrée depuis quelques jours? C'est
cette nomination exceptionnelle de M. le duc d'Audiffret-Pasquier, Ici
il n'y a ni votes légitimistes, ni votes bonapartistes. C'est l'expression
spontanée d'une pensée qui garde toute sa signification politique, et
M. le duc d'Audiffret-Pasquier lui-même, dès le soir de son élection,
ayant à sa table quelques membres du centre gauche, n'a point hésité à
dire en répondant à un toast de M. l'amiral Pothuau : u En m'accordant
ses suffrages, l'assemblée a voulu une fois de plus affirmer l'œuvre du
25 février, parce que c'est une œuvre d'ordre et de liberté. Elle veut
aujourd'hui en confier l'exécution à des hommes modérés et de bonne foi,
car cette constitution est sortie de l'abnégation de chacun et du patrio-
tisme de tous. » Voici qui commence à s'éclaircir et à se préciser; rien
d'ambigu ni d'équivoque dans ce langage, qui tranche avec les pro-
grammes du centre droit. Ces paroles prononcées par le président de
REVDE. — CHRONIQUE. 947
l'assemblée ont ^sûrement de l'importance. Elles placent M. le duc
d'Audiffret-Pasquier au point où M. Buffet se trouvait au lendemain du
25 février, au moment où il entrait au pouvoir; elles révèlent peut-être
aussi la nécessité de reprendre uae œuvre interrompue. C'est justement
ce qui caractérise cette situation nouvelle où nous entrons; c'est la ques-
tion qui commence pour les partis, pour le gouvernement, entre les
élections séatoriales de l'assemblée et les élections de toute sorte que
le pays va être appelé à faire prochainement.
Pourquoi donc en est-il ainsi? Pourquoi des questions qui pourraient,
qui devraient ne plus exister, semblent-elles se réveiller dans les péri-
péties de ce scrutin sénatorial? Pourquoi ces changemens d'opinions et
ces incertitudes qui renaissent? C'est évidemment le résultat d'une poli-
tique ministérielle qui, au lieu de simplifier une situation, s'est ingéniée
à la compliquer, et qui a passé son temps à s'épuiser elle-même en épui-
sant les ressources d'autorité et d'ascendant dont elle disposait. Certes
lorsque M. Buffet prenait la vice-présidence du conseil il y a neuf mois,
il arrivait au pouvoir dans les conditions les plus favorables. Il y avait
une constitution qui donnait désormais un caractère défmi et la fixité
au régime public de la France, il ne restait qu'à la mettre en pra-
tique, à la développer et à l'accréditer dans le pays en la faisant respec-
ter par tout le monde. Avec M. Buffet entraient au pouvoir des hommes
comme M. Dufaure, M. Léon Say, qui étaient dans l'opposition depuis
le 2/j mai, dont le concours était évidemment le gage d'une situation
nouvelle : il n'y avait qu'à étendre les alliances du gouvernement dans
cette direction en s'efforçant d'atténuer de vieux dissentimens, de rap-
procher de plus en plus toutes les fractions modérées de l'assemblée.
Personne ne demandait à M. le vice-président du conseil des choses
extraordinaires, personne n'attendait de lui des concessions d'un libé-
ralisme démesuré. Tout ce qu'on lui demandait, c'était un gouverne-
ment sensé, conciliant, actif, sachant mettre les intérêts nationaux au-
dessus des conflits vulgaires des partis. On pourrait dire qu'il n'avait
qu'à ne point se créer de difficultés factices pour avoir aisément raison
des difficultés réelles qu'il devait inévitablement rencontrer.
Oui, c'était ainsi ; malheureusement, depuis qu'il est au pouvoir, M. le
vice-président du conseil s'est fait un tout autre rôle. A peine élevé au
poste de premier ministre, il a paru uniquement préoccupé de réagir
contre le mouvement qui l'avait porté aux affaires, de repousser, avec
une hauteur mêlée d'effroi, l'alliance des plus modérés parmi ceux qui
avaient contribué au succès de la journée du 25 février. Gardien d'une
constitution, il s'est appliqué à en voiler le caractère, à en dissimuler
même le nom, en s'appuyant sur une majorité composée d'ennemis plus
ou moins déclarés de cette constitution. Encore s'il avait eu l'ambition
généreuse et peut-être utile de discipliner cette majorité, de lui impri-
mer une direction en lui faisant accepter les concessions imposées par
9A8 REVUE DES DEUX MONDES.
les circonstances! Mais non, il a mis toute son habileté à l'entretenir
dans ses préjugés, à la flatter dans ses espérances, à la ménager dans
ses passions et ses intérêts au risque d'être toujours à sa merci. Son
idéal a été de gouverner dans une république organisée avec des légi-
timistes, des bonapartistes et aussi peu de constitutionnels que pos-
sible. C'est ce qu'il appelle l'union conservatrice ! On nous permettra
de dire que ce n'est pas là de la politique, c'est l'artifice d'un esprit
agité et indécis sous des dehors de fermeté, qui en vient à fatiguer et
à déconcerter l'opinion par son obstination dans l'équivoque, par ses
connivences apparentes, par ses complaisances inépuisables pour toutes
les réactions. Qu'en est-il résulté? M. Buffet a réussi quelquefois sans
doute par une certaine ténacité, il a obtenu son dernier succès dans le
vote du scrutin d'arrondissement; il a fini par s'affaiblir, par s'user
dans ce travail aussi persévérant que stérile, et le moment est venu
où cet artifice permanent d'équilibre entre les partis a volé en éclats,
où la vérité a jailli dans ce mot de M. d'Audiffret-Pasquier sur la néces-
sité « d'affirmer l'œuvre du 25 février, » et d'en « confier l'exécution à
des hommes modérés. » C'est l'explication évidente de ces élections sé-
natoriales qui sont venues atteindre M. le vice-président du conseil dans
son autorité personnelle de chef du cabinet et dans sa politique à l'heure
où il croyait n'avoir plus à songer qu'au grand scrutin populaire qui se
prépare.
A vrai dire, M. Buffet a manqué de sagacité; avec plus de pénétra-
tion, il aurait vu ce qu'il y avait de périlleux à se jeter dans cette
mêlée d'opinions, d'intérêts, d'ambitions s'agitant autour des sièges sé-
natoriaux, et il se serait épargné une pénible déconvenue. M. Dufaure
et M. Léon Say ont été plus habiles, ils n'ont songé à aucune candida-
ture dans l'assemblée. Ils peuvent voir tranquillement défiler le cortège
des sénateurs évincés et déçus, — qui pourtant la veille encore sem-
blaient si certains et surtout si heureux de réussir! Pour plus de pré-
voyance et de sûreté, M. Buffet aurait dû même ne se présenter pour
le sénat ni dans l'assemblée ni dans son département; il devait attendre
l'élection des députés. Alors du moins il serait arrivé jusqu'au bout,
jusqu'au jour du grand scrutin, avec un ascendant personnel intact.
Maintenant, que M. le vice-président du conseil ait cru devoir retirer
son nom de ces luttes après deux jours de ballottage inutile, peu ira-
porte; eût-il persisté et eût-il même été élu, il ne pouvait plus désor-
mais être nommé que par un retour des bonapartistes, fort disposés
à le relever de sa défaite après lui avoir infligé cette déception. De
toute façon , le coup est porté , et le désistement de M. Buffet n'a
qu'une signification, c'est que M. le ministre de l'intérieur a cru égale-
ment contraire à sa dignité d'aller jusqu'au bout de sa défaite, ou
de ne devoir un succès qu'à la faveur d'un renfort bonapartiste re-
venant précipitamment à son secours. Ce qui est fait est fait, et ce ne
REVUE. — CHRONIQUE. 9/iO
serait plus probablement qu'un assez vain palliatif d'aller au-devant
d'une discussion publique dans l'assemblée, de provoquer un vote de
confiance que M, le vice-président du conseil obtiendrait peut-être en-
core, qui ne réparerait pas ou ne réparerait qu'à demi le mal d'hier,
qui n'effacerait pas l'échec personnel éprouvé par le chef du cabinet.
Voilà donc à quoi ont servi tous les soins de M. Buffet pour cette majo-
rité dont il a rêvé la résurrection, sur l'existence de laquelle il a fondé
tous ses calculs! Le jour oii il est personnellement en cause, il est
brusquement abandonné par un de ses alliés qu'il a couvert de sa pro-
tection indulgente au risque de se compromettre, il échoue comme
M. Wallon ! Or que résulte-t-il de cet incident particulier des élections
sénatoriales? On ne peut se dissimuler que depuis huit jours il y a
quelque chose de changé! Gomme homme public, M. le vice-président
du conseil peut se mettre au-dessus d'une défaite; comme chef de ca-
binet, il n'a plus jusqu'à un certain point l'intégrité de sa situation. Si
ce n'était encore qu'une question parlementaire, une affaire de position
devant l'assemblée, ce ne serait rien, l'assemblée achève de vivre et va
disparaître; évidemment, c'est plus que cela, l'autorité de M. le ministre
de l'intérieur est plus ou moins frappée, plus ou moins diminuée de-
vant le pays, même devant son administration, qui, en restant obéis-
sante, peut être ébranlée; c'est une autorité qui a reçu un échec, et le
coup est d'autant plus sensible, d'autant plus grave, que M. le vice-pré-
sident du conseil n'est pas seulement atteint dans son ascendant per-
sonnel; il est surtout atteint dans ses idées, dans sa manière de com-
prendre la situation, les intérêts du pays, dans la politique qu'il n'a
cessé de défendre devant l'assemblée, qu'il se proposerait encore d'ap-
pliquer aux élections prochaines, s'il était appelé à les diriger, ce qui
devient moins probable.
Qu'est-ce en effet que ce dernier échec qui précède de si peu le
grand scrutin public auquel le pays va être convié? G'e?t la défaite de
ce que M. le vice-président du conseil a si souvent appelé « l'union
conservatrice; » c'est bien plus encore, c'est la démonstration palpable
de ce qu'il y a de factice, de périlleux et d'ineflicace dans cette « union »
telle que M. le ministre de l'intérieur la comprend avec son esprit de
restriction. Rien n'est plus simple sans doute que de dire ce que M. Buf-
fet disait, il y a quelques jours à peine, devant l'assemblée en résu-
mant une fois de plus son programme : « J'ai fait appel et je ne cesse
de faire appel à l'union des forces conservatrices,... parce que des
hommes qui peuvent avoir été divisés dans le passé, qui pourront être
divisés dans les éventualités inconnues de l'avenir, sont et peuvent être
parfaitement unis sur le terrain légal, sur le terrain constitutionnel,
pour la défense d'une politique qui leur est commune, la politique con-
servatrice... » Fort bien ! Sait-on seulement à quoi se réduit cette théorie
950 REVUE DES DEUX MONDES.
imposante lorsqu'on en vient au fait? Elle aboutit à deux conséquences
également graves.
Certes, s'il y a un mal qui ait tristement paralysé les intentions sou-
vent honnêtes , les efforts souvent généreux de l'assemblée qui est en-
core à Versailles, c'est le conflit organisé et permanent des prétentions
de partis, c'est l'esprit de division. Il s'est trouvé que dans cette mal-
heureuse assemblée tous les partis ont été assez forts pour se neutra-
liser mutuellement; aucun d'eux n'a été assez puissant pour dominer
les autres, pour créer une majorité sérieuse et surtout durable, pour
accomplir jusqu'au bout, avec suite, un dessein politique. Or ce qu'on
propose aujourd'hui, ce qu'on essaie de faire triompher dans les élec-
tions sénatoriales, ce qu'on voudrait faire triompher dans les élections
auxquelles le pays va être appelé, c'est tout simplement la continuation
indéfinie de cette situation dont l'impuissance a été presque toujours le
dernier mot; c'est une sorte de prorogation organisée des divisions, des
incertitudes et des agitations dans les assemblées nouvelles. Sous ce
nom « d'union conservatrice, » c'est une coalition perpétuée de légi-
timistes, de bonapartistes, de conservateurs timorés, gardant les uns et
les autres leurs prétentions, et alliés indifféremment contre le radica-
lisme ou contre de simples et modestes partisans de la constitution, à
qui l'on dit fièrement : « Je n'ai jamais été avec vous, je ne serai ja-
mais avec vous ! » Au fond, ce n'est rien de plus, et c'est là ce qu'on donne
pour une « politique résolument conservatrice! » Il y a une autre consé-
quence qui n'est pas moins grave. Lorsqu'on prononce d'une certaine fa-
çon ce mot d'union conservatrice, en affectant de voiler le caractère plus
ou moins définitif d'un régime constitutionnel naissant, en laissant aux
partis la liberté de leurs espérances ou de leurs brigues pour ne leur
demander qu'un appui momentané, pour leur proposer une sorte de
pacte dans le péril social, est-on bien sûr de ce qu'on fait? Ne s'ex-
pose-t-on pas à entretenir des inquiétudes qui peuvent devenir des im-
patiences dangereuses? Sait-on en définitive à qui doit profiter cette
« union » interprétée par les opinions contraires ou par des passions
toujours habiles à se servir de tout? L'empire ne sera point certes
relevé par le sentiment public, encore ému des épreuves de la guerre.
L'empire se présentant à découvert, avec son drapeau et les souvenirs
des malheurs qu'il a causés, n'est point un péril; mais il a laissé dans le
pays des impressions de prospérité matérielle, des cliens, des influences
familières aux populations et à peu près restaurées depuis deux ans; il
a créé des notabilités locales qui se présentent d'elles-mêmes, qui of-
frent au gouvernement la tentation de chercher par elles un succès plus
facile, qui se couvrent naturellement de ce mot d'union conservatrice.
Voilà des candidats tout trouvés pour une administration qui veut réus-
sir. Ce ne sont pas pour le moment des bonapartistes, si l'on veut, ils se-
REVUE. — CHRONIQUE. 951
ront ministériels autant qu'on le désirera. Vienne une crise, ils se re-
trouveront ce qu'ils ont été, et ils se feront encore au besoin l'illusion
qu'ils n'ont abusé personne, qu'ils sont toujours des modèles de conser-
vateurs en passant de nouveau sous le drapeau de l'empire. Il en ré-
sulte que, sans le savoir et sans le vouloir, par un abus de mots, par
l'entraînement d'un faux système, peut-être aussi par un sentiment fri-
vole de défiance à l'égard de ceux qui ne pensent pas comme lui, M. Buf-
fet s'expose à servir les bonapartistes, qui le traitent si bien aujourd'hui
par leurs voles, qui le traiteraient probablement bien mieux encore, s'il
leur laissait prendre une certaine importance dans les assemblées nou-
velles. Voilà le danger qui se cache sous cet expédient décevant et trom-
peur que des partis intéressés appellent fort gratuitement l'union con-
servatrice.
Assurément nous ne reprocherions pas à M. le vice-président du con-
seil d'être un conservateur résolu, un homme de gouvernement; nous
lui reprochons bien plutôt au contraire de compromettre ces idées de
conservation et de gouvernement en les réduisant aux proportions
d'une stratégie de circonstance, en offrant ce spectacle, fait pour éga-
rer ou troubler le pays, d'un ministre cherchant dans des combinaisons
peu sûres des appuis contre les partisans les plus naturels, les plus mo-
dérés de la constitution dont il est le représentant, — d'un ministre fati-
guant et inquiétant l'opinion au lieu de la diriger. Quand donc aurons-
nous un gouvernement d'un caractère vraiment conservateur, s'élevant
au-dessus des partis, parlant au pays un langage sans subterfuges, d'une
libre et confiante netteté, combattant sans doute le péril révolution-
naire, le radicalisme agitateur, mais persuadé que la meilleure manière
de le combattre, c'est une politique de hardie conciliation, appelant à
son aide l'opinion, le concours de tous ceux qui peuvent aider à une
œuvre nationale de bien public? Si ce gouvernement eût existé, on
conviendra que toutes ces complications récentes des élections sénato-
riales ne se seraient pas produites, ou du moins elles n'auraient pas
pris une si singulière importance. Le pays verrait plus clair dans ses
affaires.
Et maintenant, de quelque façon qu'on juge les choses, une situation
d'une certaine gravité se dessine évidemment. Ce n'est pas encore, si l'on
veut, une crise ministérielle déclarée, c'est tout au moins pour le mo-
ment un état d'incertitude et de malaise auquel les élections sénatoriales
viennent de donner tout à coup un caractère assez aigu. La vérité est
que deux politiques se sont trouvées brusquement mises en présence.
L'une de ces politiques peut se résumer dans ce mot de M. le duc d'Au-
diffret-Pasquier : « il faut affirmer l'œuvre du 25 février et en confier
l'exécution à des hommes modérés,» qui tiennent compte de l'origine
de celte œuvre conçue dans une pensée « d'ordre et de liberté, » née
de « l'abnégation de chacun et du patriotisme de tous. » L'autre politique,
952 REVUE DES DEUX MONDES.
représentée et pratiquée depuis neuf mois par M. Buffet, vient d'éprou-
ver un échec qui ne peut manquer d'avoir du retentissement dans le
pays, qui aura certainement de l'influence sur la direction de l'opinion.
Que va-t-on faire dans ces condilions? Le ministère restera-t-il ce qu'il
est, au risque de présider aux élections avec le désavantage d'une auto-
rité mise en doute, affaiblie par une défaite parlementaire? Se modi-
fiera-t-il au contraire, et dans quel sens devrait-il se modifier? Ce sont
là des questions fort sérieuses que M. le président de la république a
aujourd'hui à peser dans le sentiment de sa responsabilité! On peut
dire sans doute à M. le président de la république que ces élections sé-
natoriales ne sont qu'un incident, une victoire de coalition qui, en pro-
fitant principalement à la gauche, rend d'autant plus nécessaire une po-
litique de fermeté et peut-être de résistance; on peut lui dire que cette
politique, bien loin de céder devant une manifestation obscure ou péril-
leuse, doit au contraire se fortifier au pouvoir par l'accession d'hommes
résolus à soutenir la lutte, à tenter un effort décisif sur l'opinion. On
peut dire aussi à M. le président de la république que, puisqu'un mi-
nistère parlementaire est difficile dans les condilions où se trouve l'as-
semblée, le mieux serait sans doute de former un cabinet d'affaires
en dehors du parlement. Ce sont là des conseils qui n'ont rien de nou-
veau , qui ont été plus d'une fois proposés aux gouvernemens dans
des circonstances comme celles-ci. Pour ceux qui ne croient ni à la
fermeté sans la conciliation, ni à l'efficacité d'expédiens de peu de va-
leur, la solution serait simple et claire. Il n'est point douteux qu'un mi-
nistère sincèrement constituiionnel, prenant vigoureusement en main
la direction des affaires, faisant sentir au pays le danger de toutes les
agitations, la nécessité de chambres modérées, libérales et conserva-
trices, il n'est point douteux, disons-nous, que ce ministère pourrait
présider avec autorité aux élections, et que le résultat ne tromperait
pas la confiance des esprits patriotiques.
Est-ce la pensée qui prévaudra? Toutes les considérations seront mû-
rement posées sans aucun doute. On nous permettra d'ajouter simple-
ment un mot. Se raidir, résister, c'est bientôt dit. Lorsqu'on s'engage
dans ces dangereux et obscurs défilés, on sait quelquefois par où on
commence, on ne sait pas toujours où l'on va. Les meilleures intentions
ne suffisent pas. 11 y a eu des temps où des hommes aussi bien inten-
tionnés que possible, après avoir fait un premier pas, se sont trouvés
entraînés, sans y songer, dans des luttes où ils ne se seraient pas
aventurés, si leur prévoyance eût égalé leurs bonnes inientions. Nous
n'en sommes pas là heureusement, rien de semblable n'existe aujour-
d'hui. La situation, telle qu'elle a été faite par les élections sénatoriales,
peut paraître compliquée au premier abord, elle n'a rien qui puisse
surprendre une raison calme et surtout inquiéter l'opinion. Elle est plus
simple qu'on ne le dit, et la crise ministérielle qui s'approche sera su-
REVUE. — CHRONIQUE. 953
rement dénouée par le patriotisme et la modération, comme il con-
vient à des Français qui ont encore tant à faire, et qui le savent, pour
réparer leurs désastres, pour réorganiser leurs ressources, pour recon-
quérir par la sagesse ce que l'imprévoyance a fait perdre à la France.
Au milieu de toutes ces émotions de la vie parlementaire, l'assemblée
a trouvé le temps de consacrer plusieurs séances à cette question dé-
licate et en apparence assez compliquée des conventions diplomatiques
relatives à la réforme judiciaire égyptienne. Est-elle réellement si com-
pliquée, cette question? Assurément, si l'on veut épuiser tous les détails,
refaire un cours d'histoire sur les anciennes capitulations, exposer l'état
de l'Égypie, de ses ressources, de ses mœurs, de ses tribunaux, on peut
aller loin. Après tout, il y a aujourd'hui un fait pratique et simple qui
domine tous les autres; il y a un arrangement auquel ont concouru
dix-sept gouvernemens. De tout cela résulte pour les étrangers rési-
dant en Egypte une certaine situation définie par les lois égyptiennes,
couverte désormais d'une sanction diplomatique, dans une mesure dé-
terminée par les divers gouvernemens. La France, pour sa part, s'est
associée à cette œuvre avec tous les autres cabinets. La seule question
politique est de savoir si l'on veut accorder ou refuser la ratification de
la France à des arrangemens qui ont déjà reçu la sanction de la Russie,
de l'Autriche, de l'Allemagne, de l'Italie. Ce qu'entraînerait un refus, on
le sait : nos nationaux se trouveraient nécessairement dans une situa-
tion assez fausse, en dehors du droit commun appliqué à tous les
étrangers, et diplomatiquement la France se trouverait exclue par sa
propre volonté de cette sorte de concert européen qui s'est établi pour
les affaires de l'Egypte. Ce qui résulterait au contraire de la ratification
est sans inconvéniens bien graves, puisque l'expérience de cette orga-
nisation judiciaire égyptienne est limitée à une durée de cinq ans, et
que pendant ces cinq ans les gouvernemens peuvent encore se déga-
ger, s'ils voyaient les intérêts de leurs nationaux compromis.
Voilà la question qui s'est posée l'autre jour devant l'assemblée, sur
laquelle M. Rouvier, député de Marseille, rapporteur de la commission,
a fait un discours fort long, fort étudié, politiquement peu décisif, pour
proposer de retirer la signature de la France de la réforme égyptienne
en désavouant par cela même M. le ministre des affaires étrangères. M. le
duc Decazes s'est fait un devoir de reprendre aussi clairement, aussi sim-
plement que possible toute cette histoire diplomatique, et il a bien eu
un premier avantage sur la commission en obtenant que la loi de rati-
fication passât à une seconde lecture; mais il n'a pas pu pousser plus
loin son avantage, il n'a pas obtenu le vote d'urgence qu'il réclamait.
M. Lucien Brun s'est jeté dans cette mêlée. Il a demandé qu'on laissât
à l'assemblée le temps de réfléchir, d'étudier plus amplement l'affaire;
il a même fait intervenir, on ne sait trop pourquoi, la dignité de la
France. Franchement, ceux qui n'ont pas eu jusqu'ici le loisir d'étudier
954 REVUE DES DEUX MONDES.
la question ne l'étudieront pas davantange par ce temps d'élections sé-
natoriales, et M. Lucien Brun sera probablement le premier à l'oublier
pour suivre les vicissitudes de sa candidature qui d'ailleurs n'avance
pas. Quant à la dignité de la France, en quoi est-elle intéressée à des
lenteurs, à des incertitudes dont l'autorité de la diplomatie souffre tou-
jours? Qu'aura-t-elle gagné à un ajournement qui expose cette loi de
ratification à être votée ou refusée au pas de course à la dernière ex-
trémité? Un instant on a pu croire que l'alTaire de l'isthme de Suez allait
être évoquée dans le débat et peut-être peser sur la délibération; mais
les dernières dépêches publiées par M. le ministre des affaires étrangères
ont mis en lumière les intentions parfaitement nettes du gouvernement
anglais. Lord Derby, même après l'achat des actions de Suez, n'a point
hésité à se montrer favorable à la création d'un syndicat international.
Politiquement d'ailleurs ce n'est là que le plus petit côté de la question.
L'important, c'est cette rentrée hardie de l'Angleterre dans les affaires
de l'Europe et en ceci vraiment la France ne peut éprouver ni jalousie,
ni ombrage. eu. de mazade.
ESSAIS ET NOTICES.
Nouvelle Géo'/raphie universelle, par M. Elisée Reclus , t. l'i", l'Europe méridionale,
Paris 1875; Hachette.
Il n'y a pas longtemps qu'on s'intéresse en France aux études géo-
graphiques, et qu'on s'efforce de leur faire la place qui leur convient
dans un système d'éducation libérale, quoiqu'à vrai dire, sur la foi des
Allemands, on eût beaucoup exagéré notre ignorance de la géographie,
comme on avait fait notre ignorance des langues étrangères. Convenons
toutefois qu'il y a quelque vingt ans, et même moins, plus d'un Fran-
çais eiàt partagé l'avis de ce sage précepteur du marquis de La Jean-
notière, « qu'on n'a pas besoin d'un quart de cercle pour voyager, et
qu'on va très commodément de Paris en Auvergne sans qu'il soit besoin
de savoir sous quelle latitude on se trouve. » Ce n'était pas précisé-
ment qu'on méconniJt Futilité de la géographie, mais, indépendamment
du peu de goût que les Français, en cela bien différens des Gaulois,
leurs ancêtres, ont toujours eu, dit-on , pour les voyages, — et Fétude
générale de la géographie, qu'est-ce autre chose qu'un voyage dont le
plus casanier se donne l'agrément sans sortir de son fauteuil ? — il y
avait une cause ou du moins un prétexte à cette indifférence, je veux
dire la sécheresse d'une prétendue science dont nos géographes avaient
réussi lentement à faire la plus ingrate nomenclature et la plus aride
statistique. On avait inventé par exemple de séparer la géographie phy-
REVUE. — CHRONIQUE. 955
sique de la géographie qu'on appelait politique, et ainsi la science man-
quait de base; on négligeait d'ailleurs de vivifier par Thistoire l'inter-
minable litanie des subdivisions administratives, et ainsi la science
manquait de couronnement. Certes il y a là de quoi s'étonner, surtout
si Ton considère que, dans un siècle aussi curieux d'iiistoire que le nôtre,
nulle part peut-être, pas même en Allemagne, les historiens n'avaient
plus éloquemment qu'en France prêché d'exemple l'intime union de
l'histoire et de la géographie. Entre tant de noms à choisir, il suffira de
citer ceux des deux historiens contemporains les plus dissemblables à
coup sûr qu'il se puisse, et de rappeler ou cette admirable et vivante
description du sol national qui ouvre le second volume de l'Histoire de
France de Michelet, ou ce tableau d'un trait si ferme, d'un relief si net-
tement accusé, de l'étude duquel M. Mignet, dans son Introduction aux
Mémoires relatifs à la succession d'Espagne, a tiré, comme par une suite
de déductions mathématiques, l'histoire d'Espagne tout entière.
C'est qu'au fond il n'est pas de grande question de l'histoire générale
qui, par degrés, de proche en proche, ne se réduise insensiblement à
quelque question de géographie. Est-ce à dire qu'il s'agisse ici de res-
treindre le domaine de la liberté de l'homme et de mettre hors l'his-
toire toute recherche des causes d'ordre moral? Non sans doute, mais il
est pourtant certain que toute la force de notre liberté ne saurait nous
soustraire par exemple à la fatalité des lois qui gouvernent la distribu-
tion des espèces, ce qui revient à dire en termes généraux que l'expli-
cation dernière des événemens de l'histoire est dans la réaction perpé-
tuelle des milieux géographiques sur l'homme moins civilisé et de
l'homme plus civilisé sur les milieux géographiques : d'une part, « les
peuples dans leur état passif d'autrefois, » et de l'autre « les peuples
dans leur rôle actif et reprenant le dessus par leur travail sur le milieu
qui les environne; » je ne saurais mieux faire que de citer ici les mots
mêmes qu'emploie M. Elisée Reclus dans l'introduction de sa Nouvelle
Géographie universelle, et qui dès le début en marquent le caractère
nouveau. Si quelque chose en effet donne à l'œuvre sa physionomie, ce
sont ses dimensions sans doute, c'est l'universalité de connaissances
dont elle porte témoignage, mais surtout c'est ce dessein fermement
suivi de lier l'histoire de l'homme à l'histoire de la planète, et pour la
première fois de rassembler en un corps les membres dispersés de la
géographie.
De cette conception philosophique de la science, il est résulté un plan,
la chose du monde, je crois, dont se fussent le moins préoccupés nos
géographes: j'entends une juste distribution des parties, une subordi-
nation systématique des détails à l'idée de l'ensemble, une perspective
savante. On peut se reconnaître dans le livre de M. Reclus. Ce n'est pas
au hasard d'une classification consacrée par la routine qu'il avance, dé-
butant, selon la formule, par la géographie de la France sous prétexte
956 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il est Français, comme un autre ferait par la géographie de l'Italie,
s'il était Italien. Il a ses raisons quand il commence la description de la
terre par la description de l'Europe, il les donne, et elles sont tirées
d'ailleurs que d'un superstitieux respect des préjugés ou de sa con-
venance personnelle; il a ses raisons quand il commence l'étude du
continent européen par l'étude de ses contrées méridionales. C'est
que, dans l'histoire de la civilisation de l'Europe, les pays médi-
terranéens ont joué le même rôle d'initiative et de propagande que
l'Europe dans l'histoire de la civilisation du monde. Combien cette mé_
thode n'est-elle pas plus naturelle, plus instructive en même temps, et
j'ajoute plus attrayante que cette autre, — si seulement c'en est une, —
qui consiste à décrire la teri'e moins l'Europe d'abord , VEurope moins
la France ensuite, et la France enfin, le tout en trois volumes d'une
même étendue? On aurait aussi bien arrêté de suivre l'ordre précisé-
ment inverse que ni les proportions de l'ouvrage, ni l'harmonie du plan,
n'en étaient altérées. Voilà du moins quelqu'un qui sait ce que parler
veut dire, et, quand il écrit u qu'à une période nouvelle il faut des livres
nouveaux, » qui sait comment les sciences se renouvellent : l'abondance
des détails et l'accroissement de la matière n'y étant de rien, — la dis-
position nouvelle des parties et leur Maison dans un enchaînement nou-
veau y étant tout.
Et voyez les conséquences : non-seulement l'ensemble y gagne l'unité,
la clarté, l'intérêt, mais encore les descriptions particulières s'animent
et sortent du cadre inflexible, le même pour toutes indistinctement, où
les maintenait la tradition de l'école. Les désignations précises de lon-
gitude et de latitude, — les énumérations de villes et de villages, — les
chiffres, — sans doute M. Reclus les donne, mais en note, et non sans
remarquer que ce sont là toutes choses du domaine spécial de la statis-
tique ou de la cartographie. Et en vérité, il n'importe pas plus, j'ima-
gine, à une solide connaissance de la géographie de savoir à dix unités
près la populaiion d'une bourgade perdue de la Basse-Bretagne, qu'il
n'imporLe à une solide connaissance de l'histoire d'apprendre « que
Thouthmosis était valétudinaire, et qu'il tenait cette complexion de son
aïeul Alipharmutosis. » L'essentiel est de prendre, à mesure qu'elles
passent sous les yeux, une « vue d'ensemble » des contrées et d'en
dégager les quelques traits, toujours peu nombreux, qui, tranchant
sur l'uniformité, donnent à un pays, à un peuple, sa physionomie par-
ticulière, originale. Par exemple, — quelle sorte d'intérêt nous présente
la Grèce? L'intérêt que réveille aussitôt dans la mémoire le souvenir
d'un nom fameux de l'histoire et de la légende : M. Reclus s'attache
donc dans sa description de la Grèce à mêler le présent au passé, de
telle façon qu'on voie le Grec d'autrefois revivre sous le ciel d'aujour-
d'hui, qu'on retrouve chez le jeune Athénien « la souplesse, la grâce,
l'allure intrépide que l'on admire dans les cavaliers sculptés sur les
REVUE. — CHRONIQUE. 957
frises du Parthénon, » et chez les femmes de Sparte, « cette beauté
forte et fière que les anciens poètes célébraient chez les vierges do-
riennes. » Tournez la page, la scène change; nous entrons en Turquie,
nous pénétrons avec l'auteur dans cette péninsule à peine explorée des
Balkhans, « où le désordre extrême des chaînes de montagnes a eu
pour conséquence un désordre analogue dans la distribution des
peuples : » ici la description physique, le détail ethnographique, domi-
nent et viennent occuper, envahir le premier plan, A son tour, deux fois
dans Thistoire l'Italie a eu cette haute fortune d'exercer l'hégémonie
du monde civilisé « soit par la force de la conquête et de l'organisation,
soit par la puissance du génie, le développement des arts, des sciences
et du commerce : » à quelles conditions géographiques elle a dû d'ac-
quérir cette prépondérance , et comment depuis la dissolution de
l'énorme empire l'histoire a modifié ces conditions elles-mêmes et dé-
possédé Rome de sa gloire de capitale, voilà ce qu'il importe avant tout
de rechercher, et voilà pourquoi l'auteur ouvrira sa description de l'Ita-
lie par une courte, mais substantielle étude sur le rôle historique de la
ville élernelle.
Ainsi dans l'ordonnance de ce plan rien, comme on voit, n'a été laissé
au hasard et rien n'a été donné à la routine : tout y a été disposé selon
la logique de la science. Que si maintenant nous passons au détail,
l'exécution ne paraîtra pas inférieure à la conception de l'ensemble.
Aussi bien n'est-ce pas aux lecteurs de la Revue qu'il est utile de rappe-
ler la compétence de M. Reclus : les savantes études qu'il a publiées ici
même parleront pour nous, et aussi ce beau livre de physique géogra-
phique, la Terre, qui forme en quelque manière l'introduction purement
scientifique de la Géographie universelle. Dans ce nouvel ouvrage, si l'au-
teur a fait sa place, et sa large place, au détail physique, s'il est revenu,
dans la mesure de l'indispensable et avec une précision particulière, sur
la configuration des continens, sur leur ossature de montagnes, sur leur
réseau de fleuves et autres voies de communication naturelles, s'il n'a
rien omis de ce que l'homme a fait soit pour déjouer, soit encore pour
détourner au plus grand profit de la civilisation la violence aveugle des
forces de la nature, s'il a joint à ces descriptions, comme un perpétuel
commentaire, des cartes spéciales, dont la clarté seule pour ainsi dire
garantit l'exactitude et affirme l'autorité, — pour combien de détails en-
core, et combien divers, n a-t-il pas su se ménager l'espace? Tantôt c'est
une rapide ébauche des paysages de la Grèce : (i Ce qui ravit l'artiste
dans les paysages des golfes d'Athènes ou d'Argos, ce n'est pas seule-
ment le bleu de la mer, le sourire infini des flots, la transparence du
ciel, les perspectives fuyantes, les brusques saillies des promontoires;
c'est aussi le profil si net et si pur des montagnes, aux assises de cal-
caire et de marbre : on dirait des masses architecturales, et maint temple
qui les couronne ne fait qu'en résumer la forme. » Pourquoi n'ajou-
958 REVUE DES DEUX MONDES.
terions-nous pas ici qu'il est fâcheux que rilkistration vienne faire tort
au texte, et que les descriptions de M. Reclus étaient vraiment assez
nettes pour qu'il ne fût pas besoin d'appeler la gravure à leur aide?
Nous en faisons la remarque sans vouloir insister, plutôt par acquit de
conscience, et bien convaincus d'ailleurs que toutes récriminations ne
sauraient prévaloir contre la manie contemporaine du livre illustré.
Tantôt encore c'est un détail de mœurs qui vient nous rappeler dans
les vallées du Danube l'existence d'une race sœur de la nôtre : « Le
Valaque aime à parler de son père Trajan... Maint défilé de la mon-
tagne a été ouvert par le « glaive de Trajan; » l'avalanche qui se dé-
tache des cimes, c'est le « tonnerre de Trajan; » la voie lactée même
est devenue a le chemin de Trajan : » plus loin, comme une appa-
rition, c'est un costume national qui s'est défendu contre l'uniformité
de la mode, et les Serbiennes passent sous nos yeux « avec leurs vestes
rouges, leurs ceintures, leurs chemisettes brodées de perles et ruisse-
lantes de sequins, leur petit fez si gracieusement posé sur la tête, et
fleuri d'un bouton de rose. » Tantôt enfin c'est une leçon d'histoire de
l'art jetée en courant dans le récit, car M. Reclus, s'il nous parle de
Florence ou de Rome, ne se contente pas d'en cataloguer les trésors
d'art et les monumens, pour terminer, en manière de péroraison, par la
maladroite explosion d'une admiration banale; il veut qu'ici, comme
partout, son lecteur se rende compte avec lui : si la basilique de Saint-
Pierre n'éveille pas une admiration sans mélange, il n'omettra pas de
dire que la vraie, la seule cause en est « qu'elle ne répond comme archi-
tecture qu'à une phase transitoire et locale de l'histoire du catholi-
cisme. Loin de représenter une époque avec sa foi, sa conception une
et cohérente des choses, il résume au contraire un âge de contradic-
tions où le paganisme de la renaissance et le christianisme du moyen
âge tâchent de se fondre en un néo-catholicisme pompeux qui caresse
les sens et s'adapte de son mieux aux goûts et aux caprices du siècle. »
Tel est ce livre dont nous avons essayé d'indiquer l'ordonnance : pour
le détail en effet, on ne l'appréciera qu'à la lecture. Quelques défauts,
— des longueurs, des descriptions qui tournent trop souvent à la dis-
sertation, çà et là des renseignemens d'une exactitude contestable, —
n'empêcheront pas que ce soit, depuis Malte-Brun, l'ouvrage le plus
considérable qui ait paru dans notre littérature géographique. Ce n'est
pas sans doute encore la perfection du genre, c'est toutefois un achemi-
nement à l'étude scientifique de la géographie. 11 nous reste à faire
pour atteindre jusqu'au point où certains pays sont parvenus, du moins
pouvons-nous dire que quelque chose est fait. f. brunetière.
Le directewr-fférant, G. Boloz.
TABLE DES MATIERES
DOUZIÈME VOLUME
TROISIÈME PÉRIODE. — XLV ANNÉE.
NOVEMBRE — DÉCEMBRE 1875
Livraison du 1er Novembre.
La Démocratie devant la morale de l'avenir. — Les nouvelles théories sor
LE DROIT NATUREL, par M. E. CARO , de l'Acadéinie Française 5
L'ÉDUCATION d'un FÉODAL, par M. ERCKMANN-GHATRIAN 37
Les Tables eugubines, étude d'archéologie et de linguistique, par M. Michel
BRÉAL, de l'Institut de France ^^
La Recherche d'un coléoptère, souvenirs du Bassigny, par M. A. THEURIET. 80
Les Sagas islandaises. — La Saga de Nul, par M. A. GEFFROY, de l'Institut
de France 112
Contes d'une grand'mère. — Le Chien et la Fleur sacrée, par M. George
SAND 141
Études sur la poésie hébraïque. — Le Psautier juif selon la nouvelle tra-
duction de m. Reuss, par M. Albert RÉVILLE 111
Dnb expédition scientifique au Mont-Blanc, par M. Jules VIOLLE 204
Les Relations de l'Allemagne et de la France d'après une brochure alle-
mande, par M. G. VALBERT 217
Chronique de la Quinzaine, histoire politique et littéraire 230
Livraison du 15 Novembre.
Vingt jours en Sicile. — Le Congrès de Palerme, par M. Ernest RENAN, de
l'Institut de France 241
Une Bourgeoise de Paris et un roi de Pologne, par M. Charles de MAZADE. 266
Les Mines d'or et d'argent aux États-Unis, les phases nouvelles de l'exploi-
tation, par M. L. SIMONIN 285
960 TABLE DES MATIÈRES.
M. Charles de Rémcsat, par M. P. DUVERGIER DE HAURANNE, de l'Aca-
démie Française 315
Dedx CHANCELiens. — V. — Orient et Occident, par M. Julian KLAGZKO. . 370
Les Prédécesseurs des Hohenzollern d'après un historien allemand, par
M. E. LAVISSE, 407
Le Dernier des Valerius, par M. Henry JAMES 431
Le Dessèchement du Zuiderzée, par M. George HÉRELLE 456
Chronique de la Quinzaine , histoire politique et littéraire. . 469
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La Tour de Percemont, première partie, par M. George SAND 481
Le Musée-Rritannique. — I. — L'Histoire du musée, ses origines, ses pro-
grès jusqu'à la construction d'un édifice spécial, par M. George PERROT,
de l'Institut de France 518
L'Origine des croyances relatives a la vie future, par M. Ludovic CARRAU. 557
Les Filateurs anglais et la culture du coton en Egypte, par M. John NINET. 577
Une nouvelle histoire de l'ancien Orient classique, par M. A. GEFFROY, de
l'Institut de France 597
La Recherche de la paternité, par M. G. de MOLINARI 612
Impressions de Voyage et d'Art. — VIII. — Souvenirs du Lyonnais et de
l'Auvergne, par M. Emile MONTÉGUT 632
Les Destinées de la nouvelle poésie provençale, par M. SAINT-RENÉ TAIL-
LANDIER, de l'Académie Française 660
Le dernier Incident du procès Arnim, par M. G. VALBERT 682
Chronique de la Quinzaine, histoire politique et littéraire 694
Revue scientifique. — Le grand prix de l'Institut, par M. Charles RICHET. 706
Livraison du 15 Décembre.
La Tocr de Percemont, seconde partie, par M. George SAND 721
Un Grand homme de province. — Le président De Brosses d'après des docu-
MENS inédits, par M. Gaston BOISSIER 757
La Phénicie selon les dernières découvertes archéologiques, par M. Jules
SOURY 783
Un Romancier galicien. — Sacher-Masoch, sa vie et ses (kuvres, par M. Th.
BENTZON 816
Le Roman pastoral en Angleterre, par M. Léon BOUCHER 838
Les Princes colonisateurs de la Prusse. — Le grand-électeur Frédéric-
Guillaume, LES rois Frédéric I*"^ et Frédéric-Guillaume P*", par M. E.
LAVISSE 867
Le Musée-Britannique. — II. — L'édifice actuel, le musée des antiques, la
BIBLIOTHÈQUE, par M. George PERROT, de l'Institut de France 890
Revue musicale. — Lon Juan au nouvel Opéra. — Le tragédien Rossi, par
M. F. de LAGENEVAIS 927
Chronique de la Quinzaine, histoire politique et littéraire 942
Essais et Notices , 954
Paris. — J. CLA.YB , Imprimeur, 7, rue Saint-Benoît.
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