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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XLV«  ANNÉE.   -   TROISIÈME  PÉRIODE 


TOMB  XII,  —  !«'  IfOYWBRB  1875. 


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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


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XLV«   ANNEE.  —  TROISIÈME    PÉRIODE 


TOME   DOUZIÈME 


PARIS 


BUREAU    DE    LA   REVUE   DES   DEUX   MONDES 

RUE    BONAPARTE,   17  } 

1875 


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Û, 


LA  DÉMOCRATIE 


LA  MORALE  DE  L'AVENIR 


LES  NOUVELLES  THEORIES  SUR  LE  DROIT  NATUREL, 


Il  y  a  une  musique  de  l'avenir,  que  l'on  connaît,  à  l'usage  de 
ceux  qui  sont  fatigués  de  Beethoven  et  de  Mozart  et  pour  qui  l'on 
prépare,  dans  des  rhythmes  mystérieux,  la  rénovation  d'un  art 
épuisé.  De  même  il  paraît  bien  qu'il  s'élabore  en  ce  moment  dans 
certaines  écoles  quelque  chose  comme  une  morale  nouvelle  pour 
ceux  que  les  vieilles  doctrines  ne  peuvent  plus  satisfaire.  Cette  mo- 
rale se  dégage  avec  une  clarté  croissante  de  la  pénombre  où  l'a 
retenue  jusqu'ici  je  ne  sais  quelle  fausse  pudeur  ou  quelle  prudence 
scientifique  ;  elle  n'essaie  même  plus  de  dissimuler  aucune  de  ses 
conséquences  sociales.  Elle  s'annonce  comme  devant  renouveler, 
quand  son  règne  sera  arrivé,  la  législation  arriérée  et  les  institu- 
tions politiques  des  peuples  soumis  à  son  heureux  empire  :  en  at- 
tendant l'heure  de  son  avènement,  elle  jette  d'une  main  résolue 
les  bases  sur  lesquelles  s'élèvera  la  théorie  vraie  du  droit  naturel, 
il  nous  a  semblé  que  le  moment  était  venu  de  présenter  l'esquisse 
de  cette  théorie,  telle  qu'elle  se  révèle  déjà  par  quelques  traits 
saillans,  bien  qu'épars  et  disséminés  encore.  On  pourra  voir  à  quel 
point  l'idéal  nouveau  tranche  avec  celui  auquel  les  sociétés  chré- 
tiennes étaient  accoutumées;  on  verra  en  même  temps  qu'il  ne 
diffère  guère  moins  de  la  conception  que  la  démocratie,  issue  de 
Jean-Jacques  Rousseau,  s'est  faite  de  l'homme  et  de  la  société,  et 


6  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

l'on  s'étonnera  peut-être  de  l'étrange  malentendu  qui  fait  que  cer- 
tains représentans  de  l'école  démocratique  saluent  avec  enthou- 
siasme, comme  des  victoires  personnelles,  les  progrès  d'une  doc- 
trine qui  les  ensevelira  infailliblement  dans  son  triomphe,  eux, 
leurs  idées  les  plus  chères  et  les  conquêtes  de  leur  principe  qui 
semblaient  le  mieux  assurées. 

I. 

Je  veux  parler  de  la  doctrine  de  l'évolution,  qui  envahit  tout  à 
l'heure  qu'il  est,  la  psychologie  comme  la  physiologie,  les  sciences 
morales  aussi  bien  que  l'histoire  naturelle,  introduisant  à  sa  suite 
une  théorie  qui  lui  est  propre  sur  les  rapports  des  hommes  entre 
eux,  sur  les  sociétés  humaines,  sur  la  loi  du  progrès  qui  règle  leur 
développement,  le  but  qu'elles  doivent  poursuivre,  l'avenir  qui  les 
attend. 

Quelles  sont  les  origines  historiques  de  la  morale  sociale?  D'où 
procède-t-elle?  Gomment  a-t-elle  commencé  d'après  la  doctrine  de 
l'évolution?  Plusieurs  écrivains  anglais  et  français  ont  traité  direc- 
tement ou  incidemment  cette  question  (1);  mais  c'est  toujours  à 
M.  DarAvin  qu'il  faut  recourir  comme  au  promoteur  de  cet  ordre  nou- 
veau d'idées.  D'ailleurs  ce  savant  écrivain  se  distingue  de  tous  les 
autres  par  la  franchise  de  sa  méthode.  Il  aborde  le  problème  moral 
exclusivement  au  point  de  vue  de  l'histoire  naturelle.  Dans  le  cours 
de  ses  études  spéciales,  il  rencontre  ce  problème,  le  traite  et  le  ré- 
sout avec  une  sorte  d'imperturbable  candeur  par  ses  procédés  ordi- 
naires. Ce  n'est  pour  lui  qu'une  question  comme  une  autre  de  phy- 
siologie comparée,  se  rattachant  à  cette  question  plus  générale  : 
«  quelle  lumière  l'étude  des  animaux  inférieurs  peut-elle  jeter  sur 
les  plus  hautes  facultés  psychiques  de  l'homme?  »  Tel  est  l'objet  de 
plusieurs  chapitres  du  livre  sur  VOriginede  lliomme  et  la  sélection 
sexuelle. 

On  sait  que  dans  ce  dernier  ouvrage  M.  Darwin  accepte  résolû- 
mci^î  l'origine  animale  de  l'homme  et  sa  descendance  de  quelque 
type  de  singe  àr.thropoïde.  «  C'est  alors,  dit-il  en  marquant  sa  place 
précise  dans  l'échelle  des  temps  et  u£2  êtres,  c'est  alors  que  les  si- 
miadés  se  sont  séparés  en  deux  grands  troncs,  les  singes  du  noiî^ 
veau  et  ceux  de  l'ancien  monde,  et  c'est  de  ces  derniers  qu'à  une 
époque  reculée  a  procédé  l'homme,  la  merveille  et  la  gloire  de  l'u- 

(1)  Consulter  particulièrement  les  travaux  de  M.  Huxley  et  sa  polémique  avec 
M.  Mivart,  —  M.  Herbert  Spencer  dans  son  livre  Study  of  Sociology,  traduit  en  fran- 
çais sous  ce  titre  :  Introduction  à  la  science  sociale;  —  en  France,  VOrigine  de  l'homme 
et  des  sociétés,  par  M'"«  Clcmcncc  lloyer,  et  les  publications  très  intéressantes  de 
M.  Léon  Dumont  sur  VÉvolution, 


LA    MORALE    DE    L  AVENIR.  7 

nivers  (1).  »  D'après  cette  nouvelle  histoire  de  la  création,  le  sens 
moral  dans  l'homme  n'est  que  le  degré  le  plus  élevé  de  ce  qui  est 
l'instinct  social  dans  l'animal.  L'idée  de  la  justice  est  une  idée 
complexe  qui  se  résout  en  une  multitude  d'impressions  associées, 
de  sensations  originaires  liées  entre  elles,  d'instincts  successive- 
ment acquis  et  transmis.  Les  principaux  facteurs  de  cette  idée 
sont,  ici  comme  ailleurs,  la  force  toujours  agissante  des  transfor- 
mations graduelles,  l'hérédité,  l'habitude,  le  langage  enfin,  qui 
conserve  chaque  acquisition  nouvelle  dans  la  communauté  et  la 
transmet  d'une  génération  à  l'autre.  Telle  est  la  thèse  qui  semble 
à  M.  Darwin  se  rapprocher  de  la  certitude,  et  qui,  en  écartant  toute 
illusion  métaphysique,  explique  avec  le  plus  de  vraisemblance  l'ori- 
gine de  toutes  les  facultés  supérieures  de  l'homme  et  spécialement 
de  la  faculté  juridique,  celle  qui  déclare  le  droit. 

Cette  thèse  en  implique  plusieurs  autres,  à  savoir  qu'on  trouve 
dans  les  animaux  les  rudimens  de  tout  ce  qu'il  faut  pour  faire 
l'homme,  même  les  premiers  élémens  et  comme  les  matériaux  de  la 
moralité  future,  —  qu'entre  ces  deux  termes  il  ne  saurait  y  avoir  un 
abîme,  —  que  les  qualités  morales  et  intellectuelles  des  races  infé- 
rieures de  l'espèce  humaine  ont  été  prodigieusement  surfaites, 
tandis  que  les  facultés  des  animaux  supérieurs  ont  été  intentionnel- 
lement dépréciées,  qu'il  existe  enfin  une  gradation  continue  de  ca- 
ractères intellectuels  et  moraux  entre  les  animaux  et  l'homme,  qui 
permet  de  supposer  que  l'homme  ne  s'est  élevé  au  rang  qu'il  occupe 
qu'après  avoir  traversé  lentement  tous  les  degrés  intermédiaires 
depuis  les  formes  inférieures.  Tant  qu'il  n'était  question  que  d'a- 
nalogies de  structure  anatomique,  de  gradation  de  formes  orga- 
niques, de  ressemblances  ou  d'identités  ressaisies  sous  la  diver- 
sité des  aspects,  de  difi'érences  anatomiques  expliquées  par  les 
variations  de  circonstances  ou  de  milieux,  par  le  principe  si  étran- 
gement souple  et  fécond  de  la  sélection  naturelle,  par  la  loi  plus 
capricieuse  et  plus  arbitraire  de  la  sélection  sexuelle,  toute  cette 
partie  de  la  théorie  darwinienne  échappait  à  notre  compétence  di- 
recte, et  nous  devions  laisser  la  lutte  ouverte  entre  les  naturalistes 
de  profession,  dont  plusieurs,  du  plus  grand  mérite,  ne  consentent 
à  voir  dans  cette  théorie  qu'une  hypothèse  ingénieuse,  démesuré- 
ment enflée,  hors  de  toute  proportion  avec  les  faits  (2);  mais  dans 
l'ordre  intellectuel  et  moral  chacun  de  nous  devient  juge  et  témoin. 
Et  si  la  théorie  est  restée  jusqu'à  ce  jour  parfaitement  Jibre  en  l'his- 
toire naturelle,  c'est-à-dire  à  l'état  d'hypothèse  qui  n'a  pas  subi  de 
vérification  sérieuse,  à  plus  forte  raison  avons-nous  le  di'oit  de  dé- 

(1)  Chapitre  VI. 

(2)  Voyez  dans  la  Revue  les  études  de  M.  de  Quatrefages  et  celles  plus  récentes  de 
M.  Bkncliard. 


8  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

clarer  qu'elle  nous  paraît  absolument  chimérique  en  psychologie. 

M.  Darwin  pose  cet  axiome,  qu'un  animal  quelconque,  doué 
d'instincts  sociaux  prononcés,  acquerrait  inévitablement  un  sens 
moral  ou  une  conscience^  aussitôt  que  ses  facultés  intellectuelles 
auraient  acquis  un  développement  analogue  ou  proportionnel  à  ce- 
lui qu'elles  atteignent  chez  l'homme.  Je  souscris  volontiers  à  cette 
proposition.  Il  est  évident  que,  si  l'animal  pouvait  devenir  raison- 
nable, il  serait  par  là  même  un  homme,  et  la  raison  acquise  ou 
conquise  deviendrait  immédiatement  chez  lui  faculté  juridique; 
mais  la  question  est  de  savoir  si  l'animal  a  pu  jamais  dépasser  les 
limites  de  l'expérience  sensible  ou  de  l'instinct  et  atteindre  à  ce  de- 
gré où  l'intelligence,  concevant  le  nécessaire,  dit:  «Il  faut  que 
cela  soit  ainsi,  »  et  concevant  l'obligation,  dit  :  «  Je  dois.  »  C'est  ce 
progrès  que  l'induction  déclare  impossible,  que  dément  l'histoire 
de  tous  les  siècles ,  l'expérience  prolongée  aussi  loin  que  possible 
en  arrière,  c'est  ce  progrès  que  M.  Darwin  fait  franchir  à  un  animal 
idéal  qui  ne  s'est  jamais  vu,  qui  ne  se  verra  jamais. 

Parcourons  les  diverses  étapes  par  lesquelles  doit  passer  une  pa- 
reille hypothèse.  La  sociabilité,  nous  dit-on,  existe  chez  plusieurs  es- 
pèces d'animaux  comme  chez  l'homme.  Cet  instinct,  dû  à  des  causes 
complexes  qui  se  perdent  dans  le  lointain  des  âges  et  dans  les  ori- 
gines reculées  des  espèces,  fait  éprouver  à  l'animal  du  plaisir  à  vivre 
dans  la  société  de  ses  camarades  et  à  leur  rendre  divers  services. 
Les  animaux  supérieurs  vont  jusqu'à  s'avertir  réciproquement  du 
danger,  à  l'aide  des  sens  de  tous,  unis,  associés  pour  l'œuvre  de  la 
défense  commune  et  de  la  protection  réciproque.  Supposez  mainte- 
nant (qui  vous  en  empêche?)  que  les  facultés  intellectuelles  de  cet 
animal  sociable  se  développent  indéfiniment,  que  son  cerveau  soit 
incessamment  parcouru  par  les  images  de  ses  actions  passées  et 
des  causes  de  ces  actions;  il  s'établirait  une  comparaison  entre 
celles  de  ses  actions  qui  ont  eu  pour  mobile  l'instinct  social,  tou- 
jours actuel  et  persistant,  et  celles  qui  ont  eu  pour  mobile  un  autre 
instinct,  momentanément  plus  fort,  mais  non  permanent,  comme  la 
faim,  la  soif,  l'appétit  du  sexe  ou  tout  autre  instinct  individuel.  De 
cette  comparaison  résulterait  un  sentiment  de  mécontentement  qui 
survivrait  dans  l'animal  à  la  satisfaction  passagère  de  l'instinct 
égoïste,  à  la  défaite  de  l'instinct  permanent.  Ce  sentiment  serait 
aussi  durable  que  l'instinct  social  lui-même;  ce  serait  le  regret^ 
tout  prêt,  sous  des  influences  nouvelles,  à  se  modifier  et  à  devenir 
le  remords.  Là  serait  l'origine  et  le  début  du  phénomène  moral,  qui 
se  résout  ainsi  dans  une  lutte  entre  les  instincts  égoïstes  et  l'instinct 
social,  et  dont  la  sanction  est  uniquement  le  caractère  durable  du 
sentiment  de  regret  quand  l'instinct  social  a  cédé  à  la  prédomi- 
nance momentanée  d'un  autre  instinct.  —  A  vrai  dire,  il  n'y  a  pas 


LA    MORALE    DE    L  AVENIR.  9 

une  grande  différence  entre  la  théorie  de  M.  Darwin  et  celle  de 
M.  Moleschott,  opposant  le  besoin  individuel  au  besoin  générique, 
ou  celle  de  M.  Littré,  quand  il  fait  sortir  la  moralité  de  la  lutte  entre 
Yégoisme,  dont  le  point  de  départ  est  la  nutrition,  et  l'altruisme 
dont  l'origine  est  la  sexualité.  C'est  que  le  choix  du  principe  de  la 
justice  n'est  pas  indéfini.  Quand  on  s'écarte  des  voies  tracées  par  les 
méthodes  spiritualistes,  on  retombe  forcément  dans  l'empirisme 
physiologique,  lequel  est  très  limité,  n'offrant  à  l'observateur  que 
le  champ  fort  rétréci  des  instincts,  des  besoins  ou  des  sensations. 

Mais  ce  n'est  là  que  le  fait  initial,  le  commencement  de  cette 
vaste  construction  d'hypothèses,  au  terme  de  laquelle  M.  Darwin  ' 
aura  relevé  successivement  toutes  ces  grandes  notions  du  devoir, 
du  droit,  de  la  justice.  S'il  y  a  réussi  en  réalité,  il  faudra  bien  ad- 
mettre que  ces  idées,  qui  jusqu'ici  nous  semblaient  marquer  l'avé- 
nement  du  règne  humain,  ne  sont  que  la  continuation  et  le  déve- 
loppement des  instincts  qui  régissent  le  règne  animal. 

On  nous  a  demandé  de  supposer  que  les  facultés  intellectuelles 
d'un  animal  né  sociable  et  son  organisme  cérébral,  qui  en  est  le 
principe,  se  développent  indéfiniment  par  une  suite  de  circon- 
stances avantageuses,  de  variations  accumulées  et  transmises  par 
l'hérédité.  Supposez  maintenant  que  l'animal,  déjà  préparé  par 
l'activité  de  son  cerveau,  acquière  un  jour  la  faculté  du  langage. 
Cette  hypothèse,  nous  dit-on,  n'a  rien  d'invraisemblable,  certains 
animaux  offrant  déjà  les  germes  d'un  langage,  un  commencement 
d'interprétation  des  signes,  avec  l'aptitude  d'exprimer  des  sensations 
et  des  besoins.  Il  suffira  d'une  nouvelle  variation  favorable,  d'une 
supériorité  dans  l'exercice  de  la  voix  et  le  développement  des  or- 
ganes vocaux,  acquise  par  un  accident  heureux  et  transmise  aux 
descendans,  pour  que  le  langage  se  perfectionne  presque  sans  li- 
mite assignable,  réagisse  à  son  tour  sur  le  cerveau,  le  modifie  et  le 
développe.  Voilà  dès  lors  une  faculté  considérable  fixée  dans  une 
espèce  privilégiée,  et  qui  donnera  naissance  à  des  facultés  nouvelles, 
conservation  des  images  par  les  mots,  création  illimitée  d'abs- 
tractions, raisonnement  même.  Grâce  à  la  faculté  d'abstraire  qu'il 
aura  créée,  le  langage  deviendra  principe  de  raison  et  de  moralité 
dans  l'animal  transformé.  Il  deviendra  en  même  temps  le  créateur 
et  l'interprète  d'une  opinion  commune,  l'opinion  d'une  espèce, 
d'une  tribu,  d'un  groupe  social,  formée  sur  le  mode  suivant  lequel 
chaque  membre  de  la  communauté  doit  concourir  au  bien  public. 
Cette  opinion  sera  naturellement  le  guide  de  l'activité  de  chacun, 
le  modèle  que  chacun  sentira  qu'il  doit  suivre,  le  plus  considérable 
motif  d'action,  toujours  présent,  grâce  au  langage,  dans  le  cerveau 
de  l'animal,  devenu  quelque  chose  comme  une  conscience  humaine. 
L'habitude  enfin,  ce  principe  supplémentaire  que  l'on  invoque  dans 


10  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

l'école  nouvelle  pour  combler  toutes  les  lacunes,  en  consolidant  les 
associations  d'idées,  en  fortifiant  les  instincts,  aura  bientôt  consa- 
cré cet  ensemble  de  modifications  successivement  acquises,  et  trans- 
formé en  obligation  subjective  l'obéissance  aux  désirs  et  aux  juge- 
mens  de  la  communauté.  A  dater  de  cet  instant,  l'animal  sera 
devenu  un  être  moral. 

Cette  longue  série  d'hypothèses  n'est  pas  autre  chose,  selon 
M.  Darwin,  que  l'explication  très  probable  du  concept  de  la  mora- 
lité. En  suivant  pas  à  pas  cette  évolution  possible  de  l'instinct  so- 
cial dans  l'animal,  nous  avons  assisté  à  la  création  de  la  conscience 
dans  l'humanité,  à  l'apparition  de  la  justice,  à  la  révélation  du 
droit,  qui  n'a  plus,  on  le  voit,  rien  de  mystique  ni  de  transcendant. 
Comme  l'animal  hypothétique  de  M.  Darwin,  dont  il  a  sans  doute 
reproduit  l'histoire  dans  la  longue  suite  des  siècles,  l'homme  est  né 
animal  sociable.  Comme  tel,  il  a  une  tendance  (naturelle  ou  acquise, 
peu  importe)  à  la  fidélité  envers  ses  semblables,  avec  une  certaine 
aptitude  à  la  discipline.  Cet  instinct  revêt  chez  lui  une  forme  très 
générale.  On  ne  trouve  pas  en  lui,  comme  chez  l'abeille  ou  la 
fourmi,  d'instincts  spéciaux  qui  l'avertissent  et  le  guident  dans 
l'aide  qu'il  doit  fournir  aux  membres  de  sa  communauté.  L'amitié 
et  la  sympathie  qui  l'attachent  à  la  fortune  de  ses  semblables  peu- 
vent bien  lui  révéler  certains  actes  particuliers  qui  seront  utiles  à 
quelques-uns  d'entre  eux;  mais  elles  sont  impuissantes  à  le  guider 
par  de  sûres  impulsions  vers  la  satisfaction  des  exigences  de  l'es- 
pèce. Cette  règle  des  besoins  de  l'espèce  n'a  pu  être  que  le  résultat 
de  l'expérience  confié  au  langage,  quand  l'homme,  animal  muet 
jusqu'alors,  par  la  croissance  continue  de  ses  facultés  et  le  déve- 
loppement réciproque  du  cerveau,  a  franchi  ce  dernier  pas  et  fait 
cette  dernière  conquête,  gage  et  condition  de  tous  ses  développe- 
mens  ultérieurs. 

Voilà  toute  l'histoire  de  la  faculté  juridique  dans  l'espèce  hu- 
maine. Elle  ne  fait  que  reproduire  fidèlement  la  série  des  hypothèses 
précédentes  :  prédominance  des  instincts  sociaux  sur  les  autres, 
supériorité  de  ces  instincts  montrée  et  garantie  par  la  permanence, 
comparaison  qui  s'institue  entre  deux  instincts  dont  l'un,  plus  faible, 
a  prévalu  par  une  force  momentanée,  mécontentement  de  soi,  ma- 
laise, regret  ou  remords  selon  l'importance  de  l'acte  et  l'énergie  du 
sentiment  froissé,  application  et  emploi  du  langage  à  la  formation 
de  l'opinion  publique,  importance  particulière  attachée  par  l'homme 
à  l'approbation  de  ses  pareils.  Ainsi  se  détermine  une  règle  de 
conduite  en  conformité  avec  ce  sentiment,  ou  mieux  un  ensemble 
de  règles  qui  constituent  précisément  ce  qu'on  appelle  la  morale 
sociale,  et  qui  s'imposent  à  chacun  de  nous  par  l'autorité  de  l'opi- 
nion commune,  par  l'énergie  prédominante  de  l'instinct  social, 


LA   MORALE   DE    l' AVENIR.  11 

enfin  par  l'importance  du  but  découvert  au  terme  de  tous  ces 
progrès,  et  qui  n'est  autre  que  le  bien  de  l'espèce.  A  l'origine, 
les  actions  sont  déclarées  bonnes  ou  mauvaises  selon  qu'elles  affec- 
tent le  bien-être  de  la  famille  ou  de  la  tribu.  Peu  à  peu  on  voit 
s'élargir  le  caractère  de  ces  sentimens,  d'abord  restreints  à  l'asso- 
ciation la  plus  étroite.  La  particularité,  très  sensible  au  point  de  dé- 
part, s'efface  devant  la  généralité  croissante  de  cet  instinct  qui  s'é- 
tend par  degrés  de  la  famille  à  la  tribu ,  de  la  tribu  à  la  patrie,  à 
la  race,  à  l'humanité.  Mais  en  acquérant  cette  généralité,  le  phéno- 
mène n'a  pas  perdu  sa  nature  :  il  reste  ce  qu'il  était.  La  moralité 
reste  l'expression  dernière  de  la  sociabilité,  la  justice  est  l'accord 
des  actions  de  chacun  avec  les  intérêts  de  l'espèce ,  le  droit  est  le 
sentiment  que  chacun  a  qu'il  représente  à  un  certain  moment  l'in- 
térêt de  l'espèce,  et  que  les  intérêts  individuels  doivent  plier  devant 
lui,  l'espèce  ne  pouvant  subsister  que  par  cette  harmonie  des  besoins 
de  tous  et  de  chacun. 

Nous  n'avons  pas  l'intention  de  réfuter  eh  détail  cette  théorie,  qui 
n'est  qu'un  long  enchaînement  de  suppositions.  Des  hypothèses  aussi 
arbitraires  échappent  par  leur  caractère  même  à  tout  effort  de  dialec- 
tique sérieuse.  On  nous  dira  toujours  :  «  Qui  peut  nous  empêcher  de 
supposer  ce  que  nous  voulons?  »  A  cela,  que  répondre?  Mais  pour- 
tant, dans  cette  reconstruction  préhistorique  de  la  morale  socîale, 
que  de  vagues  analogies  concluant  de  l'animal  à  l'hommel  que  de 
transitions  brusques  !  que  de  lacunes  restées  ouvertes  ou  arbitraire- 
ment remplies  !  Y  a-t-il  un  seul  de  ces  degrés  si  aisément  franchis 
par  M.  Darwin  où  l'on  ne  puisse  l'arrêter  pour  lui  demander  une 
preuve ,  une  raison  expérimentale  quelconque  qui  lui  permette  de 
passer  de  l'un  à  l'autre,  de  l'instinct  social  au  sens  moral,  ou  de 
l'opinion  d'un  groupe,  d'une  tribu,  à  la  conscience  d'un  devoir  ou 
d'un  droit?  Par  son  point  de  départ,  —  la  lutte  des  instincts,  —  la 
théorie  transformiste  de  la  moralité  se  confond  avec  celle  des  maté- 
rialistes tels  que  Moleschott  ou  Biichner;  à  son  point  d'arrivée,  —  le 
bien  de  l'espèce,  —  elle  rejoint  la  doctrine  utilitaire  de  Stuart  Mill. 
L'originalité  propre  de  cette  théorie  est  dans  la  liaison  et  l'enchaî- 
nement des  hypothèses  qui  nous  conduisent  d'un  simple  fait  phy- 
siologique au  concept  de  la  moralité;  mais  aucune  de  ces  hypothèses 
n'apporte  ses  titres  avec  elle.  Les  raisonnemens  de  M.  Darwin  ont 
pour  type  unique  celui-ci  :  «  les  choses  ont  dû  se  passer  ainsi ,  » 
ou  bien  «  il  est  possible  que  les  choses  se  soient  passées  ainsi.  » 
A  quoi  se  prendre  dans  un  tissu  si  lâche  de  possibilités  tressées 
entre  elles  par  le  bon  plaisir  d'un  très  ingénieux  auteur,  pour  la 
plus  grande  gloire  et  la  justification  d'une  idée  préconçue? 

Mais  enfin,  sans  discuter  la  méthode  elle-même,  nous  pouvons 
nous  demander  si  c'est  bien  là  l'image  exacte  de  la  vie  humaine,  le 


12  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tableau  fidèle  des  phénomènes  les  plus  élevés  qui  l'ennoblissent, 
du  progrès  de  la  conscience,  de  l'éducation  morale  de  l'humanité. 
M.  Darwin  et  M.  Huxley,  qui  lui  a  prêté  en  plusieurs  circonstances 
le  secours  de  sa  subtile  dialectique,  réduisent  le  motif  moral  au 
plaisir  de  l'approbation  ou  de  la  désapprobation  du  groupe  auquel 
nous  appartenons.  Que  font-ils  donc  de  tous  ces  actes ,  souvent 
les  plus  héroïques,  ces  actes  silencieux  et  si  parfaitement  désinté- 
ressés, qui  n'ont  pour  témoin  que  la  conscience  et  qui,  s'ils  vien- 
nent à  être  connus,  sont  souvent  injuriés,  bafoués  par  les  hommes? 
Les  plus  grands  parmi  les  mortels  n'ont-ils  pas  précisément  puisé 
dans  leur  dévoûment  à  une  idée  la  force  de  résister  à  tout  un 
groupe,  à  tout  un  peuple,  et  jeté  leur  vie  en  travers  de  la  route  où 
se  précipitaient  des  multitudes  aveugles  ou  fanatiques?  Un  Socrate, 
un  Polyeucte,  ont-ils  donc  pris  pour  règle  l'opinion  de  la  commu- 
nauté à  laquelle  ils  appartenaient?  Ils  se  sont  honorés  au  contraire 
en  opposant  leur  conscience  à  celle  de  tout  un  peuple,  en  condam- 
nant et  répudiant  avec  éclat  la  morale  traditionnelle  et  collective  au 
nom  d'une  morale  supérieure  dont  ils  étaient  les  confidens  soli- 
taires, jusqu'au  jour  où  ils  se  sont  dévoués,  pour  la  proclamer,  au 
mépris  de  la  foule  et  à  la  mort.  Et  combien  de  Socrates  et  de  Po- 
lyeuctes  inconnus  dans  tous  les  temps,  victimes  ignorées  d'un  bien 
supérieur  qu'ils  ont  pressenti  au-delà  des  exigences  momentanées 
de  l'espèce,  et  bien  au-dessus  de  l'opinion  vulgaire  que  l'humanité 
en  avait  conçue  ! 

L'inconvénient  attaché  aux  origines  mêmes  de  cette  morale  de 
l'évolution,  c'est  précisément  qu'elle  perd  son  caractère  de  morale 
à  mesure  qu'elle  s'analyse  (1).  La  justice  ne  représente  plus  qu'une 
idée  complexe  qui  se  résout  en  une  multitude  d'idées  secondaires 
graduellement  acquises;  mais  chacun  de  ces  élémens,  ainsi  décom- 
posés, n'apporte  au  groupe  d'idées  où  il  entre  qu'une  complication 
nouvelle,  sans  y  apporter  à  aucun  moment  l'autorité,  le  respect, 
l'obligation,  et  si  l'autorité  manque  à  chacun  des  élémens  du  groupe, 
comment  ne  ferait-elle  pas  défaut  à  l'ensemble?  Voyez  naître  l'idée 
de  la  moralité  dans  cette  théorie,  voyez-la  croître ,  se  développer  le 
long  des  siècles,  vous  assistez  au  développement,  à  la  métamor- 
phose d'un  instinct  qui  devient  idée,  opinion,  sentiment,  conviction. 
A  aucun  moment  de  cette  histoire,  je  ne  vois  apparaître  autre  chose 
que  l'instinct,  ou  la  réflexion  sur  l'instinct,  ou  des  sentimens  consé- 
cutifs à  cette  réflexion;  à  aucun  moment,  je  ne  vois  commencer  le 

(1)  Cet  argument  ou  un  argument  analogue  est  développé  avec  beaucoup  de  force 
dans  un  mémoire  encore  inédit  de  M.  Guyau  sur  la  Morale  uliliiaire ,  et  qui,  cou- 
ronné avec  le  mémoire  publié  de  M.  Ludovic  Carrau,  a  marqué  très  haut  le  niveau 
du  concours  ouvert  à  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques  sur  cette  impor- 
tante question. 


LA   MORALE   DE   l' A  VENIR.  13 

phénomène  moral  proprement  dit.  Est-ce  l'impulsion  initiale  de  la 
sociabilité,  absolument  irréfléchie  d'abord,  qui  contient  l'élément 
de  la  moralité  ?  Assurément  non.  Est-ce  la  réflexion  en  s'y  ajoutant? 
Pas  davantage.  Est-ce  le  langage?  Pas  encore.  Est-ce  la  tradition,  à 
mesure  qu'elle  se  forme,  est-ce  l'opinion  de  la  communauté?  Nulle- 
ment, la  tradition  et  l'opinion  publique  peuvent  se  tromper,  et  se 
trompent  trois  fois  sur  quatre.  Ce  ne  serait  là  une  source  respec- 
table d'autorité  que  si  elle  restait  mystérieuse,  si  l'on  ne  savait  de 
quelles  ignorances,  de  quels  préjugés,  de  quels  partis-pris,  de 
quelles  lâchetés  et  de  quels  égoïsmes  peut  se  former  l'opinion 
d'un  groupe,  qui  en  durant  devient  tradition.  C'est  le  mystère  seul 
qui  rendrait  une  pareille  source  sacrée.  En  montrer  les  origines, 
expliquer  comment  elle  se  forme,  où  elle  naît ,  de  quels  affluens 
elle  se  compose,  à  quelles  pentes  elle  obéit ,  c'est  en  détruire  tout 
le  prestige.  Hommes,  nous  sentons,  quoi  qu'on  en  dise,  que  rien 
d'humain  ne  nous  oblige.  Il  faut,  pour  nous  lier,  quelque  chose  de 
plus  que  l'homme.  La  tradition  et  l'opinion  ne  représentent  que 
des  hommes  comme  nous,  et  ce  n'est  ni  la  durée  ni  la  généralité 
qui  peuvent  faire  d'une  erreur  possible  une  vérité  obligatoire.  Ana- 
lyser l'idée  de  la  justice  comme  l'a  fait  M-  Darwin,  c'est  donc  en 
détruire  le  caractère  et  l'essence  même.  Expliquer  ainsi  la  con- 
science morale,  c'est  la  découronner.  JNi  le  devoir,  ni  le  droit  ne 
peuvent  résulter  de  cette  agglomération  de  phénomènes  successifs 
dont  chacun  ne  représente  qu'un  degré  dans  la  transformation  d'un 
instinct,  qui  n'est  lui-même  que  la  résultante  de  plusieurs  actes 
réflexes.  Tout  cela,  pure  invention  de  naturaliste  cfii  a  vécu  toute 
sa  vie  au  centre  de  la  vie  organique,  et  qui  ne  pénètre  qu'acciden- 
tellement et  pour  les  besoins  de  sa  cause  dans  les  domaines  entiè- 
rement différens  de  la  conscience,  pur  roman  d'imagination  et  de 
système!  Ce  qui  sort  de  là,  c'est  une  image  défigurée  de  l'humanité. 
Quant  à  l'idée  de  justice,  elle  ne  survit  pas  à  cette  mortelle  analyse 
qui  en  résout  le  caractère  sacré  dans  une  suprême  illusion,  créée 
par  l'habitude,  prolongée  par  l'hérédité  à  travers  les  siècles,  et 
croissant  dans  l'imagination  des  hommes  en  raison  directe  de  la 
distance  qui  la  sépare  de  son  humble  point  de  départ,  aux  confins 
de  la  vie  organique. 


II. 

î^ous  avons  vu  naître  la  justice  dans  l'école  de  l'évolution  et 
nous  tenons  les  origines  du  nouveau  droit  naturel.  Il  sera  plus  fa- 
cile maintenant  d'étudier  le  principe  en  lui-même  et  de  le  suivre 
dans  quelques-unes  de  ses  applications.  Et  d'abord  on  nous  assure 


14  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

qu'il  faut  nous  délivrer  de  toutes  nos  habitudes  d'esprit,  formées 
par  une  mauvaise  éducation  métaphysique  ou  religieuse,  et  prendre 
à  la  lettre  ce  mot  droit  naturel,  que  les  chimères  spiritualistes  ont 
détourné  de  son  vrai  sens.  Rappelons  en  quelques  traits  l'ancienne 
conception,  pour  faire  mieux  ressortir  par  le  contraste  la  nouveauté 
de  celle  que  la  biologie  nous  propose,  j'allais  dire  nous  impose. 

Voici  ce  qu'on  pensait  jusqu'à  ces  derniers  temps,  et  sur  ce  point 
il  n'y  a  pas  de  désaccord  entre  les  plus  grands  esprits  du  xviii'^  siècle 
et  du  nôtre;  Voltaire,  Rousseau,  Montesquieu,  ne  se  seraient  pas 
exprimés  sur  ce  sujet  autrement  que  Kant,  Victor  Cousin  ou  Jouf- 
froy.  C'est  leur  doctrine  commune  que  je  résume.  II  y  a  un  droit 
primordial,  un  ensemble  de  droits  inhérens  à  l'homme,  par  cela 
seul  que  l'homme  est  une  personne,  c'est-à-dire  une  volonté  libre. 
La  racine  du  droit  est  là,  dans  cette  simple  constatation  de  l'attri- 
but souverain  qui  constitue  l'homme  en  tant  qu'homme  et  le  sépare 
du  l'esté  de  la  nature.  Tant  que  la  liberté  se  concentre  en  elle- 
même,  dans  le  for  de  la  conscience,  c'est  la  liberté  morale,  liberté 
illimitée,  puisqu'elle  est  insaisissable  à  toute  prise  humaine,  et  dès 
lors  irresponsable  à  l'égard  de  la  société;  mais  aussitôt  que  la 
liberté  se  manifeste  au  dehors,  elle  entre  en  contact  avec  le  milieu 
dans  lequel  elle  doit  se  développer,  c'est-à-dire  avec  d'autres  vo- 
lontés libres.  Chacune  des  formes  et  des  applications  de  la  liberté, 
considérée  dans  son  milieu  social,  donne  naissance  à  une  série  de 
droits  corrélatifs.  La  liberté  individuelle,  la  liberté  du  foyer,  la  li- 
berté de  la  propriété,  la  liberté  du  travail  et  du  commerce,  ce  sont 
autant  de  manifestations  variées  de  la  personne,  d'où  naît  et  se  dé- 
veloppe la  série  des  droits  qui  consacrent  l'inviolabilité  de  la  vie 
humaine,  l'usage  personnel  que  nous  devons  faire  de  notre  existence 
et  de  nos  forces,  le  choix  que  nous  faisons  d'une  compagne,  la  di- 
rection et  l'éducation  de  nos  enfans,  l'indépendance  de  notre  con- 
science morale  et  religieuse  en  tant  qu'elle  s'exprime  au  dehors  et 
se  communique,  enfin  le  choix  de  notre  travail,  la  possession  et  la 
jouissance  des  résultats  de  ce  travail.  Tout  cela,  c'est  la  liberté  ma- 
nifestée au  milieu  d'autres  libertés  qui  la  restreignent  et  la  limitent 
dans  une  certaine  mesure,  protégée  dans  ses  légitimes  manifesta- 
tions, défendue  par  autant  de  droits  antérieurs  et  supérieurs  à  toute 
législation  positive  contre  l'oppression  ou  la  contrainte  des  autres 
volontés.  —  On  entendait  jusqu'ici,  d'un  commun  accord,  par  le 
droit  naturel  l'ensemble  des  garanties  que  les  lois  positives  doivent 
assurer  à  notre  personnalité  et  à  tous  les  élémens  qui  la  constituent 
pour  nous  permettre  d'être  vraiment  hommes.  Voilà  pourquoi  ce  mot 
est  un  des  mots  les  plus  sacrés  des  langues  humaines,  un  mot  im- 
périssable, quoi  qu'on  fasse  pour  l'abolir.  Il  résume  pour  l'homme 


M   MORALE   DE   l' A  VENIR,  16 

les  garanties  nécessaires,  non  toujours  réalisées  par  la  loi  positive, 
mais  véritablement  exigibles  par  chacun  de  nous,  qui  lui  assurent 
la  faculté  d'être  ce  qu'il  est  et  non  un  autre,  de  s'appartenir  dans 
les  manifestations  de  sa  libre  volonté  aussi  bien  que  dans  son  for 
intérieur.  Voilà  pourquoi  la  sympathie  des  hommes,  leur  admiration 
est  acquise  d'avance  à  ceux  qui  luttent,  dans  un  milieu  social  cor- 
rompu ou  faussé,  pour  revendiquer  les  garanties  de  leur  inviolable 
volonté.  Aussi  n'est-il  pas  de  plus  bel  éloge  que  celui-ci  :  «  cet 
homme  a  souffert  pour  son  droit,  il  est  mort  pour  son  droit!  n  Et  là 
où  le  droit  a  été  violé,  qu'il  s'agisse  d'un  individu  ou  d'une  nation, 
il  s'élève  une  protestation  éternelle  du  droit  contre  le  fait,  du  droit 
qui  juge  la  force  et  qui  la  condamne. 

C'est  là  l'ancienne  doctrine,  mille  fois  répudiée  par  la  science  ex- 
périmentale et  positive.  —  Elle  repose,  nous  dit -on,  sur  Va-prwri 
pur.  Qu'est-ce  que  c'est  que  ces  droits  inhérens  à  l'homme,  par 
cela  seul  qu'il  est  homme,  ces  droits  antérieurs  et  supérieurs  aux 
lois  positives?  D'où  sortent-ils?  De  quel  ciel  imaginaire  tombent- 
ils  dans  la  raison  de  l'homme?  Qui  les  a  promulgués?  Qui  a  trou^vé 
jamais  une  formule  satisfaisante  de  ces  obscurs  oracles?  D'où  vient 
cette  indiscutable  autorité  qu'on  leur  confère?  Est-ce  l'autorité 
d'une  idée  transcendante  ?  Mais  on  sait  maintenant  à  quoi  s'en  te- 
nir sur  les  idées  transcendantes,  qui  ne  sont  que  les  dernières 
idoles  de  la  philosophie.  Est-ce  l'autorité  d'un  dieu?  Quel  dieu? 
Quand  a-t-il  parlé?  N'est-il  pas  trop  facile  de  le  faire  parler  à  son 
gré,  et  n'est-ce  pas  sortir  de  la  science  que  d'assigner  à  nos  concep- 
tions une  origine  mystique,  sans  doute  pour  nous  dispenser  d'en 
expliquer  la  naissance?  —  On  parle  de  la  volonté  inviolable,  de  la 
liberté  intérieure,  principe  et  origine  du  droit,  de  la  personnalité 
sacrée  :  purs  mots  !  La  volonté  est  inviolable  quand  elle  est  assez 
forte  pour  se  protéger,  la  personnalité  de  l'homme  est  sacrée,  non 
parce  qu'elle  se  proclame  telle,  mais  quand  elle  est  en  état  de  se 
faire  respecter.  Ainsi  se  passent  les  choses  à  l'origine  :  plus  tard, 
par  suite  du  développement  cérébral  de  l'espèce,  il  intervient  une 
série  de  conventions  entre  les  membres  de  la  communauté,  il  se 
forme  une  opinion  publique  sur  le  bien  de  cette  communauté,  et 
l'opinion,  aidée  de  l'instinct  de  sociabilité,  donne  naissance  à  des 
concepts  qui  ne  font  que  traduire  l'idée  générale  que  tel  ou  tel 
groupe  humain  se  fait  de  son  intérêt,  et  à  des  sentimens,  comme  le 
regret  ou  le  remords ,  qui  ne  sont  qu'une  manifestation  et  une  ré- 
volte de  l'instinct  social.  Le  droit  n'est  donc  au  fond  que  l'accord 
des  instincts  individuels  avec  l'instinct  social.  11  exprime  l'harmonie 
momentanée  du  besoin  qui  se  manifeste  en  moi  avec  les  exigences 
de  l'espèce  à  laquelle  j'appartiens.  Il  ne  peut  signifier  que  cela. 


16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  droit  naturel  ne  peut  avoir  qu'un  sens  positif,  scientifique  :  le 
droit  tiré  de  la  nature,  ramené  à  la  règle  des  choses,  interprété  par 
les  seules  lois  qui  existent,  les  lois  naturelles,  en  dehors  desquelles 
il  n'y  a  que  non-sens  et  chimères. 

Ce  sont  elles  qu'il  faut  uniquement  consulter  pour  constituer  la 
théorie  positive  des  sociétés  humaines  et  la  science  des  rapports  vrais 
qui  doivent  enchaîner  l'action  de  chacun  à  la  marche  de  l'ensemble. 
En  d'autres  termes,  et  pour  emprunter  le  langage  de  l'école,  la  socio- 
logie est  dans  une  dépendance  étroite  de  la  biologie.  Voici  l'axiome 
dans  lequel  M.  Herbert  Spencer  résume  sur  ce  point  les  idées  et  les 
vues  parfaitement  concordantes  des  représentans  de  la  doctrine  : 
«  Toutes  les  actions  sociales  étant  déterminées  par  les  actions  des 
individus,  et  toutes  les  actions  des  individus  étant  réglées  par  les 
lois  générales  de  la  vie,  l'interprétation  rationneire  des  actions  so- 
ciales suppose  la  connaissance  des  lois  de  la  vie  (1).  »  Qu'on  ne 
vienne  donc  plus  parler  de  l'absolu  du  concept  moral,  d'un  devoir 
imprescriptible  et  d'un  droit  éternel.  Gomme  il  n'y  a  pas  un  règne 
humain  distinct  du  règne  animal,  il  n'y  a  pas  un  monde  moral  dis- 
tinct de  la  nature.  Le  premier  progrès  à  faire  dans  la  science  nou- 
velle, c'est  de  bien  comprendre  l'unité  des  lois  qui  règlent  la  vie  à 
tous  les  degrés  où  elle  se  manifeste.  Or  la  première  de  ces  lois, 
c'est  la  relativité  universelle,  la  transformation  incessante,  l'évolu- 
tion, seul  principe  éternel  dans  le  changement  sans  fm  des  formes 
et  des  êtres,  des  conditions  dont  dépendent  les  formes,  et  des  mi- 
lieux dont  dépendent  les  êtres. 

«  La  formation  des  sociétés  étant  déterminée  par  les  attributs 
des  individus,  et  ces  attributs  n'étant  pas  des  constantes,  »  rien 
ne  doit  être  plus  variable  que  les  règles  qui  déterminent  les  rap- 
ports des  différens  membres  de  la  communauté  soit  entre  eux,  soit 
avec  la  communauté  elle-même.  Ainsi  s'évanouit  la  chimère  spi- 
ritualiste  de  l'homme  universel,  identique,  constant  a  lui-même 
sous  des  variations  superficielles,  ayant  dès  les  premiers  âges  sinon 
la  même  conscience  en  acte  et  développée,  du  moins  la  même 
conscience  implicite  et  virtuelle,  les  mêmes  facultés  à  des  degrés 
différons,  la  même  nature  intellectuelle  et  morale,  enveloppée 
comme  dans  un  germe  qui  porte  déjà  toute  l'histoire  future  de 
l'humanité.  Rien  de  plus  faux  qu'une  pareille  conception.  L'homme 
est  devenu  ce  qu'il  est,  mais  cela  aurait  pu  ne  pas  être;  un  fait 
insignifiant  en  apparence  changé  dans  sa  laborieuse  histoire,  elle 
aurait  pu  changer  du  tout  au  tout;  l'homme  pouvait  rester  enchaîné 
à  jamais  dans  les  liens  de  l'animalité  muette;  une  autre  espèce  au- 

(1)  Introduction  à  la  science  sociale. 


LA   MORALE    DE    l' AVENIR.  17 

rait  peut-être  pris  sa  place  au  sommet  de  l'échelle  animale.  De 
quelle  morale  absolue,  éternelle,  peut-il  être  question  pour  une  es- 
pèce soumise  à  de  telles  vicissitudes? 

Contemplons  l'image  de  nos  ancêtres  dans  cette  troupe  de  Fué- 
giens  qui  a  passé  sous  les  yeux  de  M.  Darwin  comme  une  réminis- 
cence vivante  des  temps  préhistoriques  :  «  ces  hommes  absolument 
nus,  barbouillés  de  peinture,  avec  des  cheveux  longs  et  emmêlés, 
la  bouche  écumante,  avaient  une  expression  sauvage,  elTrayée  et 
méfiante.  Ils  ne  possédaient  presque  aucun  art  et  vivaient  comme 
des  bêtes  sauvages  de  ce  qu'ils  pouvaient  attraper;  privés  de  toute 
organisation  sociale,  ils  étaient  sans  merci  pour  tout  ce  qui  ne  fai- 
sait pas  partie  de  leur  petite  tribu.  »  Assurément  tels  étaient  nos  an- 
cêtres. Ces  sauvages  de  la  Terre-de-Feu  ne  sont-ils  pas  aussi  complè- 
tement étrangers  aux  concepts  et  aux  sentimens  de  notre  conscience 
morale  que  pouvaient  l'être  les  simiadés  dont  nous  descendons? 
<(  Pour  ma  part,  ajoute  M.  Darwin,  j'aimerais  autant  descendre  de 
ce  vieux  babouin  qui  emportait  triomphalement  son  jeune  cama- 
rade après  l'avoir  arraché  à  une  meute  de  chiens  étonnés  que  d'un 
sauvage  qui  torture  ses  ennemis,  offre  des  sacrifices  sanglans,  pra- 
tique l'infanticide,  traite  ses  femn^es  comme  des  esclaves.  »  —  Or, 
si  l'on  considère  que  le  type  actuel  peut  être  aussi  éloigné  du  type, 
complètement  inconnu,  de  l'humanité  future,  que  les  aborigènes, 
les  troglodytes  ou  autres  l'étaient  de  la  forme  actuelle  de  la  so- 
ciété, on  voit  à  quoi  se  réduit  cette  métaphysique  a  priori  de 
l'homme  universel  investi  en  naissant  d'un  droit  absolu.  L'homme 
n'ayant  pas  été  toujours  l'homme  et  pouvant  devenir  tout  autre  chose 
dans  un  avenir  indéterminé,  c'est  folie  de  prétendre  définir  pour  lui 
d'une  manière  fixe  le  bien  ou  le  mal,  puisque  l'un  et  l'autre  ne  sont 
ce  qu'ils  sont  que  selon  les  circonstances  de  temps  et  de  milieu,  se- 
lon qu'ils  sont  conformes  ou  contraires  aux  exigences  de  l'espèce, 
moins  que  cela,  à  l'intérêt  spécial  du  groupe  dont  l'être  fait  partie, 
car  ce  n'est  qu'à  la  longue  que  l'intérêt  spécial  du  groupe,  seul 
régulateur  à  l'origine  de  l'instinct  social,  s'élargit,  s'étend,  et,  par 
une  généralisation  croissante,  devient  l'utilité  de  l'espèce,  la  règle 
la  plus  haute  de  moralité  que  les  lois  biologiques  nous  permettent 
de  concevoir. 

Si  l'homme  est  parti  du  plus  bas  degré  de  l'échelle  de  la  vie  pour 
arriver  au  sommet  apparent  et  provisoire  qu'il  occupe,  après  avoir 
traversé  une  série  de  formes  intermédiaires,  on  peut  juger  combien 
les  idées  de  Rousseau  sur  l'état  de  nature,  sur  la  douceur  des  mœurs 
et  l'innocence  primitive  de  cet  état,  sur  la  bonté  originelle  de 
l'homme,  doivent  paraître  surannées,  ridicules  même,  aux  repré- 
sentans  des  nouvelles  écoles.  Ces  utopies  rétrospectives  sont  rejetées 

TOME  XII.  —  1875.  2 


IS  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

avec  une  sorte  d'ironique  dédain,  qui  daigne  à  peine  les  discuter.  «  Il 
n'y  a  jamais  eu  pour  l'homme,  dit  M'"*  Clémence  Royer,  un  tel  état 
fixe,  invariable  et  que  l'homme  ne  pouvait  quitter  sans  s'écarter  de 
ses  véritables  destinées.  Chacun  des  états  successifs  qu'il  a  traversés 
n'a  été  qu'une  station  plus  ou  moins  longue,  intermédiaire  entre 
deux  autres,  où  l'homme  ne  s'est  reposé  un  instant  que  pour  repar- 
tir vers  le  but  lointain.  Le  point  même,  le  moment  transitoire  où  il 
a  cessé  d'être  à  l'état  animal  pour  passer  à  l'état  humain,  est  abso- 
lument indéterminable.  » 

On  ajoute  que  la  nature  n'est  pas,  comme  le  croit  Rousseau  et 
comme  le  répète  à  sa  suite  l'école  sentimentale,  une  mère  douce  et 
prodigue  qui,  après  avoir  produit  l'homme,  le  reçoit  sur  son  sein 
facile  et  l'entoure  de  tout  ce  qui  peut  nourrir  et  même  charmer  son 
innocente  vie.  «  C'est  une  marâtre  avare  et  cruelle  à  laquelle  cha- 
cun de  ses  enfans  doit  tout  arracher  de  haute  lutte.  »  La  loi  qui 
gouverne  la  vie,  toute  vie,  au  lieu  d'être  une  loi  de  paix  et  d'amour, 
est  une  loi  de  haine,  de  lutte  sans  merci.  Non  enfin,  il  n'est  pas  vrai 
que  t©ut  soit  bien  en  sortant  des  mains  de  la  nature,  comme  le  pen- 
sait Rousseau,  ni  que  l'homme  soit  naturellement  bon,  comme  le 
disait  Turgot,  ni  qu'il  y  ait  un  ordre  primitif  des  sociétés  humaines, 
comme  le  soutenaient  Quesnay  et  les  physiocrates ,  qui  voulaient 
rétablir  le  règne  de  la  nature  par  l'abolition  des  lois  humaines  (1), 
ni  que  la  civilisation  déprave  l'homme  et  corrompe  les  sociétés, 
comme  l'ont  prétendu  Saint-Simon  et  Fourier.  Sur  tous  ces  points, 
rien  de  plus  net  que  la  doctrine  de  l'évolution.  Contre  tous  ces 
utopistes  et  ces  réformateurs,  c'est  Thomas  Hobbes  qui  avait  rai- 
son en  proclamant  que  le  véritable  état  de  nature  est  la  guerre 
de  tous  contre  tous,  bellum  omnium  contra  omnes.  C'est  la  loi 
de  la  concurrence  vitale  dans  toute  son  horreur  qui  règne  sur  l'hu- 
manité naissante  aussi  bien  que  sur  le  reste  des  animaux.  L'ex- 
termination pour  la  nourriture,  l'extermination  des  congénères  plus 
faibles  ou  moins  favorisés,  la  nature  livrée  à  elle-même  ne  con- 
naît pas  d'autre  loi.  Rien ,  pas  même  la  vie  horrible  des  sau- 
vages actuels,  ne  peut  nous  donner  l'idée  du  sort  auquel  était 
condamné  le  bimane  anthropoïde ,  notre  ancêtre ,  au  fond  des 
bois  ou  dans  les  cavernes,  tremblant  à  chaque  instant,  soit  pour 
lui-même,  soit  pour  sa  hideuse  femelle,  soit  pour  son  petit,  crai- 
gnant de  voir  surgir  dans  l'ombre  un  animal  plus  fort  que  lui,  ou 
un  bimane  de  son  espèce,  plus  cruel  et  plus  terrible  que  l'ours  ou 
le  gorille,  a  Plus  on  recule  dans  le  passé,  plus  on  voit  la  trace  ma- 

(.1)  Voyez  l'intéressante  étuéedc  M.  de  Lavelcyc  sur  les  Tendances  nouvelles  de  l'Êco- 
nomie  politique  et  du  socialisme,  dans  la  lîevu^  du  15  juillet  1875,  où  cette  doctriae 
est  exposée  et  réfutée,  mais  à  un  autre  point  de  vue  que  celui  qui  nous  occupe. 


LA    MORALE    DE    l' A  VENIR.  19 

nifeste  des  passions  féroces  et  dégradantes.  Au-delà,  bien  au-delà 
de  l'âge  de  fer,  témoin  de  luttes  sanglantes  et  sans  fin,  apparaît 
un  âge  de  pierre  d'une  incommensurable  durée  et  pendant  lequel 
l'homme,  armé  de  silex,  passait  sa  vie  à  lutter  contre  l'homme, 
contre  les  animaux  et  contre  les  élémens.  »  Mais  avant  cet  âge  de 
pierre  lui-même,  où  l'homme  se  révèle,  par  sa  première  victoire 
contre  les  fatalités  douloureuses  qui  ont  plus  d'une  fois  menacé  sa 
chétive  race,  en  se  fabriquant  des  armes,  signe  de  sa  suprématie 
naissante ,  au-delà  de  cette  époque,  quand  ce  qui  devait  être  l'homme 
ne  s'était  pas  encore  nettement  détaché  de  l'animal,  qui  dira  jamais 
les  misères  et  la  férocité  de  ce  malheureux  être,  plus  faible  que 
bien  d'autres,  et  dont  l'intelligence  n'avait  pas  encore  réagi  contre 
une  nature  qui  lui  refuse  les  moyens  de  se  défendre? 

Quand  il  s'agit  d'un  être  pareil,  quelles  que  soient  d'ailleurs  ses 
destinées  ultérieures,  qu'on  ne  vienne  donc  pas  parler  d'un  droit  na- 
turel, inhérent  à  sa  qualité  d'homme.  De  droit,  il  n'en  a  pas,  sauf 
celui  qu'il  tient  de  la  force  de  ses  muscles,  plus  tard  du  premier 
caillou  tranchant  qu'il  adapte  à  sa  main  meurtrière,  plus  tard  enfin 
du  premier  outil  en  fer  qu'il  fabrique  pour  déchirer  le  sol  avare  et 
dur.  Pour  lui,  comme  pour  les  autres  animaux,  il  n'y  a  qu'une  loi, 
celle  de  vivre,  laquelle  en  engendre  deux  autres,  qui  suffisent  à 
expliquer  tous  les  faits  sociaux  de  l'âge  moderne,  la  loi  de  la  sé- 
lection, qui  élimine  ceux  qui  ne  sont  pas  capables  et  par  conséquent 
dignes  de  vivre,  et  la  loi  de  la  sociabilité,  qui,  pour  un  animal 
comme  l'homme,  l'intéresse  personnellement  au  bien-être  du  groupe 
et  fait  de  l'utilité  de  l'espèce  une  partie  essentielle  de  son  utilité 
personnelle. 

La  loi  de  la  sélection  explique  seule  d'une  manière  péremptoire 
ce  fait  qui  a  tant  exercé  l'inutile  dialectique  des  utopistes  et  des 
rêveurs,  les  inégalités  sociales.  A  l'origine,  elles  n'ont  point  été  des 
usurpations  de  la  force,  ou  du  moins  la  force,  en  les  créant,  a  eu 
raison.  Dans  l'état  actuel,  elles  ne  sont  pas  des  abus  qui  durent, 
elles  sont  l'expression  nécessaire  d'un  principe  naturel,  qu'il  est 
sage  d'accepter  à  ce  titre,  qu'il  serait  chimérique  de  vouloir  dé- 
truire, contre  lequel  il  est  insensé  de  se  révolter,  puisqu'il  est  une 
des  formes  de  cette  règle  des  choses  oii  s'appuie  toute  la  doctrine. 
C'est  un  poète  grec  qui  l'a  dit,  il  y  a  vingt-deux  siècles  :  «  Il  n'y 
a  pas  à  se  fâcher  contre  les  choses,  car  cela  ne  leur  fait  rien  du 

tout  (1).    )) 

Résumons,  sur  ce  point  si  grave,  les  développemens  et  les  dé- 

(1)  Toï;  TtpdcYlAamv  yàp  o\)y\  Ou[i.oûfffJai  ypéwv; 

Milzi  yàp  aùxoî;  oOofv.  (Euripide.) 


20  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ductions  de  la  doctrine  d'après  un  de  ses  interprètes  reconnu  comme 
l'un  des  plus  exacts  et  des  plus  fidèles  (1).  L'homme,  étant  le  pro- 
duit des  variations  successives  d'espèces  animales  antérieures,  est 
le  résultat,  par  là  même,  d'inégalités  individuelles,  ethniques  et 
spécifiques,  qui  peu  à  peu  l'ont  constitué  comme  espèce,  race  ou 
individu.  Le  premier  animal  qui  manifesta  quelques  caractères  ex- 
clusivement humains  acquit  une  supériorité  immédiate  sur  ses  con- 
génères, et  transmit  cette  supériorité  à  quelques-uns  de  ses  des- 
cendans.  Ainsi  se  créa  l'espèce.  De  la  même  manière  se  créèrent 
au  sein  de  l'espèce  les  races  privilégiées.  Les  races  tendent  à  s'i- 
soler jusqu'au  moment  où  la  civilisation  les  rapproche;  mais  il  en 
est  quelques-unes  qui  s'isolent  de  plus  en  plus,  et  qui  par  là  sont 
condamnées  à  disparaître  sous  l'action  de  la  loi  sélective,  qui 
abaisse  et  détruit  ce  qu'elle,  n'élève  pas  et  ne  féconde  pas.  Il  reste 
pourtant  quelques  branches  primitives,  immobiles  et  en  quelque 
sorte  atrophiées,  comme  des  spécimens  oubliés  de  nos  origines. 
Des  Mincopies  des  îles  Andaman,  des  Maories  de  la  Nouvelle-Zé- 
lande, des  Tasmaniens  de  Van-Diemen,  des  Hottentots  et  Boschmen 
du  sud  de  l'Afrique,  des  habitans  de  la  Terre-de-Feu  ou  des  Esqui- 
maux, au  premier  bimane  qui  eut  trente-deux  dents  et  trente-deux 
vertèbres,  marcha  debout  sur  ses  deux  pieds  et  ne  grimpa  que  par 
occasion  aux  arbres,  il  y  a  une  distance  infmiment  moins  grande 
que  de  ces  hordes  infimes  à  pos  peuples  européens.  On  peut  même 
dire  qu'au  point  de  vue  intellectuel  un  Mincopie  ou  un  Papou  est 
plus  proche  parent,  non-seulement  du  singe,  mais  du  kangourou, 
que  d'un  Descartes  ou  d'un  Newton  (2). 

Les  classes  sociales  se  sont  formées  dans  chaque  société  de  la 
même  façon  et  par  l'action  de  la  même  loi  que  les  races  au  sein  de 
l'espèce.  Qui  oserait  raisonnablement  s'en  plaindre?  Il  faut  avoir 
l'entendement  obscurci  par  des  préjugés  de  système  ou  des  passions 
personnelles,  «  comme  nos  philosophes,  nos  moralistes  et  nos  poli- 
tiques, »  pour  ne  pas  saisir  les  mille  liens  qui  unissent  ces  inéga- 
lités naturelles,  c'est-à-dire  innées,  originelles,  aux  inégalités 
sociales  garanties  ou  instituées  par  la  loi.  Par  une  série  de  déduc- 
tions fortement  enchaînées,  on  arrive  à  établir  ces  deux  propo- 
sitions fondamentales  :  1°  il  n'est  point  d'inégalité  de  droit  qui  ne 
puisse  trouver  sa  raison  dans  une  inégalité  de  fait,  point  d'inéga- 
lité sociale  qui  ne  doive  avoir  et  n'ait  à  l'origine  son  point  de  dé- 
part dans  une  inégalité  naturelle;  2°  corrélativement,  toute  inéga- 
lité naturelle  qui  se  produit  chez  un  individu,  s'établit  et  se  perpétue 

(1)  M""-  Clémence  Royer,  Origine  de  l'homme  et  des  sociétés,  chapitre  XIII. 

(2)  Ibid.,  p.  513. 


LA    MORALE    DE    l'aVENIR.  21 

dans  une  race,  doit  avoir  pour  conséquence  une  inégalité  sociale, 
surtout  lorsque  l'apparition  et  la  fixation  de  cette  inégalité  dans  la 
race  correspondent  à  un  besoin  social,  à  une  utilité  ethnique  plus 
ou  moins  durable.  On  donne  comme  e^^emples  à  l'appui  de  cette 
double  thèse  l'établissement  de  l'autorité  du  père  de  famille  ou  du 
chef  de  tribu  qui  par  leur  vigueur  plus  grande  ou  la  supériorité  de 
leur  expérience  réussirent  à  former  en  faisceau  les  forces  indivi- 
duelles d'abord  isolées,  à  les  relier  sous  une  direction  unique,  et 
surent  ainsi  en  multiplier  la  valeur  en  les  réunissant.  Il  en  est  de 
même  pour  toutes  les  institutions  politiques,  la  magistrature,  le 
sacerdoce,  les  aristocraties,  les  royautés,  castes,  privilèges,  autori- 
tés et  pouvoirs  quelconques,  qui  ont  pu  sans  doute  exagérer  par- 
fois le  fait  primitif  des  inégalités  naturelles,  parfois  même  le  faus- 
ser par  l'intervention  de  la  ruse  et  de  l'hypocrisie,  mais  qui  dans 
l'origine  et  le  plus  souvent  n'ont  fait  que  l'exprimer  avec  un  saisis- 
sant relief  et  le  traduire  avec  éclat  sur  la  scène  de  l'histoire  et  du 
monde.  Dire  que  ce  fait  est  fatal,  c'est  dire  qu'il  est  légitime;  les 
deux  choses  ne  se  distinguent  pas  dans  l'école  de  l'évolution.  Mar- 
quer l'origine  et  le  caractère  des  inégalités  sociales,  c'est  retrouver 
leurs  titres  dans  le  seul  code  qui  ne  soit  pas  rédigé  par  l'arbitraire 
et  la  fantaisie,  le  code  de  la  nature. 

De  là  bien  des  conséquences;  nous  ne  ferons  que  les  énumérer. 
Chaque  être  a  sa  valeur  propre,  déterminée  par  l'étendue  de  ses 
facultés  et  des  services  qu'il  rend  à  la  communauté.  Tout  homme 
n'est  donc  point  égal  à  un  autre  homme,  pas  plus  que  l'animal  n'est 
égal  à  l'humanité,  parce  qu'il  naît,  vit,  meurt,  mange  et  dort  comme 
elle.  L'équité  est  non  l'égalité,  mais  la  proportionnalité  du  droit,  La 
justice  consiste  en  ce  que  chaque  service  rendu  soit  récompensé 
proportionnellement  à  sa  valeur  utile.  Demander  autre  chose,  ré- 
clamer plus,  c'est  demander  l'égalité  sauvage,  spécifique,  l'égalité 
dans  la  pauvreté  et  l'abaissement.  Rien  de  plus  périlleux  qu'une 
loi  de  niveau  inflexible  qui  renverserait  cet  édifice  d'activités  com- 
plétives les  unes  des  autres  et  harmonisées  entre  elles.  De  même 
que  dans  les  organismes  les  plus  élevés  la  division  physiologique 
du  travail  est  la  condition  même  de  la  vie  et  du  progrès,  de  même 
dans  l'organisme  social,  qui  en  reproduit  exactement  les  conditions 
et  les  règles,  c'est  une  idée  qu'il  faut  toujours  avoir  dans  l'esprit, 
comme  l'expression  et  le  résumé  d'une  multitude  d'exemples  biolo- 
giques, que  celle  de  la  subordination  des  fonctions  et  des  classes 
qui  les  remplissent,  ce  que  M.  Spencer  exprime  ainsi  :  le  principe 
d'une  dépendance  réciproque  croissante,  accompagnant  une  spécia- 
lisation croissante  (1).  Il  est  même  nécessaire,  pour  qu'une  société 

(1)  Introduction  à  la  science  sociale,  chapitre  XIV,  Préparation  à  la  sociologie  par 
la  biologie. 


22  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

parvienne  à  son  plus  haut  degré  de  bonheur,  que  l'harmonie  s'y 
conserve  par  les  inégalités  de  la  jouissance  et  du  bien-être.  Si  cha- 
que membre  d'un  groupe  social  avait  la  même  somme  de  jouis- 
sance, ce  serait  pour  chacun  la  moindre  somme  possible  :  tout  le 
monde  souffrirait  sans  avantage  pour  personne.  «  A  mesure  que  s'é- 
lève la  pyramide  sociale  et  que  se  multiplient  ses  rangs  hiérar- 
chiques, la  somme  totale  des  jouissances  à  répartir  entre  tous  aug- 
mente progressivement.  La  division  du  travail  et  les  inégalités 
qu'elle  comporte  produisent,  avec  moins  de  travail  pour  chacun, 
plus  de  jouissances  pour  tous  (1).  »  On  démontre  même  avec  soin 
que  l'inégalité  des  richesses,  par  la  création  des  loisirs  et  l'emploi 
varié  de  ces  loisirs,  tourne  à  l'avantage  de  tous  et  surtout  des  plus 
pauvres.  On  fait  voir  où  nous  conduiraient  de  folles  utopies;  elles 
nous  ramèneraient  précisément  aux  antipodes  de  la  civilisation,  elles 
nous  rendraient  l'égalité  primitive  dans  la  misère,  d'où  l'humanité 
est  sortie  avec  tant  de  peine.  En  résumé,  les  inégalités  sociales  exis- 
tent, donc  elles  sont  nécessaires;  elles  sont  l'expression  des  inéga- 
lités naturelles,  donc  elles  sont  légitimes.  Ce  que  chacun  peut  et 
doit  réclamer,  c'est  l'égalité  initiale  des  activités  libres,  lui  permet- 
tant de  développer  ses  facultés  sous  la  loi  de  la  concurrence,  mais 
non  l'égalité  de  droit,  qui  est  le  renversement  de  toute  société  civi- 
lisée. Il  n'est  dû  à  chacun  qu'une  part  de  droit  proportionnelle 
à  ses  forces  et  à  ses  facultés. 

C'est,  on  le  voit,  une  théorie  entièrement  aristocratique.  Elle 
confère  tout,  l'intégrité  des  droits,  la  direction,  l'initiative  et  la 
plus  haute  de  toutes  les  fonctions,  celle  du  progrès,  aux  classes 
privilégiées.  La  loi  de  la  sélection  veut  qu'il  en  soit  ainsi.  Elle  veut 
qu'il  y  ait  à  la  tête  de  chaque  société  «  une  classe  régulatrice,  plus 
ou  moins  distincte  des  classes  gouvernées.  »  C'est  par  une  série  de 
modifications  acquises  et  transmises ,  c'est  par  un  lent  et  patient 
travail  d'affinage  et  de  perfectionnement,  que  s'élabore  cette  noble 
élite  d'hommes,  qui  sont  vraiment  les  ouvriers  de  la  civilisation  et 
qui  doivent  concentrer  entre  leurs  mains  tous  les  droits,  l'autorité, 
la  fonction  sociale  par  elle,  le  pouvoir  de  faire  des  lois.  Ils  sont  les 
organes,  les  interprètes  du  vrai  droit  naturel  fondé  sur  les  lois  de  la 
vie.  C'est  à  eux,  à  eux  seuls,  qu'il  appartient,  dans  le  désordre 
confus  des  appétits  individuels  et  des  instincts  égoïstes,  de  démê- 
ler les  exigences  de  l'espèce,  de  discerner  et  d'établir,  à  tel  ou  tel 
moment  de  l'histoire,  Viitilitâ  spécifique  qui  correspond  à  chacune 
des  phases  de  l'humanité.  Voilà  leur  rôle  et  leur  emploi.  Réagir, 
protester  contre  cette  hiérarchie,  réclamer  un  droit  d'interprétation 
égal  pour  tous  les  hommes  et  pour  toutes  les  classes ,  c'est  aller 

(1)  M""  Clciuence  Uoycr,  ouvrage  cité. 


LA    MORALE    DE   L' AVENIR.  23 

contre  la  nature  elle-même,  qui  n'a  pas  créé  en  vain  ces  supério- 
rités de  caractère,  de  lumière  et  de  talent.  Il  ne  serait  pas  difficile, 
par  voie  de  conséquence,  de  pousser  bien  loin  une  pareille  théorie; 
mais  sans  rien  exagérer,  et  même  en  atténuant  quelques  expressions 
dont  il  serait  aisé  d'abuser,  nous  en  avons  dit  assez  pour  montrer  le 
caractère  fortement  autoritaire  de  la  politique  de  l'évolution.  Cette 
politique  a  un  goût  médiocre  pour  la  foule,  pour  le  nombre,  pour 
la  multitude  des  individualités  humaines  que  la  loi  de  la  sélection  a 
laissées  dans  l'ombre.  Ce  qu'elle  recherche  évidemment,  ce  qu'elle 
veut,  c'est  la  souveraineté  de  l'intelligence.  Celui-là  seul  aura  un 
droit,  et  tout  le  droit,  qui  sera  le  plus  fort  par  la  science.  Celui-là 
seul  a  le  droit  de  commander;  les  autres  n'ont  que  le  droit  d'obéir. 
Il  commande  au  nom  de  l'amélioration  de  la  race ,  dont  lui  seul 
connaît  bien  les  conditions  et  les  lois. 

Élus  de  la  sélection,  ces  êtres  privilégiés,  vrais  souverains  d'une 
société  scientifique,  doivent  avant  tout  faire  respecter  la  loi  biolo- 
gique, à  laquelle  ils  doivent  leur  souveraineté.  Or  cette  grande  loi 
a  deux  corollaires  :  le  premier,  c'est  que  la  qualité  d'une  société 
baisse  sous  le  rapport  physique  par  la  conservation  artificielle  de 
ses  membres  les  plus  faibles  ;  le  second ,  c'est  que  la  qualité  d'une 
société  baisse  sous  le  rapport  intellectuel  et  moral  par  la  conserva- 
tion artificielle  des  individus  le  moins  capables  de  prendre  soin 
d'eux-mêmes  (1).  Aussi  M.  Spencer,  parfaitement  d'accord  sur  ce 
point  avec  M.  Darwin,  ne  croit  pas  pouvoir  déplorer  assez  la  tolé- 
rance coupable  des  législations  et  la  multitude  des  actes  indivi- 
duels, isolés  ou  combinés,  dans  lesquels  cette  vérité  biologique  est 
méconnue  ou  dédaignée.  Si  on  laissait  faire  la  nature  toute  seule 
au  lieu  de  la  contrarier,  on  obtiendrait  plus  rapidement  le  progrès 
de  la  race  humaine.  Cette  surabondance  numérique,  dont  se  plai- 
gnait Malthus,  cet  accroissement  constant  de  la  population  au-delà 
des  moyens  d'existence,  ont  un  avantage  :  ils  nécessitent  Vélimina- 
tion  perpétuelle  de  ceux  chez  qui  la  faculté  de  conservation  est  la 
moindre.  «  Tous  étant  soumis  à  la  difficulté  croissante  de  gagner 
leur  vie,  imposée  par  l'excès  de  fécondité,  il  y  a  en  moyenne  pro- 
grès par  l'effet  de  cette  pression,  puisque  ceux-là  seuls  qui  pro- 
gressent sous  son  influence  survivent  éventuellement,  et  ceux-là 
doivent  être  les  élus  de  leur  génération.  »  Tout  irait  bien  ainsi,  et 
le  travail  se  ferait  tout  seul,  par  la  seule  application  des  lois  de  la 
vie;  mais  voilà  qu'une  sotte  philanthropie  intervient  pour  contra- 
rier le  travail  salutaire  de  la  nature.  Avec  sa  générosité  inconsidé- 
rée, bornée  dans  ses  vues,  ne  pensant  qu'aux  maux  du  moment  et 
s'obstinant  à  ne  pas  voir  les  maux  indirects  et  lointains,  on  a  le 

(1)  M.  Herbert  Spencer,  Introduction  à  la  acwnce  sociaie. 


24  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

droit  de  se  demander  si  elle  ne  produit  pas  au  total  une  plus 
grande  source  de  misère  que  l'égoïsme  extrême.  Les  agens  qui  en- 
treprennent de  protéger  les  incapables  arrêtent  ce  travail  d'éUmi- 
nation  naturelle  par  laquelle  la  société  s'épure  continuelle;nent 
elle-même.  Nourrir  ces  incapables  aux  dépens  des  capables,  grande 
sottise  et  grande  cruauté.  C'est  une  réserve  de  misères  amassée  à 
dessein  pour  les  générations  futures.  On  ne  peut  faire  un  plus  triste 
cadeau  à  la  postérité  que  de  l'encombrer  d'un  nombre  toujours 
croissant  d'imbéciles,  de  paresseux,  de  criminels.  C'est  à  la  science 
d'ouvrir  les  yeux  aux  législateurs  et  aux  moralistes  sur  le  péril  so- 
cial que  l'on  crée  en  soutenant  les  moins  méritans  dans  la  lutte 
pour  la  vie,  en  les  affranchissant  de  la  mortalité  à  laquelle  les 
vouerait  naturellement  leur  défaut  de  mérite.  Si  cet  aveuglement 
continue,  le  mérite  deviendra  de  plus  en  plus  rare  à  chaque  gé- 
nération. — 11  y  a  des  difficultés  d'application  à  réformer  cet  état 
de  choses,  on  veut  bien  en  convenir;  mais,  si  le  législateur  re- 
cule, il  condamne  l'espèce  humaine  à  une  décadence  universelle 
et  irrémédiable.  Qu'il  en  prenne  alors  son  parti  et  qu'il  en  accepte 
la  responsabilité.  Il  est  averti. 

Là  surtout  où  doit  se  porter  l'attention  de  la  politique  rationnelle, 
c'est  sur  la  question  des  mariages.  On  a  commis  jusqu'à  présent 
des  fautes  énormes,  incalculables  dans  leurs  conséquences.  On  n'a 
rien  empêché,  on  a  tout  permis,  on  a  même  aidé  dans  une  certaine 
mesure  les  incapables  à  propager  leur  triste  race.  Voyez  l'étrange 
et  scandaleuse  contradiction  :  «  l'homme  étudie  avec  la  plus  scru- 
puleuse attention  le  caractère  et  la  généalogie  de  ses  chevaux,  de 
son  bétail,  de  ses  chiens,  avant  de  les  accoupler,  précaution  qu'il 
ne  prend  jamais  quand  il  s'agit  de  son  propre  mariage  (1).  »  La  lé- 
gislation de  l'avenir,  si  elle  devient  scientifique,  comme  il  faut  bien 
l'espérer,  devra  y  pourvoir  :  «  lorsqu'on  aura  mieux  compris  les 
principes  biologiques,  par  exemple  les  lois  de  la  reproduction  et  de 
l'hérédité,  nous  n'entendrons  plus  des  législateurs  ignorans  re- 
pousser avec  dédain  les  plans  que  nous  leur  soumettons.  »  M.  Dar- 
win propose  que  les  deux  sexes  s'interdisent  le  mariage  lorsqu'ils  se 
trouvent  dans  un  état  trop  marqué  d'infériorité  de  corps  et  d'es- 
prit, avec  ce  sous-entendu  que,  si  la  prudence  des  particuliers  ne 
suffit  pas,  la  loi  doit  y  veiller.  Il  en  sera  de  même  «  à  l'égard  de  ceux 
qui  ne  peuvent  éviter  une  abjecte  pauvreté  pour  leurs  enfans,  car  la 
pauvreté  est  non-seulement  un  grand  mal  en  soi,  mais  elle  tend  à 
s'accroître  en  entraînant  à  sa  suite  l'insouciance  dans  le  mariage.  » 
Or,  si  les  gens  prudens  évitent  le  mariage,  tandis  que  les  insou- 
cians  s'y  précipitent,  les  membres  inférieurs  de  la  société  finiront 

(1)  Darwin,  la  Descendance  de  l'homme,  t.  II,  p.  438. 


LA   MORALE    DE   l'aVENIR.  25 

par  supplanter  les  membres  supérieurs,  et  l'humanité  reculera  vers 
la  barbarie.  Il  y  a  lieu  d'aviser,  s'écrie  M.  Spencer;  il  faut  modifier 
les  arrangemens  sociaux  de  manière  qu'au  rebours  de  ce  qu'ils 
font  aujourd'hui,  ils  favorisent  à  l'avenir  la  multiplication  des  in- 
dividus les  mieux  doués  et  s'opposent  à  la  multiplication  des 
autres. 

Que  de  matières  délicates  à  traiter,  que  de  questions  difficiles  à 
résoudre  pour  les  législateurs  de  l'avenir!  Faut-il  s'étonner  si,  excité 
par  l'exemple  des  maîtres  de  la  doctrine,  un  sectateur  quelque  peu 
fantaisiste  de  l'évolution  (1)  réclame  la  suppression  du  mariage 
comme  attentatoire  à  la  liberté  individuelle  et  au  progrès  de  l'es- 
pèce, soit  parce  que  l'union  a  été  contractée  par  intérêt  et  sans 
amour,  soit  parce  que  l'amour  est  inconstant,  dans  le  mariage 
comme  ailleurs,  et  dans  ce  cas,  quand  l'harmonie  est  rompue,  on 
a  non-seulement  le  droit,  mais  le  devoir  social  de  chercher  un 
amour  nouveau.  Ainsi  le  veut  la  loi  de  la  sélection  sexuelle,  qui 
n'est  qu'une  des  formes  de  la  sélection  générale,  seul  guide,  seul 
agent  du  progrès. 

Dans  toutes  ces  théories,  on  remarquera  qu'il  n'est  jamais  ques- 
tion que  de  l'amélioration  du  bien-être  de  l'humanité.  C'est  le  mot 
qui  revient  à  chaque  instant  sous  la  plume  de  M.  Darwin,  et,  si  l'on 
regarde  de  près  dans  la  pensée  obscure  et  subtile  de  M.  Spencer,  on 
verra  aussi  que  c'est  l'idée  centrale  de  tout  son  système.  Ce  sont 
les  lois  de  la  vie,  bien  comprises  et  vigoureusement  appliquées, 
qui  doivent  régénérer  le  monde.  Quand  le  principe  de  la  sélection 
régnera  dans  nos  codes  et  dans  nos  mœurs,  sans  entraves,  sans 
opposition  occulte  ou  déclarée,  la  multitude  «  des  faibles  de  corps, 
des  insoucians  et  des  sots  »  disparaîtra  peu  à  peu,  et  nos  descen- 
dans,  s'ils  sont  parmi  les  élus,  auront  leurs  yeux  réjouis  par  la  vue 
de  cette  humanité  florissante  en  beaux  corps,  en  vigoureuses  san- 
tés, en  forces  musculaires  et  intellectuelles,  toutes  exclusivement 
tournées  à  l'amélioration  de  ce  séjour  terrestre  et  de  cette  vie,  où 
doit  se  réaliser  l'idéal  ébauché,  il  y  a  plusieurs  milliers  de  siècles, 
par  le  premier  singe  anthropoïde,  l'idéal  de  l'animal  selon  la  doc- 
trine de  l'évolution,  l'homme  civilisé. 

III. 

On  ne  s'étonnera  pas  que  le  spiritualisme  fasse  ses  réserves,  et 
les  plus  graves,  contre  les  principes  et  les  applications  de  cette  nou- 
velle morale  sociale;  mais  on  devra  s'étonner,  si  l'on  y  réfléchit, 

(1)  M.  Naquet,  dans  son  livre  Religion,  Famille,  Propriété. 


26  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

de  l'accueil  favorable,  pour  ne  pas  dire  enthousiaste,  qu'elle  a  ren- 
contré en  France,  en  Europe  même,  dans  le  parti  de  la  démocratie 
avancée.  Il  nous  a  semblé  qu'il  y  avait  là  un  malentendu  curieux 
à  éclaircir,  s'il  n'y  a  pas  plutôt  un  parti-pris  dont  il  est  intéressant 
de  rechercher  les  causes. 

La  démocratie  radicale  (il  serait  facile  d'en  donner  la  preuve  dé- 
veloppée) est  par  essence  rationaliste  ;  elle  l'est  dans  ses  origines, 
dans  son  histoire,  dans  ses  principes;  elle  est  une  application  de  la 
raison  pure ,  elle  part  de  l'absolu  et  elle  y  revient,  elle  repose  sur 
Ya-priori  de  certaines  idées  qui  ne  viennent  pas  de  l'expérience, 
de  certains  axiomes  dont  elle  nierait  vainement  le  caractère  et  la 
source.  Elle  est  véritablement  la  fille  de  Rousseau;  elle  est  née  avec 
le  Contrat  social.  Encore  aujourd'hui  nous  la  voyons  accepter  sans 
discussion  les  termes  dans  lesquels  Jean-Jacques  a  posé  le  pro- 
blème :  ((  trouver  une  forme  d'association  qui  défende  et  protège 
de  toute  la  force  commune  la  personne  et  les  biens  de  chaque  as- 
socié, et  par  laquelle  chacun,  s'unissant  à  tous,  n'obéisse  pourtant 
qu'à  lui-même  et  reste  aussi  libre  qu'auparavant.  »  S'il  y  a  un  pro- 
blème de  géométrie  sociale,  à  coup  sûr  c'est  celui-là.  Avec  Rous- 
seau, cette  école  établit  que  la  souveraineté  réside  dans  la  volonté 
générale,  et  que  les  lois  ne  sont  que  les  actes  authentiques  de  cette 
volonté.  Avec  lui,  elle  pose  en  principe  que  la  volonté  de  tout  un 
peuple  est  infaillible,  qu'elle  ne  peut  ni  se  déléguer,  ni  aliéner 
quelque  portion  d'elle-même,  ni  se  soumettre  à  un  autre  souverain. 
Avec  lui,  elle  croit  à  l'équivalence  de  tous  les  membres  de  la 
cité,  à  leur  droit  égal  de  participer  à  l'expression  de  la  volonté  gé- 
nérale; elle  croit  enfin,  comme  lui,  à  la  bonté  originelle  de  l'homme, 
qui  ne  peut  vouloir  que  le  bien  général,  sauf  les  cas  où  sa  raison 
est  égarée  par  des  ignorances  ou  des  préjugés  qu'il  faut  combattre 
à  outrance  et  déraciner  à  tout  prix  de  la  république.  —  N'est-ce 
pas  le  même  programme  qui  se  retrouve,  moins  le  style,  dans  celui 
que  proclamait  naguère  un  des  chefs  de  la  démocratie  la  plus  avan- 
cée :  «  réalisation  et  assurance  mutuelle  de  la  liberté  et  de  l'éga- 
lité par  l'égale  participation  de  tous  au  pouvoir,  par  la  participation 
quasi-constante  de  la  volonté  nationale,...  effacement  du  pouvoir 
exécutif,  mandataire  respectueux  et  modeste,  devant  le  pouvoir  lé- 
gislatif, seul  souverain,...  ccartement  de  tout  ce  qui  tendrait  à  te- 
nir en  échec  la  volonté  nationale,  à  la  paralyser  de  près  ou  de  loin 
par  la  création  de  forces  antagonistes.  »  Ce  programme  est-il  autre 
chose  que  la  traduction  du  Contrat  social  dans  le  langage  des  con- 
troverses contemporaines?  On  voit  que,  depuis  Jean-Jacques,  cette 
école  n'a  rien  innové;  elle  répète  la  leçon  du  maître. 

Personne  avec  plus  d'autorité  et  de  force  que  M.  Edgar  Quinet, 


LA  MORALE   DE    L' AVENIR.  27 

qui  n'est  pas  un  témoin  suspect,  personne  mieux  que  lui  n'a  défini 
le  caractère  a  priori  de  la  révolution  française,  qui  est  resté  le 
grand  exemple,  la  grande  école  de  la  démocratie  radicale.  Ce  ca- 
ractère apparaît  nettement  dès  1789.  «  Le  peuple,  nous  dit-il,  ne 
circonscrivait  point  alors  la  révolution  à  une  question  purement 
matérielle  ;  il  suivait  non  un  intérêt  immédiat,  mais  une  sorte  de 
religion  de  la  justice...  Il  avait  alors  plus  <f^  lumières  intérieures 
que  de  notions  acquises...  Il  se  sentit,  en  naissant,  l'égal  des  classes 
supérieures  dans  tout  ce  qui  intéresse  l'homme.  » — Qu'y  a-t-il  de  plus 
contraire  aux  méthodes  positives  que  de  prétendre  arrêter  brusque- 
ment le  cours  de  l'histoire  à  un  moment  donné,  et  la  détourner  de 
vive  force  dans  un  sens  opposé  à  sa  pente  séculaire?  C'est  pourtant 
là  ce  qu'essaya  de  faire  la  révolution  ;  elle  a  tenté  de  tout  détruire 
et  de  tout  remplacer  en  même  temps.  Ce  fut  son  erreur;  c'est 
sa  gloire  selon  d'autres,  «  La  révolution  a  voulu  achever  l'homme 
d'un  seul  coup,  en  un  moment.  »  —  Qu'y  a-t-il  enfin  de  plus  con- 
forme à  Va-jjriori  que  la  déclaration  des  droits  de  l'homme,  de 
l'homme  universel,  identique  à  lui-même,  sous  toutes  les  la- 
titudes, dans  toutes  les  races,  à  tous  les  degrés  de  la  civilisation? 
Tout  cela,  encore  une  fois,  c'est  du  rationahsme  pur  à  la  façon  de 
Rousseau.  M.  Quinet  l'établit  péremptoirement  pour  la  convention, 
qui  procède  par  intuition  et  par  déduction  géométrique  et  qui  est 
l'expression  la  plus  complète  d'une  métaphysique  intolérante,  à  la 
manière  du  Contrat  social  :  «  Voltaire  avait  gouverné  le  xviii^  siè- 
cle, Montesquieu  régna  dans  la  constituante,  Rousseau  dans  la  lé- 
gislative et  la  convention...  Rousseau  est  l'Esdras  de  la  révolution 
française;  il  rapporte  de  l'exil  \q  Livre  de  la  loi.  A  mesure  que  la 
révolution  se  développe,  elle  semble  une  incarnation  de  Jean-Jac- 
ques (1).  »  Veut-on  un  autre  témoin?  Parmi  vingt  autres,  je  cite- 
rai M.  Henri  Martin,  résumant  son  jugement  sur  l'œuvre  de  la  ré- 
volution :  «  Il  n'est  rien  de  comparable  dans  l'histoire  du  genre 
humain.  On  avait  vu  jusqu'alors  la  plupart  des  sociétés  périr  ou  de 
mort  violente  ou  de  langueur,  quand  leur  organisme  se  dissolvait; 
on  en  avait  vu  quelques-unes  transformer  progressivement  leurs 
organes;  on  n'avait  jamais  vu  une  nation  entreprendre  de  se  re- 
constituer r^ />7'2"or/ /-m  nom  du  droit  absolu  et  de  la  raison  jnire.,. 
La  révolution  renouvelle  dans  l'ordre  social  l'œuvre  accomplie  par 
Descartes  dans  ia  philosophie...  Elle  a  voulu  supprimer  le  temps  et 
la  tradition.  »  Constituer  «  l'homîîîe-  complet  dans  la  société  com- 
plète, ))  voilà  ce  que  Rousseau  et  la  convention  ont  tenté  successi- 
vement, lui  en  une  seule  page,  elle  en  un  seul  décret.  Qu'y  a-t-il  de 

(1)  M.  Edgar  Quinet,  la  Révolution. 


28  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

plus  contraire  aux  méthodes  scientifiques ,  qui  excluent  toute  autre 
méthode  que  celle  de  l'expérience,  tout  autre  facteur  que  celui 
du  temps ,  toute  autre  idée  que  les  idées  positives  empruntées  à 
la  biologie ,  et  qui  ont  créé  ce  mot  d'évolution  précisément  pour 
l'opposer  par  son  caractère  et  par  ses  effets  aux  révolutions  qu'elles 
nient  absolument  dans  l'histoire  de  la  terre  et  de  l'homme,  et  dont 
elles  dénoncent,  dans  l'ordre  politique  et  social ,  les  improvisations 
superficielles  et  la  stérile  violence? 

D'où  vient  la  singulière  tendresse  de  la  démocratie  contempo- 
raine pour  ces  théories  nouvelles?  En  quoi  et  par  quels  côtés  s'est- 
elle  rapprochée  des  méthodes  et  des  doctrines  positives,  qu'elle 
préconise  avec  une  sorte  d'inconscience  qui  n'est  pas  un  des  moin- 
dres signes  de  la  légèreté  avec  laquelle,  de  notre  temps,  se  don- 
nent et  se  transmettent  les  mots  d'ordre  de  partis?  Il  a  plu  à  quel- 
ques chefs  de  l'école  démocratique  de  faire  acte  d'adhésion  à  ces 
nouvelles  doctrines;  tout  le  parti  s'est  empressé  de  faire  sa  pro- 
fession de  foi,  c'est  maintenant  une  formule  reçue  dans  le  langage 
courant  de  la  tribune  et  de  la  presse.  La  jeune  démocratie  se  pro- 
clame elle-même  en  toute  occasion  «  positive  et  scientifique,  » 
c'est-à-dire  qu'elle  exclut  tout  a-priori  de  la  doctrine  qui  lui  sert 
de  base,  qu'elle  ne  reconnaît  pour  méthode  que  celle  des  sciences 
naturelles  et  n'admet  pour  lois  que  les  lois  constatées  dans  cet 
ordre  de  faits.  Ou  cette  formule  signifie  cela,  ou  bien  elle  ne  si- 
gnifie rien.  Je  ne  veux  pas  savoir  si  dans  la  pensée  de  ceux  qui 
l'ont  mise  en  avant  il  n'y  a  pas  une  déclaration  de  guerre  à  la  mé- 
taphysique et  aux  religions  positives,  quelque  tactique  secrète,  une 
offre  d'alliance  au  parti  nombreux  et  puissant  des  sciences  posi- 
tives, que  l'on  flatte  et  que  l'on  recherche  comme  une  des  puis- 
sances du  jour.  Je  prends  cette  dénomination  telle  qu'on  l'emploie 
chaque  jour,  et  je  m'étonne  qu'elle  ait  pu  faire  fortune.  Je  m'é- 
tonne qu'elle  ait  pu  faire  illusion  à  personne,  et  surtout  à  ceux  qui 
l'ont  mise  si  habilement  à  la  mode  et  qui  semblent  de  trop  habiles 
gens  pour  être  à  ce  point  dupes  d'eux-mêmes. 

Ces  chefs  du  nouveau  parti  démocratique  ont-ils  rien  désavoué 
des  entreprises,  des  méthodes  et  des  doctrines  de  la  révolution  fran- 
çaise? Ce  qu'ils  appellent  à  chaque  instant  dans  leurs  programmes 
et  dans  leurs  discours  «  les  grandes  revendications  politiques  et 
sociales  de  la  révolution  »  ne  suppose-t-il  pas  tout  d'abord  une 
justice  absolue  qu'ils  interprètent  souvent  à  leur  fantaisie,  mais  qui 
n'en  est  pas  moins  le  prétexte  de  ces  revendications?  Et  n'est-ce 
pas  procéder  d'une  manière  tout  intuitive,  toute  rationnelle,  nulle- 
ment expérimentale,  que  de  poser  en  principe  l'existence  indiscu- 
table de  cette  justice?  Les  écoles  métaphysiques  en  font-elles  plus 


LA   MORALE    DE    l' AVENIR.  29 

dans  leurs  affirmations  des  vérités  transcendantes?  Affirmer  cette 
justice  indépendante  de  toute  expérience,  supérieure  à  toute  con- 
vention humaine,  antérieure  à  tout  pacte  social,  qu'est-ce  donc  sinon 
faire  de  la  métaphysique?  D'où  vient-elle,  cette  justice,  quels  titres 
produit-elle  au  tribunal  des  sciences  positives?  Voilà  ce  qu'en  bonne 
méthode  expérimentale  M.  Darwin  et  M,  Spencer  ne  manqueront  pas 
de  demander  à  leurs  auxiliaires  inattendus.  La  justice?  Nous  savons 
ce  qu'elle  est  pour  eux  :  en  dehors  des  préjugés  et  du  dogmatisme, 
elle  représente  le  plus  haut  degré  de  l'instinct  de  la  sociabilité;  elle 
est  l'expression  d'une  multitude  de  sensations,  d'images,  d'idées 
nées  successivement  de  diverses  circonstances,  agglomérées  et 
comme  soudées  entre  elles  par  la  force  de  l'habitude  et  l'action  du 
temps  dans  le  cerveau.  Reconnaissons-nous  là  cette  justice  abso- 
lue dont  les  revendications  sont  si  pressantes,  si  impérieuses,  au 
nom  de  laquelle  on  renverse  les  trônes  et  on  ébranle  les  nations? 
(t  Les  attributs  de  l'homme  ne  sont  pas  des  constantes.  »  11  ne  peut 
donc  y  avoir  qu'une  justice  relative  aux  divers  degrés  delà  civilisa- 
tion, appropriée  aux  diverses  phases  de  l'éducation  de  l'humanité. 
Or,  si  la  démocratie  radicale  représente  quelque  chose  de  saisis- 
sable  et  de  net,  c'est  précisément  ce  principe  d'un  droit  absolu,  au 
nom  duquel  elle  se  présente  comme  l'émancipatrice  universelle. 

L'égalité  de  droit,  autre  chimère,  nous  disent  également  M.  Dar- 
win et  M.  Spencer,  et  tous  les  écrivains  de  cette  école  qui  s'occupent 
des  phénomènes  sociaux.  C'est  avec  cette  chimère  qu'on  verse  aux 
peuples  la  plus  dangereuse  ivresse,  parfois  la  folie.  La  nature,  qu'il 
faut  toujours  consulter,  établit  la  proportionnalité,  non  l'égalité  du 
droit.  Chacun  n'a  de  droit  que  la  part  qu'il  mérite  par  ses  forces  ou 
par  ses  facultés,  qui  sont  un  autre  genre  de  forces.  Ce  n'est  ni  une 
usurpation,  ni  une  fiction  qui  a  établi  les  inégalités  sociales;  il  est 
donc  absurde  de  vouloir  les  détruire,  et  tout  appel  à  un  nivellement 
brutal  est  un  crime  contre  les  lois  naturelles.  La  souveraineté  du 
nombre  est  la  plus  basse  et  la  plus  misérable  des  souverainetés.  Ce 
sont  les  classes  d'élite,  élaborées  par  la  sélection,  qui  semblent  vrai- 
ment marquées  pour  la  souveraineté,  la  seule  digne  d'un  état  civilisé. 
Elles  sont  les  initiatrices  du  progrès  et  les  vrais  guides  de  l'huma- 
nité. —  Il  y  a  là  un  germe  qui  se  montre  déjà  très  nettement  et  qui 
grandira,  n'en  doutez  pas,  avec  ces  doctrines  :  le  germe  d'un  des- 
potisme d'un  nouveau  genre,  le  despotisme  scientifique,  seul  mi- 
nistre et  seul  mandataire  du  progrès,  désigné  et  consacré  d'avance 
par  la  nature  dont  il  devra  pénétrer  et  appliquer  les  lois.  Je  n'in- 
siste pas  de  peur  de  m'exposer  à  d'inévitables  redites.  Mais  i  vrai- 
ment on  se  demande  comment  la  démocratie,  si  jalouse  de  la  liberté, 
peut  s'accommoder  du  caractère  essentiellement  autoritaire  de  ces 


30  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

doctrines,  et  comment  les  principes  égalitaires  qu'elle  proclame  si 
haut  dans  le  monde  s'accordent  avec  la  loi  de  sélection  qui  rétablit 
les  inégalités  sociales  dans  toute  leur  rigueur,  comme  la  condition 
absolue  du  progrès,  avec  la  sanction  d'une  inexorable  fatalité  ! 

Il  y  a  antipathie  sur  tous  les  points,  de  tempérament  comme  de 
doctrine.  En  veut-on  une  preuve  bien  sensible,  qu'on  lise  l'étonnant 
chapitre  du  livre  de  M.  Spencer  intitulé  Préparation  à  la  science 
sociale  par  la  psychologie,  on  y  trouvera  la  plus  sanglante  ironie  à 
l'adresse  de  l'illusion  démocratique  qui  consiste  à  mettre  une  con- 
fiance absolue  dans  la  diffusion  de  l'instruction  et  dans  les  effets 
moraux  qu'elle  doit  immédiatement  produire.  Voici,  nous  dit-il, 
une  des  erreurs  d'induction  les  plus  fréquentes  dans  lesquelles  on 
tombe.  On  lit  dans  les  journaux  des  comparaisons  entre  le  nombre 
des  criminels  sachant  lire  et  écrire  et  celui  des  criminels  illettrés; 
en  voyant  que  le  nombre  des  illettrés  l'emporte  de  beaucoup,  on 
admet  la  conclusion  que  l'ignorance  est  la  cause  du  crime.  Il  ne 
vient  pas  à  l'esprit  de  ces  personnes  de  se  demander  si  d'autres 
statistiques  établies  d'après  le  même  système  ne  prouveraient  pas 
d'une  façon  tout  aussi  concluante  que  le  crime  est  causé  par  l'ab- 
sence d'ablution  et  de  linge  propre,  ou  par  le  mauvais  air  et  la  mau- 
vaise ventilation  des  logemens,  ou  par  le  défaut  de  chambres  à 
coucher  séparées.  Si  l'on  examinait  à  ces  divers  points  de  vue  la 
question  de  la  criminalité,  on  serait  conduit  à  voir  qu'il  existe  une 
relation  réelle  entre  le  crime  et  un  genre  de  vie  inférieur,  que  ce 
genre  de  vie  est  ordinairement  la  conséquence  d'une  infériorité 
originelle  de  nature,  enfin  que  l'ignorance  n'est  qu'une  circonstance 
concomitante,  qui  n'est  pas  plus  que  toutes  les  autres  la  cause  du 
crime.  Et,  continuant  son  ironique  démonstration,  M.  Spencer 
ajoute  :  La  confiance  dans  les  effets  moralisateurs  de  la  culture  in- 
tellectuelle, que  les  faits  contredisent  catégoriquement,  est  du  reste 
absurde  a  priori.  Quel  rapport  peut-il  y  avoir  entre  apprendre  que 
certains  groupes  de  signes  représentent  certains  mots ,  et  acquérir 
un  sentiment  plus  élevé  du  devoir?  Comment  la  facilité  à  former 
couramment  des  signes  représentant  les  sons  pourrait-elle  forti- 
fier la  volonté  de  bien  faire?  Gomment  la  connaissance  de  la  table 
de  multiplication  ou  la  pratique  des  divisions  peuvent- elles  dé- 
velopper les  sentimens  de  sympathie  au  point  de  réprimer  la  ten- 
dance à  nuire  au  prochain?  Gomment  les  dictées  d'orthographe  et 
l'analyse  grammaticale  peuvent- elles  développer  le  sentiment  de  la 
justice,  ou  des  accumulations  de  renseignemens  géographiques  ac- 
croître le  respect  de  la  vérité?  Il  n'y  a  guère  plus  de  relations  entre 
ces  causes  et  ces  effets  qu'avec  l'a  gymnastique  qui  ex.çrce  les  mains 
et  fortifie  les  jambes.  La  foi  aux  livres  de  classe  et  à  la  lecture  est 


LA    MORALE    DE    l' AVENIR.  31 

une  des  superstitions  de  notre  époque. —  Nous  ne  discutons  pas,  nous 
exposons.  Si  ce  sont  là  les  leçons  de  la  science  positive,  nous  se- 
rions curieux  de  savoir  si  «  la  démocratie  scientifique  »  les  accepte. 

Acceptera-t-elle  aussi  ces  leçons  que  le  sévère  penseur  donne 
aux  révolutionnaires?  Gomme  il  faut,  nous  dit-il,  pour  que  la  vie 
sociale  suive  son  cours,  que  le  vieux  subsiste  jusqu'à  ce  que  le 
nouveau  soit  prêt,  un  compromis  perpétuel  est  l'accompagnement 
indispensable  d'un  développement  normal.  Nous  voyons  la  néces- 
sité de  ce  compromis  en  observant  qu'il  s'opère  également  pendant 
toute  l'évolution  d'un  organisme  individuel.  On  ferait  autant  de 
mal  à  une  société  en  détruisant  ses  vieilles  institutions  avant  que 
les  nouvelles  soient  assez  bien  organisées  pour  prendre  leur  place, 
qu'on  en  ferait  à  un  amphibie  en  amputant  ses  branchies  avant  que 
ses  poumons  soient  bien  développés.  La  négation  de  cette  vérité 
est  le  trait  caractéristique  des  réformateurs  politiques  et  sociaux  de 
notre  temps.  La  science  sociale,  fondée  sur  les  lois  naturelles,  est 
donc  à  la  fois  radicale  et  conservatrice,  —  radicale  au-delà  de  tout 
ce  que  conçoit  le  radicalisme  actuel ,  conservatrice  au-delà  de  tout 
ce  que  conçoit  le  conservatisme  d'à  présent  :  radicale,  parce  qu'elle 
est  convaincue  que  l'avenir  lointain  tient  en  réserve  des  formes  de 
vie  sociale  supérieures  à  tout  ce  que  nous  avons  imaginé,  conser- 
vatrice par  l'intelligence  qu'elle  a  de  la  nécessité  des  diverses 
formes  transitoires  que  l'évolution  a  imposées  aux  sociétés,  de  l'ab- 
surdité qu'il  y  aurait  à  les  juger  avec  nos  pensées  et  nos  sentimens 
modernes,  conservatrice  enfin  par  le  mépris  qu'elle  a  pour  les  vio- 
lens  et  par  sa  conviction  raisonnée  que  les  modifications  brusques 
dans  un  état  social  ne  sauraient  jamais  produire  ni  un  salutaire  ni 
un  durable  effet. 

Pour  tout  résumer  d'un  mot,  je  ne  vois  que  des  oppositions  entre 
l'école  de  l'évolution  et  l'école  de  la  révolution.  La  démocratie 
prétend  en  vain  se  rattacher  à  ces  théories  nouvelles.  Elle  a  gardé 
son  caractère  rationaliste,  sa  méthode  géométrique  d'axiomes  et 
de  déductions.  Elle  est  restée  ce  que  l'ont  faite  Rousseau,  son 
aïeul,  et  ses  pères  de  la  convention  :  radicale  non-seulement  pour 
l'avenir,  mais  pour  le  moment  présent,  logicienne  à  outrance,  sans 
nuance,  sans  tempérament,  sans  aucun  instinct  des  compromis 
avec  le  passé  ni  des  nécessités  de  transition,  courant  à  travers  les 
obstacles  à  son  but  unique,  la  réalisation  à  tout  prix  du  modèle 
idéal  qu'elle  a  conçu  a  jJriori  pour  l'homme  et  la  société.  Qu'y 
a-t-il  là  de  commun  avec  la  théorie  positive  qui  nie  tout  ce  qu'affir- 
ment ces  démocrates,  l'absolu  du  droit,  l'absolu  de  l'égalité,  l'ab- 
solu de  la  liberté  et  la  nécessité  de  refaire  immédiatement  l'homme 
sur  le  type  de  ces  trois  absolus? 


32  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Mais  laissons  la  «  démocratie  scientifique  »  régler  ses  comptes 
avec  les  théories  nouvelles.  C'est  à  un  autre  point  de  vue  que  nous 
devons  marquer  nos  réserves  à  l'égard  de  la  philosophie  sociale 
qu'on  prétend  nous  imposer. 

Ce  qui  frappe  tout  d'abord  l'esprit  dans  cette  tentative  systé- 
matique pour  appliquer  les  lois  de  l'histoire  naturelle  aux  rapports 
et  aux  phénomènes  sociaux ,  c'est  le  sacrifice  du  droit  individuel 
au  droit  social ,  qui  n'est  autre  chose  que  l'intérêt  spécifique.  On 
n'a  jamais,  dans  aucune  autre  école,  fait  si  peu  de  cas  et  tenu 
si  peu  de  compte  de  la  personne  humaine.  En  cela,  je  le  sais,  la 
morale  de  l'évolution  imite  la  nature,  qui  ne  paraît  avoir  de  sollici- 
tude que  pour  l'espèce,  si  l'on  peut  appliquer  une  pareille  expres- 
sion à  son  œuvre  inconsciente.  Il  semble  en  effet  parfaitement  in- 
différent à  l'aveugle  créatrice  que,  dans  le  développement  exubérant 
de  la  vie,  des  milliards  de  germes  ou  d'individus  périssent,  pourvu 
que  quelques-uns,  plus  heureux,  transmettent  à  travers  les  âges  le 
type  de  ces  obscures  multitudes,  proie  dévouée  à  la  mort.  Cela  seul, 
paraît-il,  vaut  la  peine  d'être  préservé.  Le  reste  appartient  aux 
vents,  aux  flots,  à  toutes  les  fatalités  du  dehors,  à  l'extermination 
incessante  et  mutuelle,  à  tous  les  hasards  de  la  grande  arène  san- 
glante qui  se  continue  depuis  les  sommets  des  Alpes  jusqu'aux  pro- 
fondeurs de  l'Océan.  Familiarisés  par  la  science  avec  de  pareils 
spectacles,  avec  ces  jeux  gigantesques  de  la  vie  et  de  la  mort,  où 
l'individu  n'est  rien,  oii  l'espèce  seule  a  son  prix,  il  n'est  pas  éton- 
nant que  ces  nouveaux  moralistes  apportent  dans  les  théories  so- 
ciales leurs  habitudes  d'esprit.  Ils  imitent  la  nature,  et  en  l'imitant, 
ils  pensent  être  dans  la  vérité.  Dans  la  vérité  biologique,  soit,  non 
dans  la  vérité  sociale,  qui  s'appelle  la  justice,  et  c'est  là  une  des 
oppositions  manifestes  qui  éclatent  entre  l'histoire  naturelle  et  la 
morale,  entre  le  règne  animal  et  le  règne  humain.  Pour  eux,  le 
bien  général,  l'utilité  de  l'espèce,  est  la  règle  unique,  la  seule  qui 
soit  concevable  en  dehors  des  chimères  transcendantes  de  la  mé- 
taphysique ou  des  religions.  La  moralité  consiste  à  comprendre  ce 
principe  et  à  s'y  conformer.  —  Pour  nous,  je  dirai  pour  les  hommes 
de  toute  école,  de  tout  parti,  de  toute  race  (en  dehors  des  systèmes), 
il  y  a  une  garantie  inviolable  de  la  personne  humaine,  qui  s'appelle 
le  droit,  et  ce  droit  est  sacré,  parce  que  ce  n'est  pas  une  conven- 
tion humaine  qui  l'établit  et  parce  qu'une  autre  convention  n'en 
peut  rien  enlever. 

Dans  cette  morale  que  l'on  fonde  sur  l'histoire  naturelle,  où  est 
la  garantie  de  l'individu?  Je  ne  la  vois  nulle  part,  puisqu'elle  a 
pour  principe  de  nier  l'origine  supérieure  de  l'idée  de  la  justice, 
d'en  détruire  autant  qu'il  est  en  elle  le  caractère  auguste  et  sacré, 


LA   MORALE    DE    l'avENIR.  33 

et  qu'il  n'y  a  plus  de  droit  naturel  que  le  droit  conforme  aux  lois 
implacables  de  la  biologie.  Sans  qu'on  affecte  de  trembler  pour  les 
conséquences  que  des  esprits  aussi  éclairés  que  MM.  Darwin  ou 
Spencer  pourraient  tirer  de  pareils  principes,  il  est  permis  de  trem- 
bler pour  les  applications  qu'en  peuvent  faire  des  esprits  plus  vul- 
gaires et  plus  logiques.  Si  l'utilité  sociale  constitue  la  justice,  elle 
ne  trouve  plus  dans  un  principe  distinct  d'elle  et  supérieur  à  elle 
sa  règle  et  sa  mesure.  Ce  qui  apparaît  comme  utile  à  un  groupe 
donné  est  par  là  môme  déclaré  juste,  et  dès  lors  la  plus  grande 
somme  de  bonheur  général  est  toujours  dans  le  cas  de  réclamer  le 
sacrifice  du  bonheur  particulier.  Voyez  ce  que  peut  contenir  d'hor- 
reurs pour  l'avenir  ou  de  justifications  pour  les  crimes  du  passé 
une  simple  proposition  comme  celle-ci  :  «  si  l'intérêt  général  exige 
le  sacrifice  de  quelques  individus  ou  d'un  seul,  n'hésitez  pas.  » 
Tout  se  réduira  donc  à  une  opération  bien  simple  d'arithmétique. 
Le  bonheur  de  cet  individu  est  à  celui  d'une  nation  comme  une  unité 
est  à  36  millions  d'unités.  L'arithmétique  sociale  le  condamne.  — 
Vous  protestez  contre  de  pareilles  conséquences.  A  la  bonne  heure, 
et  nous  vous  en  affranchirons  bien  volontiers;  mais  convenez  avec 
nous  que  l'utilité  sociale  ne  prescrit  pas  contre  le  droit  d'un  seul; 
et  si  cela  est  vrai,  c'est  donc  apparemment  qu'il  y  a  un  principe 
supérieur  et  de  justice  contre  lequel  rien  ne  prévaut,  même  les 
exigences  momentanées  de  l'espèce.  L'individu  a  le  droit  d'immo- 
ler son  droit  au  bien  de  tous;  il  est  alors,  selon  les  circonstances, 
un  héros  ou  un  saint;  mais  ni  l'espèce,  ni  la  nation,  ni  la  tribu,  ne 
peuvent,  sans  révolter  nos  consciences,  lui  imposer  cette  immola- 
tion, et  si  on  la  lui  impose  de  force,  il  devient  un  martyr,  le  martyr 
de  son  droit,  ou  mieux  du  droit  humain  immolé  dans  sa  personne. 
Rappelons-nous  ces  belles  paroles  de  M""®  de  Staël,  auxquelles  il 
faudrait  changer  bien  peu  de  chose  pour  en  faire  une  réfutation 
directe  de  la  morale  de  l'évolution  :  «  on  dit  :  le  salut  du  peuple 
est  la  suprême  loi.  Non,  la  suprême  loi,  c'est  la  justice.  Quand  il 
serait  prouvé  qu'on  servirait  les  intérêts  d'un  peuple  par  une  in- 
justice, on  serait  également  vil  ou  criminel  en  la  commettant,  car 
l'intégrité  du  droit  importe  plus  que  les  intérêts  du  peuple...  L'es- 
pèce humaine  demande  à  grands  cris  qu'on  sacrifie  tout  à  son  inté- 
rêt... Il  faut  lui  dire  que  son  bonheur  même,  dont  on  se  sert  comme 
prétexte,  n'est  sacré  que  dans  son  rapport  avec  la  justice,  car  sans 
elle  qu'importeraient  tous  à  chacun  ?  Quand  une  fois  l'on  s'est  dit 
qu'il  faut  sacrifier  le  droit  à  l'intérêt  national,  on  est  bien  près  de 
resserrer  de  jour  en  jour  le  sens  du  mot  nation  et  d'en  faire  d'abord 
ses  partisans,  puis  ses  amis,  puis  sa  famille,  qui  n'est  qu'un  terme 
décent  pour  se  désigner  soi-même.  » 

TOME  XII.  —  1875.  3 


34  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

C'est  de  cette  même  source,  le  mépris  du  droit  individuel,  que 
procède  l'antipathie  marquée  de  ces  nouveaux  moralistes  contre 
toutes  les  œuvres  de  la  philanthropie  et  de  la  charité,  qui  selon  eux 
entravent  l'œuvre  bienfaisante  de  la  nature.  Qu'y  a-t-il  de  plus  sa- 
lutaire et  de  plus  clair  dans  les  résultats,  nous  dit-on,  que  cet  ad- 
mirable travail  d'élection  et  d'élimination  qui  s'opère  dans  toutes 
les  espèces  vivantes  et  qui  s'opérerait  également  dans  l'espèce  hu- 
maine, pour  son  plus  grand  bien,  si  l'on  ne  venait  à  chaque  instant 
en  suspendre  l'action  salutaire,  en  troubler  la  fatalité  régulatrice? 
Admettez  que  l'on  renonce  une  fois  pour  toutes  à  «  ces  mesures  in- 
considérées qui  ont  pour  objet  la  conservation  artificielle  des  mem- 
bres les  plus  faibles,  »  et  la  société,  vivant  sous  les  mêmes  lois  que 
les  autres  espèces,  s'épurera  continuellement  d'elle-même.  Les  plus 
forts  survivront  seuls  dans  la  concurrence  vitale  et  feront  souche  de 
vaillans  ;  les  autres  disparaîtront  et  emmèneront  avec  eux  dans  le 
néant,  d'où  ils  n'auraient  jamais  dû  sortir,  leur  triste  postérité,  qui 
nous  encombre  aujourd'hui  de  maladies  de  toute  sorte,  d'infirmités 
physiques  et  mentales,  de  misère,  de  crétinisme  et  de  crimes.  Laissez 
mourir  tout  ce  qui  appartient  à  la  mort.  IN'aidez  pas  ce  triste  résidu 
de  l'humanité  à  vivre,  et  surtout  empêchez  par  tous  les  moyens  pos- 
sibles ces  unions  déplorablement  fécondes  qui  font  un  si  étrange  con- 
traste avec  la  stérilité  relative  des  classes  supérieures,  et  qui,  par  la 
prodigalité  de  la  vie  semée  au  hasar^  et  l'insouciance  de  ceux  qui  la 
sèment,  menacent  la  société  d'une  véritable  décadence.  N'oubliez  pas 
qu'il  y  a  parmi  vous  des  multitudes  d'êtres  qui  n'ont  de  l'homme 
que  la  figure  et  le  nom  et  qu'une  «  infériorité  originelle  de  na- 
ture ))  condamnait  à  disparaître.  Vous  venez  à  leur  secours,  et  voici 
que  se  prépare  contre  vous  et  vos  descendans  une  nouvelle  inva- 
sion de  barbares,  mais  de  barbares  indigènes  que  vous  avez  vous- 
mêmes  amenés  en  sauvant  l'inutile  existence  de  leurs  pères. 

Voilà  ce  qu'on  nous  dit  en  plein  xix^  siècle ,  dans  ce  siècle  et 
dans  cette  société  dont  la  gloire  la  plus  pure  peut-être  aura  été 
un  admirable  esprit  de  charité  pour  les  uns,  de  solidarité  pour  les 
autres,  qui  a  fait  et  qui  fait  tous  les  jours  des  miracles.  Je  ne  veux 
pas  jeter  un  anathème  commun  et  sans  restriction  sur  toutes  les 
parties  de  ce  réquisitoire.  M.  Darwin  mérite  d'être  écouté,  quand 
il  demande  que  «  des  législateurs  ignornns  veuillent  bien  ne  pas 
fermer  obstinément  leur  esprit  aux  principes  de  la  reproduction  et 
aux  lois  de  l'hérédité,  ni  repousser  avec  dédain  un  plan  destiné  à 
vérifier  si,  oui  ou  non,  les  mariages  consanguins  sont  nuisibles  à 
l'espèce  (1).  »  M.  Maudsley  mérite  aussi  d'être  entendu,  comme  un 

(1)  Les  recherches  récentes  de  M.  Darwhi  fîls  ont  donné  un  résultat  négatif. 


LA.   MORALE    DE    l'aVENIR.  35 

témoin  considérable  dans  une  grave  question,  quand  il  réclame,  au 
nom  des  mêmes  principes,  que  la  loi,  à  défaut  de  la  prudence  per- 
sonnelle ou  de  l'opinion ,  empêche  certaines  unions  condamnées 
d'avance  à  ne  produire  que  des  idiots  ou  des  fous;  mais  c'est  bien 
autre  chose  en  vérité  qu'exige  M.  Spencer  et  que  semble  indiquer 
M.  Darwin  en  certains  endroits  de  son  livre.  C'est  une  exclusion 
en  masse  du  droit  au  mariage,  prononcée  par  une  législation  ra- 
tionnelle conire  «  tous  les  faibles  de  corps,  tous  les  faibles  d'esprit, 
les  insoucians,  ceux  qui  semblent  voués  par  état  à  une  abjecte  pau- 
vreté^ et  qui  nous  menacent  d'un  nombre  toujours  croissant  d'imbé- 
ciles, de  paresseux  et  de  criminels,  »  Grand  Dieu  !  où  l'énumération 
s'arrêtera-t-elle?  Et  devant  des  catégories  si  nombreuses,  qui  ne 
voit  que  c'est  l'utopie  seule  qui  les  ouvre ,  et  seul  un  abominable 
despotisme  qui  pourrait  les  remplir?  Les  moralistes  de  l'évolution 
ont  toujours  une  idée  fixe  devant  les  yeux  :  c'est  la  sélection  ;  quand 
ce  n'est  pas  la  sélection  naturelle,  c'est  la  sélection  arlificielle,  celle 
des  éleveurs  de  bétail,  des  maîtres  de  haras,  des  agriculteurs  et 
des  jardiniers,  qui,  en  empêchant  et  en  favorisant  certaines  alliances, 
en  détournant  les  circonstances  contraires  et  choisissant  les  condi- 
tions favorables,  finissent  par  produire  les  plus  belles  variétés  de 
céréales,  ou  de  fleurs,  ou  de  bêtes.  Est-ce  donc  là  le  modèle  su- 
prême de  la  civilisation  scientifique?  L'humanité  n'a-t-elle  donc  pas 
d'autres  fins  que  l'amélioration  de  son  bien-être,  de  ses  formes  et 
de  ses  types?  A  ce  compte,  l'idéal  du  progrès  sera  un  haras  humain. 
Est-ce  là  ce  qu'on  veut?  Quelle  conception  étroite  du  but  de  la  vie 
et  de  la  société!  Ce  but  est  en  réalité  le  développement  esthétique 
et  moral  de  l'homme.  Le  développement  physique  n'y  nuit  pas  as- 
surément, mais  il  intervient  comme  auxiliaire,  comme  moyen.  N'y 
a-t-il  donc  pas  pour  l'homme  d'autres  fins  que  pour  les  autres  es- 
pèces vivantes,  et  pour  atteindre  ces  fins,  pour  les  réaliser,  est-il 
nécessaire  absolument  d'obtenir  par  la  sélection  méthodique  une 
race  calquée  sur  l'Apollon  du  Belvédère?  Ce  serait  sans  doute  une 
belle  chose,  dans  l'ordre  naturel,  qu'une  population  saine  et  vigou- 
reuse, reproduisant  sans  altération  un  type  choisi,  et  d'oîi  certains 
procédés  auraient  exclu  toutes  les  laideurs,  les  difibrmités  et  les 
infirmités  qui  déparent  d'ordinaire  notre  pauvre  espèce;  mais  pre- 
nez-y garde.  Parmi  ces  êtres  innombrables  que  vous  aurez  exclus 
du  droit  de  vivre  ou  de  se  perpétuer  à  cause  de  leur  faiblesse  de 
corps  ou  de  quelque  débilité  d'organe,  peut-être  avez-vous  repoussé 
dans  le  néant  une  intelligence  supérieure,  une  âme  d'élite,  quelque 
génie  qui  aurait  jeté  à  lui  seul  plus  d'éclat  sur  sa  patrie  et  sur  son 
siècle  que  tous  ces  beaux  produits,  obtenus  avec  tant  de  peine  et  de 
soins,  par  l'application  réfléchie  a  des  principes  de  la  reproduction 


36  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

et  des  lois  d'hérédité.  »  Et  qui  sait  si,  dans  une  société  construite 
d'après  les  règles  de  cette  science,  Pascal,  le  faible  et  maladif  Pas- 
cal, aurait  obtenu  le  droit  à  l'existence  et  au  génie? 

La  vérité  sociale  peut-elle  être  dans  de  pareilles  théories,  qui 
choquent  si  justement  nos  habitudes  d'esprit,  disons  mieux,  nos  con- 
sciences? Serait-il  donc  vrai  que  la  charité  eût  tort  contre  les  lois 
tirées  de  la  nature?  La  charité  en  effet  va  juste  à  l'opposé  de  la 
sélection.  Elle  a  pour  but  d'aider  les  faibles,  de  les  faire  vivre  en 
dépit  de  la  nature  qui  les  condamne  à  mourir,  de  les  arracher  à  la 
concurrence  vitale  qui  les  détruit.  C'est  qu'elle  voit  autre  chose 
dans  ces  corps  débiles  et  soufFrans  qu'un  organisme  impropre  à  la 
vie.  Elle  y  devine  une  intelligence  capable  de  concevoir  le  néces- 
saire et  l'infini,  une  sensibilité  capable  des  plus  idéales  affections, 
une  volonté  que  l'on  peut  élever  par  les  nobles  élans  jusqu'à  l'hé- 
roïsme. C'est  tout  cela  que  la  charité  cherche  avec  une  admirable 
sollicitude  à  travers  les  souffrances  et  les  infirmités  de  ces  pauvres 
corps;  ce  sont  ces  semences  de  belles  âmes  qu'elle  recueille  pieuse- 
ment et  s'efforce  de  cultiver.  Et  quand  elle  a  réussi,  elle  a  fait  mieux 
et  plus  que  la  science  de  l'évolution,  qui  ne  sait  que  suivre  la  na- 
ture et  l'imiter.  La  charité  est  comme  l'art  :  elle  n'imite  pas  la  na- 
ture, elle  la  transforme;  comme  le  sculpteur  qui  prend  une  pierre 
et  la  marque  à  l'effigie  de  sa  pensée,  la  charité  prend  l'humanité 
souffrante;  elle  la  cisèle,  si  je  puis  dire,  elle  la  transfigure  en  lui 
imprimant  une  beauté  supérieure,  celle  qu'elle  puise  en  elle-même 
d'abord,  puis  celle  qu'elle  réussit  à  tirer  de  toutes  ces  intelligences 
qui  se  seraient  éteintes  sans  elle,  de  tous  ces  cœurs  qui,  ne  se  sen- 
tant pas  aimés,  n'auraient  pas  aimé. 

Voilà  quelques-unes  des  raisons  pour  lesquelles  les  moralistes 
de  l'évolution,  malgré  leurs  titres  incontestables  à  l'attention  des 
savans,  pourraient  bien  se  tromper  en  croyant  que  l'avenir  leur  ap- 
partient. L'humanité  ne  veut  pas  d'eux.  Elle  repousse  une  théorie 
qui  sacrifie  l'individu  en  niant  la  réalité  du  droit,  et  livre  la  per- 
sonne sans  garantie  aux  exigences  de  l'espèce.  Elle  se  sent  atteinte 
dans  sa  noblesse  native  et  la  dignité  de  ses  aspirations,  quand  elle 
se  voit  subordonnée  aux  lois  biologiques  qui  n'ont  égard  qu'à  l'a- 
mélioration du  bien-être  et  du  type.  Enfin  elle  a  horreur  d'une  phi- 
losophie qui  supprime  systématiquement  ces  vertus  sublimes,  ce 
beau  luxe  de  la  vie,  le  dévoûment  et  la  charité,  et  qui  réduit  tout 
l'art  social  au  perfectionnement  de  l'animal  humain. 

E.  Caro. 


L'ÉDUCATION  D'UN  FÉODAL 


I. 

Quand  je  songe  aux  premiers  temps  de  mon  enfance,  dit  le  co- 
lonel Siegfried,  je  me  vois  tout  petit  sur  le  bras  du  vieux  baron 
Otto  von  Maindorf,  seigneur  de  Yindland,  mon  respectable  aïeul. 
C'était  un  grand  vieillard  sec  et  nerveux,  les  moustaches  blanches, 
le  nez  fièrement  arqué,  les  yeux  gris  clair,  aussi  droit  à  soixante 
ans  qu'un  jeune  homme.  Il  avait  fait  la  campagne  de  France 
contre  les  républicains  en  1792  sous  Brunswick,  celle  de  1806  sous 
Louis-Ferdinand,  tué  à  Saalfeld,  celles  de  1S13,  I8I/1  et  1815  sous 
Blûcher,  sans  pouvoir  dépasser  le  grade  de  rittmeister  (1)  malgré 
ses  blessures  et  ses  actions  d'éclat.  Le  digne  vieillard  en  conservait 
un  fonds  d'amertume,  il  se  plaignait  de  l'ingratitude  des  Hohenzol- 
lern,  et  vivait  seul  dans  son  antique  castel  de  Yindland,  près  du 
Gurischhaff,  au  bord  de  la  Baltique.  Ayant  perdu  mon  père,  qui 
servait  sous  ses  ordres,  à  la  bataille  de  Ligny  en  Belgique,  ma 
mère,  une  Zulpich,  étant  morte  à  la  suite  de  ce  malheur,  et  lui- 
même,  après  la  campagne,  ayant  été  mis  à  la  retraite,  il  n'aimait 
plus  que  cette  solitude,  qui  lui  rappelait  la  splendeur  des  Von  Main- 
dorf dans  des  temps  plus  heureux. 

C'est  là,  dans  le  vieux  nid  en  ruines,  baigné  par  les  vagues,  que 
nous  vivions  avec  un  vétéran,  Jacob  Reiss,  ancien  ordonnance  du 
grand-père,  et  sa  femme,  la  vieille  Christina,  qui  nous  servaient  de 
domestiques.  Nous  étions  vraiment  pauvres,  car  les  biens  nobles  du 
grand-père  étaient  criblés  d'hypothèques  :  il  devait  à  tous  les  Juifs 
de  l'Allemagne  et  de  la  Pologne;  il  leur  en  voulait  à  mort,  disant 
que  les  misérables  s'étaient  fait  un  plaisir  de  laisser  s'accumuler  les 
intérêts,  dans  l'espérance  de  happer  un  jour  l'héritage,  dont  les  re- 

(1)  Commandant. 


38  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

venus  se  trouvaient  saisis  pour  bien  des  années.  Ce  bon  grand-père 
avait  aimé  le  jeu,  comme  tout  brave  soldat  insouciant  de  la  vie  pen- 
dant la  guerre,  et  maintenant  il  fallait  payer  les  dettes. 

En  rêvant  à  cela,  ses  lèvres  se  serraient,  son  nez  se  recourbait, 
ses  poings  se  crispaient  d'indignation  ;  il  maudissait  toute  la  Judée 
de  père  en  fils,  depuis  Abraham  jusqu'au  dernier  marchand  d'écus 
de  Francfort.  Moi  seul,  je  pouvais  le  faire  sourire,  quand  il  me  por- 
tait en  haut,  dans  les  antiques  galeries  et  sur  la  plate-forme  de 
Vindland,  en  vue  de  la  mer,  regardant  par  les  arcades  les  flots  se 
dérouler  sur  la  grève  toute  blanche  d'écume,  les  barques  des  pê- 
cheurs au  loin  retirer  leurs  filets,  ou  regagner  le  rivage  à  l'approche 
du  soir.  Alors,  les  coudes  au  bord  d'une  embrasure,  m'entourant 
de  ses  bras,  il  me  disait  :  — Regarde,  Siegfried,  regarde!..  Toute 
cette  terre  et  cette  grande  eau  étaient  à  nous  autrefois.  Ces  vais- 
seaux qui  passent  là -bas,  leurs  voiles  grises  déployées,  nous 
payaient  tribut  pour  entrer  dans  la  baie;  ces  barques  nous  devaient 
une  partie  de  leur  pêche;  les  pêcheries,  où  l'on  sale,  où  l'on  fume, 
où  l'on  marine  le  poisson,  nous  devaient  tant  pour  le  sel,  tant  pour 
le  bois,  tant  pour  leur  place  sur  le  sable.  Ces  paysans,  qui  labou- 
rent, qui  sèment  et  récoltent,  nous  devaient  du  seigle,  de  l'orge,  du 
houblon,  du  chanvre;  ils  nous  devaient  de  la  viande,  des  œufs,  des 
légumes;  nous  avions  part  à  tout,  nous  étions  maîtres  de  tout!  Nous 
seuls  avions  droit  de  chasse,  nos  chevaux  et  nos  chiens  couraient 
seuls  le  daim,  le  renard  et  le  loup  dans  les  bois;  nos  barques  seules 
pénétraient  au  fond  des  lagunes  du  Gurischhaff,  faisant  lever  des 
nuages  d'eiders,  de  cygnes  et  d'oies  sauvages  que  nous  abattions 
par  milliers.  Nous  avions  seuls  tous  les  droits ,  parce  que  nous 
sommes  de  la  race  noble  des  Vandales,  les  premiers  maîtres  du  sol, 
la  noble  race  des  conquérans.  Comprends -tu  ça,  Siegfried,  mon 
enfant? 

Et  je  comprenais  ;  mes  yeux  s'accoutumaient  à  regarder  tout 
comme  étant  à  moi;  je  voulais  avoir  les  oiseaux,  les  poissons,  les 
barques,  les  pêcheries,  les  villages;  je  répondais  au  grand-père: 
—  Tout  est  à  Siegfried!  —  ce  qui  lui  réjouissait  le  cœur. 

—  C'est  bien,  disait-il  avec  attendrissement;  les  renards  nous 
ont  tout  pris,  il  faudra  tout  reprendre  :  il  faut  que  le  paysan  tra- 
vaille, que  le  pêcheur  pêche,  que  le  marchand  trafique  et  que  le 
Juif  vole  pour  les  nobles  descendans  du  vieux  Maindorf  à  la  dent 
de  fer. 

Il  m'embrassait,  tout  fier  de  mon  intelligence  précoce,  et  me 
remportait,  mon  petit  bras  sur  son  épaule,  ma  joue  contre  la 
sienne,  en  me  disant  :  —  Tire-moi  les  moustaches,  Siegfried,  je  suis 
content  de  toi  ;  tu  es  un  brave  garçon  ! 


L  ÉDUCATION   D  UN   FÉODAL.  39 

C'était  un  esprit  clair,  positif.  —  L'antique  château  menaçait 
ruine  sur  plusieurs  points,  il  en  avait  abandonné  la  plus  grande 
partie,  pour  se  loger  dans  une  aile  encore  solide,  abriti^e  par  le  don- 
jon contre  les  vents  du  nord.  Une  vaste  salle,  haute  et  voûtée, 
cinq  chambres  encore  en  bon  état,  dont  les  fenêtres  donnaient  sur 
la  baie,  et  l'antique  cuisine,  pourvue  d'une  immense  cheminée  à 
large  manteau  chargé  de  sculptures,  formaient  toute  notre  habita- 
tion. Au-dessous,  les  écuries  s'ouvraient  sur  une  cour  profonde,  où 
nous  descendions  par  un  escalier  à  balustrade  de  granit.  Les  hautes 
tours  couvraient  tout  cela  de  leur  ombre  :  c'était  un  coup  d'oeil  sé- 
vère; de  pareils  souvenirs  sont  ineffaçables.  Je  vois  encore  la  grande 
salle  avec  son  vieux  tapis  usé,  sa  table  de  chêne,  les  armes  du 
grand-père  suspendues  aux  murs  des  deux  côtés  de  la  porte,  les 
fenêtres  en  ogive,  vitrées  de  plomb,  et  la  mer  au  loin ,  qui  se  dé- 
chaîne sur  les  récifs ,  la  cuisine  et  sa  flamme  sur  l'âtre,  qui  tour- 
billonne autour  de  la  crémaillère,  la  vieille  Ghristina  assise  auprès, 
sous  le  manteau  noir  de  la  cheminée,  en  train  d'éplucher  quelques 
légumes,  de  plumer  des  oiseaux  ou  de  racler  un  poisson  avec  le 
vieux  couteau  ébréché.  Elle  était  toute  vieille,  jaune  et  ridée  comme 
une  bohémienne  de  cent  ans,  les  cheveux  couleur  de  lin,  ses  larges 
poches  carrées  sur  les  hanches,  le  trousseau  de  clés  à  la  ceinture, 
la  petite  toque  de  crin  sur  la  nuque,  grave,  méditative  et  pourtant 
causeuse,  aimant  à  raconter  les  vieilles  histoires  du  château,  les 
apparitions  de  feux  follets,  de  lapins  blancs,  ses  pressentimens  à  la 
mort  d'un  tel,  pendant  la  grande  tempête  d'automne  ou  durant  les 
longues  nuits  de  l'hiver. 

Oui,  je  la  vois,  et  Jacob  Reiss  aussi,  debout  près  d'elle,  avec  sa 
longue  échine  maigre,  les  jambes  arquées,  le  vieux  bonnet  d'uni- 
forme sur  l'oreille,  les  bottes  éculées,  garnies  de  longs  éperons  de 
fer,  la  pipe  dans  ses  grosses  moustaches  grises.  Dehors ,  la  mer 
chante  son  hymne  éternel  et  semble  accompagner  de  ses  plaintes 
les  histoires  étranges  de  Ghristina.  —  Hé  !  dit  Jacob,  tout  ça  c'est 
bien  possible...  J'avais  toujours  des  pressentimens  la  veille  d'une 
grande  bataille,  et  le  lendemain  beaucoup  de  gens  mouraient. 

Il  parlait  d'un  air  convaincu  ;  mais,  quand  l'histoire  était  trop  ex- 
traordinaire, il  clignait  de  l'œil  de  mon  côté,  comme  pour  dire  : 
—  Ne  crois  pas  ça,  Siegfried,  la  vieille  radote!..  Le  lapin  blanc 
était  un  chat  dans  la  gouttière  ou  bien  une  martre  zibeline  dans  le 
bûcher,  sous  les  fagots. 

J'aurais  écouté  Ghristina  raconter  ses  histoires  durant  des  heures; 
mais  ce  qui  m'amusait  encore  bien  plus,  c'était  de  descendre  avec 
le  vieux  hussard,  donner  le  fourrage  à  nos  chevaux  et  les  conduire 
à  l'abreuvoir.  Il  ne  manquait  jamais  de  m'asseoir  sur  l'un  d'eux, 


/lO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

car  nous  en  avions  trois  fort  beaux;  c'était  le  seul  luxe  que  le 
grand-père  se  permît  encore.  —  Tiens-toi  bien,  Siegfried,  me  di- 
sait le  vétéran;  prends  la  bride  dans  ta  main  gauche;  voilà  comme 
tu  seras  plus  tard,  à  la  tête  de  ton  régiment;  tu  lèveras  le  sabre,  et 
les  trompettes  sonneront  la  marche  :  hop  !..  hop  !..  hop  !.. 

Quel  bonheur  d'être  à  cheval  et  de  se  promener  au  petit  trot 
dans  la  cour  sombre  ! 

Les  autres  parties  du  château  restaient  désertes,  les  portes  fer- 
mées, et,  il  faut  bien  le  dire,  les  fenêtres  n'avaient  plus  de  vitres, 
les  corneilles,  les  orfraies,  habitaient  les  corniches,  elles  tourbil- 
lonnaient à  tous  les  étages,  jacassant  et  piaillant  ;  leurs  ordures 
blanchissaient  toutes  les  saillies,  leurs  nids  remplissaient  toutes  les 
salles  abandonnées,  personne  ne  venait  les  troubler,  et  le  vent 
d'hiver,  se  démenant  parmi  ces  ruines,  produisait  une  harmonie 
sauvage,  surtout  quand  la  mer  y  mêlait  ses  clameurs  plaintives. 

Combien  de  fois,  dans  ma  petite  chambre,  la  nuit,  ne  me  suis-je 
point  éveillé,  prêtant  l'oreille  aux  mille  sifllemens  de  la  bise  par  les 
fissures  innombrables  du  vieux  castel,  me  rappelant  soudain  les 
histoires  de  Christina  et  croyant  entendre  les  âmes  des  morts  glis- 
ser au  loin  dans  les  immenses  corridors!  J'avais  bien  peur;  heu- 
reusement la  chambre  du  grand-père  touchait  à  la  mienne,  la  porte 
en  restait  toujours  ouverte,  et  la  respiration  forte,  cadencL-e  du 
vieillard  me  rassurait.  11  dormait  d'un  sommeil  paisible,  et  je  me 
disais  :  —  Si  les  esprits  arrivent,  je  crierai...  Le  grand-père  décro- 
chera son  sabre  ! 

Le  sabre  du  grand-père  et  ses  pistolets  m'inspiraient  confiance; 
avec  le  grand-père,  j'aurais  bravé  tous  les  esprits  du  monde.  Pourtant 
il  advint  un  soir  quelque  chose  d'étrange  à  propos  des  esprits,  je  ne 
l'oublierai  jamais.  C'était  aux  premières  neiges  de  1822,  j'avais  dix 
ans.  Le  grand-père  et  moi,  ce  soir-là,  nous  soupions  ensemble 
comme  d'habitude,  la  table  entre  nous,  la  lampe  au-dessus,  sur  un 
trépied  de  bronze.  Jacob  nous  servait,  entrant  et  sortant,  pour  cher- 
cher les  plats  à  la  cuisine.  Et,  comme  il  arrive  aux  changemens  de 
saison,  la  mer  était  grosse,  les  premières  neiges  fouettaient  les 
vitres  par  rafales.  Nous  finissions  de  souper  quand  tout  à  coup, 
poussée  par  le  vent,  la  porte  s'ouvrit,  et  moi  tout  pâle  je  criai  :  — 
C'est  Maindorf  à  la  dent  de  fer! 

Le  grand-père  alors,  tout  étonné,  déposa  son  verre  sur  la  table, 
et,  regardant  le  vieux  hussard  d'un  œil  sévère,  lui  demanda  :  — 
Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  D'où  vient  que  cet  enfant  s'eflraie? 

—  C'est  Christina  qui  lui  raconte  des  bêtises,  balbutia  le  vieux 
soldat,  se  dépêchant  d'aller  refermer  la  porte. 

—  Christina!  s'écria  le  grand-père  avec  indignation,  si  la  vieille 


l'éducation    d'Li\    FKODAr.  hi 

folle  était  ici,  je  lui  tordrais  le  cou...  Que  cela  n'arrive  plus!.. 
Puis  se  calmant  et  s'adressant  à  moi  :  —  Écoule,  Siegfried,  dit-il, 
retiens  bien  mes  paroles  :  Maindorf  à  la  dent  de  fer  est  mort  de- 
puis six  cents  ans,  et  les  morts  ne  reviennent  pas;  ce  que  tu  en- 
tends, c'est  le  vent  qui  soufile  sur  la  mer...  Et  ça,  fit-il  en  montrant 
les  hautes  fenêtres  tour  à  tour  blanches  et  noires,  c'est  la  neige 
que  le  vent  chasse  contre  les  vitres;  il  n'y  a  rien  d'autre...  11  n'y 
a  pas  d'esprit  sans  un  corps.  Ceux  qui  parlent  de  l'esprit  des  morts 
et  qui  y  croient  sont  des  ânes.  Tu  comprends? 

—  Oui,  grand-père,  lui  répondis-je. 

—  Eh  bien!  tu  vas  prendre  ce  falot,  je  vais  t'ouvrir  le  grand 
corridor,  et  tu  iras  seul  jusqu'au  bout,  dans  la  vieille  tour  en  face. 
Moi,  je  reste  ici,  je  verrai  la  lumière  par  cette  fenêtre,  et  quand  tu 
seras  dans  la  tour,  tu  crieras  :  —  Maindorf,...  Maindorf  à  la  dent 
de  fer,  arrive  !  —  Tu  m'entends  !  Si  tu  ne  fais  pas  cela,  tu  n'es  pas 
de  la  vieille  race  des  conquérans,  tu  as  peur;...  un  homme  noble 
n'a  pas  peur  ! 

Aussitôt  je  me  levai  et  je  pris  le  falot  sans  répondre.  Le  grand- 
père  prit  une  grosse  clé  pendue  sous  ses  armes  et  sortit  m'ouvrir 
lui-même  l'antique  galerie  des  chevaliers.  La  tempête  s'engouffrait 
dans  cet  édifice  délabré,  la  lumière  tourbillonnait  au  milieu  des 
ténèbres.  J'aurais  voulu  courir,  mais  le  grand-père  me  dit  :  — 
Marche  lentement...  Ceux  qui  courent  ont  peur,...  ils  tombent!.. 
Prends  garde  aux  décombres!.. 

Alors  je  partis  seul.  Les  arceaux  se  suivaient  à  la  file  ;  les  larges 
dalles,  couvertes  d'herbes  marines  et  d'arêtes  de  poissons  apportées 
par  les  oiseaux  qui  avaient  élu  domicile  dans  l'antique  masure,  ne 
rendaient  aucun  son,  je  marchais  sur  ce  fumier,  regardant  tourner 
l'ombre  des  colonnes  sur  la  voûte,  et  par'bis  une  orfraie,  surprise 
dans  son  sommeil,  déployer  ses  ailes  et  plonger  dans  l'abîme  noir 
de  la  tempête.  Ainsi  je  vis  défiler  l'un  après  l'autre  les  fenêtres, 
les  balustrades,  les  tas  de  varech  et  d'autres  débris  en  décomposi- 
tion répandant  une  odeur  infecte,  malgré  la  hauteur  des  assises  et 
le  vent  qui  les  balayait,  en  les  couvrant  de  neige,  et  dans  la  grande 
tour,  levant  mon  falot,  après  avoir  repris  haleine,  je  criai,  non 
sans  émotion,  car  les  histoires  de  Christina  me  revenaient  :  — 
Maindorf  à  la  dent  de  fer,...  Maindorf  à  la  dent  de  fer,,.,  arrive!.. 

Mais,  sauf  les  mille  sifflemens  de  la  tempête  et  les  clameurs  des 
vagues  au  pied  de  la  falaise,  rien  ne  répondit,  rien  ne  bougea.  Je 
tenais  ma  petite  main  devant  le  falot,  pour  l'empêcher  de  s'é- 
teindre; puis,  ayant  encore  répété  le  même  cri,  je  revins  lentement, 
m'abstenant  toujours  de  courir;  les  arcades  défilèrent  sous  mes 
yeux  une  seconde  fois,  et  je  rentrai  dans  la  chambre  du  grand- 


42  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

père,  qui  ne  me  fit  aucun  compliment,  et  parut  trouver  la  chose 
toute  naturelle. 

—  Assieds-toi,  Siegfried,  me  dit-il;  le  vent  souffle  fort,  n'est-ce 
pas?.,  il  fait  bien  froid  dehors? 

—  Oui,  grand-père. 

—  Tiens,  bois  un  bon  coup. 

11  remplit  à  moitié  mon  verre,  et  je  le  vidai  d'un  trait. 

—  Tu  as  appelé  Maindorf  ?  fit-il  en  souriant. 

—  Oui. 

—  11  n'est  pas  venu  !..  C'était  pourtant  un  brave  dans  son  temps, 
et  qu'on  n'appelait  jamais  sans  le  voir  arriver  aussitôt  avec  son 
casque  et  sa  hache  ;  mais  il  est  mort,  et  le  plus  lâche  coquin,  le 
plus  misérable  Juif  pourrait  le  défier  sans  émouvoir  sa  poussière. 
Voilà  ce  que  c'est  que  la  mort,  Siegfried.  Depuis  le  commencement 
du  monde,  des  milliers  de  milliards  d'hommes  sont  morts,  et  pas 
un  seul  n'est  revenu,  pas  un!  Gela  prouve  clair  comme  le  jour  que 
la  mort  est  la  fin  de  tout,  et  qu'il  n'y  a  rien  après.  Mets-toi  cette 
idée  dans  la  tête,  c'est  la  clé  de  tout  le  reste. 

Ayant  dit  cela  d'un  air  grave,  le  grand-père  se  leva;  il  rentra 
dans  le  corridor  refermer  la  grande  porte  et  revint  ensuite  se  re- 
mettre à  table;  puis,  le  souper  fini,  il  me  souhaita  le  bonsoir  comme 
d'habitude,  et  nous  allâmes  nous  coucher. 


II. 


Le  grand-père  m'avait  appris  à  lire  de  bonne  heure,  il  m'avait 
enseigné  les  premiers  élémens  du  calcul;  mais,  à  partir  de  ce  jour, 
il  s'occupa  de  mon  instruction  réelle.  Chaque  malin,  après  le  dé- 
jeuner, nous  descendions  à  l'écurie,  et  lui-même  me  donnait  une 
leçon  d'équitation,  m'apprenant  d'abord  à  bouchonner  le  cheval,  à 
le  seller,  à  le  brider.  Comme  j'étais  encore  trop  petit  pour  mettre 
la  selle  et  passer  le  mors,  il  m'aidait,  il  serrait  les  boucles,  le  tout 
avec  méthode,  m'expliquant  la  destination  de  chaque  courroie,  m'en 
démontrant  l'utilité.  Puis  il  me  parlait  du  caractère  propre  cà  chaque 
race  chevaline,  et  m'en  faisait  remarquer  avec  soin  les  qualités  et 
les  défauts.  Après  ces  explications,  nous  montions  en  selle  et  nous  fai- 
sions un  tour  aux  environs,  tantôt  sur  le  rivage,  tantôt  au  bois.  Quel- 
quefois nous  poussions  notre  pointe  jusqu'au  bourg  de  Vindland, 
ancienne  dépendance  du  château,  dont  la  population  s'étendait  de 
plus  en  plus  et  prenait  de  l'importance  par  son  commerce.  Quelques 
gros  marchands  étaient  venus  s'y  fixer;  M.  Stiœmderfer,  le  plus 
riche  armateur  de  la  côte,  venait  d'y  faire  construire  une  halle  su- 


l'éducation  d'un  féodal.  â3 

perbe,  porir  fumer  et  mariner  le  poisson;  il  avait  des  barques  à  lui, 
une  grande  maison,  la  plus  belle  du  bourg,  une  tonnellerie,  des  em- 
ployés. La  pêche  de  l'esturgeon  et  l'expédition  du  caviar  dans  toutes 
les  parties  de  l'Allemagne  lui  procuraient  de  grands  bénéfices.  C'é- 
tait un  gros  homme,  vêtu  d'une  façon  simple,  mais  cossue,  le  large 
feutre  carrément  planté  sur  les  sourcils,  les  favoris  bruns  ébouriffés 
autour  de  ses  joues  musculeuses,  saluant  toujours  le  hcrr  oherst 
von  Maindorf  dès  qu'il  l'apercevait,  mais  d'un  air  calme,  sans 
empressement  et  presque  comme  d'égal  à  égal. 

Le  grand-père  abhorrait  cet  homme;  il  répondait  à  son  salut 'en 
levant  brusquement  sa  casquette  à  la  hauteur  d'un  pouce  et  serrant 
les  éperons.  Il  faisait  de  même  pour  tous  les  autres  commerçans  et 
boutiquiers  du  bourg,  et,  tout  en  continuant  de  galoper,  il  me  di- 
sait :  — Tiens,  Siegfried,  tous  ces  gens-là,  avant  l'arrivée  des  Fran- 
çais en  1806,  étaient  nos  serfs,  ils  étaient  attachés  à  notre  terre; 
nous  pouvions  les  imposer  et  même  les  vendre,  sans  qu'ils  eussent 
à  réclamer.  Dans  ce  temps-là,  leur  costume  se  composait  d'une 
chemise  en  grosse  toile  bise,  sans  col,  et  d'une  espèce  de  caleçon 
bouffant  en  été,  et  l'hiver  d'un  casaquin  en  peau  de  mouton;  ils 
avaient  les  cheveux  pendans  sur  les  sourcils,  marque  de  leur  ser- 
vage. Aujourd'hui  cela  s'habille  d'un  bon  gros  drap  bleu,  cela  se 
tire  le  gilet  sur  le  large  ventre,  cela  se  pose  carrément  sur  les  ta- 
lons :  —  Houm  !..  houm  !..  —  en  vous  regardant  en  face,  sans  bais- 
ser les  yeux,  comme  pour  dire  :  —  Voici  M.  Strœmderfer,  le  riche 
armateur,  qui  vous  fait  l'honneur  de  vous  saluer  le  premier,  mon- 
sieur le  baron;  il  croit  remplir  en  cela  un  devoir  de  convenance, 
mais  il  pourrait  à  la  rigueur  s'en  dispenser,  car  sa  caisse  est  mieux 
garnie  que  la  vôtre;  son  nom  est  connu  dans  plus  d'un  comptoir  à 
Hambourg,  à  Brème,  à  Lûbeck,  même  à  Liverpool  et  Manchester, 
en  Angleterre;  sa  signature  vaut  tant,  et  ses  produits  sont  cotés  sur 
la  place  de  Londres.  Je  vous  salue  pourtant  le  premier,  parce  que 
c'est  un  vieil  usage,  et  puis  mes  fils  seront  forcés  de  servir,  et  votre 
jeune  homme  sera  peut-être  leur  officier;  on  fait  toujours  bien  de 
ménager  les  amours-propres  quand  cela  ne  coûte  rien... 

Ainsi  parlait  le  grand-père;  puis  il  poussait  un  éclat  de  rire  sec 
et  criait  :  —  Allons,  un  temps  de  galop...  Tiens-toi  bien,  Siegfried! 
Tout  cela  pourra  changer;...  il  faut  que  cela  change...  Ah!  nous 
avons  perdu  de  la  marge,...  ces  Hohenzollern  nous  ont  coûté  cher! 
Mais  pourvu  qu'ils  tiennent  leurs  promesses  par  la  suite,  qu'ils  nous 
rendent  au  centuple  ce  qu'il  a  fallu  leur  céder  dans  un  temps  de 
malheur,...  qu'ils  rétablissent  notre  autorité  sur  de  plus  larges 
bases,...  on  oubliera  les  vieilles  déceptions.  Seulement  il  faut  que 
le  grand  coup  réussisse,...  il  faut  que  le  filet  prussien  englobe  ^oute 


llll  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

l'Allemagne...  C'est  la  première  étape.  Après  cela,  nous  verrons 
pour  le  reste!.. 

J'écoutais  ces  hautes  pensées  politiques,  dépassant  de  beaucoup 
mon  intelligence,  mais  elles  me  sont  revenues  depuis,  et  j'ai  souvent 
admiré  la  pénétration,  le  rare  bon  sens  de  cet  honnête  vieillard. 

Une  fois  revenus  au  château,  vers  une  ou  deux  heures,  les  che- 
vaux débridés ,  étrillés ,  épongés  par  Jacob  sous  nos  yeux ,  le 
grand-père  et  moi,  nous  montions  à  la  bibliothèque,  qui  se  trouvait 
dans  son  cabinet  de  travail  à  côté  de  la  grande  salle,  et  nous  com- 
mencions d'autres  études.  Alors  le  temps  était  venu  d'apprendre  les 
langues,  l'histoire,  la  géographie,  les  mathématiques,  pour  être 
admis  à  l'école  des  cadets  royaux,  où  j'avais  droit  d'entrer  avec 
bourse  entière  ;  mais  il  fallait  passer  un  examen  sérieux ,  et  le 
grand-père  voulait  que  ce  fût  avec  distinction,  comme  il  l'avait  subi 
lai-même  quarante-cinq  ans  auparavant.  —  Pour  faire  la  guerre, 
disait-il,  et  surtout  dans  la  cavalerie  légère,  où  je  puis  encore  te 
recommander  près  de  vieux  camarades,  la  première  chose  à  con- 
naître, ce  sont  les  langues;  il  faut  savoir  les  parler  autant  que  pos- 
sible sans  accent,  car  il  s'agit  souvent  en  campagne  d'interroger 
adroitement  les  gens  du  pays  sans  éveiller  leur  méfiance,  de  s'in- 
former des  chemins,  des  sentiers,  de  la  position  des  corps  ennemis, 
et  naturellement  c'est  toujours  comme  amis  qu'on  se  présente.  Il 
faut  aussi  savoir  les  lire  rapidement,  pour  éplucher  les  correspon- 
dances que  l'on  a  surprises  à  la  poste ,  les  dépèches  des  courriers 
que  l'on  a  arrêtés,  et  pour  en  transmettre  un  résumé  clair,  succinct 
et  complet  à  l'état-major.  Tu  comprends  cela,  Siegfried?  Et  la  pre- 
mière langue  que  nous  devons  étudier,  nous  autres  Prussiens,  c'est 
la  langue  française,  celle  de  nos  ennemis  naturels.  Frédéric  II  n'a 
jamais  écrit  que  dans  cette  langue;  il  était  entouré  de  Français,  et 
les  imbéciles  croyaient  que  c'était  par  admiration  de  leur  géuie  ;  il 
écrivait  des  livres  comme  V Anti-Machiavel,  pour  leur  faire  croire 
que  lui,  Frédéric,  était  complètement  incapable  de  suivre  les  idées 
de  ce  fmaud  italien,  et  qu'il  les  condamnait  absolument.  Gela  ne  l'a 
pas  empêché  de  les  suivre  toute  sa  vie,  et,  par  ce  simple  moyen,  de 
s'arrondir  dans  tous  les  sens  aux  dépens  des  voisins ,  en  s'assurant 
encore  la  réputation  d'être  un  philosophe,  un  souverain  moral  et  le 
plus  délicat  du  monde.  Je  te  dis  cela,  mon  enfant,  pour  te  montrer 
que  la  première  chose,  c'est  de  tromper  ses  ennemis,  et  que  pour 
mieux  les  tromper,  il  faut  connaître  leur  langue  à  fond. 

Après  m'avoir  donné  ce  précepte  judicieux,  qu'il  me  répétait 
souvent,  nous  commencions  à  lire  Vlllpparchie,  ou  le  Maître  de  la 
cavalerie,  de  Xénophon,  dans  l'excellente  traduction  française  de 
Gail,  le  texte  grec  et  la  version  latine  en  regard.  Le  grand-père 


l'éducation  d'un  féodal.  A5 

connaissait  aussi  ces  deux  langues  et  surtout  le  latin,  qu'il  écrivait 
couramment,  comme  tous  les  hommes  instruits  de  son  époque.  C'est 
en  latin  que  se  rédigeaient  alors  tous  les  livres  scientiliques;  il  me 
l'enseignait  en  passant,  et  se  plaisait  à  le  parler  avec  moi;  pour 
me  faciliter  la  conversation,  il  me  faisait  apprendre  par  cœur 
les  Colloques  d'Erasme;  toutes  les  éludes  marchaient  ensemble. 

Les  choses  allaient  ainsi  depuis  deux  ans,  le  grand-père  était 
content  de  mes  progrès,  lorsqu'un  jour  il  me  dit  :  —  Tout  va  bien, 
Siegfried ,  nos  études  avancent,  mais  il  ne  faut  rien  négliger  des 
choses  de  la  vie;  c'est  un  usage  dans  le  monde  d'avoir  une  rehgion, 
de  se  déclarer  protestant,  catholique,  et  même  juif,  si  l'on  veut. 
Tout  cela  revient  à  peu  près  au  même;  seulement  il  est  bon  de 
choisir  la  religion  qui  vous  est  le  plus  avantageuse.  Chez  nous ,  en 
Prusse,  c'est  la  religion  réformée,  celle  du  roi,  de  la  noblesse;  en 
France,  en  Autriche,  c'est  la  religion  catholique;  suivons  donc  la 
coutume,  car  les  imbéciles  disent  qu'on  ne  peut  être  honnête  homme 
sans  religion.  Je  vais  faire  venir  le  pasteur  de  Vindland  :  il  t'ensei- 
gnera la  religion  du  pays;  il  te  fera  remplir  les  cérémonies  accou- 
tumées en  pareil  cas;  je  le  paierai  raisonnablement,  et  lu  seras 
luthérien  réformé.  A  l'école  des  cadets,  tu  suivras  les  exercices  re- 
ligieux, car  le  roi  y  tient  beaucoup,  pour  le  bon  exemple;  pourvu 
qu'on  aille  au  temple  de  temps  en  temps,  qu'on  chante  un  cantique, 
cela  sutiit. 

Après  m'avoir  tenu  ce  petit  discours,  qui  servit  à  me  faire  com- 
prendre toute  l'importance  de  l'instruction  religieuse,  le  grand-père 
envoya  Jacob  Keiss  chercher  M.  le  pasteur  Brandhorst  en  char- 
à-bancs.  M.  Brandhorst  était  un  homuie  de  quarante  ans,  grand, 
maigre,  les  cheveux  blond-filasse  et  les  paupières  rouges.  11  pas- 
sait à  Vindland  pour  être  très  sévère  sur  les  pratiques  religieuses; 
c'est  ce  que  j'ai  su  depuis.  Il  arriva  donc  vêtu  de  noir,  un  petit 
manteau  sur  les  épaules,  un  grand  chapeau  de  soie  sur  sa  grosse 
tête,  l'air  satisfait,  heureux  d'avoir  été  choisi  par  M.  le  baron  Otto 
von  Maindorf  pour  l'instruction  religieuse  de  son  petit-lils,  ce  qui  ne 
pouvait  qu'ajouter  au  relief  de  M.  le  pasteur  parmi  ses  confrères 
et  ses  ouailles. 

Au  moment  où  rentrait  le  char-à-bancs,  le  grand-père  et  moi, 
nous  étions  dans  la  cour,  je  venais  de  prendre  une  leçon  d'équita- 
tion,  et  c'est  là  que  nous  reçûmes  M.  le  pasteur  avec  force  salu- 
tations de  sa  part  et  cajoleries  à  mon  sujet.  Il  parlait  fort  bien  ;  le 
grand-père  lui  répondait  avec  un  sourire  de  bienveillance.  C'est 
ainsi  que  nous  montâmes  le  grand  escalier  et  que  nous  entrâmes 
dans  la  bibliothèque,  où  M.  Brandhorst,  s'étant  débarrassé  de  son 
petit  manteau,  s'assit  auprès  de  moi,  devant  la  cheminée,  et  com- 


A6  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

mença  tout  de  suite  son  instruction  religieuse,  me  parlant  de  Dieu, 
de  la  création  du  monde  en  sept  jours,  d'Adam  et  d'Eve,  etc.,  etc. 

Le  grand-père,  pendant  la  leçon,  se  promenait  derrière  nous  de 
long  en  large,  la  tête  penchée,  les  mains  croisées  sur  le  dos,  écou- 
tant d'un  air  rêveur,  sans  desserrer  les  lèvres.  A  la  fin  du  premier 
chapitre,  M.  Brandhorst  me  fit  répéter  ses  explications,  poui  voir  si 
j'avais  bien  compris;  il  parut  charmé  de  ma  bonne  mémoire,  puis 
en  me  félicitant,  ainsi  que  M.  le  baron,  il  se  leva,  remit  son  manteau 
et  nous  salua  très  profondément.  Le  grand-père  l'accompagna  jusque 
sur  la  porte;  il  descendit  seul  l'escalier,  et  du  haut  de  la  rampe  je 
le  regardai  remonter  en  voilure. 

Cela  se  renouvela  de  la  sorte  durant  quinze  jours  ou  trois  se- 
maines. Le  grand-père  écoutait  toujours  sans  rien  dire.  Nous  en  étions 
arrivés,  après  la  lecture  de  l'ancienne  loi,  de  l'histoire  des  Juges,  des 
Rois,  de  la  Chronique  et  des  Prophètes,  à  la  mission  du  Christ,  en- 
seignant l'égalité  des  hommes  devant  Dieu,  les  déclarant  tous  frères, 
leur  prescrivant  le  pardon  des  injures,  leur  ordonnant  de  tendre  la 
joue  gauche,  quand  on  leur  avait  frappé  la  droite,...  et  M.  Brand- 
horst s'animait  sur  cette  haute  morale,  s'exprimant  d'une  façon 
fort  éloquente,  lorsque  le  grand-père,  jusqu'alors  simple  audi- 
teur, s'arrêta  tout  à  coup  et  prit  la  parole.  —  Tout  cela,  monsieur 
le  pasteur,  dit-il  d'un  ton  net,  est  fort  bien  pour  les  bourgeois,  les 
ouvriers  et  les  paysans  que  vous  rencontrez  au  village...  Oui,  vous 
faites  très  bien  de  leur  prêcher  cette  morale,  de  leur  dire  de  se 
soumettre  à  la  volonté  des  supérieurs,  de  recevoir  les  coups  sans  les 
rendre,  et  de  compter  sur  la  vie  éternelle  en  récompense  de  leur 
résignation;  c'est  fort  juste  et  fort  utile.  Mais  autre  chose  est  de 
parler  à  des  gueux,  descendans  de  serfs,  destinés  de  père  en  fils  à 
l'obéissance,  et  de  parler  à  des  nobles,  descendans  de  nobles,  des- 
tinés au  commandement.  Yoilà  ce  que  vous  devriez  bien  expliquer 
et  faire  ressortir  au  jeune  baron  Siegfried  von  Maindorf,  afin  de  l'i- 
nitier à  ses  devoirs,  car  chaque  instruction,  pour  être  bonne,  utile 
et  vraie,  doit  s'adapter  à  l'état  des  personnes;  les  points  de  vue 
changent,  quand  l'état  change,  un  aigle  en  train  de  planer  ne 
voit  pas  l'herbe  des  champs  du  même  œil  qu'un  âne  qui  broute! 

M.  Brandhorst,  tout  surpris,  ne  répondait  rien,  et  le  grand-père 
continua  :  —  Remarquez  bien,  monsieur  le  pasteur,  que  l'église  n'a 
jamais  pratiqué  le  pardon  des  injures,  au  contraire  elle  s'est  tou- 
jours montrée  impitoyable  envers  ses  ennemis;  elle  les  a  proscrits, 
torturés,  brûlés,  détruits  dans  ce  monde  et  damnés  dans  l'autre, 
chaque  fois  qu'elle  en  a  eu  le  pouvoir.  Son  exemple  doit  nous  servir 
de  règle!  — Et  maintenant,  pour  en  revenir  à  l'histoire  sainte  pro- 
prement dite,  je  vous  ferai  observer  que  tous  vos  patriarches  et  vos 


l'éducation  d'un  féodal.  A7 

juges  en  Israël,  que  vous  admirez  tant,  étaient  des  fainéans,  qui 
voulaient  commander  au  peuple,  percevoir  la  dîme  et  dicter  des 
lois  sans  porter  les  armes.  Pendant  que  les  autres  allaient  se  faire 
tuer  à  la  guerre,  eux,  ils  restaient  à  la  maison,  ils  veillaient  sur 
l'arche  sainte,  et  l'abandonnaient  bravement  pour  sauver  leur  peau, 
quand  les  Philistins  avaient  le  dessus.  Le  peuple  finit  par  s'aperce- 
voir qu'il  était  conduit  par  des  lâches;  il  fallut,  bon  gré  mal  gré, 
que  Samuel  consentît  à  lui  donner  un  roi;  mais  il  choisit,  dans  l'in- 
térêt de  sa  caste,  un  véritable  imbécile,  ce  Saûl,  qui,  la  veille  de 
la  dernière  bataille,  alla  consulter  la  pythonisse,  une  espèce  de 
bohémienne  cachée  dans  un  trou,  loin  du  camp,  laquelle  lui  prédit 
insolemment  sa  défaite,  —  de  sorte  que,  pendant  l'action,  ce  crétin 
.perdit  tout  courage  et  se  perça  lui-même  de  son  épée.  Ces  choses 
sont  claires,  il  faut  être  aveugle  pour  ne  pas  les  voir!  Et  quant  à 
David,  c'était  un  Bédouin  courageux,  rusé,  il  avait  du  sang,  comme 
le  coursier  arabe;  il  était  toujours  à  cheval,  rôdant  à  droite,  à 
gauche,  pillant  celui-ci,  détroussant  celui-là.  Ce  brave  garçon  finit 
par  éprouver  le  besoin  d'assurer  sa  retraite,  il  jeta  les  yeux  sur 
Jérusalem;  il  s'entendit  avec  les  prêtres,  qui  gardèrent  leurs  privi- 
lèges et  lui  soumirent  le  peuple.  Ce  David  est  le  plus  bel  exemple 
de  ce  que  peut  faire  la  pureté  du  sang  dans  les  races  primitives, 
il  fonda  sa  dynastie,  il  fit  traîner  ses  ennemis  sous  des  herses,  il 
laboura  leurs  os;  il  vécut  jusqu'à  l'extrême  vieillesse;  il  eut  toutes 
les  gloires  de  la  sainteté,  de  la  poésie,  avec  les  satisfactions  réelles, 
positives  de  l'existence...  Voilà,  monsieur  le  pasteur,  les  exemples 
qu'il  faut  choisir  pour  l'instruction  d'un  jeune  noble,  et  non  pas  les 
exemples  de  Jonas,  d'Elias  et  d'autres  pareils  démagogues.  Parlez 
aux  paysans  de  Job,  de  Ruth  et  de  Booz,  de  Tobie,  à  la  bonne 
heure;  mais  parlez  de  David,  de  Maihathias,  de  Judas  Machabée  à 
des  gens  de  guerre,  et  surtout  ne  venez  pas  leur  donner  des  pré- 
ceptes contraires  à  leur  profession,  capables  de  les  faire  manquer  à 
l'honneur,  comme  de  recevoir  des  coups  sans  les  rendre. 

Le  pasteur  était  confondu.  —  Mais,  monsieur  le  baron,  dit-il  à  la 
fin,  mais  ce  précepte  est  écrit  en  toutes  lettres  dans  les  Evangiles... 

—  Dans  les  Évangiles,  répliqua  le  grand-père  avec  impatience, 
on  trouve  de  tout,  seulement  il  faut  savoir  choisir.  Le  Christ  n'était 
pas  ce  que  vous  croyez,  c'était  un  homm.e  de  race  noble;  il  descen- 
dait de  David,  il  voulait  être  roi  d'Israël.  Il  essaya  de  soulever  le 
peuple  et  de  se  faire  proclamer.  Malheureusement  les  Romains  do- 
minaient le  pays,  ils  en  avaient  déjà  fait  nommer  les  rois,  de  race 
étrangère,  cela  va  sans  dire  :  Hérode,  un  Iduméen,  percevait  les 
impôts  et  partageait  le  pouvoir  avec  le  procurateur  Ponce-Pilate. 
Les  prêtres  juifs,  sous  ce  régime,  conservaient  en  partie  leurs  pri- 


AS  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

viléges;  ils  comprirent  très  bien  que,  si  le  peuple  se  soulevait,  trois 
ou  quatre  légions  romaines  viendraient  le  mettre  à  l'ordre,  que  Jé- 
rusalem serait  saccagée  et  qu'eux-mêmes  pourraient  être  massacrés 
ou  vendus  comme  esclaves;  ils  eurent  peur,  et  le  grand-prêtre 
Gaïplie,  dans  un  conseil  secret,  prononça  ces  paroles  mémorables  ; 
«  Il  faut  qu'un  seul  périsse  pour  le  salut  de  tous!  »  Les  prêtres 
dénoncèrent  la  révolte  sur  le  point  d'éclater,  le  Christ  fut  arrêté; 
ses  partisans  se  dispersèrent,  ils  abandonnèrent  lâchement  le  roi 
national,  qui  fut  crucifié  avec  cette  inscription  ironique  attachée  au 
haut  de  la  croix  :  «  Jésus  de  Nazareth,  roi  des  Juifs!..  »  qui  seule 
explique  toute  l'histoire.  Ces  faits  sont  incontestables.  Le  Christ, 
pour  s'attirer  le  peuple,  avait  déclaré,  contre  toutes  les  règles  du 
bon  sens  et  de  la  nature,  que  les  hommes  sont  égaux,  comme  ces 
fameux  jacobins  de  93,  qui  l'appelaient  dans  leur  nouveau  calen- 
drier «  le  premier  des  sans-culottes  »  et  prétendaient  appliquer  ses 
doctrines.  —  Mon  Dieu,  monsieur  le  pasteur,  vous  savez  ces  choses 
aussi  bien  que  moi;  pourquoi  donc  embrouiller  les  questions?  En- 
seignez la  soumission,  la  résignation,  l'obéissance  aux  bourgeois, 
aux  ouvriers,  aux  campagnards,  c'est  bien,  très  bien,...  ces  gens 
sont  faits  pour  obéir!..  Mais  présentez  les  choses  à  la  race  noble 
sous  leur  vrai  point  de  vue. 

Sachez  que  la  religion  est  une  institution  politique,  une  sorte  de 
discipline  morale  qui  prépare  les  gens  à  la  discipline  réelle.  Et, 
puisque  nous  en  sommes  sur  ce  chapitre,  je  vous  déclare  que  la  re- 
ligion catholique,  apostolique  et  romaine  remplit  cette  destination 
bien  mieux  que  la  nôtre;  en  défendant  au  peuple  de  lire  les  Évan- 
giles, où  l'on  trouve  les  maximes  les  plus  révolutionnaires,  en  lui 
donnant  l'ordre  de  croire  tout  ce  que  décide  l'église,  sans  raisonner, 
sous  peine  d'aller  en  enfer,  en  défendant  aux  prêtres  de  se  marier, 
pour  les  attacher  exclusivement  à  leur  état,  pour  en  faire  des  sol- 
dats sans  autre  famille,  sans  autre  patrie  que  le  drapeau,  en  exi- 
geant des  fidèles  la  confession  de  leurs  péchés  pour  prévenir  de 
loin  toute  révolte,  en  maintenant  la  langue  latine  dans  toutes  les 
cérémonies,  pour  en  dérober  le  sens  aux  ignorans  et  conserver  au 
culte  un  caractère  mystérieux  qui  frappe  toujours  les  esprits  faibles, 
cette  religion  est  une  institution  politique  admirable,  la  plus  grande 
et  la  plus  profonde  que  le  monde  ait  vue.  Tant  qu'elle  a  régné  chez 
nous,  la  race  noble  et  le  clergé  se  sont  parfaitement  entendus,  le 
peuple  n'a  pas  bougé.  Le  pape  et  l'empereur  se  faisaient  souvent  la 
guerre;  mais  le  couvent  et  le  château,  sauf  les  petites  querelles  de 
voisinage,  s'accordaient  très  bien  ensemble;  ils  avaient  un  intérêt 
commun,  celui  de  ne  pas  éveiller  les  convoitises  de  la  brute  en  l'in- 
struisant sur  ses  prétendus  droits,  et  de  la  tenir  toujours  courbée 


l'éduciation  d'un  féodal.  1x9 

sur  la  glèbe.  Quand  je  pense  à  cette  glorieuse  époque  féodale,  où 
chaque  chose  était  à  sa  place  d'après  l'ordre  naturel,  je  ne  puis 
m'empêcher  de  reconnaître  que  Luther,  premier  violateur  de  la  dis- 
cipline ecclésiatique  qu'il  avait  juré  d'observer,  nous  a  fait  un  mal 
irréparable;  ses  principes  de  libre  discussion,  de  libre  conscience, 
de  droit  pour  chacun  d'interpréter  les  livres  saints  à  sa  manière, 
sont  le  renversement  du  sens  commun;  il  est  le* père  légitime  des 
droits  de  l'homme ,  cet  évangile  monstrueux  de  _  la  canaille.  Le 
gueux  avait  eu  l'adresse  d'intéresser  les  puissans  à  sa  cause  en 
ilattant  leurs  passions,  en  leur  accordant  toutes  les  permissions 
que  le  pape  leur  refusait,  en  approuvant  leurs  divorces,  en  bénis- 
sant leur  troisième  et  quatrième  mariage,  en  excitant  leurs  convoi- 
tises et  sanctifiant  le  débordement  de  toutes  leurs  passions.  C'était 
un  rusé  compère;  mais  depuis  la  discipline  est  brisée.  Alors  la 
discipline  morale  avait  tout  soumis;  aujourd'hui  la  force  est  re- 
devenue nécessaire;  on  l'emploiera,  et  le  peuple  rentrera  dans 
l'obéissance,  il  reconnaîtra  de  nouveau  ses  maîtres,  la  distance 
prodigieuse  existant  entre  sa  propre  nature,  infime  et  bornée,  et  celle 
du  seigneur,  destiné  de  tout  temps  à  le  tenir  en  bride.  Seulement, 
pour  atteindre  à  ce  but,  le  premier  devoir  du  clergé  sera  de  nous 
seconder  en  tout;  il  faudra  que  chacun  reçoive  l'instruction  reli- 
-gieuse  convenable  à  son  rang.  —  J'ai  dit  ce  que  je  pensais  ;  main- 
tenant, monsieur  le  pasteur,  continuez  votre  leçon  et  tâchez  de 
vous  conformer  à  mes  intentions. 

M.  Brandhorst  entra  tout  de  suite  dans  les  vues  du  grand-père; 
il  s'étendit  sur  la  carrière  de  David,  sur  les  exploits  des  Machabées; 
il  fut  récompensé  de  ses  soins  convenablement,  et  quelque  temps 
après,  un  dimanche,  pendant  l'oiTice  divin,  le  grand-père  et  moi 
nous  nous  rendîmes  à  cheval  au  temple  de  Yindland.  Je  reçus  la 
confirmation,  seul  en  présence  des  fidèles.  M.  le  pasteur,  à  cette  oc- 
casion, crut  devoir  prononcer  une  allocution  touchante;  les  bonnes 
femmes  en  pleurèrent  d'attendrissement,  après  quoi,  le  service 
étant  terminé,  je  mis  un  double  frédéric  d'or  dans  l'assiette  du 
sacristain  qui  recevait  les  aumônes  à  la  porte.  Nous  sortîmes  sur 
la  petite  place,  où  Jacob  Reiss  tenait  nos  chevaux  en  main,  et, 
nous  étant  remis  en  selle,  nous  repartîmes  au  galop  pour  notre  ré- 
sidence. Ainsi  je  devins  chrétien  réformé  selon  le  désir  du  grand- 
père  et  les  vieilles  traditions  de  la  Prusse. 

III. 

Cela  fait,  il  n'en  fut  plus  question,  et  le  grand-père  s'occupa  de 
pousser  vigoureusement  mes  études  mathématiques,  point  essentiel 

TOMB  XII.  —  1875.  4 


50  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pour  être  admis  à  l'école  des  cadets  royaux.  Nous  avions  déjà  revu 
l'arithmétique  plusieurs  fois,  je  la  possédais  suffisamment;  la  géo- 
métrie et  l'algèbre  entrèrent  en  ligne.  C'étaient  ses  études  favo- 
rites, on  aime  toujours  ce  que  l'on  connaît  bien;  il  me  tenait  des 
heures  entières  au  tableau,  puis,  me  voyant  fatigué,  tout  à  coup  il 
s'écriait  en  riant  :  —  Allons,  Siegfried,  c'est  assez  pour  aujourd'hui; 
laissons  la  craie  (^t  l'éponge,  en  route! 

Je  respirais.  Nous  descendions  seller  nos  chevaux,  nous  partions 
comme  des  bienheureux.  L'excellent  homme  semblait  rajeuni;  il 
voulait  tout  m'apprendre  :  la  natation,  l'équitation,  les  armes,  et, 
tout  en  galopant  sur  le  rivage,  Jacob  derrière  nous  à  distance,  il 
s'écriait  :  —  Siegfried,  je  tiens  à  ce  que  tu  sois  le  premier  cadet 
royal  à  l'école;  je  tiens  à  ce  que  tes  professeurs  n'aient  plus  rien  à 
t' enseigner.  Je  veux  que  tu  sois  fort,  vigoureux,  adroit  et  rusé, 
comme  je  l'étais  à  trente  ans,  et  que  le  jour  où  l'on  tirera  le  sabre 
contre  ces  gueux  de  Velches,  qui  nous  avaient  réduits  à  zéro  en  1806, 
et  qui  nous  ont  valu  la  perte  des  trois  quarts  de  nos  privilèges  avec 
leurs  principes  de  89,  je  veux  que  tu  puisses  les  hacher  comme  de 
la  chair  à  pâté.  Je  serai  déjà  mort  sans  doute;  mais  tu  te  souviendras 
de  moi,  tu  croiras  m'entendre  crier:  «  Courage,  Siegfried,  cou- 
rage!.. Tape  ferme,...  hache,...  massacre,...  pas  de  quartier;...  la 
pitié_!^est  une  bêtise  française...  Brûle  tout  ce  que  tu  ne  peux  em- 
porter;...   happe,!.,  happe!.,  mon  garçon,...  c'est  le  droit  de  la 
guerre,...  ce  qui  est  conquis  par  le  glaive  est  bien  acquis!..  »  Ca- 
nailles!., nous  ont-ils  fait  du  mal  avec  leurs  droits  de  l'homme! 
Sans  eux,  jamais  le  baron  de  Stein  n'aurait  obtenu  de  Frédéric- 
Guillaume  'l'abolition  du  servage,  ni  l'admissibilité  des  brutes  aux 
emplois  civils  et  militaires,  ni  la  déclaration  que  les  anciens  serfs 
pourraient  acquérir  des  terres  nobles,  ni  le  droit  pour  les  communes 
d'élire  leurs  magistrats  municipaux,  ni  cinquante  autres  ordures 
pareilles,  qui  montrent  bien  l'abomination  de  la  désolation  où  nous 
étions  alors...  Jamais  les  Hardenberg  n'auraient  osé  porter  la  main 
sur  notre  vieille  constitution!.,  mais  il  fallut  promettre  au  peuple 
des  libertés,  il  fallut  lui  accorder  des  droits,  il  fallut  imiter  la  con- 
stitution des  jacobins,  pour  entraîner  toute  la  nation  à  nous  soute- 
nir, à  combattre  avec  nous  les  envahisseurs.  Ah!  oui,  les  gueux 
nous  ont  coûté  cher;...  mais  gare...  gare...  nous  sommes  en  train 
de  dresser  nos   bouledogues   à  la  chasse,  de  leur  apprendre  à 
mordre,  de  leur  inoculer  dès  l'école  la  haine  impitoyable  du  Velche. 
Une  fois  la  première  partie  gagnée,  l'Allemagne  sous  notre  griffe  et 
toutes  ces  grosses  brutes  allemandes  disciplinées  à  coups  de  trique, 
nous  irons  là-bas  régler  le  compte  définitif  de  ces  bandits;  nous 
serons  cinq  ou  six  contre  un,  car  ils  sont  trop  bêtes  j)our  s'attendre 


l'éducation  d'un  féodal.  bl 

à  une  chose  pareille,...  nous  les  écraserons  sous  le  nombre!..  Nous 
brûlerons  leur  Paris,...  nous  prendrons  l'Alsace,  la  Lorraine,  la 
Champagne,  la  Bourgogne,  tout  le  pays  jusqu'aux  deux  mers;  ils 
travailleront  pour  nous,  comme  leurs  ancêtres  ont  travaillé  pendant 
quatorze  siècles  pour  les  Francs!..  Nous  extirperons  l'esprit  démo- 
cratique, nous  rétablirons  le  régiiue  féodal,  et  l'ordre  naturel  ré- 
gnera encore  une  fois;  la  noble  race  des  conquérans  qui  a  bousculé 
l'empire  romain  et  fondé  toutes  les  dynasties  et  toutes  les  aristo- 
craties de  l'Europe  sera  encore  une  fois  maîtresse  de  l'Occident. 

En  parlant  ainsi  le  digne  homme  serrait  ses  vieilles  mâchoires 
édentées  avec  fureur,  ses  moustaches  se  hérissaient ,  et  brus- 
quement, reprenant  haleine,  il  criait:  —  En  avant!..  Hourra!., 
-hourra!.. 

Nous  fdions  comme  des  flèches  sur  la  grève;  Jacob  avait  peine  à 
nous  suivre.  Quelquefois  aussi,  pendant  les  grandes  chaleurs  du 
mois  d'août,  le  bonheur  du  grand-père  était  de  me  conduire  sur  la 
plage,  au  fond  d'une  petite  anse,  derrière  les  remparts  du  château, 
et  de  m'apprendre  à  nager.  Jacob  Reiss,  sur  la  rive,  nous  regardait 
en  fumant  sa  pipe,  et,  tout  en  fendant  les  vagues,  en  faisant  la 
coupe,  en  se  retournant  et  me  lançant  joyeusement  une  poignée 
d'eau  à  la  figure  pour  rire,  ce  vigoureux  vieillard,  quand  nous  étions 
un  peu  loin  du  bord  et  qu'il  me  voyait  fatigué,  disait  :  —  Allons, 
mon  enfant,  passe-moi  le  bras  sur  l'épaule;  tu  es  las,  n'est-ce  pas? 

—  Oui ,  grand-père. 

—  Eh  bien  !  regagnons  la  rive,  mais  lentement,  sans  nous  pres- 
ser... Tu  sais  que  rien  n'est  phis  mauvais  que  de  se  dépêcher,  on 
n'avance  plus,  on  perd  ses  forces;  plus  on  va  lentement,  mieux  cela 
vaut. 

Et,  tout  en  me  parlant,  en  me  répétant:  —  Doucement!.,  dou- 
cement! —  nous  arrivions  sur  le  sable,  comme  deux  poissons  fré- 
tillant au  soleil. 

Jacob  déroulait  nos  couvertures;  on  s'asseyait,  on  se  séchait,  re- 
gardant la  haute  mer,  écoutant  les  floLs  chanter  le  long  du  rivage, 
ou  bouillonner  en  écumant  le  long  des  récifs.  C'était  un  moment  de 
calme  solennel,  de  repos  et  de  rêverie,  dont  le  souvenir  me  procure 
encore,  après  tant  d'années,  un  plaisir  inexprimable.  Puis  on  ren- 
trait au  château;  la  vieille  Christina  avait  préparé  le  déjeuner,  on 
buvait  un  bon  verre  de  vin.  Quelle  éducation  aurait  pu  me  rendre 
plus  fort,  plus  sain  de  corps  et  d'esprit,  plus  apte  aux  fatigues  de 
la  noble  vie  militaire,  et  me  donner  des  idées  plus  nettes  sur  l'ordre 
véritable  en  ce  monde,  sur  la  subordination  des  classes ,  sur  les 
droits  et  les  devoirs  de  la  noblesse,  et  mieux  me  préserver  de  toutes 
ces  théories  absurdes,  dont  les  professeurs  de  métaphysique  ont 


52  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

toujours  la  bouche  pleine  dans  nos  universités,  et  qui  réduisent 
bientôt  leurs  élèves  au  crétinisme  le  plus  absolu?  Aucune!  Aussi  je 
ne  puis  songer  encore  maintenant  aux  soins  du  grand-père  sans 
éprouver  une  douce  émotion,  et  je  suis  forcé  de  reconnaître  qu'à 
lui  seul  se  rapporte  le  mérite  de  mes  convictions,  que  j'espère  bien 
faire  partager,  bon  gré,  mal  gré,  selon  mes  forces  et  mes  moyens, 
à  tous  les  gueux  d'opinion  contraire. 

En  ce  temps-là,  dans  le  courant  de  l'été  de  1828,  parut  pour  la 
première  fois  avec  la  fermeté  de  mon  caractère  le  succès  des  bonnes 
leçons  du  grand-père,  ce  qui  lui  lit  un  plaisir  inexpriuiable. 

11  souffrait  depuis  quelque  temps  d'une  ancienne  blessure  qui 
le  forçait  de  garder  la  chambre,  étendu  dans  son  fauteuil,  la  jambe 
en  l'air  et  de  fort  mauvaise  humeur;  mais  cela  ne  m'empêchait  pas 
de  faire  chaque  matin  un  tour  à  cheval  avec  Jacob,  car  il  le  voulait 
absolument,  pour  entretenir  les  bonnes  habitudes.  Ce  jour-là  donc, 
nous  galopions,  le  vieux  hussard  et  moi,  sur  la  route  de  Vindland  ; 
le  temps  était  superbe,  on  fauchait  les  seigles;  la  fumée  des  pê- 
cheries se  déroulait  dans  les  airs;  quelques  voiles  grises  glis- 
saient au  loin  sur  la  mer,  unie  comme  un  miroir.  Naturellement 
tout  cela  nous  avait  égayés,  quand  arrivant  près  de  la  Mulsen,  au 
moment  de  passer  le  petit  pont  de  bois,  nous  vîmes  arriver  der- 
rière nous  un  jeune  homme  à  cheval,  un  grand  garçon  à  peu  près 
de  mon  âge,  en  petit  frac  vert,  bottes  molles  garnies  d'éperons  et 
casquette  de  chasse;  il  montait  à  la  mode  anglaise,  appuyé  sur  les 
étriers,  un  magnifique  bai  brun,  et  nous  devança  sur  le  pont  sans 
nous  regarder,  d'un  air  d'indifférence;  il  se  permit  même  d'écarter 
mon  cheval  d'un  petit  coup  de  sa  cravache ,  ce  qui  me  rendit  d'a- 
bord tout  pâle  de  colère. 

—  C'est  le  fils  aîné  de  M.  Strœmderfer  le  bourgmestre,  dit  Ja- 
cob; il  vient  de  visiter  leurs  récoltes.  Ces  grandes  voitures  de  gerbes 
qui  s'avancent  là-bas  sont  à  eux. 

Je  l'avais  bien  reconnu;  depuis  longtemps  cette  figure  me  dé- 
plaisait. Aussi  sans  répondre  je  partis  ventre  à  terre  sur  ses  traces, 
en  criant:  — Halte!..  Halte!..  Attends!..  Halte!.. 

Mais  lui,  se  retournant  à  demi,  et  m' observant  du  cohi  de  l'œil 
d'un  air  moqueur,  redoublait  de  vitesse;  son  cheval,  plus  grand  et 
meilleur  coureur  que  le  mien,  m'eut  bientôt  distancé  d'un  quart  de 
lieue,  et  je  le  vis  entrer  au  bourg.  Alors,  tout  frémissant,  j'attendis 
Jacob.  —  Un  fils  de  marchand  de  poisson,  oser  se  rire  d'un  Yon 
Maindorf!..  —  Jamais  je  n'avais  éprouvé  d'indignation  pareille. 

—  C'est  un  gueux!.,  me  dit  le  vieux  hussard;  il  faudra  se 
plaindre. 

—  Se  plaindre!..  A  qui?..  Devant  le  juge  Kartoffel,  qui  lui  ferait 


l'éducation  d'un  féodal.  53 

des  remontrances  honnêtes,  dont  il  rirait  avec  tout  le  village!.. 
Non!..  Suis-moi,...  tu  vas  voir!.. 

Et  sans  dire  un  mot  de  plus,  nous  arrivâmes  à  Vindland.  La 
troisième  maison  de  la  grande  rue,  à  droite,  était  celle  de  M.  le 
bourgmestre  Strœmderfer.  Un  domestique  bouchonnait  encore  le 
grand  bai  brun  à  la  porte  de  l'écurie.  C'est  ce  que  je  vis  d'abord; 
puis,  regardant  par  les  fenêtres  du  rez-de-chaussée,  ouvertes  au 
beau  soleil,  j'aperçus  toute  la  famille  à  table,  le  père,  la  mère, 
les  garçons  et  les  filles,  en  train  de  dîner  ;  il  était  midi.  Les  bons 
plats  et  les  bouteilles  ne  manquaient  pas,  ni  la  belle  nappe  blanche 
non  plus. 

Alors  je  mis  pied  à  terre,  et,  jetant  la  bride  à  Jacob,  j'entrai  car- 
rément, le  chapeau  sur  la  tête.  Tout  le  monde  me  regardait  étonné, 
et  le  père  fit  mine  de  se  lever  en  me  saluant;  mais  sans  lui  ré- 
pondre, et  m'adressant  à  son  fils  aîné  d'un  ton  de  maître,  je  lui 
dis  : 

—  Dis  donc...  toi,...  grand  drôle,...  sais-tu  bien  que  le  cheval 
ne  fait  pas  l'homme?  Sais-tu  qu'il  en  coûte  de  prendre  le  pas  sur 
un  Von  Maindorf,  de  le  braver,  de  lui  rire  au  nez  et  de  courir  quand 
il  vous  ordonne  d'attendre? 

Tous  ces  gens  étaient  stupéfaits;  le  vieux  voulut  parler,  deman- 
der des  explications,  mais  je  lui  dis  :  —  Taisez-vous!..  Votre  fils 
m'a  insulté;...  il  a  osé  frapper  mon  cheval,  je  vais  lui  donner  une 
leçon  dont  il  se  souviendra. 

En  même  temps  je  lui  cinglai  par  la  figure  deux  coups  de  cra- 
vache épouvantables  qui  le  firent  hurler  comme  un  chien. 

—  Que  ceci  t'apprenne,  lui  dis-je  alors  en  m'en  allant  lente- 
ment, la  dillérence  qu'il  y  a  entre  le  fils  d'un  marchand  de  poisson 
et  le  descendant  d'une  race  illustre. 

Je  sortis  au  milieu  de  la  consternation  générale.  Jacob,  à  che- 
val devant  la  fenêtre,  avait  tout  vu,  tout  entendu.  Personne  ne 
bougeait  à  la  maison;  on  criait,  on  se  désolait.  Je  me  remis  en  selle 
et  dis  au  vétéran  :  —  Allons,...  en  route!.. 

Il  voulait  galoper,  mais  je  le  retins  en  lui  répétant  :  —  Au  pas!.. 
on  croirait  que  nous  avons  peur  !  —  Et  c'est  ainsi  que  nous  sor- 
tîmes de  Vindland;  à  la  dernière  baraque  seulement  nous  reprîmes 
le  trot. 

Jacob  était  muet  d'admiration;  il  se  tenait  à  distance  derrière 
moi,  comme  avec  le  grand-père;  il  avait  compris  que  j'étais  un 
Von  Maindorf,  que  l'âge  de  raison  m'était  venu  et  qu'il  me  devait 
le  respect. 

Vers  une  heure,  étant  arrivés  au  château  et  voyant  mon  cheval 
baigné  de  sueur,  je  l'essuyai  avec  soin  avant  de  monter.  Jacob  était 


54  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

parti.  Je  sortais  de  la  cour,  après  avoir  fini  ma  besogne,  lorsque 
j'aperçus  le  grand-père  au  haut  de  l'escalier,  appuyé  sur  la  rampe, 
le  vieux  hussard  derrière  lui.  11  m'attendait,  et,  d'une  voix  pleine 
d'attendrissement,  il  me  cria  :  —  Siegfried,...  mon  enfant,...  ar- 
rive,... que  je  t'embrasse!..  A  cette  heure  je  vois  que  tu  m'as 
compris,  que  tu  es  un  digne  représentant  des  anciens. 

Je  montai;  le  brave  homme  m'embrassa;  puis,  s'appuyant  sur 
mon  épaule,  nous  entrâmes  ensemble  dans  sa  chambre,  et  d'un  ac- 
cent que  je  n'oublierai  jamais,  s'asseyant  dans  son  fauteuil,  près 
de  la  table,  il  me  dit  :  —  Ceci,  cher  Siegfried,  est  le  plus  beau  jour 
de  ma  vie...  Jacob  m'a  tout  raconté...  Maintenant  je  puis  partir,... 
le  vieux  sang  des  Maindorf  me  survivra!..  C'est  beau...  d'autant 
plus  que  cela  te  semble  tout  naturel,  n'est-ce  pas? 

—  Sans  doute!  lui  répondis-je;  ne  m'as-tu  pas  répété  cent  fois 
que  les  rustres  doivent  être  mis  à  l'ordre? 

Alors  son  enthousiasme  éclata  d'une  façon  étrange;  il  riait,  il  ta- 
pait du  poing  sur  la  table  et  criait  :  —  Oui!.,  oui!.,  oui!  C'est  bien 
ça!..  Quelle  mine  le  gros  marchand  de  poisson  devait  faire!..  Hé! 
hé  !  hé  !  j'aurais  bien  voulu  voir  cette  mine...  Et  il  n'a  pas  bougé... 
il  n'a  rien  dit  ? 

—  Rien,...  pas  un  mot,...  il  en  aurait  reçu  tout  autant! 

Alors  le  grand-père,  se  calmant  tout  à  coup  en  me  serrant  la 
main,  devint  grave. 

—  Tu  m'as  fait  le  plus  grand  plaisir  qu'un  homme  puisse  éprou- 
ver en  ce  monde,  dit-il,  je  veux  t'en  faire  un  aussi,  je  veux  te  mar- 
quer mon  estime. 

Puis,  remettant  une  petite  clé  à  Jacob,  il  lui  donna  l'ordre  d'ou- 
vrir un  placard  derrière  la  cheminée  et  d'apporter  le  coffre  qu'il 
trouverait  au  fond.  Et  cette  chose  faite,  lui-même  ouvrit  le  coffre 
sur  la  table;  c'était  un  petit  meuble  en  chêne,  contenant  divers 
objets  :  des  bijoux,  des  papiers,  des  décorations  et  quelques  vieux 
frédérics  d'or,  une  poire  pour  la  soif. 

Il  remuait  tous  ces  objets  d'un  air  sérieux;  nous  le  regardions. 
A  la  fin  il  choisit  parmi  toutes  ces  vieilleries  une  montre  en  or,  et 
s'adressant  à  moi  : 

—  Tiens,  Siegfried,  me  dit-il,  cette  montre,...  je  te  la  donne... 
C'est  une  montre  de  prix,  à  double  répétition;  mais  c'est  encore  sa 
moindre  valeur  :  cette  montre  est  un  souvenir  de  ma  vie  militaire, 
je  l'ai  gagnée  à  la  pointe  de  mon  sabre...  C'est  autre  chose  que  de 
l'avoir  achetée  à  quelque  Juif  avec  une  poignée  d'or...  Tu  com- 
prends cela,  mon  enfant? 

—  Oui,  grand-père,  lui  répondis-je  attendri. 

—  Eh  bien!  fit-il,  elle  est  à  toi! 


l'éducation  d'un  féodal.    ,  55 

Les  yeux  du  vieillard  étaient  troubles,  et  durant  un  instant  nous 
restâmes  silencieux;  puis  il  continua  :  —  C'est  le  9  mars  ISlZi,  la 
veille  de  la  bataille  de  Laon  et  le  lendemain  du  combat  de  Graonne, 
que  j'ai  gagné  cette  montre.  J'étais  en  reconnaissance  avec  mes 
hussards  aux  environs  de  la  ville,  qui  se  trouve  sur  uue  hauteur. 
Jacob  était  là.  Nous  allions  dans  la  nuit  pour  tâter  les  avant-postes 
ennemis,  et  le  jour  commençait  à  paraître,  quand  au  détour  d'un 
chemin  nous  aperçûmes  quelques  dragons  d'Espagne,  qui  sans  doute 
faisaient  le  même  service  de  leur  coté.  Ils  avaient  leurs  grands  man- 
teaux blancs  et  portaient  la  barbe  entière;  nous  avions  nos  dol- 
mans  rouges.  Aussitôt  qu'on  se  reconnut,  les  sabres  furent  en  l'air; 
ils  rejetèrent  le  coin  de  leurs  manteaux  sur  l'épaule,  nous  notre 
pelisse,  et  je  me  trouvai  dans  la  mêlée  face  à  face  avec  le  chef  de 
la  reconnaissance;  il  essaya  de  prendre  à  ma  gauche,  heureusement 
je  l'avais  prévenu,  et  malgré  sa  parade,  les  chevaux  étant  lancés, 
je  le  perçai  d'un  coup  de  pointe  au  cœur.  Les  dragons  avaient  atta- 
qué bêtement,  ils  n'étaient  pas  en  force;  mais  ces  gens-là  ne  dou- 
tent jamais  de  rien,  et  c'est  pour  cela  que  nous  les  battrons  tou- 
jours. Sept  ou  huit  des  leurs  restèrent  sur  place,  je  perdis  deux 
hussards  et  j'eus  un  blessé.  L'affaire  s'était  passée  dans  un  clin  d'œil. 
Les  dragons,  répoussés,  allèrent  se  reformer  plus  loin;  mais,  comme 
le  canon  se  mettait  à  tonner,  annonçant  la  bataille,  et  que  mes  or- 
dres étaient  remplis,  je  ne  voulus  pas  les  poursuivre.  Seulement, 
en  repassant  sur  la  route  et  voyant  mon  homme  en  travers  du 
fossé,  je  dis  à  Jacob  de  mettre  pied  à  terre  et  de  le  visiter.  Tu  t'en 
souviens,  Jacob? 

—  Oui,  mon  commandant. 

— 11  avait  cette  montre,  reprit  le  grand-père,  et  cinquante  na- 
poléons dans  une  ceinture.  Je  distribuai  l'argent  à  mes  hussards 
et  je  gardai  pour  moi  la  montre.  Je  l'ai  portée  jusqu'à  mon  départ 
du  régiment.  Elle  a  marqué  l'heure  la  plus  sublime  dema  vie, 
l'heure  où,  chargeant  à  la  ifête  de  mes  hussards  dans  la  plaine  de 
Waterloo,  j'ai  vu  fuir  devant  nous,  comme  une  armée  de  barbares 
en  déroute,  les  dernières  légions  de  Bonaparte  !..  La  voici...  Porte-la 
toujours...  et  puisse-t-elle  marquer  pour  toi  des  heures  encore  plus 
glorieuses,  si  c'est  possible...  Puisse-t-elle  marquer  la  dernière 
heure  de  la  puissance  velche,  en  même  temps  que  le  triomphe  de  la 
vieille  race  féodale  1 

A  partir  de  ce  jour,  Otto  von  Maindorf  me  traita  en  homme. 

Quelques  mois  plus  tard ,  j'entrais  à  l'école  des  cadets  avec  le 
numéro  deux.  Ce  fut  un  nouveau  jour  de  bonheur  pour  le  bon 
grand-père.  Il  se  réjouissait  de  me  voh'  bientôt,  le  sabre  au  poing, 
à  la  tête  d'un  peloton  de  hussards;  mais  cette  dernière  satisfaction 


56  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ne  lui  était  pas  réservée  :  en  apprenant  la  révolution  de  juillet  1830 
et  la  fuite  de  Charles  X,  il  fut  pris  d'un  tel  accès  de  rage  qu'il  en 
tomba  comme  foudroyé. 

Vous  pensez  bien  que  cette  fin  tragique  ne  diminua  pas  la  haine 
que  le  digne  vieillard  m'avait  inspirée  contre  la  race  velche.  Cette 
haine,  je  l'ai  portée  dans  mon  cœur,  toujours  grandissante,  jus- 
qu'en 1870,  mais  alors  je  l'ai  assouvie  :  partout  où  le  colonel  Sieg- 
fried a  passé  avec  ses  hussards,  il  n'a  laissé  derrière  lui  que  des 
ruines  !  Ah  !  la  montre  du  vieux  baron  a  marqué  des  heures  glo- 
rieuses dans  cette  campagne,  des  heures  telles  que  la  race  féodale 
n'en  avait  plus  connu  depuis  des  siècles  ;  pourquoi  faut-il  qu'elle 
ait  aussi  marqué  l'heure  à  jamais  maudite  de  l'évacuation  ?..  Certes, 
si  le  vieil  Otto  von  Maindorf  pouvait  revenir  en  ce  monde,  s'il  re- 
voyait son  antique  manoir,  autrefois  en  ruines ,  magnifiquement 
restauré  et  rempli  de  dépouilles  françaises,  il  reconnaîtrait  avec 
plaisir  que  j'ai  suivi  son  précepte  :  «  emporte  ce  que  tu  ne  peux 
brûler!  »  Il  en  pleurerait  d'attendrissement,  le  digne  homme; 
mais  ensuite,  si  on  lui  disait  qu'après  avoir  conquis  la  France  nous 
sommes  revenus  chez  nous,  le  sabre  au  fourreau,  laissant  à  Verb- 
feind  (1)  le  temps  de  se  relever,  de  reprendre  des  forces,  de  pré- 
parer une  revanche,  il  crierait  à  la  trahison  et  demanderait  à  ren- 
trer dans  la  tombe!  Quelle  faute  nous  avons  commise,...  quelle 
faute!..  Et  l'homme  ({ui  a  signé  ce  traité  funeste  passe  pour  un 
grand  politique  !..  C'était  pourtant  bien  facile  de  partager  la  France, 
—  comme  nous  avons  fait  de  la  Pologne,  —  d'en  donner  un  morceau 
à  l'Italie,  un  à  la  Suisse,  un  à  la  Belgique,  un  autre  à  l'Espagne,  de 
nous  créer  des  alliés  fidèles,  c'est-à-dire  des  complices,  et  de  gar- 
der pour  nous  la  plus  grosse  part...  Qui  pouvait  nous  en  empêcher? 
INous  avions  écrasé  toutes  les  armées  ennemies,  nous  étions  les 
maîtres  du  pays;  l'Europe,  terrifiée  par  nos  victoires,  aurait  fermé 
les  yeux!..  Malheureusement  on  s'est  laissé  attendrir  par  un  vieux 
bourgeois  velche;  on  a  manqué  de  sang-froid  devant  la  tentation 
des  milliards,...  on  n'a  pas  eu  le  cœur  à  la  hauteur  de  sa  fortune,... 
on  a  mis  de  côté  l'intérêt  de  la  vieille  race  féodale  pour  s'allier  avec 
les  nationaux-libéraux,  descendans  des  anciens  serfs,...  et  d'un  trait 
de  plume  on  a  perdu  ce  qu'une  poUtique  prévoyante  avait  mis  un 
demi-siècle  à  préparer,  et  ce  que  le  glaive  avait  glorieusement  ac- 
compli. 

Erckmann-Ciiatrian. 

(1)  L'ennemi  héréditaire. 


LES 


TABLES  EUGUBINES 


Le  progrès  accompli  en  ce  siècle  par  l'étude  des  langues  ne  se 
manifeste  pas  seulement  dans  la  classification  nouvelle  des  idiomes, 
dans  les  vues  sur  l'origine  du  langage,  dans  l'analyse  du  mécanisme 
de  la  parole.  Certaines  questions,  formant  comme  autant  de  pro- 
blèmes à  part  que  les  âges  antérieurs  nous  avaient  légués  après  s'y 
être  fatigués  vainement,  ont  trouvé  de  nos  jours  leur  solution  parce 
qu'on  les  a  enfin  abordées  avec  la  préparation  nécessaire.  De  ce 
nombre  est  l'énigme  que  présentaient  les  inscriptions  connues  sous 
le  nom  de  Tables  eugubines.  Ces  plaques  de  bronze,  qui  depuis 
quatre  siècles  avaient  fait  la  joie  et  le  tourment  de  tant  de  savans, 
et  au  sujet  desquelles  M.  Richard  Lepsius  pouvait  encore  écrire  en 
1833  qu'on  croit  rêver  quand  on  met  les  résultats  obtenus  en  re- 
gard du  temps  et  des  efforts  dépensés,  ont  fini  par  livrer  leur  se- 
cret, et  si  elles  recèlent  encore  beaucoup  de  points  douteux  à  dé- 
battre, beaucoup  de  recoins  à  éclairer,  il  est  permis  de  dire  que  la 
lumière  est  faite  sur  l'ensemble.  Peut-être  aucune  autre  histoire  ne 
montre  mieux  le  chemin  parcouru  par  la  science,  car  il  ne  s'e=;t  pas 
produit  sur  ce  domaine  une  découverte  inattendue  comme  celle  de 
l'inscription  de  Rosette  pour  le  déchiffrement  des  hiéroglyphes,  ou 
comme  celle  du  sanscrit  pour' les  origines  du  grec  et  du  latin.  Les 
données  principales  qui  ont  servi  à  l'interprétation  de  ces  textes 
étaient  déjà  à  la  disposition  des  savans  du  xvi«  et  du  xvii*"  siècle; 
mais  il  manquait  une  série  de  renseignemens  secondaires  dont  le 
défaut  empêchait  tout  progrès  sérieux.  Il  manquait  surtout  une 
juste  appréciation  de  ce  qui  en  linguistique  est  ou  n'est  point  pos- 
sible. Il  a  fallu  que  sur  d'autres  idiomes  le  coup  d'œil  philologi- 
que se  fût  exercé  et  aiguisé,  pour  que,  revenant  ensuite  à  cet  an- 


58  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cien  desideratum,  il  en  perçât  les  obscurités.  Je  pense  qu'il  ne  sera 
pas  sans  intérêt  de  retracer  cette  histoire.  Un  genre  particulier 
d'attrait  qu'elle  présente,  c'est  de  nous  laisser  voir  sur  un  terrain 
parfaitement  circonscrit,  et  comme  à  travers  un  cadre  qui  ne  change 
pas,  les  ambitions,  les  illusions,  les  efforts  infructueux  et  toujours 
renouvelés  de  plusieurs  générations  d'érudits.  Cette  persévérance, 
ce  désir  de  savoir  que  rien  ne  peut  lasser,  sont  après  tout  des  titres 
d'honneur,  et  si,  malgré  les  faux  pas,  un  lent,  mais  constant  pro- 
grès se  laisse  apercevoir,  si  le  succès  vient  enfin  couronner  l'œuvre, 
nous  suivons  d'un  esprit  satisfait  ce  long  voyage  de  découverte. 

I. 

Dans  les  anciens  états  de  l'église,  sur  le  versant  oriental  des 
Apennins,  à  dix  lieues  d'Urbin,  s'élève  au  flanc  du  Monte-Calvo 
la  petite  ville  de  Gubbio,  l'une  des  plus  vieilles  et  des  plus  inté- 
ressantes de  la  province  d'Ombrie.  Ce  fut  pendant  le  moyen  âge 
une  république  indépendante,  gouvernée  par  des  consuls,  des  ca- 
pitaines du  peuple,  des  gonfaloniers  de  justice  :  le  beau  palais 
municipal  construit  dans  la  première  moitié  du  xiv^  siècle  té- 
moigne encore  de  la  dignité  du  passé.  Les  institutions  républi- 
caines de  Gubbio  ou,  comme  la  cité  s'appelait  alors  en  latin,  d'Eu- 
gubium,  étaient  si  célèbres  qu'elles  servirent  de  modèle  à  plusieurs 
autres  états;  mais  c'est  surtout  dans  l'antiquité,  au  temps  de  la, 
Rome  républicaine,  que  ce  coin  des  Apennins  a  été  illustre.  La 
ville  ombrienne  d'Iguvium  paraît  avoir  eu  dès  les  temps  les  plus 
reculés  une  importance  qui  ne  fit  que  s'accroître  lorsque  cette  ré- 
gion, qui  avait  été  successivement  soumise  aux  Etrusques  et  aux 
Gaulois,  passa,  après  une  lutte  où  le  manque  d'accord  devait  ame- 
ner la  défaite,  sous  la  domination  romaine  (l'an  307  de  Rome, 
d'après  Tite-Live).  Il  y  eut  encore  après  cette  date  plusieurs  soulè- 
vemens  de  l'Ombrie;  mais  les  Iguviens  semblent  avoir  fait  cause 
commune  avec  les  vainqueurs.  Au  moins  ne  trouvons -nous  pas 
leur  nom  parmi  les  peuples  que  les  Romains  eurent  à  ramener  à 
l'obéissance.  Des  souvenirs  de  toute  sorte  annoncent  la  splendeur 
qu'Iguvium  acquit  dans  les  derniers  temps  de  la  république  ro- 
maine :  cette  prospérité  s'explique  sans  doute  par  les  mines  de 
cuivre  et  d'argent  qui  se  trouvaient  dans  les  environs,  ainsi  que 
par  le  voisinage  de  la  voie  Flaminienne,  qui ,  reliant  la  mer  Tyr- 
rhénienne  à  la  mer  Adriatique,  coupe  en  cet  endroit  les  Apennins. 
On  a  trouvé  sur  l'emplacement  de  l'ancien  Iguvium  les  restes  d'un 
théâtre  colossal  antérieur  à  Auguste,  les  ruines  de  divers  temples 
ayant  appartenu  à  Diane,  à  Yesta,  à  Janus,  à  Apollon,  à  Pallas,  un 


LES    TABLES    EUGUBINES.  59 

mausolée,  des  thermes,  de  nombreuses  statues  de  marbre  et  de 
bronze,  si  bien  qu'un  savant  du  xviii"  siècle,  Passeri,  a  pu  appeler 
Gubbio  «  un  sanctuaire  d'antiquités.  » 

Mais  le  monument  qui,  plus  que  tout  le  reste,  a  rendu  célèbre 
la  ville  ombrienne  sont  les  tables  connues  depuis  quatre  siècles 
sous  le  nom  de  Tables  eugubines.  Elles  furent  découvertes  en 
ihhh,  non  loin  du  théâtre  antique,  dans  un  caveau  orné  de 
mosaïques  et  de  peintures  murales  :  elles  étaient  au  nombre  de 
neuf.  Sept  d'entre  elles  furent  achetées  en  1/156  par  la  ville  de 
Gubbio,  où  elles  se  trouvent  encore  (1).  Les  deux  autres,  qui  pa- 
raissent avoir  eu  dès  le  moment  de  la  découverte  une  destinée  à 
part,  furent  transportées  en  15ZiO  à  Venise,  où  elles  furent  placées 
à  l'arsenal.  Elles  y  étaient  encore  en  1673;  mais  depuis  elles  ont 
disparu,  et  il  a  été  impossible  d'en  retrouver  la  trace  (2).  Il  serait 
digne  du  gouvernement  italien  d'ordonner  à  ce  sujet  des  recher- 
ches :  la  seule  pensée  d'une  telle  découverte  fait  battre  le  cœur  du 
philologue. 

Nous  retournons  maintenant  aux  sept  tables  conservées  au  palais 
municipal  de  Gubbio.  Donnons-en  ici  le  signalement.  Ce  sont  des 
plaques  de  bronze  d'inégale  grandeur,  mesurant  en  moyenne  à 
peu  près  50  centimètres  de  long  sur  30  centimètres  de  large.  Cinq 
d'entre  elles  (celles  qui  sont  numérotées  aujourd'hui  de  I  à  V) 
sont  en  écriture  étrusque  :  deux  sont  en  écriture  latine  de  la  plus 
belle  époque,  mais  dans  une  langue  qui  n'est  pas  le  latin.  Il  y  a 
en  outre  une  inscription  en  écriture  latine  (celle  qu'on  appelle  sou- 
vent l'inscription  Clavernhir,  d'après  le  mot  par  lequel  elle  com- 
mence) qui  a  été  ajoutée  sur  une  place  restée  disponible  du  verso 
de  la  table  V.  L'état  de  conservation  de  ces  plaques  ne  laisse  rien 
à  désirer.  Toutes,  excepté  III  et  IV,  portent  des  inscriptions  au  recto 
et  au  verso.  Ces  singuliers  documeps,  faits  pour  provoquer  et  pour 
dérouter  la  curiosité,  furent  bientôt  célèbres.  L'inscription  Claver- 
niuriwi  publiée  la  première  en  1520  dans  un  livre  où  l'on  ne  songerait 
pas  à  la  chercher,  —  dans  un  récit  de  la  vie  de  saint  Ubalde,  le- 
quel était  particulièrement  vénéré  à  Gubbio.  Quelques-uns  croyaient 
voir  dans  ces  tables  les  lois  des  anciens  rois  qui  avaient  à  l'origine 
gouverné  la  contrée.  Un  historien  les  appelle  les  plus  vieux  monu- 

(1)  La  minute  de  l'acte  de  vente,  qui  a  donné  lieu  à  de  nombreuses  discussions, 
existe  dans  les  archives  de  la  commune. 

("2)  Nous  suivons  ici  le  récit  d'un  historien  qui  nous  paraît  digne  de  foi  à  tous 
égards,  le  jurisconsulte  et  protonotaire  apostolique  Antonio  Concioli,  qui  était  lui- 
même  originaire  de  Gubbio,  et  qui  a  écrit  en  1073  un  livre  sur  les  coutumes  de  sa 
ville  natale.  Son  témoignage  a  été  plusieurs  fois  contesté.  Il  nous  est  impossible  d'en- 
trer ici  dans  cette  discussion  :  disons  seulement  que  les  doutes  élevés  contre  Concioli 
nous  semblent  peu  justifiés  et  que  les  documens  nouvellement  découverts  qu'on  a  invo- 
qués contre  lui  parlent  plutôt  en  sa  faveur. 


60  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

mens  de  l'Italie  et  peut-être  du  monde.  Le  provincial  des  domini- 
cains Leandro  Alberti,  qui  donna  en  1550  une  description  de  l'Ita- 
lie, souvent  réimprimée,  raconte  qu'arrivé  à  Gubbio,  il  vit  ces  tables, 
que  les  chefs  de  la  ville  lui  montrèrent  avec  une  sorte  de  respect 
religieux. 

La  première  collection  épigraphique  qui  ait  publié  un  spécimen 
de  ces  inscriptions  est  le  recueil  dû  au  savant  hollandais  Smetius 
ou  Smith,  édité  après  sa  mort  par  Juste-Lipse  en  1588.  Il  donne 
les  tables  IV  et  VI,  en  disant  que  personne  ne  les  comprend,  mais 
que  plusieurs  croient  qu'elles  traitent  de  sacrifices.  Smetius  avait 
joint  une  transcription  de  l'alphabet  étrusque,  autant  que  les  con- 
naissances d'alors  le  permettaient.  En  1601,  Gruter,  dans  son  re- 
cueil, reproduisit  ces  deux  tables. 

Le  premier  essai  de  traduction  est  du  à  l'Italien  Bernardino  Baldo, 
qui  publia  en  1613,  à  Augsbourg,  aux  frais  et  par  l'entremise  du 
savant  V\^elser,  une  divination,  pensant,  dit-il,  que  c'est  chose  in- 
digne de  son  siècle  que  l'interprétation  de  ces  tables  n'eût  encore 
été  tentée  par  personne.  Le  texte  est  expliqué  au  moyen  de  Bérose 
et  de  Caton,  d'après  les  ouvrages  apocryphes  d'Annius  de  Viterbe. 
Pour  donner  un  échantillon  de  cette  divination,  il  suffira  de  dire 
que  le  mot  terliam  (troisième)  était  lu  fedfiam  et  traduit  par  a  libé- 
ratrice »  et  que  j^^'usekatu  (qu'il  découpe;,  lu  rdusecafuy  signifiait 
«  contrition.  »  Richard  Simon  faisait  allusion  à  ce  livre  quand  il 
parlait  dans  sa  Bibliothèque  critique  «  des  impertinences  que  Vel- 
serus  fait  imprimer  à  Augsbourg.  »  Après  avoir  cité  quelques  éty- 
mologies  hébraïques  de  Baldo,  «  en  vérité,  ajoute-t-il,  il  faut  avoir 
l'esprit  bien  pénétrant  ou  plutôt  être  inspiré,  pour  voir  que  ces 
deux  mots  sont  hébreux.  Un  Chinois  y  trouverait  plutôt  sa  langue 
chinoise  qu'un  Juif  n'y  trouvera  la  langue  hébraïque.  » 

L'année  suivante  (161/i)  vit  paraître  une  traduction  non  moins 
extraordinaire  :  elle  venait  cette  fois  des  Pays-Bas.  Le  Hollandais 
Adrien  van  Scrieck  publia  à  Ypres  un  livre  sur  les  origines  des 
peuples  de  l'Europe,  et  en  particulier  des  Néerlandais,  o\\.  il  inséra 
la  table  VII,  qu'il  avait  reçue,  disait-il,  à  Paris  d'un  de  ses  amis  qui 
l'avait  rapportée  de  Rome.  Il  y  joignit  une  traduction  où  l'ombrien 
est  expliqué  à  l'aide  du  néerlandais,  car  c'est  le  plus  ancien  monu- 
ment de  la  langue  belge  qu'il  reconnaissait  dans  cette  table.  On 
aura  une  idée  de  cette  traduction  quand  nous  dirons  que  eno  prin- 
imlur,  qui  signifie  «  alors  les  acolytes,  »  est  rendu  par  in  hring 
xvalcr  (qu'il  apporte  de  l'eau).  Le  nom  de  la  déesse  Çerfa  est  pris 
pour  le  verbe  sterhcn  (mourir). 

Ici  s'arrêtent  pour  un  temps  les  essais  d'interprétation.  Aux  es- 
prits avisés,  le  problème  paraissait  trop  difficile.  «  Pour  votre  langue 
étrusque  et  ses  caractères,  écrivait  Saumaise  à  Peiresc,  c'est  un 


LES    TABLES    EUGUBINES.  61 

point  où  je  confesse  n'entendre  rien  du  tout.  J'y  ai  souvent  voulu 
bailler  des  atteintes,  mais  je  n'y  ai  jamais  pu  mordre.  Je  ne  sais 
comment  il  s'y  faut  prendre  :  s'il  faut  aller  de  dextre  à  senestre, 
ou  de  senestre  h  dextre...  Ceux  qui  ont  voulu  interpréter  ces  Ta- 
bles eugubines  ne  me  peuvent  pas  satisfaire.  Mettons  donc  ceci 
entre  les  choses  que  nous  ignorons  parfaitement.  » 

Au  xviii^  siècle,  l'interprétation  devait  être  reprise  avec  un  re- 
doublement d'ardeur.  Nous  rencontrons  ici  un  livre  qui  exerça  une 
influence  considérable  sur  les  esprits;  ce  n'est  pas  qu'il  fût  d'une 
grande  nouveauté:  l'auteur,  quand  son  œuvre  parut,  était  mort 
depuis  plus  de  cent  ans.  Le  savant  Écossais  Thomas  Dempster 
appartient  au  xvi''  siècle  par  la  date  de  sa  naissance,  par  son  éru- 
dition immense  et  confuse ,  par  son  caractère  batailleur,  par  son 
humeur  inquiète  et  voyageuse.  Après  avoir  professé  dans  les  Pays- 
Bas,  en  France,  en  Angleterre,  en  Espagne,  il  fut  appelé  en  Italie  par 
Gosme  II  de  Médicis,  et,  sur  l'invitation  de  ce  prince,  il  écrivit  en 
1619  son  grand  ouvrage  de  Eiruria  regali.  Ce  livre  resta  manuscrit 
jusqu'en  l'année  1723,  oîi  il  fut  publié  avec  luxe  à  Florence  par  les 
soins  de  Thomas  Coke,  comte  de  Leicester.  L'ouvrage  était  bien  tel 
qu'on  pouvait  l'attendre  d'un  homme  réputé  en  son  temps  pour  l'é- 
tendue de  son  savoir,  comme  pour  son  manque  de  jugement.  Les 
Etrusques  y  sont  présentés  comme  le  peuple  inventeur  de  tous  les 
arts,  de  toutes  les  sciences,  de  tous  les  objets  utiles  à  la  vie.  Depuis 
l'écriture  jusqu'à  l'art  de  fabriquer  les  casques,  depuis  la  philosophie 
jusqu'à  l'usage  de  se  frotter  le  corps  avec  des  parfums,  tout  venait 
de  l'Étrurie.  On  trouvait  chez  Dempster  la  liste  de  ses  anciens 
rois,  qui  commençait  à  Janus  pour  finir  à  Mécène,  Les  Etrusques 
étaient  autrefois  les  maîtres  de  l'Italie,  et  Rome,  qui  leur  arracha 
la  primauté,  se  para  de  leur  civilisation.  Les  anciens  titres  de  no- 
blesse des  diverses  cités  de  l'Italie  étaient  énumérés.  Ce  qui  donna 
à  cette  publication  une  valeur  durable ,  c'est  qu'un  savant  aussi 
modeste  que  judicieux,  Philippe  Bonaruoti,  qui  avait  été  chargé 
de  surveiller  l'édition,  profita  de  l'occasion  pour  y  joindre  des 
planches  exécutées  avec  le  plus  grand  soin.  Une  quantité  d'inscrip- 
tions et  d'antiquités  virent  le  jour  pour  la  première  fois.  Au  nombre 
des  planches  figurent  les  Tables  eugubines,  publiées  intégralement 
et  avec  une  correction  remarquable  pour  l'époque.  Bonaruoti  se 
doutait  déjà  qu'elles  étaient  non  pas  en  langue  étrusque,  mais  plutôt 
en  ombrien  :  il  avait  remarqué  qu'on  n'y  trouvait  aucun  de  ^ces 
noms  en  aL  si  fréquens  sur  les  inscriptions  de  l'Étrurie.  «  Du  reste, 
ajoute-t-il,  qu'elles  soient  en  étrusque  ou  en  ombrien,  peu  importe, 
puisqu'on  n'entend  pas  plus  l'un  que  l'autre.  »  Quant  au  contenu 
des  tables,  il  exprime,  mais  avec  une  grande  réserve,  l'idée  que 
ce  sont  des  traités  entre  peuples  voisins. 


62  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Cette  prudence  ne  devait  pas  être  imitée.  La  pu])lication  de 
Dempster  provoqua  une  quantité  de  travaux  sur  les  antiquités  de 
l'Italie  et  principalement  sur  la  langue  et  la  civilisation  étrusques, 
où  le  patriotisme  eut  plus  de  part  que  la  critique.  C'est  ce  mouve- 
ment d'idées  qu'un  écrivain  italien,  Tiraboschi,  a  appelé  Ventu- 
siasmo  ctrusco.  Dès  l'année  1726,  il  se  fonda  dans  l'antique  ville 
de  Cortone  une  académie  étrusque  (1).  Par  leur  étendue,  comme 
par  la  facilité  relative  du  déchiffrement,  les  Tables  eugubines 
attirèrent  particulièrement  l'attention,  et  le  principal  effort  se  con- 
centra sur  ces  inscriptions,  dont  l'histoire,  ainsi  que  le  dit  juste- 
ment Lepsius,  semble  être  devenue  à  cette  époque  l'histoire  même 
des  études  étrusques. 

Les  principaux  érudits  qui  s'occupèrent  des  tables  furent  le 
marquis  Scipion  Maffei,  le  chevalier  et  abbé  Annibale-Camille  degl' 
Abati  Olivieri,  l'abbé  Giambattista  Passeri,  A. -F.  Gori.  Parmi  ce 
groupe,  un  réfugié  protestant  français,  originaire  de  Nîmes,  Louis 
Bourguet,  tient  une  place  importante.  A  la  fois  théologien,  orien- 
taliste, numismate,  géologue,  mathématicien  ,  il  était  en  correspon- 
dance avec  les  savans  de  toute  l'Europe.  Sous  le  pseudonyme  de 
Philalèthe,  il  publia  d'abord  sur  l'inscription  Claverniur  un  travail 
qui  est  un  pur  roman,  dont  les  personnages  principaux,  le  pontife 
Herti,  son  frère  Claverniur  Dirsa,  le  duumvir  Homonus,  ainsi  que 
le  berger  de  Mars,  étaient  absolument  sortis  de  son  imagination. 
Dans  un  second  essai,  il  donna  de  la  table  VI  une  traduction  non 
moins  extraordinaire.  Denys  d'Halicarnasse  raconte  que  les  Pé- 
lasges  sont  originaires  de  la  Lydie,  et  qu'à  leur  arrivée  en  Italie  ils 
eurent  à  souffrir  de  divers  fléaux,  tels  que  stérilité  de  la  terre, 
guerre,  peste,  disette.  Pour  apaiser  les  dieux,  ils  leur  offrirent  les 
prémices  de  tout  ce  qui  naîtrait.  La  table  VI,  qui  est  antérieure  à 
la  guerre  de  Troie,  nous  a,  selon  Bourguet,  conservé  le  souvenir  de 
ce  vœu.  C'est  un  cantique  qu'on  chantait  à  plein  gosier  :  de  là  le  nom 
de  carmeii  orthhim  ou  de  litanies  pélasges  que  lui  donne  Bourguet. 
Voici  un  fragment  de  sa  traduction  :  «  Le  produit  des  semailles  a  été 
renversé  et  brûlé.  Les  plus  gras  pâturages  ne  seront  soutenus  que 
d'un  peu  de  rosée.  La  nourriture  est  nuisible.  Les  veaux  qui  crois- 
saient sont  consumés.  Il  manque  de  quoi  se  rassasier.  Les  veaux  qui 
croissent  ont  le  corps  endommagé,  et  le  laboureur  est  perdu.  » 

Ces  deux  premiers  essais  ne  contiennent  guère  que  des  rêveries; 
mais,  peu  de  temps  après,  Louis  Bourguet  eut  la  bonne  fortune  de 
faire  une  découverte  qui  a  été  d'une  importance  capitale  dans  l'his- 
toire du  déchiffrement.  Il  reconnut  que  la  table  VI  (en  caractères 
latins)  et  la  table  I  (en  caractères  étrusques)  donnent  le  môme  texte, 

(1)  Le  président  portait  le  titre  do  lucumon. 


LES    TAIÎLES    EUGUIUNES.  63 

sauf  certains  changemens  et  développemens  dont  il  était  aisé  de 
faire  abstraction.  «  Enfin,  raconte-t-il,  il  plut  à  la  Providence  de 
m'ouvrir  les  yeux,  car,  m'étant  avisé  de  relire  le  texte  avec  beau- 
coup d'attention,  je  découvris  la  véritable  valeur  des  lettres,  que  je 
méconnaissais  auparavant,  et  je  vis  évidemment  que  ce  que  cette 
table  contient  n'est  qu'un  abrégé  des  grandes  litanies.  »  On  devine 
le  secours  qui  pouvait  dès  lors  être  tiré  de  cette  coïncidence  :  en 
s'aidant  de  la  transcription  en  lettres  latines,  on  arrivait  beaucoup 
plus  facilement  à  une  lecture  correcte  de  la  table  en  écriture  étrus- 
que. Bourguet  réussit  à  établir  la  vraie  valeur  de  la  plupart  des 
caractères.  Quelques-unes  de  ses  identifications  auraient  même  mé- 
rité plus  d'attention  que  les  contemporains  ne  parurent  leur  accor- 
der (1). 

Parmi  les  savans  italiens,  les  uns,  comme  Olivieri  et  Gori,  admi- 
rent ou  du  moins  parurent  admettre  ces  résultats.  Ainsi  Olivieri  tra- 
duisit les  lettres  de  Bourguet  dans  les  mémoires  de  l'académie  de 
Cortone.  Gori  les  reproduisit  dans  son  Muséum  etruscmn  en  ajou- 
tant seulement  la  découverte  qu'il  avait  faite  de  son  côté,  que  les 
litanies  étaient  en  vers  hexamètres.  D'autres  savans  proposèrent 
des  interprétations  différentes.  Maffei,  guidé  par  son  tact  naturel, 
avait  émis  sur  le  contenu  probable  des  inscriptions  une  vue  qui 
n'avait  rien  que  de  raisonnable.  «  On  peut  être  assuré,  dit-il,  que 
ces  tables  ne  contiennent  que  des  actes  publics,  tels  que  traités 
entre  nations,  ou  des  actes  privés,  comme  ventes,  donations,  testa- 
mens.  »  L'abbé  Passeri,  qui  avait  écrit  à  l'âge  de  quatorze  ans  une 
dissertation  sur  les  Tables  eugubines,  et  qui  revint  encore  par  deux 
fois  sur  le  même  sujet  dans  le  cours  de  sa  longue  vie,  publia  en 
1739  une  série  de  lettres  qu'il  intitula  Lettere  Boncagh'esi,  du  nom 
de  sa  maison  de  campagne  de  Roncaglia.  Les  lettres  étaient  adres- 
sées à  Olivieri.  Ce  dernier  avait  eu  le  mérite  de  faire  une  décou- 
verte qui  fat  un  trait  de  lumière  au  milieu  des  ténèbres  où  l'on 
tâtonnait  jusque-là.  Il  avait  reconnu  que  le  nom  si  fréquemment 
répété  de  Ijovina  ou  lovina  ne  désignait  pas  la  jeunesse,  comme 
le  supposait  Bourguet,  mais  que  c'était  le  nom  même  des  Igu- 
viens;  on  commença  dès  lors  à  se  douter  que  ces  tables  se  rap- 
portaient au  passé  de  la  ville  où  elles  avaient  été  découvertes.  Guidé 
par  cette  indication,  Passeri  écrit  :  Sapete  voi  in  che  lingua  son 
esse  scrîtte?  In  lingua  gubina  antica.  Voici  un  passage  de  ces  lettres, 
où,  avec  un  certain  art  de  mise  en  scène  et  en  une  langue  toute 
colorée  des  idées  philosophiques  de  Vico,  il  fait  ressortir  le  carac- 
tère national  de  ces  recherches.  «  Ce  sont  là,  dit-il,  nos  vrais  et 

(t)  Nous  ne  savons  trop  pourquoi  Lepsius,  qui  rend  justice  aux  services  rendus  par 
Bourguet,  l'accuse  de  jactance  et  de  vanité;  nous  n'avons  rien  trouvé  d3  semblable 
dans  les  écrits  de  Philalèthe. 


Gh  REVUE    DES    DEUX    .MONDES. 

légitimes  monumens,  et  tout  bon  citoyen  doit  considérer  cette  étude 
comme  une  étude  nationale.  Ce  que  nous  avons  de  romain  nous  est 
aussi  étranger  qu'il  peut  l'être  aux  Daces  et  aux  Sicambres.  Ce 
peuple,  qui  a  tout  foulé  aux  pieds,  n'a  d'autre  relation  avec  nous 
que  de  nous  avoir  opprimés.  Ces  inscriptions  contiennent  les  noms 
et  les  prérogatives  de  nos  ancêtres  :  ici  sont  renfermées  les  tradi- 
tions et  les  coutumes  de  notre  peuple,  et  si  l'envie  romaine  a  fait 
sentir  sa  furie  même  à  l'innocence  de  notre  antique  idiome,  les 
germes  vivent  encore  dans  les  puissances  de  notre  âme  et  sont  em- 
portés par  le  tourbillon  des  choses  humaines.  11  ne  se  peut  que  ce 
circuit  universel  qui  agite  les  idées  de  toutes  choses  ne  vienne 
déposer  un  jour  ou  l'autre,  soit  à  dessein,  soit  par  hasard,  des 
principes  qui,  accueillis  et  nourris,  permettront  de  réparer  en  quel- 
que manière  cette  perte.  »  11  est  intéressant  de  voir  comment  le 
patriotisme  italien,  qui  à  cette  époque  ne  dépassait  point  encore 
l'amour  de  la  province,  avait  trouvé  un  aliment  dans  ces  études;  il 
n'est  pas  moins  curieux  de  comparer  ces  sentimens  pour  Rome  avec 
les  idées  qui  devaient  remplir  l'Italie  un  siècle  plus  tard. 

Malheureusement  Passeri  ne  s'en  tint  pas  à  ces  déclarations.  Il 
voulut  interpréter  les  tables.  Oubliant  ce  qu'il  avait  dit  sur  la 
langue  des  inscriptions,  il  les  expliqua,  tout  comme  Bourguet,  à 
l'aide  du  grec  et  de  l'hébreu.  Vingt-cinq  ans  plus  tard,  il  en  donna 
une  traduction  nouvelle,  prouvant  au  moins  de  cette  manière  son 
ardeur  pour  un  problème  que  sans  doute  le  voisinage  de  Gubbio, 
qui  lui  éleva  un  monument,  l'empêchait  d'oublier. 

La  vie  fertile  en  loisirs  des  ecclésiastiques  italiens  au  xv!!!*"  siècle 
trouvait  dans  ce  genre  de  travaux  une  noble  et  élégante  occupation. 
Un  autre  abbé,  esprit  enjoué  et  fin,  Lami,  publia  en  17/i2,  sous  le 
pseudonyme  de  Clémente  Bini,  et  probablement  en  réponse  aux 
Lcilerc  Ronragliesî,  des  Lettere  Gualfondiane,  où  il  se  moque  avec 
esprit  des  interprétations  qu'on  avait  proposées.  Il  montre  qu'il 
faut  chercher  dans  le  latin  vulgaire  l'explication  de  la  langue  des 
tables,  et  il  donne  à  ce  sujet  d'excellentes  indications.  Mais,  lui 
aussi,  il  aurait  dû  se  borner  à  la  théorie,  car  la  traduction  qu'après 
un  long  et  judicieux  préambule  il  donne  de  la  table  111  ressemble  à 
un  conte.  «  C'est,  dit-il,  un  fragment  de  l'histoire  ancienne  eugu- 
bine,  retraçant  la  faite  des  citoyens  de  Gubbio,  de  leur  cité  mise  à 
sac  et  dévastée  par  les  ennemis.  Ce  sont  les  lamentations  des  fu- 
gitifs qui,  considérant  le  mal  qu'ils  ont  souffert,  se  retournent  vers 
Jupiter  et  l'excitent  à  les  venger  en  lui  représentant  le  massacre  de 
leurs  proches,  la  ruine  de  leurs  biens  et  de  leur  patrie.  »  Les  en- 
nemis, ajoute  Lami,  venaient  probablement  dQ  côté  de  Tivoli.  On 
ne  sait  pas  toujours  si  l'abbé  ilorentin  plaisante  ou  s'il  prend  sa 
traduction  au  sérieux. 


LES    TABLES    EUGUBINES.  65 

Pour  finir  l'histoire  de  ces  elTorts  infructueux,  il  faut  encore 
mentionner  un  ouvrage  qui  parut  en  1772  à  Modène,  et  qui  est 
peut-être  le  plus  faible  de  tous.  Il  a  pour  titre  :  Delhi  Lingua  de' 
prbni  abitalori  dclV  Italia.  C'est  l'œuvre  posthume  du  jésuite  Sta- 
nislas Bardetti.  L'auteur  explique  la  même  inscription  que  Lami, 
et,  lui  aussi,  il  suppose  un  récit  historique  parlant  de  guerre  et 
d'exil.  Ce  qui  le  distingue  de  ses  prédécesseurs,  c'est  qu'il  inter- 
prète principalement  l'ombrien  à  l'aide  de  l'anglo-saxon,  du  vieux 
haut-allemand  et  du  celtique. 

Il  n'est  pas  défendu,  en  un  pareil  sujet,  de  chercher  des  ensei- 
gnemens  de  plus  d'une  sorte.  Un  problème  moral  qui  se  présente 
naturellement,  c'est  de  savoir  comment  des  hommes  d'ailleurs  cru- 
dits  et  sérieux  arrivent  à  produire,  sans  le  vouloir,  de  telles  chi- 
mères. Les  erreurs  des  sens  nous  aideront  à  le  comprendre.  M.  Al- 
fred Maury,  dans  son  livre  du  Sommeil  et  des  Rêves,  raconte 
qu'il  a  observé  sur  lui-même  comment  se  produisent  les  illusions 
d'optique.  «  Ainsi,  dit-il,  ayant  la  vue  très  basse,  je  me  rappelle 
avoir  cru  un  jour  sur  le  Pont-Neuf  apercevoir  un  cuirassier  à  cheval 
dont  je  m'imaginais  distinguer  tout  le  costume,  le  casque,  le  plu- 
met, la  cuirasse  et  l'habit.  En  m'approchant  de  ce  prétendu  cava- 
lier, je  reconnus  un  commissionnaire  qui  portait  sur  ses  crochets 
une  énorme  glace.  Les  reflets  de  celle-ci  et  l'élévation  à  laquelle 
elle  se  dressait  au-dessus  du  portefaix  avaient  causé  toute  l'illu- 
sion. »  M.  Maury  ajoute  qu'en  pareil  cas  l'erreur  est  double,  erreur 
des  sens,  erreur  mentale.  L'esprit,  avec  une  complaisance  dont 
nous  n'avons  pas  conscience,  achève  le  dessin,  dont  une  impression 
plus  ou  moins  juste  a  fourni  les  premiers  linéamens.  Le  même  fait 
se  produit  en  rêve,  où,  comme  le  remarque  Aristote,  nous  pensons 
autre  chose  encore  au-delà  des  images  qui  nous  apparaissent.  Telle 
est,  quand  on  y  regarde  de  près,  l'histoire  des  traductions  que  nous 
venons  de  rappeler.  L'exil  et  le  désespoir  des  habitans  d'Iguvium, 
si  vivement  décrits  par  l'abbé  Lami,  viennent  des  premiers  mots  de 
l'inscription  :  esunu  fuia,  qu'il  traduit  par  exeunt  fiiga  (  ils  sortent 
en  désordre),  et  du  mot  uhtur,  qu'il  rend  par  ullor  (vengeur)  (1). 
De  même  lès  litanies  de  Bourguet  ont  en  grande  partie  leur  origine 
dans  les  deux  mots  arcani  canctu,  qu'il  croyait  signifier  «  chant 
mystérieux,  »  tandis  qu'ils  veulent  dire  :  «  qu'il  s'accompagne  du 
chant.  » 

Personne  n'est  absolument  sûr  de  ne  pas  tomber  plus  ou  moins 
dans  les  mêmes  pièges.  Aussi  le  philologue  et  l'historien  doivent-ils 
toujours  être  en  garde  contre  ce  genre  d'illusion.  Tandis  que  l'artiste 

(1)  Il  faut  traduire  «  qu'il  y  ait  uu  sacrifice.  »  Uhtur  est  le  mot  latin  auctor. 
TOME  XII.  —  1875;  5 


66  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

et  le  poète,  étant  données  quelques  impressions,  les  complètent  par 
la  pensée  et  construisent  un  ensemble  où  les  inventions  et  la  vérité 
sont  fondues  en  un  tout  indivisible,  le  savant  doit  craindre  et  fuir  ce 
mélange.  Le  domaine  de  l'imagination  ne  lui  est  sans  doute  pas  in- 
terdit, et  l'on  sait  qu'en  général  les  érudits  ne  se  font  point  faute  d'y 
tenter  des  excursions;  mais  l'invention,  autant  qu'il  est  possible,  doit 
chez  lui  être  consciente,  et  elle  prend  alors  le  nom  d'hypothèse.  C'est 
le  cas  de  citer  le  jugement  si  plein  de  sens  que  Fréret,  en  1753,  émet- 
tait sur  ces  traductions  :  «  Les  inscriptions  étrusques  en  caractères 
latins  ne  sont  pas  plus  intelligibles  que  les  autres,  quoiqu'on  y  ren- 
contre des  mots  latins  défigurés.  Les  interprétations  que  quelques 
savans  en  ont  prétendu  donner  ne  sont  que  des  divinations  absolu- 
ment hasardées,  des  alliages  de  mots  latins,  grecs,  hébreux,  al- 
térés et  rendus  méconnaissables.  Avec  de  pareilles  licences,  on 
rapportera  ces  inscriptions  à  toutes  les  langues  du  monde ,  au  bas- 
breton,  au  basque,  au  mexicain.  On  peut  même  observer  que  les 
auteurs  de  ces  interprétations  ne  font  aucun  usage  des  mots  étrus- 
ques dont  les  anciens  nous  ont  transmis  le  sens.  Remarquons  en- 
fin qu'il  n'est  rien  moins  que  prouvé  que  ces  monumens  aient  la 
grande  antiquité  qu'on  leur  attribue.  Ceux  qui  sont  en  caractères 
latins,  à  n'en  juger  que  par  la  forme  de  ces  caractères,  doivent 
être  postérieurs  à  la  conquête  de  l'Étrurie  par  les  Romains ,  et  re- 
monter tout  au  plus  au  temps  de  la  première  guerre  punique  (1).  » 

II. 

Le  premier  qui  ait  ouvert  les  voies  à  une  interprétation  métho- 
dique est  L.  Lanzi  dans  son  Essai  sur  la  langue  étrusque^  publié  à 
Rome  en  1789.  S'inspirant  de  la  prudence  de  Fréret,  dont  il  rap- 
pelle les  paroles,  il  annonce  qu'il  ne  tentera  pas  une  traduction 
intégrale  des  textes,  mais  qu'il  imitera  ceux  qui  expliquent  une 
inscription  à  demi  effacée  et  qui,  là  où  ils  ne  peuvent  lire,  se  tai- 
sent ou  se  contentent  d'une  conjecture  présentée  avec  doute.  Il  ne 
saurait  considérer  les  Iguviens  comme  des  Étrusques,  puisque  sur 
les  Tables  eugubines  les  Étrusques  sont  nommés  en  toutes  lettres  à 
côté  des  Iguviens.  Toutefois  il  doit  y  avoir,  vu  le  voisinage,  une 
certaine  parenté  entre  les  deux  langues.  La  syntaxe  est,  pour  la 
plupart  du  temps,  identique  à  la  syntaxe  latine.  Quelquefois  elle  a 
l'air  barbare,  mais  le  lecteur,  en  ajoutant  ici  un  S,  là  un  M,  comme 
il  faut  faire  aussi  dans  les  inscriptions  romaines,  ou  en  opérant 
quelque  autre  changement  non  moins  régulier,  n'aura  pas  de  peine 

(1)  Histoire  de  V Académie  des  Inscriptions,  t.  XVIII,  p.  107. 


LES    TABLES    EUGUBINES.  67 

à  mettre  habituellement  la  construction  d'accord  avec  les  règles 
des  grammairiens;  c'est  une  sorte  de  latin  rustique.  La  date  de  ces 
tables  ne  saurait  guère  être  antérieure  au  vii«  siècle  de  Rome.  Quant 
au  contenu,  il  n'était  pas  difficile  de  le  deviner  :  tant  de  noms  de 
divinités  et  de  sacrifices  nous  annoncent  un  rituel;  c'est  le  plus 
grand  monument  de  liturgie  païenne  qui  nous  ait  été  conservé, 
Lanzi,  il  faut  en  convenir,  touche  déjà  du  doigt  la  vérité-  mais 
lorsqu'il  s'essaie  à  la  traduction,  un  instrument  essentiel  lui  fait 
défaut.  Son  côté  faible,  c'est  la  grammaire  :  quand  il  voit  dans  le 
pronom  tiom  (toi)  un  participe  grec  signifiant  a  honoré,  »  ou 
quand  il  fait  de  la  conjonction  appei  (lorsque)  un  nom  propre,  on 
découvre  les  lacunes  de  la  science  grammaticale  d'alors. 

Trente  ans  plus  tard,  Oifried  Millier,  dans  son  grand  ouvrage  sur 
les  Étrusques  (1828),  s'occupa  des  Tables  eugubines,  et  il  le  lit 
en  philologue  supérieur.  Il  établit  d'une  façon  irréfutable  le  point 
capital,  déjà  entrevu  par  Fréret  et  Bonaruoti,  que  ces  inscriptions 
sont  non  pas  en  étrusque,  mais  en  ombrien,  et  il  nie  qu'il  y  ait 
aucune  parenté  entre  ces  deux  idiomes.  11  commence  à  tracer  les 
premiers  contours  de  la  grammaire  ombrienne  :  il  rectifie  la  lec- 
ture cle  plusieurs  lettres.  D'autre  part  ses  recherches  sur  le  rituel 
étrusque  furent  à  ses  successeurs  d'un  utile  secours  pour  le  dé- 
chiffrement. 

Un  élève  d'Otfried  Millier,  M.  Richard  Lepsius,  avant  de  se  tour- 
ner vers  l'égyptologie,  publia  comme  thèse  pour  le  doctorat  une 
dissertation  sur  les  Tables  eugubines  (1833).  Sans  aborder  directe- 
ment l'interprétation  du  texte,  il  eut  le  mérite  d'élucider  quelques 
questions  extrinsèques  d'une  véritable  importance.  En  premier  lieu, 
il  donna  une  histoire  exacte  et  complète  des  tentatives  qui  avaient 
été  faites  jusque-là  pour  arriver  au  déchiffrement;  à  la  suite  de  ce 
préambule  historique  viennent  deux  chapitres  sur  l'alphabet  om- 
brien :  même  après  Otfried  xMuller  il  restait  encore  à  faire  sur  ce 
point.  Passant  ensuite  à  la  question  de  l'âge  des  tables,  il  suppose 
que  les  différences  d'orthographe  qu'on  remarque  entre  les  di- 
verses inscriptions  ont  pour  cause  un  changement  survenu  dans 
la  langue,  que  les  inscriptions  en  caractères  étrusques  doivent,  par 
ce  fait  même,  être  regardées  comme  les  plus  anciennes,  et  qu'un 
espace  de  deux  siècles  au  moins  les  sépare  des  inscriptions  en  ca- 
ractères latins,  qui  sont  du  vi«  siècle  de  Rome.  D'après  ces  pré- 
misses, il  propose  une  classification  des  tables  différente  de  celle 
de  Bonaruoti.  Plus  tard  Lepsius  eut  encore  le  mérite  d'aller  prendre 
lui-même  sur  les  lieux  et  de  publier  le  fac-similc  complet  des  in- 
criptions. 

Dans  le  même  temps  où  Lepsius  publiait  son  premier  travail,  un 
éminent  indianiste,  M.  Christian  Lassen,  faisait  paraître  un  essai 


68  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

d'interprétation.  Avec  lui,  nous  voyons  la  science  nouvelle  de  la 
linguistique  mettre  pour  la  première  fois  ses  méthodes  au  service 
du  déchiffrement.  Lassen  a  trouvé  juste  sur  un  certain  nombre  de 
points  ;  mais  il  n'a  pas  toujours  échappé  au  danger  d'exagérer  l'ar- 
chaïsme de  la  grammaire  ombrienne.  Son  travail,  resté  inachevé, 
ne  va  pas  au-delà  d'un  court  fragment.  Deux  ans  plus  tard,  G.-F. 
Grotefend,  qui  s'était  signalé  par  sa  sagacité  dans  le  champ  de  l'é- 
pigraphie  perse  (c'est  lui  qui  commença  le  déchiffrement  des  in- 
scriptions cunéiformes  de  Persépolis),  donna  ses  Rudimenta  linguœ 
umhricœ.  Il  ne  suit  pas  l'ordre  des  inscriptions,  mais  il  explique 
successivement  un  certain  nombre  de  passages  choisis  de  côté  et 
d'autre  :  cette  disposition  incommode,  que  vient  aggraver  le  manque 
d'index,  est  cause  sans  doute  que  son  travail  n'a  pas  été  lu  autant 
qu'il  aurait  mérité  de  l'être.  On  y  aurait  rencontré  un  certain  nombre 
d'interprétations  qui  plus  tard  ont  été  retrouvées  par  d'autres. 

Nous  arrivons  à  l'ouvrage  d'Aufrecht  et  Kirchhoff  :  les  Monumens 
de  la  langue  ombrienne  (18Zi9-i851),  qui  a  fait  époque  dans  le  dé- 
chiffrement des  Tables  eugubines,  et  qui  peut  servir  de  modèle 
pour  tous  les  travaux  du  même  genre.  Les  auteurs,  philologues 
l'un  et  l'autre,  le  second  représentant  surtout  l'érudition  classique, 
le  premier  se  rattachant  à  l'école  comparative ,  étaient  par  leur 
association  parfaitement  en  mesure  de  résoudre  les  principales  dif- 
ficultés du  problème.  Ils  ont  apporté  à  leur  tâche  un  savoir,  une 
pénétration  et  un  tact  qu'on  ne  saurait  assez  reconnaître.  Le  moyen 
principal  qu'ils  emploient  pour  entrer  dans  la  connaissance  du 
texte  n'est  pas,  comme  on  pourrait  le  croire,  l'étymologie.  Ils  gar- 
dent au  contraire  en  matière  étymologique  une  réserve  presque 
exagérée,  mais  qu'on  approuvera,  si  l'on  pense  aux  témérités  dont 
ces  études  avaient  été  l'occasion.  Le  moyen  employé  par  les  deux 
savans  est  le  même  qu'Eugène  Burnouf  avait  appliqué  aux  livres 
zends;  c'est  celui  dont  il  faudra  toujours,  en  pareil  cas,  se  servir 
de  préférence  à  tout  autre  :  le  rapprochement  des  passages  sem- 
blables. Tantôt  c'est  la  même  phrase  qui  se  trouve  en  deux  en- 
droits, mais  la  première  fois  avec  un  seul  sujet,  la  seconde  fois 
avec  deux  :  on  voit  alors  les  désinences  des  adjectifs  et  des  verbes 
se  modifier,  les  pronoms  possessifs  changer.  Tantôt  la  même  prière 
est  adressée  à  un  dieu,  puis  à  une  déesse;  on  obtient  ainsi  la 
marque  des  genres.  Ou  bien  la  même  prescription  est  exprimée 
une  fois  avec  un  verbe  à  l'impératif,  une  autre  fois  avec  une  forme 
verbale  qui  se  révèle  comme  un  subjonctif  ou  un  optatif.  Après 
qu'une  série  de  prescriptions  a  été  donnée,  elles  reparaissent  plus 
loin  comme  autant  de  faits  accomplis  :  on  arrive  à  dresser  de  cette 
façon  le  tableau  de  la  conjugaison.  Les  deux  auteurs  reconnaissent 
la  fm  des  phrases  par  la  comparaison  des  endroits  oii  la  même 


LES    TABLES    EUGUBINES.  69 

phrase  est  répétée  :  ils  distinguent  les  clifTérentes  propositions  par 
les  verbes  qui  les  terminent  et  ils  arrivent  à  découvrir  les  particules 
par  leur  voisinage  habituel  avec  certains  cas  ou  certains  modes.  Une 
fois  le  pronom  relatif  et  les  pronoms  démonstratifs  reconnus,  il  leur 
devient  facile  de  faire  la  construction.  Nous  devons  convenir  que 
les  Tables  eugubines  se  prêtaient  tout  particulièrement  à  cette 
méthode  d'interprétation  par  la  répétition  fréquente  des  mêmes 
formules,  par  la  régularité  de  la  construction,  par  la  fixité  d'un 
langage  où  tous  les  termes  ont  en  quelque  sorte  une  valeur  con- 
sacrée. Il  faut  ajouter  certaines  circonstances  extérieures  non  moins 
précieuses  :  la  parfaite  conservation  du  texte  et  la  présence  de  la 
même  inscription  en  deux  rédactions  différentes;  mais  il  est  juste 
de  dire  que  les  deux  savans  interprètes  ont  remarquablement  mis 
à  profit  ces  heureuses  circonstances.  Plus  préoccupés  de  la  gram- 
maire que  du  vocabulaire,  il  leur  arrive  de  raisonner  d'une  façon 
convaincante  sur  la  construction  d'une  phrase  sans  connaître  le  sens 
des  mots.  La  plupart  du  temps,  ils  serrent  le  texte  d'une  telle 
façon  qu'au  moment  où  ils  donnent  leur  interprétation,  elle  a  déjà 
été  pressentie  et  devinée  par  le  lecteur.  Ce  qui,  outre  ces  qualités 
de  méthode,  donne  une  valeur  durable  à  leur  ouvrage,  c'est  leur 
résolution  d'écarter  les  conjectures  et  d'omettre  tout  ce  qui  n'a  pas 
le  caractère  de  la  certitude  :  ne  se  lassant  pas  de  déclarer  qu'ils 
ignorent,  ils  aiment  mieux  rester  en-deçà  des  limites  permises  que 
de  courir  le  risque  de  les  dépasser.  Aussi  les  parties  traduites  par 
eux  sont-elles  en  général  restées  acquises  à  la  science. 

Cependant  cet  ouvrage,  si  remarquable  qu'il  soit,  a  aussi  ses  dé- 
fectuosités. La  réserve  extrême  que  s'imposent  les  auteurs  fait  que 
près  de  la  moitié  des  inscriptions  n'est  pas  traduite.  Ils  poussent  si 
loin  la  fidélité  aux  règles  de  phonétique  et  de  grammaire  posées 
par  eux  en  commençant,  que,  pour  n'avoir  pas  à  s'en  écarter,  ils 
aiment  mieux  corriger  le  texte  que  de  retoucher  leurs  paradigmes. 
Un  certain  dédain  des  explications  qui  se  présentent  les  premières 
à  l'esprit  fait  que  les  auteurs  ont  parfois  préféré  à  la  simple  vérité 
des  théories  compliquées  et  invraisemblables.  Malgré  ces  défauts, 
l'ouvrage  d'Aufrecht  et  KirchbofT  est  et  restera  la  basa  des  études 
à  venir  sur  les  Tables  eugubines. 

C'est  pour  avoir  trop  peu  imité  ce  modèle  que  E.  Huschke,  qui 
publia  en  1859  un  gros  volume  sur  les  mêmes  inscriptions,  fit  une 
œuvre  à  peu  près  inutile.  Son  livre  marque  un  retour  dans  la  voie 
de  l'interprétation  aventureuse.  Les  rapprochemens  qu'il  fait  sont 
ordinairement  contraires  à  toutes  les  règles  de  la  linguistique.  L'u- 
tilité de  la  grammaire  comparée  (on  le  sent  clairement  en  lisant  ce 
livre)  n'est  pas  tant  de  suggérer  des  comparaisons,  car  de  tout 
temps  les  rapprochemens  de  mots  se  sont  offerts  en  foule  à  l'esprit 


70  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

des  interprètes  :  le  service  qu'elle  rend,  c'est  de  donner  une  direc- 
tion aux  conjectures  et  de  resserrer  le  cercle  des  possibilités.  A  qui 
n'a  pas  un  instrument  de  contrôle,  tout  paraît  également  soutenable. 
Ce  jugement,  qui  peut  sembler  sévère,  trouverait  sa  confirmation 
à  toutes  les  pages  de  l'ouvrage  de  Huschke.  Cependant  son  com- 
mentaire garde  de  l'intérêt  à  cause  des  nombreux  renseignemens 
archéologiques  qu'il  renferme.  On  peut  sourire  des  étymologies  de 
Huschke,  de  son  bizarre  et  nuageux  symbolisme,  ainsi  que  des  con- 
naissances qu'il  déploie  en  cuisine;  mais  on  égalera  difficilement 
son  érudition  pour  tout  ce  qui  concerne  le  droit  et  le  rituel. 

Une  fois  la  voie  frayée,  la  grammaire  comparée  n'a  pas  cessé  de- 
puis vingt  ans  de  s'exercer  sur  un  champ  qui  semble  fait  exprès 
pour  elle,  et  qui  recèle  sans  doute  encore  tant  de  découvertes.  Il 
suffira  ici  de  nommer  Ebel,  Corssen,  Ascoli,  Zeyss,  Panzerbieter, 
Savelsberg  (1).  Une  place  à  part  doit  être  donnée  à  M.  Sophus 
Bugge,  qui,  à  plusieurs  reprises,  s'est  occupé  du  dialecte  ombrien, 
et  l'a  fait  chaque  fois  avec  bonheur.  Quelques-unes  de  ses  décou- 
vertes concernent  des  parties  essentielles  de  la  phonétique  ou  de 
la  grammaire.  11  faut  mentionner  également  la  belle  publication 
d'Ariodante  Fabretti  :  Corpus  imcriptiomim  antiquioris  œvi  et  glos- 
sariiim  ilalicum  (Turin  1867),  qui  contient  le  texte  et  le  fac-aimile 
des  inscriptions  ombriennes,  et  qui,  dans  le  glossaire,  renvoie  avec 
exactitude,  pour  chaque  mot,  pour  chaque  forme,  aux  savans  qui  en 
ont  traité.  Tout  récemment,  M.  F.  Biicheler  a  donné  une  traduction 
et  un  commentaire  des  tables  V  et  VI,  où  il  présente  de  judicieux 
rapprochemens  ('2). 

III. 

11  est  temps  de  donner  au  lecteur  quelques  explications  sur  le 
contenu,  sur  la  langue  et  sur  l'âge  probable  des  Tables  eugubines. 
Ce  sont  les  actes  d'une  corporation  de  prêtres  qui  avait  son  siège  à 
Iguvium,  et  dont  l'autorité  paraît  s'être  étendue  sur  un  assez  grand 
rayon  à  l'entour.  Ils  s'appellent  les  frères  attidiens  {[rater  Àtije- 
diur),  et  le  nom  de  confrérie  est  donné  au  collège  [fratrecate).  Ils 
sont  au  nombre  de  douze  :  dilTérens  noms  de  magistrature,  tels  que 
le  questeur  (ATé?s/z«')  et  le  fratreks,  sont  mentionnés.  Le  personnage 

(1)  En  France,  M.  Louis  do  Baekor  a  étudié  le  rituel  ombrien  en  le  rapprochant  du 
rituel  mosaïque.  Les  Tables  eugubines,  Paris  1867. 

*  (2)  Grâce  à  l'obligeant  intermédiaire  de  M.  G.  Concstabilc,  nous  avons  reçu  les  pho- 
tographies des  Tables  eugubines  de  M.  le  marquis  Ranghiasci-Brancaleone,  qui  conti- 
nue à  Gubbio  la  libérale  tradition  d'une  fomille  étudiant  avec  amour  le  passé  de  son 
pays.  Ces  photographies,  reproduites  par  l'héliogravure,  accompagneront  une  prochaine 
publication. 


LES    TABLES    EUGULIKES.  7j 

qui  joue  le  rôle  principal  a  le  titre  à'adfettur.  On  s'est  demandp  h 
quel  sanctuaire  appartenait  cette  corporation,  et  rhypoth  se  aue 
nous  avoi>s  .ci  les  actes  d'un  temple  célèbre  de  l'an  L"  té  ^^^ 
émise  par  Passeri  et  Huschke.  Le  poète  Claudien  raonntan, 
de  Ravenne  à  Ron>e  fait  par  l'etn'pereur  Hon^i;,"""   U  u^rs^!.?! 
de  tunnel  qu,  non  loin  d'Iguvium,  après  les  lieux  appelés  w' 
Foriunm  et  Saxa  inta-cisa,  traverse  les  Apenninsidans  le  vof 
smage  se  trouvait  le  temple  de  Jupiter  Apenninus,  dont  on  voU 
encore  aujourd  but  les  ruines  et  dont  les  oracles  étaient  célèbres 
dans  1  antiquité.  On  a  voulu  rapporter  les  tables  à  ce  sanctua  e 
11  faut  dire  que  rien  ne  vient  confirmer  cette  hypothèse.  Juoiter 
Apenninus  n  est  point  nommé  par  nos  textes.  Si  l'on  songe  en  ou  re 
au  lieu  de  découverte  des  tables,  on  sera  amené  à  écarler  absolu! 
ment  la  conjecture  de  Passeri.  C'est  à  quelque  temple  placé  dans  ïa 
ville,  peut-être  sur  la  colline  si  souvent  désignée  sous  le  nom  Îq! 
cris  Fisius,  qua  du  appartenir  la  corporation  attidienne.  Quant  à 
ce  dernier  nom,  Lanzi  l'avait  déjà  rapproché  du  nom  des  Atti- 
diates,  population  ombrienne  citée  par  Pline,  et  du  nom  de  la  ville 
moderne  d'Attigio.  Il  est  probable  que  cette  ville,  qui  porta  t  dans 
1  antiquité  le  nom  d'Attidium,  était  le  lieu  d'origine  de  la  cor"orati  n 
Une  semble  pas  que  la  confrérie  attidienne  fût  vouée    péc  r. 
ment  au  service  d'une  seule  divinité;  nous  voyons  qu'elle  offie  des 
sacrifices  a  toute  une  série  de  dieux  et  de  déesses.  Grâce  rcete 
circonstance,  les  Tables  eugubines  nous  fournissent  de  précieux 
renseignemens  sur  le  panthéon  d'un  peuple  italique.  Certains  nlms 
coiuciden    exactement  avec  les  noms  romains  :  tels  sont    uiAe 
Sancus,  Mars.  D'autres  préseutent  une  ressemblance  p    s  ou  moin^ 
lointaine,  comme  F.sus,  Grabovius,  Cerfius.  D'autres  encore  éteint 
entièrement  inconnus,  comme  Vofionus,  Tefer,  Trebus    etc    Nous 
avons  donc  ici  les  monumens  d'un  cuU;  indig  ne  que  ,a  rdiC 
romaine  n'avait  pas  encore  eilacé.  Le  texte  se  .apporte  à  Ma'  n  tes 
cérémonies  sacrées  dont  la  corporation  attidienne  était  clia  4  On 
aurait  ton  de  rien  chercher  qui  ressemblât  à  des  inscripdons  cmn- 
memoratives  :  ces  tables,  dont  quelques-unes  étaient  fixées  con"e 
les  parois  du  temple,  comme  l'indiquent  encore  les  trou^  leslb  é   à 
ecevoir  les  clous  et  des  blancs  laissés  dans  le  texte  poui    a    lace 
de    attaches,  contiennent  des  prescriptions  relatives'^au  r  tu  lou 
des  resolutions  votées  en  assemblée  par  le  collège.  Il  s'a^h  par 
exemple,  sur  les  tables  VI  et  VII.  d'une  purificatiL  de  la  collh^è 
fisienne  et  d'une  lustration  du  peuple  iguvien 

Il  faut  d'abord  prendre  les  auspices  :  la  nature  et  le  vol  des 
stinul'^^  f^'/^™"'  '^""flérés  comme  un  présage  favorable  sont 
stipules  a  1  avance  entre  l'augure  et  Vadfenor.  L'épervier  et  le 


72  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

corbeau  devront  voler  en  avant,  le  pic-vert  et  la  pie  en  arrière. 
Pendant  l'inspection  des  oiseaux,  l'augure  se  tiendra  immobile  et 
tourné  du  même  côté;  s'il  fait  un  mouvement,  s'il  se  retourne,  les 
auspices  seront  nuls.  Les  limites  du  carré  imaginaire  à  l'intérieur 
duquel  les  présages  doivent  se  produire  sont  tracées  dans  le  ciel  ; 
pour  permettre  à  l'augure  de  s'orienter,  on  indique  les  lieux  cor- 
respondans  sur  la  terre.  Nous  avons  ici  un  fragment  de  la  topo- 
graphie des  environs  d'Iguvium.  L'inscription,  supposant  que  les 
présages  ont  été  favorables,  donne  la  formule  que  prononcera  l'au- 
gure, après  quoi  la  purification  commence.  Elle  consiste  dans  une 
procession  autour  de  la  ville  et  dans  une  série  de  quatre  ou  plutôt 
de  huit  sacrifices  successifs.  Le  premier  est  offert  à  la  porte  Trébu- 
lane  :  devant  la  porte  Trébulane,  on  immoleîa  trois  bœufs  à  Dius 
Grabovius;  derrière  la  porte  Trébulane,  on  immole  trois  truies 
grasses  à  Trebus  Jovius.  Le  second  sacrifice  est  offert  à  la  porte  de 
Tersena.  Devant  la  porte,  on  immole  trois  bœufs  à  Mars  Grabovius; 
derrière  la  porte,  trois  jeunes  porcs  à  Fisus  Sancius.  Le  troisième 
sacrifice  a  lieu  à  la  porte  de  Veïes  :  on  immole  trois  bœufs  devant 
la  porte  à  Vofionus  Grabovius,  et  derrière  la  porte  trois  brebis  à 
Tefrus  Jovius.  Le  quatrième  sacrifice  n'a  pas  lieu  près  d'une  porte  (1), 
mais  à  deux  endroits  qu'il  faut  probablement  regarder  comme  des 
bois  sacrés.  Pour  chacun  de  ces  sacrifices,  l'inscription  énumère  les 
dons  accessoires  qu'on  doit  offrir  à  la  divinité,  et  elle  entre  quelque- 
fois dans  le  détail  des  rites  à  suivre.  Le  double  caractère  que  Cicé- 
ron  dans  sa  République  dit  être  le  propre  de  la  religion  romaine  se 
retrouve  à  Iguvium  :  une  extrême  simplicité  des  offrandes  unie  à  une 
grande  complication  du  rituel.  Du  lait,  du  vin,  un  peu  d'encens, 
diverses  sortes  de  gâteaux,  composent  le  menu  ordinaire  des  dieux  : 
ce  qui  fait  le  mérite  du  sacrifice,  c'est  l'exacte  observation  de  toutes 
les  prescriptions  liturgiques.  «  Si  quelque  chose,  dit  la  table  \I,  a 
été  omis,  interverti,  manqué,  le  sacrifice  sera  nul,  tu  retourneras  à 
.  la  porte  Trébulane  pour  inspecter  les  oiseaux  et  pour  tout  recom- 
mencer. » 

Les  prières,  dont  quelques-unes  sont  citées  in  extenso,  semblent 
conçues  dans  le  même  esprit.  Elles  présentent  la  même  superfluité 
de  mots,  les  mêmes  répétitions,  la  même  cautèle  et  le  môme  atta- 
chement aux  formules  que  Gicéron  relevait  chez  les  jurisconsultes 
romains.  «  Je  t'ai  invoqué,  je  t'invoque,  Dius  Grabovius,  pour  la 
Colline-Fisienne,  pour  le  peuple  iguvien,  pour  le  nom  de  la  Golline- 

(1)  Les  villes  étrusques,  au  témoignage  des  anciens,  avaient  généralement  trois 
portes,  chacune  consacrée  à  une  divinité  différente.  Le  quatrième  côté  de  la  ville  était 
fermé.  Telle  était  aussi  la  disposition  de  Rome  sous  ses  premiers  rois;  telles  sont 
restées  les  dispositions  du  temple  romain  et  du  camp  romain. 


LES    TABLES    EUGUBINES.  73 

Fisienne,  pour  le  nom  du  peuple  iguvien.  Sois  favorable,  sois  pro- 
pice au  nom  de  la  Colline-Fisienne,  au  nom  du  peuple  iguvien.  Saint, 
je  t'ai  invoqué,  je  t'invoque,  Dius  Grabovius.  Selon  ton  rite,  je  t'ai 
invoqué,  je  t'invoque,  Dius  Grabovius.  Je  te  consacre  ce  bœuf  am- 
barvale  comme  expiation  pour  la  Colline-Fisienne,  pour  le  peuple 
iguvien,  pour  le  nom  de  la  Colline-Fisienne,  pour  le  nom  du  peuple 
iguvien.  Dius  Grabovius ,  sois  enrichi  de  ces  dons.  Si  le  feu  a  été 
souillé  sur  la  Colline-Fisienne,  si  dans  la  cité  iguvienne  des  rites  ont 
été  omis,  tiens  la  faute  pour  non  avenue.  Si  quelque  chose  dans 
ton  sacrifice  est  manqué,  mal  fait,  transgressé,  négligé,  vicié,  s'il 
est  à  ton  sacrifice  un  défaut  connu  ou  inconnu,  Dius  Grabovius, 
comme  il  est  juste,  reçois  en  expiation  ce  bœuf  ambarvale.  Dius 
Grabovius,  purifie  la  Colline-Fisienne,  purifie  le  peuple  iguvien. 
Dius  Grabovius,  purifie  le  nom,  les  lares,  les  rites,  les  hommes,  les 
troupeaux,  les  champs,  les  fruits  de  la  Colline-Fisienne,  du  peuple 
iguvien.  Purifie-les...  » 

On  trouverait  chez  le  vieux  Caton,  dans  les  formules  de  prières 
qu'il  cite  et  qu'il  donne  comme  modèle  à  l'agriculteur  romain,  des 
invocations  et  des  précautions  toutes  semblables.  En  général,  les 
religions  qui  ont  divinisé  les  forces  de  la  nature  sont  arrivées  à  un 
formalisme  de  ce  genre;  les  Hindous,  les  Perses,  ont  des  invoca- 
tions presque  identiques.  11  s'agit  moins  d'obtenir  la  bienveillance 
que  d'enchaîner  la  liberté  du  dieu.  Le  brahmane  qui  connaît  le 
rituel  dispose  du  ciel ,  et  par  le  ciel  il  est  le  maître  du  monde. 
L'Italiote,  sans  aller  aussi  loin,  croit  que,  s'il  est  fidèle  à  toutes  les 
prescriptions  sacrées,  le  dieu  de  son  côté  ne  saurait  manquer  à 
son  office. 

Vient  ensuite  une  seconde  cérémonie  :  la  lustration  du  peuple 
iguvien.  Le  sacrifice  est  offert  non  pas  à  ïguvium,  mais  sur  diffé- 
rens  points  de  la  banlieue.  Le  prêtre,  vêtu  de  la  prétexte  garnie  de 
pourpre  et  accompagné  de  deux  acolytes,  conduit  les  victimes  au- 
tour du  territoire.  Arrivé  au  point  déterminé,  il  s'arrête  et  prononce 
contre  tous  les  étrangers,  Tadinates,  Étrusques,  Nariques,  lapydes, 
une  sentence  d'éloignement.  On  a  cru  longtemps  qu'il  s'agissait 
d'un  bannissement  véritable;  un  examen  plus  attentif  du  texte  doit 
faire  penser  que  nous  nous  trouvons  en  présence  d'une  fiction  légale, 
car  on  indique  aussitôt  à  ces  étrangers  le  moyen  de  se  racheter  de 
l'exil  à  prix  d'argent.  La  lustration,  à  ïguvium  comme  à  Rome,  pa- 
raît avoir  été  l'occasion  d'un  recensement  et  d'un  cens  sur  les 
étrangers.  La  procession  achevée,  le  prêtre  prononce  une  sorte 
d'imprécation  contre  les  dieux  du  dehors,  suivie  d'une  invocation 
aux  dieux  nationaux. 

Un  autre  document  intéressant  nous  est  fourni  par  la  table  II, 


7li  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

qui  donne  la  liste  des  peuples  participant  tous  les  ans  au  sacrifice 
d'une  truie  et  d'un  bouc  :  parmi  ces  noms,  il  en  est  qui  sont  cités 
dans  Pline  au  nombre  des  populations  de  l'Ombrie  (1).  Chacune  de 
ces  tribus  paraît  avoir  eu  le  droit  de  venir  tous  les  ans  chercher  un 
morceau  des  deux  victimes  ;  en  retour,  elle  payait  une  contribution 
de  blé  à  la  corporation  attidienne.  Un  usage  analogue  existait  à 
Rome.  Denys  d'Halicarnasse  raconte  que  Tarquin  le  Superbe,  après 
avoir  constitué  l'union  des  Latins ,  des  Herniques  et  des  Yolsques, 
et  élevé  sur  !c  mont  Albain  le  sanctuaire  où  quarante-sept  villes 
tenaient  leurs  réunions  annuelles,  décida  qu'aux  fériés  latines 
chaque  peuple  aurait  sa  part  du  taureau  immolé  en  l'honneur  de 
Jupiter  Latiaris;  en  retour,  ces  peuples  alliés  envoyaient  des 
agneaux,  des  fromages,  du  lait,  des  gâteaux.  Cet  usage,  qui  existait 
encore  au  temps  d'yVuguste,  s'appelait  la  risccratio. 

Une  autie  inscription  nous  laisse  entrevoir  l'organisation  inté- 
rieure de  la  confrérie.  Il  ne  semble  pas  que  les  frères  attidiens  ré- 
sidassent habituellement  auprès  du  temple  :  ils  se  réunissaient  à  des 
jours  fixes  pour  vaquer  à  leurs  cérémonies,  pour  dîner  ensemble  et 
pour  examiner  la  gestion  de  Vadfertor.  Encore  ne  paraissent-ils  pas 
avoir  été  très  exacts  à  ces  rendez-vous.  C'est  du  moins  ce  qu'on 
peut  inférer  de  l'insistance  avec  laquelle  l'inscription  dit  deux  fois  : 
((  Si  la  majorité  des  frères  attidiens  qui  seront  venus  est  d'avis...  »  Les 
affaires  de  la  confréne  paraissent  être  concentrées  dans  les  mains 
du  personnage  déjà  plusieurs  fois  mentionné  sous  le  nom  à\idfertor» 
C'est  lui  qui  est  chargé  de  diriger  les  sacrifices  et  les  lustrations,  de 
fournir  les  objets  nécessaires  aux  cérémonies  ;  je  crois  que  le  nom 
porté  par  ce  personnage  fait  allusion  à  ses  fonctions.  Dans  la  langue 
des  Tables  eugubines,  fertu  a  souvent  le  sens  «  qu'il  fournisse;  » 
de  même  le  mot  à'adfcrior  désigne,  à  ce  que  je  crois,  le  fournis- 
seur ou  le  procurateur  des  sacrifices.  Cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  ne 
soit  pas  revêtu  d'un  caractère  public  et  sacré.  Je  ferai  à  ce  propos 
une  autre  observation.  Parce  que  les  Tables  eugubines  contiennent 
de  nombreux  détails  liturgiques,  les  interprètes  de  ces  inscriptions 
ont  ordinairement  pensé  que  c'étaient  des  instructions  pour  le  sa- 
crificateur. On  a  cru  y  lire  par  exemple  des  indications  sur  la  ma- 
nière de  découper  la  victime,  de  présenter  les  entrailles,  d'offrir  des 
libations.  Telle  n'était  point,  selon  moi,  l'intention  principale  de 
ceux  qui  ont  fait  graver  ces  tables  :  ils  ne  songeaient  point  à  trans- 
mettre des  instructions  qui  se  donnaient  sans  doute  mieux  de  vive 

(1)  Une  de  ces  trib^is,  les  Curiatcs,  est  donnée  par  Pline  (III,  19)  comme  éteinte  : 
Interiere  Curiates.  Ceci  nous  fournit  une  limite  extrême  au-dessous  de  laquelle  on  ne 
saurait  placer  la  date  des  tables;  mais  il  n'est  pas  douteux  qu'elles  ne  soient  considé- 
rablement plus  anciennes. 


LES    TABLES    EDGDBINES.  75 

voix  et  par  l'exemple.  L'opération  essentielle,  qui  est  de  tuer  la  vic- 
time, n'est  même  pas  mentionnée  une  fois.  Ces  inscriptions  se  pro- 
posent surtout  d'énumérer  les  objets  à  fournir  par  les  différentes 
personnes  occupées  au  sacrifice,  et  notamment  par  Vadfcrtor,  ainsi 
que  de  fixer  la  taxe  des  redevances  qu'il  percevra  sur  les  croyans 
après  ciiaque  opération,  et  dont  une  partie  doit  être  versée  dans  la 
caisse  de  la  communauté.  On  comprend  que  des  indications  de  ce 
genre  aient  été  mises  par  écrit  et  affichées  dans  le  temple  pour  évi- 
ter les  contestations  et  pour  assurer  les  droits  de  chacun. 

Cet  ensemble  de  circonstances  ne  nous  transporte  pas  préci- 
sément dans  un  temps  de  grande  ferveur  religieuse,  mais  plutôt 
vers  une  époque  de  décadence,  où  l'ancien  culte,  abandonné  à  des 
mains  intéressées,  se  propose  surtout  de  maintenir,  à  l'aide  de  son 
rituel,  un  certain  nombre  de  droits  fiscaiLx.  Cette  particularité  peut 
nous  aider  à  pressentir  l'âge  des  inscriptions.  Un  autre  indice  nous 
est  donné  par  la  forme  des  lettres.  A  cet  égard,  les  tables  en  écri- 
ture étrusque  ne  peuvent  être  d'un  grand  secours,  car  ce  que  nous 
savons  jusqu'à  présent  de  l'épigraphie  tyrrhénienne  est  trop  peu 
de  chose  pour  fournir  des  dates  certaines.  Il  n'en  est  pas  de  même 
pour  les  tables  en  écriture  latine  :  d'après  certains  signes  bien 
connus,  tels  que  l'emploi  fréquent  des  lettres  doubles,  nous  pou- 
vons fixer  l'âge  approximatif  de  ces  tables  à  la  fin  du  vii^  siècle  de 
Rome.  Si  nous  reculons  encore  la  limite,  ce  qu'il  est  prudent  de 
faire  pour  des  inscriptions  qui  appartiennent  à  une  ville  de  pro- 
vince, nous  arrivons  au  règne  d'Auguste.  C'est  le  temps  oii,  sous 
l'inspiration  du  maître,  les  vieux  cultes  étaient  partout  remis  en 
honneur  (1).  Les  autres  tables  sont  certainement  plus  anciennes  : 
on  ne  sera  sans  doute  pas  loin  de  la  vérité  en  les  attribuant  au 
II*  siècle  ou  au  plus  tard  au  commencement  du  i"  siècle  avant 
Jésus-Christ;  différens  indices  doivent  faire  penser  qu'une  partie 
d'entre  elles  sont  des  copies  de  documens  d'un  âge  antérieur. 

La  lecture  de  ces  textes  rappelle  à  l'esprit  une  autre  série  de 
textes,  ceux-là  en  langue  latine,  qui  offrent  avec  nos  tables  une 
ressemblance  frappante.  Nous  voulons  parler  des  actes  du  collège 
des  frères  arvales.  Un  hasard  pareil  à  celui  qui  nous  donna  les 
Tables  eugiibines  fit  retrouver  vers  la  fin  du  siècle  dernier,  à  quel- 
ques milles  de  Rome,  l'emplacement  du  temple  des  Arvales,  ainsi 
qu'un  grand  nombre  d'inscriptions  qui  le  décoraient.  Il  y  a  huit  ans 
de  nouvelles  fouilles  pratiquées  au  même  endroit  augmentèrent 
notablement  le  nombre  des  inscriptions,  de  sorte  qu'à  certaines 
lacunes  près  nous  pouvons  dire  que  nous  possédons  les  archives  du 

(1)  Gaston  Boissier,  la  Religion  romaine  d'Auguste  aux  Aatonins,  livre  I^*",  chap.  i^"". 


76  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

collège  depuis  Tibère  jusqu'à  Héliogabale.  Le  culte  des  Arvales 
est  d'une  haute  antiquité  :  une  tradition  le  faisait  remonter  jus- 
qu'aux douze  fils  d'Acca  Larentia,  la  nourrice  de  Romulus.  Le  col- 
lège se  composait  de  douze  prêtres  qui  se  donnaient  le  nom  de 
frères,  probablement  par  allusion  à  cette  ancienne  fable.  Ils  étaient 
voués  au  culte  d'une  déesse  que  nous  ne  trouvons  mentionnée  nulle 
part  ailleurs,  Dca  Dùi.  Tous  les  ans,  au  printemps,  ils  célébraient 
en  l'honneur  de  cette  divinité  une  grande  fête  qui  était  l'occasion 
d'une  réunion  solennelle.  Cependant  ce  ne  sont  pas  les  anciens 
actes  des  Arvales  qui  nous  ont  été  conservés  :  tous  les  documens 
que  nous  avons  sont  postérieurs  à  la  réorganisation  du  collège  sous 
Auguste. 

Quand  on  rapproche  ces  inscriptions  de  celles  qui  nous  viennent 
d'Iguvium,  on  ne  peut  s'empêcher  de  remarquer,  malgré  la  triple 
différence  de  la  langue,  du  temps  et  de  l'importance  relative  des 
deux  villes,  les  plus  singulières  coïncidences.  C'est  le  même  culte 
de  divinités  champêtres ,  ce  sont  les  mêmes  cérémonies  et  les 
mêmes  prières.  Le  célèbre  chant  des  Arvales,  si  heureusement  con- 
servé dans  le  compte-rendu  d'une  séance  du  temps  d'Héliogabale, 
présente  des  mots  et  des  tours  qui  rappellent  ceux  de  la  langue 
ombrienne.  11  était  probablement  gravé  sur  une  table  analogue 
aux  Tables  eugubines.  Il  est  vrai  que  l'étonnante  fortune  qui  avait 
fait  de  la  ville  de  Romulus  la  capitale  de  l'univers  s'est  étendue  au 
collège  des  frères  arvales.  Les  magistri  successifs  du  collège  s'ap- 
pellent Tiberius  Cœsar,  Caius  Cœsar,  Néron,  Galba,  Othon,  Vitellius, 
Domitien,  Trajan,  Antonin,  Marc-Aurèle.  Les  plus  grands  événe- 
mens  de  l'histoire  du  monde,  l'anniversaire  de  la  bataille  d'Actium, 
les  défaites  des  Germains,  la  découverte  des  complots  tramés  contre 
la  vie  des  empereurs,  sont  mentionnés  dans  les  procès  -  verbaux 
et  donnent  lieu  à  des  actions  de  grâces.  Les  frères  arvales  sont 
choisis  parmi  les  plus  illustres  des  familles  patriciennes  de  Rome, 
les  Domitius,  les  Paulus,  les  Fabius,  les  Corvinus,  les  Silanus,  les 
Memmius.  Dans  les  repas  que  les  inscriptions  n'ont  garde  d'oublier, 
ce  sont  des  fils  de  sénateurs  qui  servent  à  table,  et  tout  le  luxe  de 
la  Rome  impériale  est  déployé.  Des  sommes  considérables  en  or  et 
en  argent  sont  offertes  à  la  caisse  de  la  communauté  :  aux  anciennes 
réjouissances  s'en  viennent  joindre  de  toutes  nouvelles,  telles  que 
les  courses  de  quadrige,  ou  le  spectacle  des  exercices  de  voltige  à 
cheval.  En  présence  de  cette  pompe,  on  se  rappelle  involontairement 
les  vers  de  la  première  églogue  : 

Sic  canibus  catulos  similes... 

Mais  à  travers  cette  énorme  distance,  il  n'en  est  que  plus  intères- 


LES   TABLES   EUGUBINES.  77 

sant  d'observer  l'accord  qui  persiste  dans  le  fond  du  rituel.  L'un  et 
l'autre  groupe  de  documens  nous  offrent  le  modèle  des  mêmes  céré- 
monies, la  même  corporation  de  douze  frères,  et  il  n'est  sans  doute 
pas  téméraire  de  penser  que  nous  avons  ici  un  double  spécimen 
d'un  même  culte  italiote.  Les  frères  attidiens  nous  apparaissent  à 
certains  égards  comme  les  frères  arvales  d'Iguvium. 

Malgré  leur  aspect  à  première  vue  un  peu  étrange,  les  Tables 
eugubines  se  laissent  donc  ranger  sans  peine  à  une  place  bien  dé- 
finie dans  l'histoire  des  religions  de  l'Italie  ancienne.  Elles  complè- 
tent sur  certains  points,  elles  confirment  sur  d'autres  ce  que  nous 
savions  en  cette  matière;  mais,  quelle  qu'en  soit  la  valeur  comme 
document  archéologique,  c'est  surtout  en  linguistique  qu'elles  ont 
une  importance  capitale.  Elles  nous  représentent  à  elles  seules  à 
peu  près  tout  ce  qui  reste  d'un  antique  idiome  de  l'Italie;  on  peut 
noter  à  ce  propos  une  différence  caractéristique  dans  l'histoire  du 
latin  et  du  grec.  Tandis  que  la  langue  hellénique  est  parvenue  jus- 
qu'à nous,  représentée  par  quatre  dialectes  principaux,  sans  comp- 
ter une  foule  de  variétés  provinciales,  le  latin,  faisant  peu  à  peu  le 
vide  autour  de  lui,  a  partout  étouffé  ses  frères,  si  bien  que,  sans 
quelques  heureuses  trouvailles,  il  aurait  l'air  d'être  seul  de  son 
espèce.  Cette  extinction  s'est  produite  graduellement  :  encore  au 
temps  de  Titus  on  parlait  osque  à  Pompéi,  comme  l'indiquent  les 
inscriptions  de  cette  ville;  et  les  Tables  eugubines  sont  la  preuve 
qu'une  corporation  religieuse  d'une  ville  de  l'Ombrie  a  pu,  long- 
temps après  la  conquête  romaine,  se  servir  de  l'idiome  indigène. 
L'influence  de  Rome  se  révèle  seulement  par  quelques  mots,  comme 
le  nom  de  kvestur  (questeur),  donné  à  l'un  des  magistrats  de  la 
confrérie,  par  la  manière  toute  latine  de  marquer  les  chiffres,  par 
la  substitution  sur  les  deux  dernières  tables  des  caractères  latins 
aux  caractères  étrusques,  qui  étaient  sans  doute  devenus  d'un 
usage  plus  rare. 

Quelle  est  donc  l'idiome  des  Tables  eugubines?  Il  ne  peut  y 
avoir  à  ce  sujet  aucun  doute.  C'est  un  proche  parent  du  latin,  un 
de  ces  idiomes  italiques,  à  moitié  romains,  que  Varron  a  heureuse- 
ment caractérisés  en  les  comparant  à  des  arbres  qui,  plantés  sur  la 
limhe  de  deux  champs,  font  serpenter  leurs  racines  des  deux  côtés 
de  la  borne.  On  devine  dès  lors  l'intérêt  qui  s'attache  à  l'étude 
grammaticale  de  cette  langue.  Les  faits  que  l'on  constate  sont  de 
deux  sortes.  A  certains  égards,  l'ombrien  est  déjà  plus  avancé  que 
le  latin  dans  la  voie  de  l'altération  :  il  peut  jusqu'à  un  certain  point 
être  considéré  comme  un  avant-coureur  des  langues  romanes.  A 
d'autres  égards,  il  est  resté,  comme  cela  arrive  assez  souvent  aux 
patois,  plus  archaïque  que  le  latin,  et  il  a  conservé  des  mots  et  des 


78  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

formes  qui  sont  sortis  de  cette  langue.  Nous  donnerons  un  ou  deux 
exemples  de  Tun  et  de  l'autre  ordre  de  faits  en  commençant  par 
ceux  où  l'ombrien  se  rapproche  des  langues  modernes. 

Tout  le  monde  sait,  depuis  que  la  philologie  a  cessé  d'être  une 
science  fermée  au  grand  nombre,  quelles  sont  les  principales  diffé- 
rences qui  séparent  le  latin  des  idiomes  romans,  du  français  par 
exemple.  Les  mots  se  resserrent  et  perdent  une  partie  de  leurs 
syllabes  :  celles  qui  précèdent  et  celles  qui  suivent  la  syllabe  frap- 
pée de  l'accent  tonique  sont  ordinairement  sacrifiées.  Ce  fait  se 
produit  déjà  en  ombrien  :  jyopidum  devient  pojjlo??!,  ce  qui  est 
déjà  notre  français  peuple;  vestîtus  (revêtu)  devient  vestis  et  pîa- 
lus  (consacré)  fait  pîhaz.  D'autre  part  la  déclinaison  s'appauvrit  : 
nous  voyons  par  exemple  en  français  que  le  pronom  relatif,  au  lieu 
des  cinq  cas  du  latin,  n'en  a  plus  que  deux  :  qui  et  que.  De  même 
en  ombrien  le  neutre  du  pronom  relatif  commence  à  servir  pour  le 
masculin,  et  le  singulier  est  employé  là  où  les  règles  d'accord  exige- 
raient le  pluriel.  Il  s'est  trouvé  de  nos  jours  des  philologues  à  idées 
aventureuses  qui  n'ont  pas  craint  de  soutenir  (voulant  probablement 
faire  honneur  à  notre  vieille  Gaule)  que  le  français  est  non  pas  une 
langue  dérivée  du  latin,  mais  un  frère  du  latin,  non  moins  ancien 
et  non  moins  primitif.  Ces  savans  n'ont  pas  manqué  d'appeler  au 
secours  de  leur  thèse  le  dialecte  des  Tables  eugubines  :  il  y  a  là  en 
effet  des  phénomènes  de  décomposition  qui  annoncent  déjà  ce  qui 
devait  se  passer  dans  la  Gaule  quatre  ou  cinq  siècles  plus  tard; 
mais  il  est  aussi  des  parties  par  où  l'ombrien  se  montre  plus  an- 
cien et  mieux  conservé  que  le  latin.  Ainsi  certaines  formes  du  verbe, 
certaines  flexions  du  nom,  qui  ont  disparu  de  la  langue  latine  ou  qui 
ne  s'y  trouvent  plus  qu'à  titre  d'exception,  sont  ici  d'un  usage  cou- 
rant. Je  citerai  seulement  les  génitifs  en  as,  qui  ne  sont  restés  en 
latin  que  dans  le  seul  mot  pater-familias.  Un  des  attraits  de  cette 
étude  est  de  trouver  employés  en  leur  sens  propre  des  termes  qui 
en  latin  n'ont  plus  qu'un  sens  secondaire  ou  détourné.  Ainsi  mestra 
(pour  maùtra)  est  un  adjectif  féminin  signifiant  «  plus  grande,  » 
tandis  qu'en  latin  rnagisler  est  devenu  substantif  et  désigne  tou- 
jours le  maître  :  des  expressions  conmie  magistcr  equitum  (le  plus 
grand  parmi  les  cavaliers)  nous  laissent  encore  voir  de  quelle  façon 
s'est  opéré  ce  changement.  Le  mot  filius  veut  dire  «  le  fils  »  en  la- 
tin :  l'ombrien  sues  filios  (des  cochons  de  lait)  nous  montre  que  le 
sens  originaire  est  «  nourrisson  (1).  »  Certains  renseignemens  donnés 
par  les  poètes  ou  par  les  grammairiens  trouvent'une  confirmation 

(1)  On  peut  rapprocher  ce  qui  s'est  passé  en  français,  où  intans  (l'enfant  qui  ne 
parle  pas  encore)  a  donné  le  terme  général  d'enfant,  sans  compter  infanterie  et  fan- 
tassins. 


LES    TABLES    EUGUBINES.  79 

inattendue.  Ainsi  Nonius  Marcellus  cite  un  passage  de  Varron  d'après 
lequel  les  gâteaux  sacrés  étaient  soumis  à  une  sorte  de  purification  : 
cela  s'appelait  liha  februare  (1).  Cette  opération  est  maintes  fois 
prescrite  sur  nos  tables  [fiirfatu).  Il  y  a  aussi  une  purification  pour 
les  brebis,  ce  qui  est  le  commentaire  d'un  endroit  des  Fastes  d'O- 
vide où  le  poète  nous  montre  à  la  fête  des  Palilies  les  brebis  qu'on 
faisait  sauter  par- dessus  un  feu  de  soufre.  Un  épisode  assez  étrange 
de  V Enéide  reçoit  de  la  comparaison  du  rituel  iguvien  un  rayon  de 
lumière.  On  se  rappelle  que  les  compagnons  d'Énée,  débarqués  en 
Italie,  font  un  repas  dans  lequel  ils  mangent  les  gâteaux  qui  leur 
avaient  servi  de  plats  : 

Heus!  etiam  mensas  consumimus?... 

s'éctie  le  jeune  Iule.  A  ces  mots,  Énée  remercie  les  dieux,  une 
prophétie  qui  les  condamnait  à  manger  leurs  tables  se  trouvant 
accomplie.  Quel  est  le  sens  de  cette  histoire?  Un  des  gâteaux  offerts 
à  la  divinité  s'appelle  en  ombrien  mensa.  On  sait  que  les  mots  à 
double  signification  ont  de  tout  temps  joué  un  grand  rôle  dans  les 
oracles  et  les  légendes  populaires.  Virgile,  un  peu  à  court  de  tra- 
ditions, n'a  pas  jugé  cet  épisode  au-dessous  de  la  dignité  de  son 
épopée. 

Il  est  temps  de  nous  arrêter,  heureux  si  nous  avons  pu  montrer 
aux  esprits  cultivés  l'intérêt  de  ce  genre  d'étude.  L'histoire  natu- 
relle enseigne  que  la  lutte  pour  la  vie  a  fait  disparaître  dans  le 
monde  organisé  un  grand  nombre  de  variétés  qui  servaient  d'in- 
termédiaires entre  les  espèces.  Il  en  est  de  même  en  philologie  et 
en  histoire.  La  langue  latine  a  détruit  quantité  d'idiomes  qui  étaient 
plus  ou  moins  ses  frères.  La  république  romaine  a  absorbé  des 
centres  politiques  et  religieux  qui  étaient,  dans  un  ordre  inférieur, 
autant  de  petites  Romes.  La  science  doit,  toutes  les  fois  qu'elle 
le  peut,  chercher  à  combler  ces  lacunes  :  à  côté  de  la  souche 
principale,  elle  examine  avec  curiosité  ces  obscurs  parens,  qui, 
moins  comblés  par  la  fortune,  sont  restés  plus  près  des  origines,  et 
qui  ont  parfois  mieux  conservé  l'ancien  aspect  du  type  héréditaire. 

Michel  Breal. 

(1)  Voyez  la  savante  édition  de  Nonius  Marcellus,  récemment  donnée  par  M.  Louis 
Quicherat,  p.  118. 


LA 


RECHERCHE  D'UN  COLÉOPTÈRE 


SOUVENIRS   DU    BASSIGNY. 


18  septembre.  — Mon  cher,  sois  le  bienvenu!..  Gonnais-tu  la 
chrysomHc  du  inillcpertuis? 

Cette  singulière  question,  jetée  à  brûle-pourpoint  au  milieu  de 
notre  embrassade,  fut  la  première  que  m'adressa  mon  ami  Tristan 
lorsque  j'arrivai  dans  son  nouveau  gîte  de  Ghaumont-en-Bassigny. 
Elle  ne  laissa  pas  de  me  surprendre,  et  ma  surprise  augmenta 
quand  j'eus  parcouru  d'un  rapide  coup  d'œil  l'intérieur  du  logis 
de  Tristan.  Les  murs  étaient  garnis  de  nombreuses  vitrines  sous 
lesquelles  s'étalaient,  méthodiquement  alignés  et  percés  de  longues 
épingles,  des  coléoptères  de  toutes  formes  :  —  lucanes  aux  mandi- 
bules menaçantes,  longicornes  aux  élégantes  antennes  ramenées  en 
arrière,  carabes  dorés,  nécrophores  en  livrée  de  deuil...  Sur  la 
table,  des  pinces,  des  fioles,  des  loupes,  étaient  éparses  à  côté  de 
gros  dictionnaires  d'entomologie. 

—  C'est  la  seule  chrysomèle  indigène  qui  me  manque,  reprit 
Tristan,  toutes  les  autres  sont  là  !  —  11  me  montra  une  vitrine  où 
brillaient  comme  de  fines  pierreries  des  centaines  de  petits  coléop- 
tères de  toutes  couleurs,  depuis  le  bleu  du  saphir  jusqu'au  vert  de 
l'émeraude,  en  passant  par  une  gamme  de  tons  bronzés,  cuivrés, 
fauves  et  pourprés,  un  véritable  écrin.  — Tu  ne  saurais  croire  com- 
bien le  désir  de  posséder  mon  inconnue  me  hante  depuis  que  je 
sais  qu'elle  vit  dans  le  pays. 

Il  prit  la  Faune  entomologique  française  et  lut  à  haute  voix  :  — 
((  Chrysomela  fucata.  Noire  en  dessous,  avec  le  corselet  et  les  ély- 
tres  d'un  bleu  bronzé.  Sa  larve  vit  sur  le  millepertuis.  On  la  trouve 


LA  RECHERCHE  d'UN  COLÉOPTÈRE.  81 

en  Hongrie  et  en  Italie,  très  rarement  en  France;  cependant  on  l'a 

rencontrée  parfois  en  automne  dans  les  bois  du  Bassigny.  » Tu 

as  bien  entendu!  s'écria-t-il,  et  ses  petits  yeux  s'écarquillèrent, 
le  Bassigny...  Quand  je  songe  qu'elle  rôde  peut-être  là-bas,  dans  mn 
de  ces  bois  que  nous  voyons  de  ma  chambre!.,  mon  cher,  je  t'as- 
sure que  j'en  rêve.  A  chaque  instant,  je  crois  l'apercevoir  avec  ses 
antennes  noires  et  sa  robe  azurée...  C'est  une  véritable  obsession. 
Nous  nous  étions  accoudés  à  la  fenêtre.  Tristan  a  toujours  été 
heureux  dans  le  choix  de  ses  gîtes;  la  vue  qu'on  a  de  sa  chambre 
est  charmante.  A  droite  et  à  gauche,  la  roche  sur  laquelle  Ghaumont 
est  bâti  arrondit  en  demi-cercle  ses  flancs  boisés.  Sur  la  crête  sont 
rangées  en  amphithéâtre  de  vieilles  façades  que  limitent  d'un  bout 
le  dôme  trapu  de  l'hôpital  et  de  l'autre  une  massive  tour  carrée 
qu'on  nommé  la  tour  Hautefeuille.  Au  pied  de  la  roche,  parmi  des 
prés  d'un  vert  tendre,  ondoie  comme  un  ruban  clair  la  Suize  bor- 
dée de  saules.  En  face,  le  Tiaduc  du  chemin  de  fer  relie  la  ville  aux 
plateaux  voisins  en  jetant  sur  la  vallée  son  gigantesque  pont  aux 
trois  rangs  d'arches  aériennes.  De  temps  en  temps  un  train  passe; 
un  blanc  panache  de  vapeur  sort  d'un  massif  de  verdure  et  glisse 
sans  bruit  entre  la  terre  et  le  ciel.  Au-delà  s'élèvent  par  gradation 
les  hauteurs  qui  enveloppent  la  ville  comme  d'un  cirque  immense. 
On  aperçoit  des  masses  de  bois  sombres,  des  plaines  illuminées  de 
soleil,  puis  tout  au  loin  une  dernière  bande  bleuâtre  qui  se  con- 
fond presque  avec  les  bords  vaporeux  du  ciel.  C'est  une  fête  pour 
les  yeux  et  pour  l'esprit  qu'un  pareil  horizon. 

—  Te  voilà  donc  livré  au  démon  de  l'entomologie?  demandai-je 
à  Tristan. 

—  Oui,  Dieu  merci!  cela  vaut  mieux  que  d'être  livré  au  démon 
de  l'ennui.  Ce  mal  prenait  parfois  des  proportions  inquiétantes  pour 
ma  raison.  Ennuis  terribles  entrecoupés  par  de  courtes  extases,  telle 
était  ma  vie.  Jeune  encore,  bien  portant,  affranchi  de  tous  soucis 
matériels,  j'éprouvais  absolument  un  dégoût,  non  des  hommes  pris 
à  part,  mais  des  hommes  réunis  en  société.  Le  jeu,  la  chasse,  la 
compagnie  des  femmes,  la  gloriole,  foin  de  tout  cela  !  J'avais  perdu 
quelque  chose  qui  n'est  rien  et  qui  est  tout  :  l'assaisonnement  de 
la  vie,  la  façon  de  bien  voir  et  de  s'intéresser  aux  sensations  éprou- 
vées. Tous  les  petits  bonheurs  faciles  qui  constituent  en  somme  la 
joie  de  vivre  me  trouvaient  insensible,  et  mon  âme  se  broyait  elle- 
même,  faute  d'alimens.  Singulière  économie  de  l'esprit  !  il  lui  suffit 
de  s'examiner  pour  tomber  dans  un  vide  affreux  :  à  force  de  me  scru- 
ter moi-même  et  de  vouloir  entrer  de  plain-pied  dans  les  secrets  de 
la  nature,  je  perdais  les  plus  simples  notions  de  l'existence.  Chaque 
jour  voyait  tomber  un  bourgeon,  une  feuille,  une  fleur;  je  devenais 

TOME  XII.  —  1875.  6 


82  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

peu  à  peu  semblable  à  un  chêne  décharné,  sur  les  branches  duquel 
aucun  oiseau  ne  vient  plus  chanter,  et  que  le  rude  vent  du  doute 
peut  à  peine  agiter  encore...  Un  beau  soir,  je  me  suis  dit  :  «  Il  est 
impossible  que  tu  continues  à  vivre  de  la  sorte;  il  te  faut  donc  ou 
mourir  ou  changer  d'esprit.  »  Or  mourir  avant  son  heure  étant  tou- 
jours une  sottise,  j'ai  préféré  changer  de  méthode.  Au  lieu  de  cher- 
cher à  dévorer  d'un  seul  coup  le  grand  livre  de  la  nature,  je  me  suis 
résigné  à  en  déchiffrer  mot  par  mot  une  toute  petite  page,  et  j'ai 
choisi  la  page  des  coléoptères.  Depuis  ce  moment-là,  ma  vie  s'est 
transformée,  chaque  heure  m'apporte  une  émotion  nouvelle,  chaque 
brin  d'herbe  est  l'occasion  d'une  trouvaille  précieuse...  Tiens,  l'autre 
jour,  j'ai  éprouvé  un  vrai  ravissement  en  découvrant  le  clavigère  (1), 
un  insecte  aveugle  qui  passe  sa  vie  au  fond  d'une  fourmilière,  et 
dont  les  fourmis  abusent  en  composant  je  ne  sais  quel  philtre  avec  la 
liqueur  qu'il  sécrète...  Demain,  si  tu  veux,  au  heu  de  partir  pour 
l'Argonne,  nous  nous  promènerons  à  travers  le  Bassigny,  à  la  re- 
cherche de  la  chrysomcle  du  millcpertiih,  et  je  te  ferai  voir  de  jolies 
choses... 

—  Le  Bassigny!  m'écriai-je,  mais  c'est  un  bon  tiers  de  la  Haute- 
Marne,  c'est  Andelot,  Langres,  Châteauvillain,  Yignory...  Un  bien 
vaste  champ  pour  y  découvrir  un  coléoptère  gros  comme  un  pois  ! 

—  Fie-toi  à  moi.  Tu  sais,  il  y  a  pour  le  poète  des  jours  de  verve  où 
il  se  sent  capable  de  mener  à  bien  tout  un  poème;  il  y  a  aussi  de  ces 
heures  d'or  où  le  naturaliste  pressent  qu'il  va  faire  une  trouvaille  : 
je  suis  dans  un  de  ces  momens-là. 

—  Va  pour  le  Bassigny...  Si  nous  commencions  par  visiter  sa  ca- 
pitale ? 

Nous  sortîmes.  Les  villes  d'un  département  sont  un  peu  comme 
les  plantes  d'une  même  famille;  elles  ont  dans  leur  physionomie 
certains  traits  qui  révèlent  la  parenté  commune.  La  Haute-Marne  a 
la  spécialité  des  villes  haut  perchées,  silencieuses,  austères  et  ré- 
barbatives :  —  Ghaumont,  Langres,  Bourmont.  Dans  ces  trois  loca- 
lités, mêmes  rues  froides  sans  cesse  balayées  par  un  rude  vent  de 
bise,  même  population  taciturne,  même  mine  renfrognée  et  inhos- 
pitalière en  apparence.  Seulement  Langres  tient  plus  particulière- 
ment du  séminaire  et  de  la  caserne,  Bourmont  donne  surtout  l'im- 
pression d'un  couvent  et  d'une  geôle;  à  Ghaumont,  le  caractère 
domestique  et  intime  domine.  C'est  une  ville  de  bourgeois,  mais 
de  bourgeois  casaniers,  peu  communicatifs,  aimant  à  cacher  leur 
vie,  comme  le  sage,  et  à  fuir  l'œil  indiscret  des  promeneurs.  Pres- 
que toutes  les  maisons  sont  précédées  d'une  cour  humide  et  sombre, 

(1)  Claviger  testaceus,  famille  des  Pselaphidœ. 


LA    RECHERCHE    D  UN    COLÉOPTÈRE.  83 

protégée  elle-même  contre  la  curiosité  par  un  haut  mur  et  une 
grande  porte  hermétiquement  close.  Peu  de  fenêtres  sur  la  rue;  en 
revanche,  de  nombreuses  et  larges  ouvertures  sur  les  jardins  et  la 
campagne.  On  sent  que  les  habitans  ne  flânent  guère  sur  leur  seuil 
et  mettent  en  pratique  la  devise  anglaise  :  77iy  hoiise  is  my  castle. 
Chaque  demeure  est  en  effet  une  forteresse  bien  murée  et  où  on  ne 
pénètre  qu'à  bon  escient.  Peu  ou  point  de  sonnettes,  mais  à  l'un 
des  solides  panneaux  de  la  porte  un  antique  heurtoir  de  fer,  dont 
le  bruit  quand  on  le  rabat  retentit  mélancoliquement  à  travers  les 
cours  sonores.  Çà  et  là,  quand  une  de  ces  portes  s'entre-bâille,  on 
aperçoit  un  jardinet  avec  un  vieux  puits  dans  un  coin,  et  au  fond 
l'entrée  étroite  d'un  corridor  qui  s'ouvre  dans  l'ombre  d'une  tourelle 
pointue.  Du  reste,  en  dépit  de  ses  airs  maussades,  la  ville  a  une  phy- 
sionomie amusante,  comme  disent  les  artistes.  Ses  rues,  où  l'herbe 
pousse,  sont  pleines  de  hauts  et  de  bas,  de  ressauts  inattendus  et  de 
méandres  fantasques;  il  y  a  des  passages  mystérieux  qui  ne  mènent 
nulle  part,  de  brusques  ouvertures  dans  l'embrasure  desquelles  on 
aperçoit  tout  à  coup  la  campagne,  une  place  irrégulière  avec  un 
îlot  de  vieilles  masures  au  beau  milieu,  et  enfin  une  double  rangée 
d'arbres  centenaires  qui  enveloppe  presque  entièrement  la  discrète 
cité  d'un  large  manteau  de  verdure,  où  le  vent  se  lamente  sans 
cesse. 

Après  de  longues  flâneries  à  travers  ces  rues  singulières,  Tristan 
m'a  conduit  à  l'église  Saint-Jean.  L'église  ressemble  à  la  ville. 
Mêmes  dehors  sombres,  même  incohérence  capricieuse  dans  l'ar- 
chitecture du  monument,  mais  aussi  même  caractère  intime,  même 
charme  voilé  qui  vous  prend  le  cœur  peu  à  peu.  —  Les  âmes  dé- 
votes, dis-je  à  Tristan,  n'ont  peut-être  pas  ici  les  élans  religieux 
que  leur  donneraient  les  nefs  de  nos  grandes  cathédrales,  mais 
je  parierais  que  les  vieilles  filles  et  les  antiques  servantes  du  voi= 
sinage  doivent  aimer  à  y  venir  prier. 

—  Je  le  crois  bien,  répondit-il  ;  parfois,  à  la  brune,  je  prends 
plaisir  à  m'installer  ici,  à  l'ombre  d'un  pilier,  et  à  voir  les  bonnes 
femmes  arriver  une  à  une.  Enveloppées  dans  leur  mante  à  capu- 
chon, elles  poussent  avec  précaution  la  petite  porte  à  cintre  sur- 
baissé et  vont  s'agenouiller  dans  l'ombre  d'une  chapelle.  Presque 
toutes  s'en  retournent  avec  une  figure  plus  gaie.  Gela  se  conçoit; 
ici  point  de  hautes  murailles  austères  où  la  pensée  se  perd  à  me- 
sure qu'elle  s'élève,  mais  une  profusion  de  sculptures,  de  bas-re- 
liefs et  de  vieux  tableaux,  qui  sont  autant  de  stations  pour  le  cœur. 
La  plupart  de  ces  pieuses  femmes  sont  venues  tout  enfans  dans 
cette  église,  et  tu  sais  quelle  importance  l'enfant  attache  aux  moin- 
dres détails  d'architecture  ou  de  peinture.  Il  n'est  pas  un  saint 


84  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dejpierre,  pas  un  vitrail,  pas  un  tableau  qui  n'ait  joué  son  rôle 
dans  les  juvéniles  émotions  de  toutes  ces  prieuses.  Leurs  yeux  vont 
du  Christ  au  tombeau,  qui  est  sculpté  là- bas  dans  une  chapelle 
voûtée,  à  cette  chaire,  qui  est  un  bijou  de  menuiserie  et  qui  a  été 
exécutée  par  le  père  de  Bouchardon.  Chacune  de  ces  figures,  asso- 
ciée à  leurs  douleurs  ou  à  leurs  joies,  garde  un  intérêt  qui  ne 
s'affaiblit  jamais.  Pour  ces  âmes  féminines,  dont  toute  la  vie  s'est 
passée  dans  la  même  rue  silencieuse,  il  y  a  certainement  une  con- 
solation et  un  véritable  charme  à  prier  devant  ces  images  familières 
et  à  s'arrêter  dans  une  douce  contemplation  rétrospective  entre  deux 
oraisons... 

De  fait,  l'église  Saint-Jean  est  un  vrai  musée,  et  pour  un  artiste 
elle  a  des  recoins  délicieux.  Je  me  suis  arrêté  longuement  devant 
un  tableau  de  l'école  espagnole  qui  représente  Salomé  apportant 
à  Hérode  Antipater  la  tète  de  saint  Jean.  La  fille  d'IIérodiade  et 
les  femmes  qui  l'entourent  sont  vêtues  à  la  mode  du  xvi''  siècle. 
Leurs  têtes  penchées  sont  charmantes.  Sur  la  table  est  posé,  dans 
un  vulgaire  chandelier  de  fer,  un  lumignon  qui  éclaire  la  scène; 
un  petit  chien  s'élance  d'un  tabouret  et  aboie  à  la  vue  de  la  pâle 
figure  ensanglantée  du  saint.  Il  y  a  dans  cette  toile  un  mélange  de 
réalité  crue  et  d'élégance  raffinée  qui  résume  d'une  façon  saisis- 
sante cette  dramatique  et  attirante  vie  du  xvi^  siècle...  La  nuit  tom- 
bait, Tristan  m'a  tiré  par  le  bras.  —  Allons  dîner  ! 

Quand,  après  le  dîner,  nous  sommes  rentrés  par  le  boulingrw, 
les  étoiles  s'étaient  toutes  allumées.  Au  milieu  de  la  voie  lactée,  la 
constellation  de  Cassiopée  étincelait.  Pour  flatter  Tristan,  qui  a  le 
goût  des  métaphores ,  je  m'avisai  de  la  comparer  à  une  poignée 
de  pierreries  tombant  d'un  écrin  entrouvert.  —  Sais-tu,  soupira 
mon  ami,  à  quoi  je  pense,  moi,  à  la  vue  de  ces  petites  étoiles?..  A 
un  fourmillement  de  chrysomèles  idéales,  parmi  lesquelles  se  trouve 
ma  belle  inconnue  du  millepertuis!..  —  Patience!  demain  nous 
irons  à  la  conquête  de  la  chrysomèle  bleue. 

19  septembre.  —  Dès  le  matin,  nous  roulions  en  wagon  sur  la 
ligne  de  Neufchâteau.  D'abord  pays  rocheux  et  aride,  coteaux  nus, 
friches  pierreuses;  puis  peu  à  peu  la  nature  devient  moins  revêche, 
d'étroites  vallées  aux  flancs  revêtus  de  vignes  coupent  la  voie  trans- 
versalement, les  collines  s'élèvent  et  s'accidentent,  les  forêts  re- 
commencent à  verdoyer.  —  Vois-tu,  me  dit  Tristan,  sur  ce  plateau, 
un  grand  arbre  qui  s'élance  au-dessus  des  autres  comme  un  nuage 
de  verdure?  c'est  un  tilleul  qu'on  nomme  l'arbre  de  saint  Claude; 
en  face  est  le  Mont-Éclair,  où  fut  signé  le  traité  d'Andelot,  et  voici 
Andelot  lui-même  avec  ses  maisons  suspendues  comme  des  balcons 


LA  RECHERCHE  D  UN  COLEOPTERE.  85 

au-dessus  de  la  voie.  A  partir  d'ici,  nous  entrons  dans  le  pays  du 
fer  et  des  forges  ;  encore  quelques  minutes  et  les  cheminées  hautes 
comme  des  phares  dresseront  de  tous  côtés  leurs  obélisques  empa- 
nachés de  fumée  :  forges  à  Rimaucourt,  là-bas,  sur  la  Sueur,  —  une 
rivière  bien  nommée,  car  elle  peine  rudement  à  soulever  tous  ces 
gros  marteaux,  —  haut- fourneau  à  Montot,  forges  et  tréfilerie  à 
Manois...  Quand  on  voyage  de  nuit  dans  ce  pays-ci,  à  voir  toutes 
ces  fournaises  rouges  et  béantes,  à  entendre  ces  formidables  bruits 
de  ferraille,  on  se  croirait  mené  à  toute  vapeur  au  fond  d'une  vallée 
infernale.  Aussi  bien  nous  y  allons,  car  je  te  conduis  à  Orquevaux, 
le  Val  d'enfer  {Orci  Vallù)... 

Nous  quittons  le  chemin  de  fer  à  Manois.  En  dépit  de  son  renom 
diabolique,  Orquevaux,  où  nous  nous  rendons  à  pied,  est  un  village 
à  la  mine  honnête  et  pacifique.  Le  ciel  est  bleu,  les  vergers  sont 
pleins  d'arbres,  la  Manoise  rit  au  soleil,  et  les  cloches  du  dimanche 
sonnent  à  toute  v-olée.  Celles  de  Manois  et  d'Ilumberville  font  cho- 
rus, et  nous  voilà  cheminant  le  cœur  en  joie.  —  J'aime  cette  mu- 
sique des  cloches,  s'écrie  Tristan;  quand  j'entends  leur  carillon,  il 
me  semble  que  le  génie  du  dimanche  s'assied  en  habits  de  fête  à  son 
orgue  aérien,  et  se  met  à  jouer  le  grand  morceau  de  la  semaine... 

Le  chemin  côtoie  le  ruisseau;  de  temps  à  autre,  la  gorge  s'évase, 
la  Manoise  en  profite  pour  se  mettre  à  l'aise  et  devenir  un  étang. 
De  longues  files  de  vaches,  sonnettes  au  cou,  défilent  sous  l'ombre 
bleue  des  lisières ,  piétinant  dans  les  berges  humides  et  faisant 
songer  aux  paysages  de  Ruisdael.  Je  cueille  des  noisettes,  et  Tris- 
tan ne  laisse  point  passer  un  pied  de  millepertuis  sans  le  fouiller 
de  la  racine  aux  fleurs.  Hélas!  la  chrysomèle  désirée  s'obstine  à 
ne  pas  se  montrer...  Cependant  les  collines  se  haussent  et  se  dé- 
charnent ,  la  gorge  se  rétrécit,  la  Manoise  se  perd  sous  les  ronces, 
et  tout  à  coup  nous  voilà  au  .fond  d'une  impasse.  La  vallée  est 
terminée  brusquement  par  une  sorte  de  ravine  en  entonnoir,  un 
cirque  aux  pentes  abruptes,  nues  et  d'une  blancheur  aveuglante. 
La  crête  se  découpe  à  arêtes  vives  sur  le  bleu  du  ciel,  sans  un 
buisson,  sans  un  brin  d'herbe,  et  au  fond  de  l'entonnoir,  entre 
deux  sveltes  massifs  de  sycomores,  la  source  de  la  Manoise  jaillit 
comme  par  enchantement  d'un  amas  de  pierres  moussues.  —  Le 
site,  dis-je  à  Tristan,  ne  manque  pas  d'une  certaine  sauvagerie  ori- 
ginale, mais  cet  entonnoir  est  horriblement  ensoleillé  et  inhospita- 
lier... Comment  l'appelles-tu? 

—  Oh!  il  a  un  nom  qui  ferait  rougir  une  Anglaise ,  très  expressif 
au  demeurant,  bien  que  vulgaire  et  rabelaisien  en  diable...  On  l'ap- 
pelle le  Cul-du-Cerf. 

Nous  avons  rebroussé  chemin  en  silence.  Tristan  paraissait  dé- 
confit et  humilié  du  peu  de  succès  de  son  paysage;  déplus  nous 


86  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

avions  le  soleil  en  face,  et  l'eau  des  étangs  nous  en  renvoyait  le 
reflet  dans  les  yeux.  Cette  façon  d'aller  n'était  pas  engageante, 
et  la  conversation  s'en  ressentait.  Pour  accourcir  la  route,  Tris- 
tan, qui  sait  son  La  Fontaine  par  cœur,  se  met  à  me  réciter  des 
fables.  Il  venait  de  terminer  le  Satyre  et  le  Passant^  quand,  s'arrê- 
tant  pour  reprendre  haleine:  —  As-tu  remarqué,  me  demande-t-il, 
combien  la  moralité  des  fables  de  La  Fontaine  est  souvent  tirée 
aux  cheveux,  et  comme  elle  est  parfois  contradictoire? 

—  C'est  que  La  Fontaine  a  une  façon  toute  neuve  de.  considérer 
la  fable;  il  prend  la  moralité  pour  prétexte  et  l'art  pour  but. 

—  Oui,  repart  Tristan,  La  Fontaine  est  surtout  un  artiste;  c'est 
le  plus  original  et  le  plus  étonnant  des  poètes  du  xvii''  siècle.  Cha- 
cune de  ses  fables  fait  rêver,  et  cependant  tout  y  est  net  et  sobre. 
Dans  cette  cour  à  perruques  et  à  grands  canons,  dont  le  maître 
appelait  les  paysagistes  hollandais  «  des  magots,  »  La  Fontaine  est 
le  seul  qui  n'ait  jamais  hésité  à  se  servir  du  mot  propre,  et  qui  ait 
peint  avec  amour  les  paysans,  les  arbres  et  les  bêtes.  Voilà  de  quoi 
rabattre  le  caquet  aux  critiques  qui  veulent  expliquer  les  poètes 
par  l'influence  des  milieux. 

—  Encore  faudrait-il  savoir  dans  quel  milieu  vivait  La  Fontaine. 
Je  ne  suppose  pas  qu'il  fréquentât  beaucoup  la  cour,  dont  il  disait 
pis  que  pendre.  Il  préférait  entretenir  commerce  avec  les  petites 
gens,  sous  la  tonnelle  d'un  cabaret,  ou  avec  les  bestioles  des 
champs  et  des  bois.  Songe  qu'il  aimait  la  nature  et  que  dans  sa  jeu- 
nesse il  avait  été  forestier. 

—  Oh  !  si  peu  !  réplique  Tristan  en  secouant  la  tête,  Furetière 
prétend  qu'il  ignorait  la  plupart  des  termes  du  métier;  en  somme, 
c'était  un  naturaliste  médiocre. 

—  Je  t'accorde  qu'il  n'a  pas  découvert  la  chrysomèle  du  mille- 
pertuis, mais  quoi!  de  son  temps  les  sciences  naturelles  étaient 
dans  les  limbes,  et  la  nomenclature... 

Tristan  m'interrompt  d'un  air  piqué  et  s'écrie  :  —  Il  a  dit  des 
hérésies  à  propos  de  l'escarbot,  il  a  appelé  le  roseau  un  arbuste,  et 
il  a  fait  percher  le  corbeau  sur  un  arbre,  un  fromage  au  bec  ! 

—  Soit,  pourtant  là  encore  il  y  aurait  à  distinguer.  Pour  certaines 
fables,  il  a  ingénument  accepté  la  mise  en  scène  réglée  par  ses 
prédécesseurs;  mais  quelle  vérité  dans  les  morceaux  où  il  a  observé 
directement  la  nature!  Gomme  il  a  peint  avec  le  ton  juste  le  chat, 
le  coq,  Jeannot  Lapin,  la  chèvre  «  à  traînante  mamelle,  »  l'hi- 
rondelle 

Caracolant,  frisant  l'air  et  les  eaux  !... 

Ce  n'était  pas,  après  tout,  un  naturaliste  à  courte  vue,  celai  qui 
osait  soutenir  à  rencontre  de  Descartes  l'intelligence  des  bêtes  et 


LA    RECHERCHE   d'uN   COLÉOPTÈRE.  87 

la  sensibilité  des  plantes.  Il  avait  un  esprit  large  et  un  cœur  d'or. 
—  Oh  !  un  cœur  d'or!..  Il  détestait  les  enfans,  et  il  était  mauvais 
mari. 

~  Mon  cher,  si,  comme  on  le  prétend,  M'"«  La  Fontaine  ressem- 
blait à  la  femme  du  Mal  marié  et  à  dame  Honesta,  de  Belphcgor 
le  bonhomme  était  excusable  de  vivre  loin  d'elle.  Il  n'en  avait  pas 
moins  le  cœur  bon  et  courageux.  Il  aimait  les  bêtes,  et  j'ai  remar- 
qué que  tout  homme  qui  aime  les  animaux  n'a  jamais  un  mauvais 
cœur.  Au  demeurant,  c'était  un  maître  poète,  et  je  ne  lui  marchande 
pas  mon  admiration.  Je  l'aime  pour  sa  grâce,  son  naturel,  sa  gaîté, 
pour  ses  grandes  qualités  toutes  françaises,  et  puis  je  l'aime  encore 
parce  que  tous  ceux  que  je  hais  n'ont  jamais  pu  le  goûter,  parce 
que  les  pédans  allemands,  les  mystiques,  les  abstracteurs  de  quin- 
tessence, et  ceux  que  Musset  appelait  les  rcvcurs  à  nacelles,  ne  l'ont 
jamais  compris...  Si  j'avais  ici  une  pleine  coupe  du  joli  vin  de  son 
pays,  de  ce  Champagne  rose  dont  la  mousse  naturelle  monte  aux 
bords  du  verre  en  perles  vermeilles,  je  la  viderais  joyeusement  en 
l'honneur  du  grand  poète  champenois  ! 
—  Et  moi  donc!  s'écrie  Tristan,  je  meurs  de  soif... 
Cette   discussion   nous  a  menés  jusqu'à  Orquevaux,  et  nous 
sommes  entrés  avec  le  crépuscule  dans  le  village,  dont  les  maisons 
éclairées  laissaient  voir  par  les  vitres  sans  rideaux  tout  le  remue- 
ménage  intime  du  dedans.  Quels  délicieux  petits  tableaux  on  entre- 
voit ainsi  à  la  nuit  tombante  !  Là  sont  des  intérieurs  dont  les  images 
se  succèdent  rapidement  comme  les  perceptions  dans  un  rêve.  Une 
tête  de  jeune  fille  se  dessine  nettement,  puis  s'enfonce  insensible- 
ment dans  un  demi-jour  impossible  à  pénétrer.  C'est  l'heure  du 
souper:  autour  de  la  table,  des  silhouettes  s'agitent,  les  cuillers 
montent  et  descendent  régulièrement,  et  les  verres   portés  à  la 
bouche  se  relèvent  jusqu'à  la  hauteur  du  front.  Cela  vous  rappelle 
ce  tableau  de  Lenain ,  qui  est  au  musée  Lacaze.  —  La  flamme  de 
l'âtre  brille  comme  un  soleil,  scintille  sur  le  bord  des  plats  et  fait 
miroiter  les  ventaux  du  bahut.  Il  y  a  des  lumières  posées  tout  contre 
les  vitres;  d'autres  fois  la  première  chambre  reste  dans  l'ombre, 
mais  dans  un  enfoncement  on  voit  une  seconde  pièce  vivement 
éclairée,  dont  la  porte  ouverte  laisse  passer  un  faisceau  de  lumière 
et  un  bourdonnement  de  voix  confuses.  Au  fond  des  étables,  on 
entend  la  respiration  bruyante  des  bêtes.  On  voudrait  s'arrêter  et 
finir  la  soirée  dans  un  de  ces  milieux  calmes  et  invitans,  mais  la 
chrysomèle!..  Tristan,  qui  ne  s'est  point  découragé,  veut  l'aller 
chercher  demain  dans  les  bois  de  Châteauvillain...  En  marche,  et 
vivement!  sinon  nous  allons  manquer  le  convoi. 
A  Manois,  la  station  est  pleine  de  monde.  Les  réservistes  du 


88  RE7UE   DES   DEUX   MONDES. 

pays,  qui  ont  eu  un  jour  de  congé,  s'apprêtent  à  rejoindre  leur  ré- 
giment à  Langres.  Toutes  les  filles  et  les  femmes  du  village  sont  là 
rassemblées;  les  adieux  s'échangent,  les  embrassades  se  succèdent. 
Les  braves  garçons,  encore  gênés  dans  leur  uniforme,  ont  l'oreille 
basse  et  ne  mènent  pas  grand  bruit.  L'un  d'eux,  petit,  maigre,  à  la 
mine  mélancolique,  se  tenait  près  de  sa  femme,  qui  portait  un  en- 
fant dans  ses  bras  ;  il  dévorait  le  marmot  de  caresses.  La  femme 
renfonçait  ses  larmes,  lui  n'avait  pas  le  cœur  trop  solide  non  plus, 
mais  faisait  bonne  contenance  pour  empêcher  l'autre  d'éclater.  — 
Voici  le  train,  encore  une  embrassade,  et  tous  s'élancent  dans  les 
compartimens  des  troisièmes,  où  ils  retrouvent  des  camarades  venus 
déplus  loin.  Une  minute  encore,  puis  la  vapeur  gronde,  et  le  con- 
voi part.  A  la  station  suivante,  ils  chantent  déjà  tous  et  envoient  de 
comiques  interpellations  aux  curieux  entassés  le  long  des  barrières. 
La  gaîté  gauloise  a  repris  le  dessus,  et  ils  regagnent  gaillarde- 
ment la  caserne  oii  les  attendent  les  corvées,  les  marches  forcées 
et  la  rude  discipline  militaire...  Merveilleuse  élasticité  du  carac- 
tère français!..  Après  la  guerre,  pendant  les  jours  sombres  de 
la  commune,  je  me  promenais  tristement  dans  une  des  grandes 
plaines  nues  du  Barrois.  Au-dessus  de  moi,  et  non  loin  de  deux 
paysans  qui  sarclaient,  une  alouette  montait  en  gazouillant.  L'un 
des  deux  sarcleurs  releva  la  tête  et  s'écria  avec  un  accent  qui  me 
toucha  :  —  Pauvre  petite  alouette,  comme  elle  chante  !  —  Il  y  avait 
dans  cette  exclamation  comme  un  étonnement  d'entendre  encore  un 
doux  chant  d'oiseau  après  tant  de  malheurs,  et  il  y  avait  aussi  une 
espérance  de  jours  meilleurs,  une  affirmation  de  confiance  dans  les 
ressources  de  cette  race  française,  gaie,  courageuse  et  chantante 
comme  l'alouette.  Oui,  avec  ces  natures  gauloises,  souples,  rebon- 
dissantes, allègres,  chez  lesquelles  la  bonne  humeur  s'épanouit  en 
un  clin  d'œil  comme  une  fleur  au  soleil,  il  y  a  encore  de  grandes 
choses  à  faire,  et  le  dernier  mot  n'est  pas  dit. 

20  septembre.  —  Les  heures  claires  du  matin  nous  ont  trouvés 
cheminant  gaîment  dans  une  des  grandes  avenues  herbeuses  du 
parc  de  Ghâteauvillain.  —  Un  bon  temps  pour  marcher;  l'air  est 
frais;  le  ciel,  marbré  de  jolis  nuages  blancs,  laisse  apparaître  de 
larges  trouées  d'un  bleu  pur.  Çà  et  là  des  tranchées  latérales  s'ou- 
vrent, et  par-dessus  les  massifs  nous  apercevons  dans  un  mol  en- 
foncement la  gorge  où  coule  l'Aujon,  puis  au  loin,  à  l'horizon,  les 
collines  bleuâtres  de  la  vallée  de  l'Aube.  Tristan  est  en  veine  d'ex- 
pansion, et  la  vue  des  bois  lui  délie  la  langue.  —  De  même,  dit-il, 
que  certains  morceaux  de  musique  nous  assouplissent  et  nous  chan- 
gent, la  vue  d'une  tranchée  profonde  dans  une  futaie  fait  de  moi 


LA  RECHERCHE  d'uN  COLÉOPTÈRE.  89 

aussitôt  un  tout  autre  homme.  —  En  effet,  sa  bonne  figure  rêveuse 
s'est  épanouie,  il  marche  à  grandes  enjambées,  tirant  d'épaisses 
bouffées  de  sa  pipe.  Plus  nous  avançons,  et  plus  son  enthousiasme 
augmente.  —  Solitude!  s'écrie-t-il  en  devenant  lyrique,  ô  belle 
sans  gêne,  ô  maîtresse  muette,  assise  au  milieu  des  grands  bois,  tu 
froisses  du  pied  les  feuilles  mortes,  tu  sondes  les  profondeurs  des 
vallées  et  tu  regardes  au  loin  les  brumes  de  l'automne  voilant  les 
coteaux...  0  sirène,  comme  tu  m'as  vite  ensorcelé! 

—  A  propos  d'ensorcellement,  lui  dis -je,  sais-tu  que  nous 
sommes  dans  un  pays  où  on  croit  aux  sorciers  et  où  on  les  brûlait 
encore  il  n'y  a  pas  trois  cents  ans? 

—  Hein  !  qu'est-ce  que  ce  conte-là? 

—  Ce  n'est  pas  un  conte,  c'est  une  dramatique  histoire,  dont 
Michelet  aurait  pu  faire  un  chapitre  de  son  livre  de  la  Sorcière.  En 
159/i,  à  Dinteviîle,  un  charmant  village  situé  à  deux  lieues  d'ici, 
dans  cette  vallée  de  l'Aube  dont  nous  apercevons  les  collines  bru- 
meuses, Jeanne  Simoni,  femme  d'un  sieur  Breton,  fut  traduite  de- 
vant le  procureur  fiscal  comme  «  entachée  de  sorcellerie,  »  et,  sur 
ses  dénégations,  le  seigneur  de  Dinteviîle  ordonna  qu'elle  subirait 
Vépreiwe  de  Veau.  Jeanne,  «  tondue  et  rasée,  »  fut  amenée  au  bord 
de  l'Aube,  «  en  eau  de  suffisante  profondeur;  »  là,  malgré  ses  protes- 
tations, en  présence  du  juge,  du  procureur,  du  curé  et  de  la  foule 
ameutée,  on  la  mit  nue  comme  la  main  et  on  la  jeta,  pieds  et  poings 
liés,  dans  la  rivière.  L'épreuve  fut  renouvelée  par  trois  fois;  comme 
la  malheureuse  était  toujours  revenue  sur  l'eau,  d'après  la  coutume 
elle  aurait  dû  être  réputée  innocente;  mais  l'acharnement  était  si 
grand  qu'on  la  ramena  en  prison.  Le  juge  alors  l'ayant  sommée  en 
vain  de  déclarer  si  elle  était  marquée  en  quelque  endroit  comme 
les  gens  de  sa  secte,  la  fit  visiter  par  quatre  commères  du  village. 
Celles-ci  prétendirent  avoir  trouvé  les  marques  de  la  griffe  de  Sa- 
tan «  au-dessous  de  l'épaule  gauche  et  à  l'aîne,  »  et  sans  qu'on  se 
préoccupât  d'examiner  s'il  ne  s'agissait  pas  tout  simplement  d'é- 
gratignures  très  naturelles  après  la  scène  violente  de  la  rivière,  on 
la  déclara  atteinte  et  convaincue  du  crime  de  sortilège  et  maléfice, 
et  on  la  condamna  à  être  pendue  et  étranglée,  «  son  corps  brûlé  et 
ses  cendres  jetées  au  vent.  »  Quand  on  alla  lui  lire  sa  condamna- 
tion ,  la  malheureuse  venait  de  mourir.  La  sentence  n'en  fut  pas 
moins  exécutée  sur  son  cadavre,  dont  on  jeta  les  cendres  au  vent. 

—  En  159Zi!  s'écrie  Tristan;  après  Rabelais,  Montaigne,  Ronsard 
et  la  pléiade  ! 

—  Oui,  tandis  que  les  belles  dames  de  la  cour  du  roi  vert-galant 
fredonnaient  encore  :  «  Mignonne,  allons  voir  si  la  rose,...  »  tan- 
dis que  le  poète  Jean  Passerai  chantait  : 


90  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Ma  belle,  si  ton  âme 
Se  sent  ore  allumer 
De  cette  douce  flamme 
Qui  nous  force  d'aimer... 

Du  reste,  la  chose  n'est  pas  si  étonnante  qu'elle  le  paraît;  les 
gens  de  ce  pays  étaient  d'enragés  ligiieiirs,  et  c'est  seulement  en 
cette  même  année  159Zi  que  Chaumont  fit  sa  soumission  à  Henri  IV. 
Les  guerres  de  religion  avaient  amené  une  recrudescence  de  fana- 
tisme, et  il  fut  de  mode  de  sévir  contre  les  prétendus  sorciers.  Je 
me  souviens  d'avoir  lu  dans  une  chronique  du  Barrois  cette  phrase 
terrible  dans  sa  brièveté  :  «  En  la  dite  année  1582,  le  3  févi-ier, 
on  a  bruslé  à  Bar  trois  sorcières;  en  ce  temps-là  le  froid  était  ex- 
cessif. »  Le  froid  était  excessif,  voilà  toutes  les  réflexions  que  ces 
trois  bûchers  ont  inspirées  au  chroniqueur...  Cela  ne  te  donne-t-il 
pas  la  chair  de  poule? 

—  Ton  histoire,  répond  Tristan  avec  un  soupir,  me  gâte  toute  la 
beauté  du  paysage.  Mon  imagination  travaille  là-dessus.  Je  me  re- 
présente Jeanne  Simoni  et  son  mari  dans  leur  petite  maison  à  toi- 
ture de  lave.  C'étaient  sans  doute  des  protestans  vivant  à  l'écart, 
ou  quelques-uns  de  ces  rebouteux  habiles  dans  la  connaissance 
des  plantes  des  bois,  et  pour  ce  fait  redoutés  et  haïs  du  village.  Qui 
sait?  La  femme,  peut-être  jeune  et  jolie,  était  restée  sourde  aux 
propositions  amoureuses  du  seigneur  de  Dinteville,  qui  avait  droit 
de  haute  et  basse  justice  dans  le  pays.  Je  vois  ce  hobereau  venant 
la  trouver  dans  sa  geôle,  la  menaçant  de  la  terrible  épreuve  de 
l'eau ,  et  lui  murmurant  comme  Claude  Frollo  à  la  Esmeralda  : 
(t  Veux-tu?..  »  Le  procureur  était  à  sa  dévotion,  la  multitude  était 
sans  pitié  comme  toutes  les  foules...  J'entends  les  cris  de  cette  mal- 
heureuse, nue  et  rasée,  plongée  par  trois  fois  dans  l'Aube...  C'est 
horrible! 

Tout  en  conversant ,  nous  avions  gagné  les  bois  d'Arc.  —  Nous 
sommes  arrivés  à  des  cultures  enclavées  dans  la  forêt.  La  solitude 
était  profonde.  Les  récoltes  de  pommes  de  terre  ayant  déjà  été  en- 
levées, tout  cet  espace  semblait  abandonné;  au  loin  seulement,  vers 
la  lisière,  une  charrette  traînée  par  des  bœufs  traversait  lente- 
ment la  plaine.  A  l'ombre  d'un  pommier  sauvage,  un  gachenet  de 
onze  ans  gardait  deux  ou  trois  vaches  immobiles.  — Tristan  le  ques- 
tionne sur  la  route  à  suivre.  Le  gachenet,  un  blondin  à  l'œil  éveillé 
et  au  nez  indépendant,  semble  tout  fier  d'être  consulté  par  deux 
messieurs  déjà  mûrs  et  convenablement  couverts.  Aussi,  jugeant  à 
propos  de  nous  donner  une  haute  idée  de  son  énergie  et  de  son  im- 
portance, il  fait  claquer  son  fouet,  injurie  ses  vaches  qui  n'en  peu- 
vent mais,  et  daigne  ensuite  nous  conter  leur  histoire.  —  Cette 


LA    rxECHERGHE    D  UN   COLEOPTERE.  91 

vache,  la  première  au  rez  du  champ,  a  perdu  une  corne  hier;  elle 
voulait  toujours  grimper  sur  la  rousse;  à  la  fin  elles  se  sont  battues, 
et  la  corne  y  est  restée... 

—  Vas-tu  à  l'école?  lui  demande  Tristan. 

—  Oui,  monsieur,  en  hiver. 

—  Où  en  es-tu  de  ton  catéchisme? 

—  Au  chapitre  vingt-cinq. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  chapitre? 

—  Ma  fi  !  c'est  le  chapitre  vingt-cinq. 

—  Mais  enfin  qu'y  avait-il  avant  le  chapitre  vingt-cinq? 

—  Il  y  avait  le  chapitre  vingt-quatre. 
Nous  n'avons  jamais  pu  le  faire  sortir  de  là. 

—  Alors  l'été ,  poursuit  Tristan ,  tu  restes  à  paresser  en  gar- 
dant tes  vaches? 

—  Oh  !  que  nenni  !  J'attrape  des  papillons,  des  bêtes  à  bon  Dieu, 
des  canco2uics  (hannetons)  et  toute  sorte  de  bêtes  que  j'enferme 
dans  une  boîte. 

—  Un  confrère  !  dis-je  à  Tristan  avec  un  regard  ironique. 

—  Je  leur  arrache  les  ailes,  continue  orgueilleusement  le  gamin, 
il  n'y  a  que  cela  de  joli. 

—  Misérable!  s'écrie  Tristan,  qui  oublie  ses  longues  épingles  à 
insectes,  tu  les  fais  souffrir...  Montre-moi  ta  boîte. 

Celui-ci  s'exécute,  ouvre  une  boîte  de  bois  blanc,  et  nous  voyons 
chatoyer  au  soleil  des  débris  de  coléoptères,  pêle-mêle  avec  des 
lambeaux  d'ailes  de  papillons.  Tristan  fouille  cette  poussière  d'une 
main  fiévreuse;  tout  d'un  coup  il  lâche  un  juron  en  soulevant  du 
bout  du  doigt,  à  hauteur  de  sa  loupe,  un  fragment  d'élytre  où  les 
tons  bleus  et  bronzés  se  marient  agréablement.  —  C'était  elle!  s'é- 
crie-t-il,  c'était  ma  chrysomèlc  du  millepertuis  que  ce  petit  vau- 
rien a  mutilée...  Où  as-tu  trouvé  ça?  conlinue-t-il  en  mettant  l'é- 
lytre  sous  le  nez  du  gamin. 

—  Ma  fi  !  dans  les  herbes,  monsieur. 

—  Reconnaîtrais-tu  la  place? 

—  Oui  bien,  c'est  là-bas  dans  le  bois. 

—  De  quel  côté  ? 

—  Par-ci  par-là,  monsieur,...  dans  les  herbes. 

—  Tu  n'en  tireras  rien,  dis-je;  c'est  l'histoire  du  chapitre  vingt- 
cinq  qui  recommence! 

Mais  Tristan  ne  m'écoute  pas.  Laissant  là  le  gachenet  ébahi,  il 
part  comme  un  trait  dans  la  direction  du  bois  et  fouille  le  taillis. 
Au  bout  d'une  demi -heure,  je  le  vois  revenir  suant  à  grosses 
gouttes,  et  rien  qu'à  son  air  je  devine  que  ses  fouilles  ont  été  in- 
fructueuses. Il  grogne  d'un  ton  de  mauvaise  humeur,  et  pendant 
un^bon  bout  de  temps  nous  cheminons  en  silence.  —  Sais-tu  à  quoi 


92  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

je  pense?  me  demande-t-il  tout  d'un  coup  en  tortillant  dans  ses 
doigts  une  tige  de  millepertuis...  Tu  connais  l'origine  du  nom 
donné  à  cette  pLante  ? 

—  Oui,  ce  nom  lui  vient  de  ce  que  ses  feuilles  sont  percées  de 
milliers  de  petites  glandes  transparentes...  Après? 

—  Eh  bien,  j'ai  observé  que  les  clirysomèles  vivent  de  préfé- 
rence sur  les  plantes  avec  lesquelles  elles  ont  certaines  analogies 
de  forme  ou  de  couleur.  Il  serait  curieux  qu'on  retrouvât  sur  les 
élytres  de  ma  clirysomèle  les  particularités  qui  distinguent  la  feuille 
du  millepertuis.  Qu'est-ce  que  tu  dirais  de  cela? 

—  Je  dirais...  que  c'est  un  fameux  argument  en  faveur  de  la 
théorie  de  l'influence  des  milieux. 

—  Tu  es  un  âne  avec  tes  milieux,  riposte  galamment  Tristan; 
cela  prouverait  uniquement  que,  tout  être  ayant  une  fin  conforme 
à  son  organisation,  le  millepertuis  est  la  fin  de  la  chrysomèle  fu~ 
cata. 

—  De  même  que  les  nez  ont  été  créés  pour  porter  des  lunettes, 
dis-je  en  riant. 

Sur  cette  plaisanterie,  Tristan  s'emporte;  c'est  sa  façon  de  discu- 
ter. De  la  théorie  des  milieux,  nous  passons  au  darwinisme,  puis 
au  panthéisme,  et  nous  voilà  poussant  des  argumens  sous  les  hêtres 
et  faisant  retentir  les  tranchées  solitaires  des  gros  mots  de  trans- 
formisme, sélection,  esprit,  matière... 

—  La  matière!  s'écrie  Tristan,  sais- tu  seulement  ce  que  c'est 
que  la  matière?  Nous  ne  percevons  que  des  phénomènes,  et  pour  un 
peu  je  croirais  que  le  monde  est  plein  de  fantômes...  La  musique 
de  l'air  dans  les  pins,  l'ombre  des  nuages  que  le  vent  promène 
sur  les  coteaux,  la  feuille  d'un  buisson  qui  s'agite  seule  quand  tout 
le  reste  est  immobile,  esprits,  esprits!..  C'est  là  le  charme  mysté- 
rieux de  la  nature;  le  spectacle  de  la  vie  n'est  beau  qu'à  travers  la 
brume  des  illusions... 

La  discussion  nous  échauffe,  et  pour  surcroît  le  soleil  est  monté 
au  zénith;  les  ombres  deviennent  courtes  et  nos  jarrets  se  raidis- 
sent. La  fatigue  et  le  soleil  aidant,  nous  retombons  dans  le  silence. 

—  Dans  un  dîner,  remarque  philosophiquement  Tristan,  les  con- 
vives ne  se  dégourdissent  et  n'ont  toute  leur  verve  qu'au  dessert; 
c'est  précisément  le  contraire  dans  un  voyage  à  pied  :  au  début, 
tout  le  monde  est  en  bonne  humeur  et  la  conversation  ne  tarit  pas; 
à  la  fin,  les  gosiers  sont  secs,  et  les  paroles  ne  tombent  plus  que 
goutte  à  goutte. 

Heureusement  nous  touchons  à  la  lisière  du  bois.  Déjà,  dans  le 
fond  de  la  vallée,  nous  apercevons  des  maisons  éparses  au  bord  de 
l'Aujon,  et  le  clocher  du  village,  encapuchonné  d'un  petit  toit 
pointu.  Un  quart  d'heure  après,  nous  entrons  à  Cour-l'Évêque. 


LA   RECHERCHE   d'uN   COLÉOPTÈRE.  93 

21  septembre.  —  La  lumière  de  midi,  tamisée  par  un  ciel  tendu 
de  claires  nuées,  veloutait  doucement  les  flancs  de  la  vallée,  quand 
nous  aperçûmes  Arc-en-Barrois  traversé  par  l'Aujon  et  resserré  entre 
deux  coteaux  boisés.  —  La  petite  ville  paraît  toute  ramassée  dans 
ce  creux  de  vallée,  avec  ses  maisons  bourgeoises  semées  au  ha- 
sard d'un  alignement  fantaisiste.  Les  toits  ardoisés  du  château  du 
prince  de  Joinville,  tranchant  sur  de  beaux  arbres,  donnent  à  Arc 
une  physionomie  avenante  et  hospitalière.  Le  clocher  gris,  voisin 
du  château  dont  les  jardins  l'entourent,  fait  penser  à  une  église 
anglaise  avec  la  rectory  confortable,  à  deux  pas. 

—  Je  vais,  dit  Tristan,  te  mener  chez  deux  excellentes  dames 
qui  m'ont  logé  jadis  et  qui  nous  recevront  à  bras  ouverts. 

J'eus  beau  réclamer  et  insister  en  faveur  de  l'auberge,  où  nous 
serions  plus  libres,  Tristan  n'en  voulut  pas  démordre.  —  Tu  ver- 
ras, répétait-il,  ce  sont  deux  cœurs  d'or,  et  quelle  bonne  surprise 
nous  allons  leur  faire  ! 

Nous  nous  acheminâmes  donc  vers  une  maison  basse,  située  non 
loin  du  château.  Assez  inquiet  de  cette  intrusion  peu  cérémonieuse, 
je  restais  en  arrière,  laissant  à  Tristan  toute  la  responsabilité  de  son 
indiscrète  démarche.  La  porte  à  peine  ouverte,  nous  fûmes  reçus  par 
une  dame  d'une  cinquantaine  d'années,  à  la  taille  courte  et  ronde- 
lette, au  visage  coloré.  Ses  yeux  vifs  et  intelligens,  son  nez  retroussé, 
surmontant  deux  grosses  lèvres  pleines  de  bonté,  ses  cheveux  gris 
relevés  à  la  chinoise  sur  un  front  bombé,  me  rappelèrent  un  portrait 
de  M"""  de  Graffîgny,  l'auteur  des  Lettres  péniviemies.  Le  corridor 
était  sombre,  et  elle  eut  un  moment  d'hésitation  avant  de  reconnaître 
mon  ami;  tout  à  coup,  frappant  ses  mains  l'une  contre  l'autre  : 
—  Bonté  divine,  monsieur  Tristan  !  s'écria-t-elle.  —  Il  lui  saisit  les 
bras  en  riant  et  lui  posa  deux  gros  baisers  sur  les  joues. 

—  Maman  !  continua-t-elle  d'une  voix  joyeuse,  en  se  penchant 
vers  une  porte  entre-bâillée,  viens  donc  voir,  c'est  M.  Tristan  ! 

Un  cri  répondit  au  sien,  et  une  petite  vieille  octogénaire,'^ aux 
yeux  couleur  de  noisette,  pleins  de  finesse  et  de  vie,  à  la  [taille 
un  peu  courbée,  mais  à  l'allure  encore  preste  et  accorte,  accourut 
enjoignant  les  mains.  Nouvelle  embrassade,  et  Tristan  me  présenta. 

—  Groiriez-vous,  leur  dit-il,  que  mon  ami  voulait  descendre  à 
l'auberge? 

—  Par  exemple!  répliqua  la  plus  jeune,  je  ne  vous  l'aurais  ja- 
mais pardonné...  Entrez  vite  dans  la  salle,  vous  devez  avoir  grand'- 
faim,  et  vous  allez  déjeuner. 

Je  les  suivis  dans  la  chambre,  où  un  gai  rayon  de  soleil  pénétra 
en  même  temps  que  nous.  C'était  une  antique  pièce,  servant  à  la 
fois  de  salon  et  de  salle  à  manger,  meublée  de  vénérables  meubles 


94  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

d'autrefois  et  ornée  de  portraits  de  famille  accrochés  aux  boiseries. 
Des  pots  de  chrysanthèmes  et  de  fuchsias  jetaient  leur  note  de  jeu- 
nesse parmi  ces  vieilles  choses,  sans  en  détruire  l'harmonieuse 
quiétude.  A  peine  étions-nous  assis  que  les  exclamations  cordiales 
recommencèrent.  —  Vous  n'avez  point  changé,  disaient  à  l'envi  les 
deux  dames  en  examinant  la  figure  candide  et  les  grandes  jambes 
guôtrées  de  Tristan.  —  Ni  vous  non  plus,  je  vous  jure.  —  Aimez- 
vous  toujours  la  crème  et  les  œufs?  demandait  la  fille.  —  Si  nous 
leur  faisions  une  galette?  ins*inuait  la  vieille  dame.  —  Non,  mère, 
cela  prendrait  trop  de  temps,  et  ils  doivent  être  affamés.  —  Et  elles 
se  pressaient  dans  la  cuisine,  rallumant  le  feu,  battant  les  œufs, 
dressant  la  table,  tandis  que  Tristan  enfoncé  dans  son  fauteuil,  les 
jambes  étendues,  me  lançait  un  regard  à  la  fois  ému  et  triomphant, 
qui  voulait  dire  :  —  Hein!  t'avais-je  trompé? 

Oh  !  le  bon  déjeuner  intime,  sur  cette  petite  table  recouverte 
d'une  nappe  blanche  à  liteaux  rouges,  à  côté  des  fuchsias,  dont  les 
fleurs  tombantes  caressaient  nos  têtes  en  guise  de  bienvenue!  Les 
œufs  frais,  savoureux,  la  crème  épaisse  et  onctueuse,  et  le  bon  café 
odorant,  servi  dans  des  tasses  de  vieille  faïence,  par  ces  deux  excel- 
lentes femmes  qui  s'agitaient  autour  de  nous  avec  de  franches  pa- 
roles partant  du  cœur!  Tristan  avait  été  leur  locataire  pendant  deux 
ans,  et  elles  lui  étaient  reconnaissantes  de  s'être  laissé  choyer,  gâ- 
ter par  elles.  —  La  mère  était  veuve  depuis  longtemps.  Sa  longue 
vie  avait  été  traversée  de  rudes  épreuves  courageusement  suppor- 
tées et  discrètement  ensevelies.  Rien  n'en  apparaissait  à  la  surface. 
La  vieillesse  avec  ses  couches  de  neige  avait  tout  recouvert  et  as- 
sourdi. La  fille  était  restée  fille.  Trop  pauvre  pour  choisir  le  mari 
qu'elle  eût  aimé  et  trop  fière  pour  épouser  le  premier  venu,  elle 
avait  refoulé  en  elle  toutes  les  effervescences  de  sa  nature  aimante 
et  expansive,  et  elle  s'était  énergiquement  cloîtrée  dans  une  morne 
et  silencieuse  solitude.  — Ces  vieilles  fdles  qu'on  ridiculise,  on  de- 
vrait les  admirer  à  genoux,  quand  on  songe  aux  sourdes  souffrances 
de  leur  réclusion  volontaire.  Elles  ont  été  jeunes,  tendres,  inflam- 
mables comme  les  autres,  et  elles  ont  vu  leurs  amies  s'éloigner  suc- 
cessivement avec  un  mari  au  bras.  Quand  le  mariage  de  la  dernière 
a  été  célébré,  elles  sont  tristement  revenues  seules  de  l'église  à 
leur  maison  muette,  et  il  leur  a  fallu  se  résigner,  en  pleine  jeu- 
nesse, en  pleine  sève.  Le  sang  vif  et  précipité  a  eu  beau  gronder 
dans  leur  cœur  comme  dans  un  réservoir  trop  plein  et  muré  ;  elles 
l'ont  fait  taire.  Pour  arrêter  l'élan  des  fleurs  de  tendresse  qui  auraient 
voulu  s'épanouir  au  dehors,  la  religion,  le  devoir,  l'honneur  étaient 
là  :  autant  de  grilles  austères,  festonnées  de  liserons  qui  ne  de- 
mandaient qu'à  fleurir,  et  qui  ne  fleuriront  pas.   Quelle  doulou- 


LA   RECHERCHE    D'uN   COLÉOPTÈRE.  95 

reuse  lutte  intime  !  Et  quand  chaque  printemps  revenait,  quelle 
amère  raillerie,  quelles  terribles  tentations,  quels  troubles  secrets! 
Ainsi  les  années  se  sont  amassées  sur  elles,  automne  sur  automne, 
hiver  sur  hiver,  jusqu'au  jour  où  les  cheveux  blancs  sont  venus 
amenant  avec  eux  un  froid  apaisement.  Beaucoup  de  ces  Niobés 
de  la  virginité  ne  savent  pas,  il  est  vrai,  se  résigner,  et  tournent  à 
l'aigre  dans  leur  saison  mûre;  mais  celles  qui,  dans  cette  cruelle 
épreuve,  ont  pu  garder  intacte  leur  tendresse  comprimée,  celles-là 
sont  admirables.  Elles  atteignent  la  vieillesse  comme  ces  arbres, 
riches  de  sève  sous  leur  rude  écorce,  qui  donnent  après  de  longues 
années  leurs  fruits  les  plus  savoureux  et  les  plus  parfumés. 

La  fille  de  notre  hôtesse  était  un  de  ces  arbres  généreux,  et  on 
le  sentait  bien.  L'âge  et  la  résignation  pieuse  avaient  adouci  ce  que 
le  tempérament  avait  eu  de  trop  âpre  dans  sa  verte  saison.  La  voix 
était  douce  dans  son  énergie,  le  geste  était  à  la  fois  brusque  et 
bienveillant,  l'œil  avait  une  vivacité  sympathique  qui  rassurait  et 
mettait  à  l'aise.  Quand  nous  eûmes  déjeuné  :  —  Là,  dit-elle  à  Tris- 
tan, maintenant  vous  avez  campos  jusqu'au  soir.  Promenez  bien 
votre  ami  dans  nos  bois,  mais  ne  manquez  pas  de  rentrer  à  sept 
heures;  vous  savez  qu'il  ne  faut  pas  déranger  les  habitudes  de 
maman.  —  Et  la  bonne  vieille  octogénaire  protestait  déjà,  en  s'é- 
criant  :  —  Oh  !  pour  une  fois...  mais  Tristan  lui  coupa  la  parole  en 
promettant  d'être  exact,  et  nous  partîmes. 

Le  chemin  de  la  forêt  d'Arc  grimpe  en  zigzag  sur  une  hauteur 
qu'on  nomme  le  Calvaire  et  où  se  trouve  le  chenil  du  château.  Une 
longue  allée  de  hêtres  part  du  chenil  et  s'enfonce  dans  les  bois  en 
suivant  la  crête  de  la  vallée.  Ce  long  promenoir,  à  demi  plongé  dans 
une  verte  obscurit '>  propice  aux  rendez-vous  amoureux,  a  été,  sans 
doute  pour  cette  raison,  surnommépar  les  habitans  V Allée  des  sou- 
pirs. La  forêt  bien  percée,  bien  aménagée,  n'a  de  remarquable 
que  son  étendue  et  sa  solitude.  Le  bruit  de  nos  pas  y  résonnait 
comme  sous  la  voûte  d'un  grand  couloir.  Après  une  bonne  heure  de 
marche,  nous  sommes  descendus  vers  la  lisière  qui  domine  la  val- 
lée de  l'Aube.  Le  soleil  déclinant  dardait  ses  rayons  obliques  sur 
les  bois  et  les  prairies;  dans  le  calme  du  soir,  nous  distinguions  le 
murmure  frais  de  la  cascade  d'Étufs;  nous  apercevions  dans  une 
brume  d'or  Dancevoir,  célèbre  par  la  beauté  de  ses  filles, 

Qui  veut  belles  filles  voir, 
Faut  venir  à  Dancevoir, 

Aubepierre,  où  sont  les  ruines  de  l'abbaye  de  Longuay  et  où  'est 
né  le  botaniste  Bulliard ,  Étufs,  abrité  sous  les  grands  arbres  de 
son  ravin  ruisselant  de  cascatelles  aux  eaux  pétrifiantes,  Rouvres, 
dont  les  tourelles  étaient  empourprées  de  soleil.  —  Connais-tu  la 


96  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

légende  du  château  de  Rouvres?  me  demanda  Tristan;  chaque  fois 
qu'un  nouveau  maître  s'y  installe,  ses  fenêtres  sont  éclairées  par 
une  mystérieuse  illumination  intérieure.  L'une  des  dernières  pro- 
priétaires m'a  juré  avoir  vu  de  ses  yeux  cet  éclairage  fantastique... 
Le  crépuscule  tombait,  nous  avons  repris  lentement  le  chemin 
d'Arc.  La  légende  de  Tristan  me  trottait  dans  la  tête,  et  je  songeais 
à  part  moi  à  ce  besoin  de  merveilleux  et  d'idéal  qui  est  la  marque 
distinctive  de  la  race  humaine,  quand  je  fus  tiré  de  ma  rêverie  par 
un  singulier  chant  d'oiseau  qui  partait  du  taillis,  à  cent  pas  envi- 
ron du  chemin.  —  Entends-tu?  dis-je  à  Tristan. 

—  Oui. 

Nous  restâmes  immobiles.  En  automne,  à  la  brune,  les  oiseaux 
ne  chantent  plus  guère,  et  surtout  ils  ne  trouvent  plus  dans  leur 
gosier  des  modulations  aussi  éclatantes  et  compliquées  que  celles 
qui  nous  arrivaient  à  travers  la  feuillée.  C'était  une  série  de  notes 
retentissantes  comme  des  appels,  puis  tout  à  coup  une  mélodie  vive 
et  passionnée  comme  celle  du  rossignol.  —  C'est  étrange,  murmu- 
rait Tristan,  ce  chant  printanier  au  milieu  des  bois  rougis  par  l'ar- 
rière-saison  !  Ce  ne  peut  être  une  grive,  les  sons  sont  trop  éner- 
giques; quant  au  rossignol,  il  y  a  belle  heurette  qu'il  ne  chante 
plus. 

L'oiseau  inconnu  se  faisait  toujours  entendre.  Tantôt  c'étaient  des 
fusées  semblables  à  l'aubade  de  l'alouette,  tantôt  des  notes  graves, 
profondes,  tantôt  une  mélodie  amoureuse  et  câline... 

—  C'est  peut-être  l'Oiseau  bleu,  insinuai-je. 

—  Mon  cher,  reprit  Tristan  à  voix  basse,  je  t'assure  que  ma  tête 
commence  à  se  monter;  je  me  tâte,  je  me  demande  si  je  suis  le 
jouet  d'une  hallucination  ou  d'un  enchantement... 

La  musique  printanière  continuait,  variée  à  l'infmi  et  de  plus  en 
plus  fantastique.  —  Il  faut  en  avoir  le  cœur  net  !  —  Et  nous  voilà 
nous  glissant  dans  le  fourré  comme  des  Mohicans.  Pour  mon  compte, 
.je  me  sentais  pris  d'un  intérêt  singulier  et  mon  cœur  battait.  Nous 
avancions  en  tapinois,  les  petites  branches  nous  cinglaient  la  figure 
en  regimbant,  les  ronces  nous  piquaient  les  mollets,  mais  nous 
n'en  avions  cure.  Au  bout  de  cent  pas,  le  chant  cessa  brusquement. 
Pourtant  l'étrange  oiseau  ne  s'était  pas  envolé...  Nous  marchions  à 
petits  pas,  le  cou  tendu,  les  yeux  en  l'air,  tant  et  si  bien  qu'à  la  fin 
nous  tombâmes  sur  un  grand  diable  de  charbonnier,  agenouillé 
derrière  un  hêtre  et  en  train  de  f rouer ^  une  feuille  de  lierre  entre 
les  dents,  pour  attirer  les  oiseaux  à  la  pipée.  C'était  la  f rouée  de 
cet  habile  homme  que  nous  avions  prise  pour  la  chanson  de  l'oi- 
seau bleu...  Le  charbonnier,  surpris  en  flagrant  délit,  était  aussi 
penaud  que  nous.  Pour  le  rassurer,  je  le  complimentai  sur  son  ta- 
lent, et  après  l'avoir  gratifié  d'une  pipe  de  tabac,  nous  le  laissâmes 


LA    RECHERCHE    D  UN    COLÉOPTÈRE.  97 

à  son  honnête  besogne;  mais  Tristan  n'était  pas  content,  il  regret- 
tait son  oiseau  idéal.  Pour  nous  consoler,  quand  nous  fûmes  dans 
V Allée  des  soupirs,  un  piqueur  posté  au  fond  du  parc  se  mit  tout  à 
coup  à  sonner  du  cor.  Les  notes  lointaines  et  retentissantes  mon- 
taient lentement  jusque  vers  notre  allée,  où  il  faisait  nuit  noire  ; 
dans  les  interstices  des  hêtres,  nous  voyions  les  lumières  de  Mon- 
trot  et  du  Yal-Bruant  glisser  comme  des  feux  follets;  la  meute  du 
prince  se  mit  à  répondre  bruyamment  aux  fanfares  du  cor,  et  ce  fut 
aux  sons  de  cette  musique  de  chasse  que  nous  fîmes  notre  rentrée 
chez  nos  hôtesses. 

Un  bon  souper  nous  attendait  dans  la  salle  griment  éclairée.  Un 
perdreau  rôti  à  point  et  bourré  de  truffes  bourguignonnes  exhalait 
un  fumet  affriolant,  et  sur  la  nappe  blanche  un  buisson  d'écrevisses 
de  l'Aujon  jetait  sa  note  cramoisie.  Et  puis  les  deux  excellentes 
femmes  paraissaient  si  joyeuses  de  notre  joie,  si  heureuses  d'avoir 
à  choyer  deux  grands  enfans  dans  leur  logis  où  les  éclats  de  rire 
résonnaient  si  rarement!  Les  portraits  d'ancêtres  en  semblaient  eux- 
mêmes  tout  réjouis.  L'un  d'eux  surtout  me  souriait  d'une  façon  char- 
mante, chaque  fois  que  je  soulevais  mon  verre  plein  de  vieux  bour- 
gogne. C'était  un  joli  pastel  aux  tons  un  peu  effacés,  un  portrait  de 
jeune  fille  de  dix-huit  ans,  vêtue  à  la  mode  des  dernières  années  du 
règne  de  Louis  XVI.  Son  corsage  bleu  pâle,  à  demi  échancré  et  orné 
d'un  bouton  de  rose,  laissait  voir  un  cou  blanc  dont  les  lignes  dé- 
licates étaient  coupées  par  un  ruban  de  velours  noué  en  guise  de 
collier;  les  lèvres  souriaient  ingénument,  les  yeux  naïfs  et  un  peu 
étonnés  souriaient  aussi;  dans  les  cheveux  crêpés,  sans  poudre,  une 
rose  s'épanouissait.  Comme  mes  regards  se  reportaient  curieuse- 
ment vers  cette  jeune  figure,  la  vieille  dame  me  dit  :  —  C'était  une 
sœur  de  ma  mère;  elle  était  fiancée  à  un  de  ses  cousins,  lieutenant 
dans  l'armée  de  la  Moselle,  qui  mourut  d'une  mauvaise  fièvre  à 
Thionville. 

—  11  l'aimait  bien  !  reprit  sa  fille  avec  un  soupir,  nous  avons  là- 
haut  une  lettre  de  lui  qui  me  fait  toujours  venir  les  larmes  aux 
yeux  quand  je  la  relis. 

—  Voulez-vous  nous  la  laisser  voir?  demanda  Tristan. 

—  Certainement,  je  suis  sûre  qu'elle  vous  intéressera... 
Quand,  après  souper,  nous  fûmes  sur  le  point  de  monter  dans 

notre  chambre,  elle  tira  du  secrétaire  un  petit  portefeuille  de  satin 
fané  qu'elle  remit  à  Tristan  et  que  celui-ci  s'empressa  de  visiter  dès 
que  nous  fûmes  seuls. 

—  J'aime,  dit-il  en  étalant  les  papiers  jaunis  sur  la  table,  à  re- 
muer ces  vieilles  cendres  d'autrefois.  C'est  comme  si  je  respirais  un 
parfum  du  temps  passé. 

TOME  XII.  —  1875.  7 


98  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

—  Oui,  repris-je,  avec  un  fragment  de  lettre,  un  détail  familier 
de  costume  ou  d'ameublement,  nous  pénétrons  dans  les  intérieurs 
du  temps  jadis  et  nous  reconstruisons  l'existence  de  ceux  qui  les 
ont  habités.  C'est  ce  qui  donne  un  charme  si  attachant  aux  tableaux 
de  Chardin  ;  un  enfant  qui  va  h  l'école,  une  ménagère  qui  fait  dire 
le  henecUcite  à  sa  petite  fille,  moins  que  cela,  un  ou  deux  ustensiles 
groupés  sur  un  bout  de  toile,  la  fontaine  de  cuivre  rouge,  les  as- 
siettes de  faïence,  la  gîroinde  avec  son  écheveau  de  fil,  nous  intro- 
duisent discrètement  dans  la  vie  bourgeoise  du  xviu''  siècle  et  nous 
la  font  aimer. 

Nous  dépliâmes  la  lettre;  elle  était  ainsi  conçue  : 

«  Thionville,  8  décembre  1792.  —  Si  depuis  trois  mois  d'absence, 
ma  chère  cousine,  je  ne  vous  ai  point  donné  de  mes  nouvelles,  ne 
m'accusez  point  d'oubli.  Ne  vous  en  prenez  qu'aux  changemens  de 
garnison  que  nous  n'avons  cessé  de  faire  jusqu'à  ce  jour.  Si  j'ai 
écrit  à  mes  parens,  ce  n'est  qu'en  passant  chemin  et  à  la  volée.  Vous 
êtes  bonne,  chère  cousine,  et  vous  m'accorderez  le  pardon  que  je 
crois  mériter.  Non,  mon  cœur  est  toujours  avec  vous;  il  me  souvient 
toujours  de  notre  dernière  causerie  sous  la  tonnelle  des  framboi- 
siers, où  vous  m'avez  juré  que  jamais  autre  homme  que  moi  ne  vous 
appellerait  sa  femme.  Et  moi,  croyez-le  bien,  la  mort  me  prendra 
avant  que  je  vous  oublie.  Soyez  persuadée  de  ma  sagesse  et  de  la 
fidélité  que  je  vous  garde  en  dépit  des  tentations  de  la  vie  que  je 
mène,  car  ici  les  filles  sont  éhontées  et  courent  après  les  hommes 
plus  que  chez  nous;  mais  il  est  bien  facile  de  leur  résister  quand  on 
est  aimé  d'une  personne  aussi  séduisante  que  vous,  chère  cousine... 
Je  vous  envoie  un  manchon  qui  vous  parviendra  à  l'adresse  de  M.  le 
curé.  Recevez-le  avec  autant  de  plaisir  que  je  vous  l'envoie,  et  je 
serai  heureux.  J'espère  que  vous  ne  le  serrerez  pas  dans  votre  ar- 
moire, mais  que  vous  le  porterez  aux  fêtes  en  souvenir  de  moi.  Je 
ne  vous  prie  pas  de  m'être  fidèle,  je  vous  sais  le  cœur  trop  noble  et 
trop  ferme  pour  trahir  jamais  vos  sermens,  et  c'est  sur  quoi  je  me 
repose.  Adieu,  ma  mie  et  mon  trésor,  je  vous  embrasse  un  million 
de  fois.  Votre  très  humble  et  fidèle  ami,  «  Antoine  Drodin.  » 

Avec  cette  honnête  lettre  d'amour ,  il  y  avait  un  mémoire  «  des 
linges  et  bardes  appartenant  à  Antoine  Drouin,  lieutenant  au  2^  ba- 
taillon de  la  Haute-Marne.  »  La  liste  n'était  pas  longue  et  l'équi- 
page était  fort  modeste  ;  on  y  voyait  : 

«  Un  chapeau  estimé  27  francs. 

«  Plus  un  habit  d'uniforme  avec  deux  vestes  de  drap  blanc,  et 
une  culotte  du  même  drap,  estimé  le  tout  125  francs.  » 


LA   RECHERCHE   d'un   COLÉOPTÈRE.  99 

Et  ainsi  de  suite  jusqu'au  total,  qui  montait  à  424  fr   10  cent 
^_^Enfin  le  dernier  papier  de  la  liasse  était  un  imprimé  où 'on 

«  Extrait  du  registre  mortuaire  de  l'hôpital  de  Thionville  N»  2  du 
bataillon  des  gardes  nationaux  de  la  Haute-Marne.  Le  nommé  An 
tomeDroum   lieutenant,  natif  de  Varennes ,  district  de  Bourbonne" 
entre  audit  hôpital  le  5  du  mois  de  février  1793,  y  est  mort  TAi 
du  même  mois.  —  Vu  par  nous,  commissaire  des  guerres.  -  Signé  I 

«  Paris,  » 
Le  tout  écrit  sur  du  vieux  papier  verdâtre,  solide  et  grenu    oui 
avait  dure  plus  longtemps  que  le  lieutenant  Antoine  Droufn   -N'é 
tait-ce  point  touchant,  dans  sa  brève  simplicité,  ce  petit  roman 
d  amour  brusquement  clos  à  l'hôpital  ?..  '        F       ^ ""lan 

--  Ah!  s'est  écrié  Tristan,  je  sais  bien  que  l'on  meurt;  mais  ia- 
mais  moraliste  ne  ma  fait  toucher  la  mort  du  doigt  comme  cette 
lettie  ou  la  main  de  Droum  s'est  promenée  lentement  pendant  que 
son  cœur  ému  dictait...  Et  la  cousine  aimée,  morte  aussi,  et  le  ciré 
compatissant,  chargé  de  remettre  le  manchon,  —  mort ' 

-La  cousine,  dis-je  à  mon  tour,  a-t-elle  au  moins  porté  le 
manchon?  y  a-t-elle  enfoncé  douillettement  ses  petites  mains,  en 
bravant  les  langues  indiscrètes  du  village  où  un  manchon  à  cette 
époque  devait  être  un  objet  de  luxe?  A-t-elle  serré  bien  fort  contre 
sa  jeune  poitrine  palpitante  le  cadeau  du  bien-aimé? 

--  Certainement  elle  l'a  porté,  et  que  de  larmes  ont  dû  tomber 
sur  la  fourrure  a  la  pensée  que  tout  était  fini,  que  le  ménétrier  de 
Varennes  ne  les  conduirait  pas  à  l'église,  et  qu'après  le  repas  du 
soir  Ils  ne  s  esquiveraient  pas  seuls  pour  gagner  en  secret  la  ton- 
nelle des  framboisiers  ! 

—  Es-tu  sûr  qu'elle  ait  longtemps  pleuré?..  Elle  a  dû  relire  sou- 
vent cette  pauvre  lettre,  et  pourtant  je  n'y  vois  pas  traces  de 
larmes...  Lieutenant  Antoine  Drouin,  auriez-vous  été  oublié?  Je 
serais  curieux  de  savoir  ce  qu'il  vous  semble  maintenant  des  vani- 
tes  de  1  amour!.. 

—  Tais-toi!  interrompit  Tristan  en  me  mettant  la  main  sur  le 
bras,  ne  plaisantons  pas,  je  me  sens  tout  nerveux,  et  j'ai  une  peur 
enfantine  de  le  voir  paraître  là,  devant  nous,  avec  son  uniforme  de 
drap  blanc  estimé  125  francs...  Allons-nous  coucher! 

22  septembre.  —  Ne  nous  oubliez  pas,  et  surtout  revenez  bientôt 
nous  voir!  nous  ont  répété  nos  bonnes  hôtesses  en  se  séparant  de 
nous  après  une  cordiale  embrassade.  -  Pauvres  femmes,  notre 
court  passage  à  travers  leur  solitude  a  jeté  un  éclair  de  jeunesse  et 


100  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  gaîté  dans  leur  maison  silencieuse  et  endormie.  Nous  partis,  leur 
vie  va  reprendre  son  cours  monotone  et  résigné  de  travaux  à  l'ai- 
guille, de  lectures  pieuses  et  de  stations  à  l'église.  Elles  songeaient 
à  cela  tout  bas,  le  cœur  un  peu  gros,  en  nous  serrant  les  mains,  et 
la  vieille  mère  ajoutait  peut-être  intérieurement  :  «  Qui  sait  si  je 
les  reverrai?..  » 

Après  avoir  perdu  de  vue  leur  blanche  maison,  nous  avons  pris 
un  chemin  creux  qui  longe  sous  bois  le  hameau  de  Montrot  et  les 
prés  oii  coule  l'Aujon.  Ce  sentier  est  délicieux.  Noisetiers,  érables  et 
cornouillers  l'abritent  de  leurs  branches  feuillues;  à  chaque  instant, 
des  sources  descendues  de  la  forêt  le  traversent  avec  un  glou-glou 
sonore.  De  tous  côtés,  les  yeux  sont  réjouis  par  une  verdure  qui  pa- 
raît presque  aussi  jeune  qu'en  mai.  Le  terrain  s'accidente,  et  dans 
les  prés  les  parnassies,  épanouissant  leurs  étoiles  blanches,  nous 
annoncent  que  nous  avons  quitté  le  Bassigny  pour  entrer  dans  la 
monlagne.  Tristan  tout  bas  en  soupire,  car  avec  le  Bassigny  adieu 
l'espoir  de  dénicher  sa  chrysomèle!  Pour  l'encourager,  je  lui  conte 
les  merveilles  des  bois  d'Auberive,  dont  la  faune  et  la  flore  sont  si 
riches.  —  Demain,  lui  dis-je,  nous  traverserons  six  lieues  de  forêt, 
nous  visiterons  les  solitudes  de  Grilley  et  le  Feu  de  La  Motte^  où  il  y 
a  un  tumulus  celtique.  Là  croissent  des  plantes  rares  qu'on  ne 
trouve  nulle  part  ailleurs;  là  j'ai  vu  l'orchis  Sabot  de  Vénus.,.  Qui 
sait  si  tu  n'y  découvriras  pas  la  chrysomèle  du  millepertuis  en  dépit 
des  indications  de  tes  recueils  entomologiques?  La  fortune  nous 
ménage  de  ces  sortes  de  surprise; 

Ne  cherchez  point  cette  déesse, 
Elle  vous  cherchera;  son  sexe  en  use  ainsi. 

Cette  citation  de  son  auteur  favori  rend  à  notre  entomologiste  sa 
bonne  humeur;  justement  il  vient  de  mettre  la  main  sur  un  bupreste 
rarissime  et  sur  une  coccinelle  introuvable;  cela  le  console,  et  nous 
cheminons  d'un  pas  plus  allègre.  Après  deux  heures  de  marche, 
nous  descendons  vers  Rochetailiée.  Jamais  village  n'a  mieux  mérité 
son  nom.  Bâti  sur  les  deux  versans  d'une  gorge  étroite  et  pierreuse, 
il  est  coupé  par  l'Aujon,  qui  se  fraie  péniblement  un  chemin  entre 
les  roches  et  les  broussailles.  De  chaque  côté  de  la  rivière,  les  mai- 
sons étagées  sur  des  terrasses  se  regardent  sans  pouvoir  se  re- 
joindre. Un  long  pré  vert  les  sépare,  et  sur  la  gauche  un  antique 
manoir,  qui  fait  songer  aux  romans  de  Walter  Scott,  élève  au-des- 
sus de  la  prairie  les  débris  de  ses  tours  transformées  en  pigeon- 
niers. Un  cimetière  en  pente  avoisine  le  manoir,  et  Tristan  n'a  pas 
manqué  de  m'y  conduire.  Il  a  un  goût  prononcé  pour  ces  visites  fu- 
nèbres.—  Yoi«-tu,  me  dit-il  tandis  que  nous  examinons  les  tombes 


LA  RECHERCHE  D  UN  COLÉOPTÈRE.  101 

à  demi  cachées  sous  des  touffes  d'armoise,  chaque  fois  que  je  tra- 
verse un  village,  je  visite  le  cimetière;  on  ne  connaît  bien  le  ca- 
ractère des  vivans  que  lorsqu'on  a  vu  comment  ils  se  comportent 
avec  leurs  morts.  De  même  qu'il  n'y  a  pas  deux  feuilles  d'un 
arbre  qui  se  ressemblent,  il  n'existe  pas  un  cimetière  de  village  qui 
n'ait  son  caractère  et  son  originalité.  Et  puis  c'est  un  endroit  pro- 
pice aux  méditations.  J'y  songe  plus  à  mon  aise  au  singulier  mé- 
nage que  font  ici-bas  l'esprit  et  le  corps;  là  mon  âme  se  sent  plus 
maîtresse,  et  elle  force  mieux  la  bêle  à  l'écouter.  Elle  lui  dit  :  «  Ca- 
marade, nous  avons  déjà  bien  visité  des  hôtelleries  en  ce  monde  : 
auberges  avec  ou  sans  enseignes,  tapageuses  ou  pacifiques,  bâties 
sur  les  places  ou  dans  les  carrefours,  entendant  l'horloge  d'une  église 
ou  le  clairon  d'une  caserne;..,  mais  il  est  une  auberge  qui  ne  res- 
semble en  rien  à  aucune  de  celles  que  nous  avons  vues,  et  tes 
jambes  nous  y  mènent,  ô  vieux  compagnon!..  C'est  le  cimetière. 
Là,  on  nous  apprendra  le  secret  de  nos  courses  vagabondes;  là, 
nous  saurons  pour  qui  nous  voyageons,  et  ce  que  vaut  au  fond  la 
marchandise  que  nous  promenons  dans  notre  sac...  »  Ce  petit  dis- 
cours rend  ma  bête  plus  humble  et  moins  rétive,  d'où  je  conclus 
que  de  pareilles  visites  sont  toujours  salutaires... 

Les  gamins  du  village  commencent  à  s'attrouper  d'un  air  ébaubi 
autour  de  ces  deux  étrangers,  dont  l'un,  brandissant  un  filet  vert  à 
papillons,  pérore  sur  une  tombe.  Je  le  fais  remarquer  à  Tristan,  et 
nous  décampons.  Un  quart  d'heure  après,  nous  nous  enfoncions 
dans  les  hautes  forêts  qui  séparent  la  vallée  de  l'Aujon  de  celle  de 
l'Aube. 

Quel  peintre  ou  quel  poète  pourra  jamais  rendre  à  souhait  la 
beauté  des  sentiers  perdus  dans  les  bois?  Voûtes  mobiles,  cent 
nuances  de  vert,  coulées  mystérieuses,  majestueuses  colonnades  de 
hêtres,  troncs  de  chênes  mi-cachés  sous  le  lierre  qui  miroite...  J'y 
reviens  sans  cesse,  et  je  ne  puis  jamais  traduire  à  mon  gré  le  ravis- 
sement que  me  donne  la  forêt.  Et  les  gouttes  de  lumière  filtrant  de 
branche  en  branche,  et  les  oiseaux  qui  se  chamaillent,  les  campa- 
gnols trottant  menu  qui  disparaissent  soudain  sous  les  feuilles  sè- 
ches, et  la  pénétrante  odeur  des  bois,  et  l'orgue  du  vent?..  Que 
de  mots  pour  exprimer  toutes  ces  impressions  reçues  en  moins 
d'une  seconde! 

Pendant  que  je  chemine,  tout  amusé  de  mes  préoccupations 
d'artiste,  Tristan,  qui,  en  dépit  de  son  sermon  du  cimetière,  a  plus 
soin  de  sa  bête  qu'il  ne  veut  bien  le  dire,  fait  une  ample  récolte  de 
cornouilles  et  de  biossons  (poires  sauvages),  dont  il  savoure  la  chair 
âpre  et  aigrelette.  Nous  atteignons  la  lisière  des  bois  de  l'Herbue, 
d'oii  on  aperçoit  un  paysage  tranquille,  vert,  silencieux,  et  d'une 


102  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

mélancolie  à  la  fois  âpre  et  savoureuse  comme  les  fruits  des  sauva- 
geons.—  Cette  solitude  me  plaît,  murmure  Tristan,  que  son  goûter 
sylvestre  a  tout  à  fait  raccommodé  avec  la  montagne.  J'aime  ce 
paysage  à  la  fois  jeune  et  antique  comme  une  belle  enfant  qui  se 
réveillerait  tout  à  coup  d'un  sommeil  séculaire  et  raconterait  ce 
qu'elle  a  vu  à  la  cour  de  Charlemagne. 

—  La  population,  lui  dis-je,  est  en  harmonie  avec  le  paysage. 
Les  habitans  sont  restés  jeunes  et  simples  de  cœur,  tout  en  gardant 
leurs  vieilles  coutumes.  Les  femmes  portent  encore,  comme  il  y  a 
cent  ans,  la  coiffure  locale  :  le  petit  bonnet  d'étoffe  violette  bordé 
d'une  ruche  de  tulle  noir.  Les  hommes  sont  placides,  bienveillans, 
un  peu  farouches  et  d'une  honnêteté  à  toute  épreuve.  Leurs  façons 
réservées  contrastent  avec  celles  de  leurs  voisins  de  la  montagne 
bourguignonne,  si  bruyans,  si  expansifs  et  si  amoureux  de  bien 
vivre.  Là-bas,  dans  chaque  village,  filles  et  garçons  dansent  tous 
les  dimanches;  ici,  c'est  à  peine  si  on  danse  le  jour  de  la  fête  pa- 
tronale. Les  paysans  de  la  montagne  langroise  sont  sobres,  attachés 
au  sol,  ils  ont  le  parler  lent  et  le  regard  triste;  mais  au  fond  de 
cette  mélancolie  il  y  a  une  flamme  cachée  :  ils  sont  capables  d'exal- 
tation et  de  dévoûmens  passionnés. 

—  Te  souviens-tu,  reprend  Tristan,  d'une  de  leurs  coutumes  de 
la  semaine  sainte,  quand  les  enfans  vont  de  porte  en  porte  quêter 
des  œufs  le  jour  du  vendredi  saint?  Ils  chantent  une  complainte 
amusante  comme  un  mystère  du  moyen  âge  et  qui  se  termine  par 
ce  couplet  naïf  ; 

Seigneurs  et  dames,  qui  écoutez  ceci, 

Donnez  des  œufs  à  ces  petits  enfans, 

Et  vous  irez  tout  droit  en  paradis, 

Droit  comme  un  ange  auprès  de  Jésus-Christ. 

Mais  il  faut  entendre  l'air  à  la  fois  attendri  et  joyeux,  et  surtout  il 
faut  voir  la  troupe  des  chanteurs... 

—  Une  autre  coutume  charmante  et  dont  le  cérémonial  discret 
peint  bien  la  délicatesse  de  sentiment  de  cette  population,  c'est  la 
façon  dont  se  font  les  demandes  en  mariage.  L'amoureux  va,  le 
dimanche,  en  habits  de  gala,  demander  la  jeune  fille  à  ses  parens. 
Les  deux  jeunes  gens  s'approchent  de  la  cheminée  et,  quelle  que 
soit  la  saison,  la  jeune  fille  y  allume  du  feu.  On  apprête  le  repas  et 
on  se  met  à  table.  Si  après  le  dîner  la  jeune  fille  va  vers  l'âtre,  rap- 
proche les  tisons  et  cherche  à  les  ranimer,  c'est  qu'elle  autorise  le 
prétendu  à  continuer  sa  cour;  si  elle  laisse  le  feu  s'éteindre  ou  si 
elle  écarte  les  tisons,  c'est  que  le  jeune  homme  lui  déplaît,  et  il  n'a 
plus  qu'à  se  retirer. 

—  Bravo!  s'écrie  Tristan,  parlez-moi  des  paysans  pour  trouver 


LA   RECHERCHE   d'uN   COLÉOPTÈRE.  103 

de  jolis  symboles!..  Mais,  sapristi,  quand  le  prétendu  voit  les  ti- 
sons se  raccourcir,  il  doit  passer  un  vilain  quart  d'heure  ! 

Nous  traversons  Vitry-en-Montagne,  enfoncé  dans  son  vallon 
boisé  comme  une  coignée  au  cœur  d'un  chêne;  nous  grimpons 
le  coteau  et  nous  apercevons  de  nouveau  la  vallée  de  l'Aube  à  nos 
pieds.  Là-bas,  Aulnoy  étale  ses  fermes  au  revers  de  la  colline;  de- 
vant nous,  Bay  s'étage  en  amphithéâtre  avec  la  rivière  à  ses  pieds, 
et  sur  sa  tête,  comme  un  diadème,  sa  petite  église  romane;  dans 
le  fond,  Auberive  repose  à  l'abri  de  sa  triple  enceinte  de  forêts. 
L'Aube  s'empourpre  aux  lueurs  du  couchant,  des  tintemens  de  clo- 
chettes résonnent  sur  la  route,  où  passent  de  lents  troupeaux  de 
vaches;  on  fauche  le  regain,  et  l'odeur  du  foin  nous  arrive  par 
boufTées.  Tristan  et  moi ,  nous  faisons  halte  pour  contempler  ce 
petit  pays,  où  nous  nous  sommes  connus  et  où  nous  avons  passé 
nos  années  de  jeunesse.  —  Le  parfum  de  ces  foins,  dis-je  à  mon 
ami,  me  prend  le  cœur  comme  la  musique  d'un  vieux  chant  de 
nourrice,  entendu  tout  à  coup  après  de  longues  années;  il  me 
semble  que,  moi  aussi,  je  retrouve  dans  tous  les  coins  de  ce  vallon 
des  regains  odorans  de  ma  jeunesse  lointaine. 

—  Mon  cher,  répond  Tristan,  les  bonheurs  d'autrefois  ressem- 
blent à  l'herbe  des  prés  ;  ils  n'ont  tout  leur  parfum  que  lorsqu'ils 
sont  fauchés  et  couchés  à  terre.  Du  temps  que  je  rimais  encore, 
j'ai  fait  justement  là-dessus  des  vers  qui  sont  ce  soir  merveilleu- 
sement en  situation,  aussi  vais-je  te  les  dire.  —  Et,  sans  attendre 
ma  permission,  il  commence  : 

Au  premier  chant  du  coq  dressé  sur  son  perchoir, 
Les  faucheurs  se  sont  mis  à  l'œuvre,  et  la  prairie 
Dans  la  blanche  rosée  a  déjà  laissé  choir, 
Derrière  eux,  un  long  pan  de  sa  robe  fleurie. 

Les  bruissantes  faux  vibrant  à  l'unisson 
Ouvrent  dans  l'herbe  mûre  une  large  tranchée; 
Deux  robustes  faucho-urs  là-bas,  fille  et  garçon, 
Retournent  au  soleil  l'odorante  jonchée. 

Leurs  yeux  brillent,  l'amour  sur  lo  même  écheveau 
A  mêlé  les  fils  d'or  de  leur  double  jeunesse. 
Et  le  voluptueux  parfum  du  foin  nouveau 
A  leur  naissant  désir  ajoute  son  ivresse... 

Comme  eux,  j'éprouve  aussi  ton  mol  enivrement, 
Fenaison!..  Je  revois  la  saison  bienheureuse 
Où  j'allais  par  les  prés,  cherchant  naïvement 
La  fleur  qui  donne  au  foin  son  haleine  amoureuse. 

Et  les  herbes  tombant  au  rhythme  sourd  dos  faux 
M'apportent  le  parfum  des  lointaines  années 
Dont  le  temps,  ce  faucheur  marchant  h  pas  égaux. 
Éparpille  après  lui  les  floraisons  fanées. 


104  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

La  vie  est  ainsi  faite.  Elle  ondulo.  à  nos  yeux 
Comme  une  plantureuse  et  profonde  prairie, 
Dont  un  magicien  tendre  et  mystérieux 
Varie  à  tout  moment  l'éclatante  féerie. 

Nous  y  courons  ravis,  cueillant  tout  sans  choisir, 
Fauchant  jusqu'aux  boutons  qui  s'entr'ouvrent  à  peine. 
Mais  l'éblouissement  nous  ôte  le  loisir 
De  savourer  les  fleurs  dont  notre  main  est  pleine. 

Nos  merveilleux  bouquets  doivent  comme  le  foin 
Se  faner  pour  avoir  leur  plus  suave  arôme; 
C'est  quand  l'enchantement  d'avril  est  déjà  loin 
Que  son  ressouvenir  nous  suit  et  nous  embaume. 

Le  présent  est  pour  nous  un  jardin  défendu, 
Et  nous  n'entrons  jamais  dans  la  terre  promise, 
Mais  l'éternel  regret  de  ce  bonheur  perdu 
Donne  à  nos  souvenirs  une  senteur  exquise... 

La  nuit,  avec  le  chant  des  sources  dans  les  bois. 
Quand  le  parfum  des  prés  monte  au  ciel  pacifique, 
Vers  le  bleu  paradis  des  saisons  d'autrefois 
Le  cœur  charmé  fait  un  retour  mélancolique. 

Dans  ce  passé  limpide  il  croit  se  rajeunir, 

Il  y  plonge,  il  y  goûte  une  paix  endormante. 

Mollement  enfoncé  dans  le  doux  souvenir 

Comme  en  un  tas  de  foin  vert  et  sentant  la  menthe... 

Comme  Tristan  achevait  cette  strophe,  les  pignons  de  notre 
vieille  auberge  d'Auberive  se  sont  dressés  devant  nous ,  et,  au 
bruit  de  nos  bâtons  sur  la  route  ferrée,  l'hôtesse  accourue  nous  a 
accueillis  avec  un  cri  de  surprise  et  de  joie. 

23  septembre.  —  Au  petit  jour,  je  suis  réveillé  par  un  bruit  frais 
comme  le  frémissement  des  feuilles  de  peuplier  tremblant  au  vent. 
Je  vais  à  la  fenêtre  :  pluie  battante  !  Mon  exclamation  dépitée  se- 
coue Tristan  de  son  sommeil,  et  je  lui  conte  notre  déconvenue  :  im- 
possible de  faire  à  pied,  sous  l'averse,  le  chemin  d'Auberive  à  Lan- 
gres.  C'est  une  pluie  sérieuse,  fine,  serrée  et  promettant  de  durer 
tout  le  jour.  Adieu  la  forêt  de  Montavoir,  le  tumulus  et  la  chryso- 
mèle  du  millepertuis  !  Nous  montons  dans  une  patache  qui  trans- 
porte les  dépêches;  je  m'enfonce  sous  la  capote,  Tristan,  d'un  air 
grognon,  fume  sa  pipe  sur  le  siège  de  devant,  et  fouette,  cocher! 
—  La  route  est  déjà  détrempée;  la  forêt  disparaît  dans  une  buée 
grise.  Pourtant,  au  bout  de  deux  lieues,  au  Ran  de  la  Mancienne, 
nous  mettons  pied  à  terre.  Il  y  a  là  une  longue  rampe  qui  s'élève 
jusqu'au  plateau  de  Pierrefontaine,  la  voiture  va  au  pas;  mieux 
vaut  cheminer  sous  bois  que  de  grelotter  sous  la  capote. 

Les  bois  d'ailleurs  sont  beaux,  même  par  la  pluie.  Le  sol  est 


LA    RECHERCHE    d'uN    COLÉoPTKRE.  105 

jonché  de  feuilles  mortes  aux  reflets  ardoisés;  les  feuillages  des 
charmes  ont  déjà  une  couleur  un  peu  tannée,  et  sur  ce  fond  d'or 
fauve  les  troncs  lisses  des  hêtres  se  détachent  avec  une  netteté  vi- 
goureuse, tandis  que  les  ramures  des  houx  lustrés  par  la  bruine 
semblent  plus  neuves  et  plus  jeunes.  11  n'y  a  presque  plus  de  fleurs; 
çà  et  là  seulement  quelques  pauvres  brunelles  noyées  dans  l'eau 
d'une  ornière,  des  tiges  de  verges  d'or  empanachées  de  leurs  ai- 
grettes grises,  et  des  buissons  d'aubépine  avec  leurs  baies  d'un 
rouge  de  corail.  De  temps  à  autre,  le  vent,  qui  se  promène  en  maître 
dans  la  forêt,  secoue  les  arbres  et  chaque  feuille  laisse  tomber  une 
larme.  —  Au  sommet  de  la  rampe,  nous  nous  hissons  de  nouveau 
dans  la  patache,  et  les  chevaux  se  remettent  à  trotter  dans  la  boue. 
Nous  voici  sur  ce  plateau  de  Langres ,  d'une  nudité  si  austère  et 
où  la  bise  fait  rage.  Au  loin,  dans  une  éclaircie,  la  cathédrale  dresse 
à  l'horizon  ses  deux  tours  brumeuses.  Les  champs  sont  déserts, 
pas  un  oiseau,  pas  une  bête  de  labour.  Seule,  une  vieille  femme, 
abritée  sous  un  parapluie  bleu,  s'obstine  à  faire  paître  sa  vache 
rousse  au  revers  d'un  talus.  Parfois  de  longues  bannes  de  char- 
bon apparaissent  sur  la  route,  lentement  traînées  par  des  chevaux 
dont  les  sonnailles  tintent  avec  une  cadence  monotone,  et  suivies 
du  charretier  enveloppé  dans  sa  limousine  ruisselante.  Troussées 
jusqu'au  mollet  et  coiffées  de  capelines  déteintes,  les  laitières  de 
Saint-Geosmes  reviennent  du  marché  avec  leurs  grands  vases  de 
fer  battu.  Nous  approchons  de  Langres  ;  la  patache  roule  sourde- 
ment sur  les  ponts-levis  de  la  citadelle,  pleine  de  soldats  et  de 
fourgons,  et  nous  voici  dans  la  ville,  toujours  escortés  par  une 
pluie  battante. 

—  Je  ne  suis  jamais  venu  à  Langres,  dis-je  à  Tristan,  sans  y  être 
accueilli  par  la  pluie  et  le  vent;  aussi  cette  ville  m'a-t-elle  tou- 
jours paru  d'une  maussaderie  peu  commune. 

—  Elle  a  du  bon  cependant;  d'abord  du  haut  de  ses  remparts 
on  aperçoit  le  Mont-Blanc,  quand  le  temps  est  à  la  pluie... 

—  On  doit  le  voir  souvent. 

—  Et  puis  les  habitans ,  précisément  peut-être  à  cause  de  ces 
grands  horizons  et  de  ces  bises  violentes ,  ont  de  l'humour,  de  la 
verve,  un  tour  d'esprit  singulièrement  indépendant  et  original.  Vois 
Diderot,  il  y  a  de  la  bourrasque  natale  dans  le  génie  de  ce  diable 
d'homme.  Aussi  les  Ghaumontais,  gens  casaniers  et  rassis,  disent-ils 
de  leurs  voisins  : 

Langres,  sur  son  rocher, 
Moitié  fou,  moitié  enragé. 

—  Oui,  mais,  si  j'ai  bonne  mémoire,  les  Langrois,  qui  ont  l'es- 


106  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

prit  affilé  comme  leur  coutellerie,  se  sont  vengés  en  rimant  ce  cou- 
plet à  l'adresse  de  Ghaumont  : 

A  Langre,  il  fait  froid,  dit-on, 
Mais  il  fait  chaud  à  Ghaumont, 
Car,  quand  bise  veut  venter, 
Pour  bien  l'attraper,  l'empêcher  d'entrer, 
Car  quand  bise  veut  venter, 
Les  portes  on  y  fait  fermer... 

Tout  en  devisant  du  caractère  langrois ,  nous  descendons  à  la 
gare  et  nous  montons  dans  le  train  qui  doit  nous  ramener  à  Ghau- 
mont. Je  ne  sais  si  ce  jour-là  les  naïfs  Ghaumontais  avaient  fermé 
leurs  portes  pour  empêcher  la  bise  d'entrer,  mais  ils  avaient  à  coup 
sûr  laissé  quelque  poterne  entre-bâillée,  car  la  rafale  secouait  rude- 
ment les  ormes  du  boulevard,  et  dans  le  corridor  du  logis  de  Tris- 
tan, le  vent  semblait  se  lamenter  et  nous  gourmander  de  ce  que 
nous  n'avions  pas  trouvé  la  chrysomèle. 

24  septembre.  —  Vois-tu,  me  dit  l'intrépide  Tristan,  tandis  que 
la  vapeur  nous  emportait  sur  la  ligne  de  Blesme,  pour  notre  hon- 
neur il  fallait  faire  cette  dernière  tentative...  J'ai  idée  que  nous 
découvrirons  la  chrysomèle  à  Vignory.  D'ailleurs  tu  ne  seras  pas  à 
plaindre;  je  vais  te  montrer  la  forêt  de  l'Etoile,  qui  a  sept  lieues 
d'étendue,  puis  tu  verras  les  ruines  d'un  château  du  temps  de 
Charlemagne;  enfin  l'église,  qui  est  du  x"'  siècle,  et  que  Mérimée  a 
signalée  comme  un  des  types  les  plus  complets  du  style  roman... 

En  descendant,  notre  première  visite  a  été  pour  l'église,  qui  est 
vraiment  remarquable.  Dès  l'entrée,  on  est  saisi  par  le  caractère 
hiératique  de  cette  architecture  primitive.  11  y  a  comme  un  ressou- 
venir de  l'art  égyptien  dans  ces  piliers  bas,  lourds,  massifs,  aux 
chapiteaux  brodés  d'ornemens  sobres  et  mystérieux.  Au-dessus  de 
cette  colonnade  trapue  règne  un  triforium  rudimentaire,  percé  d'ar- 
ceaux géminés,  en  plein  cintre.  L'édifice  est  composé  de  trois  nefs  : 
la  première  aboutit  à  un  sanctuaire  en  hémicycle;  les  deux  autres, 
parallèles,  forment  un  sombre  et  humide  promenoir  autour  du 
chœur.  Le  sol  est  pavé  de  pierres  tuamlaires;  sur  l'une  d'elles, 
j'ai  lu  cette  inscription ,  qui  m'a  semblé  résumer  énergiquement 
l'impression  produite  par  cette  architecture  religieuse  d'une  dureté 
impitoyable  :  «  Passant,  disait  la  tombe,  tu  vois  ce  que  je  suis,  tu 
sçay  ce  que  j'ai  esté,  pense  de  toi  ce  que  tu  seras.  » 

J'étouffais  sous  ces  arceaux  écrasans,  j'avais  hâte  de  me  retrouver 
au  grand  air  avec  de  la  verdure  sous  les  yeux.  Nous  quittâmes 
l'église  et  nous  nous  acheminâmes  vers  les  fameuses  ruines.  Les 
restes  du  vieux  manoir  carlovingien  produisent  une  impression 
toute  contraire  à  celle  de  l'église.  G'est  la  nature  naturante  avec  sa 


LA   RECHERCHE   d'uN   COLÉOPTÈRE.  107 

libre  et  prolifique  fécondité.  La  pente  par  laquelle  on  monte  aux 
ruines  a  été  transformée  en  un  verger  où  les  arbres  fruitiers,  les 
noisetiers,  les  chèvrefeuilles  et  les  clématites  se  développent  'à  la 
grâce  de  Dieu,  sans  jamais  craindre  sarcloir  ni  sécateur.  Tout  cela 
s'entre-croise,  s'enroule,  s'accroche  avec  une  vigueur  et  une  grâce 
capricieuse  qui  réjouissent  les  yeux.  Les  quoichiers  chargés  de 
longues  prunes  violettes  pliaient  jusqu'à  terre;  sur  les  pelouses  des 
talus  les  branches  des  pommiers  s'effondraient  lourdes  de  fruits- 
les  noyers  faisaient  pleuvoir  sur  nous  les  noix  fraîches,  dont  les 
coquilles  craquaient  sous  nos  pieds  avec  un  bruit  sec.  Du  manoir,  il 
ne  reste  plus  guère  qu'une  tour  découronnée,  rattachée  par  un  pan 
de  mur  à  une  tourelle  écroulée.  Là,  les  plantes  grimpantes  foison- 
nent et  des  volées  d'oiseaux  y  picorent  avec  des  cris  de  satisfac- 
tion. Si  l'église  fait  songer  au  néant  de  la  vie  humaine  et  aux  terri- 
bles mystères  d'outre- tombe,  en  revanche  les  ruines  sont  le  paradis 
des  diseaux;  elles  ne  parlent  que  de  la  joie  de  vivre  et  des  méta- 
morphoses fécondes  de  l'éternelle  nature. 

Nous  avons  gagné  les  bois  en  redescendant  vers  une  prairie  qui 
s'enfonce  solitaire  dans  la  forêt  aux  vagues  moutonnantes.  A  mesure 
que  nous  avancions,  la  futaie  étendait  à  perte  de  vue  ses  profon- 
deurs d'un  vert  toujours  différent.  Tristan  s'acharnait  à  gratter  les 
écorces,  à  inspecter  les  tiges  des  plantes,  et  ses  efforts  n'étaient 
nullement  récompensés.  Au  bout  de  trois  heures  de  contre-marches 
et  d'explorations  inutiles,  nous  sortîmes  par  une  haute  lisière  d'où 
on  apercevait  dans  la  lumière  du  couchant  les  ruines  émergeant 
d'un  fouillis  de  verdure  et  les  maisons  de  Vignory  au  fond  de  la 
combe,  comme  des  œufs  dans  un  nid.  Le  soir  venait  peu  à  peu  et 
avec  lui  tous  les  enchantemens  produits  par  les  rayons  plus  obli- 
ques, l'illumination  plus  ardente  et  les  nimbes  de  fumée  que  la  pré- 
paration du  souper  étend  sur  les  toits  des  maisons.  De  chaque  sen- 
tier débouchaient  des  gens  courbés  sous  de  lourdes  panerées  de 
fruits.  Dans  les  vignes  pleines  de  raisins  mûrs,  la  petite  flûte  claire 
et  perlée  de  la  rainette  se  faisait  entendre.  A  un  tournant  du  che- 
min, nous  sommes  tombés  sur  une  maison  de  campagne  isolée  au 
milieu  des  vergers  et  hermétiquement  close.  Les  hôtes  de  ce  logis 
n'y  étaient  pas  venus  depuis  longtemps,  car  un  vigoureux  pommier 
en  espalier,  tapissant  toute  la  façade,  avait  poussé  ses  grands  bras 
noueux  jusque  sur  les  croisées,  dont  les  volets  se  trouvaient  ainsi 
condamnés  à  perpétuité. 

—  C'est  la  Maison  verte,  dit  Tristan,  répondant  à  mon  interroga- 
tion muette,  voilà  tantôt  vingt  ans  qu'elle  n'a  été  habitée;  les  pro- 
priétaires l'ont  quittée  un  beau  jour,  on  ne  sait  pourquoi,  et  depuis, 
dans  cette  maison  déserte. 


108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

^'entendant  plus  monter  ni  descendre  personne, 
Aucune  voix  qui  parle,  aucun  timbre  qui  sonne, 
L'araignée,  en  maîtresse,  a  suspendu  ses  fils  (1). 

Le  plus  curieux  de  tout  cela,  c'est  que  le  notaire  d'ici,  chargé  de 
la  garde  des  clés,  a  l'ordre  de  décliner  toute  ofTie  de  location  ou  de 
vente. 

—  C'est  étrange  !  murmurai-je  en  poussant  la  lourde  grille  de  fer. 
—  La  serrure  était  sans  doute  en  mauvais  état,  car  la  grille  roula 
en  grinçant  sur  ses  gonds  rouilles,  et  nous  pûmes  entrer  dans  la 
cour,  où  les  chardons  et  les  folles  avoines  poussaient  à  l'aventure. 
Un  petit  mur  la  séparait  du  jardin,  et  contre  ce  mur,  à  l'abri  d'un 
houx,  un  vieux  puits  arrondissait  sa  margelle  revêtue  intérieurement 
de  touffes  de  scolopendre.  En  face,  le  perron  de  la  maison  étageait 
ses  marches  verdies  et  effritées.  Tout,  depuis  les  corniches  moussues 
du  pignon  jusqu'aux  panneaux  déjetés  de  la  porte,  criait  l'abandon 
et  la  décrépitude.  Le  jardin  avait  un  aspect  plus  sauvage  encore. 
Les  fraisiers  croisaient  en  tout  sens  leurs  tiges  rampantes  et  recou- 
vraient les  allées  d'un  voile  de  verdure;  les  plates-bandes,  envahies 
par  les  mauvaises  herbes,  ressemblaient  aux  tertres  d'un  cimetière. 
Çà  et  là  quelques  fleurs  tenaces  et  résistantes  avaient  survécu  :  as- 
ters violets,  soucis  aux  teintes  fauves,  phlox  à  odeur  automnale. 
Tout  à  travers,  les  pommiers,  les  poiriers  et  les  framboisiers  for- 
maient une  sorte  de  forêt  vierge.  Un  cadran  solaire,  sur  sa  stèle, 
avait  quasi  disparu  sous  la  mousse;  une  tonnelle  effondrée  laissait 
voir  un  banc  de  pierre  brisé,  et  plus  loin  un  réservoir  couvert  de 
lentilles  d'eau.  La  façade  de  la  maison  qui  regardait  le  jardin  était 
de  haut  en  bas  étreinte  par  un  jasmin,  dont  quelques  blanches 
étoiles  piquetaient  encore  la  verdure  sombre,  et  en  face  des  fenê- 
tres, à  la  fourche  d'un  cytise,  pendaient  les  débris  d'un  hamac 
rongé  par  la  pluie  et  les  rats. 

—  Cette  singulière  demeure,  dis -je,  semble  avoir  été  aban- 
donnée à  la  hâte;  il  s'en  dégage  un  parfum  de  mystère  qui  me  sé- 
duit. 

—  Sais-tu?  s'écria  Tristan,  couchons  ici,  et  demain  nous  retour- 
nerons fouiller  les  bois,  car  je  ne  puis  pas  décidément  renoncer 
à  ma  chrysomèle...  L'auberge  est  pleine  de  rouliers,  et  nous  y  se- 
rions mal  ;  j'irai  trouver  le  notaire,  qui  est  de  mes  amis  ;  il  me  don- 
nera les  clés  de  la  Maison  verte  et  nous  y  passerons  la  nuit...  Hein! 
ce  sera  romanesque. 

L'offre  était  trop  engageante  pour  que  je  répondisse  par  un  re- 
fus; je  dis  oui,  et  après  un  rapide  souper,  suivi  d'une  courte  vi- 

(t)  André  Lemoyne,  les  Roses  d'anlan. 


LA    RECHERCHE   D'UN   COLÉOPTÈRE.  ^OQ 

site  chez  le  notaire,  nous  revenions  à  la  nuit  close,  munis  des  clés  et 
armés  d'un  gigantesque  falot  qui  promenait  sur  la  maison  abandon- 
née une  fantastique  lueur. 

Lorsque  Tristan  fut  parvenu  à  grand'peine  à  ouvrir  la  porte  du 
perron,  tout  obstruée  par  des  touffes  de  saponaires  et  de  joubarbes, 
nous  pénétrâmes  dans  un  vestibule  dallé  de  petits  carreaux  noirs  et 
blancs,  et  exhalant  une  moite  odeur  de  champignon  qui  prenait  à 
la  gorge.  —  J'ai  acheté  des  bougies,  dit  mon  ami;  comme  la  maison 
est  restée  meublée,  j'espère  que  nous  trouverons  des  chandeliers 
quelque  part  et  que  nous  pourrons  faire  du  feu... 

Tristan  aurait  pu  à  la  rigueur  se  dispenser  de  son  emplette  de 
luminaire,  car  sur  la  cheminée  de  la  pièce  principale  nous  trou- 
vâmes des  flambeaux  encore  garnis  de  bougies  usées  à  moitié.  Tan- 
dis qu'il  fouillait  le  logis  pour  y  découvrir  du  bois,  j'examinai  cette 
pièce,  qui  avait  dû  servir  de  salon.  Les  bougies  éclairaient  à  peine; 
l'atmosphère  humide  entourait  la  mèche  grésillante  d'une  vapeur 
semblable  au  halo  de  la  lune  dans  les  nuits  pluvieuses,  et  les  olijets 
ne  sortaient  de  l'ombre  qu'à  demi.  Sur  la  cheminée  de  marbre  noir, 
il  n'y  avait  rien  qu'une  potiche  encore  pleine  de  plantes  desséchées. 
C'étaient  des  fleurs  sauvages,  cueillies  sans  doute  dans  une  dernière 
promenade  d'automne,  car  j'y  reconnus  des  tanaisies,  des  houppes 
de  clématites  et  des  débris  de  reines-des-prés.  Dans  une  des  en- 
coignures de  la  cheminée  se  trouvait  un  chiffonnier  à  coins  de  cuivre, 
et  de  l'un  des  tiroirs  entr'ouverts  sortaient  des  éciieveaux  de  laine 
bleue,  rose,  orange,  aux  couleurs  passées;  un  livre  avait  été  oublié 
sur  la  tablette  de  marbre,  et  une  brindille  de  jasmin  marquait  en 
guise  de  signet  la  lecture  interrompue.  Je  le  feuilletai;  c'était  Jo- 
celyn.  En  face  de  la  cheminée ,  un  piano  à  queue  était  resté  ouvert, 
et  sur  le  pupitre  s'étalaient  de  vieilles  romances  :  Plaisir  dUanour, 
le  Fil  de  la  Vierge  et  le  Lae;  mais  ce  qui  attira  surtout  mon  atten- 
tion, ce- fut  un  buste  en  marbre  blanc,  posé  sur  une  console  entre 
les  deux  fenêtres.  Je  le  fis  remarquer  à  Tristan,  qui  avait  enfin 
réussi  à  allumer  une  claire  flambée.  L'œuvre  avait  été  exécutée  par 
un  véritable  artiste:  le  modelé  était  traité  de  main  de  maître,  et  la 
tête  avait  une  expression  de  vie  saisissante.  C'était  une  figure  de 
jeune  femme  ou  de  jeune  fille.  Les  cheveux  séparés  au  sommet 
étaient  roulés  en  une  série  de  petites  boucles  étagées  de  chaque 
côté  des  tempes;  le  front  était  intelligent,  l'ovale  allongé  du  visage 
rappelait  celui  de  la  Diane  de  Jean  Goujon;  les  yeux  grands  et  ques- 
tionneurs, le  nez  un  peu  impérieux,  la  bouche  légèrement  retrous- 
sée aux  coins,  avaient  une  expression  passionnée  et  voluptueuse 
qu'accentuaient  encore  un  menton  proéminent,  les  lignes  ondu- 
leuses  du  cou  et  une  poitrine  amoureusement  modelée. 


110  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Plus  j'étudie  cet  intérieur,  dis-je  à  Tristan,  et  plus  je  suis 
convaincu  que  ses  hôtes  l'ont  abandonné  précipitamment,  cliassés 
par  quelque  brusque  et  mystérieuse  catastrophe. 

—  Le  maître  du  logis  avait  peut-être  été  compromis  dans  quel- 
que affaire  politique,  après  le  deux  décembre.  Sa  femme  l'aura  suivi 
dans  son  exil,  elle  y  sera  morte,  et  il  ne  se  sera  plus  soucié  de  ren- 
trer en  France. 

—  Non,  répliquai -je,  je  flaire  plutôt  là-dessous  quelque  histoire 
d'amour  coupable...  Remarque  que  la  femme  était  jeune  et  char- 
mante, ce  buste  en  fait  foi.  De  plus  elle  était  romanesque,  car  elle 
lisait  Jocelyn  et  chantait  des  romances  sentimentales.  Elle  aura 
ébauché  ici  quelque  bel  amour  défendu,  puis  un  jour  tout  ayant  été 
découvert,  elle  se  sera  exilée  spontanément,  et  le  mari  désespéré 
aura  quitté  à  jamais  une  demeure  devenue  odieuse... 

—  Là-dessus,  répondit  Tristan,  nous  ne  saurons  jamais  rien,  car 
le  notaire,  qui  seul  pourrait  nous  renseigner,  est  muet  comme  un 
poisson  sur  le  chapitre  de  ses  anciens  cliens...  Le  mieux,  ajouta- 
t-il  en  bâillant,  est  de  n'y  point  penser  et  de  nous  coucher;  je  tombe 
de  sommeil. 

Et,  sans  cérémonie,  il  souffla  les  bougies  et  s'étendit  sur  les 
coussins  d'une  bergère,  tandis  que  je  m'allongeais  de  mon  mieux 
dans  un  grand  fauteuil  roulé  près  de  l'âtre.  Un  quart  d'heure  après, 
Tristan  était  parti  pour  le  pays  des  rêves;  quant  à  moi,  j'avais  beau 
me  retourner  dans  mon  fauteuil,  il  m'était  impossible  de  fermer  les 
yeux. 

Le  mystère  des  hôtes  de  la  Maison  verte  me  trottait  dans  le  cer- 
veau, et,  sur  les  données  que  j'avais  recueillies,  je  continuais  à 
échafauder  des  hypothèses.  De  plus  l'appartement  semblait  hanté 
par  des  hôtes  bizarres,  et  chaque  fois  que  mes  paupières  commen- 
çaient à  s'alourdir  j'étais  réveillé  par  un  bruit  nouveau  :  craque- 
mens  des  boiseries  dilatées  par  la  chaleur,  vibrations  des  cordes 
du  piano,  grignotemens  de  souris  derrière  les  cloisons,  tic-tac  d'a- 
raignées ourdissant  leur  toile...  Je  me  mis  à  contempler  le  buste 
que  le  feu  mourant  éclairait  de  bas  en  haut.  A  cette  clarté  trem- 
blante, il  prenait  une  expression  étrange  :  les  lèvres  de  la  jeune 
femme  avaient  l'air  de  murmurer  je  ne  sais  quelles  paroles  inenten- 
dues, les  ailes  de  ses  narines  se  gonflaient,  ses  yeux  souriaient 
tristement.  Un  rayon  de  lune  filtré  par  un  trou  du  volet  glissait  jus- 
que vers  la  cheminée  après  avoir  caressé  le  buste,  et  je  croyais  voir 
le  rayonnement  de  ces  yeux  profonds  obstinément  fixés  sur  le  bou- 
quet desséché  dans  la  potiche  du  Japon.  —  As-tu  compris,  as-tu  de- 
viné enfin?.,  semblait  me  dire  ce  regard  obsédant.  —  Je  sentis  sous 
mes  doigts  nerveux  le  volume  de  Jocelyn,  je  pensai  involontaire- 


LA    RECHERCHE    d'uN    COLÉOPTÈRE.  111 

ment  à  l'épisode  de  Francesca  de  Rimini ,  et  je  me  mis  à  répéter 
mentalement  les  vers  de  Dante  : 

Galeotto  fa  il  libro,  e  clii  lo  scrisse; 
Quel  giorno  piu  nou  vi  Icgemmo  ayante... 

Peu  à  peu  le  sommeil  triompha  de  mon  agitation,  et  je  m'assou- 
pis; pendant  combien  de  temps?  je  ne  sais,  mais  je  fus  réveillé  en 
sursaut  par  un  chant  de  triomphe  retentissant  comme  la  diane  dans 
une  caserne.  Il  faisait  grand  jour,  la  fenêtre  était  entr' ouverte, 
les  volets  poussés,  et  Tristan,  planté  sur  ses  longues  jambes  devant 
le  bouquet  de  fleurs  sèches,  sonnait  une  fanfare  avec  ses  doigts 
roulés  en  cornet  sur  sa  bouche.  — "Victoire!  s'écria-t-il ,  je  l'ai 
trouvée  ! . . 

—  Quoi?..  L'histoire  de  la  jeune  femme  de  la  Maison  verte?  bal- 
butiai-je  en  me  frottant  les  yeux. 

—  Eh  non!..  Ma  chrysomèle...  Chrysomcla  fucatal..  Figure- toi 
qu'en  attendant  ton  réveil,  je  m'étais  amusé  à  herboriser  dans  ce 
bouquet  fané;  j'y  reconnais  une  tige  de  millepertuis,  je  la  secoue, 
et,  merveille  des  merveilles,  j'en  vois  tomber  ma  chrysomèle...  Elle 
est  morte,  il  est  vrai,  mais  parfaitement  conservée...  Tiens,  re- 
garde! 

Il  me  montra  un  coléoptère  d'un  bleu  cuivré,  gros  comme  une 
lentille,  et  en  somme  fort  ordinaire.  —  Je  le  croyais  plus  beau, 
dis-je  en  restant  froid. 

—  Tu  es  un  philistin,  il  est  admirable!  continua-t-il  en  braquant 
sa  loupe  sur  son  insecte,  et  tu  sais,  j'avais  raison  :  les  élytres  sont 
ponctuées  comme  les  feuilles  des  millepertuis... 

Il  le  déposa  précieusement  dans  sa  boîte.  J'avais  ouvert  la  fe- 
nêtre toute  grande.  Les  grives  commençaient  à  gazouiller  dans  les 
vignes,  et  nous  entendions  les  bandes  des  vendangeurs  se  héler 
joyeusement  sur  le  chemin.  Je  jetai  un  dernier  regard  sur  le  buste, 
qui  avait  retrouvé  son  impassibilité  marmoréenne. 

—  Adieu!  lui  murmurai-je  avec  un  soupir,  tu  gardes  ton  secret 
Tristan  avait  refermé  les  volets.  —  Adieu,  maison  de  la  chryso- 
mèle! s'écria-t-il  en  verrouillant  la  porte  et  en  agitant  son  chapeau. 

Et  nous  redescendîmes  vers  Vignory,  tandis  que  le  soleil  levant 
enveloppait  la  Maison  verle  de  sa  rose  illumination. 

André  Theuriet. 


LES 


SAGAS  ISLANDAISES 


LA   SAGA    DE    NIAL. 


Ce  n'est  pas  seulement  la  nature,  c'est  aussi  l'histoire  qui  a  fait 
de  l'Islande  une  terre  digne  d'étude.  Nos  lecteurs  ont  pu  juger  ré- 
cemment, par  un  attachant  récit  (1),  de  ce  que  sont  les  aspects  de  ses 
fjords  et  de  ses  côtes;  les  rapports  des  voyageurs  dans  l'intérieur 
de  l'île  n'olîVent  pas  un  moindre  intérêt.  Presque  entièrement  com- 
posée de  glaciers  et  de  volcans,  elle  est  comme  un  champ-clos  pour 
la  lutte  perpétuelle  et  terrible  des  deux  élémens,  l'eau  et  le  feu.  De 
nouveaux  cratères  s'y  forment  sans  cesse,  répandant  des  flots  de 
lave  ou  des  nuées  de  cendres  que  les  vents  emportent  sur  toute 
l'île,  en  Norvège,  en  Angleterre,  quelquefois  jusque  sur  le  conti- 
nent. Le  feu  souterrain  y  engendre  des  richesses  minérales  qui, 
assez  mal  exploitées  jadis,  offrent  à  la  science  et  à  l'industrie  de 
précieux  encouragemens;  il  y  entretient  une  grande  quantité  de 
sources  chaudes  qui  paraissent  ne  servir  aujourd'hui  qu'à  l'éton- 
nement  du  touriste,  alors  que  geyser  et  slrokkur,  —  bassins  ou  puits 
d'eau  bouillante,  —  lancent  dans  les  airs,  par  éruptions  tantôt  régu- 
lières et  spontanées,  tantôt  provoquées  ou  intermittentes,  des  co- 
lonnes de  30,  de  hO,  de  100  mètres  retombant  en  vapeurs  ou  en 
pluie.  En  même  temps  de  vastes  plateaux  dans  tout  le  centre  de 
l'île  se  couvrent  de  glaces,  qui  éteignent  ce  que  les  matières  vol- 
caniques engendreraient  de  végétation. 

(1)  Voyez  dans  la  Revue  du  15  octobre  l'étude  de  M.  George  Aragon,   les  Côtes  d'Is- 
lande et  la  pèche  de  la  morue. 


LA    SAGA    DE   NI  AL.  113 

La  vie  se  trouve  ainsi  restreinte  aux  côtes,  soit  le  long  des  fiords 
nombreux  du  nord,  soit  surtout  dans  la  partie  occidentale  de  l'île 
que  baignent  et  réchauffent  les  eaux  du  gulf-stream.  Aussi  la  tem- 
pérature moyenne  est- elle,  dans  la  région  de  Reikiavik,  au  sud- 
ouest,  de  —  2°  en  hiver  et  de  +    12°, 6  en  été.  Ce  climat  res- 
semble à  celui  des  Orcades;  l'été  y  est  moins  chaud  et  l'hiver  moins 
froid  qu'en  iNorvége  et  au  nord  de  la  Suède;  pour  certaines  parties 
de  l'île,  assure-t-on,  janvier  est  plus  doux  qu'il  ne  l'est  à  Milan, 
mars  y  est  plus  froid  de  9  degrés,  février  est  le  mois  le  plus  ri'^ou- 
reux  de  toute  l'année.  Le  blé  ne  croît  guère,  mais  la  pomme  de 
terre  réussit,  et  les  pâturages,  pour  un  bétail  nombreux  et  de  pe- 
tite taille,  sont  excellens.  On  a  beaucoup  discuté  la  question  de 
savoir  si,  dans  les  temps  anciens,  l'île  n'avait  pas  connu  des  espèces 
de  plantes,  et  d'arbres  d'une  dimension  supérieure  cà  celles  qu'on  y 
rencontre  aujourd'hui;   les  habitans  montrent  comme  des  mer- 
veilles, en  certains  lieux  abrités,  des  sorbiers  de  grandeur  ordi- 
naire, cinq  ou  six  peut-être  pour  tout  le  pays.  Olafsen  et  Paulsen, 
deux  voyageurs  du  milieu  du  xviii^  siècle,  y  ont  signalé  un  arbre 
de  20  et  même  un  de  hO  pieds;  les  anciens  livres  nationaux  offrent 
des  textes  embarrassans  qui  paraissent  mentionner  des  forêts,  tout 
au  moins  des  arbres  isolés,  assez  nombreux  cependant  pour  suffu^e, 
sans  que  cela  soit  signalé  conime  extraordinaire  par  les  chroni- 
queurs, à  la  construction  de  maisons,  ou  bien  de  bateaux  capables 
de  naviguer  vers  les  côtes  de  iNorvége  (1).  Les  lignites  ou  lits  de 
charbon  feuilleté  qu'on  désigne  en  Islande  sous  le  nom  de  surliir- 
brandr  offrent  des  restes  de  pins,  de  bouleaux,  d'érables,  d'or- 
meaux, d'aulnes,  de  vignes  et  même  de  tulipiers,  avec  des  traces 
de  feuilles  aux  dimensions  considérables;  cette  végétation  a  dû  être 
très  vigoureuse,  et  suscitée  par  un  climat  plus  chaud  que  notre 
climat  des  environs  de  Paris;  mais  la  formation  de  tels  dépôts  re- 
monte à  l'époque  tertiaire,  et  l'île  ne  produit  plus  en  quelque  abon- 
dance depuis  des  siècles  qu'une  espèce  de  bouleau  nain  qui  ne 
dépasse  guère  une  hauteur  de  75  centimètres;  c'est  de  quoi  faire 
des  forêts  pour  le  pays  de  Lilliput.  Heureusement  le  bois  flotté  ne 
manque  pas  sur  les  côtes,  et  la  tourbe,  ainsi  que  les   fumiers 
d'animaux,  desséchés,  servent  de  combustible.  Du  côté  de  l'ouest 
surtout,  où  les  courans  d'eaux  chaudes  empêchent  les  fiords  de  se 
fermer  l'hiver  par  les  glaces,  la  morue  abonde,  pendant  qu'à  l'in- 
térieur lacs  et  rivières  contiennent  en  quantité  considérable  le  sau- 
mon et  la  truite.  Si  l'on  ajoute,  comme  complément  d'une  faune 
exclusivement  arctique,  la  baleine,  le  dauphin  et  le  phoque,  qui  se 

(1)  Voyez  en  particulier  la  Svarfdœla  Saga. 
TOMB  XII.  —  1875.  8 


114  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

montrent  au  large,  puis  au  dedans  de  l'île  les  animaux  domes- 
tiques, tels  qu'une  petite  race  de  chevaux  sobres  et  sûrs,  le  mou- 
ton, le  bœuf,  le  chien,  le  renne,  enfin  le  renard  polaire,  l'ours  ma- 
ritime ou  glacial,  l'aigle  pêcheur,  le  faucon  de  chasse  (1),  le  courlis 
et  le  fameux  eyder,  on  aura  signalé,  peu  s'en  faut,  tout  ce  que  la 
nature  a  donné  à  l'Islande  pour  y  retenir  la  vie,  tout  ce  qu'elle  a 
olTert  de  compensations  cà  de  trop  réelles  rigueurs  pour  y  conserver 
ou  même  pour  y  attirer  les  hommes. 

Cette  terre  étrange  a  eu,  dans  les  siècles  passés,  une  étrange 
histoire  qui  n'a  rien  de  commun,  il  faut  le  dire,  avec  la  présente 
condition  du  pays.  Elle  peut  se  vanter  aujourd'hui,  il  est  vrai,  si  nous 
comparons  la  situation  actuelle  à  celle  d'il  y  a  cent  ans,  d'un  progrès 
relatif.  Le  chilTre  de  la  population,  qui  atteint  70,000  âmes  envi- 
ron, était  tombé,  vers  le  milieu  du  xyiii*-'  siècle,  à  /|0,000,  après 
une  lamentable  série  d'éruptions  volcaniques,  d'épidémies,  de  fa- 
mines, et  par  l'inévitable  eflet  d'un  désastreux  monopole  com- 
mercial. Le  gouvernement  danois  a  de  nos  jours  triomphé  de  cette 
décadence  par  d'intelligentes  mesures  :  la  loi  du  15  avril  1854 
a  cniièremcnt  affranchi  le  commerce  islandais  en  l'ouvrant  sans 
restrictions  aux  négocians  de  tous  pays.  L'Islande  a  obtenu  tout 
ce  qu'elle  pouvait  souhaiter  de  garanties  pour  son  indépendance 
autonome;  la  visite  récente  de  Christian  IX  a  de  plus  ranimé  les 
sentimens  de  fidélité  et  d'attachement  que  l'île  a  toujours  témoi- 
gnés à  l'égard  de  la  dynastie  et  de  la  nation  danoises.  Le  progrès 
des  communications  et  celui  des  sciences  paraissent  devoir  déve- 
lopper sur  une  vaste  échelle  les  importantes  ressources  dont  fut 
doté  un  sol  moins  ingrat  qu'il  ne  semble.  Déjà  l'esprit  d'entreprise 
s'est  tourné  vers  la  grande  île  du  nord;  déji  il  commence  d'y  ame- 
ner les  capitaux,  il  y  ouvrira  des  roules,  il  exploitera  ces  minerais 
et  multipliera  ces  richesses. 

Quel  que  puisse  être  cependant  l'attrait  de  pareilles  perspectives, 
jamais  sans  doute  l'Islande  ne  retrouvera  d'aussi  brillantes  destinées 
que  celles  qui  lui  échurent  du  x*"  à  la  fin  du  xiii^  siècle.  Elle  remplit 
alors  un  rôle  dont  nos  livres  ont  le  tort  de  ne  pas  parler,  mais  qui  a 
sa  place  marquée  dans  l'histoire  générale.  Ce  rôle,  on  peut  le  défi- 
nir sans  paradoxe  en  disant  que  l'Islande,  république  florissante  pen- 
dant plus  de  trois  cents  ans,  a  été  durant  cette  période  une  primitive 
étape  pour  certains  élémens  de  la  civilisation  de  l'Europe  moderne. 
Quand  la  prédication  du  christianisme  au  x®  siècle  envahit  la  pénin- 
sule Scandinave,  et  qu'en  même  temps,  dans  chacun  des  états  dont 
elle  se  composait,  un  mouvement  de  centralisation  s'accomplit  au 
profit  de  l'autojité  royale,  la  société  païenne  et  indépendante  du  nord, 

(1)  D'Islande  venaient  jadis  les  gerfauts  que  le  roi  de  Danemark  offrait  chaque  an- 
née, jusque  sous  Louis  XVI,  pour  la  fauconnerie  des  rois  de  France. 


LA    SAGA    DE    ^•IAL.  115 

douée  encore  d'une  réelle  énergie,  s'indigna  et  lutta.  Le  nouveau  culte 
et  le  pouvoir  royal  restèrent  définitivement  vainqueurs;  mais  beau- 
coup de  chefs  de  famille,  principaux  représentans  d'une  aristocratie 
païenne  à  la  fois  politique  et  religieuse,  refusèrent  de  se  soumettre; 
rassemblant  autour  d'eux  parenté  et  clientèle,  ils  quittèrent  leurs 
domaines  pour  chercher  au  loin  quelque  asile  inviolable.  Ils  s'em- 
barquèrent, et  l'île  que  de  récentes  navigations  avaient  découverte 
leur  servit  de  refuge.  Ils  y  établirent  sans  peine  un  gouvernement 
durable  résumant  toutes  les  institutions,  les  idées,  les  mœurs  dont 
avait  jusqu'alors  vécu  le  paganisme  Scandinave.  De  même,  sept 
siècles  et  demi  avant  l'ère  chrétienne,  l'antique  Rome  avait  été  un 
asile  pour  les  populations  italiques  dont  elle  devait  reproduire  le 
génie,  de  même  encore,  il  y  a  deux  cent  cinquante  ans,  le  rivage 
oriental  de  l'Amérique  du  INord  servait  d'asile  aux  protestans  an- 
glais, destinés  à  y  transporter  leur  part  de  patrimoine  intellectuel 
et  moral. 

Or  nous  avons  conservé  un  certain  nombre  de  livres  islandais, 
composés  après  l'immigration,  qui  nous  donnent  un  tableau  presque 
complet  de  la  nouvelle  société  établie  dans  l'île,  et  par  conséquent 
aussi  de  la  société  antérieure  qui  avait  servi  de  modèle.  Restituons 
à  l'aide  de  ces  livres  la  civilisation  Scandinave  telle  qu'elle  était 
avant  la  conversion  du  nord  au  christianisme,  et  nous  retrouverons 
sans  doute  quelques  origines  ou  du  moins  quelques  traits  primitifs 
de  notre  propre  civilisation.  Ceux-hà  en  conviendront  sans  peine 
qui  se  rappellent  l'étroite  parenté  entre  les  Scandinaves  et  les  Ger- 
mains, et  ne  refusent  pas  d'apercevoir,  cà  côté  de  la  source  romaine, 
la  source  germanique  des  principales  sociétés  modernes.  L'intéres- 
sante et  heureuse  diversité  de  caractère  et  d'intelligence  qui  règne 
en  Europe  remonte,  entre  autres  causes,  à  la  dualité  d'influence 
qui  s'est  produite  au  commencement  du  moyen  âge,  quand  les 
peuples  de  notre  continent  se  sont  distingués  et  formés,  —  les  uns 
sous  la  direction  du  génie  classique,  à  la  double  école  de  la  civili- 
sation romaine  ou  grecque  presque  non  interrompue  et  du  christia- 
nisme de  bonne  heure  accepté,  —  les  autres  sous  l'inspiration  de 
ce  différent  génie  qu'on  appellera  comme  on  voudra,  germanique, 
anglo-saxon,  barbare,  mais  dont  il  ne  faut  pas  contester  l'existence 
ni  l'action,  puisqu'il  a  enfanté  des  lois,  des  institutions,  disons 
plus,  des  idées  et  des  sentimens  assez  profonds  et  vivaces  pour 
avoir  laissé  jusqu'en  notre  temps  des  traces  persistantes.  S'il  est 
incontestable  que  les  mêmes  idées  intellectuelles,  morales,  politi- 
ques, religieuses  même,  n'ont  jamais  cessé  d'être  différemment 
comprises  et  d'être  comme  aperçues  sous  un  autre  angle  à  Londres 
et  à  Rome,  en  France  et  en  Allemagne,  en  Hollande  et  en  Espagne, 
les  origines  historiques  expliquent  en  grande  partie  ces  dissem- 


116  REVUE   DES    DEUX   MOiNDES. 

blances,  les  nations  du  midi  s'étant  conservées  plus  fidèles  aux 
traditions  classiques,  celles  du  nord  ayant  offert  en  commun  d'au- 
tres traits,  qu'on  retrouve  chez  les  Germains  dont  elles  sont  issues, 
toutes  d'ailleurs  ayant  subi  en  d'inégales  proportions,  par  un  si 
long  mélange  entre  elles,  par  l'action  du  christianisme,  par  dix 
autres  causes,  la  double  influence  que  nous  venons  de  signaler.  Ce 
qu'a  été  pour  la  France,  pour  l'Angleterre,  l'alluvion  romaine,  de 
savans  travaux  l'ont  suffisamment  montré,  et  à  vrai  dire  sans  trop 
de  peine;  il  est  plus  difficile  de  distinguer  le  reste,  c'est-à-dire  ce 
qui  provient  directement  de  la  source  barbare  dans  certaines  ré- 
gions de  la  patrie  et  de  l'intelligence  française,  ou  bien  dans  la 
civilisation  britannique,  si  profondément  originale.  Les  livres  du 
nord,  qui  nous  ont  gardé  quelques  souvenirs  de  ce  que  furent  en 
Scandinavie  les  temps  antérieurs  aux  influences  venues  du  conti- 
nent, doivent  nous  éclairer  à  cet  égard. 

Les  ouvrages  de  l'ancienne  littérature  islandaise  qui  nous  ont  été 
conservés  sont  principalement  de  deux  sortes  :  il  y  a  surtout  des 
sagas  et  des  lois.  Les  sagas  sont  pour  la  plupart  de  simples  récits 
biographiques,  des  clifoniques  de  famille,  rédigées  dans  cette 
langue  norrdne  qui  a  été  jusqu'au  xiv«  siècle  la  langue  commune  de 
tout  le  nord,  et  de  laquelle  se  sont  formés  les  idiomes  de  la  Scandi- 
navie actuelle.  Des  lois  nous  avons  plusieurs  recueils,  entre  autres 
celui  qu'on  a  intitulé  dès  un  temps  très  ancien  le  Gragds,  c'est-à-dire 
Voie  grise,  terme  qui  désigne  les  vieilles  gens  ou  les  vieux  monu- 
mens.  11  va  de  soi  que  la  comparaison  entre  les  textes  législatifs  et 
les  narrations  historiques  est  un  moyen  de  contrôle  et  une  source 
de  lumière.  La  saga  de  Niai  en  particulier  nous  montre  la  société 
islandaise  déjà  toute  formée  et  au  moment  même  oij  elle  va,  après 
avoir  énergiquement  résisté,  se  soumettre,  elle  aussi,  au  christia- 
nisme. C'est  en  d'autres  livres  islandais,  comme  les  Scliedœ  ou  ta- 
blettes d'Are  Frode,  le  Landnama-Bok  et  la  Laxdœla-Sagn,  qu'il 
faudrait  aller  chercher  le  commencement  de  cette  histoire,  le  récit 
de  l'immigration,  dont  nous  n'avons  à  donner  ici  que  les  principaux 
traits. 

L'Islande  paraît  avoir  été  connue  et  quelque  peu  habitée  pour 
la  première  fois  par  des  ermites  venus  d'Ecosse  ou  d'Irlande;  les 
pirateries  Scandinaves,  en  même  temps  qu'elles  les  empêchèrent 
sans  doute  d'y  appeler  des  colons  ou  d'y  faire  eux-mêmes  de  nom- 
breux établissemens,  retrouvèrent  leurs  faibles  traces.  Le  bruit 
s'étant  répandu  en  Norvège  qu'il  y  avait  en  mer,  vers  l'ouest,  une 
grande  île  souhaitable  et  déserte,  le  Norvégien  Floki  résolut  de  s'y 
rendre.  A  défaut  de  boussole,  il  prit  pour  se  diriger  trois  corbeaux 
consacrés  aux  dieux.  Après  avoir  franchi  les  Shetland,  puis  les 
Féroe,  il  lâcha  le  premier  de  ces  corbeaux,  qui  s'envola  en  arrière 


LA    SAGA    DE    MAL.  11' 


pour  rejoindre  le  rivage  qu'on  venait  de  quitter;  le  second,  quelque 
temps  après,  plana  un  peu  au-dessus  du  navire,  puis  revint  s'y 
abattre;  plus  tard  enfin,  le  troisième  s'envola  droit  en  avant  et  ne 
reparut  pas  :  en  suivant  la  direction  de  son  vol,  Floki  rencontra  la 
terre,  et  c'est  lui  qui  donna  à  cette  île  le  nom  de  Terre  de  glace, 
is-îand.  Toutefois  les  premiers  vrais  colons  furent  en  874  Ingolf 
et  Leif,  deux  exilés  fuyant  la  Norvège  après  un  meurtre  exécuté  en 
commun.  Criminels  et  pirates  ne  faisaient  alors  que  frayer  la  voie 
à  ce  que  nous  pouvons  réellement  appeler  les  émigrés  politiques. 
Le  milieu  du  ix'  siècle  avait  vu  à  la  fois  le  moment  de  la  plus  grande 
expansion  des  races  Scandinaves,  un  mouvement  de  concentration 
monarchique  dans  chacune  des  parties  principales  de  la  péninsule, 
et  les  premiers  efforts  de  la  prédication  chrétienne  dans  l'extrême 
nord.  Ceux  des  chefs  norvégiens  qui  ne  se  résignaient  pas  à  une 
double  défaite,  politique  et  religieuse,  s'en  allèrent  prendre  posses- 
sion de  l'Islande.  Il  est  naturel  de  penser  que  les  dispositions  par 
eux  observées  dans  ces  solennelles  circonstances  rappelaient  d'an- 
ciennes et  traditionnelles  coutumes,  sans  doute  pratiquées  quand 
les  peuples  du  nord  avaient,  de  quelque  part  qu'ils  vinssent,  fait 
en  Europe  leur  primitive  invasion.  Le  chef  de  famille,  nous  dit  le 
Landnama-Bok,  emportait  avec  lui  quelques  mottes  de  la  terre  qui 
avait,  dans  son  ancienne  patrie,  supporté  son  autel.  Il  prenait  aussi, 
racontent  ces  vieux  livres,  les  deux  montans  du  haut  siège  qui, 
dans  sa  demeure,  lui  était  exclusivement  réservé;  les  extrémités  de 
ces  montans  étaient  sculptées  et  représentaient  les  têtes  des  princi- 
paux dieux,  de  sorte  qu'on  voyait  en  eux  à  la  fois  des  symboles 
de  l'autorité  paternelle  et  de  religieux  emblèmes.  Dès  que  le  na- 
vire était  en  vue  des  côtes,  l'émigrant  les  jetait  à  la  mer,  et  là 
01^1  la  mer  les  faisait  échouer  il  abordait  et  s'établissait,  comme 
par  la  volonté  divine.  A  peine  débarqué,  le  nouvel  arrivant  pre- 
nait possession  du  sol,  soit  en  allumant  sur  la  côte  un  grand  feu 
dont  les  rayons,  aussi  loin   qu'ils  se  prolongeaient,  marquaient 
l'étendue  de  son  domaine,  — soit  en  chevauchant,  une  torche  brû- 
lante à  la  main,  dans  un  sens  opposé  au  cours  apparent  du  so- 
leil, pour  tracer  en  un  jour  sa  future  frontière,  —  soit  en  lançant  à 
travers  le  pays  une  flèche  enflammée,  — soit  en  marquant  sur  les  ro- 
chers des  signes  que  la  loi  saurait  plus  tard  reconnaître  et  défendre. 
On  construisait  ensuite  la  maison  du  chef  et  le  temple  commun, 
près  duquel  était  bientôt  institué  le  tribunal.  Les  livres  que  nous 
avons  cités  permettent  de  saisir  dans  ses  principaux  traits  cette  so- 
ciété naissante.  Elle  n'a  pas  de  peine  à  se  former,  puisque  c'est  la 
copie  d'une  société  antérieure  transportée  de  toutes  pièces  dans 
une  autre  contrée.  Des  changemens  interviennent  toutefois  au  mi- 
lieu de  circonstances  nouvelles  :  une  république  aristocraiique  rem- 


118  REVCE   DES    DEUX   MONDES. 

place  en  Islande  les  royautés  féodales  de  Norvège;  la  saga  de  Niai 
va  nous  montrer  cet  organisme  en  pleine  activité  pendant  une  pé- 
riode uhf^rieure. 

Celte  chronique  nous  a  été  conservée  en  plusieurs  manuscrits 
que  possède  aujourd'hui  la  bibliothèque  de  l'université  de  Copen- 
hague. Le  plus  ancien  de  ces  manuscrits  paraît  dater  seulement,  il 
est  vrai,  du  xiii*  siècle;  mais  plusieurs  raisons  permettent  d'attri- 
buer à  la  rédaction  de  la  saga  une  date  antérieure,  probablement 
la  fin  du  XI*  siècle.  D'abord  le  style  en  paraît  être  du  même  temps 
que  celui  de  l'annaliste  Are  Frode,  né  en  1008  et  mort  en  1148. 
Puis  plusieurs  personnages  qui  vivaient,  suivant  Are  Frode,  à  la  fin 
du  XI*  siècle,  sont  cités  dans  la  saga  de  Niai  comme  contemporains. 
ScTRmund  le  Sage,  un  des  rédacteurs  de  la  nouvelle  Edda,  et  qui 
vint  étudier  à  l'université  de  Paris  dans  la  seconde  moitié  de  ce 
siècle,  y  est  nommé;  la  généalogie  de  sa  famille  même  y  est  don- 
née avec  beaucoup  de  soin.  A  Sécmund  toutefois  s'arrêtent  ces  indi- 
cations :  la  saga  ne  désigne  ni  son  fils  ni  son  petit-fils,  devenus 
cependant,  eux  aussi,  des  personnages  célèbres  en  Islande.  Sae- 
mund  habitait,  on  le  sait  d'ailleurs,  la  région  de  l'île  où  se  sont 
passés  les  événemens  que  la  saga  raconte;  il  descendait  de  quel- 
ques-uns des  héros  impliqués  dans  le  récit.  Toutes  ces  circon- 
stances réunies  paraissent  autoriser  la  conjecture  émise  par  Pierre 
trasme  Millier  dans  son  excellente  Bibliothcque  des  sagas^  et  sui- 
vant laquelle  il  faudrait  attribuer  la  rédaction  de  la  saga  de  Niai  à 
ScTmund  lui-même,  né  en  105(5  et  mort  en  113.'î. 

Rédigée  vers  la  fin  du  xi*  ou  dans  le  premier  tiers  du  xii*  siècle, 
la  saga  de  Niai  remonte  d'un  siècle  encore  dans  le  cours  de  ses 
récits.  C'est  ce  qui  arrive  volontiers  pour  ces  monumens  d'une 
littérature  primitive.  L'écriture  n'a  été  d'un  usage  fréquent  et  fa- 
cile dans  le  nord  qu'après  l'introduction  du  christianisme,  en  l'an 
1000  environ.  Des  clercs,  des  scribes  érudits  se  mirent  bientôt  à 
rédiger  pour  la  première  fois  ces  traditions,  ces  légendes,  ces  lois 
que  jusqu'alors  les  scaldes,  les  narrateurs  populaires,  les  magis- 
trats s'étaient  transmises  par  la  parole,  le  chant  ou  la  récitation 
publique.  Une  telle  origine  n'est  pas  pour  ces  monumens  d'histoire 
une  cause  d'inexactitude  ni  de  mensonge.  Dans  les  réunions  en 
commun,  à  la  fin  des  repas,  à  l'occasion  des  funérailles,  chaque 
famille  voulait  qu'on  rappelât  la  série  des  hauts  faits  par  où  ses 
principaux  membres  s'étaient  distingués.  Si  la  flatterie  d'un  scalde 
nclinait  à  trop  dépasser  les  limites  de  la  vérité,  la  présence  de  se 
rivaux  le  contenait;  chacun  connaissait  d'ordinaire,  dans  une  société 
si  peu  nombreuse,  outre  les  personnes,  les  circonstances  et  les 
lieux;  peut-être  ne  se  glissait-il  de  fictions  que  celles  qui  étaient  de 
nature  à  être  admises  par  la  crédulité  commune.  Pour  ce  qui  est 


LA   SAGA   DE   MAL.  119 

de  la  sac'a  de  Niai,  quelques  écrits  d'annalistes  islandais  qui  nous 
sont  restés,  et  les  témoignages  de  plusieurs  autres  sagas,  servent  à 
en  contrôler  la  chronologie  et  les  principales  assertions.  Les  per- 
sonnages qu'elle  met  en  scène,  les  épisodes  principaux  qu'elle  ra- 
conte figurent  en  d'autres  récits.  Les  fragmens  en  vers  dont  l'ou- 
vrage est  entrecoupé  ont  été  composés  par  deux  des  héros  de  la 
saga  qu'on  connaît  d'autre  part  comme   des  scaldes  renommés. 
Nous  avons  enfin  une  preuve  directe  d'authenticité  dans  cette  cir- 
constance remarquable,  que  presque  toutes  les  formules  de  droit 
citées  dans  les  nombreux  procès  que  rapporte  la  saga  se  retrouvent 
textuellement  dans  le  recueil  de  lois  islandaises  contemporaines  que 
nous  avons  désigné  sous  le  nom  de  Gragas;  la  procédure  est  ici  et 
là  entièrement  la  même,  de  sorte  que  ces  deux  monumens  se  con- 
trôlent et  se  complètent,  le  code  nousVlonnant  le  texte  formel  et 
sec  des  prescriptions,  des  formalités,  des  lois  dont  la  saga  nous 
présente  en  action  et  dans  l'application  pratique  le  vivant  com- 
mentaire. La  période  comprise  dans  le  récit  va  de  l'année  970  à 
l'année  1017;  l'introduction  du  christianisme,  vers  l'an  1000,  figure 
par  plusieurs  chapitres  vers  la  fin.  Rédigée  après  la  conversion  de 
l'Islande  et  par  un  prêtre,  la  saga  de  Niai  n'en  est  pas  moins  un 
monument  des  mœurs  et  des  institutions  païennes;  par  ses  souve- 
nirs, ses  allusions,  ses  retours,  elle  nous  permet  de  remonter  à  une 
date  encore  supérieure  à  celle  qui  marque  le  connncncement  de 
sa  narration. 

Une  traduction  anglaise  de  cette  saga  par  M.  Dasent  a  fort  bien 
réussi ,  depuis  quinze  ans,  au-delà  du  détroit.  On  ne  s'en  étonne 
pas  si  l'on  songe  que  le  génie  britannique  est  fort  voisin ,  par  ses 
origines  historiques,  intellectuelles  et  morales,  du  primitif  génie 
Scandinave.  Une  traduction  française  obtiendrait  probablement  chez 
nous  moins  de  lecteurs.  Ces  chroniques  de  famille  s'asservissent  à 
l'ordre  généalogique,  de  sorte  que  le  rédacteur,  lorsqu'il  vient  à 
nommer  un  de  ses  héros,  se  croit  obligé  d'énumérer  ses  aïeux,  de 
dire  les  actions  de  son  père,  puis  celles  du  père  de  son  père,  de 
manière  à  compliquer  de  mille  sèches  digressions  la  trame  de  son 
récit.  Ce  n'est  pas  que  l'imagination  fasse  défaut;  elle  y  a  seule- 
ment un  tour  différent  de  celui  qui  nous  est  habituel  :  pas  de  des- 
criptions de  nature,  nulle  généralité  de  sentimens  et  d'idées,  une 
suite  indéfinie  de  traits  individuels  bien  saisis,  non  pas  unique- 
ment à  la  surface,  mais  dans  le  vif  et  quelquefois  tout  près  du 
cœur;  du  reste  une  ignorance  complète  de  la  rhétorique,  des  vues 
pénétrantes,  souvent  une  plaisanterie  spontanée,   froide,  courte, 
mais  acérée  et  laissant  sa  marque.  Le  lecteur  attentif  retrouve  ici  le 
humour  anglais,  et  certaines  pages  font  penser  à  Shakspeare.  Pour 
qui  a  la  patience  de  suivre  attentivement  le  narrateur  à  travers  ses 


120  REVUE   DES    DEUX    MONDES, 

méandres,  l'observation  morale  est  constante,  pas  un  caractère  ne 
se  clément.  11  est  vrai  que  cette  observation  morale  n'est  pas  mise 
en  relief  par  quelque  procédé  d'artiste;  elle  ressort  de  l'action  même, 
et  rà  et  là  de  quelques  scènes  retracées  avec  une  habileté  peut- 
être  inconsciente. 

La  saga  de  Niai  est  un  ouvrage  étendu;  elle  comprend,  dans  l'é- 
dition originale,  près  de  300  pages  in-quarto.  Elle  a  été  traduite  du 
norrène  en  latin  et  en  danois,  et  il  y  a  quelques  années  en  an- 
glais, disions-nous.  Elle  reste  cependant,  même  dans  la  meilleure 
traduction,  diiïicile  h  lire;  il  est  malaisé  d'en  prendre  une  idée  gé- 
néi-ale  sans  en  avoir  achevé  une  assez  longue  étude.  Essayons,  cette 
étude  une  fois  faite,  d'en  rendre  compte;  à  la  condition  d'émonder 
beaucoup  de  broussailles,  nous  distinguerons  les  clairières,  nous 
découvrirons  les  horizons  lointains, 

I, 

Nous  sommes  à  la  fin  du  x^  siècle,  en  plein  paganisme  Scandi- 
nave, car  il  est  facile  d'écarter  les  rares  expressions  chrétiennes  du 
texte  ajoutées  par  le  rédacteur  de  la  saga.  La  scène  est  dans  cette 
contrée  sud-ouest  de  l'Islande  où  se  trouve  aujourd'hui  la  capitale; 
c'est  la  région  de  l'île  le  moins  maltraitée  de  la  nature,  celle  que 
les  colons  Scandinaves  du  ix«  siècle  sont  venus  habiter  de  préfé- 
rence, celle  où  plusieurs  lieux  sont  restés  célèbres  par  les  épisodes 
importans  qui  s'y  sont  accomplis.  De  même  que  les  personnages 
désignés  sont  authentiques,  et  toutes  ces  aventures  réelles,  sauf 
quelques  traits  de  superstitions  légendaires,  de  même  les  noms 
géographiques  dont  ces  chroniques  abondent  se  retrouvent  sur  les 
cartes  :  tout  concourt  à  démontrer  que  la  saga  de  INial  est  un  mo- 
nument digne  d'une  sérieuse  attention,  sur  les  données  duquel  peu- 
vent s'appuyer  à  la  fois  les  conclusions  historiques  et  les  observa- 
tions morales. 

La  narration  commence  par  deux  épisodes  qui  sont,  à  vrai  dire, 
l'introduction  de  la  saga,  l'exposition  du  drame  dont  les  scènes 
se  développeront  plus  tard.  Les  deux  premiers  mariages  d'Halgerda 
et  la  sinistre  issue  de  ces  unions  nous  font  connaître  tout  de  suite  la 
décevante  figure  et  nous  font  pressentir  le  fatal  prestige  de  l'héroïne, 
dont  le  troisième  mariage  engagera  des  rivalités,  des  haines,  des 
procès,  de  tragiques  désastres,  matière  de  ces  récits. 

Il  y  avait  un  homme  qui  s'appelait  Hauskuld  et  qui  habitait  à 
Hauskuldstad,  dans  le  Laxardal.  Son  frère,  nommé  Hrut,  habitait  à 
Hrutstad,  dans  la  même  vallée.  Il  arriva  qu'un  jour  Hauskuld  réu- 
nissait des  amis  à  une  fête,  et  son  frère  était  assis  auprès  de  lui. 
Hauskuld  avait  une  petite  fille  nommée  Ilalgerda,  qui,  pendant  ce 


LA    SAGA    DE   NIAI.  121 

temps,  jouait  sur  le  plancher  avec  d'autres  enfans.  Elle  était  déjà 
belle,  et  ses  cheveux,  doux  comme  la  soie,  étaient  si  longs  qu'ils 
tombaient  plus  bas  que  sa  taille.  Hauskuld  l'appela  et  dit  à  Hrut  : 
«  Que  te  semble  de  cette  enfant?  N'est-elle  pas  belle?  »  Hrut  ne 
répondit  pas.  Hauskuld  répéta  sa  question;  Hrut  dit  alors  :  «  Oui 
certes,  elle  est  belle,  d'une  beauté  qui  sera  funeste  à  plus  d'un.  Je 
ne  sais  d'où  ces  yeux  perfides  se  sont  glissés  dans  notre  famille.  » 
Cette  réponse  mécontenta  Hauskuld,  et  pendant  quelque  temps  il 
y  eut  du  froid  entre  son  frère  et  lui. 

Halgerda  crût  en  âge;  elle  devint  une  très  belle  jeune  fille  de 
haute  taille,  mais  elle  était  âpre  et  dure  de  cœur.  Son  père  nourri- 
cier s'appelait  Thiostolf.  Issu  d'une  famille  des  îles  du  sud,  il  était 
fort  et  habile  à  manier  les  armes;  il  avait  tué  plusieurs  hommes 
sans  payer  d'amende  pour  aucun;  on  croyait  qu'il  n'avait  pas  con- 
tribué à  modérer  l'humeur  d'Haï gerda. 

n  y  avait  un  homme  appelé  Thorvald,  fils  d'Osvif;  il  possédait  les 
îles  des  Ours,  dans  le  Bredefiord;  il  en  tirait  du  grain  et  une  bonne 
pèche.  Thorvald  était  brave  et  généreux,  mais  prompt  et  brusque. 
Un  jour  qu'il  parlait  de  mariage  avec  son  père  et  rejetait  tous  les 
partis  d'alentour  :  «  Songerais-tu,  lui  dit  Osvif,  à  la  fille  d'Haus- 
kuld,  Halgerda?  —  Oui,  je  veux  la  demander.  —  Ce  mariage  ne 
convient  ni  pour  elle  ni  pour  toi  :  elle  est  volontaire,  tu  es  opi- 
niâtre et  inflexible.  —  J'en  veux  faire  l'épreuve  cependant;  il  ne 
servirait  à  rien  de  vouloir  m'en  empêcher.  —  Qu'à  cela  ne  tienne! 
le  risque  est  pour  toi  seul.  »  Hs  partirent  bientôt  pour  aller  faire  la 
demande.  Arrivés  à  Hauskuldstad,  ils  furent  bien  reçus;  mais  Haus- 
kuld leur  répondit  :  a  Je  veux  en  agir  loyalement  avec  vous.  Ma 
fille  est  d'humeur  peu  traitable;  pour  ce  qui  est  de  sa  beauté,  vous 
pouvez  en  juger  vous-mêmes.  »  Thorvald  répondit  :  «  Fixez  les  con- 
ditions; son  humeur  ne  me  fera  pas  changer  d'avis.  »  Alors  ils  firent 
leurs  conventions  sans  qu'on  eût  consulté  Halgerda,  car  son  père 
avait  hâte  de  la  voir  mariée.  Quand  elle  apprit  ce  qui  avait  été  con- 
clu :  «  Tu  ne  m'as  jamais  aimée,  dit-elle  à  son  père;  je  ne  trouve 
pas  cette  alliance  à  la  hauteur  de  ce  que  tu  m'avais  promis.  »  Et  en 
tout  elle  témoigna  qu'elle  se  tiendrait  pour  mal  mariée.  «  Je  ne 
souffrirai  pas,  répondit  son  père,  que  ton  orgueil  fasse  obstacle  à 
mes  desseins;  et,  si  nous  ne  pouvons  tomber  d'accord,  ma  volonté 
s'accomplira,  non  la  tienne.  »  Elle  alla  trouver  son  père  nourricier, 
lui  raconta  ce  qui  était  résolu  et  qu'elle  en  était  désespérée;  Thios- 
tolf lui  répondit  :  «  Prends  courage,  tu  seras  mariée  une  seconde 
fois,  et  alors  on  te  demandera  ton  avis.  »  H  n'y  eut  pas  un  mot  de 
plus  entre  eux;  Hauskuld  partit  pour  aller  faire  ses  invitations  à  la 
fèie  des  noces.  Ce  jour  venu,  Halgerda  s'assit  à  la  place  d'honneur, 
et  se  montra  comme  une  joyeuse  fiancée  ;  mais  Thiostolf  lui  parlait 


122  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sans  cesse,  d'une  façon  qui  paraissait  étrange  aux  assistans.  La 
fête  s'acheva.  Ilauskuld  ne  fit  pas  attendre  le  paiement  de  la  dot 
de  sa  fille  ;  il  dit  à  Urut ,  son  frère  :  «  Ne  ferai-je  point  quelques 
présens  en  plus?  »  lïrut  lui  répondit  :  «  Non,  cela  suffit  mainte- 
nant; le  jour  pourra  venir  où  tu  auras  encore  à  payer  au  sujet 
d'IIalgerda.  » 

Thorvald  partit  api  es  la  noce  pour  retourner  chez  lui  avec  sa 
jeune  femme;  le  soir,  Jlalgerda  s'assit  auprès  de  lui,  mais  elle  fit 
placer  Thiostolf  de  l'autre  côté  près  d'elle.  Thiostolf  et  Thorvald 
échangèrent  peu  de  paroles  ensemble  cet  hiver-là. 

Ilalgerda  était  à  la  fois  prodigue  et  câpre  :  il  lui  fallait  tout  ce 
qu'elle  voyait  aux  autres  dans  le  voisinage,  et  tout  ce  qu'elle  avait 
entre  ses  mains,  elle  le  gaspillait.  Aussi,  quand  vint  le  printemps, 
les  provisions  manquèrent.  Ilalgrrda  vint  à  Thorvald  et  lui  dit  : 
«  11  ne  s'agit  pas  de  rester  ainsi  tranquille  dans  ta  maison,  car  voici 
que  la  farine  et  le  poisson  sec  font  défaut.  —  Je  n'ai  pas,  répondit 
Thorvald,  fait  la  provision  moindre  cette  année,  et  elle  a  toujours 
suffi  jusqu'à  l'été.  —  Qu'y  puis-je  faire,  reprit-elle,  si  vous  viviez, 
ton  père  et  toi,  comme  deux  ladres?  »  Thorvald  irrité  la  frappa  ru- 
dement au  visage,  puis  il  appela  ses  hommes,  et  ils  s'en  allèrent 
aux  îles  chercher  du  poisson  sec  et  de  la  farine.  Pendant  ce  temps 
Ilalgerda  s'assit  devant  sa  porte;  elle  paraissait  fort  abattue.  Quand 
vint  Thiostolf,  il  remarqua  les  traces  que  portait  son  visage  :  «  Qui 
t'afait  ce  mauvais  coup?  dit-il.  —  Mon  mari,  et  tu  n'étais  pas  làpour 
me  secourir;  peut-être  d'ailleurs  n'as-tu  nul  souci  de  moi!  —  Je 
ne  savais  rien  de  cela,  reprit-il,  mais  je  vais  te  venger.  »  Il  courut 
aussitôt  au  rivage  et  prit  un  bateau  à  six  rames.  11  avait  en  main  sa 
grande  hache  à  la  poignée  de  fer.  Arrivé  aux  îles,  il  y  trouva  Thor- 
vald occupé  à  charger  les  provisions  que  ses  gens  lui  apportaient; 
il  sauta  dans  son  bateau,  mit  la  main  avec  lui  au  travail,  et,  après 
un  moment  :  «  Tu  ne  vas  ni  vite  ni  bien  à  la  besogne,  dit-il.  — 
Crois-tu  faire  mieux?  dit  Thorvald.  —  H  y  a  du  moins  une  chose 
que  je  ferai  mieux.  Mal  mariée  est  la  femme  que  tu  as  prise,  et  il 
est  temps  que  je  vous  sépare.  »  En  entendant  ces  mots,  Thorvald 
saisit  un  couteau  de  pêche;  mais  Thiostolf  avait  levé  sa  hache  qui, 
en  retombant,  déchira  le  bras  et  fit  tomber  l'arme.  D'un  second  coup 
de  hache,  il  frappa  la  tête  de  Thorvald,  qui  expira.  Tout  aussitôt 
Thiostolf  se  pencha  ..v,-c  Ju  bateau  ,  en  défonça  deux  planches,  et 
sauta  sur  sa  barque.  Au  moment  où  les  hommes  de  Thorvald  arri- 
vaient, la  sombre  mer  avait  englouti  l'esquif  et  le  cadavre;  ils  com- 
prirent bien  ce  qui  s'était  passé,  mais  Thiostolf  s'éloignait  à  force 
de  rames  sous  leurs  malédictions.  Quand  il  revint  en  brandissant  sa 
hache,  Halgerda  était  assise  au  dehors  :  «  Ton  arme  est  sanglante, 
dit-elle;  qu'as-tu  fait?  —  J'ai  fait  de  telle  sorte  que  tu  seras  ma- 


LA    SAGA    DE    MAL.  123 

liée  une  seconde  fois.  —  Yeux- tu  dire  que  Thorvald  est  mort  ?  — 
Oui,  et  maintenant  songe  à  ma  sûreté.  —  J'y  songe.  Ya-t'en  vers 
le  Biôrnsfiord,  cliez  mon  parent  Svan.  Il  te  recevra  à  bras  ouverts, 
et  il  est  assez  puissant  pour  que  personne  n'aille  te  chercher  là.  » 

Tel  est  le  premier  mariage  d'Halgerda;  le  second  commence  en 
de  tout  autres  circonstances  pour  finir  de  même  ou  plus  tragique- 
ment encore.  Elle  est  recherchée  de  nouveau  pour  sa  beauté  et 
malgré  de  fâcheux  pressentimens.  Elle  paraît  à  la  réunion  de  fa- 
mille,  et  la  saga  décrit  avec  soin  son  costume  :  manteau  bleu, 
jupe  rouge,  ceinture  aux  boucles  d'argent  et  longs  cheveux  épars; 
elle  s'engage  cette  fois  de  son  plein  gré,  elle  aime,  et  les  premiers 
temps  de  son  mariage  sont  heureux  :  la  naissance  d'une  fille  en  est 
le  gage.  Pourtant  le  père  nourricier  Thiostolf,  d'abord  éloigné,  re- 
paraît; elle  obtient  qu'on  l'admette,  sauf  à  lui  ordonner,  il  est  vrai,  de 
se  tenir  d'abord  à  l'écart.  Ce  n'en  est  pas  moins  à  son  sujet  que  s'en- 
gagent bientôt  entre  les  deux  époux  maintes  disputes,  dans  une  des- 
quelles Halgerda  reçoit  de  son  second  mari  un  outrage.  —  Il  la 
frappa  de  sa  main  au  vi-age,  dit  la  saga;  Halgerda  l'aimait,  elle  resta 
désespérée  et  toute  en  pleurs.  Thiostolf  se  présenta  :  «  Ne  me  venge 
pas,  dit-elle,  ne  te  mêle  pas  de  nos  affaires!  »  Lui  s'en  alla,  grin- 
çant de  dépit.  —  On  prévoit  ce  qui  doit  arriver;  un  jour  que  Thios- 
tolf et  le  mari  d'Halgerda  sont  ensemble  dans  la  montagne  à  la  re- 
cherche du  bétail  égaré,  ils  se  querellent,  et  le  père  nourricier 
commet  un  nouveau  meurtre.  Gela  fait,  il  retourne  vers  Halgerda  ; 
«  Je  ne  sais  ce  que  tu  en  penseras,  dit-il,  je  l'ai  tué.  —  C'tst  toi 
qui  as  fait  le  coup?  —  C'est  moi.  »  Elle  sourit  amèrement,  et  dit  : 
«  Certes  tu  n'es  pas  le  dernier  au  jeu  !  —  Maintenant,  demanda-t-il, 
quel  est  le  plus  sûr  parti  pour  moi?  —  C'est  d'aller  chez  Ilrut,  le 
frère  de  mon  père  :  il  saura  te  recevoir.  —  Je  ne  sais  trop  si  l'avis 
est  bon,  mais  n'importe,  je  suivrai  ton  conseil.  »  11  monta  aussitôt  à 
cheval,  et  arriva  cette  nuit  même  chez  Hrut,  qui  le  tua...  Le  frère  du 
mort  vint  ensuite  demander  à  Ilauskuld  de  lui  payer  une  somme 
pour  ce  meurtre;  Hauskuld  lui  fit  des  présens,  et  ils  se  séparèrent 
bons  amis. 

Assurément  voilà  de  rudes  peintures,  auxquelles  ne  manquent 
parfois  ni  la  vigueur  du  trait,  ni  l'énergie  de  l'expression.  Nous 
sommes  en  présence  de  mœurs  violentes,  qui  comptent  pour  peu  la 
vie  humaine.  La  femme  que  l'auteur  de  la  chronique  met  en  scène, 
la  femme  dont  la  beauté  fascine  et  tue,  offre  un  type  vraiment  bar- 
bare, une  physionomie  sinistre,  que  tempère  toutefois  ce  qu'on  de- 
vine, dans  le  second  récit,  de  sa  propre  douleur;  on  prévoit  les 
malheurs  qui  vont  se  multiplier  autour  d'elle,  et  cela  sans  que  le 
narrateur  nous  l'ait  représentée,  selon  le  modèle  antique,  comme 
victime  d'une  fatalité  extérieure.  Est-ce  pourtant  une  barbarie  obs- 


124  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

cure  et  irrémédiable,  celle  où  nous  voyons  le  mariage  institué  for- 
tement, et  la  femme  en  possession  d'une  influence  que  ses  talens 
ou  ses  passions  peuvent  tantôt  exagérer  et  tantôt  faire  légitimement 
valoir?  Sans  doute  la  coutume  de  la  composition  ou  du  Avehrgeld, 
dont  ces  premiers  épisodes  nous  montrent  déjà  le  fréquent  usage, 
est  la  marque  d'un  état  social  très  imparfait,  puisqu'il  n'imprime  à 
la  peine  aucun  caractère  moral.  Il  faut  noter  cependant  que  par  ce 
trait  déjà  la  société  islandaise  se  rattache  à  tout  un  âge  de  la  civili- 
sation germanique,  pour  laquelle  le  "svehrgeld  a  été  une  étape  vers 
un  progrès  meilleur,  et  une  première  tentative,  quoique  informe  et 
grossière,  pour  obtenir  un  ordre  quelconque  et  un  commencement 
de  loi.  Il  y  a  ici  d'ailleurs  autre  chose  que  le  dédommagement  du 
tort  causé  par  un  meurtre;  la  loi  intervient  en  beaucoup  de  cas 
pour  exercer  une  véritable  répression  au  nom  de  la  justice  offensée  : 
il  y  a  des  tribunaux  pour  punir.  Ces  tribunaux,  il  est  vrai,  ont  bien 
quelque  peine  à  faire  accepter  leur  juridiction,  à  laquelle  les  cou- 
pables tentent  d'échapper,  souvent  avec  succès,  par  la  ruse  ou  par 
de  nouvelles  violences;  mais  ils  subsistent  comme  une  représenta- 
lion  de  l'intérêt  commun ,  qu'ils  seront  chaque  jour  plus  aptes  à 
défendre,  parce  qu'ils  s'appuient,  comme  on  peut  s'en  convaincre 
si  on  en  étudie  la  procédure,  sur  quelques-unes  des  principales  rè- 
gles du  droit,  bien  comprises  et  heureusement  appliquées.  La  saga 
de  Niai  en  offrira  beaucoup  de  témoignages  dans  la  suite  de  ses 
récits  et  au  milieu  des  complications  de  toute  sorte  que  va  enfan- 
ter la  troisième  union  d'IIalgerda. 

Gunnar,  fils  d'Amund,  habitait  à  Illidarende,  vers  la  côte  sud- 
ouest  de  l'Islande.  Gunnar  était  grand  et  fort,  très  habile  aux 
exercices  du  corps  et  des  armes  :  hardi  viking,  il  savait  frapper  de 
l'épée  et  jeter  le  javelot  aussi  bien  de  la  main  gauche  que  de  la 
main  droite.  Lorsqu'il  lançait  un  glaive  en  l'air  pour  le  recevoir  et 
le  lancer  encore,  c'était  avec  une  rapidité  telle  qu'il  semblait  qu'il  y 
en  eût  toujours  trois  ensemble  au-dessus  de  sa  tête.  Excellent  ar- 
cher, il  ne  manquait  jamais  le  but.  Tout  armé,  il  sautait  plus  haut 
que  sa  hauteur,  aussi  loin  en  arrière  qu'en  avant.  Il  nageait  comme 
un  chien  de  mer  et  n'avait  de  rival  à  aucun  jeu;  physionomie 
agréable  d'ailleurs,  nez  fort,  œil  bleu  et  vif,  joues  colorées,  cheve- 
lure épaisse  et  bien  tombante.  Il  était  instruit,  actif,  doux  et  patient, 
fidèle  à  ses  amis,  attentif  à  les  choisir;  il  jouissait  avec  cela  d'une 
fortune  considérable. 

Non  loin  de  là,  à  Bergthorshvol ,  habitait  Niai,  fils  de  Thorgeir, 
fils  de  Thorolf.  11  était  riche  et  beau  de  visage,  mais  sans  barbe. 
Gomme  habile  juriste,  il  n'avait  pas  son  pareil.  Avisé  et  perspicace, 
d'utile  conseil  et  prompt  à  obliger,  quiconque  le  consultait  dans 
l'embarras  trouvait  en  lui  un  sauveur.  Sa  femme,  Bergthora,  était 


LA    SAGA    DE    MAL.  125 

courageuse  et  honnête.  —  Gunnar  et  Niai  étaient  unis  par  les  liens 
d'une  intime  amitié. 

Un  jour  que  Gunnar  sortait  avec  les  siens  de  l'assemblée  publi- 
que, il  vit  venir  à  lui  une  femme  bien  vêtue,  qui  le  salua.  11  s'arrêta 
et  demanda  qui  elle  était,  a  Je  m'appelle  Halgerda,  répondit-elle,  et 
je  suis  fille  d'Hauskuld.  »  Elle  ajouta  qu'elle  entendrait  volontiers 
le  récit  de  ses  récens  voyages  en  Norvège  et  en  Danemark  ;  lui  de 
son  côté  protesta  qu'il  ne  refuserait  pas  une  conversation  avec  elle; 
ils  s'assirent  donc,  et  ils  s'entretinrent  longtemps  ensemble.  Enfin  il 
lui  demanda,  ignorant  ce  qui  s'était  passé  dans  l'île  pendant  sa 
longue  absence,  si  elle  était  mariée;  elle  répondit  que  non,  et  que 
désormais  peu  d'hommes  brigueraient  sa  main.   «  N'y  a-t-il  donc 
personne  d'assez  bon  pour  toi?  —  Ce  n'est  pas  cela,  mais  je  suis 
difficile.  —  Que  dirais-tu  si  j'osais  te  demander?  —  Tu  n'y  songes 
pas.  —  Si  vraiment.  —  En  ce  cas,  va  trouver  mon  père.  »  Gunnar 
se  rendit  aussitôt  vers  Hauskuld,  qui,  avec  Hrut  son  frère,  lui  fit 
bon  accueil.  «  J'y  consens,  répondit  le  père,  si  ta  parole  est  sé- 
rieuse. »  Cependant  Ilrut  dit  :  «  La  partie  ne  me  semble  pas  égale, 
et  je  parlerai  sincèrement.  Tu  es  un  brave  et  généreux  jeune 
homme,  Gunnar,  mais  le  caractère  d'IIalgerda  a  ses  mauvais  côtés, 
nous  ne  voulons  pas  que  tu  sois  trompé  en  rien.  —  C'est  noblement 
dit  à  toi,  répondit  Gunnar;  je  regarderai  toutefois  comme  une  mar- 
que de  peu  d'amitié  de  votre  part  que  vous  ne  me  fassiez  pas  en- 
tendre vos  conditions.  J'ai  parlé  avec  Halgerda,  elle  agrée  ma  de- 
mande. »  Hrut  dit  :  «  Si  tous  deux  vous  souhaitez  cette  union,  vous 
deux  aussi  en  courrez  les  risques.  »  Hrut  expliqua  alors  à  Gunnar  le 
caractère  d'Halgerda;  tout  n'était  pas  bien,  à  la  vérité,  mais  fina- 
lement on  conclut  l'affaire:  Halgerda  vint,  et  s'engagea  d'elle- 
même. 

De  retour  auprès  de  Niai,  Gunnar  lui  annonça  son  mariage.  Son 
ami  en  devint  tout  soucieux.  «  Elle  apportera  ici  beaucoup  de  mal, 
dit-il.  —  Jamais  du  moins  elle  ne  détruira  notre  concorde.  —  U 
s'en  faudra  de  peu.  »  Chaque  hiver,  Gunnar  et  Niai  se  visitaient 
tour  à  tour.  Cette  fois  c'était  à  Gunnar  de  profiter  de  l'hospitalité  de 
son  ami.  Il  alla  donc  avec  sa  femme  à  Bergthorshvol.  Un  jour  Berg- 
thora,  tenant  par  la  main  une  de  ses  brus,  la  conduisit  vers  Hal- 
gerda, qui  était  assise  au  banc  des  femmes.  «  Il  faut  une  place 
pour  celle-ci,  dit-elle.  —Impossible,  répondit  Halgerda,  je  neveux 
pas  être  reléguée  dans  le  coin.  —  N'est-ce  pas  moi  qui  suis  la'maî- 
tresse?  »  dit  alors  Bergthora,  et  elle  fit  asseoir  sa  belle-fille.  Quel- 
ques momens  après,  Bergthora  s'étant  approchée  avec  l'eau  pour 
les  mains,  Halgerda  lui  saisit  le  bras  et  dit  :  «  Yous  vous  convenez 
fort  bien  mutuellement,  Niai  et  toi  :  à  chaque  ongle,  tu  as  un  nœud, 
et  lui  n'a  pas  de  barbe.  —  C'est  possible,  répondit  Bergthora,  mais 


126  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nous  ne  nous  querellons  pas  pour  si  peu;  le  premier  de  tes  trois 
maris  avait  de  la  barbe,  et  cependant  tu  l'as  fait  tuer.  »  Ilalgerda 
dit  en  entendant  ces  paroles  :  «  Il  me  servira  peu  d'avoir  épousé  le 
plus  courageux  des  Islandais  si  tu  ne  venges  ceci,  ô  Gunnar!  » 
Gunnar  à  ces  mots  quitta  la  table,  et  l'entraînant  au  dehors  :  «  Par- 
tons, dit-il;  mieux  valait  rester  à  la  maison  et  ne  pas  venir  chez 
nos  amis.  Je  dois  beaucoup  à  Niai,  et  ne  serai  pas  ton  marteau.  » 
Halgerda  en  sortant  dit  à  Bergthora  :  a  Souviens-toi  que  nous  ne 
serons  pas  quittes  de  la  sorte  !  »  A  quoi  Bergthora  répondit  que  son 
ennemie  tirerait  de  là  peu  d'avantage. 

Niai  et  Gunnar  possédaient  ensemble  une  forêt  qu'à  cause  de 
leur  bonne  entente  ils  laissaient  indivise.  Chacun  des  deux  amis  y 
coupait  selon  ses  besoins  sans  même  en  prévenir  l'autre.  Ilalgerda, 
apprenant  un  jour  qu'un  des  serviteurs  de  Niai,  nommé  Svart,  y 
faisait  du  bois  comme  de  coutume,  appela  son  intendant  Kol,  qui 
était  depuis  longtemps  à  son  service  et  qu'on  redoutait.  Elle  lui 
dit  en  lui  présentant  une  hache  :  «  Je  t'ai  préparé  du  travail  :  va- 
t'en  au  bois,  tu  y  trouveras  Svart.  —  Que  lui  dirai-je?  —  Tu  le 
demandes?  un  meurtrier  comme  toi!  tu  le  tueras.  —  Je  le  ferai, 
mais  je  le  paierai  de  ma  vie.  — As-tu  peur?  Ne  t'ai-je  pas  toujours 
protégé?  J'en  emploierai  un  autre,  si  lu  ne  l'oses  pas.  »  Kol  prit  sa 
hache,  monta  sur  un  des  chevaux  de  Gunnar,  et  se  rendit  au  bois. 
Là  il  mit  i)ied  à  terre,  attacha  son  cheval  et  attendit  que  Svart  fût 
près  de  lui.  Tout  à  coup,  levant  sa  hache  :  «  Il  y  en  a  d'autres  que 
toi,  s'écria-t-il,  pour  bien  abattre  1  »  et  il  le  tua.  Aussitôt  que  Gunnar 
eut  appris  ce  meurtre,  il  s'en  alla  vers  Niai  :  u  Nous  aurons  souvent 
besoin,  dit  celui-ci,  de  nous  rappeler  notre  amitié.  »  Gunnar  paya 
pour  composition  la  somme  fixée  par  Niai,  et  ils  pensèrent  que  cette 
affaire  était  terminée. 

On  pense  bien  que  Bergthora  ne  voulut  pas  être  en  reste  ;  ainsi 
plusieurs  actes  sanglans  se  succédèrent;  des  deux  femmes,  l'esprit 
de  vengeance  se  communiquait  à  leurs  parens  et  à  leurs  serviteurs, 
et,  comme  dans  les  villes  italiennes  du  moyen  âge,  mais  sur  une 
scène  plus  sombre  et  plus  étroite,  les  violences  échangées  entre  les 
deux  familles  répandaient  la  terreur.  Niai  et  Gunnar  seuls,  pendant 
que  tout  s'agitait  autour  d'eux  et  qu'eux-mêmes  étaient  obligés  de 
prendre  une  part  dans  les  entreprises  et  les  passions  des  leurs,  ne 
laissaient  pourtant  pas  s'ébranler  leur  amitié.  Après  chaque  meurtre, 
ils  conféraient  ensemble  et  s'acquittaient  équitablement  l'un  envers 
l'autre,  au  nom  de  leur  parenté  ou  de  leur  clientèle,  des  wehrgelds 
fixés  par  la  loi.  C'était  cette  amitié  si  constante,  supérieure  aux 
haines  privées,  qui  augmentait  la  colère  et  le  dépit  d'Halgerda;  elle 
avait  aimé  Gunnar,  mais  sa  jalousie  l'emportait,  et  son  amour  allait 
se  changer  en  haine,  s'il  ne  se  livrait  pas  entièrement  à  elle.  Le 


LA    SAGA    DE    MAL.  127 

déclin  de  cet  amour,  puis  l'éclat  de  cette  haine,  sont  clairement 
tracés  dans  le  récit  de  la  saga  pour  ceux  qui  s'attachent  à  en  suivre 
patiemment  les  détours. 

Pour  arriver  à  ses  fins  et  répandre  la  discorde,  pour  perdre 
Gunnar  lui-même  avec  Niai  s'il  le  faut,  Halgerda  fait  appeler  pour 
habiter  auprès  d'elle  un  des  siens,  d'assez  mauvais  renom.  «  Il 
n'apportera  rien  de  bon  chez  nous,  dit  Gunnar,  toujours  patient  et 
doux,  malgré  ses  prévisions  fâcheuses;  mais  enfin  je  ne  chasserai 
pas  de  mon  foyer  un  parent  de  ma  femme  :  il  est  mon  parent.  » 
Bientôt  fasciné,  le  nouvel  hôte  devient  le  plus  actif  instrument  de 
la  guerre  entre  les  deux  maisons  :  non -seulement  il  ourdit  les 
complots,  mais,  scalde  habile  et  renommé,  il  provoque  et  insulte 
par  ses  strophes  moqueuses,  qui  courent  le  pays,  les  chefs  ennemis 
et  leur  Niai,  le  héros  sans  barbe,  dont  «  il  fumera  le  menton!  »  En 
vain  Niai  ordonnc-t-il  à  ses  fils  de  mépriser  ces  grossières  injures. 
Un  soir,  quand  il  était  déjà  couché,  il  les  entend  détacher  leurs 
armes  et  seller  leurs  chevaux.  «  Où  allez-vous?  leur  dit-il.  —  Père, 
répond  l'aîné,  nous  allons  rassembler  les  troupeaux!  —  Est-ce  pour 
cela  que  vous  prenez  vos  armes?  Où  allez-vous?  —  Père,  répond  le 
plus  jeune,  nous  allons  pêcher  le  saumon!  —  Eh  bien  donc!  re- 
prend Niai,  qui  comprend  et  cède,  prenez  bien  garde  que  la  proie 
ne  vous  échappe.  »  Elle  ne  leur  échappe  pas  ;  l'adversaire  suc- 
combe, non  pas  assassiné,  mais  vaincu  dans  un  loyal  combat,  et 
sa  tête  coupée  est  remise  cà  un  berger  d'Haï gerda  pour  qu'il  la 
porte  à  sa  maîtresse.  Quand  Halgerda  furieuse  veut  qu'un  procès 
soit  intenté  aux  fils  de  Niai,  Gunnar  s'y  refuse,  et  d^s  ce  jour  Hal- 
gerda jure  sa  mort.  Il  ne  tarde  pas  en  effet  à  se  voir  entraîné  non- 
seulement  à  la  maltraiter  en  essayant  de  réprimer  son  humeur 
vindicative,  mais  encore  à  commettre  lui-même  des  actes  qui  amè- 
nent sa  perte.  Il  lui  arrive  de  se  venger  par  des  meurtres  pQur 
lesquels  ses  adversaires  n'acceptent  pas  l'accommodement  du 
wehrgeld;  de  sorte  que  son  frère  Kolskeg  et  lui,  compromis  en- 
semble, sont  condamnés  à  quitter  le  pays  pour  trois  ans,  sous  peine, 
s'ils  n'obéissent  pas,  d'être  tués  légalement  par  les  parens  de  leurs 
victimes. 

Ici  vient  une  des  plus  belles  pages  de  la  saga  islandaise.  Les  deux 
frères  avaient  fait  leurs  préparatifs  d'exil.  Déjà  le  navire  était  équipé, 
et  on  y  avait  transporté  les  bagages,  quand  Gunnar  alla  visiter, 
pour  y  faire  ses  adieux,  Hlidarende,  son  domaine.  Il  prit  congé  de 
tous  ses  serviteurs,  qui  reçurent  avec  douleur  ses  adieux.  Puis, 
s' appuyant  sur  le  long  manche  de  sa  hache  fixé  à  terre,  il  monta 
en  selle  et  partit  avec  Kolskeg.  A  quelque  distance,  son  cheval  fit  un 
faux  pas;  Gunnar  sauta  à  terre,  et  du  regard  il  rencontra  la  vallée 
et  la  ferme  qu'il  venait  de  quitter,  et  il  dit  :  «  Cette  vallée  est  belle, 


128  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

je  ne  l'ai  jamais  vue  si  belle;  les  grains  sont  mûrs,  les  prairies  sont 
fauchées;  je  retourne  à  Hlidarende,  je  ne  partirai  pas!  »  En  vain 
son  frère  lui  représentait-il  les  dangers  qu'en  restant  il  allait  courir  : 
((  Je  ne  partirai  pas,  répéta-t-il,  et  je  souhaiterais  que  tu  fisses  de 
même.  —  Non,  reprit  Kolskeg;  je  ne  violerai  pas  ma  parole;  fais 
mes  adieux  à  mes  parens  et  à  ma  mère,  car  je  ne  reverrai  plus  l'Is- 
lande; puisque  tu  vas  mourir,  je  n'y  reviendrai  pas.  » 

Ce  qui  suit  est  facile  à  prévoir  :  Gunnar  va  succomber  sous  les 
coups  de  ses  ennemis,  dont  sa  femme  est  complice.  Quarante  d'entre 
eux  l'assiègent  dans  sa  propre  maison;  au  milieu  de  sa  défense  hé- 
roïque et  après  qu'il  en  a  tué  ou  blessé  plusieurs,  un  d'eux  parvient 
à  lui  rompre  la  corde  de  son  arc  :  «  Femme,  crie-t-il  alors  à  Hal- 
gerda  tout  en  se  défendant  avec  son  épée,  coupe  une  tresse  de  tes 
cheveux,  et  toi,  ma  mère,  fais-en  vite  une  corde  pour  mon  arc!  — 
Gela  t'est-il  bien  nécessaire?  demande  froidement  Halgerda.  — Ma 
vie  en  dépend.  —  Je  te  ferai  donc  souvenir  du  traitement  que  de  toi 
je  subis  naguère;  va,  peu  m'importe  que  tu  puisses  ou  non  te  dé- 
fendre !  —  Ghacun  se  rend  illustre  à  sa  façon,  répondit  Gunnar; 
je  ne  te  prierai  pas  longtemps.  »  Ranveig,  sa  mère,  dit  :  «  Vous 
vous  conduisez  mal,  ma  fille,  et  l'on  parlera  longtemps  de  votre 
déshonneur.  »  Un  ancien  chant  des  îles  Féroe  ajoute  :  «  Elle  pleure, 
la  vieille  mère,  et  dit  :  Aide-toi,  mon  fils,  avec  mes  cheveux  blancs! 
—  Non,  non,  ma  mère,  répond  Gunnar;  les  héros  ne  me  blâme- 
raient-ils pas  d'avoir  coupé  vos  cheveux  blancs?  » 

Niai  n'eut  pas  un  autre  sort  que  son  ami  le  généreux  Gunnar; 
assiégé,  lui  aussi,  dans  sa  maison,  quand  il  vit  que  son  énergique 
défense  était  bien  inutile  et  que  déjà  l'incendie  l'enveloppait,  il 
cessa  toute  résistance  et  mourut,  ayant  à  ses  côtés  sa  femme  et  ses 
enfans. 

Tel  est  en  abrégé  le  cadre  complet  de  la  saga  de  Niai  ;  l'histoire 
de  deux  familles  divisées  et  entraînées  vers  une  ruine  sanglante 
par  la  perfidie  d'une  femme  en  est  le  véritable  sujet;  rien  que 
ce  récit,  compliqué  dans  le  texte  de  beaucoup  d'épisodes  que  nous 
n'avons  pu  rappeler,  nous  serait  déjà  fort  instructif  en  nous  fai- 
sant pénétrer  dans  les  mœurs  de  peuples  alors  très  marquans  dans 
le  monde,  car  il  ne  faut  pas  oublier  qu'il  s'agit  de  la  même  race 
qui  compte  aux  x*  et  xi^  siècles,  avec  les  Scandinaves,  colons  de 
l'Islande,  du  Groenland  et  de  l'Amérique,  les  Varègues  de  Russie, 
les  Saxons  et  Danois  d'Angleterre ,  les  Northmans  de  France  et 
d'Italie.  La  rudesse  est  tout  d'abord  le  trait  qui  domine;  cepen- 
dant J'influence  singulière  des  femmes  marque  déjà  sans  doute 
une  aptitude  réelle  à  une  prompte  civilisation.  Ce  n'est  pas  d'ail- 
leurs uniquement  le  tableau  de  tant  de  violences  que  nous  offre 
la  saga  de  Niai.  Les  nombreuses  querelles  engagées  par  les  haines 


LA   SAGA   DE   NIAL.  129 

de  famille  ont  donné  naissance  à  d'importans  procès;  les  agres- 
sions commises  ont  été  l'occasion  de  sentences  juridiques  pronon- 
cées par  des  tribunaux.  Or  c'est  un  trait  principal  de  l'esprit  islan- 
dais et  Scandinave  d'être  volontiers  processif,  ami  des  subtilités, 
tout  au  moins  des  distinctions  et  des  formules  de  droit.  Il  ne  faut 
pas  croire  que  cette  allure  des  esprits  soit  inconciliable  avec  une 
certaine  barbarie  des  mœurs  :  elles  peuvent  coexister  quelque  temps, 
mais  en  faisant  prévoir  le  triomphe  de  l'ordre,  de  la  justice  et  de  la 
loi.  La  saga  de  Niai  est  particulièrement  riche  en  vives  lumières 
sur  les  antiquités  juridiques  du  nord,  sur  les  codes  et  les  tribunaux 
de  l'ancienne  Islande,  en  même  temps  que  sur  une  organisation 
politique  et  administrative  qui  était  commune  à  cette  île  et  aux 
royaumes  Scandinaves.  Nous  avons  dit  que  Niai  était  habile  juriste; 
voyons-le,  lui  et  ses  pareils,  émettre  de  subtils  avis,  tantôt  dans 
les  assemblées  sur  les  intérêts  publics,  tantôt  et  plus  souvent  en  de 
fréquentes  consultations  sur  de  difficiles  points  de  droit  et  de  dange- 
reux procès. 

II. 

Les  ouvrages  des  annalistes  islandais,  tels  que  les  Schedœ  d'Are 
Frode  et  le  Landnayna-Bok,  qui  est  de  plusieurs  auteurs,  remontent 
jusqu'aux  premiers  temps  de  la  colonisation,  et  nous  montrent  que 
cette  société  d'émigrés  norvégiens  se  donna  immédiatement  des 
institutions  calquées  sans  doute  sur  celles  de  la  mère-patrie,  mais 
appropriées  cependant  aux  circonstances  nouvelles  et  développées 
ensuite  par  un  original  essor.  Dès  la  prise  de  possession  d'un  do- 
maine, à  côté  de  la  maison  du  chef  a  été  construit  le  temple,  hof-, 
à  côté  du  temple,  un  lieu  élevé  ou  fortifié  a  été  désigné  pour  servir 
de  thing  ou  de  tribunal.  Tout  chef  de  famille,  ou  du  moins  tout  chef 
de  groupe  entouré  de  sa  parenté  et  de  sa  clientèle,  s'est  trouvé  à  la 
fois  prêtre  et  magistrat,  investi  de  la  triple  autorité  politique,  civile 
et  religieuse;  mais  ce  pouvoir  étendu  était  corrigé  par  la  liberté 
qu'avaient  les  citoyens  de  se  faire  comprendre  dans  telle  ou  telle 
circonscription  :  celle-là  entre  toutes  devenait  prospère  et  puissante 
qui,  bien  gouvernée,  attirait  le  plus  grand  nombre  de  colons.  Un 
demi-siècle  était  à  peine  écoulé,  et  ce  qu'il  y  avait  eu  d'informe  dans 
la  constitution  primitive  disparaissait  devant  un  effort  de  centrali- 
sation qui  allait  remédier  à  l'isolement  et  à  la  dispersion  des  chefs. 
Un  des  colons,  nommé  UIfliot,  après  avoir  de  nouveau  traversé 
l'Océan,  quoique  sexagénaire,  pour  aller  délibérer  avec  son  parent, 
le  Norvégien  Thorleif,  surnommé  le  Sage,  revint  dans  l'île  en  928,  et 
engagea  ses  compatriotes  à  recevoir  une  législation  nouvelle,  dont 

TOMK  XII.  —  1875.  9 


180  REVUE   DpS   DEUX   MONDES. 

le  Landnama-Dok  nous  a  conservé  des  fragmens.  Il  y  était  défendu 
de  laisser  à  la  proue  des  embarcations,  quand  on  revenait  au  rivage, 
des  têtes  d'animaux  à  l'aspect  hideux,  aux  gueules  béantes,  qui  pour- 
raient elïrayer  et  mettre  en  fuite  les  génies  tutélaires  de  la  contrée. 
L'anneau  sacré,  sur  lequel  on  prêtait  un  solennel  serment  à  Freyr, 
à  rsiord,  au  dieu  Ase  tout-puissant,  devait  être  placé  sur  l'autel  du 
temple  principal  et  tenu  par  le  prêtre  pendant  les  cérémonies,  après 
avoir  été  trempé  dans  le  sang  du  taureau  sacrifié.  Ce  qui  était  plus 
important  encore  que  ces  prescriptions  purement  religieuses,  c'é- 
tait la  création  d'un  Allldng  (assemblée  générale),  présidé  par  un 
magistrat  élu,  qui  devenait  ainsi  le  chef  suprême  de  la  république. 
«  Dès  qu'Ulfliot  fut  de  retour,  dit  le  Landnama-Bok,  l'Althing  fut 
constitué  et  des  lois  communes  régirent  cette  contrée.  »  Yint  en- 
suite l'institution  de  things  locaux  et  de  circonscriptions  nouvelles 
qui,  vers  96il,  compléta  et  fixa  la  constitution  islandaise  pour  toute 
la  période  de  l'indépendance.  Or  nous  avons  dans  le  Gragas  un  ré- 
sumé de  toutes  ces  lois,  des  coutumes  qui  y  faisaient  cortège  et  des 
commentaires  qu'elles  suscitaient. 

Les  premiers  chapitres  du  Gragas  traitent  de  l'organisation  de 
l'Althing  ou  de  l'assemblée  générale;  c'est  en  effet  dans  l'Althing 
que  se  concentre  la  vie  politique  de  la  république  islandaise,  et 
c'est  là  aussi  que  se  déroulent,  devant  le  tribunal  suprême  ou  de- 
vant les  tribunaux  particuliers  qui  le  subdivisent,  les  plus  curieuses 
scènes  qu'aient  racontées  les  sagas. 

Le  lieu  choisi  pour  siège  de  cette  assemblée  nationale  semblait  avoir 
été  préparé  par  la  nature  même  en  vue  de  quelque  grand  dessein. 
Qu'on  se  figure  une  immense  coulée  de  lave  qui,  venue  du  centre  de 
l'île  en  des  temps  inconnus,  a  comblé  la  moitié  d'un  lac  et  laissé  au 
nord  de  ce  lac  toute  une  plaine  volcanique  recouverte  aujourd'hui 
d'un  maigre  gazon.  Aux  deux  extrémités,  de  droite  et  de  gauche,  la 
lave,  en  se  refroidissant,  s'est  séparée  de  la  masse  centrale;  celle-ci 
s'est  abaissée  obliquement  vers  le  lac,  tandis  que  des  deux  côtés  se 
formaient  deux  vastes  fissures,  deux  couloirs  dirigés  du  nord  au  sud, 
qui  subsistent,  avec  les  arêtes  aussi  vives,  ce  semble,  qu'elles  ont  pu 
l'être  au  jour  primitif  où  s'est  opéré  le  cataclysme,  et  où  la  matière 
en  fusion  s'est  figée  et  fixée  pour  les  siècles.  Le  corridor  qui  s'étend 
à  l'est  s'appelle  le  fossé  des  corbeaux,  Ilraf)iagia;  celui  qui  est  à 
l'ouest  s'appelle  Almannagia ^  le  fossé  de  tous  les  hommes;  il  est 
traversé  de  l'ouest  à  l'e&t  par  un  petit  torrent  qui  va  se  jeter,  après 
une  double  cascade,  dans  le  lac  au  sud  de  la  plaine.  Le  champ  vol- 
canique est  en  outre  fendu  dans  son  milieu  par  plusieurs  crevasses 
qui,  remplies  d'une  eau  profonde  et  verte,  isolent  un  bloc  de  lave 
allongé  en  forme  de  presqu'île  et  rattaché  seulement  par  un  isthme 
étroit  au  reste  du  sol.  Ce  bloc,  ainsi  défendu  par  la  nature,  a  été 


LA   SAGA   DE   MAL.  131 

désigné  pour  recevoir  jadis  le  président  et  les  principaux  membres 
de  l'assemblée  générale.  On  croit  reconnaître  encore  aujourd'hui  la 
petite  élévation  sur  laquelle  siégeait  le  premier  magistrat  ;  les  ha- 
bitans,  venus  à  cheval  et  dispersés  la  nuit  sous  les  tentes,  se  ran- 
geaient en  cercle  dans  le  reste  de  la  plaine,  autour  de  ce  logberg 
ou  rocher  de  la  loi.  Nous  avons  dit  que  dans  l'assemblée  publique, 
présidée  par  son  chef  élu,  se  résumait  tout  le  pouvoir  politique,  ju- 
diciaire, civil  et  religieux  ;  aussi  tout  porte  à  croire  qu'un  temple 
était  voisin  du  rocher  de  la  loi,  et  aussi  un  lieu  de  supplice  :  la  tra- 
dition veut  qu'on  précipitât  certains  condamnés  dans  les  eaux  voi- 
sines; une  petite  île  formée  par  la  rivière,  aftluent  du  lac,  servait 
aux  épreuves  du  duel.  Toute  session  de  l'Althing  était,  dans  ce  pays 
de  rares  et  difficiles  communications,  le  signal  d'un  solennel  ren- 
dez-vous; on  y  venait  principalement  de  tout  le  sud  et  de  tout 
l'ouest  pour  y  traiter  d'affaires,  vider  les  procès,  passer  les  con- 
trats, conclure  les  mariages  ou  les  ligues,  faire  des  achats  ou  des 
ventes,  écouter  le  voyageur,  négociant  ou  pirate,  revenu  d'un  loin- 
tain rivage;  telle  était  l'importance  de  l'Althing,  tel  était  le  grand 
rôle  auquel  servait  alors,  donnant  asile  à  des  institutions  destinées 
à  se  répandre  dans  le  reste  de  l'Europe,  ce  rocher  de  la  loi,  cette 
plaine  de  Thingvalla,  située  à  quelques  heures  seulement  vers  l'est 
de  Reikiavik,  et  qui  conserve  encore,  avec  les  traits  parlicuUers  que 
lui  a  imprimés  la  nature,  le  souvenir  d'une  intéressante  civilisation. 
Le  Gragas  est  un  recueil  administratif  en  même  temps  que  judi- 
ciaire, puisqu'on  y  trouve  par  exemple  les  règlemens  de  l'Althing 
servant  d'assemblée  politique  aussi  bien  que  ceux  de  l'Althing  con- 
sidéré comme  tribunal  suprême;  toutefois  le  caractère  et  l'aspect 
du  livre  sont  surtout  juridiques.  On  en  peut  presque  dire  autant  de 
la  saga  de  Niai  elle-même,  récit  biographique,  il  est  vrai,  mais  où 
les  scènes  de  procès  et  de  débats  de  toute  sorte  devant  les  tribu- 
naux sont  multiples.  Gela  s'explique  aisément.  Dans  une  société  en- 
core primitive,  encore  barbare,  mais  destinée  par  ses  aptitudes  et 
ses  instincts  à  sortir  de  la  barbarie ,  on  comprend  que  la  justice 
occupe  une  place  principale,  et  d'abord  peut-être  excessive.  En  ef- 
fet la  justice  comprend  et  absorbe  alors  le  pouvoir  politique,  en  ce 
sens  qu'elle  se  confond  avec  lui  et  qu'il  se  manifeste  surtout  par 
elle,  celui-là  étant  vraiment  le  chef  suprême  qui  a  la  puissance  de 
châtier  et  de  punir.  Il  n'en  saurait  aller  autrement  chez  un  peuple 
violent,  mais  énergique ,  et  assez  intelligent  pour  avoir,  avec  une 
confuse  conscience.de  sa  rudesse,  un  confus  désir  de  gouvernement 
et  de  bon  ordre.  On  achèvera  d'expliquer  l'aspect  tout  juridique 
des  livres  qui  nous  retracent  le  tableau  de  cette  société,  si  l'on  se 
rappelle  en  outre  l'esprit  formaliste  et  processif  de  la  race  Scandi- 
nave, particulièrement  du  peuple  islandais,  trait  caractéristique, 


132  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

transmis  aux  Northmans  du  moyen  âge,  et  qu'on  retrouverait  au- 
jourd'hui dans  certaines  parties  du  nord. 

Ouvrons  de  nouveau  la  saga;  elle  nous  introduira  dans  le  dédale 
de  ces  formalités  un  peu  confuses,  naïf  témoignage  des  efforts  de  la 
société  islandaise  pour  sortir  de  la  barbarie.  Suivons  dans  ses  récits 
le  cours  d'une  procédure  criminelle,  et  cherchons  s'il  y  a  lieu  d'y 
saisir  quelque  linéament  d'institution  future. 

Au  milieu  des  guerres  privées  qui  sans  cesse  agitaient  l'île.  Niai 
a  péri  dans  les  flammes  avec  Bergthora,  sa  femme,  et  ses  fils.  Son 
gendre  a  échappé;  résolu  à  poursuivre  les  meurtriers  devant  l'Al- 
thing,  de  concert  avec  ceux  de  ses  parens  qui  n'ont  pas  succombé, 
il  se  charge  pour  sa  part  de  porter  plainte  contre  Flose,  celui  qui  a 
tué  de  sa  main  Helge,  fils  de  Mal.  Il  commence  toutefois  par  trans- 
mettre son  action  à  Mœrd,  habile  en  droit  et  puissant  par  sa  clien- 
tèle. Celui-ci  dénonce  la  cause  de  la  façon  suivante  :  il  convoque 
neuf  quidr,  voisins  du  lieu  où  le  crime  a  été  commis.  —  Ce  que 
sont  les  quidr^  nous  tenterons  de  l'expliquer  après  les  avoir  vus  à 
l'œuvre;  le  sens  du  mot  n'est  pas  obscur,  si  l'on  remarque  qu'il  vient 
de  l'islandais  kvcda,  prononcer  ou  dire,  racine  qu'on  retrouve  dans 
le  vieil  anglais  hc  quolh,  il  dit.  —  Md-'rd  appelle  les  neuf  cpiidr 
par  leurs  noms,  et  les  assigne  au  prochain  Althing,  pour  y  déclarer 
si  Flose  a  commis  ou  non  le  crime  dont  il  l'accuse.  L'Alihing 
réuni,  Mœrd  se  présente  sur  le  rocher  de  la  loi,  prend  des  témoins 
et  dit  :  «  Je  dénonce  l'agression,  prévue  par  la  loi,  que  Flose,  fils  de 
Thord,  a  commise  contre  Ilelge,  fils  de  Mal,  et  je  dépose  l'avis  que 
pour  ce  crime  il  soit  condamné  à  l'exil,  devenant  sans  refuge, 
sans  abri,  sans  secours  d'aucune  sorte,  ses  biens  étant  forfaits,  moi- 
tié pour  moi  et  moitié  pour  les  habitans  de  la  contrée  de  l'est.  Je 
dénonce  cette  cause  criminelle  pour  être  suivie  devant  le  tribunal 
auquel,  suivant  la  loi,  elle  appartient.  Je  dénonce  suivant  la  for- 
mule que  la  loi  prescrit.  Je  dénonce  pour  que  la  poursuite  ait  lieu 
pendant  cette  session,  et  que  le  châtiment  atteigne  pleinement 
Flose,  fils  de  Thord.  Je  dénonce  la  cause  qui  m'a  été  légalement 
transmise.  »  Il  se  tut,  dit  l'auteur  de  la  saga,  et,  de  bouche  en 
])Ouche,  on  répéta  sur  le  rocher  de  la  loi  que  Mœrd  avait  bien  et 
bravement  parlé.  11  reprit  la  parole,  redit  la  formule,  en  s'adres- 
sant  directement  cette  fois  à  Flose,  puis  il  s'assit.  Flose  l'avait 
écouté  attentivement;  l'action  était  désormais  introduite.  —  Flose, 
de  son  côté,  avait  transmis  sa  cause  à  un  légiste  habile,  Eyolf. 
De  retour  sous  sa  tente,  Flose  lui  demanda  si,  contre  l'accusa- 
tion ainsi  posée,  il  trouvait  quelque  échappatoire.  —  En  voici  une, 
dit  Eyolf,  dont  nous  nous  servirons  à  défaut  d'autres  moyens. 
Change  immédiatement  ta  résidence;  ton  adversaire,  s'il  n'en  est 
pas  informé,  se  trompera  de  juridiction,  et  son  action  cessera  d'être 


LA    SAGA   DE   NIAL.  ^^33 

légale.  -  Le  jour  venu  où  les  débats  devaient  s'ouvrir,  Mœrd 
s  avança,  prit  des  témoins  et  dit  :  «  J'invite  Flose,  fils  de  Thord 
ou  tout  homme  qui  aurait  entrepris  sa  défense,  à  écouter  mon 
serment,  mon  exposition  de  la  cause,  et  toutes  les  preuves  aue 
j  ai  1  intention  de  produire  contre  lui.  Je  fais  cette  invitation  légale 
en  présence  du  tribunal,  à  haute  voix,  de  sorte  que  les  iuges  (do 
mar)  l'entendent  à  travers  cet  espace.  J'ai  pris  Thorod  et  Thor- 
biœrn  comme  témoins  que  je  dénonce,  suivant  les  termes  de  la  loi 
l'agression  faite  par  Flose,  fils  de  Thord,  et  la  blessure  par  lui  pra' 
tiquée  contre  Helge,  fils  de  Niai,  blessure  mortelle,  qu'a  suivie  h 
mort  de  Helge.  J'ai  déclaré  qu'il  avait,  pour  ce  crime,  encouru  la 
peme  de  l'exil,  etc.  »  Prenant  des  témoins,  il  dit  :  «  J'invite  les  neuf 
quidr  par  moi  désignés  pour  cette  cause  à  prendre  place  sur  le 
rivage  (le  long  du  torrent  qui  allait  se  jeter  dans  le  lac  de  Thing- 
va  la),  et  j'invite  mon  adversaire  à  dire  s'il  a  des  objections  à  faire 
valoir  contre  eux.  »  Eyolf  s'avança  alors,  prit  des  témoins,  et  ré- 
cusa deux  des  quidr  :  «  Ils  sont  parens  de  Mœrd,  qui  poursuit  la 
cause,  dit-il,  motif  de  récusation  prévu  par  la  loi.  »  A  quoi  la  foule 
des  assistans  s'écria  que  la  poursuite  venait  de  subir  un  échec-  on 
s  accordait  à  dire  que  la  défense  était  plus  habile  que  l'accusation. 
—  Mœrd,  embarrassé,  envoya  consulter  Thorhall,  légiste  expert 
qui  lui  dit  ;  (,  Ta  cause  n'est  pas  perdue;  Eyolf  s'est  abusé ,  il  a  eu 
tort  d  avoir  égard,  non  au  vrai  demandeur,  mais  à  celui  à  qui  la 
poursuite  a  été  transmise.  »  Mœrd  revint  donc  au  tribunal,  dénonça 
1  illega  itc  et  fit  rasseoir  les  quidr,  et  tout  le  peuple  prononça  que 
Thorhall  lui  avait  été  là  d'un  grand  secours,  et  que  la  poursuite 
1  emportait  à  cette  heure  sur  la  défense.  —  Mœrd  ayant  de  la  sorte 
écarté  ces  moyens  de  droit  et  d'autres  encore  invoqués  contre  ses 
quidr,  les  requit  de  déposer  leur  opinion  devant  le  tribunal.  Un 
d  eux  s'avança  et  prononça  ces  paroles,  que  tous  confirmèrent  d'un 
commun  accord  :  «  Nous  avons  été  convoqués  ici  par  Ma-rd   pour 
venir  déclarer  si  Flose,  fils  de  Thord,  a  commis  contre  Helge,  fils 
delNial,  1  agression  prévue  par  la  loi,  et  s'il  l'a  blessé  de  la  blessure 
qui  a  entraîné  sa  mort.  Mœrd  nous  a  requis  en  vue  de  la  cause  qui 
lui  a  ete  transmise.  Nous  déposons  donc  avec  notre  serment  notre 
témoignage  unanime.  Nous  témoignons  contre  Flose,  nous  le  dé- 
clarons atteint  et  convaincu.  »  Gela   dit,  Mœrd  se  présenta  lui- 
même  et  prit  des  témoins  comme  quoi  ses  quidr  avaient  rempli 
leur  office  et  condamné  Flose.  Prenant  de  nouveau  des  témoins,  il 
dit  :  «  J'invite  Flose  ou  tout  homme  par  lui  autorisé  légalement  à 
présenter  sa  défense  dans  la  cause  que  je  lui  ai  intentée,  car  toutes 
les  preuves  requises  par  la  loi  de  la  part  de  l'accusation,  je  les  ai 
produites,  ainsi  que  tous  les  témoignages  nécessaires.  J'invite  léga- 
lement devant  ce  tribunal,  à  haute  et'intelligible  voix,  afin  que  les 


13Ù  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

juges  puissent  m'entendre  à  travers  cet  espace.  »  La  défense  était 
difficile,  le  crime  ne  pouvant  être  nié.  Eyolf,  l'interprète  de  Flose, 
se  déiermina  donc  à  faire  valoir  contre  le  tribunal  son  argument 
d'incompétence  par  suite  du  changement  de  résidence  qu'il  avait 
conseillé  à  son  client.  «  Je  dépose,  dit-il  après  avoir  pris  des  té- 
moins, interdiction  légale  aux  juges  de  juger  dans  cette  cause,  par 
suite  de  l'argument  que  j'ai  produit  contre  elle.  Je  dépose  interdic- 
tion pleine  et  entière,  conformément  au  droit  de  l'Althing  et  à  la  loi 
du  pays.  »  L'argument  se  trouvait  valable  en  effet.  La  cause  étant 
dès  lors  perdue  pour  le  demandeur  devant  ce  tribunal,  il  la  trans- 
porta immédiatement  devant  une  autre  cour;  là  encore  son  adver- 
saire lui  tendit  un  piège,  de  sorte  que,  perdant  patience,  lui  et  les 
siens,  ils  recoururent  aux  armes,  et  la  mêlée  commença. 

Voilà  une  bien  curieuse  scène,  qui  nous  montre  clairement  aux 
prisés  la  rudesse  des  mœurs  toujours  près  d'éclater,  et  en  même 
temps  une  série  compliquée  d'efforts  vers  la  justice  et  le  bon  ordre. 
D'une  part  la  violence,  qui,  après  s'être  donné  carrière  en  des  que- 
relles sanglantes,  ne  veut  pas  se  soumettre  au  châtiment,  appelle 
à  son  secours  des  subtilités  iniques,  insulte  au  droit,  et  prépare  de 
nouvelles  fureurs;  mais  d'autre  part  la  loi,  œuvre  des  hoiîimes,  et 
dont  l'action  est  déjà  visible,  a  multiplié  les  formalités,  les  précau- 
tions, les  instances;  elle  a  édifié  tout  un  système  judiciaire  qui  té- 
moigne par  sa  complexité  d'un  travail  et  d'un  zèle  attentifs  aux- 
quels tôt  ou  tard  sera  dû  le  succès.  11  ne  serait  sans  doute  pas 
facile  de  rendre  compte  de  tout  ce  mécanisme,  et  les  plus  spéciaux 
commentateurs,  —  par  exemple  M.  Conrad  Maurer,  dans  son  His- 
toire de  la  formation  du  droit  gerynanique^  —  ne  réussissent  pas  à 
en  expliquer  tous  les  ressorts.  On  distingue  toutefois  dans  ces  di- 
vers tribunaux  institués  au  sein  même  de  l'Althing  trois  institutions 
diverses,  les  témoins,  les  juges  et  les  quidr.  Les  témoins  ont  un 
rôle  multiple  qui  se  comprend  sans  peine.  Les  souvenirs  de  la  saga 
de  Niai  remontent  au  x*  siècle,  c'est-à-dire  à  une  époque  oîi  la 
procédure  n'est  pas  écrite.  De  quelle  manière,  en  l'absence  de  l'é- 
criture, un  droit  d'autant  plus  complexe  se  maintiendra-t-il  avec 
quelcpje  sûreté?  Ce  sera  en  invoquant  la  mémoire  et  la  loyauté  des 
témoins,  dont  les  assertions  tiendront  lieu,  pour  ainsi  dire,  de  re- 
gistres et  de  documens.  11  en  fut  ainsi  clans  le  droit  islandais,  qui 
prescrivit  de  prendre  pour  chaque  formalité  un  certain  nombre  de 
témoignages;  l'exercice  de  la  mémoire,  constant  chez  ces  peuples, 
leur  faisait  de  cette  faculté  un  instrument  plus  perfectionné  sans 
doute  et  plus  sûr  que  nous  ne  saurions  l'imaginer,  et,  quant  à  la 
loyauté  des  souvenirs,  la  publicité  de  la  parole  en  était  peut-être  la 
garantie  :  les  témoins  légalement  invoqués  avaient  eux-mêmes  pour 
surveillans  et  pour  témoins  tous  les  assistans  de  l'.Althing.  Quant 


LA   SAGA    DE  MAL.  135 

aux  qiddr  islandais,  il  faut  les  distinguer  des  domar  ou  juges:  mais 
probablement  l'une  et  l'autre  fonction  laissent  deviner  le  berceau 
obscur  d'une  grande  et  noble  institution,  celle  du  jury.  Les  quidr 
comme  on  l'a  vu  par  le  récit  de  la  saga,  sont  désignés  à  l'avance 
par  chaque  partie  entre  les  voisins  du  lieu  où  le  crime  s'est  com- 
mis pour  venir  au  tribunal  dire  si  l'accusé  est  ou  non  coupable. 
S'ils  sont  unanimes,  le  tribunal  est  tenu  de  se  conformer  à  leur 
avis.  Les  juges  ne  sont  pas  des  magistrats  au  sens  moderne  du 
mot;  ils  sont  désignés  entre  les  habitans  du  district  par  le  ma- 
gistrat civil,  qui  représente  la  société.  Ils  n'ont  pas  plus  que  les 
quidr  fait  une  étude  spéciale  de  la  loi  :  c'est  au  magistrat  qui  pré- 
side à  diriger  les  débats,  c'est  aux  légistes  experts  que  l'on  con- 
sulte à  connaître  la  loi,  à  suggérer  les  moyens  de  droit  et  les  res- 
sources légales.  Le  jugement  des  domar  est  souverain,  quel  qu'ait 
été  l'avis  des  quidr.  Ceux-ci  formaient  un  jury  d'examen;  les  pre- 
miers forment  un  jury  de  jugement.  Dans  le  passage  de  ces  élé- 
mens  encore  informes  à  l'institution  propre  du  jury,  les  quidr  seront 
descendus  au  rôle  de  témoins,  les  domar  seront  devenus  les  vrais 
jurés;  les  légistes,  réunis  au  président  du  tribunal,  se  seront  trans- 
formés en  magistrats;  quant  aux  témoins  eux-mêmes,  ils  auront  été, 
quand  l'usage  de  l'écriture  se  sera  répandu,  remplacés  par  les  actes 
publics,  dont  jadis  leurs  simples  attestations  tenaient  lieu. 

On  sait  l'importance  des  formules  dans  la  constittition  du  droit 
primitif,  quand  la  parole  doit  jouer  le  rôle  de  l'écriture.  Par  une 
sorte  de  superstition  ou  de  convention  facilement  d'accord  avec 
l'humeur  processive  et  l'esprit  d'éristique,  ces  formules  doivent  être 
répétées  suivant  les  circonstances,  sans  que  la  mémoire  en  défaut 
y  modifie  un  seul  terme  ;  la  formule  exactement  et  à  propos  intro- 
duite par-devant  témoins  porte  sur-le-champ  son  efl'et  légal,  tandis 
que  le  moindre  manquement  devient  un  motif  de  nullité.  La  saga 
de  Mal  contient  à  ce  sujet  de  très  intéressantes  pages;  en  voici  une 
assez  caractéristique  pour  mériter  d'être  citée. 

Gunnar  avait  une  parente,  Unna,  fille  de  Mœrd,  qui  avait  épousé 
Hrut;  mais  Ilrut,  pendant  ses  voyages,  avait  été  charmé  par  une 
femme  étrangère.  Unna,  délaissée,  quitta  secrètement  la  maison 
de  son  mari  et  retourna  chez  son  père,  par  qui  elle  fit  réclamer  ses 
biens.  Comme  il  n'y  avait  pas  eu  divorce,  Hrut  se  contenta  d'offrir 
le  duel,  que  le  vieux  père  ne  put  accepter.  Unna  vint  donc  prier 
son  parent  Gunnar  de  se  charger  de  cette  poursuite;  mais  il  fallait 
que  la  formule  de  citation  fut  prononcée  dans  toute  son  intégrité  et 
de.  son  propre  aveu  en  présence  de  la  partie  adverse,  et  qu'il  fût 
constaté  par  témoins  qu'elle  l'avait  entendue.  Gunnar  alla  consul- 
ter son  ami  Niai. 


136  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  L'entreprise  est  difficile,  dit  ce  dernier;  je  vais  t'indiquer  cependant 
la  voie  que  je  crois  la  meilleure  ;  tu  peux  réussir,  mais  à  la  condition 
d'observer  ponctuellement  mes  avis.  Si  tu  négliges  un  seul  point,  ta  vie 
même  est  en  danger.  Tu  prendras  deux  compagnons.  Par-dessus  tes  vê- 
temens  tu  mettras  un  surtout  brun  d'étoffe  commune,  sur  lequel  tu  jette- 
ras un  manteau  de  voyage.  Porte  à  la  main  une  petite  hache.  Chacun  de 
vous  trois  aura  deux  chevaux,  Tun  gras  et  l'autre  maigre  ;  munis-toi  en 
particulier  d'un  attirail  de  forgeron.  Vous  partirez  demain  de  bonne  heure. 
Quand  vous  arriverez  à  la  Rivière-Blanche,  souviens-toi  d'enfoncer  ton 
chapeau  sur  tes  yeux.  Les  gens  se  demanderont  qui  est  cet  homme  à  la 
haute  taille;  tes  compagnons  répondront  que  c'est  le  marchand  de  fer- 
raille Hedin,  du  canton  d'CETiord,  qui  fait  sa  tournée.  Il  est  bien  connu 
dans  le  pays;  c'est  un  vaniteux  qui  croit  seul  tout  savoir;  pour  des  riens 
il  rompt  ses  marchés  et  querelle  les  gens.  Tu  iras  jusqu'au  Borgefiord  en 
offrant  partout  ta  marchandise  et  en  te  montrant  querelleur,  afin  que 
le  bruit  se  répande  dans  la  contrée  que  cet  Hedin  est  bien  le  pire  des 
hommes  en  affaires,  et  que  sa  réputation  ne  ment  pas.  Tu  te  dirigeras 
par  le  Nordaadal  vers  le  Ilrutafiord,  et  tu  arriveras  chez  Hrut.  Là  offre 
de  nouveau  tes  marchandises,  présentant  comme  le  meilleur  ce  que  tu 
as  de  pire.  Le  fermier  d'abord  voudra  voir  les  objets  ;  il  y  trouvera  ceat 
défauts  :  arrache-les-lui  des  mains,  fais  tapage,  et  parle  grossièrement. 
Il  ne  s'étonnera  pas,  disant  qu'Hedin  agit  de  la  sorte  avec  tout  le  monde. 
Cependant  Hrut  viendra,  attiré  par  le  vacarme;  il  te  dira  de  le  suivre 
chez  lui;  accepte,  salue  honnêtement,  il  te  répondra  de  même  et  te  fera 
asseoir  sur  le  banc  inférieur  en  face  de  son  haut  siège.  «'Viens-tu  du 
nord?  demandera-t-il.  Réponds  que  tu  es  d'Œfiord.  —  Y  a-t-il  dans  ce 
canton  beaucoup  d'hommes  renommés?  Réponds  que  ce  sont  pour  la 
plupart  de  pauvres  diables.  —  Connais-tu  le  Reikedal  ?  dira-t-il  encore. 
Réponds  que  tu  connais  toute  l'Islande.  —  Y  a-t-il  beaucoup  de  braves 
gens  dans  le  Reikedal?  Réponds  :  rien  que  des  voleurs  et  des  vauriens.  » 
Cela  le  fera  rire,  et  il  prendra  plaisir  à  t'écouter.  Vous  en  arriverez  à 
parler  du  Rangaavold,  où  habitait  le  père  d'Unna.  «  Depuis  la  mort  de 
celui-là,  diras-tu,  ce  n'est  pas  dans  ce  canton  qu'il  faut  chercher  les 
hommes  de  quelque  valeur.  »  En  même  temps  chante -lui  quelques 
strophes  pour  l'amuser,  car  je  sais  que  tu  es  scalde.  Il  te  demandera 
pourquoi  tu  es  d'avis  qu'après  la  mort  de  celui-là  on  ne  saurait  trouver 
son  pareil.  Réponds  :  «  Parce  que  c'était  un  homme  si  avisé  qu'il  ne 
s'est  jamais  trompé  dans  la  poursuite  d'un  procès.  —  Sais-tu  cependant, 
dira-t-il,  ce  qui  s'est  passé  entre  lui  et  moi?  —  Oui,  il  t'a  repris  ta 
femme,  et  tu  n'as  rien  eu  à  dire.  —  Mais  il  a  été  battu  !  répliquera  Hrut, 
il  a  fait  procès,  et  je  n'ai  pas  rendu  la  dot.  »  Réponds  :  «  Tu  as  offert 
le  duel,  et  comme  il  était  vieux,  ses  amis  lui  ont  conseillé  d'abandon- 
ner la  cause.  — C'est  cela,  dira-t-il  ;  les  ignorans  ont  cru  que  telle  était 


LA    SAGA    DE   NIAL.  137 

la  loi;  mais  il  aurait  pu  reprendre  l'affaire  à  un  autre  thing,  s'il  en  avait 
eu  le  courage.  —  Je  le  sais  bien,  répondras-tu.  »  En  l'entendant  parler 
de  la  sorte,  il  te  demandera  si  tu  as  donc  quelque  connaissance  de  la 
loi.  Tu  lui  diras  :  «  Là  bas,  dans  le  canton  du  nord,  je  passe  pour  en 
savoir  quelque  chose.  Cependant  j'entendrais  volontiers  de  toi  comment 
on  pourrait  reprendre  le  procès.  —  Quel  procès?  —  Un  procès  comme 
par  exemple  celui-ci,  qui  du  reste  ne  m'intéresse  guère  :  comment  de- 
vrait s'y  prendre  celui  qui,  je  suppose,  réclamerait  la  dot  de  ta  femme? 
—  Il  faudrait  que  la  formule  de  citation  fût  prononcée  en  ma  présence,  de 
telle  sorte  que  je  l'entendisse,  et  dans  mon  domicile  légal.  —  Récite-la 
un  peu,  diras-tu,  je  la  redirai  après  toi.  »  Il  ne  manquera  pas  de  la  ré- 
citer; toi,  fais  bien  attention  à  chacun  des  termes.  Il  te  dira  de  la  répé- 
ter; répète-la,  mais  tout  de  travers,  sur  deux  mots  un  seul  de  bon.  Il 
se  mettra  à  rire,  sans  nul  soupçon  contre  loi,  et  il  te  montrera  qu'il  y 
avait  seulement  tels  et  tels  mots  justes.  Rejette  la  faute  sur  tes  compa- 
gnons, dont  la  présence  te  trouble  ;  prie-le  de  reprendre  chaque  mot  en 
te  laissant  le  reprendre  après  lui.  Ainsi  fera-t-il  ;  cette  fois  tu  répéteras 
exactement;  tu  lui  demanderas  si  c'est  bien;  il  ne  pourra  que  répondre 
qu'une  telle  citation  serait  parfaitement  valable.  Alors  tu  diras  à  haute 
voix,  de  manière  que  tes  compagnons  t'entendent  :  «  Ainsi  dénoncé-je 
contre  toi,  Hrut,  le  procès  que  ma  parente  Unna  m'a  confié.  »  Et  puis, 
dès  le  soir  venu,  quand  tout  le  monde  sera  endormi,  vous  sellerez,  au 
lieu  des  chevaux  maigres,  les  bons  chevaux  que  vous  aurez  laissés  au 
pâturage,  et  vous  gagnerez  la  montagne,  où  vous  resterez  trois  jours.  Moi 
cependant  je  me  rendrai  au  thing,  et  je  t'y  assisterai  pour  ce  qu'il  reste 
à  faire.  » 

Gunnar  remercia  Niai  et  s'en  retourna  chez  lui.  Deux  jours  après, 
il  fit  ponctuellement  ce  que  Niai  lui  avait  conseillé.  Tout  réussit  de 
point  en  point  (la  saga  nous  le  redit  en  détail  dans  une  seconde 
narration)  comme  il  avait  été  prévu  :  le  faux  Hedin  provoqua,  en- 
tendit, répéta  d'abord  tout  de  travers,  puis  fort  exactement  et  par- 
devant  ses  deux  témoins,  la  formule  de  citation.  Hrut  s'aperçut  trop 
tard  qu'une  ruse  où  il  reconnut  l'habileté  de  Niai  l'avait  abusé. 

Il  n'est  pas  difficile,  ce  semble,  d'imaginer  comment  cette  singu- 
lière page  a  pu  être  écrite.  L'auteur  de  la  saga,  qui  vivait  beaucoup 
d'années  après  le  temps  qu'il  expose,  a  recueilli  la  tradition  du 
subterfuge,  resté  célèbre,  par  où  l'habile  Niai,  comptant  sur  la  va- 
nité de  Hrut  grossièrement  flattée,  avait  obtenu  l'un  de  ses  triom- 
phes. En  racontant  à  son  tour  cet  exploit  légendaire  de  son  héros, 
il  a,  selon  la  coutume  des  chroniqueurs,  étendu  par  un  commen- 
taire son  propre  récit;  il  a  sans  doute  inventé,  du  moins  quant  au 
détail,  la  première  des  deux  scènes,  c'est-à-dire  les  conseils  donnés 
par  Niai  à  Gunnar.  H  y  a  d'autant  moins  lieu  de  s'étonner  des 


138  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

exactes  prédictions  de  Niai  et  de  la  docilité  de  Hrut ,  suivant  la 
saga  islandaise,  à  lui  donner  raison,  que  Niai  passait  aux  yeux  de 
ses  contemporains  et  à  plus  l'orte  raison  aux  yeux  de  leur  pos- 
térité, pour  avoir  été  un  de  ces  hommes  extraordinaires,  à  l'esprit 
perçant  et  subtil,  qu'on  croyait,  peu  s'en  faut,  doués  de  seconde 
vue;  il  n'y  avait  nul  elFort,  pour  ces  imaginations  Scandinaves  du 
x^  et  du  XI''  siècle,  à  se  représenter  un  tel  homme,  maître  dans  la 
science  du  droit  et  de  la  procédure,  comme  une  sorte  de  devin  dont 
les  paroles  avaient  une  puissance  presque  magique. 

On  reconnaît  de  plus  dans  les  récits  qu'on  vient  de  lire  le  forma- 
lisme habituel  à  ces  peuples.  Ce  même  trait  se  rencontre  à  l'origine 
de  presque  toutes  les  civilisations,  par  exemple  aux  premiers  siè- 
cles de  la  Grèce  et  de  Rome.  Là  aussi  on  emploie  des  formules  lé- 
gales, auxquelles  il  semble  que  le  droit  primitif  suppose  une  sorte 
d'autorité  surnaturelle.  Le  droit  primitif  a  partout  besoin  de  ce 
secours  extraordinaire;  partout  il  fait  appel  en  même  temps  à  la 
raison  et  à  la  poésie.  Les  sociétés  du  nord  paraissent  avoir  conçu  de 
ces  conditions  une  idée  particulière,  qui  s'est  perpétuée  dans  le 
droit  du  moyen  âge  et  qu'il  est  intéressant  d'étudier  à  sa  source 
dans  les  monumens  Scandinaves. 

11  nous  eût  entraîné  trop  loin  d'aborder,  avec  le  secours  de  la 
saga  de  Niai  et  du  Gragas  comparés,  l'étude,  passablement  obscure 
d'ailleurs,  de  la  constitution  administrative  de  U  république  islan- 
daise; nous  voulions  surtout  faire  connaître  la  saga,  dont  l'intérêt 
principal  consiste  dans  la  lumière  qu'elle  jette  sur  les  antiquités 
juridiques  de  toute  une  race  destinée  à  jouer  un  grand  rôle  dans 
la  formation  des  sociétés  européennes.  Nous  avons  cru  pouvoir  re- 
connaître, parmi  ces  règlemens  d'une  société  qui  ne  devait  rien  à 
l'influence  ou  aux  exemples  d'une  autre  race  ni  du  monde  classi- 
que, les  élémens  d'une  institution  semblable  au  futur  jury  moderne; 
nous  aurions  pu  noter  aussi,  outre  le  wehrgeld  et  la  vengeance  pri- 
vée, la  présence  du  duel,  coutume  peu  louable  sans  doute,  mais 
qui  a  cependant  marqué,  aux  origines  du  moyen  âge,  un  progrès 
nouveau  de  l'ordre  sur  la  violence,  qui  s'est  substituée  à  la  force 
brutale,  au  meurtre  aveugle  et  lâche 4  et  qui  impliquait,  outre  un 
sentiment  d'honneur,  la  confiance  dans  la  justice  divine.  Le  duel 
avait  en  Islande  ses  lois  rigoureuses;  il  avait  lieu,  lors  des  sessions 
de  l'Althing,  dans  l'île  voisine  du  rocher  de  la  loi.  Les  prescriptions 
les  plus  détaillées  en  réglaient  la  pratique;  certaines  de  ces  pres- 
criptions rapportées  par  les  sagas  sont  toutes  religieuses  :  on  ame- 
nait par  exemple  près  du  champ-clos  un  bœuf,  dont  le  vainqueur, 
aussitôt  après  le  combat,  devait  abattre  la  tète.  De  plus  les  extré- 
mités des  pieux  qui  marquaient  l'enceinte  désignée  étaient  sculptées 
en  forme  de  têtes  mystérieuses,  représentant  des  divinités,  et  on 


L\    SAGA    DE   NIAL.  j^^g 

ne  les  plaçait  avant  le  combat  qu'avec  des  paroles  sacramentelles 
Peut-être  saisissons-nous  dans  ces  détails  une  phase  primitive  et 
religieuse  de  l'institution  du  duel.  Aboli  sous  cette  forme  en  U 
lande  pendant  le  cours  de  l'année  1011  par  une  loi  de  l'assem- 
blée publique,  il  allait  y  renaître  peu  après,  en  vertu  d'une  autre 
loi  introduisant  les  épreuves  judiciaires.  Nouveau  témoignacre  que 
cette  étroite  société  islandaise,  en  demeurant  longtemps  fidèle  aux 
traditions  du  paganisme  Scandinave ,  a  fait  revivre  à  son  usaee 
les  plus  nationales  d'entre  les  institutions  du  nord,  et  offre  à  notre 
étude,  dans  les  livres  malheureusement  peu  nombreux  qu'elle  nous 
a  transmis,  un  tableau  de  ce  paganisme  moins  altéré  par  les  mul 
tiples  influences  du  génie  classique  et  de  la  civilisation  chrétienne 
.  qu'il  ne  se  montrerait  ailleurs,  même  dans  les  plus  anciens  monu- 
mens  du  moyen  âge  germanique. 

N'avions-nous  pas  le  droit  aussi  d'attribuer  à  la  saga  de  Niai  un 
certain  mérite  au  point  de  vue  littéraire  et  moral  ?  Ce  n'e-^t  pas 
assurément  la  bonne  ordonnance  que  nous  y  vanterons;  notre  ana- 
lyse fort  abrégée  ne  doit  point  à  cet  égard  faire  illusion  :  le  récit 
est  souvent  mêlé,  confus,  embarrassé  de  mille  circonstances  indif- 
férentes ou  obscures;  le  chroniqueur  va  en  avant  un  peu  à  la  ma- 
nière du  conteur  arabe,  qui  ne  supprime  ni  ne  classe  aucun  sou- 
venir. Gela  n'empêche  pas  que  la  narration,  soit  par  le  reflet  fidèle 
d'une  réalité  vivante,  soit  par  une  certaine  simplicité  instinctive  et 
naïve,  n'offre  une  suite  réelle  dans  la  peinture  des  caractères;  ceux- 
là  mêmes  qui  sont  sur  le  second  plan  ne  manquent  pas  d'apparaître 
pour  qui  lit  tout  l'ouvrage,  dans  une  lumière  qui  n'est  point  trop  in- 
décise. Bergthora  par  exemple,  la  femme  de  Niai,  bien  qu'elle  soit 
à  l'occasion,  elle  aussi,  vindicative  et  hautaine,  passe  cependant 
pour  être  en  général  une  bonne  et  pacifique  maîtresse  de  maison; 
elle  ne  quitte  pas  son  mari,  même  dans  l'extrême  danger,  au  jour 
de  sa  mort.  Le  narrateur  n'a  pas  beaucoup  à  dire  à  son  sujet,  mais 
il  sait  faire  entendre  que  ce  silence  est  tout  à  son  éloge.  —  Nous 
connaissons  Halgerda  :  son  prestige  funeste,  sa  passion  capricieuse, 
tantôt  amour  et  tantôt  haine,  forment  le  foyer  qui  attire  à  lui  l'ac- 
tion entière  :  tous  les  désastres  accumulés  finalement  par  elle  sont 
en  germe  dans  cet  oblique  regard  que,  dès  le  commencement  de  la 
saga,  son  oncle  a  remarqué  dans  sa  physionomie  d'enfant.  —  La 
figure  de  Gunnar  est  très  fortement  décrite,  et  de  toutes  pièces.  On 
ne  doit  jamais  oublier  que  c'est  un  redoutable  viking,  un  de  ces 
rois  de  mer  qui  s'en  vont  faire  la  piraterie  ou  lé  négoce  sur  les  côtes 
voisines  ou  lointaines.  Au  milieu  des  guerres  privées  qui  agitent 
l'Islande,  nul  n'ose  accepter  le  duel  contre  lui;   ses  adversaires 
aiment  mieux  l'envelopper  dans  quelque  perfide  procès.  Gette  force 
est  la  raison  de  sa  douceur  :  on  l'a  vu,  ne  sachant  rien  des  aventures 


j/lO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

passées  d'Halgerda,  qui  ont  eu  lieu  pendant  qu'il  naviguait  au  loin, 
céder  à  son  charme,  et  ne  vouloir  pas  après  cela  s'en  dédire;  on  l'a 
vu  opposer  une  réelle  patience  et  une  indulgente  bonté  à  ses  empor- 
temens,  maintenir  fermement  ses  liens  d'amitié  avec  un  homme  qu'il 
consulte  et  respecte,  et  ne  se  mêler  que  malgré  lui,  après  une  longue 
résistance,  aux  combats  sanglans  d'alentour.  A  la  suite  d'une  de  ces 
actions  d'où  lui  et  les  siens,  comme  à  l'ordinaire,  sont  sortis  vain- 
queurs, il  entend  ses  compagnons  chanter  et  se  réjouir,  et  se  dit  à 
lui-même  :  «  Suis-je  donc  moins  brave  que  ceux-là?  Comment  se  fait-il 
qu'après  avoir  tué  je  me  sente  le  cœur  triste  et  pesant?  »  Parole  tou- 
chante et  profonde,  non  pas  seulement  à  cause  du  sentiment  tout  hu- 
main qui  l'inspire,  mais  aussi  pour  la  sincérité  de  l'aveu,  méritante 
dans  un  tel  temps  et  de  la  part  d'un  viking,  et  pour  cette  nuance  dé- 
licate de  simplicité  en  même  temps  forte  et  naïve,  qui  lui  fait  se  de- 
mander avec  étonnement  s'il  est  donc  moins  courageux  que  ceux  à 
qui  le  meurtre  ne  coûte  pas.  Nous  avons  dit  qu'en  lisant  les  sagas 
on  pensait  quelquefois  à  Shakspeare;  n'est-ce  pas  ici  un  de  ces  mots 
qui  jaillissent  des  sources  vives  et  que  le  grand  poète  anglais,  avec 
sa  puissance  d'imagination  et  de  cœur,  a  su  plusieurs  fois  deviner? 
—  A  côté  du  viking  Gunnar,  Niai  est  pour  toute  la  société  islandaise 
le  sage  renommé.  Il  est  sage,  parce  qu'il  est  savant  en  droit,  parce 
qu'il  connaît  en  habile  juriste  les  dispositions,  les  pièges  et  les  res- 
sources de  la  loi.  Le  plus  clair  témoignage  des  troubles  violens 
qui  agitent  alors  l'Islande  est  que  des  hommes  tels  que  Gunnar  et  lui 
finissent  par  être  enveloppés  malgré  eux  dans  ces  tourbillons  de 
colères  et  de  vengeances. 

Telle  est,  dans  une  trop  courte  analyse,  qui  toutefois  suffira 
peut-être  à  en  offrir  un  aspect  général,  celte  principale  saga  islan- 
daise, monument  du  xi*  siècle,  à  la  fois  précieuse  au  point  de  vue 
de  l'histoire  politique  et  de  l'histoire  morale  et  littéraire.  Elle  nous 
décrit  mieux  qu'elles  ne  sauraient  être  décrites  nulle  part  ailleurs 
quelques-unes  des  institutions  ou  des  idées  primitives  du  monde 
germanique;  elle  nous  rappelle  cette  petite  et  énergique  société  is- 
landaise dont  nos  livres  d'histoire  générale  ignorent,  peu  s'en  faut, 
l'existence.  Combien  peut-être  de  ces  foyers  épars  où  l'intelligence 
humaine  s'est  vivement  exercée,  non  sans  l'appui  d'une  solidarité 
constante  avec  quelqu'une  des  grandes  races  historiques,  ont  cepen- 
dant disparu  du  souvenir  des  hommes,  bien  que  leur  date  ne  soit 
pas  très  reculée  !  La  science  doit  compter  au  nombre  de  ses  plus 
utiles  services  de  restituer,  quand  elle  le  peut,  leurs  titres,  et  de 
réparer  à  leur  égard  de  trop  ingrats  oublis. 

A.  Geffroy. 


CONTES  D'UNE  GRAND'MÈRE 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACREE. 


PREMIERE     PARTIE.    —    LE     CHIEN, 


A    OABniELLE    SAND. 


Nous  avions  jadis  pour  voisin  de  campagne  un  homme  dont  le 
nom  prêtait  souvent  à  rire  :  il  s'appelait  M.  Lechien.  Il  en  plaisan- 
tait le  premier  et  ne  paraissait  nullement  contrarié  quand  les  en- 
fans  l'appelaient  Médor  ou  Azor. 

C'était  un  homme  très  bon,  très  doux,  un  peu  froid  de  manières, 
mais  très  estimé  pour  la  droiture  et  l'aménité  de  son  caractère.  Rien 
en  lui,  hormis  son  nom,  ne  paraissait  bizarre  :  aussi  nous  étonna- 
t-il  beaucoup,  un  jour  où  son  chien  avait  fait  une  sottise  au  milieu 
du  dîner.  Au  lieu  de  le  gronder  ou  de  le  battre,  il  lui  adressa,  d'un 
ton  froid  et  en  le  regardant  fixement,  cette  étrange  mercuriale. 

—  Si  vous  agissez  ainsi,  monsieur,  il  se  passera  du  temps  avant 
que  vous  cessiez  d'être  chien.  Je  l'ai  été,  moi  qui  vous  parle,  et  il 
m'est  arrivé  quelquefois  d'être  entraîné  par  la  gourmandise,  au 
point  de  m'emparer  d'un  mets  qui  ne  m'était  pas  destiné;  mais  je 
n'avais  pas  comme  vous  l'âge  de  raison,  et  d'ailleurs  sachez,  mon- 
sieur, que  je  n'ai  jamais  cassé  l'assiette. 

Le  chien  écouta  ce  discours  avec  une  attention  soumise,  puis  il 
fit  entendre  un  bâillement  mélancolique,  ce  qui,  au  dire  de  son 
maître,  n'est  pas  un  signe  d'ennui,  mais  de  tristesse  chez  les  chiens  : 
après  quoi  il  se  coucha,  le  museau  allongé  sur  ses  pattes  de  devant, 
et  parut  plongé  dans  de  pénibles  réflexions. 

Nous  crûmes  d'abord  que,  faisant  allusion  à  son  nom,  notre  voi- 
sin avait  voulu  montrer  simplement  de  l'esprit  pour  nous  divertir; 
mais  son  air  grave  et  convaincu  nous  jeta  dans  la  stupeur  lorsqu'il 


l/i2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nous  demanda  si  nous  n'avions  aucun  souvenir  de  nos  existences 
antérieures.  —  Aucun!  —  fut  la  réponse  générale.  M.  Lechien 
ayant  fait  du  regard  le  tour  de  la  table,  et  nous  voyant  tous  incré- 
dules, s'avisa  de  regarder  un  domestique  qui  venait  d'entrer  pour 
remettre  une  lettre  et  qui  n'était  nullement  au  courant  de  la  con- 
versation. —  Et  vous,  Sylvain,  lui  dit-il,  vous  souvenez-vous  de  ce 
que  vous  avez  été  avant  d'être  homme? 

Sylvain  était  un  esprit  railleur  et  sceptique.  —  Monsieur,  répon- 
dit-il sans  se  déconcerter,  depuis  que  je  suis  homme  j'ai  toujours 
été  cocher  :  il  est  bien  probable  qu'avant  d'être  cocher  j'ai  été  cheval  ! 

—  Bien  répondu!  —  s'écria-t-on.  Et  Sylvain  se  retira  aux  ap- 
plaudissemens  des  joyeux  convives. 

—  Cet  homme  a  du  sens  et  de  l'esprit,  reprit  notre  voisin  ;  il  est 
bien  probable,  pour  parler  comme  lui,  que,  dans  sa  prochaine  exis- 
tence, il  ne  sera  plus  cocher;  il  deviendra  maître. 

—  Et  il  battra  ses  gens,  répondit  un  de  nous,  comme,  étant  co- 
cher, il  aura  battu  ses  chevaux. 

—  Je  gage  tout  ce  que  vous  voudrez,  repartit  notre  ami,  que 
Sylvain  ne  bat  jamais  ses  chevaux,  de  même  que  je  ne  bats  jamais 
mon  chien.  Si  Sylvain  était  brutal  et  cruel,  il  ne  serait  pas  devenu 
bon  cocher  et  ne  serait  pas  destiné  à  devenir  maître.  Si  je  battais 
mon  chien,  je  prendrais  le  chemin  de  redevenir  chien  après  ma  mort. 

On  trouva  la  théorie  ingénieuse,  et  on  pressa  le  voisin  de  la  dé- 
velopper. —  C'est  bien  simple,  reprit-il,  et  je  dirai  en  peu  de  mots. 
L'esprit,  la  vie  de  l'esprit,  si  vous  voulez,  a  ses  lois  comme  la  matière 
organique  qu'il  revêt  a  les  siennes.  On  prétend  que  l'esprit  et  le 
corps  ont  souvent  des  tendances  opposées;  je  le  nie,  du  moins 
je  prétends  que  ces  tendances  arrivent  toujours,  après  un  combat 
quelconque,  à  se  mettre  d'accord  pour  pousser  l'animal  qui  est  le 
théâtre  de  cette  lutte  à  reculer  ou  à  avancer  dans  l'échelle  des 
êtres.  Ce  n'est  pas  l'un  qui  a  vaincu  l'autre.  La  vie  animale  n'est 
pas  si  pernicieuse  que  l'on  croit.  La  vie  intellectuelle  n'est  pas  si 
indépendante  que  l'on  dit.  L'être  est  un;  chez  lui,  les  besoins  répon- 
dent aux  aspirations,  et  réciproquement.  Il  y  a  une  loi  plus  forte 
que  ces  deux  lois,  un  troisième  terme  qui  concilie  l'antithèse  éta- 
blie dans  la  vie  de  l'individu;  c'est  la  loi  de  la  vie  générale,  et  cette 
loi  divine,  c'est  la  progression.  Les  pas  en  arrière  confirment  la 
vérité  de  la  marche  ascendante.  Tout  être  éprouve  donc  à  son  insu 
le  besoin  d'une  transformation  honorable,  et  mon  chien,  mon  che- 
val, tous  les  animaux  que  l'homme  a  associés  de  près  à  sa  vie 
l'éprouvent  plus  sciemment  que  les  bêtes  qui  vivent  en  liberté. 
Yoyez  le  chien  !  cela  est  plus  sensible  chez  lui  que  chez  tous  les 
autres  animaux.  Il  cherche  sans  cesse  à  s'identifier  à  moi;  il  aime 
ma  cuisine,  mon  fauteuil,  mes  amis,  ma  voiture.  Il  se  coucherait 


LE    CHIEN    ET   LA   FLEUR    SACREE.  143 

dans  mon  lit,  si  je  le  lui  permettais;  il  entend  ma  voix,  il  la  connaît, 
il  comprend  ma  parole.  En  ce  moment  il  sait  parfaitement  que  je 
parle  de  lui.  Vous  pouvez  observer  le  mouvement  de  ses  oreilles. 

—  Il  ne  comprend  que  deux  ou  trois  mots,  lui  dis-je;  quand  vous 
prononcez  le  mot  chien,  il  tressaille,  c'est  vrai,  mais  le  développe- 
ment de  votre  idée  reste  pour  lui  un  mystère  impénétrable. 

—  Pas  tant  que  vous  croyez  !  Il  sait  qu'il  est  en  cause,  il  se  sou- 
vient d'avoir  commis  une  faute,  et  à  chaque  instant  il  me  demande 
du  regard  si  je  compte  le  punir  ou  l'absoudre.  Il  a  l'intelligence 
d'un  enfant  qui  ne  parle  pas  encore. 

—  Il  vous  plaît  de  supposer  tout  cela,  parce  que  vous  avez  de 
l'imagination. 

—  Ce  n'est  pas  de  l'imagination  que  f  ai,  c'est  de  la  mémoire. 

—  Ah!  voilà!  s'écria-t-on  autour  de  nous.  Il  prétend  se  sou- 
venir! Alors,  qu'il  raconte  ses  existences  antérieures,  vite!  nous 
écoutons. 

—  Ce  serait,  répondit  M.  Lechien,  une  interminable  histoire,  et 
des  plus  confuses,  car  je  i^ai  pas  la  prétention  de  me  souvenir  de 
tout,  du  commencement  du  monde  jusqu'à  aujourd'hui.  La  mort  a 
cela  d'excellent  qu'elle  brise  le  lien  entre  l'existence  qui  finit  et 
celle  qui  lui  succède.  Elle  étend  un  nuage  épais  où  le  moi  s'éva- 
nouit pour  se  transformer  sans  que  nous  ayons  conscience  de  l'opé- 
ration. 3Ioi  qui  par  exception,  à  ce  qu'il  paraît,  ai  conservé  un  peu 
la  mémoire  du  passé,  je  n'ai  pas  de  notions  assez  nettes  pour  mettre 
de  l'ordre  dans  mes  souvenirs.  Je  ne  saurais  vous  dire  si  j'ai  suivi 
l'échelle  de  progression  régulièrement  sans  franchir  quelques  de- 
grés, ni  si  j'ai  recommencé  plusieurs  fois  les  diverses  stations  de 
ma  métempsycose.  Gela,  vraiment,  je  ne  le  sais  pas,  mais  j'ai  dans 
l'esprit  des  images  vives  et  soudaines  qui  me  font  apparaître  cer- 
tains milieux  traversés  par  moi  à  une  époque  qu'il  m'est  impos- 
sible de  déterminer,  et  alors  je  retrouve  les  émotions  et  les  sen- 
sations que  j'ai  éprouvées  dans  ce  temps-là.  Par  exemple,  je  me 
retrace  depuis  peu  une  certaine  rivière  où  j'ai  été  poisson.   Quel 
poisson?  Je  ne  sais  pas!  Une  truite  peut-être,  car  je  me  rappelle 
mon  horreur  pour  les  eaux  troublées  et  mon  ardeur  incessante  à  re- 
monter les  courans.  Je  ressens  encore  l'impression  délicieuse  du 
soleil  traçant  des  filets  déliés  ou  des  arabesques  de  diamans  mo- 
biles sur  les  flots  brisés.  Il  y  avait,...  je  ne  sais  où!  —  les  choses 
alors  n'avaient  pas  de  nom  pour  moi,  —  une  cascade  charmante  où 
la  lune  se  jouait  en  fusées  d'argent.  Je  passais  là  des  heures  en- 
tières à  lutter  contre  le  flot  qui  me  repoussait.  Le  jour,  il  y  avrât  sur 
le  rivage  des  mouches  d'or  et  d'émeraude  qui  voltigeaient  sur  les 
herbes  et  que  je  saisissais  avec  une  merveilleuse  adresse,  me  faisant 
de  cette  chasse  un  jeu  folâtre  plutôt  qu'une  satisfaction  de  voracité. 


1/J4  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Quelquefois  les  demoiselles  aux  ailes  bleues  m'efïleuraient  de  leur 
vol.  Des  plantes  admirables  semblaient  vouloir  m' enlacer  dans  leurs 
vertes  chevelures;  mais  la  passion  du  mouvement  et  de  la  liberté 
me  reportait  toujours  vers  les  eaux  libres  et  rapides.  Agir,  nager, 
vite,  toujours  plus  vite,  et  sans  jamais  me  reposer,  ah  !  c'était  une 
ivresse!  Je  me  suis  rappelé  ce  bon  temps  l'autre  jour  en  me  bai- 
gnant dans  votre  rivière,  et  à.  présent  je  ne  l'oublierai  plus  ! 

—  Encore,  encore!  s'écrièrent  les  enfans  qui  écoutaient  de  toutes 
leurs  oreilles.  Avez-vous  été  grenouille,  lézard,  papillon? 

—  Lézard,  je  ne  sais  pas,  grenouille  probablement;  mais  papillon, 
je  m'en  souviens  à  merveille.  J'étais  fleur,  une  jolie  fleur  blanche 
délicatement  découpée,  probablement  une  sorte  de  saxifrage  sar- 
menteuse  pendant  sur  le  bord  d'une  source,  et  j'avais  toujours  soif, 
toujours  soif.  Je  me  penchais  sur  l'eau  sans  pouvoir  l'atteindre,  un 
vent  frais  me  secouait  sans  cesse.  Le  désir  est  une  puissance  dont 
on  ne  connaît  pas  la  limite.  Un  matin,  je  me  détachai  de  ma  tige, 
je  flottai  soutenu  par  la  brise.  J'avais  des  ailes,  j'étais  libre  et  vi- 
vant. Les  papillons  ne  sont  que  des  fleurs  envolées  un  jour  de  fête 
où  la  nature  était  en  veine  d'invention  et  de  fécondité. 

—  Très  joli,  lui  dis-jc,  mais  c'est  de  la  poésie? 

—  Ne  l'empêchez  pas  d'en  faire,  s'écrièrent  les  jeunes  gens;  il 
nous  amuse!  —  Et  s'adressant  à  lui  :  —  Pouvcz-vous  nous  dire  à 
quoi  vous  songiez  quand  vous  étiez  une  pierre? 

—  Une  pierre  est  une  chose  et  ne  pense  pas,  répondit-il  ;  je  ne 
me  rappelle  pas  mon  existence  minérale,  pourtant  je  l'ai  subie 
comme  vous  tous,  et  il  ne  faudrait  pas  croire  que  la  vie  inorganique 
soit  tout  à  fait  inerte.  Je  ne  m'étends  jamais  sur  une  roche  sans 
ressentir  à  son  contact  quelque  chose  de  particulier  qui  m'aflirme 
les  antiques  rapports  que  j'ai  dû  avoir  avec  elle.  Toute  chose  est  un 
élément  de  transformation.  La  plus  grossière  a  encore  sa  vitalité 
latente  dont  les  sourdes  pulsations  appellent  la  lumière  et  le  mou- 
vement :  l'homme  désire,  l'animal  et  la  plante  aspirent,  le  minéral 
attend.  Mais  pour  me  soustraire  aux  questions  embarrassantes  que 
vous  m'adressez,  je  vais  choisir  une  de  mes  existences  que  je  me 
retrace  le  mieux,  et  vous  dire  comment  j'ai  vécu,  c'est-à-dire  agi 
et  pensé  la  dernière  fois  que  j'ai  été  chien.  Ne  vous  attendez  pas  à 
des  aventures  dramatiques,  à  des  sauvetages  miraculeux;  chaque 
animal  a  son  caractère  personnel.  C'est  une  étude  de  caractère  que 
je  vais  vous  communiquer. 

On  apporta  les  flambeaux,  on  renvoya  les  domestiques,  on  fit 
silence,  et  l'étrange  narrateur  parla  ainsi  : 

J'étais  un  joli  petit  bouledogue,  un  ratier  de  pure  race.  Je  ne 
me  rappelle  ni  ma  mère,  dont  je  fus  séparé  très  jeune,  ni  la  cruelle 
opération  qui  trancha  ma  queue  et  eflila  mes  oreilles.  On  me  trouva 


LE   CHIEN   ET   LA   FLEUR   SACREE.  145 

beau  ainsi  mutilé,  et  de  bonne  heure  j'aimai  les  complimens.  Du 
plus  loin  que  je  me  souvienne,  j'ai  compris  le  sens  des  mots  beau 
chien,  Joli  chien,  j'aimais  aussi  le  mot  blanc.  Quand  les  enfans, 
pour  me  faire  fête,  m'appelaient  lapin  blanc,  j'étais  enchanté.  J'ai- 
mais à  prendre  des  bains,  mais  comme  je  rencontrais  souvent  des 
eaux  bourbeuses  où  la  chaleur  me  portail  à  me  plonger,  j'en  sortais 
tout  terreux,  et  on  m'appelait  lapin  jaune  ou  lapin  noir,  ce  qui 
m'humiliait  beaucoup.  Le  déplaisir  que  j'en  éprouvai  mainte  fois 
m'amena  à  faire  une  distinction  assez  juste  des  couleurs. 

La  première  personne  qui  s'occupa  de  mon  éducation  morale  fut 
une  vieille  dame  qui  avait  ses  idées.  Elle  ne  tenait  pas  à  ce  que  je 
fusse  ce  qu'on  appelle  dressé.  Elle  n'exigea  pas  que  j'eusse  le  ta- 
lent de  rapporter  et  de  donner  la  patte.  Elle  disait  qu'un  chien  n'ap- 
prenait pas  ces  choses  sans  être  battu.  Je  comprenais  très  bien  ce 
mot-là,  car  le  domestique  me  battait  quelquefois  à  l'insu  de  sa  maî- 
tresse. J'appris  donc  de  bonne  heure  que  j'étais  protégé,  et  qu'en 
me  réfugiant  auprès  d'elle  je  n'aurais  jamais  que  des  caresses  et  des 
encouragemens.  J'étais  jeune  et  j'étais  fou.  J'aimais  à  tirer  à  moi  et 
à  ronger  les  bâtons.  C'est  une  rage  que  j'ai  conservée  pendant  toute 
ma  vie  de  chien  et  qui  tenait  à  ma  race,  à  la  force  de  ma  mâchoire 
et  à  l'ouverture  énorme  de  ma  gueule.  Évidemment  la  nature  avait 
fait  de  moi  un  dévorant.  Instruit  à  respecter  les  poules  et  les  ca- 
nards, j'avais  besoin  de  me  battre  avec  quelque  chose  et  de  dépen- 
ser la  force  de  mon  organisme.  Enfant  comme  je  l'étais,  je  faisais 
grand  mal  dans  le  petit  jardin  de  la  vieille  dame;  j'arrachais  les 
tuteurs  des  plantes  et  souvent  la  plante  avec.  Le  jardinier  voulait 
me  corriger,  ma  maîtresse  l'en  empêchait ,  et,  me  prenant  à  part, 
elle  me  parlait  très  sérieusement.  Elle  me  répétait  à  plusieurs  re- 
prises, en  me  tenant  la  tète  et  en  me  regardant  bien  dans  les  yeux: 
—  Ce  que  vous  avez  fait  est  mal,  très  mal,  on  ne  peut  plus  mal! 

Alors  elle  plaçait  un  bâton  devant  moi  et  me  défendait  d'y  tou- 
cher. Quand  j'avais  obéi,  elle  disait  :  — C'est  bien,  très  bien,  vous 
êtes  un  bon  chien,  — 11  n'en  fallut  pas  davantage  pour  faire  éclore 
en  moi  ce  trésor  inappréciable  de  la  conscience  que  l'éducation 
communique  au  chien  quand  il  est  bien  doué  et  qu'on  ne  l'a  pas 
dégradé  par  les  coups  et  les  injures. 

J'acquis  donc  ainsi  très  jeune  le  sentiment  de  la  dignité,  sans  le- 
quel la  véritable  intelligence  ne  se  révèle  ni  à  l'animal,  ni  à  l'homme. 
Celui  qui  n'obéit  qu'à  la  crainte  ne  saura  jamais  se  commander  à 
lui-même. 

J'avais  dix-huit  mois,  et  j'étais  dans  toute  la  fleur  de  la  jeunesse 
et  de  ma  beauté,  quand  ma  maîtresse  changea  de  résidence  et  m'a- 
mena à  la  campagne  qu'elle  devait  désormais  habiter  avec  sa  fa- 
XOMK  XII.  —  1875,  ^^ 


1/1,6  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mille.  Il  y  avait  un  grand  parc,  et  je  connus  les  ivresses  de  la  li- 
berté. Dès  que  je  vis  le  fils  de  la  vieille  dame,  je  compris  à  la 
manière  dont  ils  s'embrassèrent  et  à  l'accueil  qu'il  me  fit  que 
c'était  là  le  maître  de  la  maison,  et  que  je  devais  me  mettre  à  ses 
ordres.  Dès  le  premier  jour,  j'emboîtai  donc  le  pas  derrière  lui  d'un 
air  si  raisonnable  et  si  convaincu  qu'il  me  prit  en  amitié,  me  ca- 
ressa et  me  fit  coucher  dans  son  cabinet.  Sa  jeune  femme  n'aimait 
pas  beaucoup  les  chiens  et  se  fût  volontiers  passée  de  moi;  mais 
j'obtins  grâce  devant  elle  par  ma  sobriété,  ma  discrétion  et  ma  pro- 
preté. On  pouvait  me  laisser  seul  en  compagnie  des  plats  les  plus 
alléchans;  il  m'arriva  bien  rarement  d'y  goûter  du  bout  de  la 
langue.  Outre  que  je  n'étais  pas  gourmand  et  n'aimais  pas  les 
friandises,  j'avais  un  grand  respect  de  la  propriété.  On  m'avait  dit, 
car  on  me  parlait  comme  à  une  personne  :  —  Voici  ton  assiette,  ton 
écuelle  à  eau,  ton  coussin  et  ton  tapis.  —  Je  savais  que  ces  choses 
étaient  à  moi,  et  il  n'eut  pas  fait  bon  me  les  disputer;  mais  jamais 
je  ne  songeai  à  empiéter  sur  le  bien  des  autres. 

J'avais  aussi  une  qualité  qu'on  appréciait  beaucoup.  Jamais  je  ne 
mangeai  de  ces  immondices  dont  presque  tous  les  chiens  sont 
friands,  et  je  ne  me  roulais  jamais  dessus.  Si,  pour  avoir  couché 
sur  le  charbon  ou  m'étre  roulé  sur  la  terre,  j'avais  noirci  ou  jauni 
ma  robe  blanche,  on  pouvait  être  sûr  que  je  ne  m'étais  souillé  à 
aucune  chose  malpropre. 

Je  montrai  aussi  une  qualité  dont  on  me  tint  compte.  Je  n'aboyai 
jamais  et  ne  mordis  jamais  personne.  L'aboiement  est  une  menace 
et  une  injure.  J'étais  trop  intelligent  pour  ne  pas  comprendre  que 
les  personnes  saluées  et  accueillies  par  mes  maîtres  devaient  être 
reçues  poliment  par  moi,  et,  quant  aux  démonstrations  de  tendresse 
et  de  joie  qui  signalaient  le  retour  d'un  ancien  jami,  j'y  étais  fort 
attentif.  Dès  lors  je  lui  témoignais  ma  sympathie  par  des  caresses. 
Je  faisais  mieux  encore,  je  guettais  le  réveil  de  ces  hôtes  aimés,  pour 
leur  faire  les  honneurs  de  la  maison  et  du  jardin.  Je  les  promenais 
ainsi  avec  courtoisie  jusqu'à  ce  que  mes  maîtres  vinssent  me  rem- 
placer. On  me  sut  toujours  gré  de  cette  notion  d'hospitalité  que 
personne  n'eût  songé  à  m'enseigner  et  que  je  trouvai  tout  seul. 

Quand  il  y  eut  des  enfans  dans  la  maison,  je  fus  véritablement 
heureux.  A  la  première  naissance,  on  fut  un  peu  inquiet  de  la  curiosité 
avec  laquelle  je  flairais  le  bébé.  J'étais  encore  impétueux  et  brusque, 
on  craignait  que  je  ne  fusse  brutal  ou  jaloux.  Alors  ma  vieille  maî- 
tresse prit  l'enfant  sur  ses  genoux  en  disant  :  — Il  faut  faire  la  mo- 
rale à  Fadet;  ne  craignez  rien,  il  comprend  ce  qu'on  lui  dit...  Voyez, 
me  dit-elle,  voyez  ce  cher  poupon,  c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  précieux 
dans  la  maison.  Aimez-le  bien,  touchez-y  doucement,  ayez-en  le 
plus  grand  soin.  Vous  m'entendez  bien,  Fadet,  n'est-ce  pas?  Vous 


LE    CHIEN    ET    LA    FLEUR    SACREE.  li/ 

aimerez  ce  cher  enfant.  —  Et,  devant  moi,  elle  le  baisa  et  le  serra 
doucement  contre  son  cœur. 

J'avais  parfaitement  compris.  Je  demandai  par  mes  regards  et 
mes  manières  à  baiser  aussi  cette  chère  créature.  La  grand'mère 
approcha  de  moi  sa  petite  main  en  me  disant  encore  :  —  Bien  dou- 
cement, Fadet,  bien  doucement!  —  Je  léchai  la  petite  main  et 
trouvai  l'enfant  si  joli  que  je  ne  pus  me  défendre  d'effleurer  sa 
joue  rose  avec  ma  langue,  mais  ce  fut  si  délicatement  qu'il  n'eut 
pas  peur  de  moi,  et  c'est  moi  qui,  un  peu  plus  tard,  obtins  son 
premier  sourire. 

Un  autre  enfant  vint  deux  ans  après,  c'étaient  alors  deux  petites 
filles.  L'aînée  me  chérissait  déjà.  La  seconde  fit  de  même,  et  on  me 
permettait  de  me  rouler  avec  elles  sur  les  tapis.  Les  parens  crai- 
gnaient un  peu  ma  pétulance,  mais  la  grand'mère  m'honorait  d'une 
confiance  que  j'avais  à  cœur  de  mériter.  Elle  me  répétait  de  temps 
en  temps  :  —  Bien  doucement,  Fadet,  bien  doucement  !  —  Aussi 
n'eut-on  jamais  le  moindre  reproche  à  m'adresser.  Jamais,  dans 
mes  plus  grandes  gaîtés,  je  ne  mordillai  leurs  mains  jusqu'à  les 
rougir,  jamais  je  ne  déchirai  leurs  robes,  jamais  je  ne  leur  mis  mes 
pattes  dans  la  figure.  Et  pourtant  Dieu  sait  que  dans  leur  jeune 
âge  elles  abusèrent  souvent  de  ma  bonté ,  jusqu'à  me  faire  souf- 
frir. Je  compris  qu'elles  ne  savaient  ce  qu'elles  faisaient,  et  ne  me 
fâchai  jamais.  Elles  imaginèrent  un  jour  de  m'atteler  à  leur  petite 
voiture  de  jardinage  et  d'y  mettre  leurs  poupées!  Je  me  laissai 
harnacher  et  atteler.  Dieu  sait  comme,  et  je  traînai  raisonnablement 
la  voilure  et  les  poupées  aussi  longtemps  qu'on  voulut.  J'avoue 
qu'il  y  avait  un  peu  de  vanité  dans  mon  fait  parce  que  les  domes- 
tiques étaient  émerveillés  de  ma  docilité.  —  Ce  n'est  pas  un  chien, 
disaient-ils,  c'est  un  cheval  !  —  Et  toute  la  journée  les  petites  filles 
m'appelèrent  cheval  blanc,  ce  qui,  je  dois  le  confesser,  me  flatta 
infiniment. 

On  me  sut  d'autant  plus  de  gré  de  ma  raison  et  de  ma  douceur 
avec  les  enfans  que  je  ne  supportais  ni  injures  ni  menaces  de  la 
part  des  autres.  Quelque  amitié  que  j'eusse  pour  mon  maître,  je 
lui  prouvai  une  fois  combien  j'avais  à  cœur  de  conserver  ma  di- 
gnité. J'avais  commis  une  faute  contre  la  propreté  par  paresse  de 
sortir,  et  il  me  menaça  de  son  fouet.  Je  me  révoltai  et  m'élançai 
au-devant  des  coups  en  montrant  les  dents.  Il  était  philosophe,  il 
n'insista  pas  pour  me  punir,  et,  comme  quelqu'un  lui  disait  qu'il 
n'eût  pas  dû  me  pardonner  cette  révolte,  qu'un  chien  rebelle  doit 
être  roué  de  coups,  il  répondit  :  —  Non  î  Je  le  connais,  il  est  in- 
trépide et  entêté  au  combat,  il  ne  céderait  pas;  je  serais  forcé  de  le 
tuer,  et  le  plus  puni  serait  moi.  —  11  me  pardonna  donc,  et  je  l'en 
aimai  d'autant  plus. 


H8  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

J'ai  passé  une  vie  bien  douce  et  bien  heureuse  dans  cette  maison 
bônie.  Tous  m'aimaient,  les  serviteurs  étaient  doux  et  pleins  iVv- 
gards  pour  moi,  les  enfans,  devenus  grands,  m'adoraient  et  me  di- 
saient les  choses  les  plus  tendres  et  les  plus  flatteuses,  mes  maîtres 
avaient  réellement  de  l'estime  pour  mon  caractère  et  déclaraient  que 
mon  alTection  n'avait  jamais  eu  pour  mobile  la  gourmandise  i;i  au- 
cune passion  basse.  J'aimais  leur  société,  et,  devenu  vieux,  moins 
démonstratif  par  conséquent,  je  leur  témoignais  mon  amiti"  en  dor- 
mant à  leurs  pieds  ou  à  leur  porte  quand  ils  avaient  oublié  de  me 
l'ouvrir.  J'étais  d'une  discrétion  et  d'un  savoir-vivre  irréprochables, 
bien  que  très  indépendant  et  nullement  surveillé.  Jamais  je  ne 
grattai  à  une  porte,  jamais  je  ne  fis  entendre  de  gémissemens  im- 
portuns. Quand  je  sentis  les  premiers  rhumatismes,  on  me  traita 
coumie  une  personne.  Chaque  soir,  mon  maître  m'enveloppait  dans 
mon  tapis;  s'il  tardait  un  peu  à  y  songer,  je  me  plantais  prés  de 
lui  en  le  regardant,  mais  sans  le  tirailler  ni  l'ennuyer  de  mes  ob- 
sessions. 

La  seule  chose  que  j'aie  à  me  reprocher  dans  mon  existence  ca- 
nine, c'est  mon  peu  de  bienveillance  pour  les  autres  chiens. 
Éiait-ce  pressentiment  de  ma  prochaine  séparation  d'espèce,  était-ce 
crainte  de  retarder  ma  promotion  à  un  grade  plus  élevé,  qui  me  fai- 
sait haïr  leurs  gr is-i^îretés  et  leurs  vices?  Redoutais-je  de  redevenir 
trop  chien  dans  leur  société,  avais-je  l'orgueil  du  mépris  pour  leur 
infériorité  intellectuelle  et  morale?  Je  les  ai  cruellement  houspillés 
toute  ma  vie,  et  on  déclara  souvent  que  j'étais  terriblement  méchant 
avec  mes  semblables.  Pourtant  je  dois  dire  à  ma  décharge  que  je 
ne  fis  jamais  de  mal  aux  faibles  et  aux  petits.  Je  m'attaquais  aux 
plus  gros  et  aux  plus  forts  avec  une  audace  héroïque.  Je  revenais 
harassé,  couvert  de  blessures,  et,  à  peine  guéri,  je  recommençais. 

J'étais  ainsi  avec  ceux  qui  ne  m'étaient  pas  présentés.  Quand  un 
ami  de  la  maison  amenait  son  chien,  on  me  faisait  un  discours  sé- 
rieux en  m'engageant  à  la  politesse  et  en  me  rappelant  les  devoirs 
de  l'hospitalité.  On  me  disait  son  nom,  on  approchait  sa  figure  de 
la  mienne.  On  apaisait  mes  premiers  grognemens  avec  de  bonnes 
paroles  qui  me  rappelaient  au  respect  de  moi-même.  Alors  c'était 
fini  pour  toujours,  il  n'y  avait  plus  de  querelles,  ni  même  de  pro- 
vocations; mais  je  dois  dire  que  sauf  Moutonne,  la^chienne  du  ber- 
ger, pour  laquelle  j'eus  toujours  une  grande  amitié  et  qui  me  dé- 
fendait contre  les  chiens  ameutés  contre  moi,  je  ne  me  liai  jamais 
avec  aucun  animal  de  mon  espèce.  Je  les  trouvais  tous  trop  infé- 
rieurs à  moi,  même  les  beaux  chiens  de  chasse  et  les  petits  chiens 
savans  qui  avaient  été  forcés  par  les  châtimens  à  maîtriser  leurs 
instincts.  Moi,  qu'on  avait  toujours  raisonné  avec  douceur,  si  j'étais, 
comme  eux,  esclave  de  mes  passions  à  certains  égards  où  je  n'avais 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACREE.  i!l9 

à  risquer  que  moi-même,  j'étais  obéissant  et  sociable  avec  l'homme, 
parce  qu'il  me  plaisait  d'être  ainsi  et  que  j'eusse  rougi  d'être  au- 
trement. 

Une  seule  fois  je  parus  ingrat,  et  j'éprouvai  un  grand  chagrin. 
Une  maladie  épiclémique  ravageait  le  pays,  toute  la  famille  partit 
emmenant  les  enfans,  et,  comme  on  craignait  mes  larmes,  on  ne 
m'avertit  de  rien.  Un  matin  je  me  trouvai  seul  avec  le  domestique, 
qui  prit  grand  soin  de  moi,  mais  qui,  préoccupé  pour  lui-même, 
ne  s'efforça  pas  de  me  consoler,  ou  ne  sut  pas  s'y  prendre.  Je  tom- 
bai dans  le  désespoir,  cette  maison  déserte  par  un  froid  rigoureux 
était  pour  moi  comme  un  tombeau.  Je  n'ai  jamais  été  gros  mangeur, 
mais  je  perdis  complètement  l'appétit  et  je  devins  si  maigre  que 
l'on  eût  pu  voir  à  travers  mes  côtes.  Enfin  après  un  temps  qui  me 
parut  bien  long,  ma  vieille  maîtresse  revint  pour  préparer  le  retour 
de  la  famille,  et  je  ne  compris  pas  pourquoi  elle  revenait  seule  ;  je 
crus  que  son  fils  et  les  enfans  ne  reviendraient  jamais,  et  je  n'eus 
pas  le  courage  de  lui  faire  la  moindre  caresse.  Elle  fit  allumer  du 
feu  dans  sa  chambre  et  m'appela  en  m'invitant  à  me  chauffer,  puis 
elle  se  mit  à  écrire  pour  donner  des  ordres  et  j'entendis  qu'elle  di- 
sait en  parlant  de  moi  :  —  Vous  ne  l'avez  donc  pas  nourri?  il  est  d'une 
maigreur  effrayante,  allez  me  chercher  du  pain  et  de  la  soupe.  — 
Mais  je  refusai  de  manger.  Le  domestique  parla  de  mon  chagrin. 
Elle  me  caressa  beaucoup  et  ne  put  me  consoler,  elle  eût  dû  me 
dire  que  les  enfans  se  portaient  bien  et  allaient  revenir  avec  leur 
père.  Elle  n'y  son.L;ea  pas,  et  s'éloigna  en  se  plaignant  de  ma  froi- 
deur, qu'elle  n'avait  pas  comprise.  Elle  me  rendit  pourtant  son  es- 
time quelques  jours  après,  lorsqu'elle  revint  avec  la  famille.  Les 
tendresses  que  je  fis  aux  enfans  surtout  lui  prouvèrent  bien  que 
j'avais  le  cœur  fidèle  et  sensible. 

Sur  mes  vieux  jours,  un  rayon  de  soleil  embellit  ma  vie.  On 
amena  dans  la  maison  la  petite  chienne  Lisette,  que  les  enfans  se 
disputèrent  d'abord,  mais  que  l'aînée  céda  à  sa  sœur  en  disant 
qu'elle  préférait  un  vieux  ami  comme  moi  à  toutes  les  nouvelles  con- 
naissances. Lisette  fut  aimable  avec  moi,  et  sa  folâtre  enfance  égaya 
mon  hiver.  Elle  était  nerveuse  et  tyrannique,  elle  me  mordait  cruel- 
lement les  oreilles.  Je  criais  et  ne  me  fâchais  pas,  elle  était  si  gra- 
cieuse dans  ses  impétueux  ébats!  elle  me  forçait  à  courir  et  à  bon- 
dir avec  elle.  iMais  ma  grande  affection  était  en  somme  pour  la 
petite  fille  qui  me  préférait  à  Lisette  et  qui  me  parlait  raison,  sen- 
timent et  moralité,  comme  avait  fait  sa  grand'mère. 

Je  n'ai  pas  souvenir  de  mes  dernières  années  et  de  ma  mort.  Je 
crois  que  je  m'éteignis  doucement  au  milieu  des  soins  et  des  en- 
couragemens.  On  avait  certainement  compris  que  je  méritais  d'être 
homme,  puisqu'on  avait  toujours  dit  qu'il  ne  me  manquait  que  la 


150  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

parole.  J'ignore  pourtant  si  mon  esprit  franchit  d'emblée  cet  abîme. 
J'ignore  la  forme  et  l'époque  de  ma  renaissance,  je  crois  pourtant 
que  je  n'ai  pas  recommencé  l'existence  canine,  car  celle  que  je  viens 
de  vous  raconter  me  paraît  dater  d'hier.  Les  costumes,  les  habi- 
tudes, les  idées  que  je  vois  aujourd'hui  ne  diffèrent  pas  essentiel- 
lement de  ce  que  j'ai  vu  et  observé  étant  chien... 

Le  sérieux  avec  lequel  notre  voisin  avait  parlé  nous  avait  forcés 
de  l'écouter  avec  attention  et  déférence.  Il  nous  avait  étonnés  et 
intéressés.  Nous  le  priâmes  de  nous  raconter  quelqu'autre  de  ses 
existences.  — C'est  assez  pour  aujourd'hui,  nous  dit-il,  je  tâche- 
rai de  rassembler  mes  souvenirs,  et  peut-être  plus  tard  vous  ferai- 
je  le  récit  d'une  autre  phase  de  ma  vie  antérieure. 


SECONDE     PARTIE.    —    LA     FLEUR     SACREE. 
A    ALROnK    SAM). 

Quelques  jours  après  que  M.  Lechien  nous  eut  raconté  son  his- 
toire, nous  nous  retrouvions  avec  lui  chez  un  Anglais  riche  qui 
avait  beaucoup  voyagé  en  Asie,  et  qui  parlait  volontiers  des  choses 
intéressantes  et  curieuses  qu'il  avait  vues. 

Comme  il  nous  disait  la  manière  dont  on  chasse  les  éléphans 
dans  le  Laos,  M.  Lechien  lui  demanda  s'il  avait  jamais  tué  lui-même 
un  de  ces  animaux. 

—  Jamais!  répondit  sir  William.  Je  ne  me  le  serais  point  par- 
donné. L'éléphant  m'a  toujours  paru  si  près  de  l'homme  par  l'intel- 
ligence et  le  raisonnement  que  j'aurais  craint  d'interrompre  la  car- 
rière d'une  âme  en  voie  de  transformation. 

—  Au  fait,  lui  dit  quelqu'un,  vous  avez  longtemps  vécu  dans 
l'Inde,  vous  devez  partager  les  idées  de  migration  des  âmes  que 
monsieur  nous  exposait  l'autre  jour  d'une  manière  plus  ingénieuse 
que  scientifique. 

—  La  science  est  la  science,  répondit  l'Anglais.  Je  la  respecte  in- 
finiment, mais  je  crois  que,  quand  elle  veut  trancher  affirmative- 
ment ou  négativement  la  question  des  âmes,  elle  sort  de  son  do- 
maine et  ne  peut  rien  prouver.  Ce  domaine  est  l'examen  des  faits 
palpables^  d'où  elle  conclut  à  des  lois  existantes.  Au-delà,  elle  n'a 
plus  de  certitude.  Le  foyer  d'émission  de  ces  lois  échappe  à  ses 
investigations,  et  je  trouve  qu'il  est  également  contraire  à  la  vraie 
doctrine  scientifique  de  vouloir  prouver  V existence  ou  la  non-exis- 
tence d'un  principe  quelconque.  En  dehors  de  sa  démonstration 
spéciale,  le  savant  est  libre  de  croire  ou  de  ne  pas  croire;  mais  la 
recherche  de  ce  principe  appartient  mieux  aux  hommes  de  logique, 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACREE.  151 

de  sentiment  et  d'imagination.  Les  raisonnemens  et  les  hypothèses 
de  ceux-ci  n'ont,  il  est  vrai,  de  valeur  qu'autant  qu'ils  respec- 
tent ce  que  la  science  a  vérifié  dans  l'ordre  des  faits;  mais  là  où 
la  science  est  impuissante  à  nous  éclairer,  nous  sommes  tous  libres 
de  donner  aux  faits  ce  que  vous  appelez  une  interprétation  ingé- 
nieuse, ce  qui,  selon  moi,  signifie  une  explication  idéaliste  fondée 
sur  la  déduction,  la  logique  et  le  sentiment  du  juste  dans  l'équi- 
libre et  l'ordonnance  de  l'univers. 

—  Ainsi,  reprit  celui  qui  avait  interpellé  sir  William,  vous  êtes 
bouddhisjte? 

—  D'une  certaine  façon,  répondit  l'Anglais;  mais  nous  pourrions 
trouver  un  sujet  de  conversation  plus  récréatif  pour  les  enfans  qui 
nous  écoutent. 

—  Moi,  dit  une  des  petites  filles,  cela  m'intéresse  et  me  plaft. 
Pourriez-fOus  me  dire  ce  que  j'ai  été  avant  d'être  une  petite  fille? 

—  Vous  avez  été  un  petit  ange,  répondit  sir  William. 

—  Pas  de  complimens!  reprit  l'enfant.  Je  crois  que  j'ai  été  tout 
bonnement  un  oiseau,  car  il  me  semble  que  je  regrette  toujours  le 
temps  où  je  volais  sur  les  arbres  et  ne  faisais  que  ce  que  je  voulais. 

—  Eh  bien!  reprit  sir  William,  ce  regret  serait  une  preuve  de 
souvenir.  Chacun  de  nous  a  une  préférence  pour  un  animal  quel- 
conque et  se  sent  porté  à  s'identifier  à  ses  impressions  comme  s'il 
les  avait  déjà  ressenties  pour  son  propre  compte. 

—  Quel  est  votre  animal  de  prédilection?  lui  demandai-je. 

—  Tant  que  j'ai  été  Anglais,  répondit-il,  j'ai  mis  le  cheval  au 
premier  rang.  Quand  je  suis  devenu  Indien,  j'ai  mis  l'éléphant  au- 
dessus  de  tout. 

—  Mais,  dit  un  jeune  garçon,  est-ce  que  l'éléphant  n'est  pas  très 
laid? 

—  Oui,  selon  nos  idées  sur  l'esthétique.  Mous  prenons  pour  type 
du  quadrupède  le  cheval  ou  le  cerf;  nous  aimons  l'harmonie  dans'- la 
proportion,  parce  qu'au  fond  nous  avons  toujours  dans  l'esprit  le 
type  humain  comme  tyq)e  suprême  de  cette  harmonie;  mais,  quand 
on  quitte  les  régions  tempérées  et  qu'on  se  trouve  en  face  d'une 
nature  exubérante,  le  goût  change,  les  yeux  s'attachent  à  d'autres 
lignes,  l'esprit  se  reporte  à  un  ordre  de  création  antérieure  plus 
grandiose,  et  le  côté  fruste  de  celte  création  ne  choque  plus  nos 
regards  et  nos  pensées.  L'Indien,  noir,  petit,  grêle,  ne  donne  pas 
l'idée  d'un  roi  de  la  création.  L'Anglais,  rouge  et  massif,  paraît  là 
plus  imposant  que  chez  lui;  mais  l'un  et  l'autre,  qu'ils  aient  pour 
cadre  une  cabane  de  roseaux  ou  un  palais  de  marbre,  sont  encore 
effacés  comme  de  vulgaires  détails  dans  l'ensemble  du  tableau  que 
présente  la  nature  environnante.  Le  sens  artiste  éprouve  le  besoin 
de  formes  supérieures  à  celles  de  l'homme,  et  il  se  sent  pris  de  res- 


152  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pect  pour  les  êtres  capables  de  se  développer  fièrement  sous  cet 
ardent  soleil  qui  étiole  la  race  humaine.  Là  où  les  roches  sont  for- 
midables, les  végétaux  effrayans  d'aspect,  les  déserts  inaccessibles, 
le  pouvoir  humain  perd  son  prestige,  et  le  monstre  surgit  à  nos  yeux 
comme  la  suprême  combinaison  harmonique  d'un  monde  prodi- 
gieux. Les  anciens  habitans  de  cette  terre  redoutable  l'avaient  bien 
compris.  Leur  art  consistait  dans  la  reproduction  idéalisée  des 
formes  monstrueuses.  Le  buste  de  l'éléphant  était  le  couronne- 
ment principal  de  leurs  parthénons.  Leurs  dieux  étaient  des  mons- 
tres et  des  colosses.  Leur  architecture  pesante,  surmontée  de  tours 
d'une  hauteur  démesurée,  semblait  chercher  le  beau  dans  l'absence 
de  ces  proportions  harmoniques  qui  ont  été  l'idéal  des  peuples 
d'Occident. 

Ne  vous  étonnez  donc  pas  de  m'entendre  dire  qu'après  avoir 
trouvé  cet  art  barbare  et  ces  types  effroyables,  je  m'y  suis  habitué 
au  point  de  les  admirer  et  de  trouver  plus  tard  nos  arts  froids  et 
nos  types  mesquins.  Et  puis  tout,  dans  l'Inde,  concourt  à  idéaliser 
l'éléphant.  Son  culte  est  partout  dans  le  passé,  sous  une  forme 
ou  sous  une  autre.  Les  reproductions  de  son  type  ont  une  va- 
riété d'intentions  surprenante ,  car,  selon  la  pensée  de  l'artiste, 
il  représente  la  force  menaçante  ou  la  bénigne  douceur  de  la  di- 
vinité qu'il  encadre.  Je  ne  crois  pas  qu'il  ait  été  jamais,  quoi  qu'en 
aient  dit  les  anciens  voyageurs,  adoré  personnellement  comme  un 
dieu;  mais  il  a  été,  il  est  encore  regardé  comme  un  symbole  et  un 
palladium.  L'éléphant  blanc  des  temples  de  Siam  est  toujours  con- 
sidéré comme  un  animal  sacré. 

—  Parlez-nous  de  cet  éléphant  blanc,  s'écrièrent  les  enfans. 
Est-il  vraiment  blanc?  l'avez-vous  vu? 

—  Je  l'ai  vu,  et  en  le  contemplant  au  milieu  des  fêtes  triom- 
phales qu'il  semblait  présider,  il  m'est  arrivé  une  chose  singulière. 

—  Quoi?  reprirent  les  enfans. 

—  Une  chose  que  j'hésite  à  vous  dire, — non  pas  que  je  craigne  la 
raillerie  en  un  sujet  si  grave,  mais  en  vérité  je  crains  de  ne  pas  vous 
convaincre  de  ma  sincérité  et  d'être  accusé  d'improviser  un  roman 
pour  rivaliser  avec  l'édifiante  et  sérieuse  histoire  de  M.  Lechien. 

—  Dites  toujours,  dites  toujours!  Nous  ne  critiquerons  pas,  nous 
écouterons  bien  sagement. 

—  Eh  bieni  mes  enfans,  reprit  l'Anglais,  voici  ce  qui'm'est  ar- 
rivé. En  contemplant  la  majesté  de  l'éléphant  sacré  marchant  d'un 
pas  mesuré  au  son  des  instrumens  et  marquant  le  rhythme  avec  sa 
trompe,  tandis  que  des  Indiens,  qui  semblaient  être  bien  réelle- 
ment les  esclaves  de  ce  monarque,  balançaient  au-dessus  de  sa 
tête  des  parasols  rouges  et  or,  j'ai  fait  un  effort  d'esprit  pour  saisir 
sa  pensée  dans  son  œil  tranquille,  et  tout  à  coup  il  m'a  semblé 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACREE.  153 

qu'une  série  d'existences  passées,  insaisissables  à  la  mémoire  de 
l'homme,  venait  de  rentrer  dans  la  mienne. 

—  Comment?  vous  croyez... 

—  Je  crois  que  certains  grands  animaux  nous  semblent  pensifs 
et  absorbés  parce  qu'ils  se  souviennent.  Où  serait  l'erreur  de  la 
Providence?  L'homme  oublie,  parce  qu'il  a  trop  à  faire  pour  que  le 
souvenir  lui  soit  bon.  11  termine  la  série  des  animaux  contemplatifs, 
il  pense  réellement  et  cesse  de  rêver.  A  peine  né,  il  devient  la  proie 
de  la  loi  du  progrès,  l'esclave  de  la  loi  du  travail.  Il  faut  qu'il 
rompe  avec  les  images  du  passé  pour  se  porter  tout  entier  vers  la 
conception  de  l'avenir.  La  loi  qui  lui  a  fait  cette  destinée  ne  serait 
pas  juste,  si  elle  ne  lui  retirait  pas  la  faculté  de  regarder  en  arrière 
et  de  perdre  son  énergie  dans  de  vains  regrets  et  de  stériles  com- 
paraisons. 

—  Quoi  qu'il  en  soit,  dit  vivement  M.  Lechien,  racontez  vos  sou- 
venirs; il  m'importe  beaucoup  de  savoir  qu'une  fois  en  votre  vie 
vous  avez  éprouvé  le  phénomène  que  j'ai  subi  plusieurs  fois. 

—  J'y  consens,  répondit  sir  William,  car  j'avoue  que  votre 
exemple  et  vos  affirmations  m'ébranlent  et  m'impressionnent  beau- 
coup. Si  c'est  un  simple  rêve  qui  s'est  emparé  de  moi  pendant  la 
cérémonie  que  présidait  l'éléphant  sacré,  il  a  été  si  précis  et  si 
frappant  que  je  n'en  ai  pas  oublié  la  moindre  circonstance.  Et  moi 
aussi  j'avais  été  éléphant,  éléphant  blanc,  qui  plus  est,  éléphant 
sacré  par  conséquent,  et  je  revoyais  mon  existence  entière  à  partir 
de  ma  première  enfance  dans  les  jungles  et  les  forêts  de  la  pres- 
qu'île de  Malacca. 

C'est  dans  ce  pays,  alors  si  peu  connu  des  Européens,  que  se 
reportent  mes  premiers  souvenirs,  à  une  époque  qui  doit  remonter 
aux  temps  les  plus  floiissans  de  l'établissement  du  bouddhisme, 
longtemps  avant  la  domination  européenne.  Je  vivais  dans  ce  dé- 
sert étrange,  dans  cette  Chersom\<!c  d'or  des  anciens,  une  presqu'île 
de  trois  cent  soixante  lieues  de  longueur,  large  en  moyenne  de 
trente  lieues.  Ce  n'est,  à  vrai  dire,  qu'une  chaîne  de  montagnes  pro- 
jetée sur  la  mer  et  couronnée  de  forêts.  Ces  montagnes  ne  sont  pas 
très  hautes.  La  principale,  le  mont  Ophir,  n'égale  pas  le  Puy  de 
Dôme;  mais,  par  leur  situation  isolée  entre  deux  mers,  elles  sont 
imposantes.  Les  versans  sont  parfois  inaccessibles  à  l'homme.  Les 
habitans  des  côtes.  Malais  et  autres,  y  font  pourtant  aujourd'hui 
une  guerre  acharnée  aux  animaux  sauvages,  et  vous  avez  à  bas  prix 
l'ivoire  et  les  autres  produits  si  facilement  exportés  de  ces  régions 
redoutables.  Pourtant  l'homme  n'y  est  pas  encore  partout  le  maître, 
et  il  ne  l'était  pas  du  tout  au  temps  dont  je  vous  parle.  Je  gran- 
dissais heureux  et  libre  sur  les  hauteurs,  dans  le  sublime  rayon- 
nement d'un  ciel  ardent  et  pur,  rafraîchi  par  l'élévation  du  sol  et 


154  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  brise  de  mer.  Qu'elle  était  belle,  cette  mer  de  la  Malaisie  avec 
ses  milliers  d'îles  vertes  comme  l'émeraude  et  d'écueils  blancs 
comme  l'albâtre,  sur  le  bleu  sombre  des  flots!  Quel  iiorizon  s'ou- 
vrait à  nos  regards,  quand  du  haut  de  nos  sanctuaires  de  rochers 
nous  embrassions  de  tous  côtés  l'horizon  sans  limites!  A  la  saison 
des  pluies  nous  savourions,  à  l'abri  des  arbres  géans,  la  chaude  hu- 
midité du  feuillage.  C'était  la  saison  douce  où  le  recueillement  de 
la  nature  nous  remplissait  d'une  sereine  quiétude.  Les  plantes  vi- 
goureuses, à  peine  abattues  par  l'été  torride,  semblaient  partager 
notre  bien-être  et  se  retremper  à  la  source  de  la  vie.  Les  belles 
lianes  de  diverses  espèces  poussaient  leurs  festons  prodigieux  et 
les  enlaçaient  aux  branches  des  cinnamomes  et  des  gardénias  en 
fleurs.  Nous  dormions  à  l'ombre  parfumée  des  mangliers,  des  ba- 
naniers, des  baumiers  et  des  cannelliers.  Nous  avions  plus  de  plantes 
qu'il  ne  nous  en  fallait  pour  satisfaire  notre  vaste  et  frugal  appétit. 
Nous  méprisions  les  carnassiers  perfides;  nous  ne  permettions  pas 
aux  tigres  d'approcher  de  nos  pâturages.  Les  antilopes,  les  oryx, 
les  singes,  recherchaient  notre  protection.  Des  oiseaux  admirables 
venaient  se  poser  sur  nous  par  bandes  pour  nous  aider  à  notre 
toilette.  Le  îioc  arimn,  l'oiseau  géant,  peut-être  disparu  aujour- 
d'hui, s'approchait  de  nous  sans  crainte  pour  partager  nos  récoltes. 

Nous  vivions  seuls,  ma  mère  et  moi,  ne  nous  mêlant  pas  aux 
troupes  nombreuses  des  éléphans  vulgaires,  plus  petits  et  d'un  pe- 
lage dilférent  du  nôtre.  Étions-nous  d'une  race  dill'érente?  Je  ne  l'ai 
jamais  su.  L'éléphant  blanc  est  si  rare  qu'on  le  regarde  comme  une 
anomalie,  et  les  Indiens  le  considèrent  comme  une  incarnation  di- 
vine. Quand  un  de  ceux  qui  vivent  dans  les  temples  d'une  nation 
hindoue  cesse  de  vivre,  ou  lui  rend  les  mêmes  honneurs  funéraires 
qu'aux  rois,  et  souvent  de  longues  années  s'écoulent  avant  qu'on 
ne  lui  trouve  un  successeur. 

Notre  haute  taille  efl'rayait-elle  les  autres  éléphans?  Nous  étions 
de  ceux  qu'on  appelle  solitaires  et  qui  ne  font  partie  d'aucun  trou- 
peau sous  les  ordres  d'un  guide  de  leur  espèce.  On  ne  nous  dispu- 
tait aucune  place,  et  nous  nous  transportions  d'une  région  à  l'autre, 
changeant  de  climat  sur  cette  immense  arête  de  montagnes,  selon 
notre  caprice  et  les  besoins  de  notre  nourriture.  Nous  préférions  la 
sérénité  des  sommets  ombragés  aux  sombres  embûches  de  la  jungle 
peuplée  de  serpens  monstrueux ,  hérissée  de  cactus  et  d'autres 
plantes  épineuses  où  vivent  des  insectes  irritans.  En  cherchant  la 
canne  à  sucre  sous  des  bambous  d'une  hauteur  colossale,  nous 
nous  arrêtions  quelquefois  pour  jeter  un  coup  d'œil  sur  les  palétu- 
viers des  rivages;  mais  ma  mère  défiante  semblait  deviner  que  nos 
robes  blanches  pouvaient  attirer  le  regard  des  hommes,  et  nous 
retournions  vite  à  la  région  des  aréquiers  et  des  cocotiers,  ces 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACREE.  155 

grandes  vigies  plantées  au-dessus  des  jungles  comme  pour  balancer 
librement  dans  un  air  plus  pur  leurs  éventails  majestueux  et  leurs 
palmes  de  cinq  mètres  de  longueur. 

Ma  noble  mère  me  chérissait,  me  menait  partout  avec  elle  et  ne 
vivait  que  pour  moi.  Elle  m'enseignait  à  adorer  le  soleil  et  à  m'a- 
genouiller  chaque  matin  à  son  apparition  glorieuse,  en  relevant  ma 
trompe  blanche  et  satinée,  comme  pour  saluer  le  père  et  le  roi  de 
la  terre;  en  ces  moments-là,  l'aube  pourprée  teignait  de  rose  mon 
fin  pelage,  et  ma  mère  me  regardait  avec  admiration.  Nous  n'avions 
que  de  hautes  pensées,  et  notre  cœur  se  dilatait  dans  la  tendresse  et 
l'innocence.  Jours  heureux  trop  tôt  envolés  !  Un  matin  la  soif  nous 
força  de  descendre  le  lit  d'un  des  torrens  qui,  du  haut  de  la  mon- 
tagne, vont  en  bonds  rapides  ou  gracieux  se  déverser  dans  la  mer; 
c'était  vers  la  fin  de  la  saison  sèche.  La  source  qui  filtre  du  sommet 
de  rOphir  ne  distillait  plus  une  seule  goutte  dans  sa  coupe  de 
mousse.  Il  nous  fallut  gagner  le  pied  delà  jungle  où  le  torrent  avait 
formé  une  suite  de  petits  lacs,  pâles  diamans  semés  dans  la  ver- 
dure glauque  des  nopals.  Tout  à  coup  nous  sommes  surpris  par  des 
cris  étranges,  et  des  êtres  inconnus  pour  moi,  des  hommes  et  des 
chevaux  se  précipitent  sur  nous.  Ces  hommes  bronzés  qui  ressem- 
blaient à  des  singes  ne  me  firent  point  peur,  les  animaux  qu'ils 
montaient  n'approchaient  de  nous  qu'avec  effroi.   D'ailleurs  nous 
n'étions  pas  en  danger  de  mort.  Nos  robes  blanches  inspiraient  le 
respect,  même  à  ces  Malais  farouches  et  cruels;  sans  doute  ils  vou- 
laient nous  capturer,  mais  ils  n'osaient  se  servir  de  leurs  armes. 
Ma  mère  les  repoussa  d'abord  fièrement  et  sans  colère,  elle  savait 
bien  qu'ils  ne  pourraient  pas  la  prendre;  alors  ils  jugèrent  qu'en 
raison  de  mon  jeune  âge  ils  pourraient  facilement  s'emparer  de 
moi  et  ils  essayèrent  de  jeter  des  lazos  autour  de  mes  jambes;  ma 
mère  se  plaça  entre  eux  et  moi,  et  fit  une  défense  désespérée.  Les 
chasseurs,  voyant  qu'il  fallait  la  tuer  pour  m'avoir,  lui  lancèrent 
une  grêle  de  javelots  qui  s'enfoncèrent  dans  ses  vastes  flancs,  et  je 
vis  avec  horreur  sa  robe  blanche  se  rayer  de  fleuves  de  sang. 

Je  voulais  la  défendre  et  la  venger,  elle  m'en  empêcha,  me  tint 
de  force  derrière  elle,  et,  présentant  le  flanc  comme  un  rempart 
pour  me  couvrir,  immobile  de  douleur  et  stoïquement  muette  pour 
faire  croire  que  sa  vie  était  à  l'épreuve  de  ces  flèches  mortelles, 
elle  resta  là,  criblée  de  traits,  jusqu'à  ce  que,  le  cœur  transpercé 
cessant  de  battre,  elle  s'affaissa  comme  une  montagne.  La  terre  ré- 
sonna sous  son  poids.  Les  assassins  s'élancèrent  pour  me  garrotter, 
et  je  ne  fis  aucune  résistance.  Stupéfait  devant  le  cadavre  de  ma 
mère,  ne  comprenant  rien  à  la  mort,  je  la  caressais  en  gémissant, 
en  la  suppliant  de  se  relever  et  de  fuir  avec  moi.  Elle  ne  respirait 
plus,  mais  des  flots  de  larmes  coulaient  encore  de  ses  yeux  éteints. 


156  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

On  me  jeta  une  natte  épaisse  sur  la  tête,  je  ne  vis  plus  rien,  mes 
quatre  jambes  étaient  prises  dans  quatre  cordes  de  cuir  d'élan.  Je 
ne  voulais  plus  rien  savoir,  je  ne  me  débattais  pas,  je  pleurais,  je 
sentais  ma  mère  près  de  moi,  je  ne  voulais  pas  m'éloigner  d'elle, 
je  me  couchai.  On  m'emmena  je  ne  sais  comment  et  je  ne  sais  où. 
Je  crois  qu'on  attela  tous  les  chevaux  pour  me  traîner  sur  le  sable 
en  pente  du  rivage  jusqu'à  une  sorte  de  fosse  où  on  me  laissa 
seul. 

Je  ne  me  rappelle  pas  combien  de  temps  je  restai  là,  privé  de 
nourriture,  dévoré  par  la  soif  et  par  les  mouches  avides  de  mon 
sang.  J'étais  déjà  fort,  j'aurais  pu  démolir  cette  cave  avec  mes 
pieds  de  devant  et  me  frayer  un  sentier,  comme  ma  mère  m'avait 
enseigné  à  le  faire  dans  les  versans  rapides.  Je  fus  longtemps  sans 
m'en  aviser.  Sans  connaître  la  mort,  je  haïssais  l'existence  et  ne 
songeais  pas  à  la  conserver.  Enfin  je  cédai  à  l'instinct  et  je  jetai  des 
cris  farouches.  On  m'apporta  aussitôt  des  cannes  à  sucre  et  de  l'eau. 
Je  vis  des  têtes  inquiètes  se  pencher  sur  les  bords  du  silo  où  j'étais 
enseveli.  On  parut  se  réjouir  de  me  voir  manger  et  boire;  mais,  dès 
que  j'eus  repris  des  forces,  j'entrai  en  fureur  et  je  remplis  la  terre 
et  le  ciel  des  éclats  retentissans  de  ma  voix.  Alors  on  s'éloigna,  me 
laissant  démolir  la  berge  verticale  de  ma  prison,  et  je  me  crus  en 
liberté;  mais  j'étais  dans  un  parc  formé  de  tiges  de  bambous  mons- 
trueux, reliés  les  uns  aux  autres  par  des  lianes  si  bien  serrées  que 
je  ne  pus  en  ébranler  un  seul.  Je  passai  encore  plusieurs  jours  à 
essayer  obstinément  ce  vain  travail,  auquel  résistait  le  perfide  et 
savant  travail  de  l'homme.  On  m'apportait  mes  alimens  et  on  me 
parlait  avec  douceur.  Je  n'écoutais  rien,  je  voulais  fondre  sur  mes 
adversaires,  je  frappais  de  mon  front  avec  un  bruit  affreux  les  mu- 
railles de  ma  prison  sans  pouvoir  les  ébranler;  mais,  quand  j'étais 
seul,  je  mangeais.  La  loi  impérieuse  de  la  vie  l'emportait  sur  mon 
désespoir,  et,  le  sommeil  domptant  mes  forces,  je  dormais  sur  les 
herbes  fraîches  dont  on  avait  jonché  ma  cage. 

Enfin  un  jour  un  petit  homme  noir,  vêtu  seulement  d'un  sarong 
ou  caleçon  blanc,  entra  seul  et  résolument  dans  ma  prison  en  por- 
tant une  auge  de  farine  de  riz  salé  et  mélangé  à  un  corps  huileux. 
Il  me  la  présenta  à  genoux  en  me  disant  d'une  voix  douce  des  pa- 
roles où  je  distinguai  je  ne  sais  quelle  intention  affectueuse  et  ca- 
ressante. Je  le  laissai  me  supplier  jusqu'à  ce  que,  vaincu  par  ses 
prières,  je  mangeai  devant  lui.  Pendant  que  je  savourais  ce  mets 
rafraîchissant,  il  m'éventait  avec  une  feuille  de  palmier  et  me  chan- 
tait quelque  chose  de  triste  que  j'écoutais  avec  étonnement.  Il  re- 
vint un  peu  plus  tard  et  me  joua  sur  une  petite  flûte  de  roseau  je 
ne  sais  quel  air  plaintif  qui  me  fit  comprendre  la  pitié  que  je  lui 
inspirais.  Je  le  laissai  baiser  mon  front  et  mes  oreilles.  Peu  à  peu, 


LE    CHIEN    ET   LA    FLEUR    SACREE.  157 

je  lui  permis  de  me  laver,  de  me  débarrasser  des  épines  qui  me 
gênaient  et  de  s'asseoir  entre  mes  jambes.  Enfin  au  bout  d'un  temps 
que  je  ne  puis  préciser,  je  sentis  qu'il  m'aimait  et  que  je  l'aimais 
aussi.  Dès  lors  je  fus  dompté,  le  passé  s'effaça  de  ma  mémoire,  et  je 
consentis  à  le  suivre  sur  le  rivage  sans  songer  à  m'échapper. 

Je  vécus,  je  crois,  deux  ans  seul  avec  lui.  Il  avait  pour  moi  des 
soins  si  tendres  qu'il  remplaçait  ma  mère  et  que  je  ne  pensai  plus 
jamais  à  le  quitter.  Pourtant  je  ne  lui  appartenais  pas.  La  tribu 
qui  s'était  emparée  de  moi  devait  se  partager  le  prix  qui  serait 
offert  par  les  plus  riches  rajahs  de  l'Inde  dès  qu'ils  seraient  infor- 
més de  mon  existence.  On  avait  donc  fait  un  arrangement  pour 
tirer  de  moi  le  meilleur  parti  possible.  La  tribu  avait  envoyé  des 
députés  dans  toutes  les  cours  des  deux  péninsules  pour  me  ven- 
dre au  plus  offrant,  et,  en  attendant  leur  retour,  j'étais  confié  à  ce 
jeune  homme,  nommé  Aor,  qui  était  réputé  le  plus  habile  de  tous 
dans  l'art  d'apprivoiser  et  de  soigner  les  êtres  de  mon  espèce.  Il 
n'était  pas  chasseur,  il  n'avait  pas  aidé  au  meurtre  de  ma  mère.  Je 
pouvais  l'aimer  sans  remords. 

Bientôt  je  compris  la  parole  humaine  qu'à  toute  heure  il  me 
faisait  entendre.  Je  ne  me  rendais  pas  compte  des.  mots,  mais  l'in- 
flexion de  chaque  syllabe  me  révélait  sa  pensée  aussi  clairement 
que  si  j'eusse  appris  sa  langue.  Plus  tard,  je  compris  de  même  cette 
musique  de  la  parole  humaine  en  quelque  langue  qu'elle  arrivât  à 
mon  oreille.  Quand  c'était  de  la  musique  chantée  par  la  voix  ou  les 
instrumens,  je  comprenais  encore  mieux. 

J'arrivai  donc  à  savoir  de  mon  ami  que  je  devais  me  dérober  aux 
regards  des  hommes  parce  que  quiconque  me  verrait  serait  tenté 
de  m' emmener  pour  me  vendre  après  l'avoir  tué.  Nous  habitions 
alors  la  province  de  Tenasserim,  dans  la  partie  la  plus  déserte  des 
monts  Moghes,  en  face  de  l'archipel  de  Merghi.  Nous  demeurions  ca- 
chés tout  le  jour  dans  les  rochers,  et  nous  ne  sortions  que  la  nuit. 
Aor  montait  sur  mon  cou  et  me  conduisait  au  bain  sans  crainte  des 
alligators  et  des  crocodiles,  dont  je  savais  le  préserver  en  enterrant 
nonchalamment  dans  le  sable  leur  tète,  qui  se  brisait  sous  mon 
pied.  Après  le  bain,  nous  errions  dans  les  hautes  forêts,  où  je  choi- 
sissais les  branches  dont  j'étais  friand  et  où  je  cueillais  pour  Aor 
des  fruits  que  je  lui  passais  avec  ma  trompe.  Je  faisais  aussi  ma  pro- 
vision de  verdure  pour  la  journée.  J'aimais  surtout  les  écorces 
fraîches  et  j'avais  une  adresse  merveilleuse  pour  les  détacher  de  la 
tige  jusqu'au  plus  petit  brin;  mais  il  me  fallait  du  temps  pour  dé- 
pouiller ainsi  le  bois,  et  je  m'approvisionnais  de  branches  pour  les 
loisirs  de  la  journée,  en  prévision  des  heures  où  je  ne  dormais  pas- 
heures  assez  courtes,  je  dois  le  dire  ;  l'éléphant  livré  à  lui-même  est 
noctambule  de  préférence. 


158  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

Mon  existence  était  douce  et  tout  absorbée  dans  le  présent,  je  ne 
me  représentais  pas  l'avenir.  Je  commençai  à  réfléchir  sur  moi- 
même  un  jour  que  les  hommes  de  la  tribu  amenèrent  dans  mon  parc 
de  bambous  une  troupe  d'éléphans  sauvages  qu'ils  avaient  chassés 
aux  flambeaux  avec  un  grand  bruit  de  tambours  et  de  cymbales 
pour  les  forcer  à  se  réfugier  dans  ce  piège.  On  y  avait  amené  d'a- 
vance des  éléphans  apprivoisés  qui  devaient  aider  les  chasseurs  à 
dompter  les  captifs,  et  qui  les  aidèrent  en  efiet  avec  une  intelligence 
extraordinaire  à  lier  les  quatre  jambes  l'une  après  l'autre;  mais 
quelques  mâles  sauvages,  les  solitaires  surtout,  étaient  si  furieux 
qu'on  crut  devoir  m'adjoindre  aux  chasseurs  pour  en  venir  à  bout. 
On  força  mon  cher  Aor  à  me  monter,  et  il  essaya  d'obéir,  bien 
qu'avec  une  vive  répugnance.  Je  sentis  alors  le  senti meni  du  juste 
se  révéler  à  moi,  et  j'eus  horreur  de  ce  que  l'on  prétendait  me  faire 
faire.  Ces  éléphans  sauvages  étaient  sinon  mes  égaux,  du  moins 
mes  semblables  ;  les  éléphans  soumis  qui  aidaient  à  consommer 
l'esclavage  de  leurs  frères  me  parurent  tout  à  fait  inférieurs  à  eux 
et  à  moi.  Saisi  de  mépris  et  d'indignation,  je  m'attaquai  à  eux  seuls 
et  me  portai  à  la  défense  des  prisonniers  si  énergiquement  que  l'on 
dutrenoncer  à  m'avilir.  On  me  lit  sortir  du  parc,  et  mon  cher  Aor 
me  combla  d'éloges  et  de  caresses.  —  Vous  voyez  bien,  disait-il  à 
ses  compagnons,  que  celui-ci  est  un  ange  et  un  saint.  Jamais  élé- 
phant blanc  n'a  été  employé  aux  travaux  grossiers  ni  aux  actes  de 
violence.  Il  n'est  fait  ni  pour  la  chasse,  ni  pour  la  guerre,  ni  pour 
porter  des  fardeaux,  ni  pour  servir  de  monture  dans  les  voyages. 
Les  rois  eux-mêmes  ne  se  permettent  pas  de  s'asseoir  sur  lui,  et 
vous  voulez  qu'il  s'abaisse  à  vous  aider  au  domptage?  Non,  vous  ne 
comprenez  pas  sa  grandeur  et  vous  outragez  son  rang  !  Ce  que  vous 
avez  tenté  de  faire  attirera  sur  vous  la  puissance  des  mauvais  esprits, 
—  Et  comme  on  remontrait  à  mon  ami  qu'il  avait  lui-même  travaillé 
à  me  dompter:  —  Je  ne  l'ai  dompté,  répondait-il,  qu'avec  mes 
douces  paroles  et  le  son  de  ma  flûte.  S'd  me  permet  de  le  monter, 
c'est  qu'il  a  reconnu  en  moi  son  serviteur  fidèle,  son  maltout  dé- 
voué. Sachez  bien  que  le  jour  où  l'on  nous  séparerait,  l'un  de  nous 
mourrait,  et  souhaitez  que  ce  soit  moi,  car  du  salut  de  la  Fleur  sa- 
crée dépendent  la  richesse  et  la  gloire  de  votre  tribu. 

La  Fleur  sacrée  était  le  nom  qu'il  m'avait  donné  et  que  nul  ne 
songeait  à  me  contester.  Les  paroles  de  mon  mahout  m'avaient  pro- 
fondément pénétré.  Je  sentis  que  sans  lui  on  m'eût  avili,  et  je  de- 
vins d'autant  plus  fier  et  plus  indépendant.  Je  résolus  (et  je  me  tins 
parole)  de  ne  jamais  agir  que  par  son  conseil,  et  tous  deux  d'accord 
nous  éloignâmes  de  nous  quiconque  ne  nous  traitait  pas  avec  un 
profond  respect.  On  lui  avait  offert  de  me  donner  pour  société  les 
éléphans  les  plus  beaux  et  les  mieux  dressés.  Je  refusai  absolument 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACREE.  159 

de  les  admettre  auprès  de  ma  personne,  et  seul  avec  Aor  je  ne 
m'ennuyai  jamais. 

J'avais  environ  quinze  ans,  et  ma  taille  dépassait  déjà  de  beau- 
coup celle  des  éléphans  adultes  de  l'Inde,  lorsque  nos  députés  re- 
vinrent annonçant  que,  le  rajah  des  Birmans  ayant  fait  les  plus 
belles  offres,  le  marché  était  conclu.  On  avait  agi  avec  prudence.  On 
ne  s'était  adressé  à  aucun  des  souverains  du  royaume  de  Siam,  parce 
qu'ils  eussent  pu  me  revendiquer  comme  étant  né  sur  leurs  terres  et 
ne  vouloir  rien  payer  pour  m'acquérir.  Je  fus  donc  adjugé  au  roi  de 
Pagham  et  conduit  de  nuit  très  mystérieusement  le  long  des  côtes  de 
Tenasserim  jusqu'à  Martaban,  d'où,  après  avoir  traversé  les  monts 
Karens,  nous  gagnâmes  les  rives  du  beau  fleuve  Iraouady. 

Il  m'en  avait  coûté  de  quitter  ma  patrie  et  mes  forêts;  je  n'y 
eusse  jamais  consenti,  si  Aor  ne  m'eût  dit  sur  sa  flûte  que  la  gloire 
et  le  bonheur  m'attendaient  sur  d'autres  rivages.  Durant  la  route, 
je  ne  voulus  pas  le  quitter  un  seul  instant.  Je  lui  permettais  à  peine 
de  descendre  de  mon  cou,  et  aux  heures  du  sommeil,  pour  me  pré- 
server d'une  poignante  inquiétude,  il  dormait  entre  mes  jambes. 
J'étais  jaloux,  et  ne  voulais  pas  qu'il  reçût  d'autre  nourriture  que 
celle  que  je  lui  présentais;  je  choisissais  pour  lui  les  meilleurs 
fruits,  et  je  lui  tendais  avec  ma  trompe  le  vase  que  je  remplissais 
moi-même  de  l'eau  la  plus  pure.  Je  l'cventais  avec  de  larges  feuilles; 
en  traversant  les  bois  et  les  jungles,  j'abattais  sans  m'arrêter  les 
arbustes  épineux  qui  eussent  pu  l'atteindre  et  le  déchirer.  Je  faisais 
enfin,  mais  mieux  que  tous  les  autres,  tout  ce  que  font  les  éléphans 
bien  dressés,  et  je  le  faisais  de  ma  propre  volonté,  non  d'une  ma- 
nière banale,  mais  pour  mon  seul  ami. 

Dès  que  nous  eûmes  atteint  la  frontière  birmane,  une  députation 
du  souverain  vint  au-devant  de  moi.  Je  fus  inquiet  du  cérémonial 
qui  m'entourait.  Je  vis  que  l'on  donnait  de  l'or  et  des  présens  aux 
chasseurs  malais  qui  m'avaient  accompagné  et  qu'on  les  congédiait. 
Allait-on  me  séparer  d'Aor?  Je  montrai  une  agitation  effrayante,  et 
je  menaçai  les  hauts  personnages  qui  approchaient  de  moi  avec  res- 
pect. Aor,  qui  me  comprenait,  leur  expliqua  mes  craintes,  et  leur 
dit  que,  séparé  de  lui,  je  ne  consentirais  jamais  à  les  suivre.  Alors 
un  des  ministres  chargés  de  ma  réception,  et  qui  était  resté  sous  une 
tente,  ôta  ses  sandales,  et  vint  à  moi  pour  me  présenter  à  genoux 
une  lettre  du  roi  des  Birmans,  écrite  en  bleu  sur  une  longue  feuille 
de  palmier  dorée.  Il  s'apprêtait  à  m'en  donner  lecture  lorsque  je  la 
pris  de  ses  mains  et  la  passai  à  mon  mahout  pour  qu'il  me  la  tra- 
duisît. Il  n'avait  pas  le  droit,  lui  qui  appartenait  à  une  caste  infé- 
rieure, de  toucher  à  cette  feuille  sacrée.  Il  me  pria  de  la  rendre  au 
seigneur  ministre  de  sa  majesté,  ce  que  je  fis  aussitôt  pour  marquer 
ma  déférence  et  mon  amitié  pour  Aor.  Le  ministre  reprit  la  lettre. 


160  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sur  laq[uelle  on  déplia  une  ombrelle  d'or,  et  il  lut  :  «  Très  puissant, 
très  aimé  et  très  vénéré  seigneur  éléphant,  du  nom  de  Fleur  sa- 
crée, daignez  venir  résider  dans  la  capitale  de  mon  empire,  oii  un 
palais  digne  de  vous  est  déjà  préparé.  Par  la  présente  lettre  royale, 
moi,  le  roi  des  Birmans,  je  vous  alloue  un  fief  qui  vous  appartien- 
dra en  propre,  un  ministre  pour  vous  obéir,  une  maison  de  deux 
cents  personnes,  une  suite  de  cinquante  éléphans,  autant  de  chevaux 
et  de  bœufs  que  nécessitera  votre  service,  six  ombrelles  d'or,  un 
corps  de  musique,  et  tous  les  honneurs  qui  sont  dus  à  l'éléphant 
sacré,  joie  et  gloire  des  peuples.  » 

On  me  montra  le  sceau  royal,  et,  comme  je  restais  impassible 
et  indilTérent,  on  dut  demander  à  mon  mahout  si  j'acceptais  les 
ofTres  du  souverain.  Aor  répondit  qu'il  fallait  me  promettre  de  ne 
jamais  me  séparer  de  lui,  et  le  ministre,  après  avoir  consulté  ses 
collègues,  jura  ce  que  j'exigeais.  Alors  je  montrai  une  grande  joie 
en  caressant  la  lettre  royale,  l'ombrelle  d'or  et  un  peu  le  visage  du 
ministre,  qui  se  déclara  très  heureux  de  m'avoir  satisfait. 

Quoique  trè5?  fatigué  d'un  long  voyage,  je  témoignai  que  je  vou- 
lais me  mettre  en  marche  pour  voir  ma  nouvelle  résidence  et  faire 
connaissance  avec  mon  collègue  et  mon  égal,  le  roi  de  Birmanie.  Ce 
fut  une  marche  triomphale  tout  le  long  du  fleuve  que  nous  remon- 
tions. Ce  fleuve  Iraouady  était  d'une  beauté  sans  égale.  11  coulait, 
tantôt  nonchalant,  tantôt  rapide,  entre  des  rochers  couverts  d'une 
végétation  toute  nouvelle  pour  moi,  car  nous  nous  avancions  vers 
le  nord,  et  l'air  était  plus  frais,  sinon  plus  pur  que  celui  de  mon 
pays.  Tout  était  différent.  Ce  n'était  plus  le  silence  et  la  majesté  du 
désert.  C'était  un  monde  de  luxe  et  de  fêtes;  partout  sur  le  fleuve 
des  barques  à  la  poupe  élevée  en  forme  de  croissant,  garnies  de 
banderoles  de  soie  lamée  d'or,  suivies  de  barques  de  pêcheurs  or- 
nées de  feuillage  et  de  fleurs.  Sur  le  rivage,  des  populations  riches 
sortaient  de  leurs  habitations  élégantes  pour  venir  s'agenouiller  sur 
mon  passage  et  m'oiïrir  des  parfums.  Des  bandes  de  musiciens  et 
de  prêtres  accourus  de  toutes  les  pagodes  mêlaient  leurs  chants 
aux  sons  de  l'orchestre  qui  me  précédait. 

Nous  avancions  à  très  petites  journées  dans  la  crainte  de  me  fa- 
tiguer, et  deux  ou  trois  fois  par  jour  on  s'arrêtait  pour  mon  bain. 
Le  fleuve  n'était  pas  toujours  guéable  sur  les  rives.  Aor  me  laissait 
sonder  avec  ma  trompe.  Je  ne  voulais  me  risquer  que  sur  le  sable 
le  plus  fin  et  dans  l'eau  la  plus  pure.  Une  fois  sûr  de  mon  point 
de  départ,  je  m'élançais  dans  le  courant,  si  rapide  et  si  profond  qu'il 
put  être,  portant  toujours  sur  mon  cou  le  confiant  Aor,  qui  prenait 
autant  de  plaisir  que  moi  à  cet  exercice  et  qui,  aux  endroits  diffi- 
ciles et  dangereux,  ranimait  mon  ardeur  et  ma  force  en  jouant  sur 
sa  flûte  un  chant  de  notre  pays,  tandis  que  mon  cortège  et  la  foule 


LE    CHIEN    ET   LA   FLEUR    SACREE.  l6i 

pressée  sur  les  deux  rives  exprimaient  leur  anxiété  ou  leur  admira- 
tion par  des  cris,  des  prosternations  et  des  invocations  de  bras  ten- 
dus vers  moi.  Les  ministres,  inquiets  de  l'audace  d'Aor,  délibé- 
raient entre  eux  s'ils  ne  devaient  pas  m'interdire  d'exposer  ainsi  ma 
vie  précieuse  au  salut  de  l'empire;  mais  Aor  jouant  toujours  de 
la  flûte  sur  ma  tête  au  ras  du  flot  et  ma  trompe  relevée  comme 
le  cou  d'uii  paon  blanc  gigantesque  témoignaient  de  notre  sécu- 
rité. Quand  nous  revenions  lentement  et  paisiblement  au  rivage 
tous  accouraient  vers  moi  avec  des  génuflexions  ou  des  cris  de 
triomphe,  et  mon  orchestre  déchirait  les  airs  de  ses  fanfares  écla- 
tantes. Cet  orchestre  ne  me  plut  pas  le  premier  jour.  Il  se  com- 
posait de  trompettes  au  son  aigu,  de  trompes  énormes,  de  gongs 
effroyables,  de  castagnettes  de  bambou  et  de  tambours  portés  par 
des  éléphans  de  service.  Ces  tambours  étaient  formés  d'une  cage 
ronde  richement  travaillée  au  centre  de  laquelle  un  homme  ac- 
croupi sur  ses  jambes  croisées  frappait  tour  à  tour  avec  deux  ba- 
guettes sur  une  gamme  de  cymbales  sonores.  Une  autre  cage  sem- 
blable extérieurement  était  munie  de  timbales  de  divers  métaux, 
et  le  musicien,  également  assis  au  centre  et  porté  par  un  élé- 
phant, en  tirait  de  puissans  accords.  Ce  grand  bruit  d'instrumens 
terribles  choqua  d'abord  mon  oreille  délicate.  Je  m'y  habituai  pour- 
tant, et  je  pris  plaisir  aux  étranges  harmonies  qui  proclamaient  ma 
gloire  aux  quatre  vents  du  ciel.  Mais  je  préférai  toujours  la  mu- 
sique de  salon,  la  douce  harpe  birmane,  gracieuse  imitation  des 
jonques  de  l'Iraouady,  le  caïman,  harmonica  aux  touches  d'acier, 
dont  les  *sons  ont  une  pureté  angélique,  et  par-dessus  tout  la  suave 
mélodie  que  me  faisait  entendre  Aor  sur  sa  flûte  de  roseau. 

Un  jour  qu'il  jouait  sur  un  certain  rhythme  saccadé,  au  milieu  du 
fleuve,  nous  fûmes  entourés  d'une  foule  innomblable  de  gros  pois- 
sons dorés  à  la  manière  des  pagodes  qui  dressaient  leur  tête  hors 
de  l'eau  comme  pour  nous  implorer.  Aor  leur  jeta  un  peu  de  riz 
dont  il  avait  toujours  un  petit  sac  dans  sa  ceinture.  Ils  manifestè- 
rent une  grande  joie  et  nous  accompagnèrent  jusqu'au  rivage,  et, 
comme  la  foule  se  récriait,  je  pris  délicatement  un  de  ces  poissons 
et  le  présentai  au  premier  ministre,  qui  le  b-aisa  et  ordonna  que  sa 
dorure  fût  vite  rehaussée  d'une  nouvelle  couche,  après  quoi  on  le 
remit  dans  l'eau  avec  respect.  J'appris  ainsi  que  c'étaient  les  pois- 
sons sacrés  de  l'Iraouady,  qui  résident  en  un  seul  point  du  fleuve 
et  qui  viennent  à  l'appel  de  la  voix  humaine,  n'ayant  jamais  eu 
rien  à  redouter  de  l'homme. 

Nous  arrivâmes  enfin  à  Pagham,  une  ville  de  quatre  à  cinq  lieues 
d'étendue  le  long  du  fleuve.  Le  spectacle  que  présentait  cette  vallée 
de  palais,  de  temples,  de  pagodes,  de  villas  et  de  jardins  me  causa 

TOMB  XII.  —  1875.  11 


162  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

un  tel  étonnement  que  je  m'arrêtai  comme  pour  demander  à  mon 
mahout  si  ce  n'était  pas  un  rêve.  Il  n'était  pas  moins  ébloui  que 
moi,  et  posant  ses  mains  sur  mon  front  que  ses  caresses  pétris- 
saient sans  cesse  :  — Voilà  ton  empire,  me  dit-il.  Oublie  les  forêts 
et  les  jungles,  te  voici  dans  un  monde  d'or  et  de  pierreries! 

C'était  alors  un  monde  enchanté  en  effet.  Tout  était  ruisselant 
d'or  et  d'argent,  de  là  base  au  faîte  des  mille  temples  et  pagodes 
qui  remplissaient  l'espace  et  se  perdaient  dans  les  splendeurs  de 
l'horizon.  Le  bouddhisme  ayant  respecté  les  monumens  de  l'ancien 
culte,  la  diversité  était  infinie.  C'étaient  des  masses  imposantes,  les 
unes  trapues,  les  autres  élevées  comme  des  montagnes  à  pic,  des 
coupoles  immenses  en  forme  de  cloche,  des  chapelles  surmontées 
d'un  œuf  monstrueux,  blanc  comme  la  neige,  enchâssé  dans  une 
base  dorée,  des  toits  longs  superposés  sur  des  piliers  à  jour  autour 
desquels  se  tordaient  des  dragons  étincelans,  dont  les  écailles  de 
verre  de  toutes  couleurs  semblaient  faites  de  pierres  précieuses;  des 
pyramides  formées  d'autres  toits  laqués  d'or  vert ,  bleu ,  rouge, 
étages  en  diminuant  jusqu'au  faîte,  d'où  s'élançait  une  flèche  d'or 
immense  terminée  par  un  bouton  de  cristal,  qui  resplendissait  comme 
un  diamant  monstre  aux  feux  du  soleil.  Plusieurs  de  ces  édifices 
élevés  sur  le  flanc  du  ravin  avaient  des  perrons  de  trois  et  quatre 
cents  marches  avec  des  terrassemons  d'une  blancheur  éclatante 
qui  semblaient  taillés  dans  un  seul  bloc  du  plus  beau  marbre.  C'é- 
taient des  revêtemens  de  collines  entières,  faits  d'un  ciment  de  co- 
rail blanc  et  de  nacre  piles.  Aux  flancs  de  certains  édifices,  sur  les 
faîtières,  à  tous  les  angles  des  toits,  des  monstres  fantastiques  en 
bois  de  santal,  tout  bossues  d'or  et  d'émail,  semblaient  s'élancer 
dans  le  vide  ou  vouloir  mordre  le  ciel.  Ailleurs  des  édifices  de  bam- 
bous, tout  à  jour  et  d'un  travail  exquis.  C'était  un  entassement  de 
richesses  folles,  de  caprices  déréglés;  la  morne  splendeur  des  grands 
monastères  noirs,  d'un  style  antique  et  farouche,  faisait  ressortir 
l'éclat  scintillant  des  constructions  modernes.  Aujourd'hui  ces  ma- 
gnificences inouies  ne  sont  plus;  alors  c'était  un  rêve  d'or,  une  fable 
des  contes  orientaux  réalisée  par  l'industrie  humaine. 

Aux  portes  de  la  ville,  nous  fûmes  reçus  par  le  roi  et  toute  la 
cour.  Le  monarque  descendit  de  cheval  et  vint  me  saluer,  puis  on 
me  fit  entrer  dans  un  édifice  où  l'on  procéda  à  ma  toilette  de  céré- 
monie, que  le  roi  avait  apportée  dans  un  grand  coffre  de  bois  de 
cèdre  incrusté  d'ivoire,  porté  par  le  plus  beau  et  le  plus  paré  de 
ses  éléphans;  mais  comme  j'éclipsai  ce  luxueux  subalterne  quand  je 
parus  dans  mon  costume  d'apparat  !  Aor  commença  par  me  laver  et 
me  parfumer  avec  grand  soin,  puis  on  me  revêtit  de  longues  bandes 
écarlates,  tissées  d'or  et  de  soie,  qui  se  drapaient  avec  art  autour 
de  moi  sans  cacher  la  beauté  de  mes  formes  et  la  blancheur  sacrée 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACREE.  163 

de  mon  pelage.  On  mit  sur  ma  tête  une  tiare  en  drap  écarlate  ruis- 
selante de  gros  diamans  et  de  merveilleux  rubis,  on  ceignit  mon 
front  des  neuf  cercles  de  pierres  précieuses,  ornement  consacré  qui 
conjure  l'iiifluence  des  mauvais  esprits.  Entre  mes  yeux  brillait  un 
croissant  de  pierreries  et  une  plaque  d'or  où  se  lisaient  tous  mes 
titres.  Des  glands  d'argent  du  plus  beau  travail  furent  suspendus  à 
mes  oreilles,  des  anneaux  d'or  et  d'émeraudes,  saphirs  et  diamans 
furent  passés  dans  mes  défenses,  dont  la  blancheur  et  le  brillant 
attestaient  ma  jeunesse  et  ma  pureté.  Deux  larges  boucliers  d'or 
massif  couvrirent  mes  épaules,  enfin  un  coussin   de  pourpre  fut 
placé  sur  mon  cou,  et  je  vis  avec  joie  que  mon  cher  Aor  avait  un 
sarong  de  soie  blanche  brochée  d'argent,  des  bracelets  de  bras  et 
de  jambes  en  or  fin  et  un  léger  chàle  du  cachemire  blanc  le  plus 
moelleux  roulé  autour  de  la  tête.  Lui  aussi  était  lavé  et  parfumé. 
Ses  formes  étaient  plus  fines  et  mieux  modelées  que  celles  des  Bir- 
mans, son  teint  était  plus  sombre,  ses  yeux  plus  beaux.  Il  était 
jeune  encore,  et  quand  je  le  vis  recevoir  pour  me  conduire  une  ba- 
guette tout  incrustée  de  perles  fines  et  toute  cerclée  de  rubis,  je 
fus  fier  de  lui  et  l'enlaçai  avec  amour.  On  voulut  lui  présenter  la 
légère  échelle  de  bambou  qui  sert  à  escalader  les  montures  de  mon 
espèce  et  qu'on  leur  attache  ensuite  au  flanc  pour  être  à  même  d'en 
descendre  à  volonté.  Je  repoussai  cet  emblème  de  servitude,  je  me 
couchai  et  j'étendis  ma  tète  de  manière  que  mon  ami  put  s'y  asseoir 
sans  rien  déranger  à  ma  parure,  puis  je  me  relevai  si  fier  et  si  im- 
posant, que  le  roi  lui-même  fut  frappé  de  ma  dignité,  et  déclara 
que  jamais  éléphant  sacré  si  noble  et  si  beau  n'avait  attesté  et  as- 
suré la  prospérité  de  son  empire. 

Notre  défilé  jusqu'à  mon  palais  dura  plus  de  trois  heures;  le  sol 
était  jonché  de  verdure  et  de  fleurs.  De  dix  pas  en  dix  pas,  des  cas- 
solettes placées  sur  mon  passage  répandaient  de  suaves  parfums, 
l'orchestre  du  roi  jouait  en  même  temps  que  le  mien,  des  troupes 
de  bayadères  admirables  me  précédaient  en  dansant.  De  chaque  rue 
qui  s'ouvrait  sur  la  rue  principale  débouchaient  des  cortèges  nou- 
veaux composés  de  tous  les  grands  de  la  ville  et  du  pays  qui  m'ap- 
portaient de  nouveaux  présens  et  me  suivaient  sur  deux  files.  L'air 
chargé  de  parfums  à  la  fumée  bleue  retentissait  de  fanfares  qui 
eussent  couvert  le  bruit  du  tonnerre.  C'était  le  rugissement  d'une 
tempête  au  milieu  d'un  épanouissement  de  délices.  Toutes  les  mai- 
sons étaient  pavoisées  de  riches  tapis  et  d'étoffes  merveilleuses. 
Beaucoup  étaient  reliées  par  de  légers  arcs  de  triomphe,  ouvrages 
en  rotin  improvisés  et  pavoises  aussi  avec  une  rare  élégance.  Du 
haut  de  ces  portes  à  jour  des  mains  invisibles  faisaient  pleuvoir  sur 
moi  une  neige  odorante  de  fleurs  de  jasmin  et  d'oranger. 

On  s'arrêta  sur  une  grande  place  palissadée  en  arène  pour  me 


iQll  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

faire  assister  aux  jeux  et  aux  danses.  Je  pris  plaisir  à  tout  ce  qui 
était  agréable  et  fastueux;  mais  j'eus  horreur  des  combats  d'ani- 
maux, et,  en  voyant  deux  éléphans,  rendus  furieux  par  une  nourri- 
ture et  un  entraînement  particuliers,  tordre  avec  rage  leurs  trompes 
enlacées  et  se  déchirer  avec  leurs  défenses,  je  quittai  la  place  d'hon- 
neur que  j'occupais  et  m'élançai  au  milieu  de  l'arène  pour  séparer 
les  combattans.  Aor  n'avait  pas  eu  le  temps  de  me  retenir,  et  des 
cris  de  désespoir  s'élevèrent  de  toutes  parts.  On  craignait  que  les 
adversaires  ne  fondissent  sur  moi;  mais  à  peine  me  virent-ils  près 
d'eux,  que  leur  rage  tomba  comme  par  enchantement  et  qu'ils  s'en- 
fuirent éperdus  et  humiliés.  Vor,  qui  m'avait  lestement  rejoint, 
déclara  que  je  ne  pouvais  supporter  la  vue  du  sang  et  que  d'ail- 
leurs, après  un  voyage  de  plus  de  cinq  cents  lieues,  j'avais  absolu- 
ment besoin  de  repos.  Le  peuple  fut  très  ému  de  ma  conduite,  et 
les  sages  du  pays  se  prononcèrent  pour  moi,  affirmant  que  le  Boud- 
dha condamnait  les  jeux  sanglans  et  les  combats  d'animaux.  J'a- 
vais donc  exprimé  sa  volonté,  et  on  renonça  pour  plusieurs  années 
à  ces  cruels  divertisscmens. 

On  me  conduisit  à  mon  palais,  situé  au-delà  de  la  ville  dans  un 
ravin  délicieux  au  bord  du  fleuve.  Ce  palais  était  aussi  grand  et 
aussi  riche  que  celui  du  roi.  Outre  le  fleuve,  j'avais  dans  mon  jardin 
un  vaste  bassin  d'eau  courante  pour  mes  ablutions  de  chaque  in- 
stant. J'otais  fatigué.  Je  me  plongeai  dans  le  bain  et  me  retirai  dans 
la  salle  qui  devait  me  servir  de  chambre  à  coucher,  où  je  restai  seul 
avec  Aor,  après  avoir  témoigné  que  j'avais  assez  de  musique  et  ne 
voulais  d'autre  société  que  celle  de  mon  ami. 

Cette  salle  de  repos  était  une  coupole  imposante  soutenue  par  une 
double  colonnade  de  marbre  rose.  Des  étolTes  du  plus  grand  prix 
fermaient  les  issues  et  retombaient  en  gros  plis  sur  le  parquet  de 
mosaïque.  Mon  lit  était  un  amas  odorant  de  bois  de  santal  réduit  en 
fine  poussière.  Mon  auge  était  une  vasque  d'argent  massif  où  quatre 
personnes  se  fussent  baignées  à  l'aise.  Mon  râtelier  était  une  éta- 
gère de  laque  dorée  couverte  des  fruits  les  plus  succulens.  Au  mi- 
lieu de  la  salle,  un  vase  colossal  en  porcelaine  du  Japon  laissait  re- 
tomber en  cascade  un  courant  d'eau  pure  qui  se  perdait  dans  une 
corbeille  de  lotus.  Sur  le  bord  de  la  vasque  de  jade,  des  oiseaux  d'or 
et  d'argent  émaillés  de  mille  couleurs  chatoyantes  semblaient  se 
pencher  pour  boire.  Des  guirlandes  de  spathes  de  pandanus  odorant 
se  balançaient  au-dessus  de  ma  tête.  Un  immense  éventail,  \e  peni- 
jab  des  palais  de  l'Inde,  mis  en  mouvement  par  des  mains  invisi- 
bles, m'envoyait  un  air  frais  sans  cesse  renouvelé  du  haut  de  la 
coupole. 

A  mon  réveil,  on  fit  entrer  divers  animaux  apprivoisés,  de  petits 
singes,  des  écureuils,  des  cigognes,   des  phénicoptères ,  des  co- 


LE   CHIEN    ET    LA   FLEUR    SACREE.  165 

lombes,  des  cerfs  et  des  biches  de  cette  jolie  espèce  qui  n'a  pas  plus 
d'une  coudée  de  haut.  Je  m'amusai  un  instant  de  cette  société  en- 
jouée; mais  je  préférais  la  fraîcheur  et  la  propreté  immaculée  de 
mon  appartement  à  toutes  ces  visites,  et  je  fis  connaître  que  la 
société  des  hommes  convenait  mieux  à  la  gravité  de  mon  caractère. 

Je  vécus  ainsi  de  longues  années  dans  la  splendeur  et  les  délices 
avec  mon  cher  Aor;  nous  étions  de  toutes  les  cérémonies  et  de 
toutes  les  fêtes,  nous  recevions  la  visite  des  ambassadeurs  étran- 
gers. Nul  sujet  n'approchait  de  moi  que  les  pieds  nus  et  le  front 
dans  la  poussière.  J'étais  comblé  de  présens,  et  mon  palais  était  un 
des  plus  riches  musées  de  l'Asie.  Les  prêtres  les  plus  savans  ve- 
naient me  voir  et  converser  avec  moi,  car  ils  trouvaient  ma  vaste 
intelligence  à  la  hauteur  de  leurs  plus  beaux  préceptes,  et  préten- 
daient lire  dans  ma  pensée  à  travers  mon  large  front  toujours  em- 
preint d'une  sérénité  sublime.  Aucun  temple  ne  m'était  fermé,  et 
j'aimais  à  pénétrer  dans  ces  hautes  et  sombres  chapelles  où  la  figure 
colossale  de  Gautama,  ruisselante  d'or,  se  dressait  comme  un  soleil 
au  fond  des  niches  éclairées  d'en  haut.  Je  croyais  revoir  le  soleil 
de  mon  désert  et  je  m'agenouillais  devant  lui,  donnant  ainsi  l'exemple 
aux  croyans,  édifiés  de  ma  piété.  Je  savais  même  présenter  des  of- 
frandes à  l'idole  vénérée,  et  balancer  devant  elle  l'encensoir  d'or. 
Le  roi  me  chérissait  et  veillait  avec  soin  à  ce  que  ma  maison  fût 
toujours  tenue  sur  le  même  pied  que  la  sienne. 

Mais  aucun  bonheur  terrestre  ne  peut  durer.  Ce  digne  souverain 
s'engagea  dans  une  guerre  funeste  contre  un  état  voisin.  11  fut 
vaincu  et  détrôné.  L'usurpateur  le  relégua  dans  l'exil  et  ne  lui  per- 
mit pas  de  m'emmener.  11  me  garda  comme  un  signe  de  sa  puis- 
sance et  un  gage  de  son  alliance  avec  le  Bouddha;  mais  il  n'avait 
pour  moi  ni  amitié  ni  vénération,  et  mon  service  fut  bientôt  né- 
gligé. Aor  s'en  affecta  et  s'en  plaignit.  Les  serviteurs  du  nouveau 
prince  le  prirent  en  haine  et  résolurent  de  se  défaire  de  lui.  Un  soir, 
comme  nous  dormions  ensemble,  ils  pénétrèrent  sans  bruit  chez  moi 
et  le  frappèrent  d'un  poignard.  Éveillé  par  ses  cris,  je  fondis  sur  les 
assassins,  qui  prirent  la  fuite.  Mon  pauvre  Aor  était  évanoui,  son 
sarong  était  taché  de  sang.  Je  pris  dans  le  bassin  d'argent  toute 
l'eau  dont  je  l'aspergeai  sans  pouvoir  le  ranimer.  Alors  je  me  sou- 
vins du  médecin  qui  était  toujours  de  service  dans  la  pièce  voisine, 
j'allai  l'éveiller  et  je  l'amenai  auprès  d'Aor.  Mon  ami  fut  bien  soigné 
et  revint  à  la  vie;  mais  il  resta  longtemps  affaibli  par  la  perte  de 
son  sang,  et  je  ne  voulus  plus  sortir  ni  me  baigner  sans  lui.  La 
douleur  m'accablait,  je  refusais  de  manger;  toujours  couché  près  de 
lui ,  je  versais  des  larmes  et  lui  parlais  avec  mes  yeux  et  mes 
oreilles  pour  le  supplier  de  guérir. 

On  ne  rechercha  pas  les  assassins;  on  prétendit  que  j'avais  blessé 


166  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Aor  par  mégarcle  avec  une  de  mes  défenses,  et  on  parla  de  me  les 
scier.  Aor  s'indigna  et  jura  qu'il  avait  été  frappé  avec  un  stylet.  Le 
médecin,  qui  savait  bien  à  quoi  s'en  tenir,  n'osa  pas  affirmer  la 
vérité.  Il  conseilla  même  à  mon  ami  de  se  taire,  s'il  ne  voulait 
hâter  le  triomphe  des  ennemis  qui  avaient  juré  sa  perte. 

Alors  un  profond  chagrin  s'empara  de  moi,  et  la  vie  civilisée  à 
laquelle  on  m'avait  initié  me  parut  la  plus  amère  des  servitudes. 
Mon  bonheur  dépendait  du  caprice  d'un  prince  qui  ne  savait  ou  ne 
voulait  pas  protéger  les  jours  de  mon  meilleur  ami.  Je  pris  en  dé- 
goût les  honneurs  hypocrites  qui  m'étaient  encore  rendus  pour  la 
forme,  je  reçus  les  visites  officielles  avec  humeur,  je  chassai  les  baya- 
dères  et  les  musiciens  qui  troublaient  le  faible  et  pénible  sommeil  de 
mon  ami.  Je  me  privai  le  plus  possible  de  dormir  pour  veiller  sur  lui. 

J'avais  le  pressentiment  d'un  nouveau  malheur,  et  dans  cette 
surexcitation  du  sentiment  je  subis  un  phénomène  douloureux,  ce- 
lui de  retrouver  la  mémoire  de  mes  jeunes  années.  Je  revis  dans 
mes  rêves  troublés  l'image  longtemps  effacée  de  ma  mère  assassinée 
en  me  couvrant  de  son  corps  percé  de  flèches.  Je  revis  aussi  mon 
désert,  mes  arbres  splendides,  mon  fleuve  Tenasserim ,  ma  mon- 
tagne d'Ophir,  et  ma  vaste  mer  étincelante  à  l'horizon.  La  nostalgie 
s'empara  de  moi  et  une  idée  fixe,  l'idée  de  fuir,  do'uina  impérieu- 
sement mes  rêveries.  Mais  je  voulais  fuir  avec  Aor,  et  le  pauvre  Aor, 
couché  sur  le  flanc,  pouvait  à  peine  se  soulever  pour  baiser  mon 
front  penché  vers  lui. 

Une  nuit,  malade  moi-môme,  épuisé  de  veilles  et  succombant  à 
la  fatigue,  je  dormis  profondément  durant  quelques  heures.  A  mon 
réveil,  je  ne  vis  plus  Aor  sur  sa  couche  et  je  l'appelai  en  vain. 
Éperdu,  je  sortis  dans  le  jardin,  je  cherchai  au  bord  de  l'étang. 
Mon  odorat  me  fit  savoir  qu'Aor  n'était  point  là  et  qu'il  n'y  était  pas 
venu  récemment.  Grâce  à  la  négligence  qui  avait  gagné  mes  servi- 
teurs, je  pus  ouvrir  moi-même  les  portes  de  l'enclos  et  sortir  des 
palissades.  Alors  je  sentis  le  voisinage  de  mon  ami  et  m'élançai 
dans  un  bois  de  tamarins  qui  tapissait  la  colline.  A  une  courte  dis- 
tance, j'entendis  un  cri  plaintif  et  je  me  précipitai  dans  un  fourré 
oii  je  vis  Aor  lié  à  un  arbre  et  entouré  de  scélérats  prêts  à  le  frap- 
per. D'un  bond  je  les  renversai  tous,  je  les  foulai  aux  pieds  sans 
pitié.  Je  rompis  les  liens  qui  retenaient  Aor,  je  le  saisis  délicate- 
ment, je  l'aidai  à  se  placer  sur  mon  cou,  et  prenant  l'allure  rapide 
et  silencieuse  de  l'éléphant  en  fuite,  je  m'enfonçai  au  hasard  dans 
les  forêts. 

A  cette  époque,  la  partie  de  l'Inde  où  nous  nous  trouvions  offrait 
le  contraste  heurté  des  civilisations  luxueuses  à  deux  pas  des  dé- 
serts inexplorables.  J'eus  donc  bientôt  gagné  les  solitudes  sauvages 
des  monts  Karens,  et  quand,  à  bout  de  forces,  je  me  couchai  sur 


LE  CHIEN  ET  LA  FLEUR  SACREE.  167 

les  bords  d'un  fleuve  plus  direct  et  plus  rapide  que  l'Iraouady,  nous 
étions  déjà  à  trente  lieues  de  la  ville  birmane.  Aor  me  dit  :  —  Où 
allons-nous?  Ah!  je  le  vois  dans  tes  regards,  tu  veux  retourner 
dans  nos  montagnes;  mais  tu  crois  y  être  déjà,  et  tu  t'abuses.  Nous 
en  sommes  bien  loin,  et  nous  ne  pourrons  jamais  y  arriver  sans 
être  découverts  et  repris.  D'ailleurs,  quand  nous  échapperions  aux 
hommes,  nous  ne  pourrions  aller  loin  sans  que,  malade  comme  je 
suis,  je  meure,  et  alors  comment  te  dirigeras-tu  sans  moi  dans  cette 
route  lointaine?  Laisse-moi  ici,  car  c'est  à  moi  seul  qu'on  en  veut, 
et  retourne  à  Pagham,  où  personne  n'osera  te  menacer. 

Je  lui  témoignai  que  je  ne  voulais  ni  le  quitter  ni  retourner  chez 
les  Birmans,  que  s'il  mourait,  je  mourrais  aussi,  qu'avec  de  la 
patience  et  du  courage  nous  pouvions  redevenir  heureux. 

Il  se  rendit,  et,  après  avoir  pris  du  repos,  nous  nous  remuées  en 
route.  Au  bout  de  quelques  jours  de  voyage,  nous  avions  repris  tous 
deux  la  santé,  l'espoir  et  la  force.  L'air  libre  de  la  solitude,  l'aus- 
tère parfum  des  forêts,  la  saine  chaleur  des  rochers,  nous  guéris- 
saient mieux  que  toutes  les  douceurs  du  faste  et  tous  les  remèdes 
des  médecins.  Cependant  Aor  était  parfois  effrayé  de  la  tâche  que 
je  lui  imposais.  Enlever  un  éléphant  sacré,  c'était,  en  cas  d'insuc- 
cès, se  dévouer  aux  plus  atroces  supplices.  Il  me  disait  ses  craintes 
sur  une  flûte  de  roseaux  qu'il  s'était  faite  et  dont  il  jouait  mieux 
que  jamais.  J'étais  arrivé  à  un  exercice  de  la  pensée  presque  égal  à 
celui  de  l'homme;  je  lui  fis  comprendre  ce  qu'il  fallait  faire,  en  me 
couvrant  d'une  vase  noire  qui  s'étalait  au  bord  du  fleuve  et  dont  je 
m'aspergeais  avec  adresse.  Frappé  de  ma  pénétration,  il  recueillit 
divers  sucs  de  plantes  dont  il  connaissait  bien  les  propriétés.  Il  en 
fit  une  teinture  qui  me  rendit,  sauf  la  taille,  entièrement  semblable 
aux  éléphans  vulgaires.  Je  lui  indiquai  que  cela  ne  suffisait  pas  et 
qu'il  fallait,  pour  me  rendre  méconnaissable,  scier  mes  défenses.  Il 
ne  s'y  résigna  pas.  J'étais  à  ma  sixième  dentition,  et  il  craignait 
que  mes  crochets  ne  pussent  repousser.  Il  jugea  que  j'étais  suffi- 
samment déguisé,  et  nous  nous  remîmes  en  route. 

Quelque  peu  fréquenté  que  fût  ce  chemin  de  montagnes,  ce  fut 
miracle  que  d'échapper  aux  dangers  de  notre  entreprise.  Jamais 
nous  n'y  fussions  parvenus  l'un  sans  l'autre;  mais,  dans  l'union 
intime  de  l'intelligence  humaine  avec  une  grande  force  animale, 
une  puissance  exceptionnelle  s'improvise.  Si  les  hommes  avaient 
su  s'identifier  aux  animaux  assez  complètement  pour  les  amener  à 
s'identifier  à  eux,  ils  n'auraient  pas  trouvé  en  eux  des  esclaves  par- 
fois rebelles  et  dangereux,  souvent  surmenés  et  insuffisans.  Ils  au- 
raient eu  d'admirables  amis  et  ils  eussent  résolu  le  problème  de 
la  force  consciente  sans  avoir  recours  aux  forces  aveugles  de  la  ma- 
chine, animal  plus  redoutable  et  plus  féroce  que  les  bêtes  du  désert. 


168  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

A  force  de  prudence  et  de  persévérance,  quelquefois  harcelés 
par  des  bandits  que  je  sus  mettre  en  fuite  et  dont  je  ne  craignais 
ni  les  lances  ni  les  flèches,  revêtu  que  j'étais  d'une  légère  armure 
en  écailles  de  bois  de  fer  qu'Aor  avait  su  me  fabriquer,  nous  par- 
vînmes au  fleuve  Tenasserim.  Notre  direction  n'avait  pas  été  diffi- 
cile à  suivre.  Outre  que  nous  nous  rappelions  très  bien  l'un  et 
l'autre  ce  voyage,  que  nous  avions  déjà  fait,  la  construction  géolo- 
gique de  rindo-Ghine  est  très  simple.  Les  longues  arêtes  de  mon- 
tagnes, séparées  par  des  vallées  profondes  et  de  larges  fleuves,  se 
ramifient  médiocrement  et  s'inclinent  sans  point  d'arrêt  sensible 
jusqu'à  la  mer.  Les  monts  Karens  se  relient  aux  monts  Moghs  en 
ligne  presque  droite.  Nous  fîmes  très  rarement  fausse  route,  et  nos 
erreurs  furent  rapidement  rectifiées.  Je  dois  dire  que,  de  nous  deux, 
j'étais  toujours  le  plus  prompt  à  retrouver  la  vraie  direction. 

Nous  n'approchâmes  de  nos  anciennes  demeures  qu'avec  circon- 
spection. 11  nous  fallait  vivre  seuls  et  en  liberté  complète.  Nous 
fûmes  servis  à  souhait.  La  tribu,  enrichie  par  la  vente  de  ma  per- 
sonne à  l'ancien  roi  des  Birmans,  avait  quitté  ses  villages  de  ro- 
seaux, et  nos  forêts,  dépeuplées  d'animaux  à  la  suite  d'une  terrible 
sécheresse,  avaient  été  abandonnées  par  les  chasseurs.  Nous  pûmes 
y  faire  un  établissement  plus  libre  et  plus  sûr  encore  que  par  le 
passé.  Aor  ne  possédait  absolument  rien  et  ne  regrettait  rien  de 
notre  splendeur  évanouie.  Sans  amis,  sans  famille,  il  ne  connaissait 
et  n'aimait  plus  que  moi  sur  la  terre.  Je  n'avais  jamais  aimé  que 
ma  mère  et  lui.  Une  si  longue  intimité  avait  détruit  entre  nous 
l'obstacle  apporté  par  la  nature  à  notre  assimilation.  Nous  conver- 
sions ensemble  comme  deux  êtres  de  même  espèce.  Ma  pantomime 
était  devenue  si  réfléchie,  si  sobre,  si  expressive,  qu'il  lisait  dans 
ma  pensée  comme  moi  dans  la  sienne.  11  n'avait  même  plus  besoin 
de  me  parler.  Je  le  sentais  triste  ou  gai  selon  le  mode  et  les  in- 
flexions de  sa  flûte,  et,  notre  destinée  étant  commune,  je  me  re- 
portais avec  lui  dans  les  souvenirs  du  passé,  ou  je  me  plongeais 
dans  la  béate  extase  du  présent. 

Nous  passâmes  de  longues  années  dans  les  délices  de  la  déli- 
vrance. Aor  était  devenu  bouddhiste  fervent  en  Birmanie  et  ne  vi- 
vait plus  que  de  végétaux.  Notre  subsistance  était  assurée,  et  nous 
ne  connaissions  plus  ni  la  soufl'rance  ni  la  maladie. 

Mais  le  temps  marchait,  et  Aor  était  devenu  vieux.  J'avais  vu  ses 
cheveux  blanchir  et  ses  forces  décroître.  Il  me  fit  comprendre  les 
effets  de  l'âge  et  m'annonça  qu'il  mourrait  bientôt.  Je  prolongeai 
sa  vie  en  lui  épargnant  toute  fatigue  et  tout  soin.  Un  moment  vint 
où  il  ne  put  pourvoir  à  ses  besoins,  je  lui  apportais  sa  nourriture 
et  je  construisais  ses  abris.  Il  perdit  la  chaleur  du  sang,  et  pour  se 
réchauITer  il  ne  quittait  plus  le  contact  de  mon  corps.  Un  jour,  il  me 


LE    CHIEN    ET    LA   FLEUR    SACREE.  169 

pria  de  lui  creuser  une  fosse  parce  qu'il  se  sentait  mourir.  J'obéis, 
il  s'y  coucha  sur  un  lit  d'herbages,  enlaça  ses  bras  autour  de  ma 
trompe  et  me  dit  adieu.  Puis  ses  bras  retombèrent,  il  resta  immo- 
bile, et  son  corps  se  raidit. 

Il  n'était  plus.  Je  recouvris  la  fosse  comme  il  me  l'avait  com- 
mandé, et  je  me  couchai  dessus.  Avais-je  bien  compris  la  mort?  Je 
le  pense,  et  pourtant  je  ne  me  demandai  pas  si  la  longévité  de  ma 
race  me  condamnait  à  lui  survivre  beaucoup.  Je  ne  pris  pas  la  ré- 
solution de  mourir  aussi.  Je  pleurai  et  j'oubliai  de  manger.  Quand 
la  nuit  fut  passée,  je  n'eus  aucune  idée  d'aller  au  bain  ni  de  me 
mouvoir.  Je  restai  plongé  dans  un  accablement  absolu.  La  nuit  sui- 
vante me  trouva  inerte  et  indifférent.  Le  soleil  revint  encore  une 
fois  et  me  trouva  mort. 

L'âme  fidèle  et  généreuse  d'Aor  avait-elle  passé  en  moi?  Peut- 
être.  J'ai  appris  dans  d'autres  existences  qu'après  ma  disparition 
l'empire  birman  avait  éprouvé  de  grands  revers.  La  royale  ville  de 
Pagham  fut  abandonnée  par  le  conseil  des  prêtres  de  Gautama.  Le 
Bouddha  était  irrité  du  peu  de  soin  qu'on  avait  eu  de  moi,  ma  fuite 
témoignait  de  son  mécontentement.  Les  riches  emportèrent  leurs 
trésors  et  se  bâtirent  de  nouveaux  palais  sur  le  territoire  d'Ava  ; 
plus  tard  ils  abandonnèrent  encore  cette  ville  somptueuse  pour  Ama- 
rapoura.  Les  pauvres  emportèrent  à  dos  de  chameau  leurs  maisons 
de  rotin  pour  suivre  les  maîtres  du  pays  loin  de  la  cité  maudite. 
Pagham  avait  été  le  séjour  et  l'orgueil  de  quarante-cinq  rois  consé- 
cutifs, je  l'avais  condamnée  en  la  quittant,  elle  n'est  plus  aujour- 
d'hui qu'un  grandiose  amas  de  ruines. 

—  Votre  histoire  m'a  amusée,  dit  alors  à  sir  William  la  petite  fdie 
qui  lui  avait  déjà  parlé;  mais  à  présent,  puisque  nous  avons  tous 
été  des  bêtes  avant  d'être  des  personnes,  je  voudrais  savoir  ce  que 
nous  serons  plus  tard,  car  enfin  tout  ce  que  l'on  raconte  aux  enfans 
doit  avoir  une  moralité  à  la  fin,  et  je  ne  vois  pas  venir  la  vôtre. 

—  Ma  sœur  a  raison,  dit  un  jeune  homme  qui  avait  écouté  sir 
William  avec  intérêt.  Si  c'est  une  récompense  d'être  homme  après 
avoir  été  chien  honnête  ou  éléphant  vertueux,  l'homme  honnête  et 
vertueux  doit  avoir  aussi  la  sienne  en  ce  monde. 

—  Sans  aucun  doute,  répondit  sir  AVilliam.  La  personnalité  hu- 
maine n'est  pas  le  dernier  mot  de  la  création  sur  noire  planète.  Les 
savans  les  plus  modernes  sont  convaincus  que  l'intelligence  pro- 
gresse d'elle-même  par  la  loi  qui  régit  la  matière.  Je  n'ai  pas  be- 
soin d'entrer  dans  cet  ordre  d'idées  pour  vous  dire  qu'esprit  et  ma- 
tière progressent  de  compagnie.  Ce  qu'il  y  a  de  certain  pour  moi, 
c'est  que  tout  être  aspire  à  se  perfectionner  et  que,  de  tous  les  êtres, 
l'homme  est  le  plus  jaloux  de  s'élever  au-dessus  de  lui-même.  11  y 
est  merveilleusement  aidé  par  l'étendue  de  son  intelligence  et  par 


170  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

l'ardeur  de  son  sentiment.  Il  sent  qu'il  est  un  produit  encore  très 
inconiplet  de  la  nature  et  qu'une  race  plus  parfaite  doit  lui  succé- 
der par  voie  ininterrompue  de  son  propre  développement. 

—  Je  ne  comprends  pas  bien,  reprit  la  petite  fille,  deviendrons- 
nous  des  anges  avec  des  ailes  et  des  robes  d'or? 

—  Parfaitement,  répondit  sir  William.  Les  robes  d'or  sont  des 
emblèmes  de  richesse  et  de  pureté;  nous  deviendrons  tous  riches  et 
purs;  les  ailes,  nous  saurons  les  trouver.  La  science  nous  les  don- 
nera pour  traverser  les  airs,  comme  elle  nous  a  donné  les  nageoires 
pour  traverser  les  mers. 

—  Oh  !  nous  voilà  retombés  dans  les  machines  que  vous  mau- 
dissiez tout  à  l'heure. 

—  Les  machines  feront  leur  temps  comme  nous  ferons  le  nôtre, 
repartit  sir  Wdliam,  l'animalité  fera  le  sien  et  progressera  en  même 
temps  que  nous.  Qui  vous  dit  qu'une  race  d'aigles  aussi  puissans 
que  les  ballons  et  aussi  dociles  que  les  chevaux  ne  surgira  pas  pour 
s'associer  aux  voyages  aériens  de  l'homme  futur?  Est-ce  une  simple 
fantaisie  poétique  que  ces  dieux  de  l'aniiquiié  portés  ou  traînés  par 
des  lions,  des  dauphins  ou  des  colombes?  N'est-ce  pas  plutôt  une 
sorte  de  vue  prophétique  de  la  domestication  de  toutes  les  créatures 
associées  à  l'homme  divinisé  de  l'avenir?  Oui,  l'homme  doit  dès  ce 
monde  devenir  ange,  si  par  ange  vous  entendez  un  type  d'intelli- 
gence et  de  grandeur  morale  supérieur  au  nôtre.  Il  ne  faut  pas  un 
miracle  païen,  il  ne  faut  (ju'un  miracle  naturel,  comme  ceux  qui  se 
sont  déjà  tant  de  fois  accomplis  sur  la  terre,  pour  ([ue  l'homme  voie 
changer  ses  besoins  et  ses  organes  en  vue  d'un  milieu  nouveau.  J'ai 
vu  des  races  eniières  s'abstenir  de  manger  la  chair  des  animaux, 
un  grand  progrès  de  la  race  entière  sera  de  devenir  frugivore,  et 
les  carnassiers  disparaîtront.  Alors  fleurira  la  grande  association 
universelle,  l'enfant  jouera  avec  le  tigre  comme  le  jeune  Bacchus, 
l'éléphant  sera  l'ami  de  l'homme,  les  oiseaux  de  haut  vol  condui- 
ront dans  les  airs  nos  chars  ovoïdes,  la  baleine  transportera  nos 
messages.  Que  sais-je?  tout  devient  possible  sur  notre  planète  dès 
que  nous  supprimons  le  carnage  et  la  guerre.  Toutes  les  forces 
intelligentes  de  la  nature,  au  lieu  de  s'entre-dévorer,  s'organisent 
fraternellement  pour  soumettre  et  féconder  la  matière  inorgani- 
que... Mais  j'ai  tort  de  vous  esquisser  ces  merveilles;  vous  êtes  plus 
à  même  que  moi,  jeunes  esprits  qui  m'interrogez,  d'en  évoquer  les 
riantes  et  sublimes  images.  Il  suffit  que  du  monde  réel  je  vous  aie 
lancés  dans  le  monde  du  rêve.  Rêvez,  imaginez,  faites  du  merveil- 
leux, vous  ne  risquez  pas  d'aller  trop  loin,  car  l'avenir  du  monde 
idéal  auquel  nous  devons  croire  dépassera  encore  de  beaucoup  les 
aspirations  de  nos  âmes  timides  et  incomplètes. 

George  Sand. 


ÉTUDES  SUR  LA  POÉSIE  lÉBEAÏQUE 


LE  PSAUTIER  JUIF 


d'après  la  noovellb  traduction  de  m,  reuss. 


La  Bible,  traduction  nourelle  ayec  introductions  et  commentaires,  par  M.  Edouard  Reuss, 
professeur  à  l'université  de  Strasbourg.  —  Ancien  Testament,  5«  partie.  —  Poésie  lyrique. 
Paris,  Sandoz  et  Fischbacàer,  1875. 


Gomme  nous  aimons  désormais  en  France  ce  qui  nous  vient  d'Al- 
sace! H  semble  toujours  à  des  parens  que  l'enfant  qu'ils  ont  perdu 
est  celui  qu'ils  aimaient  le  mieux;  de  même  nous  n'avons  jamais 
si  bien  senti  la  valeur  de  l'esprit  alsacien  que  depuis  le  jour  néfaste 
où  il  nous  fut  interdit  de  le  ranger  parmi  les  formes  nationales  de 
l'esprit  français.  Cette  forme  était  sans  doute  germanique  à  bien 
des  égards,  comme  par  certains  côtés  l'esprit  provençal  est  italien, 
—  l'esprit  gascon,  espagnol,  —  l'esprit  breton,  irlandais  ou  gal- 
lois. C'est  la  spécialité  qui  donnait  à  l'Alsace  sa  physionomie  dis- 
tincte et  charmante  sans  la  séparer  du  giron  commun.  Elle  rentrait 
pour  sa  part  dans  cet  organisme  national,  le  plus  parfait  qui  eût 
encore  existé,  où  l'unité  rayonnante  et  vigoureuse  du  centre  coor- 
donnait, sans  les  paralyser,  les  membres  extrêmes  de  la  famille 
française.  Aujourd'hui,  quoi  qu'on  en  dise,  nous  nous  sentons  mu- 
tilés. L'avenir  seul  apprendra  à  l'Allemagne  si  elle  n'a  pas  compro- 
mis le  résultat  principal  de  ses  sanglans  sacrifices  en  s'incorporant, 
en  vertu  du  droit  de  conquête,   une  population  récalcitrante,  qui 


172  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

parlait  jusqu'à  un  certain  point  sa  langue,  mais  qui,  de  cœur  et 
d'âtiie,  vivait  pour  une  autre  patrie.  Nous  nous  garderons  de  nous 
étendre  plus  longuement  sur  ce  sujet  délicat;  mais  il  nous  sera 
bien  permis  dans  notre  deuil  de  puiser  quelque  consolation,  en  de- 
hors de  toute  arrière-pensée  politique,  dans  les  marques  de  sympa- 
thie qui  nous  parviennent  de  l'autre  côté  des  Vosges,  et  qui  mon- 
trent qu'on  pense  toujours  à  nous. 

Je  ne  suis  à  aucun  titre  confident  des  raisons  qui  ont  engagé 
M.  le  professeur  Reuss  à  publier  en  français  le  grand  ouvrage 
biblique  par  lequel  il  désire  couronner  sa  longue,  sa  brillante  car- 
rière d'exégète  et  de  critique.  Alsacien  avant  tout,  écrivant  l'alle- 
mand avec  une  supériorité  reconnue  depuis  longtemps  en  Allemagne 
même,  ayant  publié  dans  cette  langue,  lorsque  l'Alsace  était  encore 
française,  des  (puvres  scientifiques  de  premier  ordre,  mais  dont  le 
genre  était  alors  exclusivement  allemand,  et  qui  n'eussent  guère 
trouvé  de  lecteurs  en  France,  M.  Reuss  aurait  pu,  sans  rompre 
avec  son  passé,  donner  à  la  théologie  germanique  ce  fruit  dernier 
des  études  de  toute  sa  vie.  Il  a  préféré  en  doter  notre  science  fran- 
çaise. Ce  n'est  pas  un  levain  quelconque  d'hostilité  contre  l'Alle- 
magne qui  a  pu  le  déterminer.  11  pense,  et  nous  sommes  de  son 
avis,  qu'il  faut  soigneusement  préserver  les  altitudes  de  la  science 
et  du  grand  art  de  toute  compromission  avec  les  rivalités  ou  les 
rancunes  internationales;  mais  nous  ne  croyons  pas  trahir  sa  ])en- 
sée  en  disant  ({u'il  a  voulu  rendre  encore  un  service  à  son  ancienne 
patrie  par  la  composition  en  français  d'une  encyclopédie  biblique 
où  nous  pourrons  tous  chercher  les  résultats  d'une  critique,  aussi 
savante  qu'impartiale ,  appliquée  à  ce  livre  dont  chaque  page 
adresse  à  la  science  une  question  et  à  la  conscience  un  appel.  Le 
crand  rôle  de  Strasbourg  dans  la  France  de  naguère,  c'était  d'in- 
troduire chez  nous,  en  le  filtrant,  le  flot  puissant  et  trouble  de  la 
science  allemande.  C'est  aux  leçons  de  M.  Reuss  et  de  ses  collègues 
de  l'ex-académie  que  de  nombreux  étudians  français  se  familiari- 
saient avec  des  points  de  vue  et  des  idées  qui,  sous  leur  forme  pu- 
rement germanique,  n'eussent  que  dilhcilement  commandé  leur 
attention.  Le  professeur  de  l'université  nouvelle  achève  l'œuvre  à 
laquelle  il  s'était  longtemps  dévoué  comme  professeur  de  l'ancienne 
académie.  Il  ne  faut  chercher  ni  plus  ni  moins  dans  cette  publication 
française,  mais  il  ne  faut  pas  nous  en  vouloir  si  nous  recevons  avec 
reconnaissance  cette  preuve  signalée  d'un  intérêt  qui  survit  à  l'ordre 
de  choses  détruit  par  la  violence. 

M.  Reuss  a  donc  entrepris  une  traduction  suivie  de  la  Bible  tout 
entière,  avec  introductions  et  commentaires  pour  chaque  livre. 
Cette  œuvre  de  longue  haleine  se  composera  de  douze  ou  quinze  vo- 
lumes et  sera  publiée  dans  l'espace  de  trois  ou  quatre  années.  Deux 


LE   PSAUTIER   JUIF.  173 

livraisons  ont  déjà  paru;  celle  que  nous  avons  sous  les  yeux  traite 
des  Psaumes  j  cette  partie  de  F  Ancien-Testament  aussi  populaire 
que  mal  connue  quant  à  ses  origines  et  à  l'esprit  qui  l'inspire. 
Cette  étude  nous  amènera  d'elle-même  à  des  considérations  rela- 
tives à  la  poésie  hébraïque  en  général.  Elle  pourra  contribuer  à  ré- 
pandre quelques  notions  précises  sur  un  sujet  qui  n'intéresse  pas- 
moins  l'histoire  de  l'antique  poésie  que  celle  des  sentimens  reli- 
gieux, dont  les  psaumes,  à  tous  les  points  de  vue,  demeurent  une 
des  plus  énergiques  et  des  plus  touchantes  expressions. 

I. 

Il  est  d'abord  un  certain  nombre  de  phénomènes  qu'on  pourrait 
appeler  u  de  la  surface,  »  et  qu'il  convient  d'expliquer  avant  d'a- 
border le  centre  même  du  sujet. 

L'Ancien-Testament  se  divise  en  trois  groupes  de  livres,  la  Loi, 
comprenant  le  Pcntateuquc  ou  les  cinq  livres  dits  de  Moïse,  les 
Prophètes^  parmi  lesquels  on  range  aussi  les  livres  historiques  sup- 
posés écrits  par  des  prophètes  ou  conformément  à  leurs  principes, 
enfin  les  HagiograpJies  ou  livres  d'édification  ajoutés  plus  tard  aux 
deux  premiers  groupes,  et  contenant  plusieurs  écrits  d'une  grande 
valeur,  tels  que  les  Psaumes,  les  Proverbes,  Job,  YEccUsiaste, 
Daniel,  etc.  Gomme  cette  dernière  série  commençait  par  les 
Psaumes,  on  la  désignait  parfois  aussi  par  le  nom  de  ce  livre  ini- 
tial, et  dans  un  temps  où  le  mot  Bible  n'avait  pas  encore  perdu  son 
sens  de  livre  en  général,  on  résumait  le  contenu  tout  entier  de  la 
Bible  juive  par  ce  triple  titre  :  la  Loi,  les  Prophètes  et  les  Psaumes. 

Les  psaumes  ou  lehilim,  c'est-à-dire  chants  de  louange,  for- 
ment dans  les  Bibles  hébraïques,  grecques,  latines  et  modernes, 
une  collection  de  cent  cinquante  cantiques,  et  ce  nombre  est 
resté  immuable ,  bien  que  les  versions  ne  s'accordent  pas  tou- 
jours sur  la  manière  de  les  chiffrer  séparément  (1).  Notre  mot 
psaume  est  grec  et  signifiait  proprement  un  chant  accompagne  par 
les  instrumens  à  cordes.  Le  psaltérion  était  un  instrument  de  ce 
genre,  que  l'on  touchait  avec  les  doigts  ou  avec  l'archet.  L'idée 
qui  a  évidemment  présidé  au  rassemblement  des  cent  cinquante 
psaumes  *en  un  seul  livre  fut  la  convenance  de  mettre  un  recueil  de 

(1)  Pour  éviter  des  complications  fastidieuses,  nous  indiquerons  le  chiffre  dos 
psaumes  dans  cette  étude  d'après  le  texte  hébreu  qu"ont  suivi  la  plupart  des  versions 
modernes.  La  version  grecque  des  Septante  et  la  Vulgate  ea  diffèrent  en  ce  que  les 
psaumes  9  et  10  du  texte  hébreu  n'en  font  qu'un.  De  plus  les  psaumes  114  et  lia  du 
texte  hébreu  sont  réunis  sous  le  chiffre  113  dans  les  versions  grecque  et  latine,  tandis 
que  le  numéro  110  hébreu  forme  chez  elles  deux  chants  disUncts.  11  en  est  de  même 
du  numéro  147  hébreu,  qui  se  trouve  scindé  en  doux  cantiques  en  grec  et  en  latin. 


174  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

chants  populaires  et  religieux  au  service  des  synagogues,  ou  réu- 
nions de  prière  et  d'édification  par  la  parole,  qui  naquirent  pendant 
l'exil  de  Babylone  chez  les  Juifs  privés  de  leur  temple,  et  qui  de- 
meurèrent en  usage  lorsque  le  temple  fut  reconstruit  sous  la  domi- 
nation perse.  Tandis  que  ce  sanctuaire  était  et  devait  rester  unique, 
le  seul  lieu  du  monde  où  le  sacrifice  fût  efiicace  et  le  culte  sacer- 
dotal légitime,  les  synagogues  se  multiplièrent  indéfiniment,  en 
dehors  comme  en  dedans  des  limites  de  la  terre  sainte.  Ce  sont 
elles  en  réalité  qui  firent  la  Bible,  en  ce  sens  que  c'est  pour  ré- 
pondre à  leurs  besoins  qu'il  se  constitua  un  ensemble  «  d'écritures 
sacrées  »  où  le  Juif  fidèle  pouvait  puiser  la  conna-ssance  de  sa 
loi  et  de  son  histoire  nationale,  chercher  les  leçons  austères  des 
prophètes  et  des  vieux  sages,  et  choisir  des  textes  dont  le  dé- 
veloppement oral  devait  alimenter  sa  foi  et  ses  espérances.  Les 
psaumes  furent  donc  recueillis  pour  fournir  aux  synagogues  un 
choix  approprié  d'hymnes  religieuses.  Du  culte  des  synagogues,  les 
psaumes  passèrent  dans  celui  de  l'église  chrétienne,  qui  s'en  servit 
dans  toutes  ses  branches.  Chantés  en  grec  dans  les  églises  d'Orient, 
ils  furent  psalmodiés  en  latin  dans  colles  d'Occident,  en  langue 
moderne  dans  les  diverses  communions  protestantes.  Parmi  ces 
dernières,  il  en  est  même  qui  refusèrent  longtemps  d'admettre 
d'autres  chants  religieux  que  ceux  d'Israël. 

Le  texte  hébreu  est  accompagné  de  certaines  indications  musi- 
cales dont  le  sens  est  des  plus  obscurs,  s'il  n'est  indéchiffrable.  Les 
traducteurs  alexandrins  eux-mêmes  en  avaient  perdu  la  clé,  et  le 
plus  souvent  leurs  essais  d'explication  ou  bien  ne  nous  appren- 
nent rien,  ou  bien  sont  décidément  erronés.  En  fait,  nous  sommes 
réduits  à  la  plus  complète  ignorance  au  sujet  de  la  vieille  musique 
hébraïque.  Il  est  par  exemi)le  un  mot,  sélak^  que  l'on  remarque 
fréquemment  dans  le  texte  hébreu  des  psaumes.  Ce  mot,  qui  ne  res- 
semble à  rien,  est  regardé  généralement  comme  un  ternie  technique 
se  rapportant  à  l'exécution  musicale;  mais  que  voulait-il  dire?  Les 
Septante,  qui  ont  pu  sur  ce  point  consacrer  une  tradition  authen- 
tique, le  traduisent  par  un  mot  obscur  lui-même,  mais  qui  répon- 
dait peut-être  à  l'idée  d'une  ritournelle,  c'est-à-dire  de  la  répéti- 
tion d'une  mélodie  exécutée  par  les  instrumentistes  pendant  que 
les  chanteurs  se  reposaient.  Il  est  encore  d'autres  expressions  au 
sens  énigmatique  dont  les  commentateurs  n'ont  réussi  qu'à  grand'- 
peine  à  éclaircir  la  signification.  Ainsi  cinquante-quatre  psaumes 
portent  en  tête  un  mot  qui  veut  dire  au  directeur,  comme  on  di- 
rait aujourd'hui  au  mailre  de  rhnpeUe  ou  bien  au  chef  d'or  cheatre, 
et  comme  si  on  les  avait  remis  primitivement  à  un  compositeur 
pour  en  régler  l'exécution  musicale.  Les  Alexandrins,  qui  cette  fois 
n'y  ont  rien  compris,  rendent  cette  expression  par  les  mQi%  pour  la 


LE    PSAUTIER  JUIF.  175 

fin,  ce  qui  ne  veut  absolument  rien  dire.  Jérôme  a  consacré  ce  non- 
sens  dans  la  Vulgate,  et  les  commentateurs  mystiques  y  ont  dé- 
couvert des  merveilles. 

Une  autre  particularité  intéressante  rentrant  aussi  dans  cet  ordre 
d'annotations  musicales,  c'est  que  nombre  de  psaumes  débutent 
par  certains  mots  d'un  sens  tout  à  fait  étranger  au  sujet  qu'ils  dé- 
veloppent et  dans  lesquels  on  s'est  obstiné  sans  raison  à  voir  des 
indications  d'instrumens,  comme  si  le  texte  eût  recommandé  tel 
instrument  plutôt  que  tel  autre  pour  l'accompagnement.  Pourtant 
ces  mots  étranges  ne  désignent  pas  des  instrumens.  M.  Reuss 
penche  pour  l'opinion  adoptée  par  ceux  qui  ont  vu  dans  ces  expres- 
sions, sans  rapport  avec  le  texte  qui  suit,  l'indication  de  chants 
d'une  autre  nature,  mais  bien  connus  du  peuple  et  sur  l'air  des- 
quels les  psaumes  ainsi  désignés  devaient  être  chantés.  Il  y  a  des 
analogies  bien  constatées  qui  enlèvent  à  cette  explication  ce  qu'elle 
a  de  paradoxal  au  premier  abord.  Sous  la  restauration,  les  jésuites 
propagèrent  des  cantiques  dont  les  airs  étaient  empruntés  à  des 
opéras  en  vogue.  Au  xvi^  siècle,  les  psaumes  de  Marot  furent  chan- 
tés à  la  cour  de  France  et  dans  les  rues  sur  des  airs  populaires,  et 
que  l'on  désignait,  comme  on  fait  encore  aujourd'hui,  par  les  mots 
du  début.  A  la  faveur  de  cette  hypothèse  ingénieuse,  celles  de  ces 
suscriptions  mystérieures  de  psaumes  qui  n'ont  pas  trop  souffert  de 
l'inintelligence  des  copistes  reprennent  vie  et  couleur.  Ainsi  le 
psaume  22  devait  se  chanter  sur  l'air  d'un  chant  commençant  par 
Aïililopc  de  raurore,  les  psaumes  hô,  60,  80  sur  les  Lys,  le 
psaume  56  sur  Colombe  des  lointains  térébintltes,  trois  autres  (8, 
81  et  8Zi)  sur  la  Gathienne,  c'est-à-dire  sur  un  chant  tirant  son 
nom  de  la  ville  de  Gath,  comme  nous  disons  la  Marseillaise  ou  la 
Parisienne,  etc.  Rien  ne  donne  lieu  de  penser  que  ces  airs  fussent 
indignes  de  leur  application  à  des  strophes  religieuses;  mais  il  est 
visible  que  les  chansons  p  ipulaires  qu'ils  accompagnaient  rentraient 
plutôt  daLS  le  genre  gracieux,  idyllique  et,  pour  tout  dire,  mon- 
dain, que  dans  la  catégorie  des  poésies  austères. 

Tout  porte  à  croire  qu'à  l'exception  des  cymbales,  qui  servaient 
surtout  à  marquer  la  mesure,  les  instrumens  usités  pour  l'accom- 
pagnement du  chant  sacré  étaient  exclusivement  des  instrumens  à 
cordes.  La  cithare,  portative  et  ressemblant  plutôt  à  une  guitare 
qu'à  une  harpe,  le  psaltérion  déjà  décrit,  la  sambuca,  espèce  de 
grande  lyre  triangulaire,  sont  les  plus  connus.  C'est  en  d'autres 
occasions  qu'on  employait  le  tambourin,  le  sistre,  rond  ou  carré  de 
métal  où  pendaient  des  anneaux  qui  s'entre-choquaient  avec  un 
bruit  de  grelots,  la  musette,  plusieurs  sortes  de  flûte  et  les  trom- 
pettes. Il  n'est  pas  probable  que  les  Juifs  eussent  poussé  bien  loin 
l'art  musical.  S'il  est  permis  de  tirer  par  analogie  quelque  conclu- 


176  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sion  des  goûts  qui  régnent  encore  aujourd'hui  en  Orient,  on  peut  se 
représenter  l'ancienne  musique  juive  comme  une  mélopée  très 
simple,  qui  nous  paraîtrait  monotone,  facilement  criarde,  mais  tou- 
jours claire  et  par  conséquent  favorable  au  chant  de  grandes 
masses.  Les  autorités  les  plus  compétentes  nient  que  l'on  retrouve 
dans  les  chants  actuels  des  synagogues  un  écho  quelconque  de 
cette  musique  perdue. 

Nos  cent  cinquante  psaumes,  à  une  seule  exception  près,  sont  tous 
religieux.  Quelquefois,  il  est  vrai,  la  note  patriotique  ou  guerrière 
prédomine;  mais,  outre  qu'elle  n'annule  pas  le  caractère  religieux 
des  pièces  où  elle  vibre  plus  fortement  que  les  autres,  il  faut  tou- 
jours se  rappeler  qu'en  Israël  la  religion  et  la  patrie  en  étaient  ve- 
nues cà  se  confondre.  L'exception  qu'il  nous  faut  signaler  est  cu- 
rieuse. C'est  celle  du  psaume  Iiô  que  le  texte  hébreu  intitule  Chant 
d'amour,  la  version  grecque  sur  le  bien-aimé,  et  qui  est  à  vrai  dire 
un  chant  de  noces  royales.  Il  commence  d'une  manière  qui  fait 
penser  à  un  lai  de  barde  ou  de  trouvère  : 

(i  Mon  cœur  s'émeut  d'un  beau  discours.  —  Je  vais  dire  mes  vers  au 
roi.  —  Ma  langue  sera  comme  le  burin  d'un  écrivain  diligent.  » 

Le  poète  vante  alors  la  beauté  de  son  roi,  son  courage,  ses  ex- 
ploits, son  équité  et  la  faveur  divine  dont  il  est  l'objet.  Il  célèbre 
aussi  la  magnificence  de  ses  vêtemens  et  de  ses  salles  lambrissées 
d'ivoire,  les  royales  épouses  qu'il  compte  parmi  a  ses  bien-aimées;  » 
mais  voici  la  reine,  sans  doute  la  nouvelle  épouse,  la  reine  qui  va 
se  placer  à  la  droite  du  roi,  «  parée  de  l'or  d'Ophir.  » 

«  Elle  entre  toute  brillante,  la  princesse  ;  —  sa  robe  est  un  tissu  d'or. 
—  Sur  des  tapis  diaprés,  on  la  conduit  au  roi.  —  Des  vierges,  ses  com- 
pagnes, sont  amenées  à  sa  suite.  —  Elles  sont  amenées  avec  réjouis- 
sance et  allégresse.  —  Elles  entrent  dans  la  salle  du  roi. 

«  Tes  fils  viendront  à  la  place  de  tes  pères,  —  tu  les  établiras  princes 
par  tout  le  pays.  —  Je  veux  célébrer  ton  nom  d'âge  en  âge.  —  Aussi 
les  peuples  te  béniront-ils  à  tout  jamais.  » 

Le  fait  qu'il  s'agit  ici  d'un  roi  dont  les  pères  ont  régné,  dont 
les  fils  régneront  aussi,  exclut  toute  possibilité  de  rapporter  un 
tel  chant  à  la  personne  du  roi  David.  Ce  qui  n'est  pas  moins  cer- 
tain, c'est  que  les  détails  de  ce  chant  nuptial  regimbent  absolu- 
ment contre  les  applications  que  le  mysticisme  juif  et  chrétien  a 
voulu  en  faire  au  Messie  (le  roi)  s'unissant  à  la  nation  sainte  ou  à 
l'église  (la  reine).  Il  est  clair  qu'il  est  question  purement  et  sim- 
plement d'un  roi  quelconque,  —  impossible  de  deviner  lequel  (1), 

(1)  Ce  n'est  pas  qu'on  n'ait  bien  souvent  essaye.  On  a  voulu  y  voir  David  épousant 


LE   PSAUTIER   JUIF.  I77 

—  introduisant  dans  son  palais  une  épouse  nouvelle;  seulement 
alors  comment  s'expliquer  la  présence  de  cette  poésie,  fort  origi- 
nale, mais  sans  intention  religieuse,  au  milieu  d'un  recueil  exclu- 
sivement religieux?  Il  est  à  présumer  que  lors  de  l'admission  de  ce 
chant  dans  la  collection  sacrée  on  l'allégorisait  déjà,  comme  on  al- 
légorisa  aussi  le  Cantique  des  cantiques,  avec  le  môme  arbitraire  et 
le  même  succès. 

Cette  unique  exception  ne  saurait  donc  ôter  à  l'ensemble  du  re- 
cueil son  caractère  foncièrement  religieux.  C'est  au  point  que,  mal- 
gré la  beauté  supérieure  de  beaucoup  des  morceaux  qui  le  compo- 
sent, la  lecture  suivie  des  psaumes  engendre  aisément  une  impression 
de  monotonie,  même  quand  on  les  lit  dans  l'original,  à  plus  forte 
raison  quand  on  ne  peut  les  connaître  qu'à  travers  le  voile  toujours 
si  peu  flatteur  des  traductions.  Qu'on  se  représente  les  imprécations 
de  Camille  ou  les  chœurs  d'Esther  et  d'Athalie  traduits  en  prose 
étrangère,  et  l'on  n'aura  qu'une  faible  idée  de  tout  ce  que  les 
psaumes  hébreux  perdent  en  saveur  et  en  originalité  par  une  trans- 
position en  langue  moderne.  Le  grec  et  surtout  le  latin,  du  moins 
pournotre  oreille  française,  ont  su  leur  conserver  un  certain  charme 
que  nos  idiomes  modernes  leur  refusent,  mais  non  sans  en  altérer  la 
physionomie.  Ainsi  les  psaumes,  selon  la  Yulgate,  fournissent  un 
certain  nombre  de  passages  souvent  cités  dans  la  littérature  reli- 
gieuse et  même  profane.  C'est  par  exemple  de  profanais  clamavi 
ad  te,  Domine  (des  abîmes  profonds  j'ai  crié  vers  toi,  Seigneur), 
ou  bien,  pour  décrire  le  prompt  évanouissement  de  la  prospérité 
des  impies,  transivi;  ecce,  non  crdnt  (j'ai  passé,  ils  n'étaient  plus), 
erudimini  qui  judicatis  terram  (instruisez-vous,  vous  qui  jugez  la 
terre),  et  d'autres  citations  passées  en  quelque  sorte  dans  le  do- 
maine public.  Elles  respirent  le  plus  souvent  une  certaine  mélan- 
colie vague  et  passive,  qui  ne  manque  assurément  pas  de  majesté, 
mais  qui  tend  à  donner  de  la  poésie  des  psaumes  une  idée  peu  con- 
forme  à  la  vivacité  et  à  la  précision   colorée    du   texte  primitif. 
Ajoutons  que  les  traducteurs,  jusque  dans  ces  derniers  temps,  n'ont 
pas  même  essayé  d'indiquer  le  rhythme  cadencé  de  l'original  par 
des  coupures  correspondantes,  et  qu'on  ne  se  douterait  jamais  en 
lisant  leurs  versions  qu'ils  ont  travaillé  sur  des  textes  en  vers. 
Une  autre  source  d'erreurs  est  venue  de  l'idée  préconçue  que  les 
psalmistes  hébreux,  en  leur  qualité  de  poètes  bibliques,  profes- 
saient des  croyances,  sinon  tout  à  fait  chrétiennes,  du  moins  en 
harmonie  préétablie  avec  la  religion  évangélique.  On  a  donc  com- 

la  fille  du  roi  de  Ghéshour,  Salomon  nouvel  époux  de  la  fille  d'un  pharaon,  Achab  et 
la  Tyrienne  Jézabel,  Joram  et  Athalle,  un  roi  de  Perse,  enfin  Alexandre  Balas  et 
Cléopùtre  (I  Macch.,  x).  Toutes  ces  conjectures  manquent  absolument  de  fondement. 
TOMB  XII.  —  1875.  12 


178  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mis  de  fréquens  anachronismes  en  leur  attribuant  des  sentimens  et 
des  doctrines  d'un  autre  âge. 

Il  est  facile  de  s'assurer  que  la  collection  qui  nous  reste  n'a  pas  été 
réunie  d'un  seul  coup.  Elle  s'est  plutôt  formée  successivement  par 
voie  d'adjonction  de  plusieurs  recueils  antérieurs.  Nos  cent  cin- 
quante psaumes  sont  divisés  en  cinq  livres  ou  séries  (1).  Les  quatre 
premières  sont  terminées  par  des  formules  liturgiques  composées 
pour  en  marquer  la  fin,  et  que  les  traducteurs  ont  longtemps  consi- 
dérées connue  parties  intégrantes  du  chant  qui  les  précède  immédia- 
tement. On  peut  même  discerner  dans  une  même  série  la  présence 
de  petites  collections  réunies  plus  anciennement  encore.  A  la  fin  de 
la  seconde  série,  on  lit  :  7*7^*  des  psawnea  de  David  fils  d'Jsaï,  bien 
que  dans  le  reste  de  la  colleciion  totale  il  y  ait  encore  plusieurs 
psaumes  attribués  à  ce  roi.  C'est  la  même  raison  qui  explique  le 
fait,  au  premier  abord  singulier,  de  la  répétition  de  quelques 
psaumes.  Sans  doute  le  même  chant  avait  été  recueilli  isolément 
par  deux  collecteurs,  et,  quand  on  ajouta  les  collections  partielles 
pour  en  faire  un  seul  tout,  on  ne  crut  pas  nécessaire  de  faire  des 
suppressions  (2).  Evideuîment  ce  n'est  pas  la  même  main  qui  a  re- 
produit un  seul  et  même  chant  en  deux  endroits  séparés  du  recueil 
définitif.  On  peut  signaler  aussi  de  petits  recueils  incorporés  dans 
le  grand,  et  qui  se  distinguent  par  le  nom  de  l'auteur  ou  des  auteurs 
auxquels  on  en  fait  remonter  la  composition.  Ainsi  on  dis.tingue 
onze  «  psaumes  d'Asaph  »  se  faisant  suite  au  commencement  de  la 
troisième  série.  Ailleurs  on  trouve  des  psaumes  attribués  aux  u  fils 
de  Rorach,  »  qui  semblent  avoir  été  une  famille  de  poètes-chanteurs. 
Nous  reviendrons  sur  ceux  qui  portent  le  noiu  du  roi  David  et  qui 
sont  au  nombre  de  soixante-treize;  mais  parmi  ces  collections  par- 
tielles il  en  est  une  dont  l'usage  premier  a  beaucoup  intrigué  les 
commentateurs.  Ce  sont  les  quinze  petits  chants  intitulés  Chanls  de 
mahaloth,  ce  que  Jérôme  traduisait  par  «  chants  des  degrés,  » 
Psalmi  graduum,  sans  se  rendre  un  compte  bien  clair  de  ce  que 
cela  pouvait  signifier.  Les  rabbins,  qui  ne  se  laissaient  pas  aisément 
démonter,  partirent  de  la  supposition  qu'il  s'agissait  des  marches 
d'un  escalier  montant  au  temple,  trouvèrent  moyen  de  démontrer 
que  cet  escalier  avait  dû  con)pter  précisément  quinze  marches,  et 
déclarèrent  que  sans  doute  on  chantait  ces  quinze  psauaies  en 
montant  processionnellement  de  la  cour  inférieure  à  la  cour  supé- 
rieure du  temple.  Se  représente-t-on  une  procession  qui  s'arrête 
sur  une  marche  d'escalier  et  ne  lève  pas  le  pied  avant  d'avoir 

(1)  1°  de  1  à  41,  —  2»  de  i2  à  72,  —  3°  de  73  à  89,  —  4»  de  9a  à  lOG,  —  5°  de  107 
à  la  fin. 

(2)  Par  exemple  le  psaume  14  est  répété  dans  le  53'',  le  psaume  70  reproduit  la  se- 
conde moitié  du  40%  et  le  108<^  est  un  composé  du  57«  et  du  G0«. 


LE    PSAUTIER    JUIF.  179 

achevé  le  psaume  de  cette  marche-là?  Luther  supposa  que  ces 
psaumes  étaient  chantés  pour  ainsi  dire  dans  le  chœur,  c'est-à-dire 
dans  une  enceinte  plus  élevée  que  celle  qui  était  réservée  à  la  mul- 
titude. Calvin  pencha  pour  une  interprétation  purement  musicale 
comme  s'il  s'était  agi  de  les  chanter  sur  un  ton  plus  haut.  L'expli- 
cation à  laquelle  M.  Reuss  donne  la  préférence  se  recommande  par 
sa  couleur  locale.  Le  mot  mahaloth,  au  singulier  mahalah,  signifie 
l'action  de  monter.  Or,  quand  il  était  question  de  se  rendre  dans  la 
capitale  juive,  le  terme  usité  était  «  monter  à  Jérusalem.  »  Cette 
manière  de  dire  provenait  de  ce  que  cette  ville  était  située  sur  une 
hauteur.  Les  psaumes  de  mahaloih  seraient  donc  en  réalité  des 
«  chants  de  la  montée  »  vers  Jérusalem.  Depuis  le  retour  de  l'exil, 
les  pèlerinages  annuels  à  l'occasion  des  grandes  fêtes  juives  ame- 
naient périodiquement  à  Jérusalem  des  caravanes  de  pieux  adora- 
teurs. Nous  trouvons  au  psaume  (58  une  description  prise  sur  le 
vif  de  ces  cortèges  qui  montaient  solennellement  vers  la  ville  sainte. 
Les  chefs  de  ces  caravanes,  guides  spirituels  à  la  fois  et  conduc- 
teurs, devaient  entretenir  pendant  cette  longue  route  la  ferveur  re- 
ligieuse des  pèlerins,  et  rien  ne  pouvait  les  mieux  servir  qu'un  petit 
recueil  portatif  de  cantiques,  tenant  dans  un  léger  tube  de  tôle  ou 
de  cuir,  et  dont  le  chant  charmait  les  lenteurs  du  voyage  en  même 
temps  qu'il  alimentait  la  pieuse  ardeur.  De  nombreux  détails,  qu'il 
sera  facile  de  relever  dans  le  cadre  même  des  Cluints  de  la  ynontée^ 
s'accordent  parfaitement  avec  celte  explication. 

L'église  catholique  a  mis  aussi  à  part  un  certain  nombre  de 
psaumes  juifs  pour  en  faire  de  petits  recueils  servant  à  des  usages 
liturgiques.  C'est  ainsi  que  sept  psaumes  ont  été  spécialement  con- 
sacrés à  l'expression  du  repentir,  et  ont  reçu  le  nom  de  Psaumes 
pénitentiauT  (1). 

Le  livre  des  psaumes  présente  donc  toutes  les  apparences  d'un 
répertoire  des  chants  religieux  de  la  nation  juive  rassemblé  en  vue 
des  besoins  liturgiques  des  synagogues  et  précédé  par  des  groupe- 
mens  antérieurs  de  moindre  étendue,  qu'il  réunit  définitivement. 
Cette  manière  d'opérer  suppose  aussi  que  ce  qui  détermina  le  choix 
des  collecteurs,  ce  fut  la  popularité  déjà  acquise  par  certains  chants, 
et  cette  popularité  à  son  tour  ne  peut  avoir  d'autres  causes  que  le 
charme  poétique  de  ces  compositions  pieuses,  conformes  d'ailleurs 
avec  les  croyances,  les  sentimens  et  les  passions  du  peuple  dont  elles 
sollicitaient  l'adoption.  Cependant  il  ne  faudrait  pas  s'imaginer  que 
la  valeur  poétique  du  recueil  soit  la  même  d'un  bout  à  l'autre.  Si  les 
psaumes  renferment  des  beautés  de  premier  ordre ,  il  en  est  qui  sont 
faibles  de  forme  et  de  pensée,  qui  ressemblent  à  des  chapelets  de 

.    (1)  Ce  sont  les  psaumes  6,  32,  38,  51  (le  Miserere),  102,  130  (le  De  profundis),  143. 


180  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

distiques  enfilés  sans  lien  de  logique  ou  de  sentiment ,  et  qui  font 
penser  aux  litanies  de  temps  plus  modernes.  Quelques-uns  sont  pu- 
rement didactiques,  d'autres  présentent  ce  singulier  mode  de  com- 
position, que  chaque  vers  ou  chaque  strophe  suit  l'ordre  alphabé- 
tique en  commençant  par  des  lettres  qui  se  succèdent  comme  les 
lettres  rangées  en  tète  des  grammaires.  Il  est  clair  qu'une  pareille 
combinaison  estexclusivedetout  élan  poétique  et  n'a  pu  être  adoptée 
que  dans  le  désir  de  fournir  des  points  de  repère  à  la  mémoire.  Ces 
psaumes  sont  de  ceux  qui  nous  intéressent  le  moins,  et  nous  les 
laisserons  de  côté ,  préférant  nous  étendre  sur  les  chants  qui  se  re- 
commandent par  leurs  vigoureuses  qualités;  mais,  pour  pouvoir  en 
donner  une  idée  à  peu  près  suffisante,  il  faut  rappeler  les  origines 
et  les  caractères  essentiels  de  l'ancienne  poésie  hébraïque. 

II. 

Un  élément  intellectuel  d'une  grande  puissance  a  manqué  aux 
peuples  sémites  et  tout  particulièrement  aux  anciens  Israélites,  je 
veux  dire  la  faculté  généralisatrice,  ou,  si  l'on  aime  mieux,  l'esprit 
philosophique.  Les  langues  sémitiques,  frappées  à  l'image  du  génie 
de  la  race,  ne  se  prêtent  pas  aux  expositions  scientifiques  ni  aux 
déductions  prolongées.  La  ]H^riode,  —  cette  forme  du  discours  si 
naturelle  au  grec,  au  latin,  au  français,  à  toutes  les  langues  indo- 
européennes développées,  cet  épanouissement  de  la  pensée  réglé 
par  la  logique  et  le  goût,  et  qui  lui  permet  de  déployer  sa  richesse 
interne  en  organisant  d'une  manière  harmonieuse  pour  l'oreille 
et  pour  l'esprit  ses  relations  multiples,  de  façon  que  l'unité  coor- 
donne la  diversité  sans  la  voiler,  —  la  période  littéraire  ne  trouve 
pas  dans  les  langues  sémitiques  les  formes  de  syntaxe  nécessaires  à 
son  évolution.  Le  discours,  oratoire  ou  non,  procède  par  voie  de 
juxtaposition  continue.  Les  idées  se  succèdent  comme  des  nuées 
poussées  par  un  vent  régulier,  conservant  leurs  distances,  ne  cher- 
chant pas  à  se  grouper  pour  faire  masse  ou  tableau.  Chacune  se 
présente  à  son  tour,  à  son  rang,  sans  que  l'écrivain  ou  l'orateur 
éprouve  le  besoin  d'y  marquer  les  rapports  de  dépendance  ou  de 
primauté.  Les  longues  phrases  en  hébreu  sont  rarement  autre  chose 
que  des  énuméralions.  Le  matériel  proprement  dit  de  la  langue  dé- 
note la  même  impuissance.  11  y  a  en  hébreu  très  peu  de  mots  com- 
posés, à  supposer  même  qu'il  y  en  ait.  On  n'y  voit  pas,  comme 
dans  nos  langues  européennes,  des  verbes  formés  par  l'adjonction 
d'une  préposition  au  verbe  simple,  qui  par  ce  moyen  multiplie  in- 
définiment ses  applications  et  ses  nuances.  C'est  la  même  lacune 
intellectuelle  qui  explique  l'inhabileté  des  anciens  Hébreux  à  fonder 
de  grands  établissemens  politiques  et  aussi  leur  infériorité  en  fait 


LE   PSAUTIER    JUIF.  181 

de  grand  art.  Cela  est  visible  surtout  dans  l'architecture.  L'intui- 
tion simultanée  de  nombreux  détails  disposés  de  manière  à  former 
un  tout  harmonique,  le  coup  d'oeil  de  l'artiste,  du  métaphysicien, 
de  l'homme  d'état,  semble  leur  avoir  été  refusé. 

En  revanche,  l'individualisme ,  la  force  déployée  par  l'individu 
pour  s'affirmer,  pour  résister  opiniâtrement  à  ce  qui  tend  à  l'écra- 
ser, pour  s'asservir  tout  ce  qui  peut  contribuer  à  la  réalisation  de 
son  idée,  voilà  ce  qui  caractérise  cette  nation  au  plus  haut  degré. 
Si,  dans  son  ensemble,  comme  force  sociale,  elle  reste  faible,  le 
nombre  de  ses  hommes  marquans  est  proportionnellement  im- 
mense. Il  y  aura  peut-être  des  défauts  de  race  inhérens  à  l'exercice 
de  cette  grande  faculté.  La  prédominance  du  moi  individuel  se  tra- 
duit aisément  par  l'écrasement  des  autres,  l'égoïsme,  la  sécheresse, 
l'intolérance.  D'autre  part,  la  vie  du  sentiment  et  de  la  pensée  per- 
sonnelle n'en  est  que  plus  intense.  Les  cercles  concentriques  sur 
lesquels  l'amour  de  soi  se  prolonge,  la  famille,  la  tribu,  la  patrie, 
sont  l'objet  d'un  attachement  passionné.  Ces  individus  isolés,  mais 
momentanément  groupés  par  la  communauté  de  l'intérêt,  des  sou- 
venirs, de  la  foi,  deviennent  capables  d'héroïsmes  collectifs  que  rien 
dans  l'histoire  n'a  dépassés.  En  temps  normal,  cet  individualisme, 
naturellement  utilitaire,  engendre  l'esprit  de  ressource,  le  savoir- 
faire,  qui  tire  parti  de  tout,  et  qui,  dans  les  conjonctures  les  plus 
épineuses,  trouve  moyen  de  sortir  d'embarras.  A  défaut  d'esprit  phi- 
losophique ou  généralisateur,  l'Hébreu  a  l'esprit  de  simplification, 
qui  en  est  très  distinct,  mais  qui  le  supplée  à  certains  égards.  L'in- 
dividu, qui  traduit  tout  à  la  barre  de  son  jugement  personnel  ou  de 
son  calcul,  se  plaît  aux  formules  brèves  et  simples  qui  lui  permet- 
tent d'asseoir  l'un  et  l'autre  avec  sécurité.  C'est  pour  cela  que  la 
sentence,  le  proverbe,  l'apologue,  la  parabole,  sont  pour  lui  la 
forme  par  excellence  de  la  sagesse.  Ce  sont  des  lettres  de  crédit  sur 
la  réalité  qui  se  négocient  toujours  avec  avantage.  Qu'est-ce  qu'un 
proverbe?  C'est  la  simplification  sous  forme  incisive  d'une  immense 
quantité  d'expériences.  Assurément  il  serait  ridicule  de  prétendre 
qu'un  phénomène  aussi  imposant,  aussi  complexe  que  celui  de  la 
formation  du  monothéisme  populaire  au  sein  du  peuple  juif  n'a  pas 
eu  d'autre  origine;  mais  il  est  incontestable  qu'une  pareille  ten- 
dance a  dû  favoriser  singulièrement  l'éclosion  et  la  victoire  défini- 
tive du  sentiment  de  l'unité  divine.  Elle  a  détourné  de  même  les  es- 
prits religieux  d'un  culte  trop  chargé,  étouffant  l'individualité  sous 
des  formes  exubérantes.  Le  Juif,  même  peu  dévot,  se  sent  instincti- 
vement choqué  par  la  multiplicité  des  objets  de  l'adoration  comme 
par  le  luxe  des  cérémonies  symboliques.  La  simplicité  de  son  dogme 
et  la  sobriété  relative  de  son  culte  lui  paraîtront  toujours,  non  pas 
seulement  plus  rationnelles,  mais  aussi  plus  religieuses.  11  est  un 


182  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

état  d'esprit  où  l'on  ne  sent  la  grandeur  que  dans  la  simplicité.  Il  y 
a  sur  ce  point  une  frappante  analogie  entre  l'esprit  d'Israël  et  celui 
du  calvinisme. 

Ces  considérations  générales  nous  permettent  de  comprendre 
pourquoi  la  poésie  hébraïque  fut  essentiellement  lyrique,  c'est- 
à-dire  individuelle.  L'Israélite  ne  composa  ni  drame,  au  sens  com- 
plet du  mot,  ni  épopée.  C'est  tout  au  plus  si  l'on  peut  signaler  dans 
le  Cantique  des  cantiques  quelque  chose  qui  approche  du  drame; 
en  fait,  ce  charmant  poème  ne  s'élève  guère  au-dessus  de  l'églogue 
dialoguée.  Quant  à  l'épopée,  aujourd'hui  que  la  loi  de  formation 
des  grands  poèmes  épiques  nous  est  connue,  il  est  instructif  de  con- 
stater que  l'ancien  Israël  a  possédé  tous  les  élémens  d'une  épopée 
grandiose,  c'est-à-dire  des  traditions  mythiques  et  glorieuses,  une 
lutte  prolongée,  finalement  victorieuse  pour  l'indépendance,  des 
héros  grands  batailleurs  devant  l'Éternel,  des  chants  nombreux  cé- 
lébrant leurs  exploits,  leurs  infortunes,  leurs  triomphes,  — et  que 
pourtant  tout  a  fini  par  une  compilation  en  prose  vulgaire  où  la 
loupe  des  critiques  a  pu  seule  discerner  quelques  vieux  fragmens 
poétiques,  épaves  de  ce  grand  naufrage.  Au  contraire  la  lyre  d'Is- 
raël n'a  cessé  de  chanter.  Les  grands  poètes  de  la  nation  juive,  ce 
sont  ses  psalmistes  et  ses  prophètes.  Ces  derniers,  ceux  surtout  qui 
ont  fait  époque,  sont  des  prédicateurs  qui  parlent  en  vers.  L'ode, 
l'hymne,  l'élégie,  le  chant  guerrier  ou  religieux,  sont  les  formes 
préférées  de  la  poésie  nationale.  Le  poète  hébreu  ne  disparaît 
pas,  comme  le  poète  épique,  derrière  les  événemens  ou  les  héros 
qu'il  chante,  ni,  comme  le  dramatiste,  sous  les  passions  et  les 
conflits  qu'il  met  en  scène,  c'est  son  moi  qu'il  épanche,  ce  sont  ses 
propres  sentimens,  ses  propres  enthousiasmes,  ses  haines  et  ses 
amours  personnelles,  qui  sont  la  matière  de  ses  compositions.  On 
a  prétendu  que  les  trois  grandes  formes  de  la  poésie,  l'épopée,  le 
drame  et  le  lyrisme,  se  rapportaient  aux  trois  personnes  du  verbe  : 
la  forme  épique  à  la  troisième,  il  ou  elle;  la  dramatique  à  la  se- 
conde, tu  ou  vous;  la  lyrique  à  la  première,  je.  La  poésie  hébraïque 
est  essentiellement  de  la  première  personne. 

C'est  pourquoi  la  poésie  d'Israël  est  éminemment  subjective.  Le 
poète  hébreu  chante  comme  il  sent,  aussi  longtemps  et  dans  la 
même  mesure;  ne  lui  demandez  pas  de  parquer  ses  sentimens 
dans  un  cadre  déterminé  par  les  exigences  de  l'oreille  ou  de  la 
logique.  La  mélodie  s'arrête  court  sans  qu'on  sache  le  plus  souvent 
pourquoi  elle  cesse  ou  pourquoi  on  ne  l'a  pas  terminée  plus  tôt. 
Beaucoup  de  chants  hébreux  finissent  comme  bien  des  livres  alle- 
mands de  notre  connaissance,  par  un  détail,  un  pied  en  l'air.  C'est 
que  le  poète  avait  achevé  ce  qu'il  avait  à  dire.  Avec  le  sans-gêne  de 
l'individu  qui  s'asservit  tout  ce  qui  peut  lui  être  utile  sans  consen- 


LE    PSAUTIER   JUIF.  183 

tir  lui-même  à  aucune  sujétion,  il  s'empare  au  gré  de  son  imagina- 
tion de  tout  ce  que  la  nature  lui  fournit  d'analogies,  de  symboles 
de  comparaisons.  De  là  cette  abondance  d'images,  de  métaphores 
hardies,  de  prosopopées,  de  personnifications,  qui  a  toujours  étonné 
et  qui  charme  souvent  notre  esprit  occidental.  Dans  la  poésie  hé- 
braïque, il  y  a  des  montagne^  qui  chantent,  des  îles  qui  tressail- 
lent d'allégresse,  des  fleuves  qui  battent  des  mains,  des  narines  di- 
vines qui  fument  de  colère.  Notre  goût  classique  ne  saurait  toujours 
s'accommoder  de  ces  audaces,  devant  lesquelles  nos  plus  fougueux 
romantiques  reculeraient  eux-mêmes;  mais  dans  l'idiome  original, 
imprégné  du  parfum  de  l'antiquité,  cette  vigoureuse  prise  de  pos- 
session de  la  nature  visible  prête  un  grand  charme  à  ces  accens  de 
la  lyre  du  vieil  Orient. 

On  s'est  demandé  bien  souvent,  et  il  a  fallu,  il  faut  toujours  se 
contenter  d'une  demi-réponse,  quelle  était  la  forme  du  vers  chez 
les  Hébreux.  La  versification  était-elle  basée,  comme  chez  les  Grecs 
et  les  Romains,  sur  la  mesure  des  mots  rangés  d'après  leur  nombre 
de  syllabes  longues  ou  brèves?  ou  bien  trouvait-elle,  comme  la 
nôtre,  dans  la  rime  et  le  nombre  absolu  des  syllabes  une  compen- 
sation à  ce  qui  lui  manquait  sous  le  rapport  de  la  quantité  proso- 
dique? Il  est  permis  de  s'étonner  que  les  deux  questions  aient  pu 
se  poser.  Si  l'un  ou  l'autre  des  deux  systèmes  est  adopté  par  les 
poètes  hébreux,  ne  doit-on  pas  s'en  apercevoir  tout  de  suite?  La 
réalité  est  qu'on  ne  s'en  aperçoit  pas  du  tout,  et  pourtant  les  deux 
systèmes  ont  eu  chacun  ses  partisans.  L'historien  Josèphe,  qui  a 
pris  tant  de  peine  pour  faire  croire  à  ses  lecteurs  grecs  et  latins 
que  les  Juifs  étaient  une  nation  semblable  à  toutes  les  autres,  dit 
quelque  part  que  les  livres  sacrés  de  son  peuple  sont  en  partie 
écrits  en  vers  hexamètres  et  pentamètres,  Jérôme  a  reproduit  cette 
assertion  sans  vouloir  ou  sans  savoir  la  vérifier,  et  plusieurs  savans 
modernes  se  sont  évertués  à  reconstruire,  coûte  que  coûte,  la  mé- 
trique des  vers  hébreux.  Le  résultat  de  ces  efforts  pénibles  a  été 
complètement  nul.  Là-dessus,  on  s'est  retourné  du  côté  de  la  rime. 
Le  fait  est  que  dans  certains  cas,  il  est  vrai  très  rares,  par  exemple 
dans  quelques  chansons  populaires  très  courtes ,  on  peut  voir  que 
la  rime  est  voulue  et  cherchée;  mais  ce  ne  sont  évidemment  que 
des  exceptions,  et  quand  on  a  voulu  appliquer  la  même  règle  aux 
grandes  poésies  hébraïques,  on  n'a  réussi  qu'à  dépecer  ces  beaux 
textes,  en  dépit  de  tout  bon  sens,  en  lanières  inégales,  arbitraire- 
ment prolongées  jusqu'à  ce  qu'on  eût  trouvé  la  rime.  Avec  une  pa- 
reille méthode,  on  changerait  en  vers  rimes  ceux  d'Horace  ou  de 
Pindare.  Ce  qui  est  plus  positif,  c'est  que  la  poésie  hébraïque  a 
parfois  aimé  V assonance,  c'est-à-dire  la  répétition  fréquente  d'une 


184  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

même  syllabe,  mais  sans  que  cette  syllabe  fut  nécessairement  la 
dernière  du  vers. 

Je  serais,  pour  ma  part,  fort  tenté  de  croire  qu'il  y  avait  danfe  le 
vers  hébreu  cette  qualité  indéfinissable  qui  doit  se  révéler  aussi 
dans  le  bon  vers  français ,  qui  en  fait  la  physionomie,  à  laquelle 
nos  oreilles  sont  extrêmement  sensij^les,  mais  qui,  se  dérobant  à 
toute  règle  précise,  échappe  le  plus  souvent  aux  étrangers.  Certai- 
nement de  belles  pensées,  des  rmies  régulières,  la  symétrie  des 
syllabes,  ne  suffisent  pas  en  français  pour  faire  de  beaux  vers.  Nous 
savons  tous  la  différence  énorme  qui  sépare  la  plus  habile  versifica- 
tion de  la  vraie  poésie.  Il  est  vrai  que,  soit  pauvreté  prosodique  de 
la  langue,  soit  habitude  invétérée  de  la  rime,  nous  n'avons  jamais 
pu  prendre  goût  à  ce  qu'on  appelle  les  «  vers  blancs.  »  Il  n'en  est 
pas  moins  constant  que,  pour  nous  charmer,  le  vers,  tout  en  se 
pliant  au  mécanisme  obligé  de  notre  métrique,  doit  avoir  une  va- 
leur musicale  qui  lui  soit  propre  et  qui  se  rapporte  à  l'idée  ou  au 
sentiment  qu'il  exprime.  Selon  ce  qu'il  veut  peindre,  le  vers  doit 
être  sonore  ou  sourd,  rapide  ou  lent,  riche  ou  sobre  de  couleurs, 
uni  à  l'œil  ou  ciselé.  Peut-être  l'hébreu,  dont  la  prononciation, 
comme  celle  de  toutes  les  langues  mortes,  s'est  beaucoup  altérée 
dans  le  cours  des  âges,  se  prêtait-il  mieux  que  notre  idiome  à  cet 
élément  du  langage  poétique,  et  cela  contribuerait  à  expliquer  l'ab- 
sence des  formes  prosodiques,  tenues  ailleurs  pour  indispensables. 
Du  reste  il  n'est  pas  besoin  d'être  de  première  force  en  hébreu 
pour  distinguer  immédiatement  les  textes  poétiques  des  composi- 
tions en  prose. 

Ce  qui  est  moins  sujet  aux  contestations,  c'est  que  la  poésie  des 
Hébreux  a  employé  la  strophe,  c'est-à-dire  l'assemblage  répété  d'un 
certain  nombre  de  vers  combinés  de  manière  à  former  un  sens 
complet.  Parfois  ces  strophes  ne  sont  que  des  distiques  ou  combi- 
naisons de  deux  vers,  plus  souvent  on  en  voit  de  quatre.  Il  y  a  des 
chants  dont  le  milieu  seul  est  ainsi  divisé,  l'ouverture  et  la  finale 
échappant  à  cette  uniformité.  Cette  absence  de  rigueur  dans  l'ap- 
plication des  coupures  symétriques  rend  souvent  difficile  de  les  re- 
connaître exactement  dans  des  textes  qui  nous  sont  parvenus  sans 
aucune  indication  de  ce  genre.  Cependant  l'emploi  de  la  strophe 
par  les  poètes  hébreux  est  mis  au-dessus  de  toute  espèce  de  doute 
par  les  morceaux  qui,  tels  que  le  psaume  /i2,  présentent  une  divi- 
sion très  nettement  accusée  par  un  refrain  qui  revient  après  chaque 
partie.  Dans  l'exemple  que  nous  citons,  le  retour  périodique  de 
cette  question  que  l'auteur  s'adresse  à  lui-même  :  pourquoi  fafjligcs- 
tu,  mo7i  âme?  est  d'un  effet  saisissant. 

Un  autre  fait  notoire,  c'est  le  genre  très  original  de  symétrie  qui 


LE    PSAUTIER   JUIF.  185 

fait  loi  d'un  bout  à  l'autre  des  compositions  poétiques  d'Israël. 
Nous  voulons  parler  de  cette  rime  de  la  pensée  qu'on  a  désignée 
par  le  nom  de  jmralléîismey  et  qui  consiste  dans  la  ressemblance 
de  l'idée  exprimée  par  deux  ou  plusieurs  vers.  La  forme  la  plus  fré- 
quente est  celle  de  deux  vers  qui  se  suivent  en  reproduisant  la 
même  idée  en  d'autres  termes.  Nous  citerons  comme  exemple  ce 
fragment  du  psaume  18  : 

«  Les  liens  de  la  mort  m'enveloppaient,  —  les  terreurs  de  la  ruine 
me  frappaient  d'épouvante,  —  les  liens  du  Sheôl  (séjour  des  morts) 
m'avaient  enlacé,  —  devant  moi  j'avais  les  lacets  de  la  mort.  —  Dans 
ma  détresse,  j'invoquai  l'Éternel,  —  et  vers  mon  Dieu  je  criai  au  se- 
cours. » 

C'est  cette  oscillation  rliythmée  de  la  pensée  que  M.  E.  Quinet 
comparait  au  balancement  d'une  fronde.  D'autres  fois  le  parallé- 
lisme s'étend  à  trois  et  même  à  quatre  vers.  Ailleurs  encore  les  vers 
sont  distribués  de  façon  que  sur  quatre,  les  deux  premiers  et  les 
deux  derniers  riment  par  l'idée,  ou  bien  que  le  troisième  se  com- 
bine avec  le  premier  et  le  quatrième  avec  le  second.  C'est  le  pen- 
dant de  nos  rimes  alternantes.  Nous  en  retrouvons  un  exemple  au 
psaume  19  : 

«  La  loi  de  l'Éternel  est  parfaite,  —  restaurant  l'âme;  —  l'enseigne- 
ment de  l'Éternel  est  sûr,  —  réjouissant  le  cœur,  etc.  » 

Très  souvent  les  combinaisons  du  parallélisme  changent  dans  la 
même  pièce  de  vers,  mais  de  manière  ou  d'autre  il  se  fait  toujours 
valoir.  11  contribue  beaucoup  dans  les  traductions  à  ralentir  le 
mouvement  de  la  poésie  originale.  Bien  des  répétitions  qui  sont 
pleines  de  grâce  et  de  force  en  hébreu  dégénèrent  dans  nos  ver- 
sions en  redites  monotones.  Sans  faire  intervenir  la  fronde,  qui  n'a 
jamais  eu  de  rapports  bien  intimes  avec  l'inspiration  des  poètes, 
serait-il  téméraire  de  penser  que  cette  forme  balancée  se  rattache 
originairement  à  une  mimique  ou  plutôt  à  une  sorte  de  danse  dont 
les  mouvemens  combinés  deux  par  deux  appelaient  en  quelque  sorte 
le  redoublement  de  la  pensée? 

Il  faut  aussi  combattre  l'illusion  assez  répandue  qui  consiste  à  se 
représenter  la  poésie  des  anciens  Hébreux  comme  exclusivement 
consacrée  à  des  sujets  religieux.  On  se  laisse  facilement  aller  à 
cette  idée  fausse,  parce  que  la  presque  totalité  des  textes  hébreux 
que  nous  possédons  roule  sur  des  sujets  de  ce  genre.  C'est  sous 
l'empire  de  la  même  illusion  qu'on  a  quelquefois  désigné  la  Bible 
comme  la  bibliothèque  nationale  du  peuple  juif.  Les  livres  dont  elle 
se  compose  ne  représentent  qu'une  face  de  son  ancienne  littéra- 
ture, la  seule  qui  ait  survécu.  C'est  pour  fixer  les  croyances,  pour 


186  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

alimenter  l'enseignement  religieux,  et  non  pour  l'amour  de  l'art, 
que  les  directeurs  de  la  synagogue ,  après  le  retour  de  l'exil , 
réunirent  ces  livres  auparavant  dispersés.  Ils  ont  fait  un  choix, 
guidés  par  des  motifs  qui  n'avaient  absolument  rien  de  littéraire; 
mais  dans  ces  livres  eux-mêmes  nous  constatons  l'existence  d'une 
longue  et  riche  série  de  poésies  nationales  ou  populaires  sans  rap- 
port direct  ou  même  quelconque  avec  la  religion.  En  Israël,  comme 
chez  tous  les  peuples,  il  y  eut  des  chansons  d'amour,  de  guerre 
ou  de  victoire.  Des  recueils  de  ce  genre  sont  même  cités  çà  et  là 
dans  les  livres  canoniques.  Le  vieil  Israël  eut  aussi  ses  chants  de 
noces,  de  festins  et  de  deuil.  La  poésie  se  mêlait  aux  divertisse- 
mens  des  villages  comme  aux  grandes  épreuves  de  la  tribu.  Le  soir, 
autour  des  fontaines,  les  pâtres  et  les  chasseurs  charmaient  leurs 
loisirs  en  chantant  aux  sons  de  leurs  instrumens  rustiques.  Les 
vierges  de  Galaad  avaient  leur  complainte  sur  la  pauvre  fille  de 
Jephté,  victime  de  la  féroce  imprudence  de  son  père,  et  les  vierges 
de  Silo  formaient  annuellement  des  chœurs.  Les  jeunes  gens  ai- 
maient à  répéter  l'élégie  de  David,  le  hardi  guerrier,  sur  la  mort 
de  son  ami  Jonathan.  La  découverte  d'une  source  inspirait  un  chant 
de  réjouissance,  et  le  forgeron  répétait  en  battant  l'enclume  les 
rudes  accens  du  chant  de  Lémec  [Gen.,  iv,  23-2/i).  Parmi  les  amu- 
semens  en  usage  dans  les  festins,  il  y  avait  la  proposition  d'énigmes 
en  vers.  Enfin  les  murs  des  villes  d'Israël  entendirent  aussi  réson- 
ner le  chant  des  courtisanes  {Esaîe,  xxiii,  15  et  suiv.). 

Il  semble,  et  cela  du  reste  n'a  rien  que  de  conforme  à  l'histoire 
réelle  des  Israélites,  que  plus  on  remonte  dans  le  passé,  moins 
leur  poésie  nationale  porte  l'empreinte  spécifiquement  religieuse. 
Ce  fut  seulement  dans  les  derniers  temps  de  son  existence  indé- 
pendante que  sa  foi  devint  l'objet  absorbant  des  préoccupations 
et  des  enthousiasmes  de  ce  peuple.  Dans  son  âge  héroïque  ,  il  par- 
tagea avec  tous  les  autres  le  goût  des  aventures  audacieuses ,  la 
haine  implacable  du  voisin,  l'enivrement  des  victoires.  Le  vainqueur 
dans  ses  hymnes  triomphales  ne  se  bornait  pas  à  célébrer  ses 
prouesses,  il  poursuivait  de  ses  malédictions  ou  de  ses  railleries 
son  ennemi  vaincu  ou  mort.  Au  retour  de  son  expédition ,  il  était 
reçu  par  les  femmes  de  la  tribu  qui  venaient  à  sa  rencontre,  dan- 
sant et  chantant  au  son  du  tambourin,  avides  de  partager  le  butin. 
La  plus  belle  était  au  plus  vaillant,  absolument  comme  dans  la  ro- 
mance du  beau  Dunois.  Dans  un  autre  ordre  de  sentimens,  l'idylle, 
la  pastorale,  ont  aussi  tenu  leur  place  dans  la  vieille  poésie  hé- 
braïque. Ce  sont  surtout  ces  poésies,  pacifiques  ou  guerrières,  qui 
ont  conservé  et  parfois  enrichi  le  souvenir  des  faits  plus  ou  moins 
légendaires  de  l'ancienne  histoire  et  qui  ont  servi  de  base  aux  ré- 
cits en  prose  de  la  Genèse,  des  livres  de  Josué,  des  Juges  et  en 


LE    PSAUTIER   JUIF.  187 

partie  des  Rois.  Il  n'y  a  pas  lieu  d'être  surpris  du  petit  nombre  des 
fragmens  qui  nous  en  sont  parvenus.  Ces  poésies  antiques  étaient 
rudes,  dénotant  une  grossièreté  de  mœurs  qui  répugnait  aux  déli- 
catesses d'un  âge  plus  civilisé,  et  surtout  elles  devaient  souvent  cho- 
quer l'orthodoxie  ombrageuse  des  temps  où  l'on  réunit  les  écrits 
destinés  à  l'usage  des  synagogues.  Ce  fut  l'idée  fixe  des  chefs  du 
judaïsme  dans  les  derniers  siècles  avant  notre  ère  que  leur  mo- 
nothéisme rigide  et  leurs  observances  rituelles  remontaient  jusqu'à 
David,  jusqu'à  Moïse,  et  même  encore  plus  haut.  Les  documens 
mêmes  dont  nous  leur  devons  la  conservation  démontrent  que  leur 
illusion  était  grande,  mais  ce  n'est  pas  leur  faute,  et  l'on  peut  être 
sûr  qu'ils  ne  firent  rien  pour  préserver  de  l'oubli  ce  qui  leur  pa- 
rut évidemment  contraire  à  la  foi  et  à  la  loi  de  leur  temps. 

De  tout  cela  résulte  que  les  psaumes  sont  très  loin  de  représen- 
ter sous  ses  diverses  faces  la  poésie  lyrique  d'Israël,  et  même  nous 
devons  déjà  tirer  de  cet  aperçu  général  une  conclusion  défavorable 
à  la  haute  antiquité  de  ce  recueil.  Cette  considération  n'en  diminue 
point  le  mérite  esthétique,  non  plus  que  l'importance  comme  mo- 
nument historique.  Il  vint  un  jour  où,  sans  rien  rabattre  de  leurs 
ambitions  colossales,  les  Juifs  s'aperçurent  qu'ils  ne  comptaient 
dans  le  monde  que  par  leur  originalité  religieuse.  Leur  dernière  pé- 
riode de  gloire,  celle  des  Machabées,  n'eut  pas  d'autre  cause  effec- 
tive que  ce  sentiment,  désormais  indélébile,  de  la  solidarité,  de  la 
fusion,  devrait-on  plutôt  dire,  de  l'intérêt  national  et  de  l'intérêt 
religieux.  Il  est  facile  de  comprendre  qu'à  mesure  que  ce  senti- 
ment grandit,  la  lyre  populaire  ne  fit  plus  guère  vibrer  que  les 
cordes  qui  trouvaient  un  écho  dans  la  multitude.  De  l'abondance 
du  cœur,  la  bouche  chante  plus  qu'elle  ne  parle.  —  C'est  armés  de 
ces  renseignemens  sur  la  place  que  les  psaumes  occupent  spé- 
cialement dans  l'ensemble  des  poésies  d'Israël  que  nous  allons  re- 
prendre l'étude  des  phénomènes  les  plus  saillans  qui  les  recom- 
mandent à  notre  attention. 


III. 

Nous  ne  répéterons  pas  ce  qui  a  été  dit  depuis  longtemps  sur  la 
poésie  des  psaumes.  L'amplification  rhétorique  s'est  donné  sur  ce 
point  libre  carrière.  Il  est  ainsi  des  domaines  réservés  où  l'éloge 
sans  critique  redoute  peu  les  contradictions.  Tâchons  plutôt  de 
fixer  par  quelques  exemples  appropriés  les  très  vagues  idées  que 
l'on  puise  dans  les  cours  d'histoire  littéraire. 

Un  trait  essentiel  à  signaler,  c'est  ce  qu'on  peut  appeler  la  fami- 
liarité des  psalmistes  quand  ils  s'adressent  à  Dieu,  qu'ils  savent 
pourtant  concevoir  et  décrire  comme  un  être  infiniment  auguste  et 


188  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

redoutable.  Leurs  invocations  supposent  une  intimité  qui  déconcer- 
terait aisément  une  foi  moins  sûie  d'elle-même.  Leur  piété  ne  recule 
pas  môme  à  l'idée  d'adresser  des  reproches  motivés  à  ce  protecteur 
d'Israël  qui  laisse  si  longtemps  son  peuple  innocent  en  butte  aux 
outrages  et  aux  mauvais  traitemens  de  ses  ennemis.  Ainsi,  dans  le 
psaume  h!i,  nous  trouvons  une  longue  énumération  des  malheurs 
de  tout  genre  qui  affligent  le  peuple  de  Jahveh  (1).  Il  est  vaincu, 
pillé,  dispersé,  vendu  à  vil  prix,  livré  comme  du  bétail  à  la  bouche- 
rie, la  fable  et  la  risée  des  autres  nations.  Et  le  psalmiste  continue 
en  s'adressant  à  Dieu  : 

«  Tout  cela  nous  est  venu  sans  que  nous  t'eussions  oublié,  —  sans 
que  nous  eussions  renié  ton  aHiance.  —  Notre  cœur  ne  s'est  point  dé- 
tourné en  arrière,  —  nos  pas  ne  se  sont  point  écartés  de  ton  sentier, 
—  pour  que  tu  nous  aies  refoulés  avec  les  chacals,  —  et  que  tu  nous  aies 
plongés  dans  les  ténèbres.  —  Si  nous  avions  oublié  le  nom  de  notre 
Dieu,  —  étendu  nos  mains  vers  un  dieu  étranger!..  —  C'est  pour  toi 
que  nous  sommes  massacrés  tous  les  jours... 

«  Lève-toi,  pourquoi  dors-tu.  Seigneur?  —  Réveille-toi!  Pourquoi 
caches-tu  ta  face?  —  Oublies-tu  notre  misère  et  notre  oppression?  » 

Sous  une  forme  beaucoup  moins  triviale,  c'est  tout  à  fait  comme 
dans  ce  mystère  du  moyen  âge  où,  pendant  la  crucifixion  du  Christ, 
on  voyait  au  paradis  le  Père  éternel  dormant  d'un  profond  sommeil, 
jusqu'au  moment  où  un  ange  venait  le  tirer  par  sa  manche  bleue 
pour  le  rendre  attentif  aux  abominations  qui  se  perpétraient  sur  la 
terre.  Cela  n'empêche  pas  que  dans  le  même  recueil  nous  ne  trouvions 
des  chants  où  la  notion  de  l'immensité  de  Dieu,  de  l'insignifiance  de 
l'homme  devant  sa  toute-puissance,  et  de  la  grande  place  qu'elle  lui 
assigne  néanmoins  dans  la  création ,  s'exprime  sous  une  forme  si 
belle,  si  simple,  si  élevée,  qu'elle  est  restée  classique.  Rien  de  plus 
naturel  ni  de  plus  exquis  que  ce  psaume  8,  qui  ressemble  au  chant 
d'un  pâtre  contemplant  pendant  la  nuit  les  splendeurs  d'un  ciel 
d'Orient. 

«  Éternel,  notre  Seigneur  !  —  Que  ton  nom  est  grand  par  toute  la 
terre!  —  Ta  magnificence  s'étend  par-dessus  les  cieux... 

«  Quand  je  vois  tes  cieux,  l'œuvre  de  tes  mains,  —  la  lune  et  les 
étoiles  que  tu  y  as  placées,  —  qu'est-ce  que  l'homme  pour  que  tu 
penses  à  lui?  —  Qu'est-ce  que  le  mortel  pour  que  tu  le  regardes? 

((  Pourtant  tu  as  fait  de  lui  presque  un  dieu.  —  De  gloire  et  d'hon- 

(1)  Ou  Jehovah;  mais  il  convient  d'adopter  désormais  cette  forme  employée  aujour- 
d'hui par  tous  les  hébraisans  sérieux,  du  nom  «  inexprimable,  »  à  dessein  défiguré  par 
la  vieille  vocalisation  rabbinique,  et  dont  Jehovah  est  une  prononciation  certainement 
mauvaise. 


LE   PSAUTIER   JUIF.  189 

neur  tu  l'as  couronné.  —  Tu  as  fait  de  lui  le  maître  de  tes  œuvres,  — 
tu  as  tout  mis  sous  ses  pieds. 

«  Les  brebis  et  les  bœufs,  tout  à  la  fois,  —  et  aussi  les  animaux  des 
champs,  —  oiseaux  du  ciel,  poissons  de  la  mer,  —  tout  ce  qui  parcourt 
les  sentiers  de  l'onde. 

«  Éternel,  notre  Seigneur!  —  Que  ton  nom  est  grand  par  toute  la 
terre!  » 

Ou  tout  nous  trompe,  ou  voilà  un  jet  admirablement  pur  du  sen- 
timent religieux  le  plus  authentique.  C'est  dans  des  pièces  de  ce 
genre  que  le  monothéisme  juif  révèle  son  immense  supériorité  sur 
les  meilleurs  épanchemens  des  religions  de  la  nature.  Cet  accent 
d'humilité  devant  Dieu  tout  à  la  fois  et  de  fierté  vis-à-vis  de  tout  ce 
qui  n'est  pas  l'homme,  cette  admiration  émue,  mais  contenue,  de 
la  nature  visible,  cette  joie  de  vivre  en  maître  sur  la  terre  par  dé- 
légation divine,  tout  dans  ce  petit  poème  respire  la  religion  virile 
et  saine.  Comme  on  aimerait  à  retrouver  toujours  dans  les  annales 
de  la  piété  cette  harmonie  de  deux  tendances  qui  sont  parfaitement 
conciliables,  et  que  pour  son  malheur  l'homme  oppose  trop  sou- 
vent l'une  à  l'autre  !  Ou  bouddhiste,  c'est-à-dire  passif  et  inerte,  ou 
actif,  mais  révolté,  on  dirait  qu'il  ne  sait  pas  trouver  le  moyen 
terme!  Pourtant  ce  milieu  existe,  et  c'est  parce  qu'il  s'y  tient  que 
le  psaume  8  est  si  beau.  Il  faut  signaler  aussi  au  même  point  de 
vue  cette  belle  fin  du  psaume  65,  où  le  psalmiste  chante  sa  recon- 
naissance à  la  vue  de  la  terre  fertilisée  par  les  ondées  célestes  : 

«  Tu  couronnes  l'année  de  ta  bonté.  —  Tes  sillons  ruissellent  de 
fécondité,  —  les  pacages  de  la  lande  sont  reverdis,  —  les  collines  se 
ceignent  d'allégresse,  —  les  prairies  se  couvrent  de  bétail,  —  les  plaines 
se  revêtent  de  blé,  —  tout  jubile  et  tout  chante  (1).  » 

Tout  le  monde  connaît  les  premiers  mots  si  souvent  cités  du 
psaume  19,  le  Cœli  enarrant  gloriam  Dei  de  la  version  latine. 
C'est  encore  une  belle  interprétation  religieuse  de  la  nature,  un 
morceau  de  facture  antique.  On  y  respire  le  souille  du  mystère  di- 
vin que  laisse  entrevoir  la  création,  en  même  temps  qu'on  y  trouve 
un  curieux  indice  de  l'idée  que  les  anciens  Israélites  se  faisaient  du 
soleil  et  de  sa  course  quotidienne, 

«  Les  cieux  racontent  la  gloire  de  Dieu,  —  le  firmament  proclame 

(1)  C'est  un  des  rares  fragmens  que  la  version  française  rimée  a  heureusement  pa- 
raphrases : 

Et  cette  richesse  champêtre 

Par  de  muets  accords 
Chante  aussi  l'auteur  de  son  être, 

Qui  répand  ses  trésors. 


190  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

l'œuvre  de  ses  mains.  —  Le  jour  au  jour  en  transmet  le  message,  — 
une  nuit  à  l'autre  en  donne  connaissance. 

«  Ce  n'est  point  un  discours,  ce  ne  sont  pas  des  paroles,  —  leur  son 
ne  se  fait  pas  entendre.  —  Toutefois  partout  leur  leçon  se  propage,  — 
leurs  accens  vont  jusqu'au  bout  du  monde,  —  où  il  a  établi  la  tente 
du  soleil. 

«  Le  soleil,  tel  que  le  jeune  époux,  sort  de  sa  chambre,  —  joyeux 
comme  un  guerrier  de  parcourir  sa  carrière.  —  L'un  djes  bouts  du  ciel 
est  son  point  de  départ,  —  à  l'autre  bout  son  orbite  touche,  —  rien 
n'est  à  couvert  de  son  ardeur.  » 

On  s'imaginait  en  effet  que  le  soleil  avait  derrière  l'horizon  un 
palais  ou  plutôt,  et  c'était  l'idée  la  plus  ancienne,  une  tente,  où  il 
se  reposait  des  fatigues  de  la  journée.  Pourquoi  le  chantre  s'arrête- 
t-il  brusquement  après  cette  peinture  du  soleil  levant?  C'est  tout 
simplement  parce  que  son  inspiration  du  moment  ne  va  pas  plus 
loin.  Parmi  les  grands  spectacles  du  monde  visible,  c'est  celui  du 
soleil  qui  sort  (expression  usuelle  en  hébreu,  à  la  place  de  notre 
lever)  qui  lui  paraît  primer  tous  les  autres.  C'est  à  ses  yeux  le 
chapitre  par  excellence  dans  la  théologie  de  la  nature.  Il  le  dit,  et 
ne  lui  en  demandez  pas  davantage  sous  prétexte  qu'il  faut  arrondir 
mieux  que  cela  une  fin  de  poème;  il  trouverait  votre  exigence  fort 
impertinente.  Notons,  à  propos  de  cette  comparaison  du  soleil  levant 
avec  un  jeune  époux  qui  sort  plein  d'ardeur  de  sa  chambre,  que  de 
graves  commentateurs  se  sont  demandé  s'il  s'agissait  de  l'époux 
avant  ou  aprds  la  noce.  Il  nous  semble  que  l'esprit  de  la  comparai- 
son est  tout  en  faveur  de  la  première  supposition.  Le  soleil  du  ma- 
tin s'élance  fougueux  comme  le  fiancé  qui  sort  de  chez  lui  pour 
aller  chercher  sa  fiancée,  et  non  comme  l'époux  heureux  qui  ne 
doit  quitter  qu'à  regret  la  chambre  nuptiale. 

11  y  a  des  psaumes,  comme  le  116%  qui  supposent  une  action 
partagée  entre  divers  groupes  de  chanteurs  et  qui  ressemblent  de 
loin  à  un  oratorio.  D'autres,  comme  le  29%  s'appliquent  à  imiter  le 
fracas  de  l'ouragan.  Ailleurs  (ps.  lOZi),  nous  trouvons  une  amplifica- 
tion poétique  du  récit  de  la  création  d'après  la  Genèse.  Au  psaume  18, 
chant  de  reconnaissance  à  l'occasion  d'une  victoire  éclatante,  le 
poète  respire  encore  la  fureur  du  combat.  «  Ceux  qui  me  haïssent, 
s'écrie-t-il,  je  les  anéantis,  je  les  broie  comme  la  poussière  qu'em- 
porte le  vent,  je  les  balaie  comme  la  boue  des  rues.  »  On  peut  dire 
d'une  manière  générale  que  ce  qu'il  y  a  de  plus  rare  dans  les 
psaumes,  c'est  la  pitié  pour  l'adversaire,  vaincu  ou  non.  Il  n'est 
pas  possible  de  haïr  plus  vigoureusement  que  ces  pieux  chanteurs. 
C'est  par  là  surtout  que  les  psaumes  trahissent  leur  provenance 
juive  et  qu'ils  ont  fourni  textes  et  prétextes  aux  plus  tristes  excès 


LE    PSAUTIER    JUIF.  "  IQI 

de  l'intolérance  chrétienne.  Il  n'est  question  que  de  l'extermination 
des  ennemis,  du  devoir  de  les  pulvériser  au  nom  de  l'Éternel  du 
plaisir  de  leur  rendre  avec  usure  le  mal  qu'ils  ont  pu  faire.  La  belle 
élégie  qui  fait  le  psaume  137,  où  le  psalmiste  dépeint  avec  une 
mélancolie  navrante  les  enfans  d'Israël  pleurant  la  patrie  perdue 
n'ayant  plus  de  cœur  à  chanter  leurs  hymnes  et  ayant  suspendu 
leurs  lyres  aux  saules  des  rivières,  cette  touchante  expression  du 
patriotisme  le  plus  tendre  finit  par  ce  vœu  de  vengeance  atroce  : 
«  Babylone,  dévastatrice,  salut  à  celui  qui  prendra  tes  petits  enfans 
et  les  f;acassera  contre  les  pierres  !  » 

Du  reste,  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que,  si  des  passages  comme 
ceux-là  réservent  de  pénibles  surprises  aux  lecteurs  qui  s'atten- 
daient à  trouver  dans  ces  pièces  juives  un  écho  anticipé  de  la  mo- 
rale évangélique,  c'est  à  l'adoption  du  recueil  des  psaumes  comme 
livre  usuel  de  chants  sacrés  par  l'église  chrétienne  tout  entière, 
c'est  aux  innombrables  contre-sens  consécutifs  de  cette  adoption 
qu'il  faut  s'en  prendre  avant  tout.  Les  psalmistes  chantent  ce  qu'ils 
ont  dans  l'âme,  mais  dans  l'idée  que  le  peuple  tout  entier  chante 
avec  eux.  L'individualisme  national  est  encore  plus  absolu  que  l'in- 
dividualisme personnel.  Or  l'ennemi  de  la  nation  et  celui  de  Dieu, 
c'était  tout  un.  L'oppression  de  la  race  élue  n'était  pas  seulement 
une  iniquité,  c'était  aussi  un  sacrilège.  L'excuse  de  ce  peuple,  c'est 
que,  forcé  de  comparer  sa  foi  religieuse  à  celle  de  ses  voisins  ido- 
lâtres, il  lui  était  impossible  de  ne  pas  s'enorgueillir  de  sa  supé- 
riorité. A  l'époque  surtout  de  la  composition  de  la  plupart  des 
psaumes,  ce  sentiment  devait  être  très  vif.  Il  n'en  avait  pas  tou- 
jours été  de  même.  Il  y  eut  un  temps  où  les  enfans  d'Israël  ado- 
raient leur  dieu  Jahveh  de  préférence  à  tout  autre,  parce  qu'il  était 
le  dieu  national,  le  protecteur  naturel,  le  défenseur  invincible  du 
peuple  qu'il  s'était  choisi;  mais  ce  culte  exclusif  rendu  à  un  dieu 
jaloux  n'annulait  pas  du  tout  la  croyance  à  l'existence  d'autres  di- 
vinités, puissantes  aussi  et  redoutables.  S'il  plaisait  à  ce  dieu  peu 
communicatif,  n'aimant  pas  à  se  montrer,  et  que  d'ailleurs  nul  œil 
humain  n'avait  jamais  pu  découvrir  au-dessus  du  firmament,  s'il 
lui  plaisait  qu'on  l'adorât  sans  le  représenter  sous  une  forme  visible, 
rien  n'empêchait  de  penser  que  d'autres  dieux,  autrement  dispo- 
sés, consentaient  à  animer  leurs  images,  soit  en  s'y  enfennant, 
soit  en  les  dotant  de  vertus  magiques.  L'idolâtrie  vivifie  toujours 
jusqu'à  un  certain  point,  sinon  tout  à  fait,  l'icône  ou  la  statue.  Aussi 
l'Israélite  des  anciens  temps  est-il  plus  craintif  qu'audacieux  en 
présence  des  symboles  des  cultes  étrangers.  Quand  au  contraire  il 
a  grandi  en  connaissance  du  monde,  en  raison,  en  réflexion,  en  fa- 
culté d'analyse,  quand  son  monothéisme  a  pris  claire  conscience  de 
lui-même,  quand,  ayant  vu  de  près  les  blocs  taillés  par  le  ciseau 


192  REVUE  DES  DEUX- MONDES. 

des  sculpteurs,  il  s'est  assuré  qu'il  n'y  a  là  que  de  la  pierre,  du 
métal  ou  du  bois,  conçoit-on  le  mépris  qui  s'élève  dans  son  âme  à 
la  vue  des  nigauds  qui  parlent  avec  respect  et  crainte  à  ce  qui  ne 
peut  les  entendre  ni  les  voir?  Remarquez  de  nos  jours  encore  le 
sourire  de  dédain  du  paysan  huguenot  devant  certaines  exubérances 
de  la  piété  catholique,  —  sourire  parfois  aperçu  et  qui  jadis  lui  a 
coûté  très  cher.  Chaque  nation  se  croit  aisément  la  première  du 
monde,  mais  chez  aucun  peuple  cette  illusion  n'a  été  plus  excusable 
que  chez  les  Israélites.  Quelle  conscience  de  sa  supériorité  intellec- 
tuelle et  religieuse  dans  cette  raillerie  prolongée  d'un  psalmiste  à 
l'adresse  des  idolâtres  (psaume  115)  : 

«  Leurs  dieux  sont  d'or  et  d'argent,  —  fabriqués  par  la  main  des 
hommes.  —  Ils  ont  une  bouche  et  ne  parlent  point.  —  Ils  ont  des  yeux 
et  ne  voient  point,  —  ils  ont  des  oreilles  et  n'entendent  point,  —  ils  ont 
un  nez  et  ne  sentent  point,  —  ils  ont  des  mains  et  ne  touchent  point, 
—  des  pieds,  et  ils  ne  marchent  point,  —  un  gosier,  et  ils  ne  profèrent 
aucun  son.  —  Ceux  qui  les  ont  faits  deviendront  comme  eux,  — tandis 
que  toi,  Israël,  tu  es  le  béni  de  l'Éternel.  » 

Pourtant  cette  supériorité  spirituelle  était  loin  de  trouver  sa  sanc- 
tion dans  les  faits  temporels.  C'était  à  chaque  instant  l'idolâtre,  l'im- 
bécile idolâtre,  qui  imposait  à  l'adorateur  du  Dieu  vivant  son  joug 
intolérable.  Rien  n'exaspère  l'animosité  de  l'opprimé  contre  l'op- 
presseur comme  la  conscience,  fondée  ou  non,  de  lui  être  supérieur 
par  l'esprit.  Gomme  Antiochus  connaissait  mal  son  monde  quand 
il  s'imaginait  qu'un  simulacre  de  Jupiter  olympien  imposerait  aux 
Juifs  récalcitrans  et  contribuerait  à  les  réconcilier  avec  la  civilisation 
grecque  !  C'était  au  contraire  leur  montrer  celle-ci  sous  son  jour  le 
plus  ridicule,  et  chez  un  peuple  habitué  à  prendre  fort  au  sérieux 
tout  ce  qui  concernait  la  religion,  le  Jupiter  de  Phidias  lui-même 
n'eût  obtenu  d'autre  succès  que  celui  du  scandale.  La  majorité  des 
psaumes  reflète  ce  douloureux  conflit  de  la  conscience  nationale  et 
de  la  situation  réelle.  M.  Reuss  a  montré  que  là  où  l'on  serait  tenté 
de  voir  l'expression  d'une  douleur  personnelle,  isolée,  c'est  presque 
toujours  la  plainte  du  peuple  qui  s'exhale  sous  forme  individuelle. 
Ce  serviteur  persécuté  de  l'Éternel  qui,  dans  une  foule  de  psaumes, 
se  lamente,  se  révolte,  invoque  la  vengeance  divine  contre  ses  op- 
presseurs, les  insulte  et  les  maudit,  ce  n'est  pas  un  seul  homme, 
c'est  la  personnification  du  peuple  tout  entier. 

D'autre  part,  il  faut  reconnaître  que  jamais  le  langage  humain 
n'a  mieux  exprimé  les  sentimens  religieux  intimes  de  la  soumission, 
de  la  confiance,  du  repentir,  de  l'espérance  indestructible.  Il  y  a, 
dans  ces  épanchemens  de  la  piété  juive,  des  notes  d'une  douceur 
infinie,  d'une  délicatesse  exquise.  Ce  sont  ces  inspirations  d'une  re- 


LE    PSAUTIER    JUIF.  l93 

ligiosité  ardente  et  solide  qui  en  ont  fait  la  lecture  favorite  des 
âmes  blessées.  Bien  des  cœurs  endoloris  y  ont  puisé  d'ineffables 
consolations.  Les  psaumes  ont  versé  un  baume  adoucissant  sur  une 
multitude  de  douleurs.  Les  opprimés,  les  persécutés,  les  navrés  de 
tous  les  temps  ont  pu  s'approprier  ces  plaintes  pleines  de  foi  dans 
l'éternelle  justice.  Les  consciences  timorées  y  ont  trouvé  des  accens 
de  repentir  et  des  assurances  de  pardon  qu'aucune  autre  litté- 
rature ne  pouvait  leur  fournir.  Les  côtés  faibles  de  ces  chants  d'Is- 
raël et  les  étranges  illusions  qu'on  s'est  faites,  que  beaucoup  se  font 
encore  sur  l'enseignement  doctrinal  qu'ils  renferment,  ne  sauraient 
leur  enlever  ce  mérite,  qui  seul  en  explique  la  popularité  prolongée. 
Dans  notre  siècle  de  critique  positive,  nous  avons  de  la  peine  à 
comprendre  la  facilité  avec  laquelle  des  esprits  de  premier  ordre  ont 
pu,  dans  les  siècles  passés,  méditer  avec  suite  et  avec  recueillement 
des  textes  dont  le  sens  évident  choquait  brutalement  leurs  plus 
chères  croyances.  Comment  cfoncevoir  par  exemple  qu'un  Pascal, 
un  Fénelon,  un  Bossuet,  ont  pu  faire  leurs  délices  de  la  lecture  as- 
sidue des  psaumes  sans  s'apercevoir  une  seule  fois  que,  sur  un  point 
capital  de  la  doctrine  chrétienne,  ils  étaient,  non  pas  seulement 
muets,  mais  encore  négateurs?  Nous  voulons  parler  de  la  foi  dans 
une  vie  future,  consciente  et  rémunératrice.  Le  fait  est  que  les 
psaumes  l'ignorent  absolument.  Ils  sont  écrits  à  une  époque  où  la 
foi  dans  la  vie  d'outre-tombe  était  encore  informe,  où  l'on  n'atten- 
dait après  la  mort  ni  résurrection  ni  passage  dans  un  monde  meil- 
leur. La  vieille  idée  hébraïque  du  sheôl,  c'est-à-dire  du  séjour  sou- 
terrain des  morts  plongés  dans  un  sommeil  uniforme,  égal  pour 
les  bons  et  les  méchans,  règne  en  souveraine  tout  le  long  de  la  col- 
lection. Un  motif  assez  fréquemment  allégué  à  l'appui  des  prières 
de  délivrance,  c'est  qu'une  fois  mort,  on  ne  peut  plus  chanter  les 
louanges  de  Dieu,  et  que,  si  Jahveh  laisse  consommer  la  perte  de 
ses  serviteurs,  ce  sera  de  sa  part  un  faux  calcul. 

«  Quel  profit  trouverais-tu  à  verser  mon  sang,  —  à  me  faire  des- 
cendre dans  la  fosse?  —  La  poussière  te  célébrera-t-elle  ?  —  Proclamera- 
t-elle  ta  fidélité?  (Ps.  30.)  —  Fais-tu  un  miracle  pour  les  morts?  —  Les 
ombres  ressuscitent-elles  pour  te  glorifier  ?  —  Parle-t-on  de  ta  grâce 
dans  le  sépulcre?  —  de  ta  fidélité  dans  le  séjour  des  morts?  —  Tes 
hauts  faits  sont-ils  connus  dans  les  ténèbres,  —  et  ta  justice  dans  la 
terre  de  l'oubli  ?  (Ps.  88.)  » 

On  pourrait  citer  d'autres  passages  tout  semblables.  A  chaque 
instant,  le  grand  problème  du  malheur  immérité,  du  triomphe  de 
l'iniquité,  s'impose  aux  psalmistes,  comme  à  Job,  dans  toute  sa  ri- 
gueur. Pas  une  seule  fois  n'apparaît  la  solution  qui  se  fût  présentée 

TOMK  XII.  —  1875.  13 


19A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

d'clie-niôme  au  Juif  contemporain  du  Christ  et  au  chrétien  de  tous 
les  temps.  L'espérance  consolatrice  ne  dépasse  jamais  l'horizon  ter- 
restre et  ne  concerne  que  l'avenir  de  la  nation  opprimée.  Les  psal- 
mistes  se  réjouissent  dans  la  perspective  d'une  période  de  bonheur 
et  de  gloire  qui  compensera  un  jour  les  humiliations  de  l'heure 
présente.  On  doit  même  reconnaître  que  l'utilitaMsme  étroit,  terre 
à  terre,  de  nombreux  psaumes  constitue  l'une  de  leurs  faiblesses 
au  point  de  vue  moral.  Une  critique  impartiale  dissipe  également 
l'illusion  si  longtemps  caressée  par  les  commentateurs  chrétiens 
qui  voyaient  à  chaque  ligne  des  prédictions  miraculeuses  de  la  ve- 
nue de  Jésus-Christ  et  des  événemens  de  sa  vie.  Les  labbins  juifs 
ont  eu  cent  fois  raison  de  contester  la  validité  des  argumens  que 
les  apologistes  chrétiens  déduisaient  de  passages  des  psaumes  déta- 
chés de  leur  contexte  et  traduits  avec  un  effrayant  arbitraire* 

Ce  qui  d'autre  part  a  dû  souvent  embarrasser  les  orthodoxes 
du  judaïsme,  c'est  le  spiritualisme  d'excellent  aloi  dont  certains 
psaumes  font  preuve  à  propos  du  rituel  légal.  Sur  ce  point,  il  y  a 
décidément  dans  le  recueil  des  préludes  au  Nouveau -Testament.  On 
sait  l'importance  extrême  que  le  judaïsme  postérieur  k  l'exil  attri- 
buait à  l'observation  minutieuse  des  prescriptions  légales,  et,  parmi 
les  ordonnances  attribuées  à  Moïse,  celles  qui  roulaient  sur  les  sa- 
crifices étaient  de  tout  premier  rang.  C'est  en  sacrifiant  que  l'Israé- 
lite se  mettait  en  règle  avec  la  Divinité,  qu'il  cherchait  à  la  rendre 
propice  à  ses  vœux  et  qu'il  croyait  expier  ses  fautes.  Aussi,  comme 
on  peut  s'y  attendre,  arrivait-il  souvent  que  le  coupable  faisait  bon 
marché  de  ses  transgressions  en  s'abritant  derrière  Vojms  opcra- 
tnm,  l'acte  matériel  de  l'offrande.  A  plusieurs  reprises,  les  psal- 
misies  contestent  la  valeur  religieuse  de  cette  forme  de  culte;  elle 
a  poui'  eux  quelque  chose  de  mesquin,  de  contraire  à  la  pure  notion 
des  perfections  divines.  S'imaginer  que  l'homme  puisse  avec  de  là 
chair  de  bœuf  ou  du  sang  de  bouc  changer  à  son  profit  les  inten- 
tions divines,  c'est  rabaisser  le  Tout-Puissant!  Il  y  a  du  rationa- 
lisme dans  cette  objurgation,  que  l'auteur  du  50''  psaume  met  dans 
la  bouche  de  Dieu  même  s'ad ressaut  au  peuple  juif  : 

«  Ce  nest  pas  pour  tes  sacrifices  que  je  te  reprends.  —  Tes  holo- 
caustes sont  toujours  devant  moi.  ~  Mais  je  ne  demande  point  le  tau- 
reau de  ta  maison  ni  les  boucs  de  ton  bercail,  —  car  les  animaux  de  la 
forêt  sont  à  moi,  —  et  les  milliers  de  bestiaux  qui  errent  sur  les  mon- 
tagnes. —  Je  connais  tous  les  oiseaux  des  hauteurs,  —  et  tout  ce  qui  se 
meut  aux  champs  est  à  ma  disposition.  —  Si  j'avais  faim,  ce  n'est  pas 
à  toi  que  je  le  dirais,  —  car  la  terre  est  à  moi,  et  tout  ce  qui  la  rem- 
plit, —  Est-ce  que  je  mange  la  chair  des  bœufs?  —  Est-ce  que  je  bois  le 
sang  des  boucs  ?  » 


LE   PSAUTIER   JUIF.  195 

Qu'on  ne  s'imagine  pas  toutefois  que  la  même  spiritualité  règne 
d'un  bout  à  l'autre  de  la  collection.  D'autres  chants  révèlent  des 
notions  religieuses  d'uu  matérialisme  complet.  Le  Jahveh  du 
psaume  18,  qui  vole  dans  l'espace  monté  sur  le  keroiib,  c'est-à- 
dire  sur  la  nuée  d'orage,  dont,  par  une  singulière  métamorphose, 
les  chrétiens  ont  fait  le  doux  et  angélique  chérubin,  ce  dieu  aux 
narines  fumantes,  dont  la  bouche  jette  une  braise  ardente  et  qui 
descend  du  ciel  sur  un  nuage  noir,  est-il  l'Être  universel,  infmi,  du 
beau  psaume  139,  ou  bien  une  idole  forgée  par  l'ignorance  et  la 
peur?  Rien  ne  montre  mieux  que  des  citations  de  ce  genre  la  na- 
ture progressive  de  cette  religion  d'Israël  qui  n'a  pas  échappé  plus 
que  les  autres  à  la  loi  de  l'évolution  et  ne  s'est  élevée  que  par  de- 
grés successifs  à  la  hauteur  où  le  christianisme  l'a  saisie  pour  en 
répandre  l'idée  essentielle  sur  le  monde  entier. 

Il  faut  donc,  si  l'on  ne  veut  pas  mal  placer  ses  admirations,  faire 
le  départ  des  beautés  et  des  défauts  de  cette  poésie  sacrée.  A  la  lu- 
mière de  la  critique,  le  psautier  regagne  en  coloris,  en  naturel,  en 
fraîcheur  de  vie,  ce  qu'il  a  pu  perdre  en  autorité  comme  série  de 
textes  tombés  du  ciel.  Rien  sur  la  terre  n'est  exempt  de  la  condi- 
tion fatale  de  l'imperfection;  mais  on  peut  affirmer  sans  crainte  que 
ce  qui  a  pendant  des  siècles  attiré  les  hommages  et  la  vénération 
des  hommes  a  toujours  dû  ce  privilège  à  quelque  mérite  évident  ou 
caché.  Les  psaumes  hébreux  fournissent  une  des  démonstrations  les 
plus  frappantes  de  cette  vérité.  Il  serait  trop  triste  de  penser  que 
l'esprit  humain  peut  se  nourrir  de  l'illusion  pure. 

IV. 

Nous  n'avons  pas  encore  abordé  directement  la  question  d'au- 
thenticité. Il  était  inutile  d'en  parler  avant  d'avoir  examiné  les 
psaumes  eux-mêmes;  mais  cette  étude  serait  incomplète,  si  nous  la 
laissions  de  côté. 

Dans  l'opinion  vulgaire,  il  n'y  a  pas  même  lieu  de  la  poser.  Les 
psaumes  sont  l'œuvre  du  roi  David,  telle  est  la  tradition  courante, 
remontant  très  haut,  qui  a  valu  à  ce  prince  le  nom  de  roi-prophète. 
En  effet,  s'il  était  réellement  l'auteur  des  psaumes,  comme  ils  pei- 
gnent à  chaque  instant  des  circonstances  et  des  situations  qui  lui 
sont  de  beaucoup  postérieures,  il  faudrait  lui  attribuer  un  don  de 
seconde  vue  tout  à  fait  miraculeux.  Cette  considération  suffirait  à 
beaucoup  d'esprits  de  nos  jours  pour  révoquer  en  doute  l'origine 
davidique  du  psautier,  mais  il  est  intéressant  de  savoir  comment  le 
problème  se  présente  aux  yeux  de  la  science  et  de  quel  genre  de  so- 
lution il  est  susceptible. 

Commençons  par  relever  le  fait  que  les  collecteurs  canoniques 


196  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

eux-mêmes  assignent  un  grand  nombre  de  psaumes  à  d'autres  que 
David.  Douze  sont  attribués  à  Asaph,  dix  aux  fils  de  Korach,  deux  à 
Salomon,  un  à  Moïse,  deux  ou  trois  autres  à  des  inconnus.  Soixante- 
treize  sont  désignés  comme  l'œuvre  du  roi  David,  le  reste  se  com- 
pose de  chants  sans  nom  d'auteur  et,  comme  dit  le  Talmud,  or- 
phelins. Il  est  bon  toutefois  de  noter  qu'en  vertu  de  la  tendance 
antique  à  rattacher  les  écrits  anonymes  à  des  noms  historiques, 
jointe  à  une  étonnante  promptitude  à  accepter  sans  preuve  le  pre- 
mier nom  venu,  la  version  grecque  des  Septante  a  cru  pouvoir  don- 
ner des  pères  à  un  certain  nombre  d'orphelins  en  les  assignant  à 
Jérémie,  à  Ézéchiel,  à  Esdras,  et  à  d'autres  notabilités  de  l'Ancien- 
Testament,  ce  qui  fait  qu'on  doit  se  demander  si  le  texte  hébreu 
original  ne  porte  pas  déjà  la  marque  de  ces  complaisantes  recher- 
ches de  paternité.  On  a  le  droit  de  se  poser  une  telle  question 
quand  on  le  voit  attribuer  formellement  à  Moïse,  plus  vieux  que 
David  de  cinq  siècles,  un  psaume,  le  90%  qui  ne  trahit  pas  le 
moindre  indice  d'une  si  prodigieuse  antiquité.  Quoi  qu'il  en  soit, 
il  est  certain  que,  sur  les  cent  cinquante  psaumes ,  soixante-treize 
seulement,  précédés  de  la  suscription  de  David,  émettent  la  pré- 
tention de  remonter  au  second  roi  d'Israël.  Si  pourtant  cette  pré- 
tention était  justifiée,  comme  David  serait  encore  le  plus  fécond  des 
psalmistes,  au  nom  de  l'axiome  a  potiori  fit  denominatio,  il  serait 
permis  en  parlant  du  psautier  de  dire  les  Psaumes  de  David. 

Malheureusement  les  faits  ne  se  prêtent  qu'avec  la  plus  mauvaise 
grâce  possible  à  cette  hypothèse.  Dans  l'antiquité  chrétienne,  un 
écrivain  du  v«  siècle,  Théodore  de  Mopsueste,  chez  qui  l'on  trouve 
beaucoup  d'observations  très  fines  sur  les  livres  bibliques,  avait 
déjà  fait  ressortir  le  peu  d'accord  qui  règne  si  souvent  entre  les 
suscriptions  et  le  contenu  des  psaumes.  Par  exemple,  il  est  des 
psaumes  assignés  à  David  qui  parlent  du  temple  de  Jérusalem 
comme  existant;  on  sait  pourtant  que  cet  édifice  ne  fut  construit 
qu'après  sa  mort  par  son  fils  Salomon.  D'autres  font  de  claires  al- 
lusions à  la  déportation  babylonienne  et  à  la  destruction  de  ce 
temple,  d'autres  encore  parlent  du  roi  à  la  troisième  personne  et 
ne  signifient  quelque  chose  que  dans  la  bouche  d'un  sujet  très 
soumis.  Un  psaume,  le  3A^,  enfilade  sans  aucune  valeur  poétique 
de  distiques  rangés  dans  l'ordre  des  lettres  de  l'alphabet,  doit 
avoir  été  composé  par  David  «  contrefaisant  le  fou  devant  Achis, 
roi  de  Gath.  »  A  quoi  pensiez-vous  donc,  vénérable  rabbi  qui  nous 
avez  donné  un  renseignement  pareil?  Un  autre  encore,  le  60%  est 
visiblement  inspiré  par  la  douleur  d'une  défaite,  et  pourtant,  de 
par  sa  suscription ,  il  devait  se  rapporter  à  une  guerre  très  heureuse 
dirigée  par  David  contre  des  peuples  voisins.  Si  l'on  veut  se  faire 
une  idée  de  l'arbitraire  qui  a  présidé  à  la  rédaction  de  ces  notes 


LE    PSAUTIER    JUIF.  197 

prétendues  historiques,  il  suffira  de  comparer  le  psaume  3  à  sa 
suscription,  qui  déclare  que  ce  chant  de  David  eut  pour  occasion 
déterminante  sa  fuite  précipitée  devant  son  fils  Absalon. 

Il  faut  donc  en  tout  cas  diminuer  notablement  le  nombre  des 
psaumes  davidiques;  mais,  à  un  point  de  vue  plus  général,  la  vie 
connue  de  David  serait-elle  de  nature  à  justifier  ce  portrait  idéal  d'un 
roi  profondément  religieux  qui  sait  à  la  fois  se  battre  comme  un  hé- 
ros et  gravir  les  sommets  les  plus  élevés  du  mysticisme?  Il  s'en  faut 
de  beaucoup,  et,  toutes  différences  de  temps  et  de  mœurs  gardées, 
nous  dirions  que  le  roi  David  tient  beaucoup  plus  du  genre  d'Henri  IV 
que  de  celui  de  saint  Louis.  David  sans  doute  partagea  les  croyances 
de  son  temps,  il  fut  même  dévot  envers  Jahveh,  et  les  taches  qui 
déparent  sa  vie  n'empêchent  pas  qu'il  ait  été  religieux  à  sa  ma- 
nière. De  plus  il  paraît  constant  qu'il  fut  dans  sa  jeunesse  habile  à 
chanter  en  s'accompagnant  d'un  instrument  à  cordes,  et  même 
qu'il  fut  poète  à  la  manière  du  guerrier  arabe  ou  du  chevalier- 
trouvère  de  notre  moyen  âge.  On  le  voit  quitter  très  jeune  encore 
les  pacages  paternels  et  s'introduire  auprès  du  roi  Saiil ,  dont  il 
dissipe  par  ses  chants  les  accès  d'humeur  noire;  mais  de  quelle 
nature  étaient  ces  chants?  Étaient -ce  des  psaumes?  Rien  n'est 
moins  probable.  C'étaient  bien  plutôt  des  chansons  de  geste  célé- 
brant des  actions  héroïques ,  ou  des  chants  joyeux  sans  analogie 
avec  des  hymnes  religieuses.  Bientôt,  à  la  suite  de  sa  victoire  sur 
le  géant  Goliath  et  de  plusieurs  autres  exploits,  David  devient 
l'ami  intime  de  Jonathan,  fils  du  roi,  et  il  conquiert  l'épée  à  la 
main  l'honneur  d'épouser  l'une  des  filles  de  Saiil.  Trait  caractéris- 
tique, Salil,  qui  le  haïssait  secrètement  et  qui  méditait  sa  perte, 
avait  exigé  de  lui  comme  cadeau  de  noces  qu'il  rapportât  de  son 
expédition  cent  prépuces  de  Philistins.  Il  en  rapporta  le  double  et 
devint  l'époux  de  Mical;  mais,  la  haine  du  roi  ne  cessant  de  le  pour- 
suivre, il  se  décide  à  chercher  un  refuge  chez  les  ennemis  de  sa 
nation,  chez  les  Philistins.  C'est  là  qu'il  singe  la  folie;  puis  à  la 
tête  de  ZiOO  pillards  il  se  met  à  butiner  sur  les  pays  voisins  et  de- 
vient quelque  temps  après  le  vassal  d'un  roi  philistin.  Cependant 
sa  popularité  grandit  toujours,  parce  qu'il  tombe  de  préférence  sur 
les  autres  ennemis  d'Israël  et  qu'il  en  fait  d'affreux  massacres. 
Quelques  traits  d'une  grande  noblesse,  vraiment  chevaleresques, 
achèvent  de  le  rehausser  dans  l'estime  de  ses  compatriotes,  si  bien 
qu'après  la  mort  de  Saiil  et  de  Jonathan,  vaincus  dans  une  bataille 
contre  les  Philistins,  la  tribu  de  Juda  l'appelle  au  trône.  Les  onze  au- 
tres tribus  avaient  reconnu  pour  roi  un  autre  fils  de  Saûl,  Isboseih; 
mais  la  défection  de  son  meilleur  capitaine,  Abner,  qui  passa  à  Da- 
vid, lui  fut  fatale.  Bientôt  après,  Isboseth  fut  assassiné  par  deux  de 
ses  officiers  ;  David  devint  alors  roi  de  tout  Israël.  11  est  à  remar- 


198  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quer  pour  toute  cette  période  que  les  deux  chants  élégiaques  de 
David,  très  probablement  authentiques,  sur  la  mort  de  Saûl  et  Jo- 
nathan, et  sur  celle  d'Abner,  tué  par  Joab,  ne  trahissent  aucune 
préoccupation  religieuse. 

David  roi  continue  de  guerroyer  avec  succès,  cherche  à  organiser 
solidement  le  pouvoir  royal,  et  risque  un  premier  essai  de  Gentra- 
lisation  en  fixant  à  Jérusalem,  dont  il  a  fait  sa  capitale,  la  tente  et 
l'arche  de  Jahveh,  c'est-à-dire  le  sanctuaire  national.  A  cette  occa- 
sion, David  déploya  une  véritable  ferveur,  c'est-à-dire  qu'à  la  vue 
et  aux  acclamations  du  peuple  il  se  mit,  très  court  vêtu,  à  danser 
de  toutes  ses  forces  en  avant  du  char  qui  transportait  le  coffre 
sacré.  C'est  au  point  que  la  reine,  fille  de  Saûl,  en  fut  scandalisée 
et  lui  en  lit  des  reproches.  David  trouva  ses  remontrances  fort  dé- 
placées. «  Et  Mical,  lisons-nous,  n'eut  plus  d'enfans  jusqu'à  sa 
mort.  »  Des  guerres  presque  constamment  heureuses  lui  permirent 
de  reculer  les  limites  de  son  royaume.  Sa  domination  s'étendit 
mêuie  jusqu'à  l'Euphrate.  Ces  exploits  furent  malheureusement 
ternis  par  d'épouvantables  cruautés,  par  le  rapt  odieux  de  Balhséba, 
par  la  mort  plus  odieuse  encore  de  son  mari.  Les  dernières  années 
de  sou  règne  furent  troublées  par  les  désordres  de  ses  fils,  dont 
l'un  déshonora  l'une  de  ses  sœurs,  dont  l'autre,  non  content  d'avoir 
levé  l'étendard  de  la  révolte,  prit  possession  du  harem  paternel 
eoram  populo.  Cependant  David,  quelque  temps  forcé  de  fuir  loin 
de  Jérusalem,  revint  avec  ses  vieilles  troupes,  qui  eurent  aisément 
raison  de  l'usurpateur.  Puis  les  discordes  intestines  recomusencè- 
rent  avec  la  rivalité  d'Adonija,  héritier  du  trône  dans  l'ordre  régu- 
lier de  la  succession,  et  de  Sulomon  appuyé  par  sa  mère  Bathséba, 
qui  l'emporta.  La  famine  et  la  peste  désolèrent  le  pays  d'Israël. 
Pour  conjurer  la  famine,  David  livra  aux  gens  de  Gabaon,  qui  avaient 
à  venger  un  ancien  parjure  de  Saûl,  sept  descendans  de  son  prédé- 
cesseur, et  les  autorisa  à  mettre  en  croix  les  sept  malheureux  a  de- 
vant l'Éternel.  »  C'était  bel  et  bien  consentir  à  un  sacrifice  humain. 
Quant  à  la  peste,  elle  fut  arrêtée  par  l'érection  d'un  autel  à  Jahveh 
et  par  des  immolations  de  bœufs.  Enfin  David  mourut ,  laissant  à 
son  fils  Salomon,  entre  autres  instructions  plus  sages,  celle  de  faire 
mourir  son  vieux  général  Joab,  à  qui  il  devait  tant,  et  un  certain 
Simhi,  fils  de  Guéra,  son  insulteur  lors  de  la  révolte  d'Absalon,  mais 
à  qui  à  son  retour  il  avait  promis  la  vie  sauve.  Ce  dernier  trait  jette 
un  jour  moins  qu'édifiant  sur  ses  sentimens  secrets,  et  démontre 
qu'en  vieillissant  il  était  devenu  rancuneux  et  perfide. 

Cette  vue  d'ensemble  d'une  vie  si  agitée  donne-t-elle  quelque 
vraisemblance  à  l'opinion  d'après  laquelle  David  aurait  composé  un 
grand  nombre  de  psaumes  que  nous  connaissons  et  en  quelque 
sorte  créé  ce  genre  de  poésie  religieuse?  Il  nous  paraît  qu'elle  tend 


LE    PSAUTIER   JUIF.  199 

à  une  fin  toute  contraire.  David  reste  toujours  an  grand  homme,  un 
intrépide  guerrier  et  l'un  des  rares  politiques  qui  aient  occupé  le 
trône  d'Israël;  mais  ce  n'est  pas  un  héros  de  religion.  Son  fougueux 
caractère,  mélange  paradoxal  de  noblesse  et  de  trivialité,  d'indul- 
t^ence  et  de  cruauté,  d'empire  sur  soi-même  et  de  sensualité  pas- 
sionnée, de  poésie  et  de  vulgarité,  ne  cadre  nullement  avec  la  dis- 
position morale  qui  a  dicté  la  composition  de  la  plupart  des  psaumes. 
La  poésie  qui  se  dégage  de  son  histoire,  légendaire  ou  non,  est  du 
genre  héroïque  et  non  du  genre  mystique.  îl  n'y  a  pas  même  con- 
cordance d'idées.  Les  psaumes  sont  composés  au  point  de  vue  d'un 
monothéisme  rigide,  déjà  très  purifié,  et  qui  ne  s'accorde  guère 
avec  ce  que  nous  savons  des  croyances  et  des  tolérances  de  David. 
Nous  lisons  par  exemple  qu'il  y  avait  dans  sa  demeure  des  idoles 
domestiques,  des  espèces  de  pénates ,  et  le  hardi  danseur  devant 
l'Éternel,  celui  qui  croyait  détourner  le  fléau  de  la  peste  en  multi- 
pliant les  hécatombes  et  conjurer  la  famine  en  faisant  crucifier  sept 
innocens,  peut-il  avoir  chanté,  comme  l'ont  fait  les  psalmistes, 
l'unité  absolue  de  l'Être  divin,  l'absurdité  des  images  taillées  et 
l'inutilité  des  sacrifices?  Plus  encore,  dans  une  des  plus  vives  re- 
montrances du  prophète  Anios,  plus  jeune  de  deux  siècles  que  Da- 
vid, nous  distinguons  un  passage  qui  atteste  cgi'au  temps  du  pro- 
phète, si  David  était  connu  et  goûté  comme  poète,  ce  n'était  pas 
encore  comme  poète  religieux.  Le  poète  s'en  prend  surtout  aux 
fiches  voluptueux,  qu'il  accuse  d'irriter  l'Éternel  par  leur  luxe  et 
leur  mollesse.  «  Vous,  dit-il,  qui  pincez  de  la  harpe,  —  vous  qui 
mventez  des  chants  de  David,  —  qui  buvez  le  vin  à  pleines  coupes, 
—  et  qui  vous  parfumez  des  parfums  les  plus  exquis,  etc.  d  N'est- 
il  pas  évident  que  dans  une  pareille  liaison  les  chants  ou  les  airs  de 
David  font  partie  de  ces  divertissemens  dont  l'austère  prophète  se 
scandalise,  et  que  jamais  il  n'eût  parlé  de  la  sorte,  si  a  des  chants 
de  David  »  eussent  de  son  temps  signifié  «  des  psaumes?  » 

Comment  donc  s'est  formée  une  ti  adition  aussi  constante  et  au.ssi 
ancienne?  Elle  doit  sa  naissance  au  même  cours  d'idées  qui  a  trans- 
figuré la  personne  de  David  dans  les  souvenirs  de  son  peuple.  Son 
rè"-ne,  malgré  ses  taches,  fut  le  plus  glorieux  de  l'histoire  nationale. 
Ce  fut  surtout  après  sa  mort  et  celle  de  Salomon,  qui  moissonna  ce 
que  David  avait  semé,  ce  fut  lorsqu'on  dut  faire  à  chaque  instant 
la  pénible  comparaison  de  l'état  mesquin,  humiliant  ou  niême  into- 
lérable du  peuple  de  Dieu  et  de  sa  brillante  situation  sous  le  sceptre 
du  fils  d'ïsaï  qu'il  devint  le  héros  populaire,  le  roi  bien- aimé,  en  un 
mot  un  idéal  national.  Mais  vint  l'époque  où  religion  et  nation  ne 
représentèrent  plus  pour  le  peuple  juif  qu'un  seul  et  même  intérêt, 
où  ce  qui  était  national  devint  par  cela  môme  religieux.  C'est  ainsi 


•200  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

que  David  passa  à  la  dignité  de  roi  «  selon  le  cœur  de  Dieu,  »  de 
prototype  du  Messie,  et  qu'on  trouva  tout  naturel  d'attribuer  à  son 
inspiration  poétique  des  chants  qui  charmaient  le  peuple  fidèle  par 
la  correction,  non  moins  que  par  l'énergie  du  sentiment  religieux. 
David  n'avait-il  pas  été  poète  et  chanteur?  Donc  il  avait  fait  des 
psaumes,  les  plus  beaux  psaumes,  et  l'image  que  l'on  voit  si  sou- 
vent en  tête  des  vieilles  Bibles  représentant  le  roi-prophète  couvert 
du  manteau  royal,  la  couronne  en  tête  et  s' accompagnant  de  la 
harpe,  se  peignit  dans  l'imagination  du  peuple  juif  et  des  premiers 
chrétiens  bien  longtemps  avant  d'être  gravée  sur  bois. 

Sans  doute  il  reste  toujours  possible  que  David,  qui  s'occupa  du 
culte  et  qui  remplit  lui-même  sans  scrupule  des  fonctions  sacerdo- 
tales, a  composé  aussi  des  hymnes  religieuses,  il  se  peut  même  que 
quelques  débris  de  ces  vieilles  poésies  aient  été  incorporés  dans 
des  œuvres  d'un  âge  beaucoup  plus  récent;  maïs  il  faut  renoncer 
à  l'espoir  de  les  retrouver  dans  les  textes  que  nous  possédons. 
Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'à  la  lumière  d'une  critique  purement 
historique  la  grande  majorité  des  psaumes  ne  trouve  sa  place  natu- 
relle que  dans  la  période  qui  suit  le  retour  de  la  captivité  de  Baby- 
lone  et  qui  s'étend  jusqu'à  la  renaissance  nationale  dont  l'héroïque 
famille  des  Macchabées  prit  la  direction.  Plusieurs  même  portent 
clairement  la  marque  de  ce  grand  événement,  qui  s'accomplit  dans 
le  second  siècle  avant  Jésus -Christ.  Longtemps  une  telle  asser- 
tion a  paru  d'une  excessive  audace.  Elle  dérangeait  toute  sorte 
de  systèmes  élaborés  subtilement  par  de  respectables  hébraïsans 
qui  tenaient  à  faire  la  moindre  brèche  possible  à  la  tradition. 
M.  Reuss,  avec  beaucoup  de  netteté,  a  montré  que  l'horizon  poli- 
tique et  religieux  de  la  plupart  des  psaumes,  que  leur  manière  de 
comprendre  le  présent  et  l'avenir  du  peuple  invité  à  les  chanter, 
que  l'opposition  si  fréquente  des  pauvres  ou  des  humbles  d'une 
part,  des  médians  ou  des  pécheurs  de  l'autre,  c'est-à-dire  au  fond 
du  peuple  juif  et  des  païens,  que  la  manière  dont  il  est  parlé  de 
la  loi  comme  d'un  code  écrit  qu'il  faut  méditer  sans  cesse,  que  tout 
cela  nous  fait  penser  à  un  temps  fort  différent  de  celui  de  David  et 
même  de  la  période  intermédiaire  entre  son  règne  et  la  captivité. 

Prenons  par  exemple  le  psaume  7li,  un  des  plus  importans  de  la 
collection  au  point  de  vue  historique.  La  situation  qu'il  dépeint  est 
désespérée.  L'ennemi  païen  n'est  pas  seulement  maître  et  tyran  du 
pays  saint,  il  a  déclaré  la  guerre  à  la  religion  nationale. 

«  L'ennemi  a  tout  dévasté  dans  le  sanctuaire.  —  Tes  adversaires  hur- 
lent dans  l'enceinte  de  tes  parvis,  —  Pour  symboles,  ils  y  ont  mis  les 
leurs.  —  On  peut  les  voir  pareils  au  bûcheron  —  qui  brandit  la  hache 


LE    HSAUTIEK    JUIF.  201 

dans  un  fourré  du  bois.  —  Ainsi  à  l'envi  ils  en  brisent  les  sculptures 

—  à  coups  de  marteau  et  de  cognée. 

«  Ils  ont  mis  le  feu  à  ton  saint  lieu,  —  ils  ont  abattu  et  profané  la 
demeure  de  ton  nom.  —  Ils  disent  dans  leur  cœur  :  Écrasons-les  tous  ! 

—  Ils  ont  brûlé  tous  les  lieux  de  culte  (les  synagogues)  dans  le  pays.  — 
Nos  emblèmes,  nous  ne  les  voyons  plus.  —  Il  n'y  a  plus  parmi  nous  de 
prophète,  —  et  nul  d'entre  nous  ne  sait  jusques  à  quand...  » 

Évidemment  il  s'agit  ici  d'une  dévastation  du  sanctuaire  de  Jéru- 
salem. Or  il  n'y  a  que  deux  événemens  de  ce  genre  qu'on  puisse 
rapprocher  d'une  telle  peinture,  la  destruction  du  temple  par  Nebou- 
cadneçar  et  la  profanation  de  ce  temple  sous  Antiochus  Épiphane; 
mais  le  premier  rapprochement  est  impossible.  Neboucadneçar  brûla 
le  temple  et  le  rasa,  tandis  que  cette  fois  il  a  été  dévasté,  en  partie 
incendié,  mais  il  est  resté  debout,  et  la  preuve,  c'est  qu'on  y  a  in- 
troduit les  symboles  d'un  culte  étranger.  Il  faut  de  plus  remarquer 
cette  plainte  dont  ceux  qui  connaissent  de  près  l'histoire  d'Israël 
ne  sauraient  exagérer  l'amertume:  u  il  n'y  a  plus  parmi  nous  de 
prophète!  »  Ce  n'est  pas  au  temps  de  Jérémie  et  d'Ézéchiel  qu'on 
pouvait  se  plaindre  de  la  sorte.  Enfin  les  ennemis  du  peuple  et  de 
Dieu  ont  brûlé  les  synagogues,  ce  qui  nous  reporte  une  fois  de  plus 
à  la  période  qui  suivit  le  retour  de  l'exil.  En  efiét  ce  fut  seulement 
depuis  lors  qu'il  put  être  question  des  synagogues  en  pays  juif.  C'est 
donc  vers  l'an  168  avant  notre  ère,  lorsque  Antiochus,  décidé  à 
extirper  une  religion  qu'il  regardait  à  juste  titre  comme  le  princi- 
pal obstacle  à  son  plan  d'hellénisation  du  peuple  juif,  mit  à  sac  la 
ville  et  le  peuple  et  superposa  un  autel  de  Jupiter  à  celui  de  Jah- 
veh,  que  cette  lamentation  fut  composée.  Nous  avons  par  consé- 
quent par  devers  nous  la  preuve  de  fait  que  le  psautier  ne  fut  clos 
qu'après  cette  époque,  et  que  nous  pouvons  nous  attendre  à  y  ren- 
contrer des  chants  inspirés  par  les  souffrances  et  les  triomphes  ines- 
pérés de  la  période  macchabéenne. 

Bien  loin  d'avoir  pour  auteur  le  roi  David,  le  psautier  toucherait 
donc  d'assez  près,  par  le  moment  de  sa  clôture  définitive,  à  l'ère 
chrétienne,  ce  qui  rendrait  moins  étonnantes  les  affinités  entre  cer- 
tains psaumes  et  les  doctrines  évangéliques.  De  là  on  peut  remonter  le 
cours  des  siècles.  On  trouvera  des  psaumes  qui  se  rapprochent  des 
temps  de  la  captivité,  quelques-uns  qui  peuvent  en  être  contempo- 
rains, bien  peu  que  l'on  doive  reporter  au-delà.  Du  moins  les  motifs 
péremptoires  manquent.  Parmi  les  psaumes  les  plus  anciens,  il  faut 
ranger  probablement  le  8«  et  le  18%  que  nous  avons  reproduits, 
ainsi  que  le  29%  dont  les  accens  rudes,  presque  sauvages,  ont  quel- 
que chose  de  primitif. 


202  URVUE  nKS  deux  mondes. 

C'est  probablement  à  cause  de  cette  analogie  de  situation,  con- 
fusément sentie  même  à  travers  la  lourde  enveloppe  clés  traductions, 
qae  les  psaumes  n'ont  jamais,  été  plus  populaires  qu'au  sein  des 
sociétés  militantes  et  persécutées,  comme  l'était  le  peuple  juif  sous 
les  Séleucides.  La  réforme  leur  fit  à  peu  près  partout  une  seconde 
jeunesse.  Le  fameux  cantique  de  Luther  :  Ein  [este  Biirg  ist  unser 
Gott,  est  l'écho  d'un  psaume.  Les  réformés  en  Suisse,  en  France, 
en  Ecosse,  dans  les  Pays-Bas,  puisèrent  dans  le  psautier  leurs 
chants  favoris  de  consolation  et  de  guerre.  Nos  huguenots  surtout 
en  firent  l'usage  le  plus  fréquent.  On  sait  qu'ils  avaient  à  leur  dis- 
position la  traduction  versifiée  de  Clément  Marot  et  des  mélodies, 
trop  négligées  aujourd'hui,  fort  admirées  pourtant  par  les  rares 
amateurs  d'une  musique  religieuse  grave  et  austère.  Qu'on  me  per- 
mette à  ce  propos  de  rappeler  un  trait  de  notre  histoire  nationale, 
fort  peu  connu  et  tout  à  l'honneur  des  psaumes.  C'était  en  1 589,  à 
Arques,  près  de  Dieppe,  dans  la  Haute-Normandie.  Celui  qui  repré- 
sentait alors  la  France  moderne,  la  France  du  libre  esprit  et  de 
l'avenir,  Henri  IV,  se  voyait  à  la  veille  de  devoir  renoncer  à  la 
lutte.  Contraint  de  lever  le  siège  de  Paris,  il  s'était  retiré  près  de 
la  mer  avec  sa  petite  arm.ée  pour,  en  cas  de  dernière  défaite,  pou- 
voir se  réfugier  en  Angleterre.  L'armée  de  la  ligue,  plus  forte  que 
la  sienne,  se  flattait  de  frapper  à  Arques  un  coup  décisif.  C'était  là 
un  de  ces  instans  éminemment  tragiques,  où  les  destinées  d'une 
nation,  cette  nation  firt-elle  la  France,  ne  semblent  plus  tenir  qu'à 
un  fd.  Le  Béarnais  vaincu,  c'était  le  triomphe  incontesté  de  la 
ligue,  la  suprématie  de  l'Espagne,  l'ultramontanisme  tout-puissant, 
et  la  France  descendant  à  son  tour  dans  Vùi-pace  où  se  sont  ense- 
velis tant  de  vaillans  peuples  ômasculés  par  ce  terrible  système. 
Henri  IV  avait  bien  posté  sa  faible  armée  sur  des  hauteurs  domi- 
nées par  un  vieux  château-fort  du  temps  de  Guillaume  le  Conqué- 
rant, et  dont  les  ruines  imposantes  existent  encore.  Les  protestans 
de  Dieppe  et  des  environs  l'avaient  renforcée  de  leur  mieux,  mais 
ce  n'était  guère,  deux  fortes  compagnies  au  plus.  L'armée  de 
Mayenne  avait  attaqué,  et,  malgré  la  bravoure  déployée  par  les  sol- 
dats du  roi,  elle  avançait,  les  écrasant  sous  le  poids  de  sa  supé- 
riorité numérique.  Déjà  le  désordre  se  jetait  dans  les  rangs  de 
l'armée  royale,  une  compagnie  de  lansquenets  faisait  défection  et 
passait  à  l'enneiiii,  la  bataille  semblait  perdue,  lorsque  Henri  s'é- 
lança vers  deux  sombres  groupes  immobiles  sur  les  hauteurs,  qui 
jusqu'alors  n'avaient  pas  donné  et  qu'on  avait  placés  à  l'ai'rière- 
garde,  peut-être  avec  quelque  défiance  de  leur  solidité  militaire; 
mais  il  n'y  avait  plus  à  balancer.  «  Allons!  monsieur  le  ministre, 
cria  le  roi  au  pasteur  Damour,  qui  avait  accompagné  ses  parois- 


LE    PSAUTIER   JUIF.  203 

siens,  entonnez  le  psaume,  il  est  grand  temps!  »  Aussitôt  on  vit  les 
deux  masses  noires  s'ébranler,  marcher  à  l'ennemi  piques  baissées, 
et  par-dessus  les  bruits  de  la  bataille  s'éleva  une  mélodie  cadencée 
qui  leur  servait  à  marquer  le  pas.  C'était  le  chant  de  guerre  hugue- 
not, le  psaume  68  : 

Que  Dieu  se  montre  seulement,  , 

Et  l'on  verra  dans  un  moment 

Abandonner  la  place. 
Le  camp  des  ennemis  cpars, 
Epouvante,  de  toutes  parts, 

Fuira  devant  sa  face. 
On  verra  tout  ce  camp  s'enfuir 
Comme  l'on  voit  s'é\'anouir 

Une  épaisse  fumée. 
Comme  la  cire  fond  au  feu. 
Ainsi  des  méchans  devant  Dieu 

La  force  est  consumée^ 

Les  deux  compagnies  sombres,  tout  en  chantant  et  en  perdant  à 
chaque  pas  quelques-uns  des  leurs,  s'enfoncèrent  comme  deux  coins 
de  fer  dans  les  rangs  des  ligueurs,  et  leur  trouée  permit  à  l'armée 
royale  de  reprendre  l'offensive.  Au  même  instant,  le  brouillard,  qui 
toute  la  matinée  avait  empêché  l'artillerie  du  vieux  château  de  di- 
riger son  feu  sur  les  troupes  de  Mayenne,  se  dissipa,  et  bientôt  le 
chant  du  psaume  fut  souligné  par  les  détonations  régulières  des 
canons  du  roi.  A  partir  de  ce  moment,  la  débandade  des  ligueurs 
fut  complète,  ils  furent  poursuivis  l'épée  dans  les  reins,  Henri  IV 
fut  sauvé  et,  nous  pouvons  bien  le  dire,  la  France  avec  lui.  C'est 
une  chose  étrange,  il  faut  l'avouer,  que  de  voir  ce  cantique  juif, 
d'un  auteur  inconnu,  probablement  du  temps  des  Séleucides,  con- 
tribuer ainsi  pour  sa  bonne  part  à  faire  la  France  moderne.  Et, 
puisque  nous  sommes  sur  le  terrain  biblique,  nous  ne  pouvons 
mieux  terminer  qu'en  rappelant  cette  parole  d'un  autre  livre  sacré  : 
(t  L'esprit  souille  où  il  veut,  et  nul  ne  sait  d'où  il  vient  ni  où  il  va.  » 

Albert  PȎville. 


UNE 


EXPÉDITION  AU  MONT-BLANC 


Le  récit  d'une  ascension  au  Mont-Blanc  paraîtrait  presque  banal 
aujourd'hui,  si  au  charme  très  vif  assurément,  mais  tout  person- 
nel, qui  peut  attirer  le  touriste,  ne  s'étaient  pas  ajoutés  des  motifs 
d'un  intérêt  plus  général.  Jusqu'ici  le  noble  exemple  donné  par  de 
Saussure  a  rencontré  fort  peu  d'imitateurs,  et  les  recherches  scien- 
tifiques auxquelles  semble  inviter  un  observatoire  sans  rival  sont 
encore  assez  rares  pour  qu'il  ne  soit  pas  inutile  peut-être  de  ra- 
conter une  expédition  entreprise  en  vue  de  déterminer  quelques- 
uns  des  élémens  les  plus  importans  de  la  physique  du  globe,  et  en 
particulier  l'intensité  de  la  radiation  solaire. 

La  chaleur  que  le  soleil  envoie  vers  la  terre  ne  nous  arrive  pas  en 
totalité  :  l'atmosphère  en  absorbe  une  portion  notable  malgré  l'ap- 
parente transparence  des  couches  gazeuses  qui  nous  environnent. 
Tout  inévitable  qu'est  cette  action  perturbatrice,  on  peut,  en  s'éle- 
vant  à  une  hauteur  suffisante,  l'atténuer  singulièrement,  et,  ce  qui 
est  essentiel,  l'atténuer  dans  un  rapport  connu.  La  comparaison  des 
mesures  faites  à  la  base  et  au  sommet  de  la  même  montagne  per- 
mettra ainsi  de  calculer  le  nombre  que  l'on  trouverait  à  la  limite  de 
l'atmosphère,  et  le  résultat  sera  d'autant  plus  exact  que  l'influence 
à  déterminer  présentera  aux  deux  niveaux  des  valeurs  plus  diffé- 
rentes, c'est-à-dire,  en  d'autres  termes,  que  la  distance  verticale 
des  deux  stations  sera  plus  considérable.  Quel  sommet  conviendra 
mieux  dès  lors  que  le  Mont-Blanc,  la  plus  haute  cime  de  l'Europe, 
jusqu'à  laquelle  cependant  il  n'est  pas  impossible  de  transporter 
quelques  instrumens  de  physique? 


UNE    EXPÉDITION    AU    MONT-BLANC.  205 


I. 


Nous  étions  arrivés  à  Chamonix  le  12  août  ;  mais  il  fallut  renoncer 
à  partir  aussitôt,  les  observations  que  j'avais  en  vue  exigeant  des 
conditions  atmosphériques  toutes  spéciales.  Ces  journées  d'attente 
ne  furent  pas  perdues  :  nous  les  employâmes  en  courses  nécessaires 
au  choix  de  la  station  inférieure,  où  M.  Margottet  avait  bien  voulu 
se  charger  de  mesurer  la  radiation  solaire  en  même  temps  que  je 
la  déterminerais  au  sommet.  Nous  eûmes  soin  aussi  de  répéter  dé- 
finitivement les  expériences  afin  de  les  rendre  parfaitement  compa- 
rables. Le  samedi  1/i  août  au  soir,  le  ciel  n'était  pas  encore  com- 
plètement débarrassé  de  nuages;  mais  la  marche  du  baromètre, 
lentement  ascendante  depuis  plusieurs  jours,  nous  donnait  con- 
fiance; je  fixai  donc  le  départ  au  lendemain  matin. 

A  l'heure  convenue,  nous  nous  mettons  en  route,  M.  Jarrige,  M.  Ri- 
gollot  et  moi,  avec  quatre  guides  et  trois  porteurs.  Simond  Joseph,  de 
l'Argentière,  est  notre  guide-chef,  guide  excellent,  d'un  pied  sûr,  d'un 
courage  et  d'un  sang-froid  éprouvés.  L'ascension  se  fait  habituelle- 
ment en  deux  jours  :  on  s'arrête  aux  Grands -Mulets.  Trois  heures 
suffisent  pour  atteindre  de  Chamonix  le  chalet  de  Pierre -Pointue 
(2,050  mètres),  auquel  conduit  un  bon  chemin  de  mulets  grimpant 
sous  bois  à  droite  du  glacier  des  Bossons.  Après  avoir  déjeuné  au 
chalet,  nous  abordons  la  moraine,  gigantesque  rempart  que  le  gla- 
cier a  élevé  lui-même  comme  pour  protéger  son  flanc.  En  une 
heure,  nous  gagnons  Pierre -l'Échelle  (ainsi  nommée  de  l'échelle 
que  les  guides  y  prenaient  autrefois  afin  d'aider  à  franchir  les  cre- 
vasses). A  partir  de  ce  point,  on  s'engage  sur  la  glace,  que  l'on  ne 
doit  plus  quitter  désormais,  si  ce  n'est  un  instant,  au  refuge  des 
Grands-Mulets. 

La  traversée  du  glacier  des  Bossons  prend  environ  deux  heures  ; 
mais  les  heures  passent  comme  des  minutes,  tant  le  spectacle  qui 
se  déroule  aux  regards  offre  de  grandeur  et  de  variété.  Ces  mer- 
veilles de  la  nature  produisent  toujours  sur  l'âme  une  vive  im- 
pression. Les  données  de  la  science  sont  loin  de  refroidir  en  nous  le 
sentiment  poétique;  au  contraire  l'émotion  devient  d'autant  plus 
profonde  que  l'instinct  n'est  plus  seul  éveillé.  Si  habitué  que  l'on  soit 
au  spectacle  des  montagnes,  on  reste  saisi  d'admiration  en  contem- 
plant les  séi^acs  (1),  les  tours,  les  aiguilles  de  glace  aux  formes  va- 
riées, parfois  aux  dimensions  colossales,  et  les  crevasses  énormes 

(1)  On  appelle  ainsi  d'énormes  blocs  de  glace  dont  la  forme  prismatique  ressemble 
à  celle  d'un  fromage  du  pays  nommé  sérac. 


•20(5  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dont  l'œil  ne  peut  mesurer  la  profondeur.  Le  glacier  des  Bossons  et 
le  glacier  de  Taconnay  se  réunissent  par  leur  partie  supérieure  : 
c'est  là  surtout  que  le  fleuve  de  glace  qui  descend  des  pentes  du 
Mont-Blanc,  oblige  de  se  partat^er  en  deux  branches  distinctes,  offre 
le  plus  étonnant  désordre  de  crevasses  se  croisant  en  tout  sens.  Là 
commencent  aussi  les  difficultés  de  la  route,  sans  toutefois  que  le 
touriste  exercé  ait  à  craindre  des  dangers  sérieux.  Le  glacier  des 
Bossons  franchi,  nous  sommes  aux  Grands-Mulets  (3,050  mètres), 
véritables  îlots  rocheux  faisant  saillie  sur  cette  mer  de  glace.  Il  était 
quatre  heures  do  l'aprés-midi.  On  pouvait  donc  tenter  d'obtenir 
quelque  mesure  utile  de  la  radiation  solaire;  mais  à  peine  les  in- 
strumens  étaient-ils  installés  sur  la  neige  que  des  nuages  vinrent 
voiler  le  soleil,  avant  qu'il  eût  été  possible  de  recueillir  une  seule 
observation.  Ce  contre-temps  n'a  pas  grande  importance  :  nous  en 
serons  quittes  pour  reprendre  les  expériences  au  moment  de  la 
descente. 

Le  refuge  élevé  sur  le  premier  des  rochers  nous  ofl'rit  un  asile 
que  nous  trouvions  presque  confortable  en  pensant  aux  hommes  cou- 
rageux qui  les  premiers  escaladèrent  le  Mont-Blanc,  Jacques  Balmat, 
le  docteur  Paccard  et  l'illustre  De  Saussure.  De  l'étroite  terrasse  qui 
longe  la  cabane  nous  assistâmes  alors  à  un  spectacle  d'une  impo- 
sante magnilicence.  Le  coucher  du  soleil  dans  les  montagnes  est 
toujours  un  phénomène  grandiose.  Aux  Grands-Mulets,  sur  cette 
pointe  rocheuse  perdue  parmi  les  neiges,  l'effet  devient  saisissant. 
L'œil  suit  les  dégradations  successives  de  la  lumière  sur  chacun 
des  pics  qui  se  dressent  devant  lui,  jusqu'à  ce  qu'ils  s'éteignent 
dans  la  nuit  qui  les  gagne  tous  l'un  après  l'autre;  l'ombre  monte  le 
long  du  géant  des  Alpes,  le  sommet  du  Mont-Blanc  pâlit  à  son  tour; 
la  neige,  tout  à  l'heure  encore  dorée  des  feux  du  soleil,  revêt  une 
teinte  livide,  cadavéreuse  :  la  mort  a  remplacé  la  vie.  Mais  bientôt 
une  paisible  clarté  ranime  ces  masses  lugubres,  et  la  montagne  res- 
suscite sereine  à  la  douce  lumière  des  étoiles. 

Après  quelques  instans  de  repos,  nous  nous  levons  à  minuit;  à 
une  heure,  nous  partons.  La  nuit  est  claire,  et,  bien  que  la  lune  ne 
brille  pas  encore,  nous  abandonnons  bientôt  les  lanternes  qui  ser- 
vaient à  guider  notre  marche.  C'est  un  spectacle  étrange  que  celui 
d'hommes  s' avançant  ainsi  dans  l'ombre  à  travers  les  neiges,  liés 
les  uns  aux  autres  par  la  corde  qui  constitue  leur  unique  sauve- 
garde, tout  en  établissant  entre  eux  une  terrible  solidarité.  Au  loin 
apparaissent,  comme  des  feux  follets  glissant  sur  la  neige,  les  lan- 
ternes de  deux  caravanes  parties  avant  nous  des  Grands-Mulets, 
l'une  à  minuit,  l'autre  à  minuit  et  demi.  Le  silence  profond  de  ces 
régions  éternellement  glacées  n'est  troublé  que  par  le  bruit  des 


UNE   EXPÉDITION   AU   MONT-BLANC.  207 

avalanches  qui  de  temps  en  temps  se  précipitent  avec  fracas  des 
Monts-Maudits  et  vont  s'abîmer  derrière  les  Grands-Mulels,  sans 
lesquels  la  première  partie  de  la  route  serait  singulièrement  dange- 
reuse. La  pente  est  raide,  mais  la  neige  était  bonne,  et  nous  avan- 
cions d'un  pas  rapide.  Nous  traversons  le  Petit-Plateau  (3,690  mè- 
tres), étroit  couloir  qu'une  énorme  avalanche  tombée,  du  Dôme  du 
Goûter  avait  balayé  peu  de  jours  auparavant.  Malheur  à  la  caravane 
qui  se  fût  trouvée  alors  au  point  où  nous  sommes!  Encore  une  nion- 
tée  assez  rude;  les  guides  taillent  continuellement  des  pas  dans 
la  neige.  Voici  enfin  le  Grand-Plateau  (3,930  mètres)  :  nous  avons 
marché  trois  heures  sans  reprendre  haleine.  Il  est  à  peu  près  impos- 
sible de  faire  autrement  sans  s'exposer  à  être  enseveli  sous  une 
avalanche;  d'ailleurs  en  s'arrêtant  on  risquerait  d'avoir  les  pieds 
gelés.  Mais  la  plus,  légère  indisposition  rend  une  pareil  trajet  singu- 
lièrement pcnibh'.  Bien  qu'habitué  aux  excursions  de  montagnes, 
M.  Jarrige  en  fit  la  désagréable  épreuve,  et,  lorsqu'après  une  mi- 
nute de  repos  seulement  nous  nous  remîmes  en  marche,  il  dut,  en 
proie  à  de  cruels  vomissemens,  redescendre  avec  un  guide,  Charlet 
Pierre,  dont  le  dévoûment  m'était  connu. 

Le  Grand-Plateau,  qui  serait  beaucoup  mieux  appelé  le  Grand- 
Vallon,  est  un  large  vallon  dominé  adroite  par  IcDôme-du-Goûter, 
à  gauche  par  les  Monts- Maudits,  en  l'ace  par  les  pentes  escarpées 
qui  descendent  au  nord  de  la  cime  du  Mont-Dlanc.  On  peut,  du 
Grand-Plateau,  se  rendre  au  sommet  par  différentes  routes.  Nous 
prenons  celle  que  l'on  choisit  d'ordinaire  maintenant,  et  qui  est 
incontestablement  préférable  toutes  les  fois  que  le  temps  est  fran- 
chement beau.  Elle  met  en  effet  à  l'abri  dus  avalanches  dans  la 
derniôre  partie  de  l'ascension;  mais  elle  serait  impraticable,  si  le 
vent  souillait  avec  quelque  violence.  Nous  gravissons  donc  à 
droite  vers  le  Dôme-du-Goùter  par  un  chemin  rapide,  en  suivant 
un  large  couloir  dans  lequel  ne  se  faisait  pas  sentir  la  moindre 
brise.  Ce  fut,  de  toute  la  montée,  le  point  où  j'éprouvai  le  plus 
de  gêne  dans  la  respiration.  Encore  ce  trouble  fut-il  si  léger  que  je 
ne  l'aurais  sans  doute  pas  remarqué ,  si  mon  attention  n'eût  été 
éveillée  à  ce  sujet  par  tout  ce  que  j'avais  lu  et  entendu  dire  du  mal 
des  montagnes;  l'inclinaison  assez  forte  de  la  pente  et  l'absence 
complète  de  tout  courant  d'air  me  paraissent  ici  l'expliquer  suffi- 
samment. 

Le  soleil  S3  levait  quand  nous  atteignîmes  le  Dome-du-Goûter. 
Nous  eûmes  alors  le  bonheur  de  contempler  un  des  plus  beaux  et 
des  plus  rares  phénomènes  dont  on  puisse  être  témoin  dans  ces 
hautes  régions.  Sur  l'atmosphère,  à  l'opposé  du  soleil,  se  projetait 
l'ombre  gigantesque  du  Mont-Blanc,  assez  diaphane  pour  laisser 


208  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

apercevoir  derrière  elle  les  montagnes  de  la  Tarentaise;  elle  était  sur- 
montée d'une  sorte  de  gloire  à  rayons  violets,  dont  l'un,  aux  dimen- 
sions colossales,  s'inclinait  en  forme  de  panache  du  côté  de  l'Italie. 
La  même  apparition  fut  observée  en  ISA/i,  le  soir,  par  MM.  Bravais, 
Martins  et  Lepileur,  et  en  1869,  le  matin,  par  M.  Lortet,  à  peu  près 
au  point  où  nous  nous  trouvions.  Tout  d'abord,  quand  je  l'aperçus, 
vers  cinq  heures  et  demie  du  matin,  l'ombre  me  sembla  plus  haute 
que  le  Mont-Blanc.  Les  contours  en  étaient  bien  accusés,  au  point 
que  l'on  distinguait  facilement  les  principales  courbures  de  la  mon- 
tagne; les  Bosses-du-Dromadaire  en  particulier  se  dessinaient  avec 
une  netteté  parfaite.  Ce  spectre  immense  est  dû,  comme  ceux  que 
l'on  produit  dans  les  théâtres,  à  la  réflexion  sur  un  miroir  transpa- 
rent qui  est  ici  l'atmosphère  elle-même.  Il  persista  plus  d'une  heure, 
diminuant  de  hauteur  à  mesure  que  le  soleil  s'élevait  au-dessus  de 
l'horizon.  L'auréole  violette  du  sommet  disparut  aussi  peu  à  peu; 
le  rayon  formant  panache  du  côté  de  l'Italie  resta  plus  longtemps 
visible,  puis  s'elfaça  à  son  tour.  Ces  apparences  lumineuses  dont 
nous  suivions  ainsi  les  phases  diverses  s'expliquent  d'ailleurs  faci- 
lement. En  effet,  dans  la  projection  du  Mont-Blanc  sur  l'atmosphère, 
toute  colonne  gazeuse  d'une  autre  densité  que  la  masse  d'air  géné- 
rale doit  devenir  visible  sur  l'écran  aérien  où  elle  est  projetée,  la 
différence  de  densité  entraînant  nécessairement  une  différence  de 
pouvoir  réfringent.  Cette  colonne  présentera  en  outre  une  coloration 
spéciale,  analogue  aux  premières  teintes  de  l'aui'ore,  et  qu'il  faut 
attribuer  également  à  la  nature  de  l'absorption  exercée  par  le  gaz 
sur  la  lumière  du  soleil. 

Tout  en  admirant  ce  magnifique  spectacle,  nous  continuons  à 
monter  la  rude  pente  qui  mène  aux  Rochers-Foudroyés.  Là  se  trou- 
vait échoué  l'ascensionniste  de  la  seconde  caravane  qui  nous  pré- 
cédait; il  succombait  à  la  fatigue,  et  son  état  de  santé  ne  lui  per- 
mettait qu'un  très  médiocre  enthousiasme  à  la  vue  de  l'ombre  du 
Mont-Blanc  et  du  Mont-Blanc  lui-même.  A  partir  des  Rochers-Fou- 
droyés commence  ce  vertigineux  chemin  de  l'arête  où  pendant  plus 
de  deux  heures  on  gravit  des  pentes  de  /i5  à  50  degrés  en  suivant 
une  crête  large  au  plus  de  30  centimètres,  et  souvent  si  tranchante 
que  l'on  n'a  pour  y  poser  le  pied  que  les  marches  taillées  sans 
cesse  par  le  guide.  Deux  nappes  de  glace  plongent  à  droite  et  à 
gauche,  pour  tomber  l'une  au  Grand-Piateau,  l'autre  sur  le  glacier 
de  Miage,  dans  la  vallée  de  Montjoie,  à  une  profondeur  de  plusieurs 
milliers  de  mètres.  Nous  franchissons  les  Bosses-du-Dromadaire 
(A, 650  mètres),  et,  après  un  dernier  effort,  nous  atteignons  le 
sommet  du  Mont-Blanc  (A ,810  mètres).  Il  est  huit  heures  du  matin. 

Dans  l'immense  panorama  qui  se  déroule  à  nos  pieds ,  nous  dé- 


UNE    EXPÉDITION    AU   MONT-BLANC.  209 

couvrons  la  Suisse  tout  entière,  la  moitié  de  l'Italie,  et  la  France 
depuis  le  plateau  de  Langres  jusqu'à  la  Méditerranée.  D'un  seul 
coup  d'œil,  on  embrasse  l'empire  des  neiges  éternelles,  les  vastes 
glaciers  scintillant  au  soleil  et  les  pics  superbes  dominant  les  né- 
vés. En  ce  point  culminant,  il  est  facile  de  se  rendre  un  compte 
exact  de  la  disposition  qu'affectent  les  Alpes.  Ainsi  que  de  Saussure, 
avec  la  grande  autorité  de  son  nom,  l'a  remarqué  le  premier,  elles 
constituent  des  massifs  parfaitement  distincts.  Qui  de  nous  cepen- 
dant n'a  pas  appris  que  les  Alpes  sont  des  chaînes  de  montagnes? 
Cette  apparence  trompeuse  n'est  qu'un  effet  de  perspective  et  dis- 
paraît dès  qu'on  les  observe  à  vol  d'oiseau.  On  reconnaît  alors  que, 
loin  de  former  des  chaînes  continues,  «  elles  sont  distribuées  par 
grandes  masses  ou  par  groupes  de  formes  variées  et  bizarres,  dé- 
tachés les  uns  des  autres  ou  qui  du  moins  ne  paraissent  liés  qu'ac- 
cidentellement et  sans  aucune  régularité  (1).  » 

Il  serait  doux  de  s'abandonner  aux  joies  intimes  que  de  pareils 
spectacles  font  éprouver;  mais  n'est-ce  pas  y  ajouter  encore  que  de 
chercher  à  utiliser  ces  heures  trop  courtes  au  profit  de  la  science, 
comme  de  Saussure,  Bravais,  Tyndall,  nous  en  ont  donné  l'exemple? 

II. 

Le  ciel  est  d'une  sérénité  parfaite,  l'air  absolument  calme  ;  le 
thermomètre  à  l'ombre  marque  1  degré  au-dessus  de  zéro,  les  cir- 
constances sont  ionc  particulièrement  favorables  aux  expériences 
que  je  me  propose  de  faire.  M.  Margottet  est  à  son  poste,  tout  au 
bas  du  glacier  des  Bossons ,  A, 000  mètres  au-dessous  de  moi.  Deux 
séries  d'observations  simultanées,  exécutées  l'une  au  sommet,  l'autre 
à  la  base  de  la  montagne,  fourniront  les  élémens  d'une  mesure 
exacte  de  la  quantité  de  chaleur  envoyée  par  le  soleil  à  la  terre , 
car  la  comparaison  des  deux  séries  permettra  d'évaluer  à  chaque 
moment  l'absorption  due  à  l'atmosphère. 

On  comprend  que  cette  évaluation  minutieuse  soit  indispensable  : 
en  effet,  la  part  de  radiation  absorbée  dépend  non-seulement  de 
l'épaisseur,  mais  encore  de  l'état  physique  de  la  couche  traversée  à 
l'instant  que  l'on  considère.  11  est  même  curieux  de  remarquer  à  cet 
égard  que  dans  les  journées  où  l'air  nous  paraît  le  plus  limpide,  où 
les  astres  brillent  d'un  éclat  tout  particulier,  l'absorption  est  préci- 
sément la  plus  grande.  C'est  un  fait  aujourd'hui  bien  démontré 
que  certaines  substances,  parfaitement  transparentes  à  la  lumière 
et  à  la  chaleur  lumineuse,  sont  au  contraire  opaques  à  la  chaleur 

(1)  De  Saussure,  Voyage  dans  les  Alpes. 
TOME  XII.  —  1875.  14 


210  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

obscure.  Ainsi  les  vitres  d'une  serre  laissent'passer  en  pleine  liberté 
toute  la  portion  du  rayonnement  solaire  qui  est  à  la  lois  lumi- 
neuse et  chaude,  mais  s'opposent  à  la  sortie  des  radiations  calo- 
rifiques obscures  émises  par  la  terre  ou  les  plantes.  Or  notre  at- 
mosphère contient  toujours,  et  parfois  en  quantité  considérable, 
un  gaz  moins  perméable  encore  à  la  chaleur  que  le  verre,  nous 
voulons  parler  de  la  vapeur  d'eau.  11  n'est  pas  question  ici  de  la 
vapeur  visible,  condensée  sous  la  forme  de  nuages  ou  de  brouillard, 
il  s'agit  de  celle  qui  reste  invisible,  admirablement  transparente,  et 
qui  se  trouve  mélangée  h  l'air  sans  en  altérer  la  limpidité.  Grâce  à 
cette  substance,  particulièrement  abondante  dans  les  couches  les 
plus  voisines  du  sol,  l'atmosphère  est  à  la  fois  pour  la  terre  un  léger 
vêtement  capable  de  tempérer  les  ardeurs  de  l'été  et  un  chaud  man- 
teau qui  la  protège  des  rudes  frimas  de  l'hiver;  mais  la  présence 
de  cette  vapeur  constitue  une  difliculté  réelle  dès  que  l'on  entre- 
prend d'évaluer  la  clialeur  solaire. 

Pouillet,  dont  les  importans  travaux  ne  sauraient  être  passés 
sous  silence,  avait  cherché  .'i  déterminer  la  quantité  di;  chalenr  ab- 
sorbée par  l'air  en  mesurant  l'énergie  de  la  radiation  aux  diverses 
heures  de  la  journée,  c'est-à-dire  pour  des  épaisseurs  très  dilTérentes 
de  la  couche  gazeuse  traversée  par  les  rayons  du  soleil.  Sa  méthode 
ne  laisserait  rien  à  désirer,  si  l'atmosphère  olïrait  une  composition 
constante  en  tout  point  et  à  toute  heure  du  même  jour;  mais  le 
corps  qui  joue  le  rôle  prédominant  dans  ces  phénoîuènes  d'absorp- 
tion, la  vapeur  d'eau,  est  précisément  réparti  dans  les  proportions 
les  plus  inégales  et  les  plus  variables.  De  là  une  incertitude  ira- 
possible  à  éviter  et  qui  n'eût  certainement  pas  échappé  à  Pouillet, 
si  l'énergie  de  l'absorption  exercée  par  la  vapeur  d'eau  eût  été  alors 
connue,  comme  elle  l'est  aujourd'hui,  depuis  les  belles  expériences 
de  M.  Tyndall.  On  peut  donc  s'étonner  que  les  physiciens  assez 
nombreux  qui  ont  repris  dans  ces  dernières  années  les  mesures  de 
chaleur  solaire  conseillées  jadis  par  Herschel  et  inaugurées  par 
Pouillet  aient  presque  entièrement  négligé  cet  élément  essentiel  de 
la  question.  La  plupart  d'entre  eux,  il  est  vrai,  ne  quittant  pas  leur 
laboratoire,  se  privaient  des  moyens  d'apprécier  avec  quelque  pré- 
cision la  quantité  de  vapeur  d'eau  contenue  dans  l'air  depuis  la  sur- 
face du  sol  jusqu'aux  confins  de  l'atmosphère.  Les  mesures  de  ces 
expérimentateurs,  en  tète  desquels  il  faut  citer  le  savant  directeur 
de  l'observatoire  romain,  le  père  Secchi,  n'en  conservent  pas  moins 
une  valeur  considérable,  car  elles  font  connaître  sinon  la  quantité 
de  chaleur  que  nous  envoie  le  soleil,  du  moins  celle  qui  arrive  di- 
rectement jusqu'à  nous. 

Deux  physiciens  seulement,  que  je  sache,  M.  Soret  de  Genève 


UNE    EXPÉDITION   AU   MONT-BLANC.  211 

et  M.  Desains,  ont  essayé  d'obtenir  la  valeur  exacte  de  la  radiation 
solaire  en  exécutant  des  mesures  à  une  grande  hauteur  aussi  bien 
qu'au  niveau  du  sol.  Mais  M.  Desains  n'a  pas  continué,  dans  cette 
direction  du  moins,  les  expériences  qu'il  avait  tentées  en  opérant 
simultanément  au  Rhigiculm  et  à  Lucerne  avec  M.  Branly.  Quant 
à  M.  Soret,  que  des  éludes  analogues  ont  conduit  jusqu'au  Mont- 
Blanc,  il  n'a  pas  réussi  à  obtenir  des  résultats  certains,  sans  doute 
pour  avoir  négligé  de  faire  observer  à  la  base  de  la  montagne  tan- 
dis que  lui-même  observait  au  sommet. 

Le  seul  moyen  de  résoudre  la  question  consiste  à  eflcctuer  des 
mesures  simultanées  en  deux  stations  situées  sensiblement  sur  la 
même  verticale  et  présentant  entre  elles  une  dilTérence  de  niveau 
aussi  grande  que  possible.  On  peut  déterminer  ainsi  avec  toute  la 
précision  désirable  l'effet  produit  par  une  colonne  d'air  de  plusieurs 
kilom^'lres  de  hauteur,  tandis  que  d'autre  pan  l'état  physique  de 
cette  longue  colonne  gazeuse  est  exactement  connu  par  les  observa- 
tions météorologiques  que  l'on  a  soin  de  faire  à  chacune  des  sta- 
tions. Tel  est  le  principe  des  recherches  que  je  poursuis  depuis  plus 
de  deux  ans,  et  en  vue  desquelles,  avant  de  gravir  le  Moni-Blanc, 
j'ai  déjà  entrepris  de  nombreuses  ascensions  dans  les  Alpes  du  Dau- 
phiné. 

Le  procédé  expérimental  que  j'ai  adopte  est  très  simple.  La  boule 
d'un  thermomôtrc  à  mercure  occupe  le  centre  d'un  vase  sphérique 
maintenu  à  la  lem|HMature  de  zéro  degré  au  moyen  de  glace  entas- 
sée entre  ce  premier  vase  ei  un  second,  extérieur  et  concentrique. 
Dans  le  système  des  deux  enveloppes  est  pratiquée  une  ouverture 
tubulaire  que  l'on  oriente  de  façon  à  laisser  les  rayons  solaires  tom- 
ber librement  sur  la  boule  du  thermomètre.  Le  mercure  moule  aus- 
sitôt, et,  au  bout  d'un  quart  d'heure  environ,  indique  une  tem- 
pérature staiionnaire  qui  sert  à  mesurer  l'intensité  de  la  radiation. 
On  comj)rend  de  plus  que  l'excès  de  température  accusé  par  le 
thermomètre  dans  ces  conditions  puisse  permettre  d'évaluer  la  tem- 
pérature même  de  la  source  calorifique,  c'est-à-dire  du  soleil. 

Nous  restâmes  près  de  quatre  heures  au  sommet  du  Mont-Blanc, 
et  je  pus  y  recueillir  des  observations  que  la  beauté  exceptionnelle 
de  ce  jour  rend  précieuses.  La  mise  en  œuvre  de  toutes  les  mesures 
obtenues  nécessite  des  calculs  un  peu  longs,  si  l'on  veut  en  déduire 
la  valeur  exacte  de  l'absorption  exercée  par  l'atmosphère,  iixer  la 
part  de  la  vapeur  d'eau  dans  ce  phénomène,  déterminer  l'intensité 
de  la  radiation  solaire  et  arriver  enlln  à  une  évaluation  plausible 
de  la  température  du  soleil.  Mais  le  simple  énoncé  des  nombres  que 
j'ai  trouvés  suffira  pour  montrer  immédiatement  quelle  notable 
quantité  de  chaleur  est  interceptée  par  l'air  alors  même  que  le  ciel 


212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  d'une  limpidité  parfaite,  comme  dans  cette  journée  du  16  août 
1875.  A  dix  heures  vingt-deux  minutes  du  matin,  sur  la  cime  du 
Mont-Illanc,  le  tliermomt^tre  de  mon  appareil  marquait  au  soleil 
IS^iO:  à  la  même  heure,  M.  .Margottet  observait,  au  glacier  des 
Bossons,  13*',85.  Les  observations  météorologiques  faites  aux  deux 
stations  nous  donnaient  :  au  sommet,  pression  barométri(|ue, 
430  millimètres;  température  de  l'air,  1  degré  au-dessus  de  zéro; 
état  hygrométrique,  (),/i()  ;  à  la  base  :  pression  barométrique, 
«)l)l  millimètres;  température  de  l'air,  9", 5;  état  hygrométri- 
que, 0,00.  Ces  nombres  devraient  être  corrigés  des  légères  erreurs 
spéciales  à  chaque  instrument.  11  faudrait  en  outre  ramener  les  in- 
dications tliermométriques  qui  mesurent  la  radiation  aux  valeurs 
qu'elles  auraient  eues,  si  la  boule  de  chaque  thermomètre  n'avait 
éprouvé  aucune  perte  de  chaleur  par  rayonnement;  mais  elle  émet- 
tait vers  l'enceinte  à  zéro  degré  dont  elle  occupait  le  centre  plus  de 
chaleur  qu'elle  n'en  recevait,  et  accusait  par  conséquent  une  tem- 
pérature linale  inférieure  à  celle  qu'elle  aurait  dû  théoriquement 
marquer.  Ces  corrections  toutefois  ne  changeraient  pas  l'ordre  de 
grandeur  du  résultat.  Kn  les  négligeant  ici  et  en  comparant  les  don- 
nées ([ue  fournil  inunediaiemeni  l'expérience,  nous  voyons  que  le 
10  août,  à  dix  heures  et  demie  du  matin,  l'air  étant  moyennement 
humide,  parfaitement  calme,  et  dans  les  conditions  les  plus  nor- 
males de  teMq)erature  vl  de  pression,  l'énergie  de  la  radiation  so- 
laire à  Chamonix  était  d'un  quart  inférieure  à  celle  que  nous  con- 
stations au  même  moment  .'i,00n  mètres  plus  haut. 

Doit-on  en  conclure  néanmoins  que  toute  la  chaleur  absorbée 
entre  les  deux  stations  soit  définitivement  perdue?  La  colonne  d'air 
qui  s'élève  de  la  base  au  sommet  de  la  montagne  n'a  retenu  cette 
part  de  la  radiation  que  pour  en  faire  largement  profiter  ensuite  la 
vallée.  La  nuit  sera  douce,  presque  chaude  à  Chamonix,  tandis  que 
le  froid  se  fera  vivement  sentir  sur  la  cime  du  Mont-Iîlanc,  au  point 
d'en  rendre  le  séjour  dangereux  pour  celui  qui,  à  l'exemple  de 
M.  Tyndall,  oserait  y  rester.  Si  donc  il  est  vrai  de  dire  que  l'atmo- 
sphère la  plus  sereine  arrête  environ  la  moitié  de  la  quantité  totale 
de  chaleur  que  le  soleil  émet  vers  la  terre,  il  faut  ajouter  que  la 
portion  interceptée  est  réellement  mise  en  réserve  pour  nous  être 
rendue  plus  tard  presqu'en  entier,  soit  comme  chaleur,  soit  comme 
force.  On  comprend  ainsi  pourquoi  il  importe  de  mesurer  l'inten- 
sité du  rayomiemeat  avant  son  passage  à  travers  notre  atmo- 
sphère. 


UNE   EXPÉDITION    AU   MONT-BLAxNC.  213 

III. 

Il  est  très  rare,  au  dire  des  guides,  que  l'on  puisse  rester  au 
sommet  du  Mont-Blanc  aussi  longtemps  que  nous  le  fîmes.  J'aurais 
cependant  désiré  y  continuer  encore  mes  observations;  un  léger 
vent  du  sud,  qui  s'éleva  vers  les  onze  heures,  nous  contraignit  bien- 
tôt de  partir,  —  non  pas  que  nous  eussions  à  concevoir  des  craintes 
sérieuses  relativement  à  la  descente ,  mais  plusieurs  d'entre  nous 
commencèrent  alors  à  souffrir  du  froid  d'une  façon  vraiment  inquié- 
tante. 

L'impression  ressentie  par  l'organisme  dans  une  ascension  est 
très  variable  suivant  les  personnes.  Peut-être,  en  appréciant  les 
effets  physiologiques  qui  se  produisent,  a-t-on  exagéré  quelque 
peu  l'influence  de  la  raréfaction 'de  l'air,  sans  tenir  assez  compte  de 
la  fatigue  énorme  qui  résulte  de  la  montée  même.  Je  serais  tenté 
d'attribuer  en  effet  à  une  lassitude  extrême  le  pénible  état  de  M.  Lor- 
tet  pendant  ses  deux  expéditions  au  Mont-Iîlanc.  Quant  à  moi,  ha- 
l)iiué  aux  courses  en  montagne,  sans  que  j'eusse  jamais  dépassé 
toutefois  l'altitude  de  3,500  mètres,  je  me  trouvais  dans  d'excel- 
lentes conditions  pour  apprécier  les  effets  physiologiques  de  la  ra- 
réfaction de  l'air,  car  je  suis  encore  h  cet  âge  oîi  l'homme  peut 
dépenser  impunément  la  plus  grande  somme  de  forces.  Un  seul 
phénomène  me  frappa,  la  rapidité  de  mon  pouls.  A  jeun  et  après 
deux  heures  de  repos,  je  comptais  110  pulsations  h  la  minute,  sur 
la  cime  du  Mont-lUanc,  tandis  qu'à  (irenoblc  le  nombre  ordinaire 
de  mes  pulsations  ne  dépasse  pas  65;  le  pouls  était  d'ailleurs  excel- 
lent, |)arfaitement  plein  et  régulier.  Toute  trace  de  fatigue  avait 
disparu,  je  n'éprouvais  pas  le  moindre  malaise,  et  quelques  instans 
plus  tard  je  déjeunai  de  bon  appétit.  Ce  grand  nombre  de  pulsa- 
tions est  un  effet  incontestable  de  la  rareté  de  l'air,  qui  est  presque 
moitié  moins  dense  au  sommet  du  Mont-Blanc  ((u'au  niveau  de  la 
mer.  Un  air  aussi  raréfié  ne  peut  fournir  l'oxygène  nécessaire  à  la 
combustion  intérieure  qu'à  l'aide  d'une  circulation  plus  active  qui 
ramène  plus  tôt  le  sang  dans  les  poumons,  tout  en  lui  laissant  en- 
core le  temps  nécessaire  pour  s'oxygéner  convenablement.  Ce  que 
l'on  sait  de  la  circulation  normale  chez  les  enfans  ou  chez  les  oi- 
seaux montre  effectivement  que,  dans  certaines  limites  qui  ne  sont 
pas  dépassées  ici,  la  quantité  d'oxygène  absorbé  croît  en  raison  du 
nombre  des  pulsations;  mais  j'admettrai  volontiers,  avec  M.  Lortet, 
qu'un  pouls  battant  160  ou  170  pulsations  à  la  minute  ne  permet 
pas  au  sang  de  recevoir  suffisamment  l'action  de  l'oxygène  ni  d'ex- 
pulser entièrement  son  acide  carbonique.  Si  un  mouvement  aussi 
rapide  contrarie  évidemment  l'oxygénation,  un  nombre  de  puisa- 


'lill  REVUE    DES   DEUX   MONDES, 

lions  à  peine  supérieur  au  chiffre  normal  ne  suffit  plus  à  la  com- 
bustion inti'iieure  dans  cet  air  raréfié.  L'état  de  mon  compagnon 
de  route  m'en  j)arut  la  preuve.  Affaibli  par  un  saignement  de  nez 
qui  ne  cessa  point  du  (Irand-Plaieaii  jusqu'au  sommet,  il  ne  comp- 
tait sur  le  Mont-Iîlanc,  après  deux  heures  de  repos,  que  9h  pulsa- 
tions, tandis  que  son  pouls  en  liât  régulièrement  7S.  A  peine  le  vent 
se  fui-il  levt*,  léger  pourtant,  du  côté  de  l'Italie,  qu'il  éprouva  aus- 
sitôt une  sensation  très  pénible;  tandis  que  je  ne  souffrais  pas  du 
froid,  il  en  subissait  cruellement  l'influence,  qu'une  combustion  in- 
com|)lète  ne  réussissait  pas  à  combattre,  et  il  lui  eût  été  impossible 
de  prolonger  longtemps  encore  son  séjour  au  sonmiei. 

Tout  ce  que  j'observai  de  l'état  des  guides  et  des  porteurs  con- 
firme l'idée  (jue  le  mal  des  montagnes  ne  saurait  être  attribué  ex- 
clusivement à  la  raréfaction  de  l'air.  Les  portems  ont  un  métier 
très  pénible  :  l'un  de  ceux  qui  nous  accompagnaient,  peu  aguerri 
à  la  montagne,  succombait  à  la  fatigue  fjuaiid  nous  atteignîmes 
lesonunet;  mais  je  crois  que  l'on  observerait  des  effets  analogues 
dans  notre  atmosphère  sur  un  homme  que  l'on  forcerait  à  monter 
chargé  une  hauteur  équivalente  a  celle  du  Munt-Hlanc.  Kncore 
faut-il  tenir  compte  des  faux  pas  et  des  glissades,  fjui  doublent 
peut-ôtre  la  peine.  Moins  chargés  que  les  porteurs  et  plus  habitués 
à  la  montée,  les  guides  étaient  beaucoup  moins  éprouvé>;  ils  ne 
paraissaient  ressentir  aucun  malaise.  A  jK-ine  arrivé  au  S(»nimel,  Si- 
inond  Joseph  entonna  à  pleins  poumons  une  tyrolienne  dont  l'in- 
tensiié  sonore,  surprenante  à  cette  hauteur,  j)rouvait  assez  (jue  le 
chanieur  n'avait  en  rien  la  respiration  gênée.  Je  ne  crois  pas  que  le 
voyageur  de  la  première  caravane  partie  avant  nous  des  Grands- 
Mulets  ait  eu  davantage  à  souffrir  du  mal  des  montagnes.  Kn  arri- 
vant au  sommet  du  Mont-Dlanc,  où  il  nous  avait  précédés  de  trois 
quarts  d'heure,  nous  le  trouvâmes  terminant  très  tranquillement 
une  pipe  qu'd  avait  voulu  lumer  avant  de  redescendre;  mais 
M.  Ogier  est  un  montagnard  exercé,  et  la  dernière  partie  de  l'ascen- 
sion lui  avait  seule  causé  quelque  fatigue.  Or  dans  ces  conditions 
l'équilibre  se  rvtablit  vite  chez  un  homme  vigoureux,  et  l'organisme 
reprend  bientôt  toute  liberté  de  s'adapter  aux  exigences  nouvelles 
du  milieu  dans  lequel  il  se  trouve  placé. 

Les  expériences  délicates  qui  exigeaient  tous  mes  soins  ne  me 
permirent  pas  d'étendre  le  champ  de  mes  observations  autant  que 
je  l'aurais  souhaité.  Il  ne  sera  pas  sans  intérêt  toutefois  de  remar- 
quer que  pendant  la  durée  entière  de  notre  séjour  au  sommet  du 
Mont-lîlanc  le  ciel  nous  parut  d'un  beau  bleu  clair,  et  nulkuient  de 
ce  bleu  noir  attribué  d'habitude  par  les  touristes  à  l'air  des  hautes 
régions. 

Il  est  midi,  nous  commençons  à  descendre.  La  neige  est  beaucoup 


UNE    EXPEDITION    AU    -UONT-BLANC.  215 

moins  bonne  qu'à  la  montée;  aux  Rochers-Foudroyés  nous  enfon- 
çons déjà  jusqu'à  mi-jambe.  Nous  continuons  cependant  notre 
marche  assez  vite ,  et  vers  trois  heures  nous  arrivons  aux  Grands- 
Mulets.  Je  renvoie  guides  et  porteurs,  et  je  ne  garde  avec  moi  que 
Simond  Joseph  et  Charlei  Pierre,  pour  reprendre  ici  demain  les 
observations  que  les  nuages  ont  interrompues  la  veille.  Nos  braves 
compagnons  de  route  s'éloignent  rapidement,  heureux  de  regagner 
leur  village.  Peu  s'en  fallut  qu'ils  ne  le  revissent  jamais.  Une  ef- 
froyable avalanche  de  pierres  descendue  de  l'Aiguille  du  Midi  se 
précipita  sur  le  glacier  des  lîossons  au  moment  mémo  où  ils  tra- 
versaient le  néfaste  couloir  de  Pierre -l'Éclielle;  un  bloc  énorme 
faillit  les  écraser  tous.  Par  bonheur,  aucun  d'eux  ne  fut  atteint,  et 
nous  eûmes  la  joie  de  les  retrouver  le  lendemain  à  Chamonix. 

Les  mesures  obtenues  dans  la  matinée  du  17  août  simultané- 
ment aux  Grands-Mulets  et  à  la  partie  inférieure  du  glacier  des 
Bassons  confirmèrent  pleinement  celles  de  la  veille.  L'air  était  un 
peu  plus  humide,  et  eu  même  temps  nous  constations  que  l'énergie 
de  la  radiation  solaire  avait  diminué.  Puis,  tenant  compte  de  cette 
modification  dans  les  données  de  l'expérience,  nous  reconnaissions 
neltemeut  que  la  peite  de  chaleur  due  à  l'absorption  [)ar  l'atmo- 
sphère était  beaucoup  plus  considérable  (environ  trois  fois  plus 
grande  des  (irands-Mulets  an  pi»'d  du  placier  des  Bossons  (jue  de 
la  cime  du  Mont-Blanc  aux  Grands-Muleis,  bit-n  que  cette  dernière 
station  soit  presqu'à  égale  distance  de  la  base  et  du  sommet  de  la 
montai^ne.  On  comprend  facilement  qu'il  en  soit  ainsi,  car  les  cou- 
ches inférieures  de  l'air  se  trouvent  normalement  chargées  d'une 
quantité  assez  notable  de  vapeur  d'eau,  qui  manque  au  contraire 
presque  absolument  dans  les  régions  supérieures. 

Nos  observations  terminées,  nous  redescendhnes  vers  Chamonix. 
A  peine  avions-nous  fait  les  premiers  pas  sur  le  glacier  que  la  neige 
s'effondra.  Simond  Joseph  disparaît  dans  ime  crevasse,  des  mon- 
ceaux do  neige  et  de  pierres  tombent  derrière  lui:  un  fragriient 
énorme  de  rocher  reste  suspendu  au  bord  de  l'abîme  qui  vient  de 
s'ouvrir  sous  ses  pieds;  mais  l'avalanche  n'a  pas  atteint  notre  brave 
guide,  la  corde  le  retient,  et  nous  le  voyons  reparaître  sain  et  sauf, 
prêt  encore  à  ris(iuer  sa  vie  avec  la  môme  intrépidité  et  le  même 
dévoûment.  La  traversée  s'opéra  sans  autre  accident.  A  la  jonc- 
tion, nous  rencontrâmes  M.  le  marquis  de  Turennc,  qui  s'offrit, 
avec  une  courtoisie  parfaite,  à  répéter  au  sommet  le  lendemain 
toutes  les  mesures  qui  pourraient  m'être  utiles.  Après  avoir  com- 
paré nos  baromètres,  nous  continuons  noire  route,  lui  vers  les 
Grands-Mulets,  moi  vtrs  Chamonix. 

Deux  jours  plus  tard,  j'étais  de  retour  à  Grenoble,  heureux  d'avoir 


21G  REVUE    DES    DEUX    UOÎÏDES. 

pu  accomplir  en  des  conditions  aussi  favorables  cette  ascension,  qui 
avait  pour  moi  un  double  attrait  :  a  l' intérêt  scientifique  de  re- 
cherches longuement  poursuivies  s'ajoutait  en  eiïei  le  désir  de  ré- 
pondre dignement  à  la  libi-raliié  de  M.  lo  ministre  de  l'instruction 
publique,  qui  avait  bien  voulu  se  charger  des  frais  de  l'expédition. 
Je  ne  regretterai  ni  peine,  ni  fatigue,  si  l'attention  des  savans  est 
appelée  de  nouveau  sur  ce  monde  des  montagnes ,  encore  à  peine 
connu,  et  dont  l'étude  serait  intéressante  à  tant  d'égards. 

Pour  considérer  seulement  le  but  précis  que  j'avais  en  vue,  les 
mesures  de  la  radiation  et  des  dilTt-rens  61émens  fjui  en  modifient 
l'intensité  dans  notre  atmosphère  serviront  utilement  k  déterminer 
l'énergie  calorifique  du  soleil,  dont  elles  pourront  même  aider  à 
évaluer  la  température  moyenne.  La  solution  de  ce  sttluisant  pro- 
blème n'est  peut-être  pas  aussi  éloignée  qu'on  serait  tenté  de  le 
croire  d'après  le  simple  énoncé  de  la  question.  Nous  savons  en  ellet 
aujourd'hui  que  les  élémens  constitutifs  du  soleil  sont,  d'une  ma- 
nière générale,  idenli(]ues  à  ceux  (}ui  filtrent  dans  la  formation  de 
notre  globe  et  des  autres  planèlt-s.  (le  que  Laplace  avait  supposé 
dans  sa  grandiose  conception  du  système  du  monde,  les  spectro- 
scopistes  modernes  l'ont  matériellement  et  indubitablement  prouvé. 
M.  Henri  Sainte-Claire  Ueville  a  dès  lors  pu  allirmer  que  la  chaleur  du 
soleil  ne  devait  pas  être,  comme  on  l'avait  pensé  jusque-là,  hors  de 
toute  comparaison  avec  celle  des  sources  terrestres.  Les  limites  que 
sa  grande  découverte  de  la  dissociation  assigne  aux  températures 
industriellement  réalisables  s'imposent  également  aux  températures 
produites  à  la  surface  du  soleil  par  les  réactions  réciproques  des 
mêmes  agens  chimiques  que  ceux  dont  nous  disposons.  Tout  en  te- 
nant compte  des  circonstances  spéciales,  et  en  particulier  de  la  pres- 
sion, qui  peuvent  reculer  dans  une  certaine  mesure  ces  limites 
mêmes,  on  ne  saurait  donc  logiquement  admettre  pour  la  tempéra- 
ture du  soleil  ces  millions  de  degrés  par  lesquels  plusieurs  physi- 
ciens croyaient  encore  récemment  pouvoir  la  représenter.  J'ai  fait 
l'an  dernier  aux  forges  d'Allevard,  sur  la  radiation  solaire  et  le  rayon- 
nement d'un  bain  d'acier  en  pleine  fusion  à  1,500  degrés,  des  ex- 
périences comparatives  qui  confirment  entièrement  l'idée  d'un  soleil 
chaud  de  quelques  milliers  de  degrés  seulement.  Le  rapproche- 
ment de  ces  expériences  et  d'autres  que  je  poursuis,  avec  les  me- 
sures directes  efleciuées  au  sommet  du  Mont-Blanc,  paraît  devoir 
conduire  plus  loin  encore  et  permettre  d'évaluer  numériquement 
la  température  vraie  de  la  surface  du  soleil. 

Jules  Violle. 


LES   RELATIONS 

DE  L'ALLEMAGNE  ET  DE  LA  FRANCE 


D  APnés    v:%K    BRocHi'RB   ali.biia:<db. 


Dans  le  discours  q-i'il  prononraii  Tanlre  jour  5  Arcachon,  M.  Thiers  a 
remarqué  avec  sa  justesse  d'esprit  et  sa  précision  de  langage  accoutu- 
mées que,  si  par  alliance  on  entend  le  concert  de  deux  ou  trois  étals  qui 
s'unissent  pour  atteindre  un  but  particulier,  spécial,  intéressé,  la  France 
assurément  n'a  pas  d'alliance.  —  u  Voulez-vous  que  je  vous  le  dise? 
a-l-il  ajouté,  je  n'en  connais  aucune  de  semblable  en  Kurope  aujoiir- 
d'hui.  A  ce  titre,  personne  dans  le  temps  présent  n'est  l'allié  d'un  autre; 
mais  tout  le  monde  est  l'allié  de  tout  le  mon  le  pour  l.-  maintien  du  re- 
pos des  nations,  et  cette  alliance  vraiment  sainte  comprend,  protège 
tous  les  intérêts,  et  pour  lon^-temps  encore  est  la  seule  souhaitable  la 
seule  possible.  ..  Cette  alliance  vraiment  sainte,  cette  sainte  conjuration 
des  gouvernemens  coalisés  pour  maintenir  la  paix  a  prouvé  deux  fois 
cette  année  son  elTicacité;  à  deux  reprises,  en  automne  comme  au  prin- 
temps, elle  a  réussi  à  prévenir  des  complications  inenarantes.  à  écarter 
des  causes  de  conHit.  Les  sceptiques  ne  croyaient  plus  à  l'Europe;  il 
semble  que  l'Europe  se  soit  retrouvée  et  qu'elle  comprenne  mieux  que 
par  le  passé  quels  s.Tvices  peut  rendre  à  la  paixjdu  mon.le  une  poli- 
tique sagement  préventive,  l'action  commune  et  concertée  des  -ouver- 
nemens  désintéressés.  Aussi  les  belliqueux  mettent-ils  le  plus%rand 
soin  a  dissim.iler  leurs  projets  et  à  se  poser  en  face  de  l'opinion  pu- 
blique comme  des  ministres  de  paiv.    Lorsqu'on!  éclaté  les  troubles 
de  1  Herzégovine,  on  a  vu  avec  plus  d'inquiétude  que  de  surprise  plu- 
sieurs  jo.irnaux  importans  de  l'Allemagne  soulever  insidieusement  la 
redoutable  cpiestion  de  l'homme  malade  et  prendre  sous  leur  patrona-e 
les  solutions  radicales  et  violentes.  Jouant  le  rôle  de  tentateurs   ils  en- 
courageaient les  ambitions  de  la  Russie,  ils  prêchaient  à  l'Autriche  la 
politique  d'agran  lissement;  ils  disaient  à  ces  deux  empires  :  Ne  vous 


218  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gênez  pas,  prenez  en  Orient  tout  ce  qu'il  peut  vous  convenir  de  prendre  1 
—  Ils  ajoutaient  in  petto  :  Pendant  que  vous  aurez  le  dos  tourné  et  les 
mains  occupées,  nous  ferons,  nous  autres,  tout  ce  qu'il  nous  plaira.  En 
même  temps  ces  journaux  protestaient  de  leurs  intentions  paciliques, 
et,  jetant  du  coté  de  l'Occident  un  regard  soupçonneux,  ils  insinuaient 
que  la  question  dOrient  était  une  eau  trouble  où  la  France  essayait  de 
repêcher  ses  provinces  perdues.  Ils  ont  été  désavoués,  ils  ont  dégonflé 
jusqu'à  nouvel  ordre  leurs  ballons  d'essai.  Le  fabuliste  nous  a  peint  un 
loup  qui  commençait  «  d'avoir  petite  part  aux  brebis  de  son  voisinage.  » 
Pour  endormir  leurs  défiances,  il  s'habilla  en  berger,  fit  sa  houlette  d'un 
bâton,  «  sans  oublier  la  cornemuse.  »  Ge  qui  gâta  son  entreprise,  c'est 
qu'il  ne  put  contrefaire  la  voix  du  berger. 

Le  ton  dont  il  parla  fit  retentir  les  bois, 
F.t  découvrit  tout  le  mystère. 

C'est  un  heureux  signe  des  temps  que  les  loups  se  croient  tenus  de  se 
déguiser  en  bergers  et  que  les  boute-feux  se  donnent  pour  les  gens  les 
plus  pacifiques  du  monde,  et  imputent  à  autrui  les  mauvaises  pensées 
dont  on  les  soupçonne.  Aujourd'hui,  pour  souflleter  son  voisin,  on  est 
obligé  de  se  servir  d'une  branche  d'olivier. 

Il  serait  injuste  de  compter  au  nombre  des  loups  déguisés  en  bergers 
l'auteur  d'une  brochure  publiée  récemment  à  Berlin  sous  ce  tiire  :  Apres 
la  guerre.  Écrite  dans  un  esprit  sage  et  modéré,  elle  paraît  avoir  fait  en 
Allemagne  quelque  sensation.  Il  y  a  de  vrais  bergers,  même  à  Berlin,  et 
les  houlettes  allemandes  ne  sont  pas  toutes  des  fourreaux  enrubannés  où 
se  cachent  des  épées.  Les  uns  ont  attribué  à  celte  publication  une  origine 
semi-officielle;  d'autres,  mieux  informés  peut-être,  ont  voulu  recon- 
naître dans  l'auteur  un  homme  d'esprit  et  de  talent,  qui  est  un  des 
membres  les  plus  considérés  du  parti  national-libéral.  Quoi  qu'il  en 
soit,  on  ne  peut  refuser  à  l'écrit  dont  nous  parlons  l'autorité  qui  s'at- 
tache toujours  au  bon  sens,  quand  il  est  accompagné  d'une  certaine 
élévation  de  sentimens  et  qu'il  fait  justice  des  préjugés,  des  sottises  et 
des  passions  courantes.  Le  publiciste  anonyme  voit  dans  le  chauvinisme 
une  maladie  ou  une  folie  contraire  aux  véritables  traditions,  aux  vrais 
instincts,  au  génie  même  de  sa  nation,  laquelle  est  si  peu  portée  au  mé- 
pris des  peuples  étrangers  qu'on  peut  lui  reprocher  de  subir  trop  faci- 
lement leur  influence.  Il  déclare  que  les  guerres  de  race,  les  inimitiés 
héréditaires,  les  haines  internationales,  sont  des  préjugés  d'un  autre 
âge,  incompatibles  avec  les  idées  modernes.  Il  déclare  aussi  que,  quelle 
que  soit  la  valeur  du  principe  des  nationalités,  il  ne  saurait  servir  de 
règle  exclusive  à  la  politique,  ni  d'excuse  à  aucune  entreprise  contre  la 
justice.  11  estime  que  c'est  le  devoir  de  tout  peuple  civilisé  de  concilier 
l'exercice  de  son  droit  avec  le  respect  des  droits  généraux  de  l'humanité. 
La  politique  qu'il  recommande  est  cette  politique  réaliste,  die  Realpo- 


L  ALLEMAGNE  ET  LA  FRANCE.  219 

litik,  qui  se  glorifie  de  n'être  ni  doctrinaire,  ni  sentimentale,  qui  se  dé- 
fie également  de  tous  les  systèmes,  de  tous  les  dogmes  et  de  toutes  les 
variétés  du  don-quichottisme  ;  mais  il  s'empresse  d'expliquer  que  le 
réalisme  des  hommes  d'état  ne  peut  se  croire  tout  permis,  qu'il  doit 
compter  avec  l'honneur  et  avec  la  morale,  qu'il  aurait  tort  de  fréquen- 
ter l'école  de  Machiavel  et  de  professer  avec  lui  que  le  monde  appar- 
tient en  bonne  justice  aux  lions  et  aux  renards,  et  que  les  moutons 
remplissent  leur  destinée  en  se  laissant  manger.  Selon  les  sages  doctrines 
du  publiciste  anonyme,  la  guerre  est  un  moyen  extrême  dont  les  peu- 
ples ne  doivent  user  que  dans  les  cas  d'absolue  nécessité  et  quand  il  y 
va  de  la  conservation  de  leur  existence;  mais  la  paix  est  un  bienfait 
dont  ils  ne  sauraient  trop  sentir  le  prix,  et  il  importe  que  la  paix  soit 
vraiment  pacifique,  que  les  ressentimens  et  les  défiances  n'en  compro- 
mettent pas  les  avantages  et  la  durée.  «  11  convient,  nous  dit-il,  à  deux 
grandes  nations  de  recourir  aux  armes  et  au  jugement  de  Dieu  ,  quand 
il  s'est  élevé  entre  elles  des  différends  qui  ne  peuvent  être  vidés  en 
douceur  ;  mais  il  est  contraire  à  tout  noble  sentiment,  et  il  répugne  à 
la  civilisation  de  ce  siècle  que  l'Allemagne  et  la  France,  durant  des 
années  après  la  conclusion  de  la  paix,  entretiennent  des  rapports  qui  res- 
semblent à  un  état  de  cannibalisme  moral,  moral isclier  Mcuschcnfrcs- 
serci.  »  11  représente  à  ces  deux  nations  «  que  par  une  histoire  de  mille 
ans,  par  toutes  les  vicissitudes  de  la  paix  et  de  la  guerre,  elles  ont  pu 
se  convaincre  que  leurs  forces  se  balancent,  »  et  il  les  engage  à  en  faire 
un  usage  plus  utile  que  de  les  employer  «  à  s'affaiblir  et  à  se  paralyser 
réciproquement  dans  des  luttes  incessantes.  » 

«  Quand  deux  adversaires,  dit-il  ailleurs,  entrent  en  lice  avec  le  sen- 
timent de  l'égalité  de  leurs  conditions,  leur  estime  mutuelle  ne  peut 
être  compromise  par  le  résultat  de  la  lutte...  Après  que  le  dieu  de  la 
guerre  a  laissé  tomber  ses  dés  et  que  les  conditions  de  la  paix  ont  été 
réglées,  ce  nouveau  contrat  inaugure  un  nouveau  droit...  Les  questions 
litigieuses  appartiennent  au  passé;  mais  les  peuples,  qui  sentent  la  vie 
abonder  dans  leurs  veines,  subsistent  et  se  persuadent  de  plus  en  plus 
qu'ils  sont  appelés  à  entretenir  ensemble  un  commerce  pacifique.  C'est 
un  honneur  pour  chacun  d'eux  d'exprimer  tout  haut  cette  conviction  et 
de  tendre  la  main  à  la  partie  adverse  pour  conclure  avec  elle  un  pacte 
de  bon  voisinage.  »  Et  l'auteur  de  la  brochure  exhorte  les  Français  à 
relire  l'une  des  scènes  les  plus  justement  célèbres  de  Corneille,  de  ce 
poète  ((  qui  fut  grand  surtout  parce  qu'il  sut  rendre  les  émotions  des 
grandes  âmes  et  des  peuples  dont  le  cœur  est  haut  placé.  »  Tendant  la 
main  à  la  France,  il  lui  dit  au  nom  de  l'Allemagne  : 

Soyons  amis,  Cinna,  c'est  moi  qui  t'en  convie. 

Nous  ne  savons  si  la  belle  scène  que  le  publiciste  anonyme  engage  les 
Français  à  relire  était  bien  présente  à  sa  mémoire.  Auguste  y  parle  en 


220  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

maître  qui  consent  à  faire  grâce,  qui  remet  sa  peine  à  un  ingrat;  il  y  a 
bien  de  la  hauteur  dans  sa  clémence  et  beaucoup  de  superbe  dans  son 
pardon.  Il  a  auparavant  ordonné  à  Cinna  de  descendre  en  lui-même,  de 
se  mieux  connaître,  de  ne  point  s'abuser  sur  ce  qu'il  peut  valoir.  — 
Tu  ferais  pitié,  lui  dit-il, 

Si  je  t'abandonnais  à  ton  peu  de  mérite. 

Un  jour,  en  entendant  ces  vers  au  théâtre,  le  maréchal  de  La  Feuillade 
ne  put  se  tenir  de  crier  à  l'acteur  qui  jouait  le  rôle  d'Auguste  :  «  Ah!  tu 
me  gâtes  le  soyons  amis,  Cinna.  »  Et  il  ajouta  :  «  Si  le  roi  m'en  disait 
autant,  je  le  remercierais  de  son  amitié.  »  Ne  chicanons  point  le  publi- 
ciste  anonyme  sur  les  mots ,  attachons-nous  à  ses  pensées,  qui  témoi- 
gnent d'un  esprit  généreux  et  bien  intentionné.  A  la  vérité,  quand  il 
pèse  et  compare  le  mérite  des  deux  nations  qu'il  se  propose  de  récon- 
cilier, il  fait  la  part  très  belle  à  l'Allemagne,  11  entrait  dans  son  plan 
de  donner  à  son  pays  de  sages  conseils,  mais  il  n'a  point  entamé  le 
chapitre  des  vérités  utiles,  qui  risquedjL  souvent  d'être  des  vérités  désa- 
gréables. Il  y  a  dans  sa  brochure  une  page  où,  faisant  le  portrait  de 
l'empereur  Guillaume,  il  affirme  que  rarement  un  souverain  a  eu  le  pri- 
vilège de  réunir  à  ce  point  en  sa  personne  toutes  les  qualités  qui  sont 
l'honneur  de  son  peuple,  la  justice,  l'amour  de  la  vérité,  la  fidélité  au 
devoir,  la  décision  virile,  le  patriotisme  qui  ne  recule  devant  aucun  sa- 
crifice, toutes  les  vertus  guerrières  conciliées  avec  le  plus  ardent  amour 
de  la  paix.  L'auteur  de  la  brochure  ne  maltraite  point  ses  compatriotes; 
mais,  comme  il  a  su  se  dégager  des  préventions  de  l'orgueil  de  race, 
il  ne  refuse  pas  tout  à  la  France,  il  ne  lui  reproche  point,  comme  Au- 
guste à  Cinna,  son  peu  de  mérite.  Au  contraire,  il  admet  qu'elle  en  a 
beaucoup;  il  rend  justice  à  ses  aptitudes  diverses,  à  l'abondance  de  ses 
ressources,  à  son  courage  dans  le  malheur,  il  reconnaît  la  part  consi- 
dérable qu'elle  a  eue  dans  l'histoire  de  la  civilisation,  l'influence  parfois 
utile  qu'elle  a  exercée  sur  l'Allemagne  elle-même.  Croyant  à  son  passé, 
il  croit  aussi  à  son  avenir;  il  l'accuse  seulement  de  gâter  ses  heureuses 
qualités  naturelles  par  un  excès  de  vanité  nationale.  Où  sont  aujourd'hui 
les  peuples  modestes?  M.  Berthold  Auerbach  écrivait  naguère  «  que  les 
Français,  qui,  quoi  qu'ils  fassent,  ne  s'occupent  que  de  savoir  si  on  les 
regarde ,  devaient  nécessairement  être  vaincus  par  une  race  qui  puise 
toute  sa  force  dans  le  sentiment  de  la  dignité  personnelle.  »  Quand  la 
voix  du  coq  est  trop  éclatante  et  qu'il  lui  arrive  de  monter  sur  ses  er- 
gots, il  est  bon  qu'un  moraliste  bienveillant  lui  prêche  la  modestie; 
mais  M.  Auerbach  aurait  dû  songer  que,  si  le  moraliste  est  un  paon  qui 
fait  la  roue,  son  homélie  a  peu  de  chances  d'être  bien  reçue. 

«  Faire  sérieusement  la  guerre,  dit  l'auteur  de  la  brochure,  aussi 
longtemps  que  cela  est  nécessaire,  maintenir  sérieusement  la  paix  aussi 
longtemps  que  cela  est  possible,  telles  étaient  et  telles  sont  les  dispo- 


L'ALLEMAGNE   ET   LA   FRANCE.  221 

siîions  du  peuple  allemand  à  l'égard  des  Français,  et  par  conséquent  il 
dépend  absolument  de  ces  derniers  d'entretenir  avec  l'empire  voisin 
des  rapports  pacifiques  ou  hostiles.  »  Prétendre  que  l'Allemagne  se  pro- 
pose de  réduire  la  France  à  l'état  de  puissance  de  second  ordre  est,  se- 
lon lui,  une  imputation  calomnieuse,  un  tel  dessein  étant  incompatible 
avec  le  caractère  bien  connu  du  peuple  allemand,  lequel  a  trop  de  con- 
fiance dans  ses  propres  forces  pour  que  la  puissance  des  autres  lui 
porte  ombrage.  «  C'est  le  génie  de  la  politique  de  la  France,  dit-il, 
que  de  croire  sa  sûreté  et  sa  grandeur  intéressées  à  ce  que  ses  voisins 
•  soient  faibles  et  de  travailler  à  leur  affaiblissement.  »  Nous  ne  savons 
à  quelle  période  de  l'histoire  de  la  politique  française  l'anonyme  veut 
faire  allusion.  S'il  entend  parler  de  la  politique  d'Henri  IV,  de  Riche- 
lieu, de  Mazarin,  il  serait  facile  de  lui  répondre  que  sous  la  conduite 
de  ces  grands  hommes  la  France  ne  travaillait  point  à  affaiblir  sur  ses 
frontières  des  états  puissans,  qui  n'existaient  pas,  mais  qu'elle  avait 
pris  en  main  le  protectorat  des  petits,  que  Richelieu  savait  ce  que  ca- 
lait un  simple  pion  bien  ménagé  et  qu'il  s'en  servait  pour  aller  à  dame, 
que,  pour  combattre  les  envahissemens  de  la  maison  d'Autriche,  il  liait 
partie  avec  les  états  faibles,  qui  recherchaient  son  amitié,  et  parmi  les- 
quels on  comptait  l'électorat  de  Brandebourg.  Le  29  juillet  1870,  le 
professeur  Michelet,  de  Berlin,  écrivait  qu'il  n'y  aurait  pas  de  paix  pos- 
sible tant  que  le  vol  séculaire  de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine  n'aurait  pas 
été  restitué,  et  le  3  août  une  feuille  officielle  rappelait  que  ces  deux 
provinces  avaient  été  arrachées  à  l'Allemagne  par  la  ruse  et  l'avidité 
conquérante  des  Français.  Gomme  l'a  si  bien  dit  l'auteur  de  XHistoire 
diplomatique  de  la  guerre  franco-allemande,  il  était  impossible  de  falsifier 
plus  complètement  les  faits.  M.  Sorel  remarque  fort  judicieusement  que, 
lorsque  l'Alsace  et  la  Lorraine  sont  devenues  françaises,  l'idée  de  l'unité 
allemande  n'avait  pas  encore  pénétré  en  Allemagne,  que  le  principe 
des  nationalités  n'était  enseigné  par  personne,  que  les  états  prati- 
quaient un  droit  public  fort  différent  de  celui  qui  a  prévalu  depuis,  et 
que  «  Metz  et  l'Alsace  furent  pour  la  France  le  prix  d'interventions  sol- 
licitées par  les  Allemands  eux-mêmes  et  de  la  protection  accordée  aux 
protestans  du  nord  contre  la  maison  d'Autriche.  »  Dans  le  traité  de 
1551,  qui  conférait  au  roi  Henri  11  la  possession  des  Trois-Évêchés,  Metz, 
Toul  et  Verdun,  les  princes  allemands  du  nord  disaient  à  leur  allié  : 
«  Attendu  que  le  roi  très  chrétien  se  porte  envers  nous.  Allemands, 
en  cette  affaire  avec  secours  et  aide  non-seulement  comme  ami,  mais 
comme  père  charitable,  nous  en  aurons  tout  le  temps  de  notre  vie  une 
reconnaissance  éternelle.  »  En  1633,  l'électeur  de  Brandebourg,  implo- 
rant de  Louis  XIII  l'alliance  dont  la  cession  de  l'Alsace  devait  être  le 
prix,  suppliait  le  roi  «  de  prendre  en  main  l'œuvre  de  protection  et  de 
médiation  qu'on  réclamait  de  lui,  et  de  s'y  porter  avec  une  prompti- 
tude salutaire.  »  Telle  était,  conclut  M.  Sorel,  «  l'œuvre  de  ruse  et  de 


222  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

perfidie  pour  laquelle  les  gazetiers  prussiens  allaient  lour  à  tour  récla- 
mer vengeance.  »  Dieu  nous  garde  de  demander  à  Guillaume  P',  empe- 
reur d'Allemagne,  de  se  souvenir  des  obligations  que  jadis  son  ancêtre 
George-Guillaume,  électeur  de  lîrandebourg,  put  avoir  à  la  Fronce,  — 
plus  que  toute  autre  chose  en  ce  monde,  la  reconnaissance  est  sujette  à 
prescription  ;  mais,  puisque  les  Allemands  se  glorifient  de  leur  probité 
intellectuelle,  il  est  permis  de  leur  demander  de  respecter  toujours 
l'histoire.  Il  est  beau  de  ne  pas  redouter  un  voisin  fort,  il  est  encore 
plus  beau  de  n'avoir  jamais  peur  de  la  vérité. 

Peut-être  l'anonyme,  lorsqu'il  accuse  les  Français  de   fonder  leur 
grandeur  sur  la  faiblesse  d'autrui,  avait-il  en  vue  une  époque  plus  ré- 
cente de  leur  histoire  que  celle  d'Henri  II  ou  de  Richelieu;  peut-être 
pensait-il  à  ce  malheureux  souverain  à  qui  l'Allemagne  a  plus  d'obliga- 
tions encore  que  George-Guillaume  n'en  avait  à  Louis  XIII,  En  ce  cas, 
son  reproclie  ne  pourrait  être  pris  que  pour  une  sanglante   ironie. 
Étranger  aux  véritables  traditions  de  la  France,   cosmopolite  par  son 
éducation  comme  par  ses  sympathies  et  ses  amitiés,  l'empereur  Napo- 
léon III  a  lait  tour  à  tour  de  la  politique  anglaise,  de  la  politique  ita- 
lienne, de  la  politique  polonaise,  de  la  politique  transatlantique,  de  la 
politique  humanitaire  et  même  de  la  politique  prussienne;  il  a  fait  Irop 
rarement  de  la  politique  française,  et  jamais  souverain  n'a  été  plus  mal 
récompensé  de  la  peine  qu'il  s'était  donnée  pour  avancer  les  affaires  des 
autres.  On  a  dit  de  lui  qu'il  était  un  homme  moderne  qui  parlait  napo- 
léonien; encore  ne  savait-il  qu'imparfaitement  cette  langue,  et  il  igno- 
rait tout  à  fait  celle  d'Henri  IV.  Qm  oserait  l'accuser  sérieusement  d'a- 
voir exigé  de  ses  voisins  qu'ils  restassent  petits?  Loin  de  contrarier 
leurs  ambitions,  il  les  a  enoniragés  à  s'agrandir,  dans  l'espérance  qu'ils 
reconnaîtraient  son  bon  vouloir  et  lui  adjugeraient  une  indemnité  pro- 
portionnée aux  services  qu'il  leur  rendait  par  son  concours  actif  ou  par 
sa  bienveillante  abstention.  Pour  mener  à  bonne  fin  cette  politique  ha- 
sardeuse des  indemnités,  il  aurait  fallu  une  vigilance,  une  suite  dans  les 
desseins,  une  persévérance  de  volonté,  une  promptitude  de  décision,  qui 
manquaient  à  celui  qu'on  a  surnommé  un  rêveur  inappliqué.  Il  y  avait 
assurément  du  calcul  dans  sa  générosité,  mais  on  ne  peut  nier  qu'il  n'y 
eût  souvent  de  la  générosité  dans  ses  calculs,  et  il  faut  convenir  que  ce 
n'est  pas  ainsi  qu'on  entend  la  politique  à  Berlin.  Cet  idéaliste  eut  le  tort 
de  se  croire  plus  habile  que  les  habiles;  les  occasions  se  sont  présentées 
à  lui,  elles  ne  l'ont  pas  trouvé  prêt,  et  c'est  le  seul  crime  que  la  fortune 
ne  pardonne  pas.  A  la  France  seule,  il  appartient  de  lui  reprocher  ses 
erreurs,  dont  l'Allemagne  a  su  si  bien  profiler!  «  M.  de  Bismarck,  avait-il 
dit,  est  le  brochet  qui  mettra  les  poissons  en  mouvement,  et  nous  péche- 
rons. »  Il  s'est  trouvé  que  le  brochet  était  un  requin,  et  que  le  pêcheur 
a  été  mangé.  Les  requins  sont  incapables  de  reconnaissance;  autrement 
ils  n'écriraient  pas  dans  leurs  brochures  ces  lignes  impitoyables  :  «  Qui- 


L'ALLEMAGNE   ET    LA   FRANCE.  223 

conque  a  suivi  avec  attention  la  marche  des  événemens  de  Biarritz  jus- 
qu'à Sedan  et  connaît  exactement  les  détails  de  l'entrevue  de  Doncliery 
ne  soupçonnera  jamais  M.  de  Bismarck  de  nourrir  une  tendresse  parti- 
culière pour  le  bonapartisme.  Si  notre  homme  d'état  dirigeant  était  in- 
capable de  conclure  un  traité  avec  les  napoléonides  quand  leurs  in- 
térêts étaient  représentés  par  un  homme  qui  s'appelait  Napoléon  III, 
comment  pourrait-il  aujourd'hui  accorder  sa  coniiance  à  un  parti  qui, 
pour  le  moment,  est  privé  de  toute  direction  effective?  On  croira 
difficilement  que  M.  de  Bismarck  espère  fonder  une  situation  politique 
durable  par  un  accord  avec  la  veuve  de  Chislehurst,  avec  l'écolier  de 
Woohvicli  ou  même  avec  le  prince  Napoléon.  Les  bonapartistes  doivent 
commencer  par  acquérir  une  puissance  réelle  en  France,  où  ils  ne  sont 
jusqu'à  présent  qu'un  levain  d'agitation,  avant  que  la  politique  réaliste 
par  excellence  condescende  à  négocier  avec  eux.  »  Ou  ne  saurait  nier 
ses  dettes  avec  plus  de  désinvolture.  Qu'aime  donc  le  chancelier  de  l'em- 
pire allemand,  s'il  ne  nourrit  pas  dans  le  fond  de  son  cœur  une  ten- 
dresse secrète  pour  la  mémoire  de  Napoléon  111,  et  sur  quoi  peuvent 
compter  les  napoléonides  si  la  reconnaissance  de  l'Allemagne  leur  fait 
défaut?  Il  serait  étrange  que  la- France,  à  qui  leurs  erreurs  coûtent  si 
cher,  se  crût  tenue  de  les  dédommager  des  ingratitudes  de  Berlin. 

Nous  avons  relevé  avec  bonheur,  dans  la  brochure  que  nous  analy- 
sons, cette  affirmation  plusieurs  fois  répétée  que  rAUemagne  n'est  point 
une  nation  ombrageuse,  et  qu'elle  ne  se  croit  point  intéressée  à  ce  que 
la  France  soit  faible.  Ces  affirmations  nous  auraient  réjouis  davantage 
encore,  si  nous  ne  nous  étions  souvenus  qu'à  la  date  du  20  décembre 
1872  M.  de  Bismarck  écrivait  au  comte  d'Arnim  :  «  Nous  n'avons  cer- 
tainement pas  pour  devoir  de  rendre  la  France  puissante  en  consoli- 
dant sa  situation  intérieure...  L'inimitié  de  la  France  nous  oblige  de 
désirer  qu'elle  reste  faible.  »  Toutefois  l'auteur  de  la  brochure  parait 
convaincu  que  la  politique  réaliste  dont  on  tient  école  à  Berlin  ne  peut 
manquer  de  s'inspirer  des  sentimens  véritables  du  peuple  allemand, 
qui  a  pour  caractère  essentiel  «  l'esprit  de  justice  et  de  modération.  » 
Nous  sommes  heureux  de  recueillir  cette  déclaration  rassurante;  mais 
notre publiciste  ne  s'avance-t-il  pas  un  peu  trop?  Nous  n'avons  garde  de 
contester  à  ses  compatriotes  les  qualités  de  cœur  et  d'esprit  qu'il  leur 
attribue,  ils  en  ont  b3aucoup;  nous  doutons  seulement  que  ces  qualités 
soient  aussi  efficaces  en  politique  qu'il  le  pense,  nous  nous  demandons 
si  en  Allemagne  le  gouvernement  n'a  pas  plus  d'influence  sur  le  génie 
national  que  le  génie  national  n'a  d'influence  sur  le  gouvernement. 
L'Allemand  a  plus  que  tout  autre  peuple  la  faculté  et  le  besoin  de  rai- 
sonner sa  conduite  et  sa  volonté,  et  quiconque  raisonne  beaucoup  sa 
volonté  s'expose  à  la  chercher  longtemps  sans  être  sûr  de  la  trouver  tou- 
jours, car  il  est  peu  d'hommes,  même  au-delà  du  Rhin,  qui  soient  ca- 
pables d'aller  jusqu'au  bout  de  leur  raisonnement.  Le  gouvernement 


224  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

personnel  a  beau  jeu  quand  il  se  trouve  en  présence  d'un  peuple  sujet 
à  s'embarrasser  dans  ses  réflexions  et  à  s'égarer  dans  ses  incertitudes. 
—  «  Frédéric  P%  en  érigeant  la  Prusse  en  royaume,  avait  par  cette  vaine 
grandeur,  écrivait  le  grand  Frédéric,  mis  un  germe  d'ambition  dans  sa 
postérité  qui  devait  fructifier  tôt  ou  tard.  La  monarchie  qu'il  avait  laissée 
à  ses  descendans  était,  s'il  m'est  permis  de  ra'exprimer  ainsi,  une  es- 
pèce d'hermaphrodite,  qui  tenait  plus  de  l'électorat  que  du  royaume.  Il 
y  avait  de  la  gloire  à  décider  cet  être.  »  L'expression  est  pittoresque  et 
typique,  et  l'on  peut  dire  que  telle  est  la  fonction  du  gouvernement  per- 
sonnel en  Allemagne,  il  est  appelé  fort  souvent  à  dixider  cet  être.  Le 
même  Frédéric  II,  écrivant  à  Voltaire,  définissait  l'Allemagne  «  une  na- 
tion qui  n'a  que  des  passions  ébauchées.  »  11  entendait  par  là  des  pas- 
sions confuses,  et,  quand  un  peuple  a  des  passions  confuses,  rien  n'égale 
l'ascendant  qu'exercent  sur  lui  les  hommes  qui  ont  les  idées  claires.  De 
ces  hommes-là,  l'Allemagne  en  produit  toujours  la  quantité  nécessaire  à 
sa  consommation,  et  il  faut  ajouter  que  l'Allemand  qui  voit  clair,  s'il 
s'appelle  Frédéric  II  ou  M.  de  Bismarck,  voit  souvent  plus  clair  et  plus 
loin  que  tout  le  monde. 

L'histoire  contemporaine  témoigne  que  les  peuples  de  l'empire  ger- 
manique se  contentent  de  demander  à  leur  gouvernement  de  partager 
leurs  passions,  et  qu'après  cela  ils  s'en  remettent  à  lui  du  soin  de  ré- 
gler leur  destinée.  Ils  sont  tentés  quelquefois  de  protester  contre  ses 
décisions,  mais  en  y  réfléchissant,  et  ils  réfléchissent  beaucoup,  ils  finis- 
sent par  reconnaître  que  leur  maître  avait  raison,  que  ses  conseils  sont 
pleins  d'équité  et  de  sagesse,  et  que  ce  qu'on  leur  donne  vaut  encore 
mieux  que  ce  qu'ils  avaient  osé  désirer.  C'est  un  Allemand  sans  contre- 
dit que  le  héros  de  ce  beau  conte  que  Goethe  a  intitulé  les  Années  d'ap- 
prentissage de  Wilhclm  Meislcr,  et  dans  lequel  il  a  répandu  à  pleines 
mains  les  grâces  tour  à  tour  familièrement  olympiennes  ou  noblement 
bourgeoises  de  son  grand  et  incomparable  esprit.  Cet  apprenti  de  la  vie^ 
qui  se  nomme  Wilhelm,  part  un  matin  de  chez  lui  et  court  le  monde 
pour  se  chercher,  et  à  la  fin  du  livre  on  n'est  pas  bien  certain  qu'il  se 
soit  trouvé.  11  rencontre  en  chemin  des  hommes  qui  savent  ce  qu'ils 
veulent,  un  Laerte,  un  Serlo,  un  Jarno,  et  ces  hommes  prennent  sur  lui 
un  empire  contre  lequel  il  ne  songe  pas  longtemps  à  se  défendre;  mais 
à  peine  suit-il  une  piste,  une  autre  se  présente,  et  ses  voies  se  brouillent 
comme  ses  désirs.  Il  a  le  cœur  aussi  partagé  que  l'esprit.  Il  aiine  pres- 
que également  la  sentimentale  Marianne,  la  provocante  Philine,  une 
comtesse  rêveuse  et  passionnée,  le  mystère  et  les  silences  de  Mignon, 
la  sage  Thérèse  et  la  noble  Nathalie.  Un  Français  est  certainement  très 
capable  d'aimer  l'une  après  l'autre  Marianne,  Philine,  Mignon  et  deux 
ou  trois  comtesses;  ce  qui  est  germanique,  c'est  de  les  aimer  toutes  à 
la  fois.  —  (c  Son  esprit  m'a  choisie,  dit  en  parlant  de  Wilhelin  la  judi- 
cieuse Thérèse,  son  cœur  réclame  Nathalie,  et  mon  bon  sens  viendra  au 


l' ALLEMAGNE  ET  LA  FRANCE.  225 

secours  de  son  cœur.  »  C'est  raisonner  comme  le  chancelier  de  l'empire 
allemand  quand  il  démontre  au  parti  national-libéral  qu'il  est  sans 
doute  fort  beau  d'aimer  la  liberté,  mais  qu'il  faut  savoir  quelquefois  la 
sacrifier  à  autre  chose,  et  '  que,  si  charmante  que  soit  Thérèse,  on  se 
trouve  bien  d'épouser  Nathalie.  Comme  le  parti  national-hbéral ,  Wil- 
helm  s'accommode  de  son  sort ,  et  lorsqu'un  de  ses  amis  lui  dit  :  «  Tu 
me  fais  l'effet  de  Saiil,  fils  de  Kis,  qui  sortit  pour  chercher  les  ânesses 
de  son  père  et  trouva  un  royaume ,  »  il  lui  répond  :  —  a  Je  ne  connais 
pas  le  prix  d'un  royaume,  mais  je  sais  que  j'ai  acquis  un  bonheur  que 
je  ne  mérite  pas  et  que  je  n'échangerais  pour  rien  au  monde.  »  C'est 
ainsi  qu'en  18/t8  l'Allemagne  s'était  mise  en  route  pour  chercher  les 
ânesses  de  son  père,  c'est-à-dire  toutes  les  libertés  nécessaires  au  self- 
government;  elle  a  trouvé  à  la  place  le  service  universel  et  obligatoire. 
Elle  ne  laisse  pas  d'être  contente  ;  moins  modeste  toutefois  que  Wilhelm, 
elle  pense  avoir  mérité  son  bonheur. 

Ces  faciles  et  joyeuses  résignations  de  l'Allemagne,  M.  Berthold  Auer- 
bach  en  a  fait  le  narré,  ou,  pour  mieux  dire,  il  en  a  donné  la  caricature 
dans  son  dernier  roman  politique  intitulé  Wa.ldfried  ou  l'histoire  patrioti- 
que d'une  famille.  Nous  demandons  pardon  à  Goethe  d'oser  rapprocher 
Waldfried  de  son  immortel  chef-d'œuvre;  mais  enfin  M.  Auerbach  n'est 
pas  le  premier  venu,  il  a  eu  jadis  du  talent,  beaucoup  de  talent,  et  on 
peut  dire  de  lui  que  c'est  un  écrivain  d'un  beau  passé.  Ce  qui  a  fait  tort 
à  cette  plume  élégante  et  distinguée,  ce  fut  la  tâche  qu  elle  s'imposa  de 
fabriquer  des  années  durant  un  almanach  dans  lequel  elle  enseignait  aux 
Allemands  du  midi,  ses  compatriotes,  le  respect  et  l'amour  de  la  Prusse. 
On  ne  fabrique  pas  impunément  des  almanachs,  même  dans  la  meil- 
leure intention  du  monde  ;  c'est  un  métier  où  les  plus  habiles  finissent 
par  se  gâter  la  main.  M.  Auerbach  était  plus  fier  de  son  almanach  que 
de  ses  charmantes  nouvelles  villageoises  ;  il  estimait  que  cet  almanach 
valait  au  gouvernement  prussien  beaucoup  de  cliens  et  presqu'une  ar- 
mée, et  ses  nombreux  admirateurs  affirmaient  qu'à  Vienne  on  était  prêt 
à  s'imposer  les  plus  grands  sacrifices  pour  obtenir  de  lui  qu'il  changeât 
les  saints  de  son  calendrier.  Un  jour,  la  reine  de  Prusse,  qui  a  toujours 
aimé  les  lettres,  le  convia  chez  elle,  dans  une  salle  qu'on  a  surnommée 
le  salon  de  Procruste,  pour  y  faire  une  lecture  en  présence  de  celui  qui 
est  aujourd'hui  l'empereur  d'Allemagne.  Si  nos  souvenirs  sont  exacts, 
il  lut  à  ses  augustes  auditeurs  l'histoire  de  ce  qui  se  passe  dans  un  nid. 
Il  eut  ce  jour-là  deux  chagrins  :  il  s'aperçut  que  le  roi  Guillaume  s'in- 
téressait médiocrement  aux  incidens  qui  peuvent  survenir  dans  un  nid, 
et  il  découvrit  aussi  que  leurs  majestés  ignoraient  complètement  l'exis- 
tence de  son  almanach.  Il  se  garda  bien  de  leur  en  vouloir,  il  s'en  prit 
aux  mauvaises  dispositions  de  l'entourage.  M.  Auerbach  a  renoncé  à 
publier  son  almanach  ;  mais  nous  pouvons  assurer  que  son  dernier 
TOME  XII.  —  1875.  15 


226  REnJE   DES   DEUX   MONDES. 

livre  est  écrit  en  style  d'almanach,  qu'on  n'y  retrouve  pas  sa  brillante 
imagination  d'autrefois  ni  les  délicatesses  accoutumées  de  sa  plume. 
L'histoire  de  Waldfried  mérite  cependant  d'être  lue.  Le  héros  de  ce 
véridique  et  instructif  roman  est  un  libéral  ou  un  démocrate  de  1848, 
qui,  lui  aussi,  s'arrange  très  bien  de  tout  ce  qui  arrive.  Il  a  usé  son 
chapeau  à  force  d'y  porter  la  main  pour  saluer  tous  les  événemens 
qui  passent;  il  bénit  à  tout  coup  la  Providence,  représentée  par  un  grand 
homme,  d'avoir  réglé  les  choses  pour  le  mieux  et  offert  une  grive  à  un 
peuple  qui  ne  lui  demandait  qu'un  merle.  «  Comme  Guillaume  Tell, 
dit-il,  nous  avons  longtemps  caché  dans  notre  sein  la  flèche  de  la  révo- 
lution ;  nous  avons  enfin  tiré,  et  nous  avons  manqué  le  but.  »  Waldfried 
est  heureux  de  son  malheur.  Il  souhaitait  la  Hberté,  il  a  obtenu  en 
échange  un  bien  plus  précieux,  il  a  vu  les  canous  prussiens  «  délivrer 
le  monde  de  l'esclavage  de  la  phrase  française,  »  il  les  a  vus  sauver 
à  Sedan  «  les  lumières  du  siècle,  la  civilisation,  la  justice,  les  bonnes 
mœurs,  l'honneur  et  la  probité.  »  Peu  de  jours  avant  la  rentrée  triom- 
phale des  troupes  à  Berlin,  il  a  eu  la  joie  «  de  serrer  la  main  de  son 
empereur  allemand  dans  une  chaude  et  vivante  étreinte,  »  et  quand  l'em- 
pereur s'est  retiré,  il  l'a  suivi  des  yeux,  admirant  «  sa  noble  et  majes- 
tueuse démarche,  »  et  l'empereur  s'est  retourné,  et  lui  a  fait  un  signe 
de  tête.  —  Un  pan  du  ciel,  s'écrie-t-il ,  est  descendu  sur  FAllemagne, 
elle  a  vécu  pendant  un  jour  de  la  vie  des  dieux!  En  peignant  son  dé- 
mocrate dégrisé  et  content  sous  les  traits  d'un  pied-plat  sentimental  et 
lyrique,  M.  Auerbach  a-t-il  eu  quelque  malicieuse  intention?  A-t-il  obéi 
au  secret  désir  de  ridiculiser  un  peu  ce  que  son  Waldfried  se  donne 
l'air  d'admirer?  Aurait-il  gardé  quelques  ressentimens  des  froideurs 
qu'on  lui  témoigna  jadis  à  la  cour  de  Prusse?  A-t-il  voulu  venger  son 
almanach  méconnu?  Nous  ne  le  pensons  pas;  il  a  fait  œuvre  non  de 
poète  satirique,  mais  de  photographe.  Il  avait  rencontré  un  Waldfried, 
il  l'a  peint  tel  qu'il  l'avait  vu,  car  il  y  a  des  Waldfried  dans  ce  monde; 
ils  ont  reçu  du  ciel  la  mission  de  tout  approuver,  et  si  demain  leur  gou- 
vernement commettait  un  abus  de  pouvoir  ou  une  criante  injustice,  ils 
approuveraient  encore.  Avec  cela,  ils  se  donnent  pour  des  esprits  libres, 
pour  des  sages,  et  leur  sagesse  consiste  à  dire  que  le  château  de  monsei- 
gneur le  baron  est  le  plus  beau  des  châteaux,  et  que  M"'^  la  baronne 
est  la  meilleure  des  baronnes  possibles.  Ce  n'est  pas  là  précisément  la 
philosophie  de  Kant  ou  de  Fichte,  ou  même  de  Hegel ,  et  s'il  se  trouve 
que  monseigneur  le  baron  est  un  homme  d'un  goût  délicat,  il  a  peu  de 
sympathie  pour  ces  faux  philosophes,  il  les  envoie  dîner  à  l'office. 

Pour  démontrer  que  l'Allemagne  n'a  que  de  bonnes  intentions  à  l'é- 
gard de  son  voisin  de  l'ouest,  l'auteur  de  l'intéressante  brochure  Après  la 
guerre  allègue  que  M.  de  Bismarck  s'est  abstenu  de  s'ingérer  dans  les  af- 
faires intérieures  de  la  France,  qu'il  l'a  laissée  libre  de  se  donner  le  gou- 
vernement qui  lui  convenait,  qu'il  n'a  rien  demandé  à  ce  gouvernement 


L'ALLEMAGNE    ET    LA    FRANCE.  227 

sinon  d'avoir  la  ferme  volonté  et  la  force  de  maintenir  la  paix,  a  Si  la 
politique  allemande,  ajoute-t-il,  cherchait  à  se  créer  des  difficultés  avec 
la  France  et  à  remporter  par  des  luttes  répétées  des  avantages  ulté- 
rieurs sur  son  voisin,  elle  verrait  avec  plaisir  les  intrigues  cléricales  et 
chauviniques  la  seconder  dans  ses  desseins.  Voilà  les  points  noirs  qui 
obscurcissent  l'horizon...  L'opinion  publique  en  Allemagne  ne  peut  voir 
d'un  œil  indifférent  l'ultramontanisme  et  le  miliiarisme  se  tendre  fra- 
ternellement la  main,  comme  si  la  religion  n'était  destinée  qu'à  attiser 
les  passions  guerrières,  comme  si  c'était  la  tâche  de  l'armée  française 
d'être  une  édition  augmentée  et  corrigée  des  zouaves  pontificaux,  et  de 
former  les  colonnes  d'attaque  de  la  hiérarchie  romaine.  »  Ce  passage 
nous  montre  comment  aujourd'hui  des  esprits  éclairés  et  sérieux  jugent 
la  France.  M.  de  Bismarck  disait  dernièrement  à  un  propriétaire  po- 
méranien  que  les  Allemands  devaient  se  féliciter  de  voir  les  tendances 
cléricales  prendre  le  dessus  en  France,  parce  que  cela  affaiblirait  la  force 
militaire  de  la  nation.  «  On  bat  facilement,  disait-il,  un  bataillon  dans 
lequel  l'aumônier  a  plus  d'influence  que  le  commandant.  »  M.  de  Bis- 
marck et  l'auteur  de  la  brochure  se  font  en  vérité  une  idée  singulière 
de  l'armée  française;  mais  ceux  qui  souhaitent  le  règne  de  l'aumônier, 
ceux  qui  voudraient  mettre  l'épée  de  la  France  au  service  de  VEncyclique 
et  de  la  restauration  du  pouvoir  temporel,  feraient  bien  de  méditer  les 
avertissemens  multipliés  qu'on  leur  donne  de  Berlin,  aussi  bien  que  de 
Saint-Pétersbourg  et  de  Londres. 

Les  Français  ont  peine  à  se  rendre  compte  de  toute  l'importance 
qu'a  prise  en  Allemagne  la  question  religieuse ,  des  passions  qu'elle 
y  excite  et  du  rôle  considérable  que  jouent  dans  la  politique  d'outre- 
Rhin  les  professeurs  en  général  et  en  particulier  les  professeurs  d'his- 
toire. L'Allemand  est  le  plus  rétrospectif  des  hommes.  A  Sedan,  il  se 
souvenait  de  Louis  XIV  et  de  l'incendie  du  Palatinat;  aujourd'hui  il  rêve 
de  l'empereur  Henri  IV,  il  a  juré  de  le  venger  et  de  lui  faire  prendre  sa 
revanche  des  humiliations  de  Canossa.  Quelqu'un  qui  connaît  bien  M.  de 
Bismarck  disait,  après  la  conclusion  de  la  paix  de  Francfort,  que  Riche- 
lieu ne  tarderait  pas  à  se  faire  Piti.  Il  entendait  par  là  que  le  chancelier 
de  l'empire  allait  s'occuper  activement  de  se  créer  la  grande  situation 
parlementaire  qui  lui  avait  toujours  manqué,  qu'il  soulèverait  à  cet  effet 
une  importante  question  de  poUtique  intérieure,  et  qu'il  en  profiterait 
pour  grouper  autour  de  lui  un  parti  et  une  majorité  qui  fussent  entière- 
ment à  sa  dévotion.  M.  de  Bismarck  a  soulevé  la  question  religieuse,  il  a 
déclaré  la  guerre  au  Vatican,  et  le  parti  national-libéral  est  à  lui,  prêt  à  le 
suivre  partout  où  il  lui  plaira  de  le  conduire,  docile  à  tous  ses  ordres  et  ne 
se  plaignant  qu'à  voix  basse  des  sacrifices  parfois  excessifs  qu'il  impose 
à  sa  fidélité.  Cette  guerre  qu'on  a  déclarée  au  Vatican,  si  nous  en  croyons 
ce  qu'on  nous  écrivait  dernièrement  des  bords  de  la  Sprée,  on  ne  la 
regarde  point  comme  une  lutte  passagère  ;  on  ne  craint  pas  de  dire 


228  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dans  les  régions  ofTicielIes  qu'elle  durera  vingt-cinq  ans,  et  on  ne  pré- 
voit pas  qu'aucun  événement  puisse  modifier  d'une  manière  sensible  la 
situation.  Malgré  la  modération  bien  connue  de  ses  sentimens  et  de  son 
caractère,  le  prince  impérial  a  épousé  avec  chaleur  la^  politique  reli- 
gieuse du  chancelier,  et  le  catholicisme  ne  pourrait  pas  attendre  de 
l'esprit  ferme,  décidé,  un  peu  absolu,  de  la  fille  du  prince  Albert  les 
ménagemens  presque  sympathiques  qu'il  a  toujours  trouvés  dans  l'im- 
pératrice Augusta.  Aujourd'hui  l'église  catholique  est  aux  prises  avec 
Luther;  quand  les  idées  de  Strauss  et  de  Darwin  seront  en  faveur,  aura- 
t-elle  un  sort  moins  rigoureux?  On  ne  le  pense  pas  à  Berlin. 

Si  les  passions  protestantes  et  professorales  doivent  régner  longtemps 
sur  l'Allemagne,  Dieu  préserve  ses  voisins  de  s'emprisonner  comme 
elle  dans  les  sombres  geôles  de  la  théologie  !  Deux  fanatismes  rivaux, 
deux  frères  ennemis,  se  surveillant  d'un  œil  jaloux  par-dessus  le  Rhin, 
voilà  un  danger  qu'il  faut  éviter  à  tout  prix,  et  on  doit  désirer  ardem- 
ment que  le  zélotisme  catholique  et  clérical  ne  trouve  pas  de  ce  côté-ci 
des  Vosges  son  dernier  refuge  ou  sa  terre  de  promission,  on  doit  sou- 
haiter que  la  république  du  maréchal  de  Mac-Mahon  ne  devienne  pas, 
comme  nous  le  disait  l'autre  jour  un  spirituel  diplomate,  «  la  république 
de  Charles  X.  »  Autrement  une  collision  prochaine  viendrait  justifier 
non-seulement  les  fâcheux  pressentimens  de  l'auteur  de  la  brochure, 
mais  les  sinistres  prophéties  qu'exposait  hier  encore  M.  Gladstone  dans 
une  revue  anglaise.  En  homme  sûr  de  son  fait  et  qui  possède  le  secret 
des  dieux,  l'ancien  premier  lord  de  la  trésorerie  annonçait  que  «  ce  puis- 
sant courant  de  passions  humaines,  que  nous  appelons  faussement  la  fa- 
talité, »  entraîne  la  France  à  un  mortel  conflit  avec  l'Allemagne,  que,  le 
jour  venu,  elle  ne  pourra  contracter  d'alliance  avec  aucun  état,  que  son 
seul  allié  sera  un  allié  sans  nom ,  à  savoir  cette  minorité  ultramontaine 
qui  est  répandue  sur  toute  la  terre,  qui  hait  l'Allemagne,  qui  trouble 
l'Italie,  «  qui  triomphe  en  Belgique,  qui  fanfaronne  en  Angleterre,  qui 
à  Versailles  tout  à  la  fois  gouverne  et  conspire,  which  partly  governs  and 
'parthj  plots.  »  Tel  sera  l'auxiliaire  actif  de  la  France  «  quand  elle  se  lan- 
cera dans  une  aventure  insensée  sous  la  bannière  du  fanatisme  religieux, 
et  ces  deux  forces,  leur  union  fût-eHe  mal  assortie  et  dussent- elles  se 
détester  l'une  l'autre,  se  ligueront  pour  une  entreprise  commune,  bien 
qu'elles  poursuivent  des  buts  absolument  différens.  »  Il  semble  que, 
whigs  ou  tories,  les  chefs  des  partis  anglais  qui  ne  sont  plus  au  pouvoir 
éprouvent  le  besoin  d'occuper  leurs  loisirs  en  écrivant  des  romans;  mais 
nous  préférons  les  spirituels  romans  politiques  de  M,  Disraeli  aux  som- 
bres romans  théologiques  'de  M.  Gladstone,  et  nous  dirions  volontiers 
avec  le  Times  que  «  la  peur  qu'il  a  du  pape  pourrait  bien  avoir  dérangé 
quelque  peu  la  balance  de  son  jugement.  » 

Non,  nous  n'avons  pas  la  république  de  Charles  X,  et  fùt-il  vrai 
qu'en  France  la  minorité  ultramontaine  gouverne  un  peu  et  conspire 


l'Allemagne  et  la  frange.  229 

beaucoup,  il  serait  permis  de  croire  que  ses  rêves  ne  se  réaliseront 
point,  que  ses  plus  beaux  jours  sont  passés,  que  les  élections  prochaines 
justifieront  ses  inquiétudes,  que  dans  le  sénat  et  dans  la  chambre  des 
députés  elle  comptera  moins  d'amis  dévoués  que  dans  l'assemblée  na- 
tionale, et  des  adversaires  moins  généreux  ou  moins  imprévoyans.  Tou- 
tefois il  est  bon  que  la  France  réfléchisse  aux  embarras  que  pourrait  lui 
susciter  le  triomphe  d'un  parti  qui  l'isolerait  du  reste  du  monde,  en  at- 
tendant de  la  pousser  aux  aventures.  —  Lascia  le  donne  c  studia  la  ma- 
tematica,  disait  à  Jean-Jacques  une  courtisane  de  Venise,  et  ce  mot  fut 
répété  un  jour  par  un  maître  publiciste  à  un  écrivain  qui  avait  eu  l'in- 
génuité de  raisonner  en  docteur  sur  une  matière  de  politique  ecclésias- 
tique.—  Laisse  les  femmes,  que  tu  ne  connais  pas,  lui  disait-il,  et  étudie 
Tarithméiique.  Le  publiciste  avait  raison.  La  politique  de  l'église  est 
une  politique  de  femme,  elle  en  a  toutes  les  exigences  et  toutes  les 
tyrannies.  Ceux  qui  épousent  ses  intérêts,  l'église  les  considère  comme 
ses  chevaliers,  qui  lui  appartiennent  corps  et  âme-,  elle  dispose  de  leur 
sort  sans  les  consulter,  ils  doivent  être  fiers  de  porter  ses  couleurs  et 
heureux  de  risquer  leur  vie  pour  elle.  C'est  l'histoire  que  Schiller  a  mise 
en  ballade.  Le  lion  est  entré  dans  l'arène,  le  tigre  aussi,  et  le  léopard. 
Du  haut  de  son  balcon,  la  charmante  Gunégonde  laisse  tomber  son  gant, 
et,  le  sourire  aux  lèvres,  elle  dit  au  chevalier  Delorges  :  «  Seigneur,  si 
votre  amour  est  aussi  brûlant  que  vous  me  le  jurez  à  toutes  les  heures 
du  jour,  veuillez,  je  vous  prie,  me  rapporter  mon  gant.  »  Le  chevalier 
s'exécuta,  et,  par  miracle,  il  ne  fut  point  dévoré;  mais  de  ce  jour  il  ne 
revit  plus  la  charmante  Gunégonde.  La  France  sera  plus  sage  que  le 
chevalier  Delorges,  et  s'il  plaît  à  l'église  de  jeter  son  gant  à  la  face  de 
l'Allemagne  ou  de  l'Italie,  elle  ne  se  mêlera  point  de  cette  affaire,  elle 
réserve  son  épée  pour  de  meilleures  occasions.  Aussi  bien  les  femmes 
se  lamentent  beaucoup  et  protestent  pour  la  forme.  Dans  le  fond,  elles 
ont  le  courage  et  l'industrie  des  longues  patiences.  Elles  trouvent 
moyen,  quand  on  les  laisse  faire,  de  s'accommoder  des  situations 
qu'elles  déclaraient  insupportables;  on  est  leur  dupe  en  les  plaignant 
trop.  On  nous  citait  un  mot  charmant  du  saint-père.  Au  printemps  der- 
nier, le  lendemain  du  jour  où  Garibaldi  arriva  à  Rome  pour  siéger  dans 
le  parlement  italien,  le  prisonnier  volontaire  du  Vatican  dit  à  quel- 
qu'un avec  qui  il  cause  librement  :  «  Eh  bien!  on  disait  que  nous  ne 
pourrions  pas  tenir  deux  à  Rome;  depuis  hier,  nous  y  sommes  trois.  » 
Ce  mot  prouve  que,  si  le  pape  Pie  IX  a  le  tort  de  se  croire  infaillible, 
il  ne  laisse  pas  d'avoir  beaucoup  d'esprit  et  le  sentiment  très  fin  des 
situations.  Ne  soyons  pas  plus  royalistes  que  le  roi,  et  tâchons  d'être 
au  moins  aussi  Italiens  que  le  saint-père  et  aussi  résignés  que  lui  à  la 
perte  de  son  pouvoir  temporel. 

G.  Valbert. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  octobre  1875. 

Heureusement  les  vacances  parlementaires  vont  finir,  avant  une  se- 
maine l'assemblée  sera  de  nouveau  réunie  à  Versailles,  et  la  politique 
se  trouvera  forcément  ramenée  à  des  conditions  plus  précises.  On  aura 
beau  faire,  on  sera  invinciblement  conduit  à  serrer  de  plus  près  toutes 
ces  questions  qui  s'agitent  aujourd'hui  dans  le  vide,  et  du  premier 
coup  on  sera  en  présence  de  la  plus  sérieuse,  de  la  plus  urgente  des 
questions,  qui  est  de  compléter  l'organisation  donnée  à  la  France,  de 
mettre  en  mouvement  ce  système  constitutionnel  dont  le  pays  a  jus- 
qu'ici entendu  parler  sans  le  connaître. 

Ce  sera  heuieux.  Si  les  vacances  se  prolongeaient  encore,  on  finirait 
par  se  perdre  dans  un  tourbillon  de  discours,  de  manifestations,  de 
contradictions,  de  commentaires  qui  ne  font  que  se  multiplier  et  épais- 
sir l'obscurité  aux  approches  de  la  session.  Quand  ce  ne  sont  pas  les 
radicaux  qui  promènent  leur  intransigeance  turbulente  et  vagabonde, 
c'est  le  bonapartisme  qui  s'en  va  avec  M.  Rouher  porter  en  Corse  l'au- 
dace de  ses  revendications,  de  ses  défis  et  de  ses  allusions  ou  de  ses  ré- 
ticences offensantes  pour  M.  le  président  de  la  république  aussi  bien 
que  pour  M.  le  vice-président  du  conseil.  Quand  ce  n'est  pas  la  consti- 
tution qui  est  soumise  à  la  torture  des  interprétations  captieuses,  c'est 
la  politique  ministérielle  qui  passe  par  tous  les  laminoirs  des  polémiques 
subtiles.  Quand  ce  n'est  pas  de  la  direction  générale  des  affaires  qu'il 
s'agit,  c'est  aux  ruses  et  aux  subterfuges  de  la  tactique  que  les  raffinés 
s'amusent.  C'est  un  tumulte  assourdissant  où  il  y  a  plus  de  vaines  pa- 
roles et  de  conjectures  hasardeuses  que  de  faits,  où  les  partis  se  font  à 
tour  de  rôle  un  thème  de  tous  les  bruits,  des  plus  futiles  incidcns,  des 
intentions  ou  des  arrière-pensées  qu'ils  se  prêtent  mutuellement,  de  ce 
qu'ils  inventent  ou  de  ce  qu'ils  supposent,  au  risque  de  substituer  une 
politique  de  fantaisie  brouillonne  aux  réalités  d'une  situation  déjà  par 


REVUE.    CHRONIQUE.  231 

elle-même  assez  compliquée.  —  Aurons-nous  une  crise  ministérielle? 
M.  le  vice-président  du  conseil  l'emportera-t-il  sur  M.  Dufaure  et  M.  Léon 
Say,  ou  sera-t-il  renversé  au  profit  de  ses  deux  collègues?  Interpellera- 
t-on  le  gouvernement  avant  la  loi  électorale,  ou  bien  est-ce  la  loi  élec- 
torale qui  viendra  la  première,  qui  sera  le  champ  de  bataille?  De  quel 
côté  se  tourneront  les  différens  groupes,  —  légitimistes,  bonapartistes 
ou  centre  gauche,  —  dans  la  lutte  entre  le  scrutin  d'arrondissement  et 
le  scrutin  de  liste?  Quel  est  au  milieu  de  tout  cela  le  sens  du  dernier 
discours  de  M.  Thiers?  M.  Gambetta  se  rallie-t-il  à  la  république  conser- 
vatrice ou  joue-t-il  le  Dcpit  amoureux  avec  ses  amis  les  irréconciliables? 
Et  tous  les  jours  ainsi  on  recommence  en  jouant  le  plus  souvent  aux 
propos  interrompus  :  c'est  le  prologue  qui  est  à  lui  seul  une  comédie 
avant  la  représentation  sérieuse  qui  va  commencer  à  Versailles  et  qui 
nous  remettra  sur  notre  chemin,  il  faut  le  croire,  qui  nous  ramènera 
aux  questions  vraies,  essentielles  et  pratiques  du  moment. 

Une  des  choses  assurément  les  plus  étranges  et  les  plus  caractéris- 
tiques dans  cette  comédie  de  l'esprit  de  parti  en  temps  de  vacances,  c'est 
ce  conflit  d'interprétations  et  de  commentaires  qui  s'est  élevé  autour  du 
dernier  discours  de  M.  Thiers,  c'est  cette  passion  d'obscurcir  et  de  déna- 
turer les  paroles  les  plus  simples.  Que  M.  Thiers,  en  villégiature  à  Arca- 
chon,  auprès  de  la  mer  et  des  pins  odorans,  cède  à  la  tentation  de  pro- 
noncer un  discours,  et  même  qu'il  le  prononce  en  France  plutôt  qu'en 
Suisse,  est-ce  donc  si  extraordinaire?  Qu'il  exprime  ses  opinions,  des 
opinions  mille  fois  exprimées,  universellement  connues,  et  non  les  opi- 
nions des  autres,  qu'il  juge  le  2k  mai  autrement  que  ceux  qui  ont  fait 
cette  révolution  contre  lui,  ce  n'est  point  encore  bien  étonnant  sans 
doute;  mais  c'est  là  que  commence  la  comédie  des  partis  se  servant  de 
tout,  poursuivant  à  travers  tout  leur  idée  fixe,  la  satisfaction  de  leurs 
rancunes,  de  leurs  espérances  ou  de  leurs  intérêts. 

Il  y  a  vraiment  une  tribu  singulière  de  conservateurs.  Ils  ont  sans 
cesse  les  yeux  tournés  vers  M.  Thiers;  ils  ne  voient  que  lui  dans  leurs 
mésaventures,  dans  leurs  mécomptes,  dans  les  embarras  qu'ils  se  créent 
le  plus  souvent  eux-mêmes.  —  C'est  M.  Thiers  qui  empêche  tout,  qui 
contrarie  tout.  S'il  se  tait,  ils  interprètent  son  silence,  s'il  ouvre  la 
bouche,  ils  savent  ce  qu'il  va  dire  avant  qu'il  ait  parlé,  ils  ont  leur 
thème  préparé  d'avance,  et  les  voilà  recommençant  leurs  récriminations 
invariables.  C'en  est  fait,  M.  Thiers  a  abdiqué  son  passé,  évidemment 
il  ourdit  quelque  révolution  nouvelle;  c'est  un  Coriolan  qui  médite  de 
rentrer  dans  sa  ville,  c'est-à-dire  dans  sa  position  perdue,  avec  l'aide 
du  radicalisme,  qu'il  couvre  aujourd'hui  de  sa  protection.  Est-ce  qu'il 
n'a  pas  dit  que  les  radicaux,  s'ils  étaient  au  pouvoir,  seraient  forcés  eux- 
mêmes  de  renoncer  à  leurs  théories  sociales  et  économiques?  Naturelle- 
ment les  radicaux,  qui  n'y  regardent  pas  de  si  près,  n'ont  garde  de  re- 


232  RETUE   DES    DEUX   MONDES. 

fuser  l'avantage  de  cette  étrange  confusion.  II  suffit  que  des  conservateurs 
mal  inspirés  voient  en  M.  Thiers  un  ennemi  pour  qu'ils  exaltent  ses  dis- 
cours, pour  qu'ils  se  servent  de  son  nom  devant  le  pays.  Au  fond,  ni  les 
uns  ni  les  autres  ne  croient  ce  qu'ils  disent,  et  s'ils  parlent  ainsi,  c'est 
parce  que  les  uns  se  figurent  toujours  voir  dans  l'ancien  président  de  la 
république  un  dangereux  prétendant  à  combattre,  parce  que  les  autres 
espèrent  se  servir  de  ce  précieux  patronage  dans  leurs  campagnes  pro- 
chaines. Tout  cela  n'est  qu'une  vaine  comédie  des  partis. 

Croire  que  M.  Thiers  ne  reparaît  aujourd'hui  par  son  discours  d'Arca- 
chon  que  pour  se  préparer  quelque  éclatante  revanche,  pour  provoquer 
des  manifestations  d'opinion  qui  seraient  embarrassantes  pour  lui  comme 
pour  tout  le  monde,  c'est  méconnaître  sa  situation.  Il  ne  peut  pas  être 
ministre,  ni  même  président  d'un  ministère,  il  ne  pourrait  donc  rentrer 
au  pouvoir  que  comme  chef  de  gouvernement  ;  mais  ce  serait  ouvrir  une 
brèche  dans  cette  constitution  qu'il  fait  justement  honneur  à  l'assem- 
blée d'avoir  votée,  qui  a  lié  la  présidence  septennale  de  M.  le  maréchal  de 
Mac-Mahon  à  la  loi  organique  elle-même,  et  la  brèche  une  fois  ouverte, 
on  ne  sait  guère  ce  qui  pourrait  y  passer.  Ce  n'est  point  l'ancien  prési- 
dent de  la  république  qui  pourrait  être  soupçonné  de  vouloir  jouer  de 
telles  parties.  La  vérité  est  que  M.  Thiers  reste  un  personnage  considé- 
rable, que  les  circonstances  ont  placé  en  dehors  de  la  mêlée  des  opi- 
nions et  des  compétitions  de  tous  les  jours,  qui  garde  certes  plus  que 
tout  autre  le  droit  de  dire  son  mot  sur  les  affaires  du  pays,  et  ce  mot,  il 
le  dit  avec  l'autorité  de  ses  services  et  de  sa  parole,  avec  un  sentiment 
supérieur  des  nécessités  qui  ont  fait  sortir  la  république  des  événemens 
de  ces  dernières  années. 

Est-ce  que  M.  Thiers  se  trompe  lorsqu'il  décrit  ces  nécessités?  S'il  se 
trompe,  comment  ceux  qui  auraient  certainement  désiré  le  rétablisse- 
ment de  la  monarchie  ont-ils  été  conduits  à  voter  eux-mêmes  par  rai- 
son la  république  du  25  février?  Est-ce  que  c'est  parler  en  radical  de 
dire  qu'il  ne  faudrait  pas  rétrécir  aujourd'hui  le  parti  conservateur  au 
point  de  n'y  comprendre  que  ceux  qui  ont  voté  contre  la  république,  qui 
semblent  craindre  encore  de  prononcer  le  nom  du  gouvernement  qu'ils 
servent?  Mais  alors  comment  M.  Dufaure,  M.  Léon  Say  sont-ils  dans  le 
ministère?  Ce  que  M.  Thiers  dit  de  l'avantage  de  réunir  dans  le  cadre 
de  la  république  toutes  les  bonnes  volontés,  toutes  les  forces  réelle- 
ment conservatrices,  de  quelque  côté  qu'elles  viennent,  c'est  ce  que 
pensent  tous  ceux  qui  ont  de  la  prévoyance,  c'est  ce  que  M.  le  maréchal 
de  Mac-Mahon  lui-même  a  dit  dans  ses  constans  appels  aux  «  hommes 
modérés  de  tous  les  partis.  »  Est-ce  que  M.  Thiers  ressemble  à  un  homme 
qui  veut  créer  des  embarras  à  M.  le  duc  Decazes,  lorsqu'il  trace  de  nos 
intérêts  extérieurs,  de  la  situation  de  la  France  vis-à-vis  de  l'Europe, 
une  peinture  si  pénétrante  et  si  juste?  Que  les  légitimistes  persistent 


BEVUE.    —   CHRONIQUE.  233 

à  répéter  sans  cesse  que  la  France  est  perdue,  qu'elle  ne  peut  avoir 
aucune  alliance  tant  qu'elle  n'a  pas  la  monarchie,  c'est  une  manière 
de  comprendre  le  patriotisme  et  même  la  situation  de  l'Europe.  M.  Thiers 
montre  supérieurement  que  l'Europe  n'en  est  plus  aux  défiances  d'au- 
trefois, à  la  sainte-alliance  de  1815,  pas  plus  qu'aux  alliances  absolu- 
tistes de  1830,  que  partout  la  politique  de  non-intervention  s'est  substi- 
tuée à  la  politique  d'intervention  dans  les  affaires  des  peuples.  L'Europe 
en  est  venue  à  n'avoir  plus  ni  préférences  marquées  ni  répulsions  sé- 
rieuses au  sujet  du  régime  intérieur  que  notre  pays  peut  se  donner. 
Tout  ce  qu'elle  désire,  c'est  de  retrouver  une  France  digne  de  l'estime 
et  des  sympathies  qu'elle  inspire,  constituée  sous  une  forme  ou  sous 
l'autre  de  façon  à  offrir  des  garanties.  Le  secret  de  ce  que  la  France 
peut  attendre  de  l'Europe  est  peut-être  tout  entier  dans  ce  mot  prêté 
au  prince  Gortchakof  :  «  il  n'y  a  que  l'instabilité  qui  n'a  pas  d'aUiances.  » 
C'est  à  nous  de  nous  arranger  pour  n'être  pas  cette  «  instabilité  »  aux 
yeux  de  l'Europe,  M.  Thiers  l'a  dit  avec  une  raison  nette  et  résolue  : 
«  La  république  est  votée.  Que  faut-il  faire?  Je  réponds  sans  hésiter, 
une  seule  chose,  et  tous,  tout  de  suite  :  s'appliquer  franchement,  loya- 
lement à  la  faire  réussir.  »  Gomment  peut-elle  réussir?  A  une  condi- 
tion, et  à  cette  condition  seule ,  c'est  qu'elle  soit  «  un  gouvernement 
régulier,  sage,  fécond,  »  assez  vigoureusement  organisé  pour  être  le 
protecteur  vigilant,  efficace  de  tous  les  intérêts  extérieurs  et  intérieurs 
de  la  France.  Tout  est  là  :  c'est  précisément  le  programme  de  cette 
session  qui  va  s'ouvrir,  où  dès  le  premier  jour  vont  se  présenter  pour 
le  gouvernement,  pour  les  partis  des  questions  de  législation,  d'organi- 
sation, de  conduite,  de  prudence  qui  résument  en  définitive  la  politique 
du  moment. 

De  quoi  s'agit-il?  La  constitution  du  25  février,  avec  les  lois  qui  la 
complètent,  a  été  adoptée  comme  le  régime  défini  et  précis  de  la  France. 
Cet  ensemble  constitutionnel,  les  uns  l'ont  voté  parce  qu'il  portait  le 
nom  de  la  république,  les  autres  parce  qu'il  réunissait  les  plus  sérieuses 
garanties  conservatrices;  tous  sont  aujourd'hui  également  intéressés  à 
le  «  faire  réussir,  »  selon  le  mot  de  M.  Thiers,  à  en  assurer  l'appUcalion 
sincère  et  pratique,  à  lui  imprimerie  plus  promptement  et  le  plus  com- 
plètement possible  tous  les  caractères  d'un  régime  régulier,  à  ne  pas 
le  laisser  enfin  livré  aux  entreprises  des  partis  hostiles  par  une  politi- 
que et  par  des  procédés  d'exécution  de  nature  à  l'altérer  et  à  le  com- 
promettre. Est-ce  que  cela  ne  tranche  pas  déjà  moralement  la  première, 
la  plus  grave  question  qui  attend  l'assemblée  à  son  retour,  celle  du 
choix  d'un  mode  de  scrutin  dans  la  loi  électorale?  Est-que  cela  ne  de- 
vrait pas  suffire  pour  faire  de  l'élection  par  arrondissement,  non  par  dé- 
partement, le  programme  d'un  parti  constitutionnel  résolu  à  mettre  le 
régime  du  25  février  à  l'abri  d'une  bourrasque  de  scrutin?  Le  malheur 


234  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

est  que  depuis  longtemps,  par  bien  des  raisons,  cette  question  en  est 
venue  à  se  compliquer  de  toute  sorte  de  préoccupations  au  moins 
étranges,  qu'on  avoue  tout  haut,  presque  naïvement ,  sans  croire  rien 
dire  d'extraordinaire.  Pour  les  uns,  il  s'agit  tout  simplement  de  savoir 
dans  quelles  conditions  ils  auront  les  meilleures  chances  d'être  élus,  et 
quelquefois  ce  que  coûtera  une  candidature  selon  les  procédés.  Les  au- 
tres se  demandent  avant  tout  ce  qui  favorisera  le  plus  leur  parti,  leurs 
combinaisons.  On  fait  des  enquêtes  sur  l'esprit  des  divers  départemens, 
sur  la  manière  d'enlever  une  élection.  Il  en  est  qui  se  décident  par 
quelque  considération  de  circonstance,  parce  qu'ils  sont  pour  le  mo- 
ment ministériels  ou  opposans,  et  en  fin  de  compte  on  analyse  tout,  on 
examine  tout,  excepté  la  seule  question  sérieuse  et  importante  :  quel  est 
le  système  qui  met  le  plus  de  vérité,  de  sincérité  dans  les  élections? 

On  aura  beau  dire  :  ce  scrutin  de  liste  que  les  républicains,  par  habi- 
tude ou  par  tradition,  inscrivent  dans  leur  programme,  qu'ils  se  dispo- 
sent à  défendre  contre  le  gouvernement,  ce  scrutin  est  une  grande  lo- 
terie d'où  sortent  au  hasard  des  majorités  factices  ou  de  véritables 
amalgames  de  noms  qui  réunissent  quelquefois  à  peu  près  le  même 
nombre  de  suffrages,  et  qui  représentent  des  opinions  contraires.  C'est 
une  vaste  confusion  où  les  électeurs  ne  savent  le  plus  souvent  ce  qu'ils 
font.  Gomment  veut-on  que  des  masses  qui  travaillent,  qui  vivent  dans 
leurs  campagnes  ou  même  dans  leurs  ateliers,  se  rendent  compte  de  ce 
vote  multiple  qu'on  leur  demande?  Nous-mêmes,  nous  tous  qui  vivons 
à  Paris,  nous  sommes  embarrassés  quand  on  nous  présente  ce  casse- 
tête  de  quarante  ou  trente  noms  à  combiner.  Et  qu'on  remarque  bien 
que  ce  suffrage  universel  difxcl  par  scrutin  de  liste  n'est  qu'une  fiction; 
il  est  presque  impossible,  s'il  n'est  pas  dirigé.  On  vient  de  le  voir  par 
le  procès  jugé  récemment  à  Marseille.  Nous  n'examinons  pas,  bien  en- 
tendu, l'œuvre  de  la  justice  pas  plus  que  la  part  de  l'administration. 
Toujours  est-il  qu'il  y  a  une  organisation  électorale,  il  y  a  des  délégués 
de  canton,  d'arrondissement,  il  y  a  des  comités  arrangeant  des  candida- 
tures, combinant  des  listes  expédiées  aux  électeurs,  qui  ne  les  reçoivent 
sans  doute  que  s'ils  le  veulent  bien,  mais  qui  le  plus  souvent  les  jet- 
tent dans  l'urne  sans  y  regarder.  Ils  votent  pour  la  liste  de  leur  co- 
mité. —  C'est  naturel,  légitime  et  inévitable,  dit-on,  soit;  mais,  si  c'est 
légitime  et  inévitable,  il  ne  faut  point  se  payer  de  mots  :  il  y  a  une  chose 
bien  plus  simple,  c'est  de  régulariser  franchement  ces  combinaisons, 
c'est  de  donner  le  caractère  légal  à  cette  organisation  qui  est  aujour- 
d'hui sans  garanties.  C'est  le  suffrage  à  deux  degrés.  Est-on  décidé  à 
l'adopter?  La  question  changerait  sans  doute  de  face.  Resterait  à  savoir 
si  le  moment  est  bien  opportun,  si  après  s'être  fait  auprès  des  masses 
un  moyen  de  popularité  du  vote  illimité,  on  n'aurait  pas  l'air  de  dimi- 
nuer leur  droit,  et  si  on  ne  donnerait  pas  ainsi  une  arme  redoutable  au 


REVUE.    —   CHRONIQTJE.  235 

bonapartisme,  ce  grand  défenseur,  comme  on  sait,  et  surtout  ce  grand 
manipulateur  du  suffrage  universel.  On  a  le  choix  ;  si  ce  n'est  pas  une 
grande  confusion,  c'est  l'élection  entre  les  mains  de  meneurs  de  parti, 
ou  entre  les  mains  du  gouvernement,  selon  les  circonstances.  Dans  tous 
les  cas,  la  vérité  devient  ce  qu'elle  peut;  mais  il  y  a  de  plus  aujourd'hui 
une  raison  toute  politique,  constitutionnelle,  contre  le  scrutin  de  liste 
qu'on  réclame  assez  dangereusement  dans  l'intérêt  de  la  république. 

Il  faut  prendre  les  choses  comme  elles  sont.  Qu'on  le  veuille  ou  qu'on 
ne  le  veuille  pas,  si  la  situation  n'a  pas  changé,  si  les  conditions  restent 
ce  qu'elles  sont,  les  élections  avec  le  scrutin  de  liste  risquent  de  prendre 
forcément  le  caractère  d'une  lutte  ouverte  entre  deux  camps  tranchés, 
d'une  manifestation  plébiscitaire  de  part  et  d'autre.  C'est  presque  la 
fatalité  d'une  situation  où  une  majorité  réellement,  sincèrement  consti- 
tutionnelle, a  tant  de  peine  à  se  former.  Il  y  aura  une  liste  conserva- 
trice où  les  bonapartistes  se  feront  la  plus  large  part  possible,  et  il  y 
aura  une  liste  républicaine  où  l'on  sera  bien  obligé  de  faire  une  place 
aux  radicaux,  même  aux  radicaux  révolutionnaires,  sous  peine  de  les 
voir  élever  bannière  contre  bannière.  On  peut  bien  d'ailleurs  compter 
sur  les  ardeurs  inévitables  de  la  lutte  pour  accentuer  la  couleur,  les 
prétentions,  les  exigences  des  partis  contraires.  Eh  bien  !  que  peut-il 
arriver?  Si  les  listes  conservatrices  ont  la  chance  de  former  une  majo- 
rité dans  l'assemblée  nouvelle,  croit-on  qu'on  aura  préparé  des  jours 
favorables  à  cette  constitution  du  25  février  que  les  bonapartistes  ne 
sont  pas  les  seuls  à  voir  avec  impatience?  Si  ce  sont  les  listes  républi- 
caines qui  l'emportent,  elles  respecteront  la  constitution,  nous  le  vou- 
lons bien;  la  majorité  nouvelle  ne  sortira  pas  moins  animée  du  combat, 
elle  sera  gonflée  de  sa  victoire,  elle  voudra  faire  pénétrer  ses  idées  dans 
le  gouvernement,  et  si  alors  elle  rencontre  des  résistances,  des  diffi- 
cultés faciles  à  prévoir,  est-on  bien  sûr  qu'on  aura  servi  la  constitution 
et  la  république  par  ces  procédés  d'élection  plébiscitaire?  N'aura-t-on 
pas  tout  simplement  préparé  à  la  France  des  crises  nouvelles?  C'est  là 
une  alternative  qui  n'a  rien  d'imaginaire,  qui  peut  se  produire  par  le 
scrutin  de  liste,  qui  doit  dès  lors  entrer  dans  les  calculs  de  ceux  qui 
vont  avoir  une  résolution  à  prendre,  et  c'est  précisément  parce  que  le 
scrutin  d'arrondissement,  en  fractionnant  les  élections,  tempère  la  vio- 
lence de  ces  mouvemens  d'opinion  qu'il  est  aujourd'hui  le  système  le 
plus  sensé,  le  plus  politique,  le  mieux  fait  pour  une  situation  qu'il  faut 
préserver  au  lieu  de  l'exposer  aux  tempêtes  plébiscitaires. 

Le  scrutin  d'arrondissement  a  le  grand  mérite  d'être  plus  simple, 
moins  agitateur,  de  livrer  beaucoup  moins  à  l'inconnu,  à  des  meneurs 
souvent  anonymes  'es  chances  de  ces  consultations  populaires,  d'être  en 
un  mot  essentiellement  le  procédé  d'un  régime  régulier.  Il  atténue  la 
portée  de  ces  élections  excentriques  qui  engagent  quelquefois  tout  un 


236  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

département  dans  une  manifestation  organisée  on  ne  sait  comment.  Il 
fait  la  part  des  minorités  sans  enlever  aux  majorités  leurs  droits.  Il  est 
surtout  plus  vrai,  puisqu'il  est  bien  certain  que  les  électeurs  qui  n'ont 
qu'un  député  à  nommer  savent  mieux  ce  qu'ils  font.  Ils  connaissent 
leur  candidat  ou  ils  savent  exactement  ce  qu'il  représente  ;  ils  peu- 
vent plus  aisément  s'entendre,  se  concerter.  C'est,  dit-on,  substituer 
une  «  lutte  de  personnes  »  à  une  «  lutte  d'opinions,  »  affaiblir  l'élec- 
tion dans  son  caractère  politique  en  la  morcelant,  en  livrant  le  scrutin 
aux  influences  locales.  Nous  ne  prétendons  pas  qu'il  n'y  ait  ni  inconvé- 
niens  ni  abus;  encore  faut-il  choisir  le  système  qui  en  a  le  moins.  Pour- 
quoi donc  le  nom,  les  services,  la  considération,  le  talent  ou  la  position 
personnelle  d'un  candidat  ne  seraient-ils  pas  le  premier,  le  plus  décisif 
élément  dans  le  choix  des  électeurs?  De  médiocres  importances  locales 
peuvent  passer  avec  le  scrutin  d'arrondissement,  c'est  possible.  Est-ce 
que  les  médiocrités  ne  passent  pas  avec  le  scrutin  de  liste?  Mieux  vaut 
encore  ceux  qui  ont  une  importance  locale  que  ceux  qui  n'ont  d'impor- 
tance d'aucune  sorte,  ni  locale  ni  générale.  Ne  connaissez-vous  pas 
cette  légion  de  candidatures  nomades  et  obscures  qui  se  faufilent  à  la 
suite  d'un  nom  retentissant?  Celles-ci  peuvent  être  atteintes,  nous  n'en 
disconvenons  pas.  Est-ce  que  des  hommes  d'une  véritable  valeur,  des 
hommes  qui  représenteront  sérieusement  une  opinion,  un  parti,,  reste- 
ront sans  collège  et  sans  asile  ?  Est-ce  qu'aux  époques  de  liberté  consti- 
tutionnelle où  le  scrutin  fractionné  existait  le  caractère  politique  s'effa- 
çait dans  les  élections?  N'y  avait-il  pas  des  arrondissemens  toujours 
prêts  à  choisir  un  député  pour  ses  idées,  pour  sa  notoriété  publique? 

Rien  n'est  plus  aisé  aujourd'hui  sans  doute  que  de  s'armer  contre  le 
scrutin  d'arrondissement  des  souvenirs  de  l'empire,  de  parler  des  cham- 
bellans, des  candidats  de  l'empereur  expédiés  en  province.  D'abord 
nous  ne  sommes  plus  sous  l'empire,  il  n'y  a  pas  de  chambellans;  mora- 
lement et  politiquement,  tout  est  changé,  et  puis,  ce  qui  est  proposé 
aujourd'hui  n'est  pas  le  système  de  1852.  Sous  l'empire,  les  circonscrip- 
tions n'étaient  qu'une  création  artificielle  et  arbitraire  combinée  pour 
la  domination.  Elles  se  composaient  le  plus  souvent  de  fragmens  qu'on 
détachait  avec  une  habileté  calculée  d'arrondissemens  différons  qui 
n'avaient  aucun  lien  entre  eux,  et  oîi  le  gouvernement  seul  pouvait  agir 
par  une  administration  présente  partout  à  la  fois.  Aujourd'hui  rien  de 
semblable.  L'arrondissement,  auquel  on  rendrait  le  droit  de  représen- 
tation, a  pour  ainsi  dire  son  existence  collective;  sans  être  bien  vivace, 
il  a  sa  place  dans  l'organisation  générale,  il  a  ses  intérêts,  son  ensemble 
judiciaire,  financier,  administratif.  Les  électeurs,  rapprochés  dans  une 
sphère  d'action  commune,  ont  plus  de  liberté  dans  leur  choix,  et  après 
tout,  ce  système,  dont  on  croit  voir  l'insuffisance,  il  n'y  a  pas  longtemps 
encore  que  bien  des  républicains  modérés  eux-mêmes  l'admettaient 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  237 

comme  le  plus  vrai.  C'était  le  système  du  centre  gauche,  c'était  celui  que 
le  gouvernement  de  M.  Thiers  proposait  dans  les  projets  constitution- 
nels soumis  à  l'assemblée  à  la  veille  du  2k  mai  1873,  Pourquoi  ce  qui 
était  bon  avant  le  2k  mai  ne  le  serait-il  plus  aujourd'hui  ?  Nous  restons 
avec  les  projets  de  1873,  et  M.  Dufaure,  M.  Léon  Say,  ministres  en 
ce  moment  comme  ils  Tétaient  à  la  veille  du  2^  mai,  ne  font  que  dé- 
fendre ce  qu'ils  ont  proposé  eux-mêmes.  —Eh!  oui,  sans  doute,  disent 
des  hommes  qui  ont  changé  d'avis  ou  qui  hésitent  du  moins,  oui,  sans 
doute,  c'est  mille  fois  vrai,  le  scrutin  d'arrondissement  est  le  procédé  d'un 
régime  régulier;  mais  nous  ne  sommes  pas  dans  un  temps  régulier,  la 
république  et  la  constitution  sont  fragiles,  elles  ont  besoin  d'une  grande 
consécration  populaire,  d'autant  plus  que  la  politique  du  vice-président 
du  conseil  actuel  n'est  rien  moins  que  rassurante.  Qui  donc  croira  que 
le  régime  du  25  février  est  régulier  et  définitif,  si  ceux  qui  l'ont  voté 
ont  l'air  de  ne  pas  le  croire,  s'ils  donnent  l'exemple  de  cette  défiance 
contagieuse,  s'ils  laissent  le  pays  sous  cette  impression  que  tout  peut 
être  mis  en  doute?  Ne  voit-on  pas  que  c'est  là  encore  de  l'incertitude, 
qu'on  risque  de  donner  des  armes  à  des  adversaires  dangereux  qui  vont 
répétant  sans  cesse  que  rien  n'est  fait,  qu'il  n'y  a  qu'un  expédient  sans 
efficacité  et  sans  durée,  que  la  seule  chose  importante  dans  la  constitu- 
tion, dans  les  élections  prochaines,  c'est  la  révision,  et  qu'après  tout, 
plébiscite  pour  plébiscite,  mieux  vaut  le  plébiscite  national  que  le  plé- 
biscite départemental? 

Qu'on  y  réfléchisse  encore  une  fois  au  moment  où  l'assemblée  va  être 
obligée  de  faire  son  choix,  où  tout  va  se  décider;  qu'on  se  dise  bien  que 
le  meilleur  moyen  d'arriver  à  une  certaine  stabilité  dans  la  répubUque 
et  même  de  ramener  le  gouvernement  à  la  pratique  simple  et  franche 
de  la  constitution,  ce  n'est  pas  d'embarrasser  des  questions  d'organisa- 
tion permanente  de  considérations  de  circonstance,  de  préoccupations 
de  parti  ou  d'impatiences  d'opposition. 

Et  ce  qui  est  vrai  de  la  loi  électorale,  du  choix  d'un  mode  de  scrutin, 
ne  l'est  pas  moins  d'un  autre  article  que  l'opposition  républicaine  paraît 
inscrire  sur  le  programme  de  sa  prochaine  campagne  :  la  restitution 
aux  conseils  municipaux  du  droit  de  nommer  les  maires.  La  question 
est  assurément  des  plus  complexes,  et  on  peut  se  souvenir  qu'à  un  des 
momens  les  plus  critiques  de  1871  l'assemblée  était  dans  un  tel  entrain 
de  libéralisme  administratif  et  de  décentralisation  que  M.  Thiers  fut 
obligé  de  lui  faire  presque  violence  pour  réserver  au  gouvernement  le 
droit  de  nommer  les  maires  dans  les  grandes  villes.  Depuis  le  2k  mai, 
on  est  allé  bien  plus  loin,  le  gouvernement  a  reconquis  le  droit  de  nom- 
mer directement  les  maires  dans  toute  la  France.  Aujourd'hui,  après 
avoir  été  assez  peu  favorable  à  la  décentralisation  en  1871,  le  parti  ré- 
publicain se  ravise  et  veut  rendre  aux  municipalités  ce  droit  de  nom- 
mer les  maires  sur  lequel  M.  Thiers  avait  des  doutes  si  prévoyans. 


238  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

C'est  toujours  la  même  chose.  On  fait  et  on  défait,  on  adopte  ou  l'on 
reprend  une  idée,  selon  Tintérêt  qu'on  croit  y  trouver.  Au  fond,  c'est 
une  question  toute  politique  qu'on  soulève,  et  si  ceux  qui  déploient  un 
tel  zèle  pour  l'indépendance  municipale  voulaient  parler  franchement, 
ils  avoueraient  que  la  vraie  raison  de  leur  insistance,  c'est  que  les  maires 
ne  leur  offrent  pas  toutes  les  garanties  possibles,  c'est  que  ces  agens 
municipaux  en  grande  partie  renouvelés  depuis  le  2h  mai  sont  soup- 
çonnés de  vieilles  att.ac!ies  bonapartistes.  Le  gouvernement  a  tort  sans 
doute  s'il  nomme  des  maires  d'un  impérialisme  avéré ,  et  il  se  donne 
bien  gratuitement  un  tort  plus  grand  encore  lorsqu'il  semble  mettre 
des  façons  pour  frapper  M.  le  maire  d'Ajaccio  allant  sous  son  habit  de 
réserviste  assister  aux  ovations  préparées  pour  M.  Houher.  On  peut  avoir 
raison  de  se  plaindre  quelquefois;  mais  il  ne  s'agit  ni  de  l'intérêt  mu- 
nicipal bien  entendu,  ni  même  de  ce  droit  de  nomination  des  maires 
dont  le  gouvernement  ne  doit  pas  se  dessaisir,  peut-être  moins  sous  la 
république  que  sous  tout  autre  régime,  précisément  parce  que  de  tontes 
parts,  dès  qu'on  le  peut,  on  se  fait  une  triste  habitude  de  transformer 
de  modestes  municipalités  en  autant  de  petites  républiques  tracassières 
et  s'agitant  dans  le  vide. 

Il  faut  en  prendre  son  parti,  nous  n'en  sommes  pas  au  point  où  de 
néfastes  événemens  nous  ont  laissés  pour  nous  amuser  à  de  petites 
querelles  parlementaires  ou  municipales  et  même  pour  tout  subordon- 
ner à  nos  idées  préférées.  La  France  a  des  devoirs  à  remplir  envers 
elle-même,  elle  a  de  toute  façon  à  se  réorganiser,  et  dans  ce  travail  les 
maires  ne  sont  pas  seulement  des  agens  municipaux,  ils  sont  les  repré- 
sentans  de  l'autorité  centrale.  Il  y  a  aujourd'hui  une  raison  de  plus  qui 
suffirait  à  trancher  la  question.  Les  maires  sont  des  agens  essentiels 
dans  tout  ce  qui  touche  à  la  mobilisation  miUtaire.  De  leur  zèle,  de  leur 
ponctualité  ou  de  leur  négligence  dépend  l'exécution  de  certaines  me- 
sures, et  des  exemples  récens  prouvent  qu'ils  ont  peut-être  encore 
beaucoup  à  apprendre  pour  se  pénétrer  de  leur  rôle,  que,  s'il  y  a  un 
défaut,  il  ne  vient  pas  d'un  excès  d'autorité  du  gouvernement.  Sans 
doute  le  gouvernement  est  responsable  et  doit  toujours  compte  de  ce 
qu'il  fait,  mais  il  doit  garder  le  choix  de  ceux  qui  peuvent  être  appelés 
à  le  seconder  dans  des  circonstances  décisives.  Il  ne  peut  pas  être  sur- 
pris ou  entravé  dans  un  moment  d'action  par  de  petites  résistances 
locales,  et  voilà  pourquoi  on  ferait  mieux  de  laisser  de  côté  pour  l'in- 
stant cette  question  des  maires,  qui  n"a  d'ailleurs  rien  de  pressant, 
qu'on  ne  pourrait  que  compromettre  une  fois  de  plus  en  la  mêlant  à 
des  préoccupations  d'élection. 

Ce  qui  touche  aux  intérêts  essentiels,  permanens,  de  la  France  devrait 
toujours  être  laissé  en  dehors  des  conflits  passionnés  des  partis;  mais 
c'est  une  raison  de  plus  pour  que  l'esprit  qui  préside  aux  affaires  du 
pays  garde  avec  une  vigilance  active  une  libérale  et  ferme  impartialité, 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  239 

et  c'est  là  précisément  qu'est  la  question  politique  tout  entière.  M,  le 
vice-président  du  conseil  peut  s'apercevoir  aujourd'hui  que,  sans  le 
vouloir,  avec  des  intentions  honnêtes,  nous  ne  le  contestons  pas,  mais, 
par  un  sentiment  an  peu  étroit  et,  exclusif  des  choses,  il  a  fini  par  tout 
compliquer  au  lieu  de  travailler  à  tout  simplifier.  Il  ne  lui  a  pas  suffi  de 
se  donner  la  fausse  apparence  de  ménagemens  envers  un  parti  qu'il  a 
très  inexactement  considéré  comme  une  force  conservatrice,  et  qui  en 
vient  aujourd'hui  à  des  manifestations  presque  factieuses,  il  a  cru  se 
montrer  un  ministre  très  conservateur  en  témoignant  ses  défiances,  ses 
antipathies,  aux  hommes  les  plus  modérés,  au  centre  gauche  lui-même, 
et  sans  réussir  à  rallier  une  majorité  comme  il  la  désirait,  il  s'est  créé 
certainement  des  difficultés  dans  les  affaires  qui  se  présentent  main- 
tenant, dans  la  principale  de  toutes,  la  loi  électorale,  le  choix  du  mode 
de  scrutin.  Que  M.  Buffet  ait  montré  l'autre  jour  dans  la  commission 
de  permanence  une  certaine  résolution  en  devançant  ses  adversaires, 
en  leur  donnant  rendez-vous  pour  le  premier  jour  de  la  réunion  de 
l'assemblée,  soit;  les  difficultés,  pour  être  bravées  avec  hauteur,  ne 
restent  pas  moins  entières.  Il  n'est  point  douteux  que  bien  des  hommes 
du  centre  gauche  qui  au  fond  n'auraient  pas  demandé  mieux  que 
d'accepter  le  scrutin  d'arrondissement  ont  été  systématiquement  éloi- 
gnés, rejetés  plus  que  jamais  vers  une  autre  alliance,  vers  les  autres 
fractions  de  la  gauche,  et  qu'ils  peuvent  être  conduits  par  esprit  de  so- 
lidarité à  voter  pour  le  scrutin  de  liste.  On  les  a  traités  en  ennemis,  on 
a  cru  habile  de  n'accepter  leur  concours  que  s'Rs  se  rendaient  à  merci, 
s'ils  consentaient  à  comprendre  la  constitution  du  25  février  comme 
M.  le  vice-président  du  conseil  la  comprend  lui-même  et  à  rentrer  dans 
le  giron  de  l'orthodoxie  du  2k  mai  ;  naturellement  ils  se  tiennent  au- 
jourd'hui en  défiance.  Ce  ne  sont  pas  des  irréconciliables,  mais  on  leur 
a  donné  le  droit  d'être  réservés,  de  demander  quel  usage  M.  le  vice- 
président  du  conseil  entend  faire  d'un  vote  qui,  en  le  maintenant  au 
pouvoir,  mettrait  entre  ses  mains  la  direction  des  prochaines  élections. 
Chose  étrange  que  cette  situation,  telle  que  se  l'est  faite  M.  le  mi- 
nistre de  l'intérieur!  il  est  entre  deux  camps.  —  D'un  côté  M.  Rouher 
va  en  Corse  déployer  une  hardiesse  agitatrice  qui  va  jusqu'à  la  limite  de 
la  sédition ,  si  elle  ne  la  dépasse  pas.  On  voit  bien  qu'il  ne  craint  pas 
d'être  contredit.  Ministre  de  l'empire,  il  parle  d'attentats,  d'oppression, 
de  la  ruine  de  la  France,  des  déchéances  imméritées,  des  revanches 
prochaines.  Il  entre  avec  effraction  dans  la  constitution,  avouant  tout 
haut  l'audace  de  ses  espérances  de  réhabilitation  et  de  restauration  im- 
périale. Chemin  faisant,  il  a  bien  soin  de  rejeter  sur  M.  le  maréchal  de 
Mac-Mahon  quelques-unes  des  plus  lourdes  responsabilités  de  l'empire, 
et  en  même  temps  il  ne  laisse  pas  de  prendre  une  sorte  de  ton  protec- 
teur vis-à-vis  du  gouvernement.  Peu  s'en  faut  qu'il  ne  se  considère 
comme  le  meilleur  ami  de  ce  malheureux  gouvernement  qui,  à  ce  qu'il 


2A0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

paraît,  a  grand  besoin  de  secours  au  moment  où  il  est  menacé  d'une 
«  déclaration  de  guerre  »  des  républicains!  Avec  une  perfide  habileté, 
M.  Rouher  n'oublie  pas  de  pousser  un  cri  qui  va  toujours  chatouiller 
M.  le  vice-président  du  conseil,  cri  de  guerre  contre  le  radicalisme,  cri 
de  a  ralliement  de  tous  les  hommes  d'ordre.  )>  Bref  la  manifestation  bo- 
napartiste est  au  complet,  aussi  audacieuse,  aussi  peu  dissimulée,  aussi 
inconstitutionnelle  que  possible,  déguisée  tout  au  plus  sous  l'emphase  de 
déclarations  conservatrices  faites  pour  servir  d'amorce.  —  D'un  autre  côté 
voilà  des  hommes  parfaitement  sensés,  ralliés  par  raison  à  la  république, 
mettant  leur  zèle  à  défendre  la  constitution  du  25  février  au  lieu  de  la 
diffamer  et  de  la  discréditer,  modérés  d'esprit  autant  que  de  caractère. 
Que  demandent-ils?  On  vient  de  le  voir  ces  jours  derniers  encore  par 
ces  discours  si  complètement  sages  de  M.  Germain,  de  M.  Bérenger: 
l'un  et  l'autre  appartiennent  au  centre  gauche.  Ni  M.  Germain,  ni 
M.  Bérenger  ne  peuvent  passer  apparemment  pour  des  alliés  ou  des 
complaisans  des  radicaux.  Ils  combattent  au  contraire  le  radicalisme 
dans  ses  idées,  dans  ses  utopies,  dans  ses  violences,  dans  toute  sa  po- 
litique. Ni  l'un  ni  l'autre  ne  réclament  des  choses  extraordinaires.  Tout 
ce  qu'ils  demandent,  c'est  qu'on  s'en  tienne  résolument,  sans  arrière- 
pensée,  à  ce  qui  a  été  créé  d'un  commun  accord,  qu'à  cette  constitution 
du  25  février  on  assure  une  majorité  constitutionnelle  avec  toutes  les 
forces  conservatrices  et  libérales  de  la  république,  et  qu'enfin  on  gou- 
verne la  France  non  pas  en  la  déconcertant,  mais  en  s'appuyant  sur 
cette  société  moderne  enfantée  et  consacrée  par  la  révolution  de  1789. 
Eh  bien!  entre  ces  deux  camps,  de  quel  côté  va  se  tourner  M.  le  vice- 
président  du  conseil?  Croit-il  encore  possible  d'accepter  ou  de  subir  le 
concours  dangereux  et  perfide  qu'on  lui  offre  en  décriant  la  constitution 
dont  il  est  le  gardien  ?  Est-ce  que  tout  ne  le  conduit  pas  à  chercher  ses 
allinnces  et  un  appui  parmi  tous  ces  hommes  sensés,  libéraux,  qui  sont 
tout  aussi  conservateurs  que  lui,  qui  ne  veulent  que  l'affermissement  du 
régime  à  la  tête  duquel  est  placé  M.  le  maréchal  de  Mac-Mahon?  C'est 
la  question,  qui  va  se  débattre  dans  quelques  jours.  Que  cette  question 
puisse  conduire  à  une  crise  ministérielle  si  la  lutte  s'engage  sur  la  loi 
électorale  avant  qu'une  transaction  nouvelle  ait  été  essayée,  ce  n'est 
point  douteux.  En  réalité,  cette  crise  n'est  désirable  pour  personne,  ni 
pour  ceux  qui  pousseraient  l'hostilité  jusque-là,  ni  pour  M.  le  vice-pré- 
sident du  conseil,  qui  par  obstination  aurait  compromis  les  intérêts  les 
plus  sérieux,  ni  pour  M.  le  président  de  la  république,  et  elle  est  bien 
moins  désirable  encore  pour  le  pays,  qui  en  définitive  paie  toujours  les 
frais  des  fautes  de  tout  le  monde.  ch.  de  mazade. 


Le  directeur-gérant,  G.  Bdloz. 


7^ 


VINGT  JOURS  EN  SICILE 


LE    CONGRES    DE    PALERME. 


AU    DIRECTEUR  DE  LA    REVUE. 

Ischia,  20  septembre  1875. 

Cher  monsieur, 

Vous  m'avez  demandé  de  vous  dire  quelque  chose  du  congrès 
de  Palerme,  où  nous  avons  trouvé  tant  de  sympathie,  et  du  voyage 
de  Sicile  qui  a  suivi.  Dans  le  séjour  tranquille  d'Ischia,  et  à  la  dis- 
tance de  quelques  jours,  ce  rapide  voyage  nous  apparaît  comme 
un  songe.  Tant  de  monumens,  tant  de  souvenirs,  tant  de  vie,  tant 
de  passion  se  sont  déroulés  devant  nous,  que  par  momens  nous 
croyons  rêver  d'un  autre  monde.  En  vingt  jours,  nous  avons  fait  ce 
qui,  dans  d'autres  conditions,  eût  exigé  des  mois.  Nous  l'avons  fait 
surtout  en  renonçant  au  sommeil.  Maintenant  que  nous  avons  reposé 
paisiblement,  nous  craignons,  en  rappelant  ces  images  d'une  course 
féerique,  d'être  dupes  d'une  illusion. 

La  lettre  de  mon  confrère  et  ami  M.  Amari,  qui  m'invitait  au  con- 
grès de  Palerme,  me  surprit  juste  au  moment  où  je  pensais  à  re- 
voir ces  mers  méridionales,  que  je  me  figure  toujours  comme  des 
sources  de  jeunesse  et  de  vie.  Ce  mauvais  été  s'était  montré  pour  moi 
plein  de  traîtrises.  Il  m'avait  rendu  des  douleurs  que  je  croyais  en- 
dormies ;  pour  la  première  fois  je  pensais  à  la  vieillesse,  je  me  plai- 
gnais qu'elle  fût  prématurée,  tout  en  reconnaissant  que,  mon  œuvre 

TOME  XII.   —  15   NOVEMBRE  1875.  16 


2A2  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

essentielle  étant  à  peu  près  achevée,  je  devais  me  mettre  au  nombre 
des  privilégiés  du  sort.  Comme  protestation  contre  une  infirniité 
précoce,  je  songeais  à  un  grand  voyage,  le  dernier  sans  doute. 

Extremum  hune,  Arethusa,  mihi  concède  laborcm, 

disais-je,  et  voici  qu'Aréthuse  elle-même  venait  m'inviter  à  visi- 
ter son  beau  rivage.  J'acceptai,  et  le  24  août  je  m'embarquai  à 
Gênes  pour  Palerme  avec  deux  jeunes  amis,  M.  Gaston  Paris  et  le 
marquis  Joseph  de  Laborde,  dont  les  fraîches  sensations  me  rappe- 
laient celles  que  j'éprouvai  il  y  a  vingt-six  ans  en  touchant  pour  la 
première  fois  la  terre  d'Italie. 


I. 

La  vue  de  la  Sicile,  à  la  hauteur  de  Palerme,  nous  frappa  d'ad- 
miration. Ce  n'est  ni  la  Syrie,  ni  la  Grèce;  c'est  plutôt  l'Afrique, 
quelque  chose  de  torride  et  de  gigantesque,  donnant  l'idée  de  l'in- 
domptable et  de  l'inaccessible.  Quand  on  entre  dans  la  baie,  la 
scène  change.  Bornée  à  ses  deux  extrémités,  d'un  côté  par  le  mont 
Pellegrino,  de  l'autre  par  le  mont  Catalfano,  comme  la  baie  de 
JNaples  l'est  par  Ischia  et  Caprée,  la  baie  de  Palerme  le  cède  à  cette 
dernière  pour  la  grandeur  et  la  variété;  mais  elle  a  une  simplicité 
de  lignes  qui  charme.  A  droite  et  à  gauche,  deux  redoutables  masses 
arides,  terminant  une  sorte  de  ligne  d'or,  formée  par  des  construc- 
tions éblouissantes;  —  derrière  la  ville,  une  précinction  de  verdure 
et  de  végétation  tout  égyptienne;  —  à  l'horizon,  les  plus  arides  som- 
mets que  j'aie  vus  depuis  l'Antiliban,  voilà  Palerme.  La  ceinture  de 
jardins  doit  sa  vie  à  de  nombreuses  sources  qui  sortent  du  pied  de 
la  montagne.  Des  hauteurs  de  Montréal,  on  dirait  la  Ghoiita  de  Da- 
mas; seulement,  les  ruisseaux  étant  cachés  sous  les  arbres,  rien  ne 
rappelle  ces  innombrables  petits  filets  d'argent  qui  sillonnent  la 
plaine  de  Damas  et  qui,  vus  de  la  coupole  de  Tamerlan,  font  un  effet 
qu'on  n'oublie  pas.  Ce  qui  caractérise  Palerme,  c'est  la  gaîté  et  la 
vie.  Les  rues,  avec  leurs  balcons  avancés  et  les  saillies  que  forment 
les  accessoires  des  fenêtres,  sont  d'un  effet  très  agréable.  Le  soir, 
vers  huit  ou  neuf  heures,  le  mouvement  des  grandes  voies  est  plein 
de  caractère.  Une  population  éveillée,  attentive,  curieuse,  connais- 
sant ses  étrangers  par  leur  nom  au  bout  d'un  jour  ou  deux,  s'y 
presse,  et,  grâce  à  une  profusion  d'éclairage,  stationne  à  certains 
endroits  comme  en  un  salon.  Dans  les  constructions  modernes,  le 
mauvais  goût  espagnol  a  laissé  trop  souvent  son  empreinte;  mais 
les  restes  de  l'art  arabe  et  siculo-normand  émergent  à  chaque  pas 


VINGT   JOURS    EN    SICILE.  243 

comme  de  véritables  bijoux  semés  au  milieu  de  ce  mauvais  goût. 
La  cathédrale,  certaines  parties  du  palais  royal,  les  palais  Ghiara- 
monti  et  Sclafani,  la  Gatena,  la  Martorana,  Saint-Jean-des-Ermites, 
la  Gouba,  la  Ziza,  sont  des  ouvrages  qui  ne  ressemblent  à  rien  de 
ce  que  l'on  voit  ailleurs. 

Palerme  en  effet,  en  y  joignant  Montréal,  Gefalù  et,  si  l'on  veut, 
Messine,  bien  que  l'ancien  caractère  des  monumens  de  cette  der- 
nière ville  soit  un  peu  effacé,  forme  un  chapitre  à  part  dans  l'his- 
toire de  l'art.  Une  combinaison  sans  exemple  hors  de  la  Sicile 
s'est  produite  ici.  Les  Arabes,  durant  leur  domination  prospère 
dans  la  partie  occidentale  de  l'île,  y  avaient  introduit  leur  char- 
mante manière  de  bâtir;  dans  l'est  cependant,  la  domir^ation  by- 
zantine continuait.  Quand  les  chefs  normands  firent  la  conquête 
de  l'île,  la  population  arabe  continua  ses  habitudes,  ses  pratiques, 
ses  arts.  Quand  les  Roger  et  les  Guillaume  voulurent  se  bâtir  des 
palais,  des  maisons  de  plaisance,  des  chapelles,  des  abbayes,  ils 
eurent  recours  aux  architectes  et  aux  maçons  arabes,  qui  naturelle- 
ment leur  firent  ce  qu'ils  savaient  faire.  Les  décorateurs  byzantins 
brochèrent  sur  le  tout.  Enfin  le  clergé  normand  semble  avoir  exercé 
une  influence  décisive.  Les  conquérans  normands  n'avaient  pas  de 
maçons  avec  eux,  mais  ils  avaient  des  clercs.  Ceux-ci  voulaient  des 
églises  conformes  au  style  qu'ils  connaissaient  et  imposaient  plus 
ou  moins  leur  plan  général.  L'abbaye  de  Montréal,  la  cathédrale 
de  Gefalù,  c'est  Saint-Étienne  de  Gaen  revêtu  de  mosaïques  et  traité 
dans  le  détail  selon  les  habitudes  arabes  et  byzantines.  Ainsi  sous 
l'influence  du  grand,  noble  et  conciliant  esprit  de  cette  dynastie, 
qui  fut  la  maison  vraiment  nationale  de  la  Sicile,  se  forma  un  art 
qui,  à  sa  date  (commencement  du  xii*  siècle),  fut  le  premier  du 
monde.  Comme  nos  rois  capétiens,  les  rois  normands  de  Sicile  furent 
des  personnages  à  demi  ecclésiastiques,  chefs  puissans  d'un  clergé 
riche  et  dès  lors  patriote.  Les  images  du  roi  normand  couronné 
directement  par  Jésus-Christ  ou  le  Père  éternel  sont  prodiguées; 
sur  le  principal  siège  de  chaque  grande  église,  à  droite  du  chœur, 
du  côté  de  l'évangile,  on  lit  en  gros  caractères  :  Sedes  rcgis.  La 
conquête  normande  eut  ici  son  effet  ordinaire,  qui  était  de  réunir, 
en  vue  d'un  but  commun  et  national,  sous  la  main  de  vigoureux 
chefs,  bientôt  identifiés  avec  le  peuple  conquis,  toutes  les  forces 
vives,  tous  les  élémens  du  pays.  En  Sicile,  ces  élémens  étaient  pro- 
digieusement divers.  C'était,  si  j'ose  le  dire,  une  civilisation  tri- 
lingue; les  inscriptions  où  l'on  se  plaisait  à  faire  figurer  l'un  à  côté 
de  l'autre  le  grec,  l'arabe  et  le  latin  (1),  étaient  la  plus  parfaite 

(1)  On  y  joignait  même  quelquefois  l'hébreu,  à  cause  des  juifs. 


244  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

image  de  ce  monde  mêlé  et  pourtant  plein  de  vie  et  d'originalité. 

Certes  la  période  souabe  fut  brillante  au  plus  haut  degré.  Pa- 
ïenne fut,  durant  quelques  années,  la  capitale  de  l'Europe,  le  centre 
des  grandes  affaires;  mais  la  Sicile  se  trouva  entraînée  par  les  Ho- 
henstaufen  dans  une  querelle  qui  n'avait  rien  de  national  pour  elle, 
la  guerre  de  l'empire  et  de  la  papauté.  Cette  guerre  du  laïque  et  de 
l'église,  l'Italie  sait  la  faire  à  sa  manière;  mais  sa  manière  n'est 
pas  du  tout  la  manière  allemande.  L'Allemagne  procède  par  guerre 
ouverte,  par  antipapes;  l'Italie  soutire  l'orage  au  lieu  de  l'amonce- 
ler. Elle  n'a  que  faire  d'antipapes,  puisque  son  pape  à  elle  est  tou- 
jours le  pape  de  Rome,  le  pape  véritable.  Les  maladresses  des 
Hohenstaufen  n'eurent  d'autre  résultat  que  d'amener  cette  triste 
domination  ultramontaine  de  la  maison  d'Anjou,  aussi  fâcheuse 
pour  la  France  que  pour  la  Sicile  et  la  papauté,  et  qui  nous  fit  jouer 
pour  la  première  fois  dans  le  monde  le  rôle  toujours  gauche  de 
zouave  pontifical. 

Il  ne  faut  jamais  demander  à  l'art  la  raison  des  procédés  qu'il 
emploie  pour  produire  son  impression.  Le  monde  byzantin,  le 
monde  latin,  le  monde  arabe,  semblent  trois  élémens  inconcilia- 
bles. La  Sicile  a  su  les  mélanger  dans  des  monumens  dont  l'effet 
est  charmant.  La  chapelle  Palatine  et  ce  qu'on  appelle  la  chambre 
de  Pioger  doivent  compter  entre  les  perles  du  monde.  Je  ne  m'ima- 
ginais point  pareille  chose  d'après  ce  que  j'avais  vu  en  Orient  :  une 
chapelle  bâtie  sur  le  plan  d'une  mosquée,  avec  un  plafond  décoré 
de  pendentifs  en  forme  de  stalactites  et  orné  d'inscriptions  coufi- 
ques,  voilà  ce  que  les  chrétiens  d'Orient  n'ont  jamais  osé;  ils  au- 
raient horreur  pour  une  église  de  motifs  si  purement  musulmans. 
La  coupole  de  la  chapelle  Palatine  est  une  merveille  de  grâce  et 
d'élégance  de  construction.  C'est  une  petite  mosquée  d'Omar; 
comme  dans  cette  dernière,  les  ordres  grecs  sont  employés  avec  un 
sentiment  juste  de  leur  valeur  primitive.  Et  pourtant  tout  cela  a  été 
bâti  en  1132  par  Roger  II.  —  L'église  Sain-Jean-des-Ermites,  avec 
ses  trois  absides  et  ses  cinq  petites  coupoles  hémisphériques,  paraît 
de  même  au  premier  coup  d'œil  une  mosquée,  et  pourtant  elle  a 
été  bâtie  pour  église;  il  ne  peut  exister  aucun  doute  à  cet  égard'. 

Que  dire  de  la  Martorana,  ce  petit  chef-d'œuvre  d'église  avec  ses 
inscriptions  arabes  et  grecques,  si  bizarrement  devenue  une  cha- 
pelle de  religieuses ,  lesquelles,  sans  toucher  beaucoup  aux  parties 
primitives,  les  ont  appropriées  à  leurs  usages  au  moyen  d'additions 
du  style  le  plus  prétentieux  assurément,  mais  le  plus  réjouissant 
dans  sa  naïveté.  La  question  des  restaurations  se  pose  ici  dans  toute 
sa  netteté.  Faut-il  supprimer  tous  ces  petits  joujoux  de  cuivre  et  de 
marbre  polychrome,  dont  les  pauvres  recluses  s'amusèrent,  ces 


VINGT    JOURS    EN    SICILE.  2Û5 

belles  grilles  dorées  qui  leur  permettaient  de  satisfaire  leur  curio- 
sité sans  rompre  leur  clôture,  et  derrière  lesquelles  on  croit  voir  se 
dessiner  encore  plus  d'un  joli  visage  voilé,  cette  tribune  ou  plutôt 
ce  salon  Pompadour  où  elles  chantaient  aux  jours  de  fête,  ces  pe- 
tits guichets  où  les  mosaïques  primitives  se  mêlent  aux  enfantil- 
lages du  rococo  le  plus  effréné?  Pour  moi,  j'hésiterais  à  poner  la 
main  sur  tout  cela.  Le  baroque  est  expressif  à  sa  manière.  L'histoire 
qu'est-elle  autre  chose,  si  ce  n'est  la  plus  ironique  et  la  plus  incon- 
grue des  associations  d'idées?  Tout  a  son  prix  comme  souvenir.  Un 
monument xloit  être  accepté  comme  le  passé  nous  le  lègue;  il  faut, 
autant  que  possible,  l'empêcher  de  se  détruire,  voilà  tout.  On  a  bien 
dépassé  cette  mesure  en  France  ;  sous  prétexte  de  ramener  les  édi- 
fices à  une  prétendue  unité  d'époque  qu'ils  n'eurent  jamais,  on  a 
détruit,  réédifié,  achevé,  complété,  et  préparé  ainsi  les  malédic- 
tions des  archéologues  de  l'avenir,  dont  la  tâche  aura  été  rendue 
singulièrement  difficile  par  ces  indiscrètes  retouches.  On  commet 
parfois  la  même  faute  en  Italie.  Sous  prétexte  de  ramener  les  édi- 
fices à  ce  qu'ils  furent,  on  est  en  train  de  supprimer  le  xvii''  et  le 
XVIII''  siècle .  Assurément  ce  furent  des  siècles  de  décadence  pour 
l'art  italien.  Les  méfaits  qui  s'y  commirent  sur  les  édifices  du  moyen 
âge  ne  peuvent  être  assez  déplorés;  mais  le  mal  est  fait.  Si,  en  en- 
levant les  bibelots  de  la  Martorana,  on  pouvait  espérer  retrouver 
des  parties  anciennes  recouvertes,  je  serais  bien  d'avis  qu'on  les 
enlevât;  mais  la  disparition  de  ces  enfantillages  ne  nous  rendra 
pas  un  atome  de  ce  qui  est  perdu.  Laissez  donc  ce  petit  monument 
tel  qu'il  est.  Et  puis  le  goût  est  si  changeant!  Qui  peut  se  vanter 
de  le  fixer?  Le  xvii^  siècle  sabrait  le  moyen  âge,  sans  se  douter  qu'un 
jour  cet  art  barbare,  incorrect,  souvent  sauvage,  aurait  son  prix.  On 
détruit  maintenant  le  xvii^  siècle  comme  fade  et  sans  caractère.  Qui 
sait  quel  sera  le  goût  de  l'avenir,  et  si  le  xix^  siècle  ne  sera  pas 
traité  de  vandale  à  son  tour?  Il  n'y  a  qu'une  manière  sûre  pour 
n'être  pas  traité  de  vandale  ;  c'est  de  ne  rien  détruire,  c'est  de  lais- 
ser les  monumens  du  passé  tels  qu'ils  sont.  L'Italie,  avec  ses  con- 
trastes éloquens  ou  bizarres,  nous  paraît  si  belle  comme  elle  est 
que  nous  ne  voyons  pas  sans  crainte  porter  la  main  sur  une  partie 
quelconque  de  ce  décor  merveilleux,  même  sur  les  parties  mau- 
vaises, même  sur  le  rococo. 

La  Ziza  et  la  Couba  furent  longtemps  tenues  pour  des  construc- 
tions de  l'époque  arabe.  La  similitude  est  parfaite ,  et  on  raconte 
qu'Abd-el-Kader,  ayant  visité  ces  charmans  édifices,  se  prit  à 
pleurer  au  souvenir  des  déchéances  de  sa  race.  Les  inscriptions 
arabes,  visibles  encore,  quoique  mutilées,  et  commençant  par  la 
formule  :  u  Au  nom  de  Dieu,  clément  et  miséricordieux,  »  n'étaient- 


2/16  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

elles  pas  la  meilleure  des  preuves?  Le  premier,  M.  Âmari  a  lu  ces 
inscriptions  en  entier,  et  que  disent-elles?  Que  Guillaume  I"  et 
Guillaume  II  ont  élevé  ces  châteaux  pour  leur  habitation  et  leurs 
plaisirs.  Ici  donc  encore  les  Arabes  travaillèrent  pour  les  Normands. 
Les  architectes  firent  comme  Edrisi,  qui  écrivit  en  arabe  pour  Roger 
son  fameux  traité  de  géographie,  comme  les  poètes  qui  faisaient  des 
hasida  arabes  en  l'honneur  de  leurs  nouveaux  maîtres. 

A  Montréal,  à  Cefalù,  l'influence  arabe  est  moins  forte  qu'à  Pa- 
lerme.  L'abbaye  de  Montréal,  la  cathédrale  de  Cefalù,  sont  des 
églises  romanes  décorées  à  la  byzantine.  La  mosaïque  y  flamboie 
dans  toute  sa  splendeur.  Qu'on  se  figure  une  de  nos  cathédrales 
historiée  de  bas  en  haut  conmie  les.  pages  d'une  Bible  resplendis- 
sante. L'exécution  à  Cefalù  offre  une  perfection  qu'on  ne  trouve 
pas  ailleurs.  A  Montréal,  quelques  scènes  bibliques,  surtout  celle 
de  la  création,  sont  représentées  d'une  façon  entièrement  neuve. 
Les  portes  de  bronze  de  Montréal  rappellent  celles  de  Ghiberti  à 
Florence  pour  la  grandeur  et  la  naïveté;  elles  sont  de  1186.  Dans 
le  cloître,  chacun  des  chapiteaux  sculptés  voudrait  une  étude  de 
plusieurs  heures. 


II. 


Ces  merveilles  de  l'art  siculo-normand  ayant  leur  centre  à  Pa- 
lerme,  nous  pûmes  les  étudier  à  loisir,  sans  déserter  les  travaux 
du  congrès.  La  visite  que  nous  fîmes  aux  belles  fouilles  dirigées 
par  le  prince  de  Scalea  et  M.  Cavallari  dans  l'ancienne  ville  phéni- 
cienne de  Solonte  ne  nous  empêcha  pas  non  plus  de  donner  à  ces 
intéressantes  discussions  l'attention  qu'elles  méritaient.  Les  congrès 
de  scienziati,  établis  vers  1840  par  quelques  savans  patriotes  et  li- 
béraux, entre  lesquels  on  doit  nommer  le  prince  de  Canino,  jouè- 
rent autrefois  un  grand  rôle  dans  l'œuvre  de  l'unité  et  de  l'indé- 
pendance de  l'Italie.  Le  but  en  était  alors,  il  faut  bien  le  dire,  plus 
politique  que  scientifique.  Il  s'agissait  de  donner  aux  hommes 
éclairés  des  différentes  parties  de  l'Italie  la  facilité  de  se  voir  et  de 
s'entendre.  L'œuvre  nationale  une  fois  accomplie,  on  eût  pu  tenir 
pour  superflues  des  réunions  qui  avaient  servi  de  prétexte,  à  une 
époque  de  suspicion,  pour  préparer  cette  œuvre.  On  ne  le  fit  pas, 
et  l'on  eut  raison.  On  conserva  comme  un  souvenir  ces  assemblées 
périodiques,  devenues  désormais  moins  importantes  en  un  sens,  et 
dans  un  autre  plus  sincères.  Le  congrès  de  Palerme  a  été  digne  de 
son  titre  et  des  savans  italiens  qui  s'y  sont  trouvés  réunis.  Un  par- 
lement scientifique  dont  faisaient  partie  le  père  Secclii,  M.  Bla- 


VINGT    JOURS    EN    SICILE.  247 

serna,  M.  Canizzaro,  M.  Palmieri,  M.  Amari,  M.  Fiorelli,  M.  Im- 
briani,  M.  Conestabile,  M.  Raina,  M.  Salinas,  M.  Pitre,  ne  pouvait 
manquer  d'être  fructueux.  Le  vénérable  doyen  de  la  philosophie 
italienne,  M.  Mamiani,  présidait  à  tout  avec  sa  haute  tolérance,  son 
esprit  large  et  conciliant.  La  présence  du  prince  Humbert  et  celle 
de  M.  Bonghi,  ministre  de  l'instruction  publique,  contribuaient  à 
une  œuvre  non  moins  utile  que  celle  de  la  science,  à  une  œuvre  de 
bonne  politique  et  de  bonne  administration. 

Un  des  motifs,  en  effet,  qui  avaient  porté  à  choisir  Palerme  pour 
siège  du  congrès  national  de  la  science  italienne  était  une  idée  de 
concorde  et  d'apaisement.  Depuis  plusieurs  années,  la  Sicile  était 
froissée;  elle  se  croyait  délaissée  du  reste  de  l'Italie,  prétendait  ne 
pas  avoir  sa  part  dans  la  répartition  des  faveurs  nationales.  La  loi 
d'exception  récemment  votée  semblait  présenter  la  province  à  la- 
quelle elle  s'appliquait  comme  un  pays  barbare  et  en  dehors  du 
droit  commun.  Or,  comme  tous  les  insulaires,  les  Siciliens  sont  très 
patriotes,  et,  comme  tous  les  patriotes,  ils  sont  susceptibles.  Le  re- 
gret d'être  peu  visités,  la  persuasion  qu'on  n'attribuait  pas  à  la  Si- 
cile dans  le  présent  et  dans  le  passé  la  place  qu'elle  mérite,  leur 
avaient  inspiré  quelque  chose  du  sentiment  de  l'enfant  qui  se  pré- 
tend dans  la  famille  moins  aimé  que  les  autres.  Il  ne  fallait,  pour 
faire  tomber  ces  préventions  parfois  injustes,  qu'un  acte  de  cour- 
toisie. Le  congrès,  et  surtout  le  voyage  du  prince  Humbert,  guéri- 
rent toutes  les  meurtrissures.  Ce  mouvement,  cet  aliment  à  la  cu- 
riosité, ces  visites  des  principaux  personnages  de  l'état,  furent  d'un 
effet  excellent.  Les  provinces  voisines  de  Palerme  voulurent  avoir 
leur  part;  on  leur  promit  le  ministre  et  les  scienziati.  Elles  témoi- 
gnèrent par  les  sacrifices  qu'elles  s'imposèrent  pour  les  recevoir  le 
prix  qu'elles  attachaient  à  une  pareille  faveur. 

Tel  qu'il  nous  fut  donné  de  l'étudier  dans  ces  circonstances 
avantageuses  pour  tout  voir,  le  caractère  sicilien  se  révéla  à  nous 
comme  un  fait  singulièrement  tranché  et  avec  une  rare  puissance 
d'individualité.  On  a  souvent  dit  que  les  insulaires  forment,  par  le 
seul  fait  de  leur  situation  géographique  et  indépendamment  de  la 
race,  une  catégorie  dans  l'espèce  humaine.  Cela  est  très  vrai.  Ces 
frontières,  les  plus  naturelles  de  toutes,  inspirent  un  patriotisme 
intense,  opposent  nettement  l'indigène  au  reste  du  monde,  créent 
une  histoire  à  part.  En  apparence,  il  n'y  a  pas  de  peuple  plus  mêlé 
que  celui  de  Sicile.  Anciens  Sicanes,  Grecs,  Phéniciens  et  Cartha- 
ginois, Romains,  Byzantins,  Arabes,  Normands,  Français,  Allemands, 
Espagnols,  Napolitains,  tout  est  venu  s'y  confondre.  Malgré  cette 
diversité  d'origine,  l'unité  du  caractère  national  est  parfaite;  nulle 
part  la  fusion  des  races  n'a  été  plus  absolue.  Quelques  familles 


2Zi8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nobles  ont  seules  le  souvenir  de  leur  provenance,  et  encore  cette 
noblesse,  tout  entière  d'origine  normande,  souabe  ou  espagnole, 
n'a-t-elle  la  prétention  de  représenter  qu'une  situation  sociale  su- 
périeure et  la  grande  propriété.  Elle  est  profondément  sicilienne  et 
ne  se  sépare  en  rien  des  destinées  du  pays. 

Ce  qui  domine  évidemment  dans  ce  mélange  de  races,  c'est  l'é-- 
lément  arabe  ou  plutôt  berber  et  l'élément  gréco-byzantin,  le  pre- 
mier l'emportant  dans  l'ouest,  le  second  dans  l'est  de  l'île.  En  tra- 
versant les  villages  de  la  pointe  occidentale,  vers  Alkamo,  on  se 
croit  parfois  en  Barbarie.  Les  femmes  vivent  dans  une  demi-retraite; 
le  sentiment  de  l'indépendance  tourne  facilement  au  banditisme. 
A  Syracuse  au  contraire,  on  est  en  Grèce.  Les  femmes  vous  accueil- 
lent d'un  air  souriant,  on  trouve  plus  d'humeur  facile  et  de  gaîté. 
Ces  analyses  sont  difiîciles  et  toujours  sujettes  à  bien  des  réserves. 
Ce  qui  est  clair,  c'est  le  résultat  d'ensemble.  Un  caractère  ardent, 
passionné,  généreux,  libéral,  plein  de  feu  pour  ce  qui  est  noble  et 
beau,  un  .tempérament  où  le  cœur  surabonde  et  devance  parfois 
la  réflexion,  voilà  la  nature  sicilienne.  La  passion  profonde  de  l'A- 
rabe et  le  libéralisme  grec  s'y  réunissent.  En  somme,  si  l'on  veut 
voir  la  vie  grecque  se  prolonger  encore  de  nos  jours,  c'est  en  Si- 
cile, c'est  dans  la  baie  de  Naples  qu'il  faut  aller.  La  Grèce  propre- 
ment dite  a  été  trop  dépeuplée,  il  s'y  est  fait  trop  de  substitutions 
de  races.  Ici,  au  contraire,  la  verve,  l'élan  primitif,  l'abondance 
facile  ont  survécu  à  toutes  les  aventures  historiques  et  s'épanouis- 
sent encore  sous  nos  yeux. 

Une  aisance  surprenante,  parfois  un  peu  de  présomption,  sont  le 
fruit  du  haut  sentiment  que  le  Sicilien  a  de  sa  noblesse.  L'idée  qu'il 
est  inférieur  à  qui  que  ce  soit  ne  lui  vient  jamais.  Les  mièvreries 
que  nous  appelons  réserve  et  discrétion  sont  chez  nous  le  reste 
d'une  longue  inégalité  sociale.  Le  Grec  non  plus  ne  connaît  pas  de 
pareilles  timidités.  D'abord  je  fus  surpris  de  ces  lettres  innombra- 
bles, de  ces  cosmogonies,  de  ces  traités  «  de  l'univers,  »  «  de  la 
nature  des  choses,  »  de  ces  projets  de  réforme  universelle,  que  je 
recevais  chaque  jour.  Il  est  rare  chez  nous  qu'un  inconnu  vienne 
vous  dire  :  «  Yotre  philosophie  est  la  mienne,  »  ou  bien  «  Vous  êtes 
du  petit  nombre  de  ceux  qui  sont  arrivés  au  juste  concept  du  créé.  » 
Puis  on  se  souvient  qu'on  est  en  Grèce,  que  les  choses  se  passaient 
ainsi  du  temps  d'Empédocle,  et  que  c'est  grâce  à  cet  éveil  que  l'hu- 
manité s'est  engagée  à  la  recherche  des  causes.  La  Sicile  est  peut- 
être  le  pays  où  le  goût  de  la  spéculation  est  le  plus  naturel.  Si 
quelque  chose  peut  encore  nous  donner  l'idée  d'un  pays  où,  comme 
en  Grèce,  le  goût  des  belles  choses  était  le  fait  de  tout  un  peuple,  et 
où  la  différence  de  culture  entre  les  classes  inférieures  et  les  autres 


VINGT   JOURS    EN   SICILE.  249 

classes  n'existait  qu'en  degré,  c'est  la  Sicile.  Ce  qui  nous  paraît 
naïf  est  simplement  antique.  La  joie  avec  laquelle  la  visite  du 
congrès  était  saluée  dans  les  campagnes  était  un  spectacle  qu'au- 
cun pays  de  l'Europe  n'eût  offert.  A  Sélinonte,  sur  un  rivage  entiè- 
rement désert,  des  barques  contenant  des  centaines  de  personnes 
accourues  de  dix  lieues  à  la  ronde  venaient  au-devant  de  nous  en 
criant  :  «  Vive  la  science.  »  Cet  enthousiasme  nous  rappelait  les 
beaux  vers  ou  Empédocle  raconte  les  triomphes  enfantins  de  la 
science  au  milieu  d'un  peuple  enivré  de  ses  premiers  miracles  : 
«  Amis  qui  habitez  l'acropole  de  la  grande  ville  que  baigne  le  blond 
Acragas,  gens  soucieux  des  bonnes  choses,  salut.  Je  suis  pour  vous  un 
dieu  arabrosien,  non  un  mortel;  je  marche  entouré  de  vos  honneurs, 
couronné  par  vous  de  bandelettes  et  de  couronnes,...  etc.  (1).  » 

Au  fond,  ces  braves  gens,  qui  nous  accueillaient  au  cri  de  vive  la 
science,  ne  répétaient  pas  seulement  un  mot  d'ordre.  Ils  savaient 
assez  bien,  quoique  vaguement,  ce  qu'ils  disaient.  La  a  science  » 
signifiait  pour  eux  la  liberté  de  l'esprit,  la  protestation  contre  toute 
chaîne  imposée  au  nom  d'une  autre  autorité  que  la  raison.  Il  faut  se 
rappeler  que  le  fanatisme  rehgieux  n'a  jamais  été  fort  en  Sicile. 
Lès  populations  abandonnèrent  l'islamisme  et  l'église  grecque  sans 
crise  violente.  L'inquisition  fut  en  Sicile  une  institution  espagnole, 
plus  politique  encore  que  religieuse.  L'extrême  éveil  des  esprits, 
une  grande  chaleur  de  prosélytisme,  l'ardeur  de  travailler  à  l'œuvre 
du  temps,  sont  les  sentimens  qui  dominent,  même  dans  une  partie  du 
clergé.  Cet  enthousiasme,  qui  nous  reportait  de  deux  mille  quatre 
cents  ans  en  arrière,  en  pleine  Grèce,  quand  les  religions  de  l'Orient 
n'avaient  pas  élevé  contre  la  science  la  plus  forte  barrière  qui  fut 
jamais,  aboutira-t-il  à  quelque  chose  de  fécond?  Nous  n'hésitons  pas 
à  le  croire.  Le  grand  nombre  d'excellentes  têtes  que  la  Sicile  a  pro- 
duites de  nos  jours  permet  de  tout  espérer  pour  l'avenir.  La  Sicile  es 
une  motte  de  terrain  aurifè-re  non  encore  lavé.  Après  avoir  aimé  la 
science,  la  jeunesse  de  Sicile  voudra  sérieusement  en  faire.  JNul 
pays,  si  l'on  excepte  la  Hongrie,  n'est  plus  près  d'une  réforme  re- 
ligieuse. Nul  pays,  la  Hongrie  et  la  Croatie  toujours  exceptées,  n'a 
un  clergé  moins  fanatique,  plus  fondit  dans  la  population,  plus  dé- 
gagé des  liens  d'un  parti  étranger.  La  Sicile  a  pu  un  moment  être 
une  difficulté  pour  l'Italie;  elle  deviendra  un  des  plus  beaux  joyaux 
de  sa  couronne  et  une  des  principales  sources  de  sa  prospérité. 

L'état  révolutionnaire  où  la  Sicile  a  été  pendant  plus  de  cinquante 
ans  a  dissipé  beaucoup  de  forces  vives.  Cet  état,  à  plusieurs  égards 
justifié,  touche  à  son  terme.  Le  détestable  gouvernement  que  la 

(1)  Diogène  Laerte,  1.  VIII,  ch.  ii,  §  62. 


250  REVUE   DES    DEUX  MONDES, 

Sicile  a  eu  depuis  le  commencement  de  ce  siècle  ne  pouvait  provo- 
quer que  la  révolution.  Les  divers  mouvemens  qui  se  sont  succédé 
ont  été  essentiellement  nationaux,  tous  ont  été  faits  avec  l'appui  de 
la  noblesse.  Che  fanno  i  signori?  était  la  première  question  que  le 
peuple  s'adressait.  A  l'heure  qu'il  est,  deux  vérités  sont  incontes- 
tables. Politiquement  parlant,  les  Bourbons  n'ont  pas  en  Sicile  un 
seul  partisan  sérieux.  Il  y  a  dans  certaines  parties  de  l'opinion 
publique  une  opposition  vive,  à  peine  y  a-t-il  une  trace  de  parti  ra- 
dical. L'idée  que  la  Sicile  puisse  former  une  république  indépen- 
dante est  le  rêve  de  quelq  les  esprits,  mais  ce  n'est  rien  de  plus 
qu'un  rêve.  Dans  la  pratique,  tous  sont  d'accord  pour  maintenir 
l'état  de  choses  actuel,  état  imposé  par  la  meilleure  des  raisons, 
une  évidente  nécessité. 

On  ne  peut  nier  que  le  banditisme,  ou  plutôt  un  état  d'insubordi- 
nation locale,  ait  existé  dans  les  provinces  de  l'ouest  et  y  ait  produit 
des  actes  regrettables.  Il  ne  faut  pas  demander  à  des  populations 
mal  gouvernées  durant  des  siècles  l'ordre  et  le  respect  de  la  loi, 
qui  sont  le  résultat  d'une  longue  habitude  de  paix  et  de  régularité. 
La  vendetta  est  au  fond  de  la  plupart  de  ces  méfaits.  Chez  des  po- 
pulations ardentes,  pour  lesquelles  la  garantie  de  l'état  a  été  nulle 
durant  des  siècles,  la  vengeance  privée  se  présente  comme  une 
sorte  de  devoir.  Nul  ne  doit  se  faire  justice  à  soi-même;  cela  est 
facile  à  dire  dans  des  sociétés  où  le  gouvernement  se  charge  très 
réellement  d'une  mission  de  justice  et  de  protection.  Mais  une  telle 
abdication  du  droit  de  la  défense  personnelle  eût  paru  une  amère 
dérision  avec  les  gouvernemens  que  la  Sicile  a  eus  durant  six  cents 
ans.  Une  autre  source  d'actes  regrettables  est  le  sentiment  plus  fier 
que  légal  avec  lequel  le  tenancier  entend  ses  droits  à  l'égard  du 
propriétaire.  Les  exigences  de  celui-ci  vont  souvent  se  briser  contre 
une  idée  de  la  propriété  qui  a  été  celle  du  passé  et  n'est  plus  celle 
de  notre  temps.  Le  chef  féodal  n'était  pas  un  propriétaire  comme 
celui  qui  de  nos  jours  achète  une  terre;  dans  beaucoup  de  pays, 
ses  vassaux  étaient  ses  copropriétaires.  Blessé  dans  une  prétention 
instinctive,  à  laquelle  sa  fierté  ne  peut  renoncer,  le  tenancier  va 
jusqu'à  l'assassinat  sur  le  régisseur,  et  à  partir  de  ce  moment  de- 
vient un  homme  hors  la  loi.  Un  fait  que  nous  avons  pu  observer, 
c'est  que  les  grands  propriétaires  nobles  qui  traitent  leurs  fermiers 
selon  les  anciens  usages  peuvent  traverser  la  Sicile  sans  rencontrer 
autre  chose  que  la  sympathie  et  le  respect.  Une  autre  génération 
se  pliera  mieux  aux  exigences  nouvelles.  Les  chemins  de  fer  surtout 
amèneront  une  transformation  complète  dans  l'état  de  la  Sicile.  Nul 
pays  n'en  a  plus  besoin,  car  c'est  un  pays  fait  surtout  pour  l'expor- 
tation. L'extraction  du  soufre  produit  des  millions;  cette  extraction 


VINGT   JOURS   EN    SICILE.  251 

se  fait  par  des  procédés  singulièrement  primitifs.  De  malheureux 
enfans,  une  lampe  attachée  au  milieu  du  front,  amènent  la  matière 
première  par  des  escaliers  ou  plutôt  des  précipices  de  200  et 
300  mètres  ;  des  ânes  transportent  ensuite  le  soufre  extrait  de  ces 
minéraux.  Que  de  forces  seraient  épargnées  par  un  treuil  et  quel- 
ques rails  !  La  richesse  extrême  de  la  côte  orientale  de  l'île,  au 
pied  de  l'Etna,  cette  prospérité  sans  égale  de  Catane,  d'Aci-Reale, 
de  Messine,  ne  tient  qu'à  une  seule  cause,  aux  chemins  de  fer.  Les 
réclamations  de  la  Sicile  sur  ce  point  sont  tout  à  fait  fondées. 

En  somme,  le  Sicilien  a  de  graves  défauts  et  de  précieuses  qua- 
lités. Les  défauts  peuvent  être  atténués,  et  les  qualités  bien  em- 
ployées. Les  défauts  sont  un  amour-propre  excessif,  une  certaine 
tendance  à  se  contenter  de  généralités  superficielles ,  un  feu  qui 
ne  se  gouverne  point  assez,  trop  peu  d'horreur  pour  l'effusion  du 
sang.  Les  qualités  sont  celles  qui  ne  se  remplacent  pas,  le  cœur, 
l'enthousiasme,  l'intelligence  vive  et  prompte,  l'instinct  sûr,  l'ar- 
deur sans  bornes.  On  me  dit  que,  dans  ce  qui  touche  à  l'éducation 
militaire,  le  Sicilien  apprend  en  cinq  jours  ce  que  l'Italien  d'autres 
provinces  n'apprend  qu'en  un  mois.  Les  chants  et  les  croyances  po- 
pulaires recueillis  par  M.  Pitre  prouvent  ce  qu'il  y  a  dans  cette  race 
d'esprit,  de  vie,  de  poésie.  Nous  autres,  races  du  nord,  devons 
éviter  de  croire  que  nos  solides  qualités  suffisent  à  l'œuvre  du  pro- 
'grès.  A  nous  seuls,  nous  n'aurions  jamais  fait  la  civilisation.  Il  y 
faut  le  brillant,  la  désinvolture  de  ceux  qui  ne  doutent  de  rien.  Un 
étranger  (non  un  Français)  que  l'un  de  nos  amis  consultait  sur 
l'état  moral  du  pays  et  sur  les  réformes  urgentes  :  a  Des  réformes? 
dit-il.  Une  seule  serait  efficace;  ce  serait  une  inondation  qui  mon- 
tât aussi  haut  que  l'Etna,  de  façon  que  la  Sicile  fût  débarrassée  des 
Siciliens.  »  Ce  sévère  critique  n'ajoutait  pas  ce  qu'il  pensait  sans 
doute,  savoir  :  que  la  Sicile  fût  repeuplée  par  des  gens  de  sa  na- 
tion. Erreur;  l'espèce  humaine  est  un  ensemble  bien  plus  compli- 
qué qu'on  ne  croit.  Les  dons  les  plus  divers  y  sont  nécessaires;  la 
race  qui  dit  :  «  La  civilisation,  c'est  mon  œuvre;  l'esprit  humain, 
c'est  moi,  »  blasphème  contre  riiumanité. 

III. 

M.  Bonghi  décida  qu'après  l'achèvement  des  travaux  du  congrès, 
la  commission  nationale  des  antiquités  visiterait  toutes  les  grandes 
ruines  de  la  Sicile,  pour  se  bien  rendre  compte  des  points  où  il 
importe  le  plus  d'exécuter  le  travail  des  fouilles.  Il  voulut  faire 
partie  lui-même  de  cette  rapide  expédition,  et  il  y  invita  les  savans 


252  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

étrangers  venus  au  congrès.  Les  voyages  de  Montréal,  de  Solunto,  de 
Cefalù,  avaient  pu  être  accomplis  en  une  journée.  Une  course  de  dix 
jours  fut  savamment  organisée  pour  nous  montrer  ensuite  les  grands 
monumens  de  l'antiquité  qui  assurent  à  la  Sicile  un  rang  archéo- 
logique presque  égal  à  celui  de  la  Grèce.  Cette  course  a  produit  chez 
ceux  qui  l'ont  faite  une  vive  impression.  L'infatigable  activité  du 
ministre  ne  laissait  aucune  place  au  repos;  pendant  dix  jours,  nous 
ne  sûmes  guère  ce  que  c'est  que  le  sommeil;  mais  le  spectacle  du 
passé  et  du  présent  était  si  étrange  que  nous  ne  sentîmes  la  fa- 
ligue  que  plus  tard.  Chose  singulière,  ma  jambe  raide  et  mon  pied 
traînant  ne  se  refusèrent  pas  une  fois  à  leurs  devoirs  les  plus  pé- 
nibles. Le  mal  n'était  pas  guéri,  il  était  oublié. 

Nous  dîmes  adieu  aux  grands  arceaux  du  château  de  Roger  le 
mardi,  7  septembre,  à  cinq  heures  du  soir.  Nous  revîmes  Montréal 
à  la  nuit  tombante;  je  saluai  la  belle  abside  du  roi  Guillaume  II,  et 
je  pus  serrer  la  main  à  ce  bon  chanoine  qui,  lors  de  notre  première 
visite,  voulut  bien  être  mon  guide,  mon  exégète  et  mon  soutien.  La 
nuit  nous  prit  gravissant  les  sommets  qui  forment  le  fond  du  bassin 
de  Païenne.  Nous  entrions  dans  le  bassin  du  golfe  de  Gastellamare, 
dans  les  vallées  qui  produisent  le  délicieux  vin  de  Zucco.  Tous  les 
villages  étaient  illuminés;  la  vue  d'un  représentant  du  gouverne- 
ment que  ces  populations  n'avaient  connu  jusque-là  que  de  loin 
les  remplissait  de  joie.  Chaque  fois  le  ministre  devait  descendre;  les 
scienziati  étaient  aussi  fort  demandés;  on  les  avait  annoncés,  les 
localités  qui  avaient  voté  des  fonds  pour  la  réception  voulaient  les 
avoir.  Cet  empressement  était  touchant  et  empreint  d'une  cordialité 
extrême.  Partout  on  nous  servait  des  rafraîchissemens  excellens 
et  les  vins  du  pays.  Le  patriotisme  local  s'en  mêlait.  A  Partenico  : 
«  Trouvez-vous  nos  glaces  meilleures  que  celles  de  Borgetto?  »  A 
Borgetto  :  «  Notre  vin,  n'est-ce  pas,  vaut  mieux  que  celui  de  Zucco? 
—  Oui,  sans  doute,  »  répondions-nous,  et  c'était  vrai.  Ces  vins  de 
Sicile  sont  des  sirops  exquis.  Ils  diffèrent  de  village  à  village  et  le 
meilleur  paraît  celui  qu'on  a  goûté  le  dernier. 

Ce  mot  de  village  demande  explication.  L'analogue  de  ce  que 
nous  appellerions  en  France  un  gros  bourg,  un  chef-lieu  de  can- 
ton, est  en  Sicile  une  ville  de  10,  15,  18,000  âmes.  L'absence 
de  hameaux  et  de  population  éparse  dans  les  campagnes  explique 
cette  singularité.  Il  n'y  a  pas  de  pays  où  il  y  ait  autant  de  villes 
populeuses,  et  ces  villes  sont  situées  à  deux  ou  trois  lieues  l'une  de 
l'autre.  Il  est  vrai  qu'à  certains  égards  ces  grandes  villes  n'étaient 
dernièrement  encore  que  des  villages.  Bagheria,  à  la  porte  de  Pa- 
lerme,  a  15,000  habitans,  et  n'avait  pas  une  école  sous  l'ancien 
gouvernement. 


VINGT   JOURS    EN    SICILE.  253 

Nous  devions  coucher  à  Âlkamo,  ancien  chef-lieu  arabe,  où  les 
mœurs  sont  encore  très  bien  conservées.  Le  syndic,  en  véritable 
cheik,  avait  fait  demander  qu'on  lui  spécifiât  bien  les  qualités  des 
personnes  qui  devaient  venir,  pour  que  chacun  fût  traité  selon  son 
rang.  Il  était  trois  heures  du  matin  quand  nous  arrivâmes.  Ces 
campagnes  sont  très  fiévreuses.  Plusieurs  s'endormaient  de  fatigue 
au  fond  des  voitures;  mais  les  Siciliens  ne  le  souffraient  pas,  pré- 
tendant que  l'on  courait  ainsi  un  grand  danger  de  prendre  la  fièvre. 
Les  murs  et  les  tours  d' Alkamo  illuminés  faisaient  à  2  et  3  lieues 
dans  la  campagne  un  effet  saisissant.  La  réception  fut  particulière- 
ment chaleureuse.  A  quatre  heures,  nous  délibérâmes.  Se  coucher 
pour  se  lever  à  six  heures  était  peu  sage.  On  remonta  donc  en  voi- 
ture pour  atteindre  le  plus  tôt  possible  les  ruines  de  Ségeste.  Nous 
vîmes  l'aube  se  lever  sur  les  bords  du  GrimissUs,  témoins  de  cette 
brillante  campagne  de  Timoléon  contre  les  Carthaginois  où  naquit 
la  stratégie,  bientôt  poussée  plus  loin  encore  par  les  capitaines  de 
l'école  d'Alexandre.  Vers  sept  heures,  un  temple  magnifique,  intact 
en  apparence,  nous  apparut  à  l'horizon,  noyé  dans  les  rayons  du 
soleil.  C'était  Ségeste.  Nous  laissâmes  les  voitures  sur  les  bords  du 
Crimissus,  et  en  une  demi-heure  de  cheval  nous  atteignîmes  le 
temple,  situé  au  pied  de  la  ville  antique  qui,  par  son  alliance  avec 
les  Romains,  joua  dans  l'histoire  de  la  Sicile  un  rôle  si  décisif. 

Pour  l'archéologue,  le  temple  de  Ségeste  a  des  problèmes  singu- 
liers. 11  semble  n'avoir  pas  été  achevé.  Sans  doute,  la  destruction 
de  la  ville  par  les  Carthaginois,  en  /|09  avant  Jésus-Christ,  aura 
suspendu  l'ouvrage.  Les  cannelures  des  colonnes  ne  sont  pas  faites; 
les  superfluités  ne  sont  pas  abattues;  la  cella  semble  n'avoir  jamais 
existé.  Pour  l'artiste,  le  temple  de  Ségeste  est  un  des  monumens 
qui  ont  le  plus  d'effet.  La  colonnade,  l'architrave,  les  triglyphes, 
les  métopes  non  sculptées  sont  tout  à  fait  intacts.  Les  chapiteaux 
doriques  ont  une  mollesse,  une  flexibilité  de  courbe  qui  n'a  pas  été 
surpassée.  La  couleur  de  la  pierre,  son  aspect  spongieux,  la  certi- 
tude que  la  main  d'aucun  restaurateur  n'a  ici  passé  entre  l'anti- 
quité et  nous,  fait  que  l'on  reste  pensif  durant  des  heures  à  l'ombre 
de  ces  colonnes.  La  ville  antique  a  disparu,  excepté  le  théâtre. 
Rome  ne  rendit  à  son  alliée  qu'une  existence  éphémère,  et  la  fable 
d'une  origine  troyenne  ne  suffit  pas  pour  la  préserver  de  l'abandon. 
Ségeste  est  un  désert;  mais  Calatafimi  et  toutes  les  localités  en- 
vironnantes y  étaient  accourues  pour  voir  le  ministre  et  les  scien- 
ziati.  Sous  une  tente  dressée  avec  goût,  nous  trouvâmes  un  déjeuner 
excellent.  On  but  aux  vieux  héros  de  Ségeste,  à  la  paix  et  à  la  con- 
corde qu'ils  ne  surent  pas  fonder,  aux  morts  de  1860  qui,  plus  heu- 
reux que  leurs  ancêtres ,  donnèrent  sur  ce  champ  de  bataille  la 


25A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Sicile  à  l'Italie,  et  vers  une  heure,  sous  un  soleil  ardent,  nous  re- 
montâmes en  voiture  pour  atteindre  Trapani  avant  la  fin  du  jour. 

Nous  contournâmes  l'Éryx  (Monte  San-Giuliano),  que  tant  de  fois 
dans  mes  voyages  j'avais  vu,  en  doublant  vers  Maritimo  le  cap  Lily- 
bée,  se  profiler  à  l'horizon.  11  est  plus  beau  encore  du  côté  de  la  terre 
que  du  côté  de  la  mer.  Coupé  à  pic,  il  soutint  dans  la  première  guerre 
punique  des  sièges  de  deux  années.  Monter  à  l'Éryx,  voir  les  traces 
de  ce  célèbre  sanctuaire  de  la  Vénus  Erycine,  que  le  marin  phénicien 
voyait  de  20  lieues  à  la  ronde  se  dessiner  comme  le  paradis  où  il 
aurait  la  récompense  de  ses  peines,  eût  été  mon  rêve.  Il  fut  impos- 
sible d'y  songer;  les  heures  étaient  comptées,  et  il  faut  un  jour  pour 
gravir  le  Monte  San-Giuliano.  M.  Polizzi  d'ailleurs,  l'excellent  bi- 
bliothécaire de  Trapani,  du  pied  de  la  montagne  m'expliquait  tout, 
pierre  par  pierre,  me  racontait  ses  recherches  pour  retrouver  la  cé- 
lèbre inscription  carthaginoise  d'Éryx  et  me  prouvait  qu'il  ne  faut 
pas  espérer  la  revoir.  Cette  pierre  curieuse  a  été  vue  au  xvii^  siècle 
par  un  nommé  Cordici,  qui  a  laissé  une  histoire  manuscrite  de 
Monte  San-Giuliano,  laquelle  se  trouve  à  la  bibliothèque  communale 
de  Païenne.  Cordici  en  donne  un  dessin  des  plus  grossiers,  que 
Torremuzza  reproduisit  par  à  peu  près,  et  que  Gesenius  reprit  avec 
peu  de  soin  dans  l'ouvrage  de  Tonemuzza.  Ainsi  défaçonnée  par 
trois  intermédiaires,  l'inscription  était  indéchiffrable;  il  eût  mieux 
valu  ne  pas  s'en  occuper,  surtout  à  une  époque  où  l'interprétation 
des  monumens  phéniciens  était  à  l'état  d'enfance.  Je  ne  sais  quelle 
chimère  a  porté  Gesenius,  Ebrard,  Meier,  Blau,  à  y  voir  un  morceau 
de  littérature,  une  lamentation  funèbre  sur  la  mort  d'une  jeune 
fille.  Toutes  ces  belles  choses  sont  à  biffer.  Grâce  à  M.  Polizzi,  à 
M.  Amari,  à  M.  Salinas,  nous  possédons  maintenant  des  calques  ri- 
goureusement exacts  et  des  photographies  de  la  copie  de  Cordici  qui 
est  à  la  bibliothèque  de  Palerme.  En  outre  une  autre  copie  égale- 
ment autographe  de  l'ouvrage  de  Cordici  a  été  découverte  à  Monte 
San-Giuliano.  Avec  ces  secours,  on  peut  apercevoir  l'original  mieux 
qu'on  ne  l'avait  fait  jusqu'ici,  et,  bien  qu'on  soit  loin  encore  d'avoir 
lu  tout  l'ensemble,  on  en  voit  assez  pour  affirmer  que  l'inscription 
était  votive  et  s'adressait  à  Rahhath  Astorelh  (Vénus  Érycine),  sous 
le  vocable  de  «  Prolongatrice  de  la  vie  (1).  » 

x^ous  avions  un  besoin  extrême  de  repos;  mais  comment  résis- 
ter aux  invitations  de  la  municipalité  de  Trapani,  qui  nous  con- 
voquait à  un  banquet  pour  onze  heures  du  soir?  L'amabilité  ex- 
trême de  nos  hôtes  nous  permettait  du  reste  cette  quiétude,  ce 

(1)  Ou  «  force  de  vie,  »  Kehar  hayyim.  Comparez  0^  hayyim  dans  l'inscription  de 
Lapithos  (Gliypre). 


VINGT    JOURS    EN    SICILE.  255 

demi-sommeil  les  yeux  ouverts  que  nous  devions  pratiquer  durant 
huit  jours.  Un  splendide  éclairage  au  gaz  faisait  de  la  salle  une 
étuve  où  tous  les  rhumatismes  du  monde  eussent  dû  céder.  Les 
brindisise  succédaient  dans  un  état  de  demi-rêve  que  l'indulgence 
de  nos  voishis  acceptait  en  souriant.  Le  lendemain  à  huit  heures, 
nous  avions  visité  la  bibliothèque,  le  musée,  et  nous  étions  embar- 
qués sur  V Archimcde ,  belle  frégate  à  vapeur  où  la  courtoisie  de 
M.  le  commandant  Gonti  nous  avait  préparé  la  plus  aimable  des  in- 
stallations. 

Je  revis  Éryx  de  la  mer,  et  je  saluai  à  distance  cette  petite  île  de 
Maritimo  qui  me  rappelait  de  vifs  souvenirs.  Lors  de  mon  premier 
voyage  d'Orient,  je  m'éveillai  le  second  matin  après  le  départ  en 
face  de  cette  petite  île,  rayonnante  de  soleil,  parée  de  verdure  par 
les  pluies  d'octobre.  Cette  fois  je  la  trouvai  aride,  sans  rosée.  Un 
mois  de  différence  est  beaucoup  en  cette  saison ,  mais  quinze  ans 
aussi  sont  beaucoup  dans  la  vie.  Peut-être  Maritimo  m'apparut 
ainsi 

Quand  '  era  in  parte  altr  '  uom  da  quel  ch'  i'  sono. 

Des  parties  de  moi  sont  mortes  depuis;  nous  mourons,  à  vrai  dire, 
par  lambeaux. 

Verrions-nous  Sélinonte?  Telle  était  la  question  que  nous  nous 
adressions  depuis  que  la  frégate  avait  doublé  Marsala  (le  cap  Lily- 
bée).  Sélinonte  ne  saurait  guère  être  visité  que  par  mer.  Or  cette 
côte,  dénuée  de  port,  oCEi'e  à  un  grand  navire  des  difficultés  extrêmes. 
Obligé  de  se  tenir  à  une  demi-lieue  du  rivage,  il  ne  peut  lancer  ses 
embarcations  que  si  la  mer  est  sûre;  le  moindre  grain,  le  moindre 
caprice  rend  le  retour  des  chaloupes  impossible  (nous  avions  failli  en 
faire  l'expérience  à  Cefalù).  Le  commandant  ne  nous  laissa  descendre 
qu'en  nous  avertissant  que  si,  pendant  notre  visite  aux  ruines,  le 
vent  s'élevait,  il  devrait  gagner  Trapani  et  nous  abandonner  à  notre 
sort.  Le  temps  nous  fut  merveilleusement  propice.  Nous  croyions 
aborder  à  un  désert;  des  vingtaines  de  barques  nous  attendaient; 
un  débarcadère,  une  route,  avaient  été  improvisés  par  les  gens  de 
Castelvetrano;  des  voitures  nous  avaient  été  préparées.  Sûrement 
les  ruines  eussent  gagné  à  être  visitées  dans  la  solitude;  mais  ces 
attentions,  cette  cordialité,  ce  sentiment  naïf  de  gens  qui  se  croyaient 
oubliés  du  monde,  maintenant  fiers  qu'un  ministre  et  des  hommes 
qu'ils  supposent  célèbres  viennent  visiter  leur  île,  tout  cela,  dis-je, 
avait. quelque  chose  qui  nous  allait  au  cœur.  Le  syndic  de  Castelve- 
trano nous  le  disait  d'une  manière  touchante;  quand  parfois  la  foule 
nous  étouffait  :  «  Songez,  messieurs,  que  ces  gens  ont  fait  30  milles 
pour  vous  voir.  »  La  politesse  et  les  égards  avec  le-^quels  les  auto- 


256  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rites  traitaient  jusqu'au  moindre  enfant  nous  frappèrent.  Des 
glaces,  des  sorbets  excellens,  un  vin  de  feu,  nous  attendaient  à 
chaque  ruine.  Il  n'en  fallait  pas  moins  pour  nous  soutenir.  Un  soleil 
terrible,  une  teri-e  gercée  par  cinq  mois  torrides  et  que  perçait  seul 
un  délicieux  petit  lis  blanc  double,  un  marais  infect,  autrefois  des- 
séché, dit-on,  par  Empédocle,  mais  qui,  depuis  la  mort  du  grand 
ingénieur  agrigentin ,  a  repris  tous  ses  droits  à  empester  le  pays, 
faisaient  de  cette  journée  la  plus  rude  de  toutes;  mais  quel  sublime 
spectacle!  Sept  temples,  dont  cinq  énormes,  sont  là  gisant  sur  le 
sol:  le  diamètre  des  colonnes  va  à  3'", 32,  et  partout  ces  merveilleux 
chapiteaux  doriques,  la  plus  belle  chose  que  l'homme  ait  jamais  in- 
ventée! Nulle  part  on  ne  saisit  mieux  qu'ici,  pas  à  pas,  les  progrès 
de  ces  courbes  divines  arrivant  à  la  perfection.  Chaque  essai,  chaque 
tâtonnement  est  visible,  et,  chose  plus  extraordinaire  que  tout  le 
reste!  quand  les  créateurs  de  cet  art  merveilleux  eurent  réalisé  le 
parfait,  ils  n'y  changèrent  plus  rien.  Voilà  le  miracle  que  les  Grecs 
seuls  ont  su  faire  :  trouver  l'idéal,  et,  une  fois  qu'on  l'a  trouvé,  s'y 
tenir. 

Ah  !  pourquoi  ces  demi-dieux  crurent-ils  qu'il  était  de  leur  devoir 
de  s'entre-dévorer?  Les  ruines  de  Sélinonte  fouL  sous  ce  rapport 
l'impression  la  plus  triste.  Cette  immense  destruction,  accomplie 
savamment  et  avec  un  dessein  arrêté,  fait  sûrement  maudire  Car- 
thage,  cfui  amena  sur  ce  monde  délicat  les  sauvages  mercenaires  de 
l'Afrique;  mais  elle  fait  surtout  détester  ces  divisions  de  ville  à  ville, 
ces  guerres  fratricides  où  s'est  abîmé  le  monde  grec.  La  destruction 
de  Sélinonte  fut  l'œuvre  de  Ségeste,  et  Ségeste,  un  an  après,  tom- 
bait à  son  tour.  On  comprend  qu'après  cela  la  paix  romaine  ait 
semblé  un  bienfait. 

Ces  ruines  de  Sélinonte  sont  dignes  de  la  Grèce  par  la  grandeur 
et  la  perfection  du  travail.  La  commission  archéologique  fut  una- 
nime pour  demander  au  ministre  que  désormais  le  grand  effort  des 
fouilles  siciliennes  portât  sur  ce  point.  Déjà  les  recherches  de 
M.  Gavallari  ont  eu  les  plus  heureux  résultats,  en  particulier  autour 
de  l'acropole.  Là  ont  été  trouvées  ces  métopes  célèbres  qui  font 
maintenant  l'ornement  du  musée  de  Palerme,  monumens  d'un  style 
archaïque,  encore  asiatique,  et  qui  expliquent  peut-être  la  transi- 
tion tant  cherchée  entre  l'art  de  l'Orient  et  celui  de  la  Grèce.  Les 
autres  métopes  de  Sélinonte  nous  montrent  pas  à  pas  les  progrès  de 
la  sculpture.  Comme  au  moyen  âge,  ces  progrès  n'allèrent  pas  tout 
à  fait  de  pair  avec  ceux  de  l'architecture.  Celle-ci  avait  arrêté  ses  . 
formes  quand  la  sculpture  hésitait  encore.  L'école  dorique  de  Si- 
cile se  laissa  devancer  par  l'école  atiique.  Plusieurs  de  ces  œuvres 
un  peu  gauches  sont  contemporaines  du  Parthénon.  Un  trait  bien 


VINGT    JOURS    EN    SICILE.  557 

remarquable,  c'est  que  les  parties  nues  des  figures  de  femmes  y 
son-t  exécutées  en  marbre  blanc,  exactement  comme,  sur  les  vases 
peints,  les  mains,  les  pieds,  les  têtes  des  personnages  féminins 
sont  en  blanc  pâle.  La  polychromie,  recouvrant  le  tout,  pouvait 
dissimuler  ce  que  ces  rajustages  de  matières  différentes  ont  pour 
nous  de  choquant. 

Dans  la  nuit  du  9  au  10  septembre,  V Archimède  nous  porta  de 
Sélinonte  à  Agrigente.  La  ville  de  Girgenti,  bâtie  dans  l'acropole  de 
la  vieille  Agrigente,  se  trouvant  assez  éloignée  de  la  mer,  il  s'est 
bâti  au  pied  de  la  montagne  un  petit  port  qui,  depuis  quelques  an- 
nées, a  pris  une  extrême  importance  commerciale  par  l'expédition 
du  soufre;  on  l'appelle /'or/o  Empedocle.  Nous  y  abordâmes  sous 
un  portique  décoré  des  statues  de  Yictor-Emmanuel  et  d'Empé- 
docle.  Empedocle  en  effet  est  encore  le  demi-dieu  d' Agrigente. 
Philosophe,  savant,  ingénieur,  musicien,  médecin,  prophète,  thau- 
maturge, il  trouva  encore  avec  cela  le  temps  d'être  un  démocrate, 
de  donner  une  constitution  à  sa  république,  de  fonder  l'égalité  ci- 
vile, de  refuser  une  couronne,  d'abattre  l'aristocratie  de  son  temps. 
Ce  dernier  trait  n'a  pas  peu  contribué  à  sa  moderne  fortune.  Le 
parti  libéral  de  Girgenti  vit  à  la  lettre  d'Empédocle.  Son  image  se 
voit  à  chaque  pas;  son  nom  est  prodigué  aux  lieux  publics  à  l'égal 
de  celui  de  Garibaldi;  à  peine  y  eut-il  un  discours  où  sa  gloire  ne 
fût  rappelée.  Cette  gloire  est  en  somme  de  bon  aloi.  Empedocle 
ne  le  cède  à  aucun  de  ces  génies  extraordinaires  de  la  philosophie 
grecque  anté-socratique,  qui  furent  les  vrais  fondateurs  de  la  science 
et  de  l'explication  mécanique  de  l'univers.  Les  fragmens  authenti- 
ques que  nous  avons  de  lui  nous  le  montrent  soulevant  tous  les 
problèmes,  approchant  souvent  des  solutions  qu'on  devait  trouver 
deux  mille  deux  cents  ans  plus  tard,  côtoyant  Newton,  Darwin, 
Hegel.  11  lit  des  expériences  sur  la  clepsydre,  reconnut  la  pesanteur 
de  l'air,  eut  l'idée  de  l'atome  chimique,  de  la  chaleur  latente,  soup- 
çonna la  fécondité  de  l'idée  d'attraction,  entrevit  le  perfectionnement 
successif  des  types  animaux  et  le  rôle  du  soleil.  En  biologie,  il  ne 
fut  pas  moins  sagace  :  il  proclama  le  grand  principe  Omnia  ex  ovo, 
l'appliqua  à  la  botanique,  eut  quelque  notion  du  sexe  des  plantes, 
vit  très  bien  que  le  mouvement  de  l'univers  n'est  qu'un  réemploi 
d'élémens  désagrégés,  que  rien  ne  se  crée  ni  ne  se  perd.  Il  conçut 
même  la  chimie  des  corps  organisés,  et  se  passa  des  dieux  dans  ses 
hypothèses.  Lucrèce  lui  doit  autant  qu'à  Épicure.  Par  d'autres  côtés, 
ce  Newton  paraît  doublé  d'un  Cagliostro;  il  ne  marchait  dans  les 
rues  d'Agrigente  que  grave  et  mélancolique,  avec  des  sandales  de 
bronze,  une  couronne  d'or  sur  la  tête,  au  milieu  de  jeunes  gens  qui 
l'acclamaient.  Il  se  défendait  faiblement  quand  on  lui  prêtait  des 

TOME  XII.  —  1875.  17' 


258  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

miracles,  même  des  résurrections,  et  qu'on  l'adorait  comme  un  dieu. 
Les  Agrigentins  modernes  n'admettent  pas  ces  reproches  et  ne  veu- 
lent voir  dans  leur  célèbre  compatriote  qu'un  «  savant  tout  occupé 
à  moraliser  le  peuple,  qu'un  grand  citoyen  qui  rendit  à  sa  patrie 
ses  droits  politiques  et  donna  l'exemple  de  l'abnégation  en  refusant 
l'autorité  suprême.  » 

Sélinonte  n'est  plus  qu'un  cadavre  de  ville.  Agrigente  vit  encore 
et  compte  près  de  20,000  habitaiis.  L'aspect  de  ce  sommet  cou- 
ronné de  maisons  serrées,  s'élevant  sur  les  substructions  antiques 
et  sur  les  fiancs  taillés  du  rocher,  est  grandiose,  austère.  Le  manque 
d'eau,  l'aspect  aride  de  la  campagne,  portent  encore  à  la  tristesse. 
La  ville  moderne,  avec  ses  rues  étroites,  son  air  sombre,  inacces- 
sible et  fermé,  sa  cathédrale  étrange,  tout  espagnole,  semble  un 
reste  d'un  autre  monde.  A  mi-côte  s'étend  la  ville  antique  avec  ses 
sept  ou  huit  temples,  rangés  pour  la  plupart  le  long  de  l'ancien 
mur,  de  façon  que  du  port  cette  ligne  d'édifices  se  profilait  sur  le 
ciel.  Le  temple  dit  des  géans  était  sûrement  quelque  chose  d'uni- 
que; il  présente  les  plus  grandes  colonnes  doriques  que  l'on  con- 
naisse. Diodore  dit  vrai  à  la  lettre  :  un  homme  peut  se  tenir  dans 
leurs  cannelures;  l'abaque  des  chapiteaux  renversés  à  tej-re  pro- 
duit une  sorte  de  stupéfaction.  Un  seul  des  talamons  qui  portaient 
l'architrave  est  étendu  sur  le  sol.  L'effet  de  ce  colosse,  dont  les 
pièces  désarticulées  semblent  les  osselets  d'un  squelette,  est  tout  à 
fait  saisissant.  Les  pieds  sont  joints  et  minces;  ces  colosses  n'ont 
jamais  rien  porté  effectivement;  ils  étaient  adossés  à  un  mur  ou 
à  des  pilastres.  J'incline  à  croire  qu'ils  avaient  l'air  de  soutenir 
un  plafond  à  l'intérieur  de  la  cella,  ce  qui  expliquerait  comment 
Diodore  n'en  parle  pas.  A  l'extérieur,  un  tel  décor  eût  trop  frappé 
pour  qu'on  eût  pu  le  passer  sous  silence.  Le  curieux  sceau  de  Gir- 
genti  au  moyen  âge,  représentant  Va2ila  gigantmn  (1),  fournit  des 
argumens  pour  et  contre  cette  opinion.  Ce  qui  me  paraîtxertain  en 
tout  cas,  c'est  que  ce  temple  des  géans  se  rapporta  primitivement  à 
un  culte  oriental.  Girgenti  offre  bien  d'autres  traces  d'influence  phé- 
nicienne dans  son  temple  de  Jupiter  Atabyrius  (du  Tabor),  de  Jupi- 
ter Polieus  (Melkarth),  situé  à  l'intérieur  de  l'acropole,  et  dans  les 
indices  du  culte  de  Moloch  qui  se  lisent  clairement  dans  les  fables 
relatives  au  taureau  de  Phalaris.  Ces  géans,  s'ils  étaient  à  l'intérieur 
de  la  cella,  pouvaient  jouer  le  rôle  des  colosses  osiriens  dans  les 
avenues  des  temples  d'Egypte,  et  des  sirapldm  dans  le  temple  de 
Jérusalem. 

(t)  Signât  Agrigcntuiu  mirabilis  aula  gigantum. 

Piccone,  Memorie  storiche  agrigentine,  p.  453. 


VINGT   JOURS    EN   SICILE.  259 

Les  autres  temples  d'Agrigente  sont  beaux  sans  doute;  mais, 
quand  on  a  vu  Athènes,  on  est  difficile.  Le  soin  de  l'exécution  y  est 
bien  moindre  que  dans  les  édifices  athéniens.  Une  sorte  de  stuc  re- 
vêtait la  colonne  et  dissimulait  toutes  les  imperfections  du  travail. 
Des  négligences,  des  à-peu-près  comme  ceux  qu'on  remarque  dans 
la  plupart  des  temples  égyptiens,  se  rencontrent  ici  à  chaque  pas. 
L'imprévoyance  de  l'architecte  se  trahit.  Décidément,  la  perfection 
a  été  l'invention  des  Athéniens.  Venant  les  derniers,  ils  ont  innové 
en  réalisant  l'idée  d'édifices  bâtis  a  'priori  dans  la  carrière,  d'édi- 
fices où  chaque  pierre  est  taillée  d'avance  pour  la  place  qu'elle  doit 
occuper.  L'exécution  des  détails  de  l'Erechtheum  par  exemple  est 
une  merveille  qui  dégoûte  de  tout  ce  que  l'on  voit  ensuite.  Dans  les 
temples  d'Agrigente,  l'enduit  et  la  polychromie  masquaient  les  dé- 
fauts. Tout  voyage,  toute  recherche,  toute  étude  nouvelle  est  ainsi 
un  hymne  à  Athènes.  Athènes  n'a  rien  créé  de  première  main;  mais 
en  toute  chose  Athènes  a  introduit  l'idéal.  Et  quel  respect  pour  la 
Divinité!  Comme  on  ne  cherche  pas  à  la  tromper!  On  a  découvert 
dans  un  trou  devant  le  Parthénon  un  tas  de  tambours  de  colonnes 
rebutés.  Il  faut  y  regarder  de  très  près  pour  apercevoir  le  défaut 
qui  les  a  fait  rejeter.  Ce  qu'on  ne  voit  pas  est  aussi  soigné  que  ce 
qui  est  visible.  Rien  de  ces  honteux  décors  vides,  de  ces  appa- 
rences menteuses  qui  forment  l'essence  de  nos  édifices  sacrés. 

Cette  rude  journée  nous  avait  épuisés,  et  le  cordial  banquet  que 
nous  donnèrent  les  Agrigentins  sur  le  champ  même  des  ruines 
n'avait  fait  que  nous  inspirer  le  désir  du  repos.  Nous  reçûmes  avec 
joie  la  nouvelle  que  l'hospitalité  nous  était  préparée  chez  Gellias. 
Gellias  fut  un  riche  citoyen  de  l'ancienne  Agrigente  (V  siècle  avant 
Jésus-Christ)  qui  avait  fait  bâtir  un  grand  nombre  d'hôtelleries,  à 
chacune  desquelles  était  attaché  un  portier  qui  invitait  les  étran- 
gers à  entrer  pour  recevoir  une  gratuite  et  splendide  hospitalité. 
Son  nom  est  devenu  celui  d'un  hôtel,  où  nous  prîmes  un  fort  doux 
repos,  —  doux,  mais  court.  A  cinq  heures  du  matin,  une  course 
rapide,  exécutée  partie  en  chemin  de  fer,  partie  en  voiture,  partie 
à  cheval,  nous  mena  au  cœur  de  la  Sicile,  à  Racalmuto,  centre  de 
l'extraction  du  soufre,  industrie  qui  prend  de  tels  développemens, 
par  suite  des  besoins  de  l'industrie  moderne,  que  la  province  de 
Girgenti  en  deviendra  l'un  des  pays  les  plus  riches  du  monde.  C'est 
l'Afrique  que  nous  vîmes  ce  jour-là  se  dérouler  devant  nous  en  cette 
chaîne  de  collines  brûlées  par  les  fumées  sulfureuses  ,  sans  arbres, 
sans  verdure,  sans  eau.  La  gaîté  sicilienne  résiste  à  tout.  Les  récep- 
tions de  Grotte  et  de  Racalmuto  furent  de  toutes  peut-être  les  plus 
originales,  les  plus  empreintes  de  curiosité  aimable.  Je  n'oublierai 
jamais  la  hanàa  musicale  de  Grotte.  Elle  s'obstinait  à  résoudre  un 


260  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

problème  que  j'aurais  cru  insoluble,  à  suivre  le  ministre  après  son 
départ  en  jouant  à  perte  d'haleine.  Je  vois  encore  un  ophicléide 
passant  à  travers  les  roues  des  voitures  sans  omettre  une  seule 
note.  Le  chef  de  la  troupe,  jouant  de  la  clarinette  avec  une  volu- 
bilité sans  nom,  courait  d'une  course  effrénée,  se  servant  de  son 
instrument  comme  d'un  bâton  indicateur  pour  montrer  le  chemin  à 
ses  compagnons.  Le  Sicilien  ne  se  soucie  pas  de  savoir  si  on  le  re- 
garde; il  agit  pour  sa  satisfaction  propre.  L'idée  de  se  surveiller 
pour  éviter  un  prétendu  ridicule  ne  vient  qu'à  des  gens  qui  ne 
sont  pas  sûrs  de  leur  noblesse  historique,  et  qui  n'ont  pas  toujours 
conscience  d'obéir  à  un  entraînement  élevé. 

En  une  nuit  et  une  matinée,  Y Archimède  nous  eut  portés  à  Sy- 
racuse. La  ville  actuelle  n'occupe  plus  que  l'île  d'Ortygie,  la  plus 
petite  des  parties  de  l'ancienne  cité.  Achradine,  Néapolis,  Tyché, 
les  Epipoles,  sont  occupés  par  des  champs  ou  des  jardins.  Tout  cela 
faisait  une  enceinte  qui  égalait  presque  celle  de  Paris  avant  les  for- 
tifications. Au  premier  coup  d'œil  on  dirait  que  les  monumens  an- 
tiques de  Syracuse  ont  disparu;  une  étude  attentive  révèle  bientôt 
tout  un  monde.  Quel  temple  savamment  restauré  vaut  cette  cathé- 
drale bâtie  dans  un  temple  dorique  des  plus  nobles  proportions?  La 
transformation  s'est  faite  d'une  manière  étrange.  La  cella  a  été  sup- 
primée, les  colonnades  ont  été  embloquées  dans  un  mur  qui  embrasse 
les  fûts,  les  chapiteaux,  l'architrave,  visibles  encore,  quoiqu'en  par- 
tie noyés  dans  le  moellon.  Je  ne  connais  pas  d'autre  exemple  de  ce 
genre  d'appropriation  chrétienne.  Souvent  la  cella  a  été  transformée 
en  église,  comme  cela  eut  lieu  au  Parthénon.  A  Aphrodisias  en  Ca- 
rie, on  a  bâti  deux  murs  extérieurs  au  péristyle,  si  bien  que  les  co- 
lonnades devinrent  intérieures,  et  dessinèrent  trois  nefs  comme  à 
Sainte-Marie-Majeure.  Ici  le  mur  a  été  fait  sur  la  colonnade  elle- 
même.  L'architrave  est  conservée;  à  certains  endroits,  les  triglyphes 
font  créneau  sur  l'architrave.  J'ai  vu  peu  d'effets  d'un  pittoresque 
aussi  complet.  Cette  fois  encore  je  me  trouvai  en  désaccord  avec 
de  zélés  archéologues,  dont  l'admiration  pour  l'antiquité  est  parfai- 
tement éclairée,  mais  peut-être  un  peu  exclusive.  Faire  voter  des 
fonds  pour  bâiir  à  l'évêque  une  nouvelle  cathédrale  et  dégager  le 
temple  antique  était  le  vœu  que  j'entendais  former  autour  de  moi. 
Je  ne  pus  le  partager  entièrement.  Le  temple  se  voit  bien  tel  qu'il 
est,  et  le  vide  même  de  la  cathédrale  avec  ses  trois  nefs  fait  res- 
sortir la  grandeur  de  l'édifice  antique. 

Les  fouilles  de  M.  Cavallari  ont  été  à  Syracuse,  comme  ailleurs, 
fructueuses  et  bien  dirigées.  Un  temple  des  plus  anciens,  avec  une 
belle  inscription  archaïque,  est  sorti  de  ces  déblaiemens,  qui  mérite- 
raient d'être  continués.  Le  théâtre,  l'amphithéâtre,  le  nymphœum. 


VINGT   JOURS    EN    SICILE.  261 

la  voie  des  tombeaux,  les  fortifications  de  l'Épipole,  élevées  par  Denys 
le  Tyran,  et  surtout  ces  latomîes  grandioses,  qui  jouent  un  si  grand 
rôle  dans  l'histoire  de  Syracuse,  font  la  plus  vive  impression.  Rien 
ne  peut  rendre  l'elTet  de  ces  carrières  à  ciel  ouvert,  d'une  profon- 
deur énorme,  au  fond  desquelles  s'étalent,  à  l'abri  des  masses  tail- 
lées par  la  scie  antique,  de  frais  et  luxurians  jardins  de  figuiers  et 
d'orangers.  La  nature  inégalement  friable  des  couches  de  calcaire 
a  produit  dans  les  parois  les  jeux  les  plus  bizarres;  une  belle  vé- 
gétation de  lierre  et  de  rinceaux  pendans  forme  devant  chaque 
échancrure  de  rocher  des  rideaux  transparens  de  verdure.  Un  dé- 
jeuner avait  été  préparé  dans  une  de  ces  salles  à  demi  hypogées; 
un  écran  de  citronniers  et  de  grenadiers  rejoignant  les  guirlandes 
naturelles  que  formaient  les  plantes  grimpantes  produisait  un  dé- 
licieux demi-jour.  A  une  hauteur  immense  au-dessus  de  nos  têtes, 
et  comme  suspendus  aux  parapets  de  tours  démesurées,  se  dessi- 
naient quelques  spectateurs  mêlés  aux  arbres  suspendus  sur  l'a- 
bîme. Une  musique  excellente  faisait  retentir  ces  longs  couloirs  de 
l'hymne  royal  de  Savoie;  mais  nous  avions  peine  à  ne  pas  entendre, 
à  travers  ces  sons  harmonieux,  les  gémissemens  qui  remplirent  au- 
trefois ces  cavités  aujourd'hui  si  riantes,  et  particulièrement  le  dé- 
sespoir des  7,000  Athéniens,  qui  y  périrent  de  faim  et  de  misère 
après  la  folle  expédition  de  /il3. 

Les  catacombes  et  une  vieille  crypte  ornée  de  peintures  ont  de 
l'intérêt  pour  l'archéologie  chrétienne;  le  musée,  outre  une  Vénus 
bien  connue,  a  quelques  fragmens  grecs  qu'on  dirait  provenir  du 
Parthénon;  mais  la  perle  antique  de  Syracuse,  c'est  encore  l'Ana- 
pus.  Seul  à  peu  près  entre  tous  les  fleuves  de  Sicile,  l'Anapus  a 
toute  l'année  un  volume  d'eau  supérieur  à  celui  d'un  ruisseau.  La 
beauté  plantureuse  de  la  campagne  de  Syracuse  vient  des  eaux  de 
ce  petit  fleuve,  dérivées  de  la  montagne  et  amenées  par  des  aque- 
ducs anciens  sur  les  hauteurs  des  Épipoles.  La  vallée,  malgré  toutes 
ces  saignées,  conserve  encore  une  masse  d'eau  assez  sérieuse,  la- 
quelle, à  2  kilomètres  environ  de  la  mer,  est  triplée  ou  quadruplée 
par  une  énorme  source,  la  fontaine  Gyanée,  qui  naît  dans  la  basse 
vallée  d'un  gouffre  analogue  à  celui  du  Loiret,  et  envoie  ses  eaux  à 
l'Anapus  après  un  cours  d'environ  une  lieue  et  demie.  Elle  est  tout 
ce  temps  navigable  pour  de  fortes  barques.  Cette  petite  navigation, 
avec  ses  effets  tour  à  tour  gais  et  mélancoliques,  est  une  des  choses 
les  plus  ravissantes  qui  se  puissent  voir.  Peu  de  choses  m'ont  fait 
autant  de  plaisir.  On  prend  une  barque  au  quai  de  Syracuse;  on 
traverse  ce  beau  port,  l'un  des  plus  grands,  des  plus  profonds, 
des  plus  sûrs  du  monde;  on  franchit  non  sans  peine  une  barre  à 
l'embouchure  du  fleuve  et  l'on  entre  dans  une  belle  eau  limpide. 


262  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

profonde,  rapide,  bientôt  après  dans  une  petite  forêt  de  roseaux 
immenses  et  de  papyrus.  Le  papyrus  ne  croît  en  Europe  que  dans 
la  vallée  de  l'Anapus.  En  Egypte,  il  devient  rare.  Si  cette  plante, 
qui  a  rendu  de  si  grands  services  à  l'esprit  humain  et  qui  mérite 
une  place  si  capitale  dans  l'histoire  de  la  civilisation,  pouvait  un 
jour  être  en  danger  de  disparaître,  je  voudrais  que  les  nations 
civilisées,  à  frais  communs,  lui  assurent  une  pension  alimentaire 
dans  la  vallée  de  l'Anapus.  Ces  masses  touffues  de  tiges  vertes, 
flexibles,  de  15  et  18  pieds  de  haut,  couronnées  par  un  élégant 
épanouissement  de  fils  légers  terminés  en  éventail,  forment  de  pe- 
tites îles  impénétrables  dans  l'eau  pure  de  Cyanée.  La  végétation 
aquatique  qui  s'établit  dans  ces  canaux  rarement  troublés  est  d'une 
fraîcheur  exquise.  Ce  sont  de  vraies  prairies  flottantes  qui  couvrent 
la  surface  du  ruisseau  et  ondulent  sous  le  mouvement  de  la  rame, 
comme  l'eau  elle-même.  De  belles  feuilles  vertes  en  forme  de  con- 
ques tournées  vers  le  soleil  étalent  tout  le  luxe  voluptueux  d'une 
végétation  hâtive.  D'innombrables  petites  grenouilles  sautent  sur 
ces  surfaces  vertes;  nous  nous  prîmes  à  envier  leur  bonheur  :  il 
est  vrai  qu'il  y  a  l'hydre  des  ruisseaux  qui  les  mange;  mais  elles 
n'y  pensent  pas,  et  peut-être  beaucoup  meurent  de  vieillesse,  «  de 
leur  belle  mort,  »  comme  on  dit  bien  improprement. 

Le  gouffre  même  de  Cyanée  est  un  miracle  de  limpidité.  On 
voit  à  des  profondeurs  infinies  le  trou  d'où  elle  émerge  et  les  in- 
nombrables poissons  qui  poursuivent  dans  l'abîme  leur  heureuse  vie 
d'éternel  mouvement.  Cyanée ,  comme  Aréthuse,  fut  une  nymphe 
chaste.  Elle  mourut  de  chagrin  de  n'avoir  pu  empêcher  Pluton  d'en- 
lever Proserpine,  et  fut  changée  en  fontaine  à  force  de  pleurer;  mais, 
plus  heureuse  qu' Aréthuse  (celle-ci  a  disparu  (1);  le  bassin  qu'on 
montre  aujourd'hui  dans  Ortygie  provient  d'un  aqueduc) ,  Cyanée 
a  été  immortelle.  Hélas!  elle  est  toujours  sévère  pour  ceux  qui  l'ap- 
prochent. Rester  une  heure  de  trop  sur  ses  bords  à  certaines  heures, 
c'est  s'exposer  à  la  fièvre.  Le  coucher  du  soleil  y  est  comme  un 
coup  de  théâtre.  Un  froid  subit  vous  pénètre;  chaque  mouvement 
de  l'air  semble  apporter  un  frisson;  les  fleurs  et  les  feuilles  se 
ferment;  le  petit  monde  qui  s'ébattait  sur  les  prairies  flottantes  se 
retire  dans  les  profondeurs;  un  autre,  invisible  jusque-là,  apparaît 
dans  les  airs.  Cette  fraîcheur  semble  délicieuse;  prenez  garde,  la 
nature  est  traîtresse;  elle  n'est  jamais  plus  caressante  que  quand 
elle  tue. 

Une  scène  charmante  nous  transporta  aux  jours  des  muses  sicé- 

(1)  Ceci  est  énergiquemont  nié  par  les  Syracusains  modernes,  qui  prétendent  que 
l'Arétluise  actuelle  est  bien  une  source  provenant  des  montagnes  voisines. 


VINGT   JOURS    EN    SICILE.  263 

lides^  à  ces  jours  où  la  musique  et  la  poésie  pastorale  sortirent  de 
la  bonne  humeur  des  pâtres  siciliens.  Un  son  de  flûte  venait  à  nous 
à  travers  les  roseaux  et  les  papyrus.  Le  son  se  rapprochant  peu  à 
peu,  nous  nous  trouvâmes  bientôt  en  face  d'un  paysan  étendu 
dans  les  herbes,  au  bord  même  du  ruisseau,  et  jouant  d'inspiration. 
Il  y  avait  des  heures  qu'il  était  là;  le  passage  de  nos  barques  ne  lui 
fit  ni  lever  la  tête,  ni  interrompre  son  jeu  un  seul  instant.  Il  chan- 
tait à  Cyanée,  à  une  nature  verte  et  fraîche,  sous  un  beau  ciel. 
C'était  la  vive  image  de  l'invention  de  la  flûte.  Ce  bon  Sicilien  la 
créait  pour  son  compte,  au  nom  du  besoin  instinctif  qu'a  l'homme 
de  répondre  par  des  sons  joyeux  à  l'harmonie  de  la  nature  et  à  son 
sourire  bienveillant. 

Syracuse  est  la  tête  d'une  ligne  de  chemin  cle  fer,  et  désormais 
le  voyage  n'offrait  plus  aucune  difficulté.  Catane,  grande  ville, 
presque  toute  neuve,  active,  pleine  d'avenir,  Aci-Reale,  à  quelques 
lieues  de  là,  étonnent  par  leur  richesse  et  leur  prospérité.  Ce  qu'on 
admire,  c'est  l'Etna,  ses  belles  formes,  son  éternel  panache,  les 
riches  cultures  qui  jusqu'à  une  certaine  hauteur  couvrent  ses 
flancs.  Comme  le  Vésuve,  l'Etna  n'appartient  pas  à  une  chaîne  de 
montagnes,  c'est  un  soulèvement  isolé;  cela  donne  à  ses  lignes  une 
souplesse  que  n'ont  jamais  les  pics  étouffés  par  la  chaîne  dont  ils 
font  partie.  Heureux  ceux  qui  peuvent  monter  à  ce  sommet!  Je  dis 
adieu,  non  sans  envie,  à  mes  deux  jeunes  amis,  qui  nous  quittèrent 
pour  entreprendre  la  rude  expédition.  J'eus  ma  revanche  la  nuit 
suivante.  Vers  minuit,  en  allant  de  Catane  à  Aci-Reale,  nous  trou- 
vâmes Aci-Castello  tout  illuminé;  le  vieux  château  en  ruines  de 
Roger  de  Loria  resplendissait  au  milieu  de  la  mer.  Les  gens  du  vil- 
lage avaient  préparé  des  barques  et  nous  firent  faire  au  clair  de 
lune  le  tour  des  grands  rochers  que,  selon  les  mythes  divers,  le 
cycrlope  aurait  lancés  sur  Acis,  sur  Galatée,  sur  Llysse.  De  nuit, 
rien  de  plus  romantique  que  ces  masses  basaltiques  en  forme  d'ai- 
guilles, au  pied  desquelles  se  soulevait  en  silence  une  mer  sombre, 
pleine  de  terreurs. 

Le  théâtre  de  Taormina  mérite  sa  réputation  par  sa  grandeur,  son 
beau  style,  sa  situation  unique,  la  perspective  dont  on  jouit  à  tra- 
vers les  brèches  du  grand  mur  de  la  scène,  et  aussi  par  ses  ter- 
ribles souvenirs.  Là  furent  égorgés,  dans  la  première  guerre  ser- 
vile,  des  milliers  d'esclaves  révoltés.  C'est  bien  le  premier  théâtre 
du  monde  ;  celui  d'Orange  n'est  que  le  second,  bien  que  l'état  de 
conservation  qui  nous  étonne  dans  celui  de  Taormina  soit  dû  en 
partie  à  des  restaurations  faites  au  xviii®  si'ècle.  La  beauté  de  ces 
grandes  cuves,  quand  elles  étaient  remplies  par  la  foule,  devait  être 
quelque  chose  d'enivrant.  Un  orchestre  placé  sur  le  jjroscem'îim,  et 


26/l  BEVUE   DES    DEUX   MONDES, 

jouant  piano,  s'entendait  bien  sur  les  gradins  les  plus  élevés;  la 
voix  humaine  au  contraire  y  parvenait  indistincte.  Je  ne  crois  pas 
que  de  pareilles  enceintes  servissent  habituellement  aux  exercices  de 
littérature.  Si  les  conférences  ont  une  place  dans  l'archéologie  sici- 
lienne, je  la  trouverais  bien  plutôt  à  Syracuse,  dans  ce  petit  édifice 
où  l'on  a  vu  à  tort  des  bains,  et  qui  peut-être  s'expliquerait  mieux 
par  une  sorte  de  gymnase  littéraire. 

La  ville  même  de  Taormina,  conservée  sans  rajeunissement  de- 
puis des  siècles,  et  à  vrai  dire  impossible  à  rajeunir  à  cause  de  son 
site  escarpé,  ne  doit  point  être  négligée.  Il  ne  faut  pas,  comme  on  le 
fait  souvent,  s'en  tenir  au  théâtre;  il  faut  pénétrer  dans  ces  rues 
étroites  et  pittoresques,  où  l'imprévu  se  rencontre  à  chaque  pas.  De 
superbes  échappées  sur  la  mer,  des  souvenirs  d'histoires  tragiques, 
de  charmans  détails  d'architecture  ogivale,  vous  retiendront  par  un 
charme  puissant.  Le  chemin  de  fer  est  au  pied;  en  une  heure,  vous 
serez  à  Messine,  c'est-à-dire  au  seuil  de  la  Sicile,  au  croisement  de 
toutes  les  grandes  voies  de  la  Méditerranée. 

La  ville  éclairée  de  Messine  et  son  active  université  ne  restèrent 
pas  en  arrière  des  manifestations  libérales  qui  nous  avaient  par- 
tout accueillis.  Je  connaissais  Messine  par  les  escales  que  j'y  avais 
faites  en  allant  en  Orient.  Déjà,  comme  le  disent  les  Persans,  «  le 
corbeau  de  la  séparation  croassait  au-dessus  de  nos  têtes.  »  Le 
jeudi  16  septembre,  nous  serrions  une  dernière  fois  la  main  de  tant 
d'hommes  distingués  avec  lesquels  nous  avions  contracté  de  si 
agréables  habitudes  de  société.  A  quatre  heures,  nous  étions  dans 
le  détroit,  au  milieu  de  ces  petits  lournans  créés  par  les  courans 
contraires  qui  produisirent  dans  l'antiquité  les  fables  de  Gharybde 
et  de  Scylla.  Il  n'en  faut  pas  trop  rire  :  Scylla  et  Gharybde  ne  font 
plus  de  victimes:  mais  elles  sont  pourtant  assez  fortes  pour  dévier 
sensiblement  un  grand  bateau  à  vapeur  qui  les  traverse.  Nous  avions 
perdu  de  vue  l'Ema,  et  nous  approchions  de  Stromboli,  qui  parais- 
sait en  un  moment  d'assez  forte  activité.  Le  lendemain,  nous  nous  ré- 
veillâmes entre  Gapri  et  le  cap  de  Sorrente.  Les  plans  intérieurs  de 
cette  baie  merveilleuse  se  déroulaient  successivement.  Le  Vésuve 
nous  parut  plus  beau  encore  que  l'Etna;  à  l'horizon  était  Ischia,  le 
terme  de  notre  voyage,  le  but  cherché  par  nous,  comme  Ithaque  le 
fut  par  Ulysse,  à  travers  d'assez  forts  détours.  Dans  le  port  même, 
sans  descendre  à  terre ,  nous  passâmes  à  bord  du  petit  bateau  qui 
mène  de  Naples  à  Procida  et  à  Ischia.  Ghiaia,  Pausilippe,  la  Mergel- 
lina,  Nisida,  Pouzzoles,  Baïa,  le  cap  Misène,  se  déroulèrent  devant 
nous  en  trois  heures,  dont  nous  eussions  voulu  retenir  le  cours. 

Ischia,  où  je  venais  chercher  un  équivalent  de  Vichy  et  de  Garls- 
bad,  sous  un  ciel  plus  beau,  est  un  petit  paradis  terrestre.  Nous  y 


VINGT   JOUr.S    EN    SICIf-E.  265 

avons  trouvé  un  parfait  repos,  un  doux  climat,  une  solitude  absolue 
et  un  ami,  M.  Hébert,  habitué  depuis  longtemps  à  venir  chercher 
à  Ischia  la  santé  et  les  inspirations  du  genre  de  celles  qu'il  aime. 
Ischia  est  un  ancien  volcan,  l'Epomée,  autrefois  rival  du  Vésuve,  et 
qui  il  y  a  cinq  cents  ans  bouillonnait  encore.  La  variété,  l'imprévu 
des  petits  paysages  formés  par  les  déchirures  des  flancs  de  la  mon- 
tagne ne  peuvent  se  décrire.  Les  constructions ,  massives ,  irré- 
gulières, semblent  faites  exprès  pour  le  plaisir  des  peintres.  Je  ne 
peux  expliquer  que  par  une  occupation  arabe  l'usage  de  la  coupole 
hémisphérique  et  des  habitudes  de  bâtir  qui  rappellent  tout  à  fait 
l'Orient.  Rien  de  changé  dans  les  vieilles  mœurs.  De  tous  côtés,  les 
chants  de  la  vendange;  hier,  illumination  splendide  de  toute  l'île 
pour  la  fête  de  je  ne  sais  pas  bien  quelle  madone.  La  petite  ville 
de  Forio,  avec  ses  églises  peintes  et  ses  torri  de'  Saraccni,  nous  a 
enchantés.  J'y  ai  trouvé  un  vrai  capucin,  qui  met  encore  saint  Fran- 
çois sur  le  même  pied  que  Jésus-Christ.  Hébert  lui  ayant  demandé 
pourquoi  des  deux  bras  stigmatisés  qui  décorent  toutes  les  églises 
franciscaines,  l'un  est  vêtu,  l'autre  nu  :  «  L'un  est  le  bras  de  Jésus- 
Christ,  l'autre  celui  de  saint  François,  nous  répond-il,  perché  erano 
fralelU.  »  11  a  raison.  François  d'Assise  est  l'homme  qui  a  le  plus 
ressemblé  à  Jésus,  et  c'est  à  la  grande  apparition  du  xiii^  siècle  qu'il 
faut  demander  des  analogies  pour  expliquer  les  origines  du  chris- 
tianisme. Nous  demeurons  à  oii-côte  de  la  colline  de  Casamicciola, 
en  face  de  Gaëte  et  de  Terracine,  dans  une  maison  perdue  parmi 
les  vignes,  au  milieu  d'un  labyrinthe  de  terrasses  superposées  et  de 
petits  sentiers,  qui  n'ont  pas  l'affreuse  banalité  des  grands  chemins. 
Rien  de  cet  apprêté  si  fatigant  en  Suisse;  pas  un  indigène  ne  s'a- 
perçoit que  tout  cela  est  exquis.  La  petite  Orsolina,  dont  Hébert  fait 
une  image  excellente,  ne  sait  pas  ce  que  c'est  que  poser.  C'est  le 
Liban,  avec  plus  de  charme  encore.  W  nous  sera  bon  d'être  ici;  le 
repos  est  doux  quand  on  l'a  bien  acheté. 

Ernest  Renan. 


UNE 


BOURGEOISE  DE  PARIS 

ET   UN   ROI  DE   POLOGNE 


Mme    GEOFFRIN    ET   STANISLAS-AUGDSTE    PONIATOWSKI. 

Correspondance  inédite  du  roi  Stanislas-Atiguste  Poniatowski  et  de  il/"»«  Geoffrin, 
avec  une  introduction  de  M.  Charles  de  Mouy,  1  vol.;  Pion,  éditeur. 


On  croit  toujours  avoir  épuisé  les  secrets  de  ce  xviii^  siècle  qui 
a  été  emporté  dans  le  torrent  des  révolutions,  on  pense  toujours  en 
avoir  fini  avec  ce  temps  passé,  et  à  chaque  instant  des  révélations 
nouvelles  viennent  nous  en  parler  encore.  Tantôt  c'est  là  politique 
qui  se  démasque  et  ne  craint  plus  de  découvrir  ses  ressorts  cachés, 
ses  mobiles  intimes,  ses  combinaisons  et  ses  duplicités;  mémoires, 
dépêches  et  divulgations  de  toute  sorte  la  montrent  telle  qu'elle  a 
été  dans  un  temps  cpii  a  vu  la  guerre  de  la  succession  d'Autriche, 
la  guerre  de  sept  ans,  le  partage  de  la  Pologne,  l'émancipation  de 
l'Amérique,  Frédéric  II,  Marie-Thérèse,  Catherine  de  Russie,  M.  de 
Ghoiseul,  la  diplomatie  décousue  de  Louis  XV  et  le  reste.  Tantôt 
c'est  la  vie  mondaine  qui  livre  ses  mystères  le  ^  plus  délicats  ou  les 
plus  obscurs,  mystères  de  galanterie,  de  fra:  ilité  élégante,  d'in- 
trigue ou  d'ambition. 

Ce  n'est  point  sans  doute  un  xvm^  siècle  tout  nouveau  qui  fevient 
ainsi  à  la  lumière,  c'est  un  xviii"  siècle  plus  vrai,  plus  complet, 
dépouillé  de  couleurs  factices,  reparaissant  sous  des  traits  plus 


UNE   BOURGEOISE    DE    PARIS.  267 

distincts  dans  l'originalité  de  ses  mœurs  et  de  son  esprit,  dans  la 
diversité  de  ses  groupes,  dans  cet  éclat  de  sociabilité  et  d'intelli- 
gence qui  a  été  une  des  fascinations  de  l'Europe.  Vous  avez  vu  à 
Versailles  un  petit  tableau  représentant  une  soirée  au  Temple,  chez 
ce  prince  de  Gonti  à  demi  guerrier,  à  demi  politique,  à  demi  philo- 
sophe, qui  s'était  donné  l'abbé  Prévost  pour  aumônier.  Les  person- 
nages, à  peine  dessinés  d'un  pinceau  léger,  s'appellent  la  maré- 
chale de  Luxembourg,  M™^  de  Beauvau,  M'"^  de  Mirepoix,  le  prince 
de  Gonti  lui-même,  le  président  Hénault,  le  mathématicien  de  Mai- 
ran,  Pont  de  Veyle.  La  conversation  anime  la  scène,  où  règne  une 
aimable  liberté,  et  tandis  que  la  dame  souveraine  du  Temple,  la 
comtesse  de  Boufllers,  fait  les  honneurs  en  présidant  au  «  thé  à 
l'anglaise,  »  il  y  a  au  clavecin  un  enfant  qui  sera  Mozart.  G'est 
comme  un  rêve  du  passé  fixé  sur  la  toile;  c'est  l'image  vaguement 
esquissée  de  cette  vie  sociale  dont  on  n'a  eu  pendant  longtemps 
que  la  légende,  dont  l'histoire  ss  dégage  et  se  recompose  mainte- 
nant par  degrés. 

Que  de  faits  peu  connus  ou  mal  connus  qui  sont  désormais 
mieux  précisés  et  retrouvent  leur  signification  réelle!  Que  de 
figures  et  de  caractères  à  peine  entrevus,  qui  se  détachent  pour 
ainsi  dire  avec  une  netteté  plus  frappante  dans  ce  mouvement  de 
société  où  se  mêlent  la  politique,  la  diplomatie,  la  philosophie,  les 
lettres,  les  arts,  les  liaisons  romanesques,  à  travers  la  comédie  éter- 
nelle du  monde!  G'est  le  charme  et  le  profit  de  toutes  ces  corres- 
pondances, qui  se  multiplient  un  peu,  j'en  conviens,  qui  vont  sou- 
vent jusqu'à  la  minutie,  mais  qui  en  définitive  n'ont  pas  tellement 
tort,  puisqu'elles  éclairent  et  animent  l'histoire  en  la  complétant, 
en  lui  rendant  même  parfois  des  personnages  presque  nouveaux  ou 
des  particularités  inconnues  des  contemporains.  Un  jour,  c'est  cette 
duchesse  de  Ghoiseul  éclipsée  jusqu'ici  par  son  brillant  époux,  et 
qui  se  révèle  tout  entière  dans  sa  fleur  de  grâce  honnête  et  d'es- 
prit, telle  qu'Horace  Walpole  l'avait  laissé  entrevoir.  Un  autre  jour, 
c'est  le  roman  de  M"'^  de  Sabran  et  du  chevalier  de  Boufllers;  main- 
tenant c'est  cet  épisode  des  relations  de  celle  qui  s'appelait  plai- 
samment elle-même  «  la  reine  de  Saba,  »  de  M""^  Geoffrin,  et  de 
Stanislas-Auguste  Poniatowski.  Ges  lettres,  retrouvées  dans  des  ar- 
chives de  famille,  recueillies  et  commentées  avec  autant  de  savoir 
que  de  tact  par  M.  Gharles  de  Moùy,  ces  lettres  sont,  elles  aussi, 
d'une  certaine  façon  un  roman,  —  le  roman  d'une  bourgeoise  pari- 
sienne, parvenue  de  la  société  polie,  qu'une  destinée  singulière 
transforme  en  amie,  en  correspondante  d'un  jeune  prince  de  for- 
tune, parvenu  du  trône,  élu  roi  de  Pologne  à  la  mauvaise  heure. 

C'est,  à  vrai  dire,  une  des  figures  curieuses  du  xviii^  siècle,  cette 


268  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

M'"^  Geoffrin,  dont  le  nom  est  partout  entre  1750  et  1775,  dont  le 
salon  est  un  des  premiers  dans  un  temps  où  les  salons  sont  pres- 
qu'une  institution,  à  un  moment  où  la  France  semble  se  consoler, 
par  l'éclat  de  son  influence  sociale  et  intellectuelle,  du  déclin  de 
son  influence  politique.  Régner  dans  ce  monde  oublieux  et  facile 
quand  on  a  le  prestige  de  la  naissance  et  de  la  position,  ou  les  res- 
sources de  l'opulence,  ou  les  séductions  de  la  beauté,  ou  la  supé- 
riorité de  la  grâce  et  de  l'intelligence,  ce  n'est  point  un  miracle. 
N'avoir  ni  la  naissance,  ni  le  rang,  ni  la  jeunesse,  ni  la  beauté,  ni 
un  esprit  brillant,  ni  même  une  fortune  démesurée,  et  arriver  néan- 
moins à  être  une  puissance  reconnue,  flattée,  attirant  à  elle  tout  ce 
qui  a  un  nom,  courtisée  de  loin  par  les  têtes  couronnées  elles-mêmes, 
voilà  le  difficile,  — et  c'est  précisément  la  destinée  de  M'"«  Geoffrin 
d'avoir  résolu  ce  singulier  problème,  d'avoir  triomphé  de  tout. 

Elle  sortait  en  réalité  de  la  bourgeoisie  la  plus  obscure,  elle  était 
la  fdle  d'un  valet  de  chambre  de  la  dauphine,  et  par  son  mariage 
elle  n'était  rien  de  plus  que  la  femme  d'un  manufacturier  de  glaces, 
riche,  laid  et  nul,  bonhomme  à  qui  on  donnait  à  lire  plusieurs  fois 
de  suite  le  même  volume  d'un  ouvrage  et  qui  trouvait  que  le  livre 
avait  du  mérite,  mais  que  l'auteur  se  répétait  un  peu.  Cet  honnête 
mari  ne  fit  jamais  de  bruit  dans  la  maison,  il  disparut  comme  il 
avait  vécu,  et  comme  on  demandait  des  nouvelles  de  cet  inconnu 
qu'on  ne  voyait  plus,  la  bonne  dame  répondit  :  «  C'était  mon  mari, 
—  il  est  mort!  »  Il  avait  donné  à  sa  femme  son  nom,  une  large  ai- 
sance et  une  fille  qui  devint  la  marquise  de  La  Ferté-Imbault. 
M"^  Geoffrin  n'avait  pas  de  naissance,  elle  n'avait  pas  non  plus  d'in- 
struction. Ce  qu'elle  savait,  elle  le  tenait  d'une  grand'mère  qui  était 
d'avis  que  sa  petite-fille  en  saurait  toujours  assez,  si  elle  avait  de 
l'esprit,  qui  s'était  surtout  appliquée  à  former  son  jugement,  et  à  son 
plus  beau  temps  M'"^  Geoffrin  ne  se  piquait  pas  d'être  instruite,  té- 
moin ce  jour  où,  importunée  de  flatteries  par  un  Italien  qui  vantait 
son  savoir  et  ses  perfections,  elle  répliquait  vivement:  «  Mais,  mon- 
sieur, je  ne  suis  pas  savante,  mon  suffrage  n'est  rien.  Je  ne  sais  pas 
l'italien,...  je  ne  sais  même  pas  l'orthographe...  »  De  la  beauté, 
M™*"  Geoffrin  n'en  eut  jamais,  et  je  ne  sais  trop  ce  que  signifie 
cette  plaisante  exclamation  prêtée  par  Diderot  à  Greuze  :  ((  Mort- 
Dieu  !  si  elle  me  fâche,  qu'elle  y  prenne  garde,  je  la  peindrai  !  »  On 
dirait  presqa'une  menace  de  représailles.  Enfin,  quand  M'"^  Geoffrin 
parut  tout  à  fait  sur  la  scène,  elle  n'était  plus  jeune,  elle  touchait 
au  demi-siècle,  elle  datait  de  1699,  et  elle  en  prenait  gaîment  son 
parti;  elle  se  serait  vieillie  plutôt  que  de  chercher  à  se  rajeunir, 
elle  semble  avoir  été  toujours  vieille.  Comment  donc  s'explique  cette 
fortune? 


UNE   BOURGEOISE    DE    PARIS.  269 

Non,  M'"^  Geoffrin  n'avait  ni  l'éclat  du  rang,  ni  les  dons  extérieurs, 
mais  elle  avait  une  éducation  naturelle  raffînée  par  l'expérience, 
un  esprit  adroit  et  souple,  un  sentiment  délié  des  intérêts,  des  vani- 
tés et  des  faiblesses  avec  le  goût  des  affaires  du  monde.  Elle  savait  se 
prêter  à  tous  sans  se  donner  jamais,  faire  le  bien  à  propos  et  sans 
illusion,  offrir  à  chacun  une  occasion  de  briller,  et  c'est  ainsi  que, 
servie  par  la  fortune  du  bonhomme  Geoffrin,  formée  aux  premières 
périodes  du  siècle  dans  la  maison  de  M'"*"  de  Tencin,  elle  arrivait 
par  degrés,  patiemment,  à  rassembler  autour  d'elle  un  monde  d'é- 
lite qui  lui  appartenait,  où  se  rencontraient  la  bonne  compagnie, 
les  lettres,  la  philosophie  et  les  arts.  C'est  ainsi  qu'elle  devenait 
cette  puissance  visible  dont  on  sollicitait  les  suffrages,  que  Marie- 
Thérèse  faisait  complimenter,  à  qui  Catherine  II  écrivait,  auprès 
de  qui  les  ministres  étrangers  demandaient  à  être  accrédités!  Le 
salon  de  M'"^  Geoffrin  est  le  miracle  de  l'art  tout  personnel  d'une 
femme  habile  à  se  servir  de  tout,  à  tout  ménager,  sachant  mettre 
de  la  mesure,  de  la  justesse  et  de  l'ordre  jusque  dans  les  affaires 
mondaines.  Cette  maîtresse  femme  administrait  supérieurement  le 
royaume  qu'elle  s'était  fait,  elle  avait  ses  réceptions  savamment  or- 
ganisées, ses  dîners  préparés  et  combinés  avec  soin.  Le  lundi,  elle 
réunissait  à  sa  table  les  artistes,  Vanloo,  Boucher,  Latour,  Vien, 
Lagrenée;  le  mercredi,  c'était  le  tour  des  lettrés,  des  philosophes, 
d'Alembert,  Helvétius,  d'Holbach,  Grimm,  Marmontel,  Marivaux, 
Saint-Lambert,  un  membre  de  l'Académie  des  Inscriptions  aujour- 
d'hui oublié,  Burigny,  —  l'abbé  Morellet.  Le  soir,  la  maison  était 
ouverte  à  la  bonne  compagnie,  aux  étrangers  d'élite  qui  passaient 
ou  vivaient  à  Paris,  les  Creutz,  les  Gibbon,  les  Hume,  les  Walpole, 
les  Caraccioli,  les  Galiani  et  bien  d'autres. 

Ce  n'était  point  sans  doute  un  salon  du  grand  monde  comme  ce- 
lui du  Temple,  dont  la  comtesse  de  Boufflers  était  la  reine,  ou  comme 
celui  de  la  maréchale  de  Luxembourg,  ou  même  comme  celui  de 
cette  terrible  marquise  Du  Deffand,  qui  parlait  avec  un  si  aristocra- 
tique dédain  de  «  la  Geoffrin  »  et  de  sa  «  célébrité;  »  ce  n'était  pas 
non  plus  ce  qu'on  appelait  alors  un  «  bureau  d'esprit,  »  un  cercle 
exclusivement  littéraire.  C'était  un  mélange  de  tout  cela,  un  en- 
semble maintenu,  gouverné  d'une  main  exercée,  et,  dans  ce  salon 
devenu  le  rendez-vous  du  xviii''  siècle,  le  personnage  le  plus  frap- 
pant est  encore  cette  maîtresse  de  maison  que  M""^  Suard  repré- 
sente avec  ((  sa  taille  élevée,  ses  cheveux  d'argent  couverts  d'une 
coiffe  nouée  sous  le  menton,  sa  mise  si  noble  et  si  décente  et  son 
air  de  raison  mêlée  à  la  bonté.  »  Diderot  dit  de  son  côté  :  «  Je  re- 
marque toujours  le  goût  noble  et  simple  dont  cette  femme  s'ha- 
bille;... une  étoffe  simple  d'une  couleur  austère,  des  manches 


270  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

larges,  le  linge  le  plus  uni  et  le  plus  fin,  et  puis  la  netteté  la  plus 
recherchée...  »  Ainsi  elle  apparaît,  bourgeoise  par  la  tenue  comme 
par  le  caractère  et  par  l'esprit,  propre,  décente,  inspirant  un  cer- 
tain respect  par  son  honnêteté  et  au  besoin  puisant  dans  une  con- 
science tranquille  une  bonne  humeur  relevée  d'un  ton  de  gronde- 
rie  protectrice. 

Sans  être  une  femme  du  grand  monde  et  sans  être  jeune, 
M'^^  Geoffrin  ne  laissait  pas  d'être  recherchée  par  les  femmes  les 
plus  brillantes  comme  par  la  jeunesse,  et  c'est  elle  qui  écrit  un 
jour  :  ((  Je  suis  si  gaie  qu'un  troupeau  de  jeunes  dames  de  vingt 
ans  viennent  me  voir  quand  elles  veulent  se  divertir.  Je  les  fais 
pâmer  de  rire.  M"""  d'Egaiont  est  à  leur  tête.  Elles  me  demandent 
souvent  des  petits  soupers.  Je  les  gronde  sur  l'usage  qu'elles  font 
de  leur  jeunesse,  et  je  les  prêche  pour  se  procurer  une  vieillesse 
saine  et  gaie  telle  qu'est  la  mienne.  »  M'"^  Geoffrin  ne  se  refusait 
pas  aux  petits  soupers  avec  les  jeunes  dames  de  vingt  ans;  mais  il 
est  bien  clair  que  ce  n'est  pas  le  ton  dominant  chez  elle.  Son  salon 
appartient  avant  tout  aux  lettres,  à  la  philosophie;  c'est  le  salon  de 
Y  Encyclopédie,  des  idées  nouvelles.  Là  M'"^  Geoffrin  déploie  tout  son 
art,  et  en  vérité  elle  traite  ses  philosophes,  ses  écrivains,  ses  ar- 
tistes, comme  elle  traite  les  jeunes  dames  de  ses  petits  soupers;  elle 
les  gronde  au  besoin,  elle  les  rappelle  à  la  discipline;  quand  ils 
vont  trop  loin,  elle  les  arrête  d'un  mot  :  a  voilà  qui  est  bien  !  » 
Elle  est  un  peu  un  témoin  et  un  censeur  dans  ses  réunions.  C'est 
ce  rôle  de  censeur  que  Grimm,  un  ami  de  la  maison,  met  spirituel- 
lement en  relief  dans  ce  qu'il  appelle  les  annonces  et  bans  de  Vé- 
glise philosophique .  «  Mère  Geoffrin,  dit-il,  fait  savoir  qu'elle  renou- 
velle les  défenses  des  années  précédentes,  et  qu'il  ne  sera  pas  plus 
permis  que  par  le  passé  de  parler  chez  elle  ni  d'affaires  intérieures, 
ni  d'affaires  extérieures,  ni  d'affaires  de  la  cour,  ni  d'affaires  de  la 
ville,  ni  de  politique,...  ni  de  finances,  ni  de  paix,  ni  de  guerre,  ni 
de  religion,  ni  de  gouvernement,  ni  de  théologie,  ni  de  métaphy- 
sique,,., ni  en  général  d'une  matière  quelconque...  »  M'""*  Geoffrin 
est  une  personne  prudente  qui  veut  bien  être  philosophe,  mais  qui, 
par  modération  de  caractère  autant  que  par  prévoyance,  craint  les 
opinions  trop  ardentes,  qui  tient  surtout  à  ne  point  être  dérangée 
dans  sa  vie  et  qui  règle  l'atmosphère  de  son  salon. 

Ce  rôle  d'intendante  de  l'esprit  ne  lui  était  pas  toujours  facile;  il 
l'exposait  à  des  crises  intimes  et  quelquefois  à  de  bien  autres  rail- 
leries que  celles  de  Grimm,  Un  jour,  Montesquieu  lui-même  prenait 
feu  pour  l'abbé  Guasco,  qui  avait  eu  quelque  mésaventure  chez 
]yjme  Geoffrin,  et  il  écrivait  de  celle  qui  avait  été  son  amie  :  «  Elle  ne 
donne  pas  le  ton  dans  Paris,  et  il  ne  peut  y  avoir  que  quelques  es- 


UNE   BOURGEOISE    DE    PARIS.  271 

prits  rampans  et  subalternes  et  quelques  caillettes  qui  daignent  mo- 
deler leur  façon  de  penser  sur  la  sienne.  »  Un  autre  jour,  elle  était 
mise  en  scène  d'une  façon  transparente,  avec  son  amie  M""  de  Les- 
pinasse,  dans  la  comédie  des  Preneurs,  où  Dorât  persiflait  légère- 
ment la  «  marraine  des  grands  hommes,  »  ses  mercredis,  sa  cour 
d'étrangers,  —  ou  bien  c'était  une  satire  plus  brutale  que  spirituelle 
qui  livrait  au  ridicule  Marmontel-Faribole,  Diderot-Cocus,  d'Âlem- 
bert-Rectiligne,  le  «  carnaval  des  philosophes  mené  par  M'"^  de 
Folincourt.  »  M"*^  Geoffrin  laissait  passer  ces  petits  orages,  redou- 
blant d'habileté,  soignant  ses  relations  et  en  définitive  gardant  la 
plupart  de  ses  amis.  Elle  miéritait  l'influence  qu'elle  avait  su  con- 
quérir, la  considération  attentive  dont  l'entouraient  ses  amis,  d'a- 
bord parce  que,  si  elle  les  grondait,  c'était,  comme  elle  le  disait 
avec  une  ingénieuse  bonhomie,  pour  sa  propre  satisfaction,  sans 
prétendre  corriger  personne,  et  puis  parce  que,  si  elle  morigénait 
ses  écrivains,  ses  artistes,  elle  les  aimait  encore  plus.  Elle  n'était 
pas  seulement  pour  eux  un  mentor,  elle  s'occupait  de  leurs  affaires, 
elle  s'intéressait  à  leur  bien-être  comme  à  leur  renommée,  et  au 
besoin  elle  savait  même  faire  respecter  leur  dignité,  on  peut  le  voir 
par  ces  lettres  qu'on  publie  aujourd'hui. 

M"*  Geoffrin  se  faisait  la  providence  discrète  et  active  de  ce 
monde  au  milieu  duquel  elle  vivait.  Elle  ne  donnait  pas  seulement 
des  «  culottes  de  velours  »  et  des  dîners,  elle  pénétrait  dans  l'inté- 
rieur des  uns  et  des  autres,  observant  ce  qui  manquait,  devinant  ce 
qu'on  ne  lui  disait  pas,  et  sachant  placer  ses  libéralités  avec  un  tact 
très  fin,  comme  si  elle  se  faisait  plaisir  à  elle-même.  Elle  s'ingéniait 
pour  créer  une  existence  indépendante  à  d'Alembert,  à  Thomas, 
à  Morellet,  à  W^^  de  Lespinasse.  Elle  logeait  Marmontel  jusqu'au 
moment  où  le  bruit  que  fit  Bêlisaîre  vint  déranger  le  voisinage,  et 
un  jour  elle  écrit  :  'c  L'ami  Burigny  est  toujours  grondé  et  il  s'en 
porte  fort  bien;  mais  comme  je  l'aime  autant  que  je  le  gronde, 
voyant  qu'il  devenait  vieux  et  qu'il  avait  besoin  d'être  soigné,  je  lui 
ai  donné  un  joli  petit  appartement  chez  moi.  »  C'était  une  personne 
aussi  délicate  que  généreuse,  usant  de  sa  fortune  pour  les  autres, 
ingénieuse  à  donner,  scrupuleuse  jusqu'à  la  susceptibilité  pour 
elle-même  et  n'ayant  de  repos,  le  jour  où  elle  s'était  vue  la  léga- 
taire universelle  du  mathématicien  De  Mairan ,  que  lorsqu'elle 
avait  distribué  la  succession  aux  parens,  aux  amis,  aux  serviteurs 
du  mort.  «  Dieu  soit  loué!  disait-elle,  j'ai  achevé  de  donner  ce  ma- 
tin ce  qui  me  restait  de  la  succession  de  ce  pauvre  De  Mairan. 
Cet  argent  m'embarrassait.  »  Elle  a  «  l'humeur  donnante,  »  dit- 
on;  elle  ne  donne  que  pour  sa  satisfaction  comme  elle  gronde,  elle 
ne  fait  le  bien  que  pour  son  plaisir;  convenez  seulement  que  ce 


272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'on  appelle  la  «  charité  bien  ordonnée  »  ne  commence  pas  tou- 
jours par  les  autres,  et  que  cette  «  humeur  donnante,  »  si  active, 
si  ingénieusement  déployée,  doit  être  pour  quelque  chose  dans  une 
fortune  mondaine  si  singulière. 

Une  autre  raison  de  cet  ascendant  si  patiemment  conquis  par 
M'"^  Geoffrin  dans  le  plus  brillant  des  mondes,  c'est  que  sans  être 
savante  ni  instruite,  sans  savoir  même  l'orthographe,  comme  elle  le 
dit,  elle  a  néanmoins  autant  de  jugement  que  d'esprit.  Esprit  et 
jugement  ne  sont  pas  le  fruit  de  l'étude,  ils  sont  le  résultat  de  l'ex- 
périence pratique,  d'une  sagacité  et  d'une  justesse  naturelle's.  Elle 
n'est  certes  pas  de  force,  quand  elle  s'en  mêle,  à  déchiffrer  un  Frédé- 
ric II;  elle  sait  très  bien  pénétrer  les  hommes  qui  ne  dépassent  pas 
sa  sphère,  saisir  chez  eux  le  trait  distinctif,  démêler  pourquoi  Dide- 
rot ne  réussit  pas  à  la  cour  de  Russie  et  pourquoi  au  contraire  Grimm 
doit  réussir,  a  Diderot,  dit- elle,  n'a  ni  finesse  pour  apercevoir  ni  la  dé- 
licatesse de  tact  de  Grimm...  Diderot  est  toujours  en  lui-même  et  ne 
voit  rien  dans  les  autres  que  ce  qui  est  relatif  à  lui.  C'est  un  homme 
de  beaucoup  d'esprit,  mais  dont  la  nature  et  la  tournure  ne  le  ren- 
dent bon  à  rien,  et  plus  que  cela,  le  rendraient  très  dangereux  dans 
quelque  emploi  qu'il  fût.  Grimm  est  tout  le  contraire...  »  La  langue 
devient  ce  qu'elle  peut,  le  jugement  est  juste.  L'esprit  de  M""«  Geof- 
frin n'a  rien  de  littéraire;  c'est  l'esprit  de  conversation,  d'observa- 
tion, qui,  au  courant  d'une  lettre,  s'aiguise  parfois  dans  ces  mots  à 
la  Franklin  :  «  l'économie  est  la  source  de  l'indépendance  et  de  la 
liberté,  »  ou  bien  a  il  ne  faut  pas  laisser  croître  l'herbe  sur  le 
chemin  de  l'amitié,  —  il  faut  faire  commodément  ce  qu'on  veut 
faire  tous  les  jours,  —  ce  n'est  pas  ce  que  l'on  sait  qui  nous  fait 
agir,  c'est  ce  que  l'on  sent.  » 

L'originalité  de  M'"^  Geoffrin  est  dans  ce  mélange  d'esprit  natu- 
rel, de  sagacité,  d'humeur  bienfaisante,  d'habileté  pratique  dont  le 
dernier  mot  est  une  raison  imperturbable.  D'autres  ont  la  passion, 
la  flamme,  l'imagination,  et,  selon  le  mot  de  M'""  Geoffrin  elle-même, 
gravissent  les  montagnes;  elle  aime,  quant  à  elle,  le  «  terrain  uni  » 
au  moral  comme  pour  sa  promenade.  Elle  représente  au  xviii"  siècle 
la  raison  même,  la  raison  toute  simple,  la  raison  dans  la  vie  de  tous 
les  jours  comme  dans  le  langage.  Elle  est  tout  le  contraire  d'une 
de  ses  brillantes  contemporaines  qui  écrit  d'un  ton  leste  :  «  Je 
vous  ai  dit  que  je  n'entendais  rien  à  l'art  qu'on  met  dans  la  con- 
duite. »  M"*^  Geoffrin,  elle,  sait  se  conduire,  elle  sait  même  con- 
duire les  autres,  et  c'est  Horace  Walpole  qui  la  résume  tout  entière 
en  écrivant  à  lady  Harvey  :  «  M"''  Geoffrin  est  venue  l'autre  soir 
et  s'est  assise  deux  heures  durant  à  mon  chevet.  J'aurais  juré  que 
c'était  milady  Harvey,  tant  elle  fut  pleine  de  bonté  pour  moi.  Et 


UNE   BOURGEOISE    DE    PARIS.  273 

c'était  avec  tant  de  bon  sens,  de  bon  conseil  et  d' à-propos!  Je  n'ai 
jamais  vu,  depuis  que  j'existe,  personne  qui  atteigne  si  au  vif  les 
défauts,  les  vanités,  les  faux  airs  d'un  chacun...  La  prochaine  fois 
que  je  la  verrai,  je  compte  bien  lui  dire  :  Osens  commuUy  assieds- 
toi  là;  j'ai  été  jusqu'ici  pensant  dételle  et  telle  sorte,  dis,  n'est-ce 
pas  bien  absurde?..  »  Après  cela,  si  l'on  veut,  ce  sens  commun, 
cette  raison,  cette  activité  bienfaisante  ne  sont  point  exempts  d'ar- 
tifice ou  même  d'une  certaine  sécheresse.  M'"*Geofrrin  est  à  sa  ma- 
nière une  femme  duxviii^  siècle;  elle  a  plus  de  netteté  que  d'éléva- 
tion, et  tout  compte  fait,  dans  des  conditions  honnêtes,  elle  ne  croit 
guère  qu'à  la  bienséance.  Qui  aurait  dit  cependant  que  dans  cette 
âme  paisible,  si  ennemie  des  exagérations,  il  y  avait  place  pour 
l'émotion  ou  l'illusion  d'un  sentiment  assez  extraordinaire,  et  que 
M™"  GeofTrin,  elle  la  plus  Parisienne  des  Parisiennes,  qui  n'avait  ja- 
mais découché,  était  capable  un  jour,  à  soixante  ans  passés,  de 
commander  son  carrosse  pour  s'en  aller  à  travers  l'Europe  rendre 
visite  à  un  jeune  roi  de  Pologne  qu'elle  appelle  «  un  autre  Salo- 
mon,  »  en  se  comparant  elle-même  à  «  la  reine  de  Saba?  » 

Rien  n'est  certes  plus  étrange  que  ce  voyage,  ces  relations,  cette 
intimité  entre  deux  personnages  si  différens,  si  peu  faits  pour  se 
rencontrer  sur  les  mêmes  chemins,  entre  une  vieille  femme  gouver- 
nant avec  un  «  art  de  cardinal  romain  »  un  salon  de  Paris  et  un 
jeune  seigneur  polonais  montant  sur  un  trône  vacillant  au  milieu 
des  divisions  meurtrières  d'un  peuple  menacé  de  toutes  parts.  C'est 
le  roman  de  M'"*  GeofTrin,  disais-je,  et  la  bonne  dame,  elle  prête  un 
peu  elle-même  par  ces  lettres  recueillies  aujourd'hui  à  toutes  les 
interprétations,  comme  son  voyage  de  1766  était  l'objet  de  tous  les 
commentaires  et  peut-être  de  plus  d'un  sourire  en  Europe.  Dès  les 
premiers  mots,  elle  ne  se  contient  plus,  elle  prodigue  les  expres- 
sions de  tendresse  les  plus  singulières.  Est-ce  donc  qu'elle  soit  l'in- 
volontaire et  déplorable  jouet  de  quelque  amour  équivoque  de 
vieille  femme  ?  C'était  bon  pour  M'"*"  Du  Defïand  de  poursuivre  Ho- 
race Walpole  de  ses  adorations  surannées  et  importunes  au  risque 
de  se  faire  rabrouer  par  le  brillant  et  caustique  Anglais  qui  ne  vou- 
lait pas  se  laisser  affubler  de  ce  ridicule.  Évidemment  M""*"  Geofirin 
n'est  point  une  possédée  de  ce  genre.  La  vérité  est  qu'elle  avait 
connu  à  Paris  et  même  un  peu  sauvé  de  la  prison  Stanislas  Ponia- 
tovvski  au  moment  où  il  faisait  son  tour  d'Europe,  jouissant  de  ses 
vingt  ans  et  de  la  vie,  se  livrant  au  plaisir  et  multipliant  les  dettes. 
Tétait  là  l'origine  d'une  liaison  tout  affectueuse  que  M'"*"  Geoffrin 
ramenait  plus  tard  à  sa  vraie  nature  en  écrivant  à  son  jeune  pupille 
devenu  roi  :  a  Quand  j'ai  eu  l'honneur  de  connaître  votre  majesté 
pour  la  première  fois,  elle  n'était  pas  d'âge  à  avoir  pu  encore  s'at- 

TOME  XII.  —  1875.  18 


274  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tacher  à  personne  par  le  pur  sentiment  d'amitié.  Quand  on  est  jeune, 
le  plaisir,  les  passions  et  les  mêmes  goûts  forment  les  liaisons  et 
les  désunissent.  Mon  sentiment  et  mon  attachement  n'avaient  aucun 
de  ces  motifs...  »  La  vérité  est  encore  que,  dans  toutes  ces  exubé- 
rances, il  y  a  un  peu  de  la  bourgeoise  entichée  et  infatuée  de  voir 
monter  sur  un  trône  un  jeune  homme  qui  par  une  ancienne  habi- 
tude l'appelle  sa  mère,  qu'elle  appelle  son  fils.  «  Mon  roi!  mon  fils! 
Quelle  est  la  simple  particulière  qui  peut  dire  cela?  xMoi  seule.  »  Il 
y  a  chez  elle  un  peu  de  cette  «  vaine  gloire  »  dont  parle  Marmontel. 
C'est  assez  pour  qu'elle  s'intéresse  d'une  amitié  passionnée  à  cette 
fortune  nouvelle  qu'elle  voit  surgir  avec  un  naïf  orgueil,  comme  si 
elle  se  sentait  remuée  et  relevée  à  ses  propres  yeux. 

Quel  est  donc  ce  jeune  roi  avec  qui  M'"^  Geoffrin  est  en  correspon- 
dance intime  et  familière  dès  la  première  heure  de  son  règne,  de 
qui  elle  reçoit  des   lettres  pleines  d'effusion,  qu'elle  entreprend 
d'aller  visiter  dans  son  lointain  royaume?  Ce  n'est  point  assurément 
un  personnage  sans  intérêt  ;  c'est  une  destinée  romanesque  et  fa- 
tale. Stanislas-Auguste  Poniatowski  avait  trente-deux  ans  au  mo- 
ment de  son  élévation  au  trône  de  Pologne  en  176^.  Il  était  le  qua- 
trième fils  d'une  famille  nombreuse,  et  par  sa  mère,  une  princesse 
Czartoryska,  il  se  rattachait  à  la  vieille  Pologne  des  Jagellons.  Il 
devait  sans  doute  la  couronne  à  l'illustration  de  sa  famille,  à  l'in- 
fluence de  ses  oncles,  les  deux  princes  Czartoryski;  mais  il  la  devait 
encore  et  surtout  à  l'éclat  de  ses  aventures  à  la  cour  de  Russie. 
Arrivé  en  Russie  comme  un  simple  gentilhomme  polonais  présenté 
par  l'ambassadeur  anglais  sir  Charles  Hanbury  Williams,  revêtu 
bientôt  lui-même  par  une  faveur  singulière  du  titre  de  ministre  de 
Pologne  à  Saint-Pétersbourg,  il  avait  été  l'amant  passionné  et  aimé 
de  celle  qui  allait  être  Catherine  II.  Jeune  elle-même  et  charmante, 
alliant  tous  les  dons  de  la  séduction  à  une  intelligence  supérieure, 
impatiente  de  vivre  en  attendant  de  dominer  et  pour  le  moment 
réduite  à  se  débattre  dans  une  atmosphère  étouffante   entre  une 
tsarine  vieillie  et  un  grand-duc  idiot,  Catherine  s'était  donnée  à 
Poniatowski  et  Poniatowski  s'était  encore  plus  donné  à  elle.  On  dit 
qu'ils  avaient  eu  leurs  premiers  rendez-vous  chez  le  consul  d'Angle- 
terre. Leurs  amours  ressemblaient  à  une  aventure  qui  n'était  pas 
toujours  sans  péril.  La  grande-duchesse  s'échappait  quelquefois  la 
nuit  du  palais  sous  un  déguisement  d'homme,  ou  bien  elle  recevait 
furtivement  chez  elle  le  jeune  Polonais.  Catherine  ne  dit  pas  tout 
dans  les  Mémoires  qu'on  connaît,  elle  en  dit  assez  pour  ne  point 
déguiser  ce  qui  était  le  secret  de  tout  le  monde.  C'est  elle-même 
»qui  raconte  d'un  ton  dégagé  cette  scène  comique  où  le  comte  Ponia- 
towski, étant  allé  lui  rendre  visite  avec  le  comte  Horn,  envoyé  de 


UNE  BOURGEOISE  DE  PARIS.  2/0 

Suède  à  Oranienbaum,  est  trahi  par  un  petit  chien  de  Bologne  qui 
devient  «  fou  de  joie  »  en  le  voyant,  tandis  qu'il  se  met  à  aboyer 
contre  le  comte  Horn.  La  politique  avait  séparé  les  deux  amans,  et 
Stanislas  Poniatowski  brusquement  rappelé,  sentant  l'ambition 
gi'andir  par  l'amour,  était  allé  se  jeter  dans  les  luttes  de  son  pays, 
tandis  que  Catherine,  par  la  mort  de  la  vieille  tsarine  Elisabeth,  puis 
par  la  révolution  de  1762,  où  disparaissait  Pierre  IIÎ  son  mari,  était 
devenue  impératrice  unique  et  toute -puissante.  C'est  deux  ans 
après,  en  176Zi,  que  la  succession  de  Pologne  s'était  ouverte  par  la 
mort  du  dernier  roi  saxon. 

Catherine  cédait-elle  à  une  fantaisie  de  femme  en  voulant  donner 
une  couronne  ;'  celui  qu'elle  avait  aimé?  Sentait-elle  encore  quelque 
étincelle  d'un  feu  mal  éteint,  ou  bien  comptait-elle  tout  simplement 
avoir  en  Poniatowski  un  instrument  commode  et  flexible  pour  ses 
desseins  sur  la  Pologne?  Rulhière  a  dit  :  «  Les  femmes  voyaient  avec 
plaisir  qu'une  femme,  à  peine  parvenue  au  trône,  eût  employé  sa 
puissance  à  donner  à  son  amant  un  royaume  voisin  de  son  empire... 
Les  plus  habiles  politiques  ne  s'alarmaient  pas  encore  des  desseins 
ambitieux  de  Catherine  parce  qu'ils  ne  supposaient  dans  sa  conduite 
que  le  délire  d'une  amante.  Les  plus  prévoyans  comme  les  plus  ti- 
mides imaginaient  seulement  que  les  deux  amans  allaient  gouverner 
de  concert  deux  nations  naturellement  ennemies,  mais  cette  pas- 
sion, devenue  l'entretien  de  l'Europe  entière,  n'existait  plus.  »  Elle 
n'était  plus  certainement  pour  Catherine  qu'un  souvenir  agréable 
qui  ne  l'embarrassait  pas.  Ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  de  suivre 
la  trace  que  cette  passion  avait  laissée  dans  l'âme  impressionnable 
et  vive  de  Stanislas  Poniatowski,  même  après  son  élévation  et  après 
bien  des  déceptions.  Il  ne  pouvait  songer  au  temps  passé  sans  une 
secrète  émotion,  sans  une  illusion  obstinée  et  inavouée.  «  On  était 
bien  bon,  écrivait-il  à  M"'*  Geoffrin,  et  on  le  serait  encore,  si,  comme 
vous  disiez  une  fois,  on  avait  un  mentor.  Et  il  était  un  temps  où  l'on 
en  convenait  ingénument  en  disant  :  Je  sem  l'empire  qu'a  sur  moi 
ce  que  J'aime.  Que  Dieu  vous  conserve  toujours  à  moi,  J'en  vaudrai 
mieux l  Je  lui  ai  entendu  dire  cela,  et  cela  était  bien  exactement  vrai. 
Si  je  vous  parlais,  je  vous  dirais  des  cboses  qui  vous  en  convain- 
craient. Sa  réputation  m'est  encore  chère.  J'aimerais  presque  mieux 
qu'elle  n'eût  des  torts  qu'avec  moi  et  point  vis-à-vis  du  public. 
Quel  regret  de  voir  un  bel  ouvrage  du  créateur  se  gâter,  se  détra- 
quer! iMais  chut!  en  voilà  peut-être  trop...  »  Et  le  malheureux  re- 
vient plus  d'une  fois  avec  mélancolie  sur  ce  qu'on  dit,  sur  ce  qu'on 
pense  «  là-bas,  là-bas!  »  Là-bas,  là-bas,  c'est  Saint-Pétersbourg, 
où  bien  des  choses  sont  changées  et  changent  tous  les  jours.  Sta- 
nislas Poniatowski  ne  peut  s'y  résigner.  Il  aurait  voulu  revoir  Ca- 


276  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

therine,  il  ne  la  revit  plus  qu'une  fois  et  dans  de  bien  autres  cir- 
constances, après  de  bien  autres  événemens  qu'il  ne  prévoyait 

pas. 

Franchissez  les  années.  Un  jour,  à  l'époque  du  voyage  de  Crimée 
en  1787,  Catherine  vogue  sur  le  Dnieper,  entourée  de  la  pompe  im- 
périale, accompagnée  de  ses  favoris  et  des  ambassadeurs  étrangers, 
avec  qui  elle  vit  presque  familièrement,  M.  de  Ségur,  M.  de  Co- 
bentzel,  M.  Fitz-Herbert,  le  prince  de  Ligne.  Le  roi  de  Pologne, 
Stanislas-Auguste,  a  demandé  à  la  voir,  et  il  va  en  effet  à  Kanief.  Il 
est  conduit  avec  tous  les  honneurs  sur  la  galère  impériale.  On  s'em- 
presse avec  curiosité  autour  des  deux  personnages  pour  lire  sur 
leur  visage  ce  qu'ils  vont  éprouver  en  se  revoyant  pour  la  première 
fois  après  plus  de  vingt-cinq  ans  ;  mais  l'impératrice  offre  sa  main 
au  roi  et  entre  avec  lui  dans  un  cabinet,  où  ils  restent  enfermés 
pendant  une  demi-heure.  Que  s'est-il  passé?  On  ne  le  sait.  Seule- 
ment on  remarque  qu'au  moment  où  les  souverains  reparaissent, 
il  y  a  sur  le  front  de  l'impératrice,  dit  M.  de  Ségur,  «  un  nuage 
d'embarras  et  de  contrainte  inaccoutumés,  et  dans  les  yeux  du  roi 
une  certaine  empreinte  de  tristesse  qu'un  sourire  affecté  ne  pouvait 
entièrement  déguiser.  »  C'est  ce  qui  reste  des  amours  d'autrefois. 
C'est  le  dernier  mot  des  relations  personnelles  de  Catherine  et  de 
Stanislas  Poniatowski  se  revoyant  après  un  quart  de  siècle;  mais 
dans  l'intervalle,  entre  i7Qli  et  1787,  s'est  déroulé  ce  règne,  où 
l'élévation  et  la  royauté  de  Stanislas-Auguste  ont  la  fatale  chance 
de  se  confondre  avec  les  malheurs  et  le  démembrement  de  la  Po- 
logne. 

Ce  n'est  point  assurément  que  ce  roi  élu  de  176Zi,  l'ancien  amant 
de  la  plus  séduisante  et  de  la  plus  dangereuse  des  femmes,  l'ami 
de  la  plus  raisonnable  et  la  plus  raisonneuse  de  nos  compatriotes, 
soit  dénué  de  qualités.  C'est  au  contraire  un  prince  instruit,  éclairé, 
bien  intentionné,  aux  instincts  libéraux.  Malheureusement  c'est  aussi 
un  prince  à  l'esprit  plus  brillant  que  solide,  léger,  fastueux,  aimant 
le  plaisir  et  prompt  à  toutes  les  illusions  qui  flattent  sa  vanité  ou  sa 
faiblesse.  C'est  peut-être  un  roi  pour  les  jours  heureux,  ce  n'est 
point  le  roi  d'un  pays  où  les  divisions  intérieures  introduisent  de 
toutes  parts  les  influences  étrangères,  qui  semble  ne  plus  pouvoir 
faire  un  pas  sans  tomber  dans  les  convulsions,  qui  se  dévore  lui- 
même  enfm  tandis  que  ses  implacables  voisins  grandissent  et  devien- 
nent de  jour  en  jour  plus  menaçans.  Ce  n'est  pas  un  roi  fait  pour  une 
nation  dont  un  des  représenians  les  plus  éminens,  le  prince-primat, 
archevêque  de  Gnesne,  M^''  Lubienski,  peut  dire  dans  la  diète  de 
convocation  :  «  Toutes  nos  délibérations  ne  tendent  à  aucune  fin,... 
les  diètes  n'ont  aucune  issue,...  nous  n'avons  pas  assez  de  forces 


UNE   BOURGEOISE    DE    PARIS.  277 

pour  nous  conseiller  nous-mêmes,  ni  assez  de  courage  pour  remédier 
à  notre  sort...  Nous  n'avons  rien  sur  quoi  nous  puissions  compter,  ni 
conseil,  ni  augmentation  de  forces,  ni  forteresses,  ni  garnisons,  ni 
frontières  à  l'abri  d'insultes,  ni  armée  pour  notre  défense.  Disons-le 
hardiment,  le  royaume  est  semblable  à  une  maison  ouverte ,  à  une 
habitation  délabrée  par  les  vents,  à  un  édifice  sans  possesseur  et 
prêt  à  s'écrouler  sur  ses  fondemens  ébranlés...  »  L'extérieur  est 
toujours  brillant;  sous  ces  dehors  de  somptuosité,  de  chevalerie 
guerrière,  de  civilisation  décevante,  les  deux  grands  maux  crois- 
sans  sont  l'anarchie  intérieure  des  partis  appelant  l'étranger,  et 
l'étranger  attisant  l'anarchie  pour  en  profiter,  pour  enfoncer  plus 
avant  l'épée  qu'il  tient  sur  le  cœur  d'un  peuple. 

Toujours  ballotté  entre  les  factions  en  armes  et  les  interventions 
de  la  Russie,  de  la  Prusse,  que  peut  ce  roi  de  la  veille  couronné 
par  une  trompeuse  unanimité?  «  Son  sort,  a  dit  M.  de  Ségur,  fut 
d'être  tyrannisé  par  son  peuple  et  par  ses  voisins.  Comme  il  avait 
peu  d'énergie  et  beaucoup  de  lumières,  son  esprit  clairvoyant  ne 
lui  servit  jamais  qu'à  prévoir  ses  malheurs  sans  pouvoir  s'en  garan- 
tir. »  Si  de  concert  avec  ses  oncles,  les  princes  Czartoryski,  il  veut 
abolir  le  liberum  veto,  cet  instrument  redoutable  de  dissolution,  la 
Russie  et  la  Prusse  s'y  opposent,  elles  appellent  cela  maintenir  la 
liberté  de  la  Pologne,  et  elles  trouvent  des  complices  parmi  les  Po- 
lonais. Si  les  puissances  réclament  pour  les  dissidens,  et  si  l'on 
soumet  à  une  diète  une  législation  plus  tolérante,  les  passions  reli- 
gieuses s'enflamment,  on  court  aux  armes.  Les  confédérations  ré- 
pondent aux  interventions  étrangères,  les  invasions  nouvelles  aux 
confédérations.  Tout  tourne  contre  le  malheureux  roi,  et  bientôt 
le  jour  vient  même  où  il  n'est  plus  en  sûreté  à  Varsovie.  Un  soir  il 
est  enlevé  au  moment  où  il  sort  de  chez  le  grand-chancelier,  un  de 
ses  heiduques  est  tué  auprès  de  lui,  il  est  lui-même  blessé,  traîné 
à  coups  de  plat  de  sabre  hors  de  la  ville,  conduit  dans  la  forêt  de 
Bislany,  et  il  n'échappe  que  parce  qu'un  bruit  de  chevaux  effraie  les 
conjurés,  dont  l'un  l'aide  à  se  sauver.  Ainsi  marchent  les  choses  jus- 
qu'à ce  que  le  destin  s'accomplisse  par  un  premier  démembrement 
qui  aggrave  le  fardeau  de  cette  royauté  impuissante  et  prépare  de 
nouveaux  démembremens.  C'est  à  travers  les  péripéties  de  ce  règne, 
au  moins  pendant  dix  ans,  que  se  poursuit  cette  correspondance,  où 
se  reflètent  les  événemens,  où  M'""  Geoffrin,  sans  cesser  d'être  toute 
à  son  roi,  ne  laisse  pas  de  montrer  ses  variations  d'humeur,  et  où 
Stanislas-Auguste  lui-même,  le  personnage  le  moins  connu,  se  ré- 
vèle dans  sa  vérité,  dans  l'originalité  d'une  nature  mobile,  géné- 
reuse et  faible. 

Au  premier  abord,  et  même  à  part  les  excentricités  de  tendresse 


278  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  lui  échappent,  il  est  bien  certain  que  M"'^  Geoffria  est  un  peu 
gonflée...  Elle  se  considère  tout  à  fait  comme  élevée  en  dignité, 
elle  se  croit  presque  une  ambassadrice  privilégiée  du  nouveau  roi  à 
Paris,  et  sur  ce  point  elle  n'entend  pas  raillerie;  elle  est  naïvement 
plaisante  avec  ses  susceptibilités  et  ses  exigences.  A  travers  tout 
cependant  la  raison  et  l'esprit  ne  perdent  pas  leurs  droits  chez 
elle,  et  chemin  faisant,  en  femme  avisée  qu'elle  est,  elle  ne  manque 
pas  de  mêler  les  conseils  fins  et  justes  aux  protestations  les  plus 
vives.  Elle  met  son  roi  en  garde  contre  les  engouemens  trop  fa- 
ciles, contre  les  flatteries.  Au  besoin,  en  lui  envoyant  un  buste 
d'Henri  IV,  elle  ajoutera  :  «  Je  dirai  en  passant  qu'il  était  économe.  » 
Elle  en  est  à  la  lune  de  miel  de  cette  royauté  naissante  qu'elle  prend 
fort  au  sérieux;  elle  voudrait  voir  son  prince  marié  dignement, 
honorablement ,  et  lorsque  Stanislas  revient  trop  souvent  sur  les 
souvenirs  de  «  là-bas,  »  sur  Catherine,  elle  sait  très  bien  lui  ré- 
pondre :  «'Je-  crois  bien  que  quand  elle  disait  :  «  Je  sens  l'empire 
qu'a  sur  moi  ce  que  j'aime,  »  elle  le  sentait  dans  le  moment,  et  que 
c'était  sincèrement  qu'elle  désirait  la  conservation  de  celui  qui  ré- 
gnait sur  son  cœur  ;  mais  peut-être  a-i-^elle  fait  depuis  les  mêmes 
vœux  pour  d'autres  objets...  »  Sans  être  une  Sévigné,  M"'^  Geoffrin 
sait  dire  son  mot  en  se  peignant  elle-même  dans  les  lettres  un  peu 
diffuses  qu'elle  ne  destinait  point  à  coup  sûr  à  la  postérité.  Et  Sta- 
nislas-Auguste, lui  aussi,  se  dévoile  tout  entier.  Il  ne  manque  ni 
d'esprit,  ni  de  finesse,  ni  de  bonne  grâce  dans  cet  abandon  tout 
intime.  Évidemment  il  a  une  affection  réelle,  sincère,  sans  aucune 
espèce  d'affectation  pour  celle  qu'il  appelle  «  sa  chère  maman,  n 
C'est  à  elle  qu'il  a  songé  d'abord  le  jour  de  son  avénenent  ;  c'est 
à  elle  qu'il  confie  ses  impressions  les  plus  secrètes,  ses  illusions, 
ses  espérances,  ses  craintes,  ses  bonnes  intentions.  Eh!  sans  doute, 
il  a  les  meilleures  intentions,  il  ne  demande  pas  mieux  que  de  faire 
le  bien,  s'il  le  peut,  il  prend  pour  devise  :  «  patience,  circonspec- 
tion, courage!  »  Arrivé  à  ce  sommet  de  l'ambition,  il  commence 
peut-être  à  sentir  les  difficultés,  mais  il  ne  dés-espère  pas  de  les 
vaincre  avec  un  peu  de  bonne  volonté,  avec  un  peu  de  secours,  et 
si  ce  n'est  pas  d'un  grand  roi,  c'est  au  moins  d'une  bonne  et  ai- 
mable nature  de  se  montrer  sensible  à  ce  que  lui  dit  M'"""  Geoffrin. 
On  sent  que  ce  n'est  pas  là  un  commerce  banal,  qu'il  y  a  une  con- 
fiance sincère  et  sérieuse. 

Le  plus  beau  moment  de  cette  liaison  étrange  est  le  voyage  de 
Varsovie.  M'"*  Gsoffrin  avait  soixante-sept  ans  quand  cela  lui  arriva! 
Pendant  un  an,  elle  s'y  prépare,  non  sans  s'être  assurée  de  l'accueil 
qui  l'attend.  Plus  de  six  mois  avant,  elle  écrit  au  roi  :  «  Je  suis  dans 
ces  momens-ci,  mon  cher  fils,  comme  les  petits  oiseaux  qui  s'es- 


UNE   BOURGEOISE   DE   PARIS.  279 

saient  à  voler.  Il  y  a  plus  de  dix  ans  que  je  n'ai  découché  de  chez 
moi,  et  depuis  un  mois  j'ai  fait  plus  de  cent  lieues  en  allant  à  dix, 
à  quinze,  à  vingt  lieues  de  Paris.  Et  tous  mes  amis,  qui  sont  très 
étonnés  de  mes  courses,  disent  que  c'est  un  essai  pour  un  plus 
grand  voyage.  Je  réponds  :  il  n'y  a  rien  d'impossible!  »  Puis  un 
beau  jour  de  1766,  après  s'être  bien  essayée,  la  voilà  partant  pour 
Varsovie,  où  elle  va  passer  deux  mois  dans  le  palais  et  dans  la  fami- 
liarité de  son  roi.  Elle  voyage  en  princesse  du  sang,  escortée  d'é- 
missaires envoyés  par  Stanislas  pour  la  recevoir  et  pour  la  conduire. 
Elle  ne  va  pas  seulement  à  Varsovie,  elle  s'arrête  à  Vienne,  où  elle 
est  visitée,  fêtée  par  Marie-Thérèse,  par  l'empereur,  par  M.  de  Kau- 
niiz,  par  toute  la  société  viennoise.  «  Hier,  dit-elle,  j'ai  vu  l'impé- 
ratrice et  toute  la  famille  royale  à  Schœnbrun.  L'impératrice  m'a 
parlé  avec  une  bonté  et  une  grâce  inexprimables.  Elle  m'a  nommé 
toutes  les  archiduchesses  et  les  jeunes  archiducs.  C'est  la  plus  belle 
chose  que  cette  famille.  Il  y  a  la  fille  de  l'empereur,  arrière-petite- 
fille  du  roi  de  France;  elle  a  douze  ans,  elle  est  belle  comme  un 
ange.  L'impératrice  m'a  recommandé  d'écrire  en  France  que  je  l'a- 
vais vue,  cette  petite,  et  que  je  la  trouvais  belle...  »  Cette  jeune  ar- 
chiduchesse, c'était  Marie-Antoinette  !  Il  n'aurait  plus  manqué  à  la 
voyageuse  que  de  pousser  jusqu'à  Saint-Pétersbourg,  où  elle  était 
désirée  et  où  elle  eût  été  certes  reçue  par  Catherine  avec  tous  les 
honneurs  dus  à  son  importance.  Quant  à  Berlin,  M'»^  Geoffrin  ne  veut 
point  absolument  entendre  parler  de  passer  par  là.  Elle  a  la  haine 
de  Frédéric  II,  et  elle  trace  même  de  lui  un  portrait  plein  de  bou- 
tades comiques  et  violentes  qui  ne  seraient  pas  toutes  dénuées  de 
finesse,  si  elles  n'allaient  abouth'  à  ce  mot  bizarre  :  qu'on  «  ne 
parlera  plus  du  roi  de  Prusse  dans  cinquante  ans.  »  Et  pourtant, 
M""*  Geolfrin  n'a  pas  vu  juste,  on  en  parle  encore  !  Que  se  passa-t-il 
pendant  ce  voyage  dont  le  seul  but  était  Varsovie,  dont  l'unique 
objet  était  de  revoir  Stanislas-Auguste?  Voilà  le  mystère.  La  vérité 
est  que  ce  grand  voyage  est  le  point  culminant  ou  la  dernière  heure 
favorable  de  cette  liaison.  M'"--'  Geoffrin  est  dans  son  triomphe  de 
vanité,  et  la  bonne  dame,  qui  s'est  déjà  affublée  du  nom  de  «  reine  de 
Baba,  »  se  prend  pour  la  «  reine  Trébisonde  »  à  Vienne  !  A  ce  mo- 
ment encore  Stanislas-Auguste  peut  se  faire  illusion  sur  sa  royauté. 
A  partir  de  cette  heure,  on  dirait  que  tout  change,  que  les  affaires 
du  roi  de  Pologne,  comme  les  sentimens  de  M'"«  Geoffrin,  entrent 
dans  une  phase  nouvelle,  dans  une  crise  dont  ces  lettres  sont  l'ex- 
pression survivante  et  quelquefois  émouvante. 

Assurément  la  fortune  n'a  eu  que  de  courts  et  pâles  sourires  pour 
cet  élu  du  trône  destiné  à  être  le  dernier  roi  de  Pologne.  Sijes 
épreuves  ne  l'ont  pas  assailli  dès  le  premier  jour,  elles  ne  tardent 


280  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pas  à  s'abattre  sur  lui.  Il  ne  connaît  plus  que  les  épines  de  cette 
couronne  tant  enviée.  De  plus  en  plus  la  Russie  et  la  Prusse  le  ser- 
rent jusqu'à  l'étouffer.  Les  ambassadeurs  de  Catherine  et  de  Frédé- 
ric II  sont  plus  rois  que  le  roi  à  Varsovie.  Bientôt  va  se  former  la 
confédération  de  Bar,  dernière  et  héroïque  convulsion  de  l'indé- 
pendance polonaise.  Quelques  années  encore,  et  on  touche  à  la  fa- 
tale date  de  1772!  Stanislas-Auguste  est  réduit  à  louvoyer  sans 
cesse,  à  plier,  à  dévorer  les  affronts  et  les  amertumes.  11  a  beau 
dire  et  répéter  :  «  Patience,  courage  !  »  il  sent  tout  lui  manquer.  A 
chaque  crise  plus  aiguë  qu'il  traverse,  il  n'a  d'autre  ressource  que 
de  s'abandonner  à  cette  superstition  de  croire  que,  puisqu'il  s'est 
tiré  d'affaire  encore  une  fois,  il  finira  par  triompher  du  mauvais 
destin.  Parfois  sans  doute  il  se  laisse  aller  à  un  abandon  familier 
qui  n'est  pas  sans  grâce,  et  il  écrira  :  «  Je  ne  puis  vous  dire  à  quel 
point  mon  cœur  est  pénétré  de  vous,  de  votre  amitié,  combien 
quelquefois,  et  par  exemple  dans  ce  moment  où  je  vous  écris,  je 
souhaiterais  causer  avec  vous.  Il  me  semble  que  je  vous  vois,  et 
qu'en  laissant  titre  et  passions  à  la  porte  nous  nous  mettons  à  jaser 
à  l'aise  en  nommant  chaque  chose  par  son  nom,  et  en  nous  moquant 
de  toutes  ces  importantes  misères  qu'il  faut  respecter...  Galanterie» 
politique,  etc.,  tout  serait  jugé  entre  nous  avec  équité  et  même 
avec  gaîié  malgré  les  malheurs  affreux  du  temps...  »  Le  plus  sou- 
vent il  flotte  entre  le  découragement  et  une  confiance  obstinée, 
mélancolique,  accompagnée  d'une  certaine  dignité  dans  le  mal- 
heur. «  Ma  destinée,  écrit-il,  a  été  constamment  telle.  Dans  chaque 
différente  scène  de  ma  vie,  toujours  d'abord  quelques  succès  bril- 
lans  et  inattendus,  et  qui  venaient  tout  seuls,  mais  courts;  puis 
des  revers  longs  et  pénibles  qui  m'amenaient  au  bord  du  précipice, 
—  et  puis  Dieu  changeait  la  scène,  ou  par  quelque  expédient  qu'il 
m'inspirait,  ou  par  quelque  circonstance  qu'il  produisait  tout  à  fait 
sans  moi,  et  puis  je  marchais  dans  un  nouveau  chemin.  J'ai  des 
témoins  que  dans  ma  première  enfance  j'ai  toujours  eu  le  pressen- 
timent d'une  grande  élévation.  J'ai  dit  également  en  devenant  roi  : 
Vous  verrez  que  j'aurai  bientôt  de  terribles  revers.  Tout  ce  que 
j'aurai  entrepris  sera  endommagé  et  détruit,  mais  je  survivrai,  je 
surnagerai  à  la  fin,  et  je  sens  encore  la  même  espérance,  quoique 
je  sois  actuellement  dans  les  plus  extrêmes  embarras.  Tous  ceux 
dont  je  vous  ai  parlé  ont  empiré  naturellement  par  le  temps  même 
de  leur  durée.  Je  suis  en  vérité  extrêmement  mal;  mais  je  me  dis  : 
C'est  à  présent  à  Dieu  à  me  tirer  d'affaire.  En  attendant,  faisons 
notre  devoir.  » 

Stanislas-Auguste  ne  craint  pas  de  dévoiler  ses  angoisses  de  tous 
les  jours  dans  l'intimité.  Il  a  parfois  des  expressions  navrantes  sur 


UNE   BOURGEOISE    DE    PARIS.  281 

sa  situation.  «  C'est  un  torrent  de  peines  contre  lequel  il  faut  que 
je  nage,  dit-il;  je  le  fais  et  le  ferai  tant  que  je  pourrai.  »  Puis, 
quand  sonne  l'heure  du  démembrement  qu'il  n'a  pu  conjurer,  il 
écrit  à  M'"^  Geoffrin  :  «  Ce  n'est  pas  quand  votre  ami  e.st  malheu- 
reux que  vous  cesserez  de  l'aimer,  et  je  le  suis  de  toutes  les  fa- 
çons... La  calomnie  me  déclare  complice  du  démembrement  par 
la  bouche  de  ceux  qui  s'obstinent  à  m'imputer  le  désir  du  despo- 
tisme toutes  les  fois  que  je  travaille  à  faire  sortir  la  Pologne  de 
l'anarchie...  Je  dis  plus  que  jamais  :  Heureux  les  gens  morts!  heu- 
reux mon  frère  qui  est  mort  à  Vienne  !  » 

Pour  M'"^  Geoffrin  il  est  clair  que  le  voyage  de  Varsovie  a  été  une 
épreuve  critique,  peut-être  l'occasion  de  quelque  mécompte,  de 
quelque  froissement  intime.  Elle  a  emporté  une  blessure  secrète 
qu  elle  n'avoue  pas  tout  de  suite.  Bientôt  cependant  elle  se  laisse 
aller  à  d'étranges  allusions  sur  «  la  différence  entre  les  actions  et 
les  paroles.  »  Elle  a  des  mots  assez  vifs,  et  il  y  a  même  un  jour  où 
elle  renvoie  à  Stanislas-Auguste  les  lettres  qu'elle  a  reçues  de  lui. 
Elle  ne  manque  pas  de  fierté,  la  bonne  dame,  et  elle  est  toujours 
prompte  à  se  redresser.  Ce  n'est  point  sans  doute  qu'elle  se  désin- 
téresse des  affaires  de  son  roi;  elle  ne  cesse  au  contraire  de  lui 
écrire,  de  s'associer  à  ses  peines,  elle  reste  l'amie  attentive  et  affec- 
tueuse de  tous  les  instans.  Elle  ne  peut  recevoir  une  lettre  sans 
s'attendrir  au  récit  de  tant  de  misères  qui  se  succèdent.  Un  jour  de 
premier  de  l'an,  elle  écrit  à  Stanislas-Auguste  :  «  Si  les  vœux  les 
plus  tendres  et  les  plus  sincères  étaient  exaucés,  votre  majesté  joui- 
rait de  tout  le  bonheur  qu'elle  mérite.  Hélas!  l'impuissance  de  mes 
souhaits  me  réduit  aux  soupirs.  Une  étoile  aussi  brillante  devait-elle 
s'éclipser  sitôt?  Il  y  a  cinq  ans  que  vous  êtes  sur  le  trône,  et  à  peine 
en  avez-vous  joui  une  année  tranquillement.  Pendant  mon  séjour  à 
votre  cour,  j'ai  vu  l'orage  se  former.  Puis-je  avoir  la  douceur  de  le 
voir  finir  avant  de  mourir.  H  y  a  bien  des  Polonais  ici;  je  ne  les 
vois  pas  sans  un  serrement  de  cœur.  Je  n'ose  leur  faire  des  ques- 
tions dans  la  crainte  d'apprendre  de  nouveaux  malheurs.  » 

Oui  certes.  M'""  Geoffrin  est  toujours  la  fidèle  et  vieille  amie;  mais 
elle  a  beau  faire,  elle  a  changé  de  ton,  et  on  dirait  que,  si  elle  ne 
cesse  pas  de  s'intéresser  jusqu'au  bout  aux  malheurs  de  celui  qu'elle 
n'appelle  plus  guère  «  mon  fils,  »  elle  se  fait  moins  d'illusions  sur 
l'amitié  des  princes,  sur  la  place  qu'elle  occupe  dans  le  cœur  de 
son  roi.  Elle  ne  s'y  fie  plus  qu'à  demi.  Et  puis  l'âge  commence  à 
venir.  Cette  femme  sensée  et  régulière  rentre  en  elle-même,  tenan* 
à  mettre  de  l'ordre  dans  les  affaires  de  ses  dernières  années,  comme 
dans  les  affaires  de  son  salon,  raisonnant  sa  mort  comme  elle  a  rai- 
sonné sa  vie.  La  voilà  prenant  sa  plume  la  plus  légère  pour  écrire 


282  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

d'un  ton  dégagé  au  roi  de  Pologne  :  «  J'ai  fait  à  l'âge  de  vingt  ans 
des  plans  pour  les  différons  âges  de  ma  vie.  Je  les  ai  suivis,  et  je 
m'en  suis  bien  trouvée.  Il  n'y  a  eu  que  le  voyage  de  Pologne  qui  a 
fait  dans  ma  vie  un  incident  extraordinaire.  J'ai  fait  ce  voyage  dans 
le  commencement  de  ma  vieillesse.  Je  n'aurais  pas  pu  le  faire  dans 
ma  jeunesse,  ni  même  sur  la  lin  de  ma  jeunesse ,  il  aurait  eu  l'air 
indécent  ou  au  moins  romanesque...  En  arrivant  chez  moi,  j'ai  re- 
pris mon  genre  de  vie,  et  ce  genre  de  vie  me  conduira  jusqu'à 
soixante-dix  ans,  qui  seront  accomplis  dans  deux  ans.  Pour  lors,  je 
commencerai  à  rompre  tous  les  attachemens  de  mon  cœur,  et  puis 
je  le  fermerai  hermétiquement  de  façon  qu'il  n'y  puisse  plus  rien 
entrer.  Je  veux  ^ue  ma  mort  physique  soit  aussi  douce  qu'il  soit 
possible,  et  pour  cela  il  ne  faut  point  avoir  de  déchirures  à  faire... 
Ma  petite  philosophie  m'a  fait  donner  à  toutes  les  choses  agréables 
qui  m'entourent  leur  juste  valeur.  Je  les  quitterai,  comme  dit  La 
Fontaine  : 

Je  voudrais  qu'à  cet  âge 
On  sortît  de  la  vie  ainsi  que  d'un  banquet, 
Remerciant  son  hôte,  et  qu'on  fit  son  paquet. 

J'assure  votre  majesté  que  je  vois  l'époque  de  ma  mort  morale 
très  gaîment...  Je  compte  faire  encore,  avant  ma  petite  mort,  un 
voyage  en  Angleterre;  j'y  ai  des  personnes  que  j'aime  tendrement 
et  dont  je  suis  bien  aimée.  J'irai  leur  dire  le  dernier  adieu...  »  Et 
comme  si  cela  ne  suffisait  pas,  elle  complète  peu  après  son  testament 
moral.  «  Je  me  crois  plus  philosophe  que  Socrate.  La  mort  était  pour 
lui  un  objet  sur  lequel  il  faisait  de  fort  beaux  discours.  Pour  moi, 
elle  n'est  que  la  cessation  d'être,  et  je  la  vois  sans  peine.  Je  fais 
mes  préparatifs  comme  j'ai  fait  mes  paquets  pour  mon  voyage  en 
Pologne.  Je  désire  que  mes  amis  m'aiment  pendan  t  que  je  vis,  mais 
je  ne  désire  point  leur  laisser  des  regrets.  Je  ne  dois  pas  craindre 
à  présent  d'en  laisser  à  votre  majesté.  Je  la  supplie  de  me  conserver 
le  reste  de  ma  vie  la  bonté  et  l'amitié  dont  elle  m'a  honorée.  »  " 

Est-ce  de  la  philosophie?  Est-ce  de  l'égoïsme?  Est-ce  l'esprit  du 
xviii"  siècle  se  glissant  dans  une  âme  détachée  de  tout?  Dans  tous 
les  cas,  c'est  le  langage  d'une  personne  qui  a  mesuré  d'un  coup 
d'œil  fin  bien  des  choses  de  son  temps,  qui  ne  se  fait  plus  d'illu- 
sions. C'est  l'accent  d'une  femme  qui  semble  vouloir  prendre  congé 
du  monde,  de  peur  que  le  monde  ne  la  quitte.  Pour  elle,  la  vieillesse 
n'est  point  sans  doute  le  deuil  des  galanteries  et  des  gaîtés  du  bel 
âge,  ce  n'est  pas  moins  toujours  la  vieillesse  avec  ses  déclins  et 
ses  amoindrissemens.  Sans  avoir  d'infirmités.  M'"*  Geoffrin  décroît 
doucement,  et  peu  à  peu,  à  travers  les  paroles  affectueuses  pour 


UNE   BOURGEOISE   DE   PARIS.  283 

son  roi,  les  attentions  soutenues  pour  les  habitués  de  sa  maison, 
elle  parle  de  sa  tête  qui  s'affaiblit,  de  la  mémoire  qui  lui  manque, 
des  étourdissemens  qui  la  fatiguent.  Elle  n'a  plus  la  même  activité, 
et  ce  n'est  pas  seulement  M'"^  Geoffrin  qui  vieillit,  c'est  le  siècle 
tout  entier  qui  commence  à  changer  autour  d'elle.  Les  idées,  les 
mœurs,  les  habitudes  sociales  se  transforment  avec  un  nouveau 
règne  qui  n'aura  pas,  quant  à  lui,  la  «  fin  d'un  beau  jour  »  comme 
la  vie  du  sage,  qui  est  destiné  à  être  le  dernier  règne  de  la  vieille 
monarchie  et  de  la  vieille  société.  Déjà  les  signes  se  multiplient,  et 
ce  salon  dont  M'"^  Geoffrin  a  fait  son  royaume,  où  elle  a  si  long- 
temps maintenu  la  modération  et  la  décence  dans  la  liberté  de  l'es- 
prit, ce  salon  ne  suffit  plus;  l'atmosphère  en  est  trop  paisible,  trop 
tempérée.  Les  impatiens,  ceux  qui  veulent  parler  trop  haut  s'échap^ 
pent,  ils  vont  chez  M'"«  Helvétius  ou  dans  cette  autre  maison  qui 
s'ouvre  vers  cette  époque,  la  maison  de  M'"^  Necker.  M"'^  Geoffrin, 
la  patronne  de  Y  Encyclopédie,  voit  son  monde  se  disperser  à  demi, 
elle  sent  le  sceptre  tomber  de  ses  mains,  et  son  salon  n'est  plus  au 
ton  du  jour;  il  date  de  Louis  XV,  il  a  eu  son  plus  beau  moment 
vers  1750,  il  ne  répond  plus  au  mouvement  philosophique,  social 
ou  politique  du  règne  de  Louis  XVI. 

A  vrai  dire,  dans  cette  marche  des  choses ,  dans  tout  ce  qui  se 
passe  autour  d'elle  à  mesure  que  se  succèdent  les  dernières  années 
qui  lui  restent  encore,  M'"<*  Geoffrin  ne  voit  plus  «  un  mot  pour 
rire.  »  Elle  ne  comprend  pas  trop  où  l'on  va,  et  elle  en  vient  à  s'in- 
quiéter de  la  France  comme  de  la  Pologne.  Tantôt  elle  écrit  à  Sta- 
nislas-Auguste :  «  J'avoue  à  votre  majesté  que  l'occupation  où  je 
suis  continuellement  de  votre  situation  a  rempli  mon  imagination 
de  noir,  et  depuis  quelque  temps  il  s'y  est  joint  nos  propres  mal- 
heurs :  le  mauvais  état  de  nos  finances,  la  fermentation  d'une  grande 
et  belle  province  (la  Bretagne),  le  mécontentement  de  tous  nos  par- 
lemens,  tout  cela  fait  des  visages  et  des  conversations  fort  tristes. 
J'ai  donc  dit  adieu  à  ma  gaîté.  »  Tantôt,  aux  premières  réformes  de 
Louis  XVI  et  de  Turgot,  elle  dit  :  «  Notre  jeune  roi  est  un  parfait 
honnête  homme,...  nos  ministres  sont  vertueux,  ont  beaucoup  d'es- 
prit et  de  lumières;  ainsi  il  faut  espérer  que,  quand  l'expérience  y 
sera  jointe,  tout  ira  bien.  Dans  ce  moment-ci,  on  détruit,  il  faut  voir 
ce  qu'on  rétablira  sur  les  ruines.  Jeune  on  se  flatte,  vieille  on  at- 
tendl  »  Encore  quelques  mois,  celle  qui  parle  ainsi  en  1776  est 
prise  d'une  paralysie  qui  la  conduit  tranquillement  à  la  mort  en 
1777.  Le  dernier  mot  qu'elle  écrit  d'une  main  défaillante  est  pour 
dire  à  son  roi  de  Varsovie  :  «  Je  vous  aime  de  tout  mon  cœur  !  »  La 
dernière  surprise  qu'elle  réserve  à  ses  amis,  les  encyclopédistes  de 
Paris,  c'est  de  mourir  en  venant  de  faire  son  jubilé,  c'est  de  s'é- 


28A  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

teindre  dans  les  règles,  après  s'être  confessée,  un  peu  par  bien- 
séance, un  peu  par  les  soins  de  sa  fille,  la  marquise  de  La  Ferté- 
Imbault.  «  Ma  fille,  dit-elle  en  souriant,  est  comme  Godefroy  de 
Bouillon,  elle  a  voulu  défendre  mon  tombeau  contre  les  infidèles.  » 
Elle  a  beau  faire,  elle  reste  obstinément  la  femme  du  xviir  siècle,  et 
comme  un  jour,  dans  sa  dernière  maladie,  on  discute  autour  d'elle 
sur  tous  les  moyens  possibles  que  les  gouvernemens  auraient  à  em- 
ployer pour  rendre  les  peuples  heureux,  elle  se  réveille  tout  à  coup 
pour  mettre  son  mot  dans  la  conversation,  pour  dire  :  «  Ajoutez  le 
soin  de  procurer  des  plaisirs,  chose  dont  on  ne  s'occupe  pas  assez!  » 
Ainsi  elle  s'en  va,  se  détachant  sans  effort  de  la  vie.  M'°^  Du 
Deffand  fait  lestement,  d'un  trait  acéré,  son  oraison  funèbre  :  «  Vous 
voyez  que  la  mort  en  veut  ici  aux  personnes  d'un  mérite  singulier  : 
d'abord  M"*  de  Lespinasse,  ensuite  M.  le  prince  de  Conti,  puis 
M'"^  Geoiïrin...  Ces  trois  personnes  étaient  fort  célèbres,  chacune 
dans  leur  genre.  On  regrettera  moin^  M.  le  prince  de  Conti,  parce 
qu'il  n'avait  plus  de  maison.  Les  désœuvrés  se  rassemblaient  chez 
les  deux  autres;  jusqu'à  ce  qu'il  survienne  quelques  personnes  assez 
ridicules  pour  eue  dignes  de  leur  succéder,  il  faudra  s'en  pas- 
ser... »  D'autres,  Morellet,  d'Alembert,  ont  mieux  parlé  de  la 
femme  qui  avait  pendant  si  longtemps  «  fait  le  charme  de  la  so- 
ciété ,  »  dont  «  la  mémoire  sera  intéressante  pour  ceux  qui  l'ont 
aimée.  »  Quant  à  ce  roi  de  Pologne  qui,  lui  aussi,  a  vu  certes 
tout  changer  depuis  les  illusions  de  son  avènement,  qui  reste  aux 
prises  avec  toutes  les  difficultés,  entre  le  démembrement  de  1772 
et  les  autres  démembremens  qui  viendront,  il  faut  dire  qu'il  ne 
cesse  pas,  jusqu'à  la  dernière  heure,  d'envoyer  des  témoignages 
d'affection  à  cette  bourgeoise  parisienne,  qu'il  appelle  encore  «  ma 
chère  maman.  »  Sa  dernière  lettre  arrive  à  M'""  Geoffrin  quelques 
semaines  avant  qu'elle  ne  s'éteigne,  et  de  tout  cela  que  reste-t-il 
après  un  siècle  écoulé?  Un  souvenir  qui  pâlit^  cette  correspondance 
où  revivent  dans  un  même  cadre,  l'un  auprès  de  l'autre,  une  femme 
de  raison,  image  d'une  société  qui  n'est  plus,  et  un  prince,  image 
mélancolique  de  la  plus  infortunée  des  nations! 

Gh.  de  Mazade. 


LES 


MINES  D'OR  ET  D'ARGENT 

AUX  ÉTATS-UNIS 


LES    PHASES   NOUVELLES    DE   L'EXPLOITATION. 


La  découverte  des  placers  aurifères  de  la  Californie  en  18â8  a 
eu  le  privilège  d'occuper  longtemps  l'attention.  Qui  ne  songea  un 
moment  à  émigrer  vers  l'eldorado  du  Pacifique,  qui  ne  suivit  avec 
avidité  les  étranges  nouvelles  qui  en  arrivaient  par  tous  les  cour- 
riers? La  découverte  des  gîtes  australiens,  qui  eut  lieu  trois  ans 
après,  eut  un  moindre  retentissement,  bien  que  ces  gîtes  aient 
donné  dès  le  début  et  donnent  encore  autant  d'or  que  ceux  de  la 
Californie.  La  curiosité  publique,  surtout  en  France,  ne  voulut  rien 
savoir  au-delà  des  légendes  californiennes,  et  la  mise  au  jour  des 
riches  mines  d'argent  du  Nevada,  plus  productives  que  ne  l'ont  ja- 
mais été  ensemble  tous  les  filons  de  l'Amérique  espagnole,  celle 
des  mines  d'or  ou  d'argent  du  Colorado,  de  l'Idaho,  du  Montana, 
du  Wyoming,  de  l'Utah,  du  Dakota,  qui  de  1859  à  187Zi  ont  si  vive- 
ment ému  la  population  des  États-Unis,  ont  laissé  la  plus  grande 
partie  de  l'Europe  indifférente  et  distraite.  Le  mineur  n'en  a  pas 
moins  poursuivi  patiemment,  sans  relâche,  son  œuvre  lointaine  et 
féconde.  De  1848  à  1873,  on  calcule  que  la  Californie  a  produit 
5  milliards  de  francs  en  or,  et  tous  les  autres  états  ou  territoires 
des  États-Unis  compris  entre  les  Montagnes-Rocheuses  et  le  Paci- 


286  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

fique  (il  faut  joindre  à  ceux  qu'on  vient  de  nommer  l'Orégon,  le 
territoire  de  Washington,  l'Arizona  et  le  Nouveau-Mexique),  plus 
de  2  milliards  en  or  ou  en  argent.  Humboldt  s'en  fut  réjoui,  lui 
qui  supputait  avec  satisfaction  que  la  mine  d'argent  de  Potosi  en 
Bolivie,  la  plus  riche  de  toutes  celles  de  l'Amérique  du  Sud,  avait 
fourni  6  milliards  en  trois  siècles.  Il  aura  fallu  moins  d'un  quart 
de  siècle  à  la  Californie  et  aux  pays  circonvoisins  pour  dépasser 
cette  production. 

I.    —    LES    TEMPS    HÉROÏQUES    DE    l'eXTRACTION    DE    l'OR. 

Si  les  étonnantes  péripéties  de  la  première  colonisation  califor- 
nienne n'étaient  encore  présentes  à  la  mémoire  de  tous,  un  mi- 
neur des  placers,  devenu  un  conteur  charmant,  se  serait  chargé  de 
les  rappeler  aux  oublieux  :  j'ai  nommé  Bret  Harte,  ce  jeune  écri- 
vain dont  l'Amérique  est  fière,  plein  d'une  sensibilité  délicate  sous 
une  apparence  impassible,  et  qui  fait  revivre  pour  nous  les  temps 
légendaires  de  l'exploitation  de  l'or,  les  hauts  faits  des  argonautes 
et  les  troubles  qui  ont  entouré  l'enfantement  de  la  Californie.  Cet 
autre  qui  égale,  par  son  esprit  alerte  et  vif  et  par  l'imprévu  de 
ses  réflexions,  les  humoristes  anglais  les  plus  fms,  Mark  Twain,  fut 
témoin  de  l'attaque  du  premier  filon  d'argent  du  Nevada,  le  fa- 
meux Comstock,  et  a  rappelé  en  quelques  traits  incisifs  les  aven- 
tures étranges  qui  ont  accompagné  la  naissance  du  nouveau  terri- 
toire, détaché  du  pays  des  mormons.  C'est  le  côté  moral,  l'âme  de 
ces  sociétés  nouvelles,  si  mêlées,  si  tumultueuses  à  leur  origine, 
que  ces  deux  écrivains  ont  surtout  voulu  peindre,  tandis  qu'on  se 
propose  ici  d'en  décrire  l'aspect  matériel. 

L'âge  héroïque  de  la  Californie,  c'était  hier,  quand  toutes  les 
nations  du  monde,  comme  conviées  à  un  banquet  qui  ne  devait  pas 
finir,  se  ruèrent  sur  les placers  de  l'eldorado.  Ce  furent  d'abord  les 
deux  Amériques  qui  se  mirent  en  branle,  puis  toute  l'Europe,  qui  ne 
contenait  que  trop  de  mécontens  désireux  de  changer  de  place  en 
cette  année  18/i8,  enfin  toutes  les  races  de  la  mer  Pacifique  et  de 
l'extrême  Orient,  les  Kanaques  polynésiens,  les  Chinois  jusqu'alors 
immobiles,  et  qui  commencèrent,  eux  aussi,  à  émigrer.  Toutes  les 
routes  furent  mises  à  contribution  :  le  cap  Horn  malgré  ses  glaces 
et  ses  tempêtes,  —  l'isthme  de  Panama,  dont  on  brava  les  fièvres 
pernicieuses,  les  animaux  malfaisans,  les  chaleurs  torrides,  —  les 
grandes  plaines  du  far-ivest,  plaines  interminables  où  l'on  rencon- 
trait les  surprises  impitoyables  des  Indiens,  les  ouragans  de  neige 
dans  les  Montagnes-Rocheuses  et  la  Sierra-Nevada,  enfin  la  famine, 
qui  plus  d'une  fois  décima  la  caravane  en  marche. 


LES   MINES    d'or    ET    D' ARGENT   AUX   ÉTATS-UNIS.  287 

Arrivé  sur  le  placer  qu'on  avait  choisi,  on  travaillait  seul.  On 
campait  près  d'un  ruisseau,  armé  d'un  pic  et  d'une  pelle  pour  fouil- 
ler le  sol,  et  muni,  pour  laveries  sables,  d'une  vaste  sébile  de  bois, 
la  haièe  des  Mexicains,  ou  mieux  d'un  plat  de  fer  battu,  rappelant 
ceux  des  ménagères.  On  agitait  les  sables  avec  de  l'eau,  on  incli- 
nait la  sébile;  l'or,  plus  lourd,  restait  au  fond  du  rustique  appareil. 
Quelquefois,  quand  les  parcelles  de  métal  étaient  microscopiques,  on 
employait  avec  l'eau  un  peu  de  mercure,  qui  a  la  propriété  de  dis- 
soudre l'or  comme  l'eau  le  sel  ou  le  sucre,  et  le  restitue  ensuite  par 
la  distillation.  Ce  moyen  primitif,  qui  exige  des  sables  d'une  richesse 
exceptionnelle,  ne  pouvait  être  longtemps  employé.  Bientôt  on  usa 
du  rocker OM  berceau.  Le  nouvel  appareil,  surmonté  d'un  tamis,  os- 
cillait comme  leberceau  d'un  enfant.  On  balançait  d'une  main  le  ta- 
mis chargé  de  terre  en  versant  l'eau  de  l'autre.  L'or,  en  vertu  de  sa 
plus  grande  densité,  s'arrêtait  en  route  sur  une  toile  inclinée  tendue 
comme  un  tablier  au-dessous  du  tamis.  Les  uns  disent  que  ce  fut 
un  Chinois  industrieux,  les  autres  un  mineur  géorgien,  —  car  le 
berceau  était  depuis  longtemps  en  usage  sur  les  mines  d'or  des 
états  atlantiques,  la  Géorgie,  la  Virginie,  les  Carolines,  —  qui  dota 
de  ce  précieux  appareil  les  placcrs  californiens.  C'était  un  grand 
progrès.  On  lavait  trois  fois  plus  de  terres  qu'au  plat  ou  à  la  bâtée, 
et  l'on  pouvait  doubler  encore  ses  forces  par  l'association,  l'un  fouil- 
lant les  graviers  et  les  portant  au  berceau,  l'autre  les  balançant 
en  les  arrosant  d'eau,  et  préludant  par  instans  à  la  cueillette  de 
l'or. 
'  Le  progrès  ne  s'arrêta  point  là.  Après  le  rocker  vint  le  long-tom^ 
sorte  de  petit  canal  en  planches  établi  à  demeure,  autour  du- 
quel se  groupèrent  les  mineurs,  puis  le  sluice,  canal  plus  large, 
qui  exigea  toute  une  compagnie  de  travailleurs.  Les  Chiliens  appor- 
tèrent aussi  sur  les  placers  leur  méthode  d'opérer,  qui  consiste 
à  fouiller  les  sables  sur  un  courant  d'eau  ;  les  grains  d'or,  les  pail- 
lettes, les  pépites,  restent  dans  les  interstices  de  la  roche  :  l'or- 
pailleur refait  généralement  le  travail  de  la  nature.  On  se  mit  en- 
suite à  détourner  quelques  rivières  qu'on  supposait  avec  raison 
rouler  de  l'or;  on  en  bouleversa  le  lit.  Les  Chinois  se  distinguèrent 
entre  tous  dans  ces  nouveaux  essais,  où  une  grande  discipline  dans 
le  travail  exécuté  en  commun  et  des  moyens  mécaniques  à  la  fois 
ingénieux  et  peu  coûteux  pour  élever  l'eau,  voiturer  les  terres, 
étaient  impérieusement  exigés.  Enfin  on  fouilla  les  placers  secs, 
les  dry  diggîngs,  qui  étaient  pour  la  plupart  des  lits  de  rivières 
disparues,  des  cours  d'eau  préhistoriques,  des  collines  d'alluvions 
anciennes,  de  cailloux  roulés  cimentés  ensemble,  ou  des  bancs  de 
sables  argileux  bleuâtres,  le  fameux  blue-bed  des   orpailleurs  du 


288  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

Pacifique.  Là  encore  on  trouva  de  l'or,  et  souvent  en  quantité,  grâce 
à  une  méthode  originale,  inventée  en  1852  par  un  mineur  émigré 
du  Gonnecticut,  qui  consistait  à  désagréger  les  sables  au  moyen 
d'un  jet  d'eau  à  forte  pression,  sortant  d'une  lance  comme  celle 
des  pompes  à  incendie,  et  dirigé  vigoureusement  contre  la  roche  : 
on  l'appelait  pour  cette  raison  la  méthode  hydraulique.  De  larges 
canaux  ou  flumes,  le  long  desquels,  comme  dans  le  tom  et  dans  le 
sluice,  étaient  interposés  des  obstacles  pour  arrêter  l'or,  que  sai- 
sissait aussi  le  mercure  versé  en  différens  points  du  parcours,  rece- 
vaient les  terres  et  les  graviers  ainsi  démolis,  et  d'autres  canaux, 
partis  souvent  de  très  loin,  amenaient  les  eaux  à  une  assez  grande 
hauteur  au-dessus  du  placer.  On  avait  par  là  une  pression  et  par 
conséquent  une  force  hydraulique  suffisante,   comme  un  bélier 
d'eau  inflexible  battant  la  colline  à  terrasser.  C'était  surtout  dans 
les  mines  du  centre  et  du  nord  que  s'étendaient  ces  lignes  de  ca- 
naux. Il  en  avait  été  aussi  établi  dans  toutes  les  mines  pour  le  la- 
vage des  minerais  de  quartz  aurifère  dont.il  sera  bientôt  parlé.  On" 
traversait  les  ravins,  les  routes,  les  obstacles  naturels  ou  artificiels, 
par  des  siphons,  des  aqueducs  d'une  hardiesse  étonnante,  et  lais- 
sant bien  loin  derrière  eux  tout  ce  que  les  Romains  avaient  pu  faire 
en  ce  genre  de  plus  osé.  La  plupart  des  ingénieurs  improvisés  qui 
ont  exécuté  ces  longs  nivellemenset  mené  à  bien  ces  grandes  choses 
n'y  ont  pas  attaché  leur  nom.  Leur  œuvre  en  quelques  endroits  a 
même  entièrement  péri,   car  tous  ces  ouvrages,  sauf  les  siphons, 
étaient  en  bois.  , 

Quelqut-fois  les  lits  de  sable  et  de  galets  étaient  profondément  en- 
caissés, surmontés  de  roches  massives,  basaltiques,  qui  s'étaient 
étalées  comme  une  table  sur  les  alluvions;  alors  on  les  rejoignait 
par  des  puits  ou  par  des  galeries,  des  tunnels,  poussés  dans  le 
cœur  de  ces  collines.  C'est  au  fond  d'un  de  ces  puits  que  fut  écrasé 
un  jour  un  mineur  missourien,  qui  resta  saisi  dans  l'éboulement. 
Plus  tard  le  savant  Whitney,   qui  devait  attacher  son  nom  à  la 
géologie  californienne,  rencontra  dans  le  même  lieu  un  crâne  hu- 
main fos'sile.  L'événement  fît  grand  bruit,  même  en  Europe,  où 
toutes  les  sociétés  savantes  enregistrèrent  à  l'envi  cette  étonnante 
découverte.  On  alla  jusqu'à  prétendre  que  le  crâne  était  d'âge  ter- 
tiaire, ce  qui  ne  s'était  pas  encore  vu  :  la  période  quaternaire  ou 
diluvienne  avait  eu  seule  jusqu'alors  le  privilège  de  contenir  des 
débris  humains  fossiles,  ce  dont  certains  maîtres  de  la  science 
osaient  même  clouter,  prétendant  que  tous  ces  témoins  supposés 
du  déluge  n'étaient  que  "nos  contemporains.  Disons  bien  vite  que 
l'homme  préhistorique  de  la  Californie  ne  semble  pas  plus  authen- 
tique que  celui  d'Abbeville  en  France,  où  la  fameuse  mâchoire  de 


LES   MINES   d'or   ET   d' ARGENT   AUX   ÉTATS-UNIS.  289 

Moulin -Quignon  avait  mis  à  son  tour,  quelques  années  auparavant, 
tous  les  géologues,  tous  les  anthropologistes  en  émoi. 

Après  les  placers  d'eau  et  les  placers  secs  vinrent  les  mines  de 
quartz.  Quand  on  eut  assez  remué  la  terre  meuble  ou  les  graviers 
et  les  conglomérats  cimentés,  qui  tous  avaient  été  lavés  une  pre- 
mière fois  par  la  nature,  on  commença  d'attaquer  la  roche  massive, 
restée  en  place  et  intacte.  D'où  venait  tout  l'or  qu'avaient  roulé 
les  alluviofis?  Évidemment  de  roches  solides,  de  ces  filons  siliceux 
ou  quartzeux  dont  on  rencontrait  en  différens  points  les  masses 
inclinées,  blanches,  vitreuses,  cristallines,  très  dures,  adossées  à 
des  granits,  à  des  porphyres,  à  des  roches  vertes  ou  dioritiques, 
qui  forment  comme  l'épine  dorsale  de  la  Sierra-Nevada  et  de  ses 
contre-forts,  ou  recoupant  les  schistes  noirs,  ardoisés,  feuilletés, 
d'âge  primitif,  qui  s'appuient  sur  la  grande  chaîne  et  ses  ramifica- 
tions. Les  têtes  de  ces  filons,  les  parties  qui  se  montraient  au  jour, 
avaient  été  désagrégées,  labourées,  avant  l'apparition  de  l'homme 
sur  le  globe,  par  d'effroyables  déluges,  d'autres  disent  par  d'é- 
normes glaciers  en  marche,  et  l'or,  entraîné  avec  les  débris  de  la 
roche  quartzeuse,  s'était  déposé  avec  ceux-ci  dans  les  vallées.  Une 
de  ces  veines  de  quartz,  la  veine -mère  ou  rnother-lode  de  Ca- 
lifornie, a  300  milles  de  long,  la  distance  de  Lyon  à  Paris.  Elle  peut 
être  suivie  comme  une  véritable  muraille  de  silex  blanc  du  sud  au 
nord  du  pays,  dans  les  vallées  du  San-Joaquin  et  du  Sacramento, 
sur  5  degrés  de  latitude.  Entre  matin  et  soir,  je  ne  l'ai  pas  perdue 
de  vue  pendant  une  de  mes  excursions  dans  les  comtés  de  Mari- 
posa  et  de  Tuolumne.  Plus  tard  je  l'ai  également  retrouvée  au 
centre  de  l'état,  dans  les  comtés  de  Galaveras  et  Amador,  où  elle 
semble  disparaître,  car  plus  au  nord,  dans  les  comtés  d'Eldorado, 
de  Placer,  de  Nevada,  ce  sont  des  filons  différens  qu'on  exploite. 
Partout  la  grande  veine  est  aurifère,  mais  avec  des  richesses  et  des 
épaisseurs  différentes  suivant  les  localités.  La  direction  reste  tou- 
jours la  même  et  court  du  nord- ouest  au  sud-est,  comme  l'axe  de 
la  Sierra-Nevada  ou  la  ligne  générale  du  rivage  le  long  du  Paci- 
fique et  à  ces  latitudes.  Des  filons  secondaires  se  détachent  de  la 
veine-mère,  la  croisent  sous  des  angles  plus  ou  moins  aigus;  d'au- 
tres veines  courent  parallèlement  à  elle.  Dans  les  comtés  du  nord, 
le  faisceau  métallifère  est  d'une  direction  et  d'un  âge  différens. 
Quant  au  mode  de  formation  de  tous  ces  filons,  les  uns  invoquent 
pour  l'expliquer  la  seule  action  du  feu  souterrain,  qui  aurait  amené 
du  centre  du  globe  la  silice  avec  l'or  en  fusion;  d'autres,  plus  ré- 
servés, font  intervenir  ensemble  l'eau  et  le  feu,  et  admettent  que 
des  sources  minérales  bouillantes,  contenant  en  dissolution  la  silice 
et  des  combinaisons  très  peu  stables  d'or,  ont  laissé  déposer  le 

TOME  XII.  —  1875.  19 


290  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

quartz  et  le  métal  à  travers  les  fissures  des  roches  préexistantes. 

Le  mineur  californien  mit  une  grande  indécision  à  l'attaque  des 
mines  de  quartz.  Dans  le  comté  de  Nevada,  près  Grass- Valley,  la 
veine  à'Allison-Iîanch,  qui  devait  rendre  vingt  fois  millionnaires  les 
trois  pauvres  Irlandais  illettrés  qui  l'avaient  rencontrée  par  hasard, 
fut  à  peine  fouillée  en  1851,  année  de  la  découverte,  et  immédia- 
tement bouchée.  On  croyait  alors  que  les  mines  de  quartz  «  ne 
payaient  pas.  »  Ce  ne  fut  que  quatre  ans  après,  quand  il  fut  bien 
démontré  par  quelques  exemples  frappans  que  les  filons  rappor- 
taient plus  que  les  placej^s,  que  la  veine  d'Allison  fut  exploitée  avec 
tant  d'autres.  Dès  lors  toute  la  Californie  se  précipita  sur  le  quartz 
comme  elle  l'avait  fait  sur  les  sables.  Bientôt  la  pierre  fut  extraite 
par  les  moyens  les  plus  savans  de  l'art  des  mines,  puis  broyée  en 
poussière  ténue  sous  des  pilons  mécaniques  analogues  aux  bocards 
allemands  ou  de  la  Cornouaille,  que  différons  inventeurs  s'atta- 
chèrent à  perfectionner.  L'or,  entraîné  par  un  courant  d'eau  avec  le 
quartz  pulvérisé,  était  recueilli  au  moyen  du  mercure  dans  des 
moulins  ou  appareils  tournans,  en  fonte  ou  en  pierre,  qui  furent 
bien  vite,  eux  aussi,  entièrement  transformés  en  moulins  hongrois, 
moulins  chiliens,  arastras  mexicaines,  agitateurs  russes  ou  sibé- 
riens. On  employait  encore  des  plaques  de  cuivre  amalgamé,  c'est- 
à-dire  revêtues  d'une  couche  de  mercure,  adhérente  par  alliage 
avec  le  cuivre  ;  sur  ces  plaques  passait  et  s'arrêtait  l'or.  Pour  finir, 
on  étendait  devant  les  derniers  résidus  ou  tailings,  au  moment  où 
ils  s'échappaient,  des  couvertures  de  laine  ou  même  des  toisons  de 
brebis,  dans  les  fdamens  desquelles  s'engageaient  les  dernières 
parcelles  du  lourd  métal.  La  toison  d'or  n'est  pas  une  fiction,  et  les 
anciens  argonautes  avaient  peut-être  employé,  dans  les  placers  de 
la  Colchide,  le  moyen  ingénieux  remis  en  usage  par  leurs  frères 
californiens. 

L'âge  héroïque  de  l'exploitation  de  l'or  commence  avec  la  décou- 
verte de  la  première  pépite  dans  la  vallée  du  Sacramento  en  18Zi8, 
et  finit  vers  1859.  Cette  découverte  fut  entièrement  due  au  hasard, 
et  le  mormon  Marshall,  milicien  libéré  de  la  guerre  du  Mexique,  en 
route  vers  l'Utah  et  momentanément  employé  à  la  scierie  du  capi- 
taine Sutter,  n'en  fut  que  l'inconscient  opérateur.  Sutter  lui-même, 
ancien  capitaine  des  gardes  suisses  de  Charles  X,  émigré  en  1830 
en  Amérique,  colon  en  Californie,  avait  établi  une  scierie  de  bois 
sur  un  affluent  du  Sacramento,  et  ne  se  doutait  point  qu'on  trouve- 
rait un  jour  autant  d'or  sur  ses  terres. 

Les  onze  années  qui  suivirent  cette  découverte  inattendue,  la- 
quelle allait  si  profondément  remuer  le  globe,  marquent  l'ère  des 
trouvailles  fabuleuses,  celle  de  la  plus  grande  production,  et  celle 


LES    MINES    d'or   ET  d'aRGENT   AUX   ÉTATS-UNIS.  291 

aussi  des  temps  troublés ,  des  formidables  incendies ,  de  lai  loi  de 
Lynch,  des  comités  de  vigilance.  Le  désordre  un  moment  est  à  son 
comble.  On  risque  dans  un  jeu  effréné  tout  ce  qu'on  gagne,  et  le  re- 
volver prononce  partout  en  dernier  ressort.  Jamais  le  mineur,  in- 
quiet, mécontent,  avide,  ne  reste  un  moment  en  place.  Les  nou- 
velles les  plus  mensongères  le  trouvent  crédule.  On  annonce  une 
fois  qu'un  lac  d'or  fluide,  une  autre  fois  qu'une  montagne  aurifère 
massive,  viennent  d'être  découverts,  et  il  accourt  naïvement  pour 
avoir  sa  part  de  ces  trésors;  ainsi  firent  jadis  les  Espagnols  au 
temps  de  Cortez  et  de  Pizarre.  En  1851,  la  Californie  faillit  être  en- 
tièrement abandonnée  pour  l'Australie ,  où  un  mineur  du  Pacifique 
venait  de  signaler  les  premiers  placer  s.  En  1858,  elle  manqua  de 
nouveau  d'être  dépeuplée  à  l'annonce  de  la  découverte  des  champs 
d'or  de  Fraser-River,  dans  la  Colombie-Britannique,  qui  furent  l'oc- 
casion d'un  immense  exode.  J'assistai  l'année  suivante  au  retour 
des  derniers  orpailleurs  désabusés,  et  j'eus  aussi  l'occasion  de  noter 
l'apaisement  définitif  et  la  transformation  surprenante  de  l'Eldorado, 
qui  d'état  purement  minier  devenait  peu  à  peu  agricole.  Tout  était 
réglé  désormais,  et  la  période  héroïque  était  close. 

L'étape  qui  suit,  et  qui  va  de  1859  à  1870,  peut  être  regardée 
comme  une  étape  de  transition.  Les  placers,  du  moins  les  gîtes  sa- 
bleux superficiels,  sont  de  plus  en  plus  abandonnés,  les  mines  de 
quartz  aurifère  fouillées  toujours  plus  activement  et  plus  profondé- 
ment. Cependant  la  production  de  l'or  va  en  diminuant  d'année  en 
année  jusqu'à  être  réduite  de  moitié,  et  de  250  millions  de  francs 
qu'elle  atteignait  encore  en  1859  tombe  à  125  millions  en  1870.  En 
1853,  année  du  rendement  maximum,  elle  avait  dépassé  325  mil- 
lions. Toutefois  la  richesse  agricole  du  jeune  état  du  Pacifique 
augmente  de  plus  en  plus,  les  manufactures,  les  usines,  se  fondent, 
et  le  pays  produit  et  exporte  des  vins,  des  alcools,  des  céréales, 
des  farines,  des  bois.  En  1868,  revoyant  la  Californie,  j'ai  pu  con- 
stater que  l'évolution  qui  se  dessinait  neuf  ans  auparavant  était  dé- 
finitive, et  que  la  production  du  blé  à  elle  seule  venait  d'atteindre 
en  valeur  celle  de  l'or.  La  vigne  avait  donné  135,000  hectolitres 
de  vin;  de  la  tonte  des  troupeaux,  on  avait  retiré  II  millions  de  kilo- 
grammes de  laine.  En  deux  ans,  de  1865  à  1867,  la  valeur  de  la 
propriété  foncière  avait  augmenté  d'un  cinquième.  Depuis  tous  ces 
chiffres  ont  été  maintenus  ou  dépassés.  Voilà  bien  des  résultats  qui 
compensaient  une  diminution  dans  l'extraction  de  l'or.  Après  tout, 
ces  progrès,  ces  transformations,  n'étaient-ils  pas  dus  à  la  produc- 
tion continue,  bien  que  peu  à  peu  décroissante,  du  précieux  métal? 
C'est  du  reste  dans  cette  période  intermédiaire  de  1859  à  1870  qu'a 
lieu  la  découverte  des  mines  d'argent  du  Nevada,  et  celle  des 


292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mines  d'or  et  d'argent  du  Colorado  et  des  autres  territoires  atta- 
chés aux  flancs  des  Montagnes-Rocheuses  ou  de  la  chaîne  des  monts 
Wahsatch.  Le  rendement  de  ces  nouvelles  mines  comble  le  déficit 
de  celles  de  la  Californie;  prise  dans  son  ensemble,  la  production 
des  deux  métaux  précieux  suit  même  une  progression  ascendante. 

IL    —    LES    NOUVEAUX.    PLACERS    CALIFORNIENS. 

La  troisième  période  de  l'exploitation  de  l'or  est  peut-être  la  plus 
curieuse  et  toute  pleine  d'enseignemens,  si  elle  n'est  pas  la  plus 
productive.  Elle  commence  à  1870  et  se  continue  sous  nos  yeux. 
C'est  l'étape  actuelle,  celle  où  les  gisemens  jusqu'ici  à  peine  explo- 
rés, les  placers  souterrains  d'époque  diluvienne  ou  glaciaire,  —  les 
autres,  les  placei^s  superficiels,  appartiennent  à  l'époque  alluviale 
ou  contemporaine  géologiquement  parlant,  —  sont  attaqués,  avec 
une  audace  et  une  patience  qui  étonnent,  par  le  moyen  de  la  mé- 
thode hydraulique  perfectionnée.  Nulle  part  on  ne  recule  devant  la 
dépense.  Les  compagnies  les  plus  puissantes  se  fondent,  afin  de 
l^oursuivre  et  de  mener  à  bien  ces  immenses  travaux,  qui  exigent 
des  avances» considérables.  On  construit  des  canaux  sur  des  cen- 
taines de  kilomètres  au  milieu  de  diiïicultés  de  tout  genre,  non  plus 
des  canaux  de  faible  débit,  mais  dont  le  volume  d'eau  est  tel  qu'il 
pourrait  suffire  à  l'alimentation  d'une  grande  ville.  Le  jet  hydrauli- 
que que  fournissent  ces  masses  aqueuses  acquiert  une  puissance 
décuple  de  celle  qu'il  avait  dans  les  exploitations  précédentes;  la 
force  en  est  irrésistible,  toute  roche  est  démolie  par  lui.  Est-ce 
tout?  On  jette  en  travers  des  vallées  d'énormes  digues  pour  emma- 
gasiner les  pluies  qui  tombent  si  abondamment  en  automne  et  en 
hiver,  et  avec  ces  vastes  réservoirs  abreuver  les  canaux  toute  l'an- 
née. Ce  qu'un  état  n'oserait  tenter,  de  simples  particuliers  le  font, 
grâce  à  la  législation  libérale  qui  régit  ici  le  travail  des  mines, 
grâce  à  l'esprit  d'association  qui  règne  partout  dans  ce  pays  de 
se  If-govern  ment . 

Avant  d'aborder  de  front  les  nouYeàux placers,  on  les  rejoint,  on 
les  sonde  par  des  puits,  par  de  longues  galeries,  foncés  sur  les  pla- 
teaux ou  au  flanc  des  collines.  Ces  galeries,  véritables  tunnels, 
dépassent  souvent  1  kilomètre  en  longueur.  L'exécution  en  dure 
plusieurs  années  et  coûte,  si  la  roche  est  rebelle,  un  prix  excessif, 
au-delà  de  1,000  francs  le  mètre  d'avancement.  Le  gîte  une  fois 
reconnu,  il  faut  l'abattre.  On  l'éventre  par  une  galerie  beaucoup 
plus  courte.  De  l'extrémité  intérieure  de  celle-ci  s'en  détachent 
deux  autres  à  angle  droit,  de  manière  à  donner  à  tout  l'ouvrage  la 
forme  d'un  T.  On  dispose  méthodiquement  dans  l'excavation  plu- 


LES    MINES    d'or    ET    d'aRGENT    AUX    ÉTATS-UNIS.  293 

sieurs  centaines  de  barils  de  poudre  ou  de  dynamite,  contenant 
chacun  25  livres  ou  environ  12  kilogrammes;  on  les  réunit  l'un  à 
l'autre  par  un  fil  métallique,  puis  on  mure  solidement  l'entrée  du 
tunnel,  et  l'on  met  le  feu  du  dehors  au  moyen  de  l'étincelle  élec- 
trique. Un  ébranlement  énorme  se  produit,  comme  une  commotion 
volcanique,  un  véritable  tremblement  de  terre;  toute  la  masse  de 
conglomérat  se  soulève,  et  un  espace  de  50,000  mètres  cubes  est 
fissuré,  désagrégé,  prêt  à  être  attaqué  par  le  jet  hydraulique. 

Cependant  les  hommes  s'approchent,  manœuvrant  l'eau  compri- 
mée au  moyen  d'ajutages  perfectionnés  en  fer  et  en  acier,  dits 
monilors,  qui  permettent  de  diriger  le  jet  à  droite  ou  à  gauche,  en 
haut  ou  en  bas,  sans  la  moindre  difficulté.  Naguère  c'était  par  une 
manche  imperméable  en  toile  qu'arrivait  l'eau;  aujourd'hui  c'est 
par  des  tuyaux  de  fer  portés  sur  des  chevalets  ;  une  pression  de 
2  atmosphères  ou  20  mètres  en  hauteur  et  un  volume  quotidien 
de  50  pouces  d'eau  (1),  mesure  à  l'usage  des  mines,  étaient  jugés 
suffisans;  aujourd'hui  on  emploie  au  moins  1,000  ou  2,000  pouces, 
et  la  pression  est  de  8  à  10  atmosphères.  Le  mot  de  monitor  est 
bien  appliqué,  c'est  un  vrai  canon  que  le  tube  que  l'on  manœuvre. 
La  lame  liquide  en  sort  raide  et  transparente,  ferme  comme  une 
barre  de  cristal,  point  contractée,  point  divisée,  et  frappe  les  bancs 
de  gravier  comme  ces  béliers  de  guerre  qui  jadis  battaient  les  rem- 
parts des  places  fortes.  Elle  a  l'impétuosité  du  boulet  et  frappe, 
frappe  sans  trêve.  La  roche  ne  tarde  pas  à  céder  :  une  espèce  d'arche 
s'ouvre  d'abord,  dont  on  abat  les  piliers;  c'est  alors  comme  une 
vaste  caverne,  dont  le  toit  porte  à  faux  et  s'écroule.  Il  faut  beau- 
coup d'attention  et  de  coup  d'œil  dans  la  conduite  de  ce  travail  dé- 
licat, et  prendre  garde  d'être  atteint  par  les  éboulemens.  S'il  est 
permis  de  comparer  les  petites  choses  aux  grandes,  nous  dirons  que 
les  arroseurs  publics,  qui  promènent  l'eau  en  pluie  sur  les  chaus- 
sées et  sur  les  gazonnemens  des  squares  de  Paris,  manœuvrent  un 
appareil  analogue  à  celui  des  mineurs  hydrauliques  californiens. 

Démolis,  pulvérisés  sous  le  choc  indomptable  qui  les  mine,  les 
bancs  de  gravier  sont  entraînés  avec  l'eau.  Le  seuil  du  canal  de 
lavage,  qui  s'ouvre  devant  le  front  d'attaque,  est  formé  de  pavés  en 
pierre  ou  en  bois.  La  pierre  est  du  galet,  les  dés  en  bois  sont  dis- 
posés de  façon  que  les  fibres  soient  en  travers  du  courant.  Dés  et 
galets  retiennent  l'or  dans  leurs  interstices.  Il  y  a  aussi  des  godets 
de  mercure  interposés  sur  le  parcours  des  graviers.  Presque  par- 
tout le  travail  n'a  lieu  que  pendant  la  saison  des  pluies,  à  cause  du 
Yolume  d'eau  si  abondant  dont  on  a  besoin,  et  parce  qu'il  ne  pleut 

(1)  3,800,000  litres. 


294  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

jamais  en  Californie  de  juin  à  octobre  clans  la  région  où  sont  les 
jjlacers.  Les  canaux  de  lavage  ne  sont  vidés  qu'à  des  intervalles 
éloignés,  et  l'on  comprend  avec  quelle  émotion  :  toute  la  récolte 
d'or  est  là.  Il  en  est  que  l'on  n'arrête  que  deux  fois  dans  une  cam- 
pagne, d'autres  seulement  à  la  fm.  La  longueur  peut  aller  jusqu'à 

2  kilomètres  entre  le  banc  exploité  et  le  ruisseau  où  se  déversent 
les  terres  lavées.  Sur  cette  longueur,  on  ménage  des  chutes,  de 
sorte  que  la  ligne  d'écoulement  n'est  pas  continue;  elle  a  aussi  une 
pente  variable.  Il  n'est  pas  rare  que  le  poids  de  mercure  jeté  dans 
le  canal  soit  de  2,000  kilogrammes;  au  prix  de  16  francs  le  kilo- 
gramme que  le  métal  a  coûté  un  moment  en  187/i,  cela  faisait  pour 
ce  chapitre  seul  une  dépense  de  32,000  francs.  —  La  quantité 
moyenne  d'or  recueilli  est  variable  suivant  les  gîtes,  et  descend 
jusqu'à  1  franc  et  même  50  centimes  par  mètre  cube  de  gravier 
abattu  et  lavé.  Ces  titres  sont  des  minimums  qui  ne  peuvent  être 
utilement  atteints  que  grâce  aux  moyens  à  la  fois  si  perfectionnés 
et  puissans  et  en  même  temps  si  économiques  dont  on  use.  Naguère, 
avec  le  système  hydraulique  primitif,  on  se  tenait  pour  satisfait  de 
laver  avec  avantage  des  graviers  qui  ne  donnaient  pas  plus  de  2  à 

3  francs  d'or  par  mètre  cube.  Il  en  aurait  coûté  beaucoup  pluSj 
seulement  pour  abattre  un  mètre  cube  de  graviers  solides,  si  l'on 
n'avait  pas  eu  l'eau  à  sa  disposition,  l'eau  si  ingénieusement  adop- 
tée ici  comme  moyen  mécanique,  tant  pour  l'abatage  que  pour  le 
lavage  et  l'entraînement  des  sables  et  des  galets.  Depuis,  les  per- 
fectionnemens  apportés  à  la  méthode  hydraulique  ont  été  tels,  que 
des  terres  six  fois  plus  pauvres  peuvent  maintenant  être  lavées 
avec  profit. 

Citons  quelques  exemples.  La  Compagnie  américaine  à  Sébasto- 
pol,  comté  de  Nevada,  avait  lavé,  à  la  fm  de  1871,  environ  6  mil- 
lions de  mètres  cubes  de  graviers,  dont  elle  avait  retiré  9  millions 
de  francs  en  or,  ce  qui  mettait  le  rendement  moyen  à  1  fr.  50  par 
mètre  cube.  Le  banc  de  gravier  qu'elle  exploitait  avait  une  hauteur 
moyenne  de  50  mètres  et  reposait  sur  un  lit  de  granit.  De  1871  à 
1873,  le  rendement  en  or  avait  été  le  même.  Quelques  compagnies 
voisines,  plus  favorisées,  tiraient  jusqu'à  3  dollars  ou  15  francs 
par  mètre  cube.  D'autres,  dont  les  graviers  étaient  trop  durs  et 
refusaient  de  se  désagréger  sous  la  pression  hydraulique,  étaient 
obligées  de  les  abattre  à  la  poudre  et  de  les  broyer  sous  des  pilons 
mécaniques.  Ces  graviers  avaient  rendu  jusqu'à  30  francs  par  tonne. 
Avec  le  travail  à  la  poudre  et  le  broyage,  il  faut  naturellement  que 
les  graviers  soient  beaucoup  plus  riches,  sinon  les  frais  d'exploita-' 
tion  dépasseraient  le  rendement  en  or. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  que  tout  cet  or  soit  à  l'état  microsco- 


LES   MINES    d'or   ET    d'aRGEJ«T    AUX   ÉTATS-UNIS.  295 

pique,  engagé  en  poussière  imperceptible  dans  le  ciment  des  gra- 
viers. On  trouve  aussi  des  pépites,  souvent  volumineuses,  et  des 
feuilles,  des  nids  d'or  semi-cristallin,  contenus  dans  les  fissures  et 
les  cavités  de  noyaux  de  quartz.  Quand  on  lave  à  la  sébile  le  ciment 
des  graviers,  on  y  rencontre,  comme  dans  les  sables  des  placers 
superficiels,  mais  en  moins  grande  quantité,  du  fer  oxydulé  magné- 
tique noir,  qu'une  baire  d'aimant  sépare  des  autres  corps  rassemblés 
avec  lui,  des  grains  de  platine,  reconnaissables  à  leur  couleur  gri- 
sâtre et  à  leur  grande  densité,  des  rubis  d'un  beau  rouge,  mais 
trop  petits  pour  avoir  de  la  valeur,  quelques  saphirs  bleus  translu- 
cides, des  grenats,  des  zircons,  également  sans  nul  prix,  des  débris 
de  cristal  de  roche,  quelques-uns  disent  aussi  du  diamant;  il  a  été 
reconnu  qu'il  n'avait  pas  plus  de  valeur  que  les  gemmes  précé- 
dentes. En  somme,  l'or  seul  forme  la  véritable  récolte  de  ces 
grandes  exploitations. 

De  toutes  les  compagnies  du  comté  de  Nevada,  la  plus  puissante 
est  celle  de  North-Bloomfield,  dont  nous  avons  suivi  en  1868  les 
travaux  à  leurs  débuts.  Elle  possède  en  propre  une  étendue  de 
635  hectares  de  gravier  aurifère.  Dans  une  étroite  vallée,  elle  a  con- 
struit une  grande  digue  qui  barre  un  immense  réservoir  pouvant 
contenir  2J  mètres  de  hauteur  d'eau,  lesquels  seront  portés  à  30. 
A  la  première  de  ces  profondeurs,  le  volume  d'eau  emmagasiné  est 
de  15  milliards  de  litres  ou  15  millions  de  mètres  cubes.  Le  canal 
qui  va  de  la  digue  aux  bancs  de  gravier  a  72  kilomètres  de  long,  et 
n'a  pas  coûté  moins  de  2,500,000  francs.  Il  est  attaché  aux  flancs 
des  collines  rocheuses  qui  enserrent  le  lit  de  la  Yuba  du  Sud  ou 
Soulh-Yuba,  et  le  voyageur  qui  parcourt  cette  vallée  sauvage  ad- 
mire d'en  bas  cette  audacieuse  construction.  Le  canal  débouche  à 
300  mètres  au-dessus  des  mines,  et  là  se  trouve  un  second  réser- 
voir. Un  nouveau  canal  de  32  kilomètres  de  long  était  en  construc- 
tion en  1873,  pour  rejoindre  le  précédent  vers  le  milieu  du  parcours 
de  celui-ci.  Si  cet  ouvrage  est  maintenant  terminé,  la  compagnie 
de  North-Bloomfield  pourra  travailler  toute  l'année  et  dépenser 
par  jour,  sur  tous  ses  points  d'attaque  à  la  fois,  environ  380  mil- 
lions de  litres,  correspondant  au  volume  de  5,000  pouces  d'eau  de 
mineur.  L'ensemble  de  la  dépense  totale,  pour  tous  ces  gigantesques 
travaux,  atteint  5  millions  de  francs,  dont  3  millions  1/2  pour  les 
lOZi  kilomètres  de  canaux,  et  1  million  1/2  pour  les  digues  et  les  ré- 
servoirs. La  compagnie  possède  en  outre  une  part  sur  des  dépôts 
de  graviers  voisins,  et  là  elle  a  encore  construit  environ  50  kilo- 
mètres de  canaux,  et  dépensé  1  million  i/h.  A  elle  seule,  elle  est 
ainsi  propriétaire  d'une  ligne  d'eau  canalisée  de  plus  de  150  kilo- 
mètres, s'étendant  du  sommet  des  montagnes,  des  flancs  neigeux 


296  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  sierra  au  pied  des  vallées  adjacentes.  Tout  cela  aura  été  con- 
struit sans  le  secours  de  l'état,  sans  aucune  subvention  ou  garantie 
ni  des  comtés,  ni  des  communes,  et  par  la  seule  initiative  des  indi- 
vidus. Le  fameux  canal  de  la  Durance,  qui  porte  à  Marseille  les 
eaux  boueuses  de  cette  rivière,  qu'on  n'a  pas  encore  pu  filtrer,  n'y 
verse,  au  débit  maximum  de  9  mètres  cubes  par  seconde,  qu'un  vo- 
lume double  de  celui  que  le  canal  de  North-Bloomfield  amène  sur 
ses  graviers  aurifères.  Il  a  une  longueur  moindre  que  celui-ci;  il  de- 
vait d'abord  coûter  10  millions  de  francs,  il  en  a  coûté  40  ;  on  a  mis 
plus  de  dix  ans  à  en  discuter  les  projets,  dix  ans  à  le  construire,  et 
l'état,  le  département  et  la  commune  sont  tour  à  tour  intervenus. 

Les  635  hectares  de  gravier  de  la  compagnie  de  North-Bloom- 
field  s'étendent  sur  une  longueur  de  Ii  kilomètres  de  rivière  dessé- 
chée, main  gravel  channel,  et  sur  une  hauteur  qui  varie  de  75  à 
180  mètres.  Des  puits  traversant  toute  la  série  des  bancs,  de  longs 
tunnels  d'essai  ont  été  foncés  dans  ce  dépôt  diluvien.  Ces  derniers 
ont  démontré  que  la  largeur  moyenne  en  était  de  800  mètres  :  il  y 
a  là  300  millions  de  mètres  cubes  à  laver,  contenant  en  or  dans 
l'ensemble  des  centaines  de  millions  de  francs.  Le  gîte  est  divisé 
en  deux  bancs  principaux  :  le  gravier  blanc  ou  supérieur,  le  bleu 
ou  inférieur;  celui-ci  a  une  hauteur  de  hO  mètres,  l'autre  varie  de 
15  à  105,  suivant  les  inégalités  de  la  surface;  c'est  le  plus  pauvre, 
il  ne  renferme  quelquefois  que  25  centimes  d'or  par  mètre  cube 
lavé;  le  bleu  donne  jusqu'à  12  francs.  La  compagnie  vient  de  fon- 
cer dans  le  gravier  bleu  un  tunnel  de  2  kilomètres  1/2,  attaqué  par 
huit  puits  à  la  fois;  c'est  le  tunnel  de  mine  le  plus  long  de  toute 
la  Californie  :  il  a  coûté  2  millions  1/2  ou  1,000  francs  par  mètre 
courant.  On  y  a  employé  les  forets  armés  de  pointes  en  diamant, 
ce  qui  a  permis  d'achever  entièrement  cet  ouvrage  en  deux  ans,  du 
mois  d'avril  1872  au  printemps  de  187/i,  époque  où  il  a  dû  être 
entièrement  terminé.  On  calcule  que  ce  tunnel  assure  l'exploitation 
du  gravier  pour  une  quarantaine  d'années.  En  1873,  on  employait 
sur  le  gravier  blanc  des  lances  de  20  centimètres  de  diamètre  avec 
une  pression  de  150  mètres  d'eau  ou  15  atmosphères.  Il  fallait, 
pour  alimenter  toutes  les  lances,  2,000  pouces  ou  environ  150  mil- 
lions de  litres  d'eau  par  jour  (1).  L'habile  ingénieur  de  cette  com- 
pagnie, qui  en  est  en  même  temps  le  directeur,  mérite  qu'on  men- 
tionne son  nom,  c'est  M.  Hamilton  Smith. 

Telle  est  la  phase  nouvelle  de  l'exploitation  des  placers  califor- 

(1)  Les  derniers  rapports  du  commissaire  des  mines  aux  États-Unis  donnent  sur 
l'application  du  système  hydraulique  californien  les  plus  minutieux  renseignemens. 
Voyez  notamment  Slatistics  of  mines  and  mining  in  the  States  and  territories  west 
of  Rocky  mountains,  hy  R.  W.  Raymond,  Washington  1874. 


LES    MINES    d'or    ET    d' ARGENT    AUX    ETATS-UNIS.  297 

niens.  Quel  pas  franchi  depuis  les  premiers  tâtonnemens ,  alors 
que  le  mineur  lavait  si  péniblement  les  terres  à  la  sébile,  au  ber- 
ceau, quel  progrès  réalisé  depuis  le  temps  où  fonctionna  le  pre- 
mier système  hydraulique  !  Nous  sommes  en  présence  non-seule- 
ment d'une  méthode  scientifique  aussi  ingénieuse  qu'elle  est  puis- 
sante et  hardie,  mais  encore  d'autres  gisemens  qui  ne  seraient 
pas  exploitables  sans  la  découverte  de  cette  méthode  et  les  perfec- 
tionnemens  successifs  qu'elle  a  reçus.  Le  professeur  Silliman  de 
New-Haven  a  calculé  que,  la  journée  du  mineur  californien  étant 
comptée  à  3  dollars,  le  lavage  de  1  mètre  cube  de  terre  coûte  à  la 
sébile  15  dollars,  au  rocker  3  dollars,  au  long-tom  75  cents,  et 
seulement  10  cents  par  le  procédé  hydraulique  (1).  Ces  chiffres 
donnent  les  limites  inférieures  des  quantités  d'or  que  les  terres  doi- 
vent contenir  pour  être  utilement  lavées  par  telle  ou  telle  mé- 
thode, et  en  même  temps  le  volume  de  ces  terres  qu'un  homme 
peut  laver  dans  sa  journée  par  chaque  méthode  :  c'est  le  cinquième 
de  1  mètre  cube  à  la  sébile  et  30  mètres  cubes  par  le  procédé  hy- 
draulique. On  peut  donc  dire  que  ce  dernier  augmente  dans  le 
rapport  de  1  à  150  les  résultats  du  plat  californien,  et  permet  par 
conséquent  de  laver  des  terres  cent  cinquante  fois  plus  pauvres. 

Les  volumineux  débris  de  ces  nouvelles  exploitations  ont  été 
souvent  une  cause  d'embarras  à  la  surface  du  sol  et  même  dans 
le  lit  des  rivières,  qu'ils  troublent  et  qu'ils  barrent.  On  comprend 
quel  désordre  doivent  jeter  dans  le  système  hydraulique  naturel 
d'une  contrée  ces  immenses  amas  de  cailloux,  portés  tout  à  coup 
par  la  vidange  des  canaux  de  lavage  dans  les  lits  réguliers  des 
cours  d'eau.  Des  bancs  de  sable  exhaussant  le  fond,  des  barres 
transversales  changeant  la  direction  du  courant ,  se  sont  formés 
dans  le  Sacramento  lui-même.  Ce  fleuve  et  ses  affluens  ne  roulent 
plus  que  des  eaux  troubles,  tenant  en  suspension  des  argiles  et 
des  sables  rougeâtres.  En  1859,  descendant  par  eau  de  Marysville 
à  la  ville  de  Sacramento,  je  pouvais  déjà  noter  les  premières  appa- 
rences du  mal.  Si  le  lavage  d'une  partie  des  placers  superficiels  et 
des  minerais  de  quartz  en  était  la  cause,  combien  cette  cause 
n'a-t-elle  pas  grandi  devant  l'impulsion  donnée  au  travail  des  pla- 
cers souterrains!  L'hydrographie  elle-même  de  la  baie  de  San- 
Francisco  est  aujourd'hui  affectée  par  les  décharges  provenant  de 
ces  formidables  exploitations.  Comment  en  serait-il  autrement?  La 
longueur  de  tous  les  canaux  des  mines  atteint  maintenant  10,000  ki- 
lomètres, de  quoi  faire  une  ceinture  au  quart  de  la  circonférence  du 
globe. 

(1)  Le  cent  est  le  centième  du  dollar,  et  le  dollar  vaut  ua  peu  plus  de  5  francs. 


298  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

A  la  surface,  les  tas  de  déblais  amoncelés  donnent  l'idée  d'un 
déluge  récent.  C'est  un  désordre,  une  ruine  sans  nom.  Nous  ne 
savons  pas  de  spectacle  plus  triste,  quand  les  mineurs  ne  sont  plus 
là  et  qu'un  morne  silence  a  succédé  à  la  bruyante  activité  à\i pla- 
cer. On  a  refait  le  travail  de  la  nature,  mais  plus  brusquement, 
plus  brutalement;  on  n'a  rien  laissé  en  place,  et  l'on  n'a  pas  pris 
le  soin,  comme  elle,  d'empiler  régulièrement  les  matériaux.  Heu- 
reusement que  l'agriculture  occupe  d'ordinaire  des  comtés  dilïérens 
de  ceux  où  sont  les  graviers  aurifères,  ou  au  moins  d'autres  sites, 
et  que  le  danger  de  ces  exploitations  n'est  qu'apparent  pour  elle  ou 
restreint  à  quelques  cas  particuliers.  S'il  devait  un  jour  devenir 
plus  grave,  on  peut  se  fier  au  bon  sens  public  et  à  la  pratique 
éclairée  des  législateurs  pour  parer  à  cette  difficulté. 

C'est  principalement  dans  le  bassin  du  Sacramento,  dans  les 
comtés  de  Nevada,  Sierra,  Placer,  Butte,  Eldorado,  Amador,  Tuo- 
lumne,  Calaveras,  que  l'on  peut  étudier  les  bancs  de  graviers.  La 
plupart  des  géologues  voient  dans  ces  dépôts,  qui  occupent  souvent 
des  étendues  et  des  hauteurs  considérables,  des  dépôts  glaciaires, 
d'autres  des  formations  purement  diluviennes,  c'est-à-dire  des  lits 
desséchés  de  torrens,  de  cours  d'eau  disparus.  11  est  certain  que 
l'on  est  devant  un  dépôt  régulièrement  orienté;  le  mouvement  des 
blocs  quartzeux,  des  galets,  des  cailloux  roulés,  des  sables,  a  suivi 
une  pente  et  une  direction  données.  La  direction  générale  est 
presque  toujours  perpendiculaire  à  celle  des  cours  d'eau  actuels  de 
la  contrée.  On  a  quelque  peine  à  admettre  que  des  glaciers,  à  une 
époque  où  il  faut  supposer  que  les  froids  polaires  auraient  régné 
dans  ces  parages,  aient  charrié  si  bien  toutes  ces  masses,  puis  les 
aient  si  régulièrement  laissé  tomber  sur  place,  quand  ils  auraient 
fondu  par  suite  d'un  changement  de  climat,  d'une  élévation  de  la 
température.  Que  de  données  hypothétiques  introduites  dans  l'ex- 
plication du  phénomène!  Les  cailloux  sont  ronds  et  bien  roulés, 
bien  polis,  au  moins  dans  tous  les  endroits  où  il  nous  a  été  donné 
d'étudier  ces  formations.  Nulle  part  nous  n'avons  remarqué,  sur  les 
roches  quartzeuses  même  les  plus  considérables,  ni  ces  angles 
aigus  indiquant  que  le  bloc,  empâté  par  les  glaces,  n'a  pas  souffert 
dans  son  parcours,  ni  ces  stries  caractéristiques  qui  témoignent  que 
la  roche  voiturée  a  frotté  sur  la  roche  sous-jacente.  Le  soulèvement 
de  la  Sierra-Nevada,  s'il  a  été  brusque,  a  dû  donner  naissance  à  des 
torrens  qui,  déchaînés  tout  à  coup,  ont  labouré  les  flancs  de  cette 
chaîne  en  descendant  dans  les  vallées ,  et ,  passant  sur  la  tête  des 
filons,  ont  entraîné  les  galets  aurifères  avec  eux.  Que  si  l'on  veut  à 
toute  force  faire  intervenir  les  glaciers,  qu'il  est  de  mode  maintenant 
d'invoquer  partout  dans  l'explication  des  derniers  phénomènes  ter- 


LES    MINES    DOR   ET   D  ARGENT    AUX   ÉTATS-UNIS.  299 

restres,  ne  serait-il  pas  mieux  de  supposer  que  ces  glaciers, ou  même 
de  simples  bancs  de  neige,  se  seraient  naturellement  fondus  par  une 
faible  élévation  de  la  température  sur  les  flancs  de  la  sierra,  et, 
transformés  en  torrens,  auraient  entraîné  dans  les  vallées  des  amas 
de  roches,  de  cailloux  roulés,  qu'ils  auraient  déposés  en  chemin? 
N'avons-nous  pas,  à  propos  des  récentes  inondations  du  midi  de  la 
France  dans  le  bassin  pyrénéen,  un  exemple  frappant  que  les  choses 
se  passent  souvent  ainsi? 

A  quelle  époque  a  eu  lieu/  le  grand  phénomène  que  nous  étu- 
dions? Tous  les  savans  sont  d'accord  pour  le  placer  au  commencement 
de  la  période  quaternaire,  celle  où  devaient  apparaître  l'homme, 
les  animaux  et  les  végétaux  contemporains,  dont  quelques-uns 
avaient  eu  déjà  des  précurseurs  vers  la  fin  de  la  période  tertiaire. 
Kous  avons  un  chronomètre  certain  pour  marquer  Theure  du  phé- 
nomène. Les  allu\ions  anciennes  de  Californie  sont  recouvertes  en 
quelques  points,  notamment  dans  les  comtés  de  Tuolumne,  de  Ga- 
laveras,  par  des  tables  basaltiques.  Or  ces  basaltes  ont  apparu  lors 
de  la  grande  éruption  volcanique  qui  a  marqué  tout  le  long  du  Pa- 
cifique la  fin  de  la  période  tertiaire  et  l'aurore  de  la  période  sui- 
vante. Ce  soulèvement  a  donné  aux  côtes  leur  relief  actuel,  et  ja- 
lonné, du  détroit  de  Behring  au  détroit  de  Magellan,  la  grande 
chaîne  des  Andes,  peut-être  la  plus  haute  et  dans  tous  les  cas  la 
plus  longue  du  globe  et  la  dernière  formée.  Dans  la  région  du  Pa- 
cifique où  nous  sommes,  la  coulée  basaltique  a  pris  des  dimensions 
stupéfiantes.  Elle  couvre  la  moitié  du  territoire  de  Washington  et 
d'Idaho,  empâte  l'état  d'Orégon,  s'épanche  en  Californie  et  en  Ne- 
vada, et  sur  tous  ces  points  réunis  couvre  une  superficie  égale  à 
celle  de  la  France.  Nos  volcans  éteints  de  l'Auvergne  et  du  Vivarais 
feraient  piètre  figure  à  côté  de  cette  gigantesque  éruption.  En  Cali- 
fornie, le  feu  central  est  resté  en  communication  avec  le  sol  :  on 
rencontre  en  divers  comtés  des  geysers  ou  jets  de  vapeur,  des  sol- 
fatares, des  dégagemens  de  gaz,  des  volcans  à  peine  éteints;  les 
tremblemens  de  terre  sont  fréquens,  parfois  terribles.  Dans  le  Ne- 
vada, des  sources  bouillantes,  siliceuses  et  alcalines  se  dégagent 
aussi  des  flancs  de  la  sierra;  quelques  géologues  de  l'école  neptu- 
nienne  pure  croient  trouver  dans  ces  sources  la  clé  du  mode""  de 
formation  des  filons  quartzeux. 

Nous  voudrions  donner  une  idée  nette  de  l'aspect  des  alluvions 
anciennes  de  Californie.  Le  meilleur  exemple  que  nous  puissions 
offrir  d'un  dépôt  analogue,  si  ce  n'est  que  celui-ci  est  moins  con- 
sistant et  n'est  pas  aurifère,  est  l'ancien  lit  de  la  Seine  autour  de 
Paris.  La  Seine  a  occupé  là  un  espace  dix  fois  plus  considérable 
que  celui  qu'elle  baigne  aujourd'hui.  Des  hauteurs  de  Montmartre 


300  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

à  celles  de  Montrouge,  il  y  avait  comme  une  immense  cuvette  où 
les  eaux  ont  passé  rapides,  torrentielles,  charriant  peut-être  sur 
des  glaces  flottantes  des  blocs  de  porphyre  et  de  granit  partis  du 
sommet  des  montagnes  bourguignonnes.  Si  l'on  en  pouvait  douter, 
on  n'aurait  qu'à  parcourir  les  carrières  de  sable  et  de  galets  aux 
environs  de  Bercy,  du  Ghamp-de-Mars  et  dans  la  plaine  d'Argen- 
teuil.  A  l'époque  de  la  grande  exposition  de  1867,  quand  le  Ghamp- 
de-Mars  fut  nivelé,  on  y  retrouva,  entre  autres  débris  curieux 
arrachés  aux  formations  géologiques  que  l'ancienne  Seine  avait  la- 
bourées, des  blocs  granitiques  venus  du  Morvan.  Deux  de  ces  blocs, 
les  plus  volumineux,  ont  été  déposés  au  Muséum  comme  de  vérita- 
bles et  authentiques  témoins  des  premières  inondations  du  fleuve. 
Sur  d'autres  points,  des  mâchoires  et  autres  ossemens  de  masto- 
donte, de  cerf  géant,  de  bœuf  primitif,  d'ours  des  cavernes,  de 
rhinocéros  à  narines  cloisonnées,  des  défenses  d'éléphans  velus  ou 
mammouths,  ont  été  découverts.  Tous  ces  animaux  sont  aujour- 
d'hui éteints  ou  émigrés  vers  d'autres  régions,  comme  le  bœuf  pri- 
mitif et  le  cerf  géant.  On  a  même  trouvé  en  quelques  endroits  des 
crânes  et  des  ossemens  humains  fossiles,  et  avec  eux  ces  armes,  ces 
outils  de  silex,  que  l'on  rencontre  en  tant  d'autres  Heux,  restes  de 
la  primitive  industrie  de  l'humanité  à  son  aurore,  qui  racontent  les 
commencemens  de  l'histoire  du  travail,  mais  aussi  celle  de  la  guerre. 
Tout  cela  réapparaît  dans  les  dépôts  de  gravier  californien,  même 
l'homme  fossile,  moins  authentique  toutefois  que  celui  du  bassin 
parisien;  tout  cela  avec  l'or  en  plus  et  une  coloration  un  peu  diffé- 
rente des  galets,  qui  sont  généralement  blancs,  laiteux,  tandis  qu'ils 
ont  dans  l'ancien  lit  de  la  Seine  une  apparence  ambrée,  jaunâtre. 
Des  troncs  de  bois  pétrifiés,  carbonisés,  des  filets  cristallins ,  mé- 
taUiques,  de  pyrite  jaune  de  fer,  se  retrouvent  dans  l'une  et  l'autre 
formation,  et  clans  celle  de  la  Galifornie  on  rencontre  des  débris  de 
schiste  ardoisé,  de  serpentine  et  de  porphyre  vert,  comme  dans 
celle  de  Paris  des  blocs  de  craie,  de  calcaire  et  de  granit.  Gertains 
poudingues  aux  galets  de  silex,  cimentés  par  une  argile  ou  un  sable 
ferrugineux,  donnent  aussi  une  idée  assez  nette  des  amas  de  gra- 
vier californien.  Il  nous  souvient  d'en  avoir  vu  dans  le  midi  de  la 
France,  aux  confins  du  département  du  Gard  et  de  l'Ardèche,  qui 
étaient  aussi  aurifères.  Le  Gardon  et  ses  affluens,  le  Rhône  lui- 
même,  ont  roulé,  roulent  encore  de  l'or,  et  deux  ou  trois  orpail- 
leurs y  pratiquent  toujours  le  lavage  des  sables,  surtout  après  les 
grandes  pluies.  Gette  industrie  fut  jadis  très  prospère.  On  rencontre 
à  la  surface  du  sol  des  tas  amoncelés  de  galets  quartzeux  blancs, 
dont  aucune  tradition  n'indique  clairement  la  provenance,  et  que 
le  paysan  attribue  aux  Anglais.  Geux-ci  n'ayant  pas  occupé  cette 


LES   MINES   d'or   ET   d'aRGENT   AUX   ÉTATS-UNIS.  301 

partie  du  sol  de  la  France  pendant  la  guerre  de  cent  ans,  il  est 
probable  que  ces  débris  remontent  beaucoup  plus  loin,  à  l'époque 
romaine  ou  gauloise,  et  sont  peut-être  les  traces  toujours  vivantes 
d'une  méthode  hydraulique  rudimentaire  mise  en  œuvre  par  nos 
premiers  aïeux. 

Pendant  que  les  Californiens  appliquent  à  leurs  nouveaux  pla~ 
cers  les  procédés  d'attaque  qui  ont  été  décrits,  ils  ne  restent  pas 
inactifs  sur  leurs  mines  de  quartz,  et  c'est  ainsi  qu'ils  ont  créé  in- 
sensiblement la  véritable  métallurgie  de  l'or,  qui  avant  eux  n'exis- 
tait pas.  Sur  ces  mines  sans  cesse  fouillées,  non-seulement  on  ex- 
trait toujours  le  quartz  aurifère  des  profondeurs  du  sol,  mais  on 
reprend  aussi  les  résidus  des  premières  exploitations,  qui  furent  si 
hâtives,  conduites  avec  de  grossiers  appareils,  et  l'on  cherche  à  re- 
trouver économiquement  une  partie  de  l'or  qui  est  demeuré  dans 
ces  résidus.  Pour  cela,  on  a  de  plus  en  plus  perfectionné  les  mé- 
thodes de  broyage,  de  lavage  et  d'amalgamation.  Enfin  on  a  depuis 
quelques  années  résolument  appliqué  au  traitement  des  pyrites  au- 
rifères (sulfures  de  fer,  de  plomb,  de  zinc,  de  cuivre)  que  l'on 
trouve  mêlées  à  l'or  natif  et  devant  lesquelles  le  mercure  reste 
sans  effet,  des  méthodes  chimiques,  dont  quelques-unes,  paraît-il, 
ont  réussi.  Dans  le  comté  de  Nevada,  nous  avons  vu  à  l'essai  deux 
de  ces  méthodes,  l'une  due  à  un  ingénieur  français,  professeur  à 
l'École  des  mines  de  Paris,  le  regretté  M.  Rivot,  l'autre  à  un  Alle- 
mand, Plattner.  M.  Rivot  croyait  avoir  trouvé  le  moyen  d'extraire 
tout  l'or  contenu  dans  les  sulfures  aurifères,  et  le  procédé  qu'il  em- 
ployait consistait  à  oxyder  entièrement  le  minerai,  réduit  en  poudre 
impalpable,  dans  un  four  cylindrique  tournant  en  tôle  de  fer, 
chauffé  en  dessous,  une  façon  d'énorme  rôtissoire  de  la  forme  de 
celles  à  griller  le  café.  A  l'intérieur,  on  admettait  de  l'air  et  de  la 
vapeur  d'eau  surchauffée.  Après  ce  grillage,  on  amalgamait  le  mi- 
nerai dans  des  cuves  à  la  manière  ordinaire.  Un  jeune  Parisien,  que 
j'avais  connu  en  France  quelques  années  auparavant,  expérimentait 
près  de  la  ville  de  Nevada,  capitale  du  comté,  le  procédé  de  M.  Ri- 
vot. Il  avait  quitté,  pour  la  rude  vie  des  placers^  les  salons  élégans 
dont  naguère  il  faisait  les  délices  comme  musicien.  La  métallurgie 
lui  fut  moins  souriante  que  la  musique,  et  il  a  dû  renoncer  à  l'ap- 
plication économique  du  procédé  de  l'ingénieur  français.  Ce  procédé 
avait  été  déjà  et  non  moins  vainement  essayé  par  d'autres  de  nos 
compatriotes  sur  les  mines  d'argent  du  Mexique  et  de  l'état  de  Ne- 
vada. Depuis,  un  inventeur  germano-américain,  Brïickner,  a  mis  en 
usage  un  four  cylindrique  tournant  analogue  à  celui  de  M.  Rivot. 
Ce  four  fonctionne,  dit-on,  convenablement  dans  les  mines  du  Co- 
lorado et  du  Nouveau-Mexique,  où  il  a  été  introduit  en  1871. 


302  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Dans  le  four  de  Brûckner,  la  chloruration  suit  le  grillage  du  mi- 
nerai. C'est  aussi  par  la  chloruration  que  l'Allemand  Plattner  traite 
les  minerais  d'or  rebelles,  et  son  procédé,  comme  celui  de  M.  Pavot, 
était  appliqué  dans  le  comté  de  Nevada  il  y  a  quelques  années;  il 
l'est  sans  doute  encore.  Par  le  procédé  de  Plattner,  on  grille  le 
minerai  sulfuré  dans  un  four  à  réverbère  à  deux  soles  ou  aires 
planes  consécutives,  sur  lesquelles  on  étend  la  matière  à  oxyder, 
puis  on  attaque  par  le  chlore  en  dissolution  les  sulfures  entièrement 
grillés.  Le  chlore  est  produit  d'abord  à  l'état  gazeux  au  moyen  de 
l'oxyde  de  manganèse,  du  sel  marin  ou  chlorure  de  sodium  et  de 
l'acide  sulfurique.  Le  chlorure  d'or  est  mis  en  présence  d'une  so- 
lution de  sulfate  de  fer.  Cette  substance  dégage  le  précieux  métal 
de  sa  combinaison  peu  stable;  il  se  forme  du  chlorure  de  fer  au 
lieu  de  chlorure  d'or,  et  l'or,  remis  en  liberté,  tombe  à  l'état  de 
poudre  noirâtre  au  fond  des  bassines  servant  à  l'expérimentation. 
On  recueille  cette  poudre,  on  la  fond  dans  un  creuset,  on  la  coule 
dans  une  lingotière,  et  l'on  obtient  une  barre  d'or  métallique  entiè- 
rement pur.  Tel  est  le  procédé  allemand,  qui  a  été  appliqué  aussi 
sur  quelques  autres  mines,  par  exemple  celles  du  Colorado. 

Diverses  expériences,  qu'il  suffira  de  rappeler  en  passant,  ont  été 
également  tentées  depuis  quelques  années  dans  le  traitement  des 
minerais  d'or  sulfurés.  On  est  allé  jusqu'à  s'adresser  à  l'électricité 
pour  les  espèces  les  plus  réfractaires.  Le  fluide  mystérieux  favorise 
l'association  ou  la  désunion  des  corps,  et  on  lui  a  prêté  un  instant 
le  don  de  rendre  possible  l'amalgamation  de  tous  les  minerais  d'or 
ou  d'argent.  Nous  avons  assisté  à  quelques-uns  de  ces  essais, 
entièrement  abandonnés  depuis,  entre  autres  ceux  que  tentèrent 
deux  Français,  MM.  Nolf  et  Pioche,  à  San-Francisco.  Que  d'espé- 
rances ne  fondaient-ils  pas  sur  leur  réussite  !  Ils  oubliaient  que  les 
procédés  de  laboratoire,  trouvés  le  plus  souvent  par  des  théoriciens 
éloignés  des  mines,  par  des  savans  de  cabinet  qui  n'ont  jamais  vu 
les  exploitations  et  n'en  connaissent  point  les  exigences  économi- 
ques, ne  constituent  pas  des  opérations  métallurgiques  de  même 
nature  que  celles  qu'on  exécute  quotidiennement.  Ces  naïfs  cher- 
cheurs passaient  sous  silence  une  chose,  le  prix  de  revient  de  la 
matière  qu'ils  entendaient  produire,  et  c'est  à  cela  surtout  qu'il 
aurait  fallu  viser.  Nous  en  avons  entendu  un  autre,  tout  fier  de  sa 
découverte,  qui  de  Paris  comptait  en  remontrer  aux  Californiens, 
et  traiter  les  quartz  aurifères  dans  des  fours  avec  la  litbarge,  sans 
se  rendre  compte  de  la  difficulté  de  fondre  ces  grandes  masses  de 
silice,  du  coût  de  la  litharge,  dont  l'application  n'est  pas  celle-là, 
et  du  prix  élevé  des  matériaux,  de  la  main-d'œuvre  et  du  combus- 
tible en  Californie.  Plus  d'un  médecin,  parce  qu'il  était  un  peu 


LES    MINES    d'or    ET   d' ARGENT   AUX    ETATS-UNIS.  303 

chimiste,  s'est  improvisé  praticien  en  métallm-gie,  prétendant  trai- 
ter indistinctement,  par  une  méthode  inventée  dans  les  livres, 
tous  les  minerais  aurifères,  quelque  rebelles  qu'ils  fussent.  Re- 
tirer de  sables  métallifères  un  culot  d'or  de  la  valeur  d'une  pièce 
de  vingt  francs  en  faisant  pour  100  francs  de  dépenses  prélimi- 
naires est  presque  partout  possible,  même  avec  les  sables  de  Meu- 
don,  comme  le  démontra  un  jour  l'ingénieur  Sage,  le  fondateur 
de  l'École  des  mines  de  Paris.  Ce  qu'il  faut,  c'est  de  produire 
avec  5  ou  10  francs  la  valeur  d'une  pièce  d'or  de  vingt  francs, 
et  voilà  ce  que  les  vrais  Californiens  ne  perdent  jamais  de  vue. 
En  outre,  dans  le  traitement  de  ces  sortes  de  minerais,  il  y  a  une 
perte  d'or  ou  d'argent  qu'il  faut  se  résoudre  à  subir.  Cette  perte, 
qui  est  inhérente  à  toutes  les  opérations  de  ce  genre,  on  peut  la 
réduire  au  minimum  par  tous  les  perfectionnemens  possibles;  mais 
vouloir  atteindre  dans  la  pratique  le  rendement  de  la  théorie,  vou- 
loir même  le  dépasser,  comme  l'entendent  quelques-uns,  c'est  cher- 
cher la  pierre  philosophale. 

L'attention  est  particulièrement  concentrée  aujourd'hui  en  Cali- 
fornie sur  l'exploitation  des  placers  souterrains.  De  nouveaux  gise- 
mens  de  ces  graviers  aurifères  sont  chaque  jour  atteints,  et  l'on 
calcule  qu'il  y  a  là  des  milliards  d'or  à  extraire  et  une  durée  de 
plusieurs  siècles  réservée  à  ces  gigantesques  travaux.  Qu'il  faille  ou 
non  rabattre  de  ces  calculs,  oîi  les  Américains  se  grisent  volontiers, 
mais  dont  généralement  les  résultats  ont  été  jusqu'ici  en  leur  fa- 
veur, il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  les  capitalistes  étrangers  com- 
mencent de  nouveau  à  porter  leurs  regards  vers  ces  lointaines  en- 
treprises. Dernièrement  des  financiers  de  Londres  avaient  envoyé 
des  ingénieurs  étudier  les  graviers  de  North-Bloomfîeld  et  une  série 
d'autres  gîtes  non  moins  importans.  L'or  ne  se  remue  plus  à  la 
pelle  comme  aux  jours  fortunés  de  l'Eldorado.  Les  grosses  pépites 
sont  devenues  de  plus  en  plus  rares,  et  l'on  ne  gagne  plus,  à 
laver  isolément  les  sables,  des  milliers  de  francs  dans  sa  jour- 
née. Si  l'on  se  lève  pauvre  le  matin,  il  est  rare  qu'on  s'endorme 
riche  le  même  soir.  Il  faut  aujourd'hui  extraire  péniblement  le 
métal  précieux  à  coups  de  millions  et  non  plus  à  l'aveuglée,  mais 
en  s'inspirant  des  données  les  plus  certaines  de  la  science.  La 
possession  de  gros  sacs  d'écus,  la  connaissance  des  lois  de  la 
géologie,  de  l'hydraulique,  voilà  ce  qu'il  faut  maintenant  pour 
commencer  ces  sortes  d'entreprises.  Il  est  indispensable  que  des 
associations  financières  puissantes  en  prennent  la  direction.  Au  mi- 
lieu de  tout  cela,  la  production  totale  de  l'or  va  baissant,  non  pas 
que  les  compagnies  exploitantes  ne  réalisent  point  de  bénéfices, 
bien  au  contraire  :  proportionnellement  au  nombre  des  mineurs  oc- 


304  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cupés,  le  rendement  moyen  en  or  est  même  plus  grand  qu'il  n'a  ja- 
mais été  ;  mais  la  production  va  se  réglant,  et  les  accumulations 
superficielles  des  placers  ou  des  gîtes  quartzeux  ont  été  partout 
enlevées.  Gomme  une  sorte  d'harmonie  règne  dans  les  choses  de 
ce  monde,  le  stock  métallifère  du  globe  arrive  de  plus  en  plus  â  sa 
composition  normale;  en  même  temps  qu'on  trouve  moins  d'or,  on 
produit  beaucoup  plus  d'argent. 

En  1874,  la  Californie  n'extrayait  plus  que  88  millions  de  francs 
en  or,  le  quart  de  ce  qu'elle  avait  extrait  vingt  ans  auparavant,  et 
tous  les  autres  états  ou  territoires  aurifères  ne  donnaient  ensemble 
que  Zi2  millions;  mais  la  production  de  l'argent,  de  plus  en  plus 
croissante,  arrivait  à  235  millions.  La  portion  des  Etats-Unis  com- 
prise entre  les  Montagnes-Rocheuses  et  le  Pacifique  atteignait  ainsi, 
dans  l'extraction  des  métaux  précieux,  le  chilTre  de  365  millions 
de  francs,  qui  n'avait  pas  encore  été  constaté  et  qui  sera  certaine- 
ment dépassé  en  1875,  oii  l'on  compte  produire  400  millions.  La 
première  en  date  de  ces  régions  minières  si  étonnamment  fécondes, 
la  Californie,  est  depuis  longtemps  définitivement  organisée.  C'est 
désormais  un  pays  tranquille  et  prospère,  où  les  mines,  l'agriculture 
et  l'industrie  manufacturière  se  donnent  heureusement  la  main.  Au- 
jourd'hui, la  population  de  cet  état  atteint  750,000  âmes  et  la  ville 
de  San-Francisco,  justement  appelée  la  reine  du  Pacifique,  compte 
250,000  habitans.  Dans  cette  région  privilégiée,  sous  ce  bienfai- 
sant climat,  qui  est  véritablement  celui  d'un  paradis  terrestre,  tous 
les  arbres  fruitiers,  tous  les  légumes  d'Europe,  en  même  temps  que 
les  plantes  des  pays  chauds,  sont  utilement  cultivés,  et  la  terre,  à 
peu  près  vierge  et  plus  fertile  qu'ailleurs,  donne  des  produits  in- 
comparables; on  connaît  partout  le  volume,  la  saveur  des  fruits, 
desjégumes  de  Californie.  Les  céréales,  la  vigne,  fournissent  des 
récoltes  de  plus  en  plus  abondantes.  En  1874,  il  a  été  produit 
30  millions  de  boisseaux  ou  10  millions  d'hectolitres  de  blé,  4  mil- 
lions de  gallons  ou  150,000  hectolitres  de  vin.  Comme  en  Australie, 
l'élève  des  moutons  s'est  beaucoup  répandu  ;  la  tonte  a  produit 
18  millions  de  kilogrammes  de  laine.  On  rencontre  dans  les  comtés 
du^centre  et  du  nord  des  champs  de  lin,  de  chanvre,  de  houblon,  et 
dans  ceux  du  sud  le  mûrier,  le  coton,  le  tabac.  Peu  de  pays  offrent 
à  la  marine  et  à  l'architecture  de  plus  beaux  bois  de  construction. 
Sur  tous  les  marchés  d'Amérique,  le  blé  et  les  farines  de  Californie 
sont  cotés  au  premier  rang.  Le  Chili,  qui  fut  un  moment  le  nourri- 
cier de  l'Eldorado,  reçoit  de   lui  depuis  longtemps  des  farines  et 
même  des  céréales.  Il  est  rassurant  de  constater  que  15,000  Fran- 
çais, émigrés  en  1848,  sont  restés  dans  le  pays,  y  vivent  contens, 
y  font  bien  leurs  affaires.  Le  jardinage,  la  culture  de  la  vigne,  les 


LES    MINES    d'or    ET    D' ARGENT   AUX   ÉTATS-UNIS.  305 

occupent  particulièrement.  La  Californie  n'est  pas  du  reste  le  seul 
pays  métallifère -où  l'on  signale  ce  bien-être  et  un  progrès  agricole 
continu.  Tous  les  nouveaux  états  ou  territoires  qui  gravitent  au- 
tour d'elle  doivent  également  à  l'exploitation  de  l'or  et  de  l'argent 
et  leur  prospérité  toujours  plus  grande  et  leurs  merveilleuses  trans- 
formations. 

III.    —    LES    MINES    d'argent. 

L'état  de  Nevada  et  le  territoire  d'Utah  sont  les  deux  principales 
régions  qui  produisent  l'argent  aux  Étals-Unis.  Le  seul  rendement 
du  Nevada,  toujours  croissant  depuis  six  ans,  a  dépassé  175  mil- 
lions do  francs  en  l87/i,  et  celui  de  l'Utah  a  été  d'environ  30  mil- 
lions. A  ces  deux  régions  argentifères,  il  faut  joindre  le  Colorado, 
ridaho,  le  Montana,  l'Arizona  et  le  Nouveau-Mexique,  qui  ont  produit 
tous  ensemble,  en  tenant  compte  aussi  de  la  part  afférente  à  la 
Californie,  environ  30  millions  de  francs  d'argent.  Sur  cette  somme, 
plus  des  deux  tiers  appartiennent  par  moitié  à  la  Californie  et  au 
Colorado.  Les  mines  de  l'Arizona  ont  été  jadis  plus  prospères.  Elles 
sont  sur  le  prolongement  de  celles  si  riches  de  la  Sonora,  et  appar- 
tenaient même  à  ce  groupe  avant  l'annexion  de  l'Arizona  aux  États- 
Unis.  Elles  ont  été  en  partie  détruites,  inondées,  incendiées,  à  la 
suite  des  terribles  incursions  des  Apaches  lors  de  la  guerre  de  sé- 
cession. Depuis  cette  époque,  elles  ne  se  sont  plus  relevées,  et  la 
production  n'a  fait  qu'y  décroître. 

Les  mine^.  de  l'Utah  ne  sont  exploitées  que  depuis  1870.  Elles 
étaient  connues  ou  du  moins  soupçonnées  depuis  longtemps  des 
mormons;  mais  leur  président  Brigham  Young,  imitant  en  cela  la 
politique  du  sénat  de  Rome  vis-à-vis  de  l'ancienne  Italie,  n'enten- 
dait pas  autoriser  l'exploitation  de  ces  mines,  de  crainte  que  la 
culture  agricole,  celle  qui  a  véritablement  fondé  l'Utah,  ne  fût  né- 
gligée pour  les  travaux  souterrains.  Il  était  à  craindre  aussi  que  les 
gentils  (c'est  le  nom  que  donnent  les  mormons  à  tous  ceux  qui  ne 
sont  pas  de  leur  église)  ne  fissent  irruption  sur  le  territoire  sacré, 
si  les  mines  étaient  ouvertes.  Les  événemens  se  sont  joués  de  la 
politique  du  pape  des  saints.  Quand  l'heure  a  sonné,  quand  le  che- 
min de  fer  du  Pacifique  a  été  ouvert,  les  pionniers,  le  pic  sur 
l'épaule,  sont  venus  éventrer  les  filons  qui  gisaient  aux  flancs  des 
monts  Wahsatch,  et  les  mines  ont  immédiatement  donné  de  tels 
bénéfices,  que  la  fièvre  des  recherches  s'est  communiquée  non-seu- 
lement aux  chefs  mormons  eux-mêmes,  mais  encore  au  dernier  des 
saints. 

Ces  nouvelles  mines  paraissent  devoir  être  un  jour  presque  aussi 

TOME  XII.  —  1875.  20 


306  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

importantes  que  leurs  aînées,  celles  du  Nevada.  Quant  à  la  ferti- 
lité de  celles-ci,  elle  dépasse  tout  ce  qu'on  avait  vu  jusqu'à  ce 
jour,  fût-ce  aux  époques  les  plus  productives  de  la  colonisation 
hispano-américaine.  Prises  ensemble,  les  mines  du  Mexique,  de  la 
Bolivie ,  du  Pérou ,  du  Chili ,  ne  viennent  qu'après  celles  de  Yir- 
ginia-Gity  et  ne  les  suivent  même  que  de  très  loin.  Au  temps  de 
l'antiquité  grecque,  les  fameuses  mines  du  Laurium  dont  par- 
lent tous  les  auteurs,  Thucydide,  Démosthène,  Aristophane,  elles 
qui  formaient  le  plus  beau  revenu  de  la  république  d'Athènes, 
et  qui,  retrouvées  de  nos  jours,  ont  fait  tant  parler  d'elles,  ces 
mines  n'ont  jamais  fourni,  même  sous  Périclès,  où  elles  furent  le 
mieux  exploitées,  une  quantité  de  lingots  d'argent  comparable  à 
celle  qu'on  extrait  de  certaines  mines  du  Nevada.  Le  rendement 
de  cette  seule  région  atteindra  200  millions  de  francs  en  1875. 
Récemment  les  plus  volumineux  amas  de  minerai  massif  ont  été 
rencontrés  dans  la  célèbre  veine  de  Gomstock,  la  plus  riche  du 
pays,  près  de  Yirginia-Gity.  Cette  découverte  est  bien  autrement 
importante  que  celle  autour  de  laquelle  on  a  fait  depuis  deux 
ou  trois  ans  tant  de  bruit,  celle  des  mines  de  Caracoles,  dans  le 
district  d'Atacama,  sur  la  frontière  qui  sépare  le  Chili  de  la  Bolivie. 
Là,  comme  c'est  l'habitude  partout,  les  mineurs  se  sont  portés  en 
foule  sur  les  nouveaux  gisemens  et  s'en  sont  disputé  une  part.  Il 
y  a  eu  des  milliers  de  concessions  délimitées  alors  qu'il  n'aurait 
dû  y  en  avoir  qu'une  centaine,  et  qu'une  dizaine  seulement  de  ces 
mines  devaient  fournir  une  campagne  régulière. 

Le  Nevada  n'a  pas  échappé  à  ces  sortes  d'excitations,  d'abord  à 
ses  débuts,  ensuite  à  diverses  reprises.  J'ai  assisté  en  1859  au  pre- 
mier exode  vers  ce  qu'on  appelait  alors  \eê  mines  de  Washoe,  qui 
manquèrent  de  dépeupler  la  Californie,  et  en  1868  à  une  seconde 
poussée  des  pionniers.  En  avant!  tel  est  resté  leur  cri.  C'était  à 
White  Pine,  vers  la  limite  orientale  de  l'état,  un  lieu  qui  n'était  pas 
encore  marqué  sur  les  cartes  et  qui  depuis  est  devenu  fameux.  Mal- 
gré les  froids,  qui  furent  précoces  et  qui  à  ces  hauteurs  et  sous  ce 
climat  particulier  sont  très  vifs,  les  settlers  campèrent  bravement 
tout  l'hiver  sur  les  nouveaux  filons.  Les  rigueurs  des  hivers  suivans 
ne  les  découragèrent  pas  davantage.  Un  certain  nombre  de  ces  ex- 
ploitations ont  prospéré,  les  autres  ont  dû  être  abandonnées.  Le 
mineur  reste  rarement  en  place,  et  comme  le  joueur  tente  de  toute 
façon  la  fortune,  jusqu'à  ce  qu'elle  lui  sourie;  mais  dans  ce  jeu,  tout 
de  hasard,  que  de  joueurs  éternellement  malheureux,  si  quelques- 
uns  sont  favorisés  outre  mesure! 

L'exploitation  des  mines  métalliques  passe  par  des  péripéties 
étranges.  A  la  fm  de  187/»,  une  découverte  inespérée,  faite  dans  le 


LES    MINES    d'or    ET   d' ARGENT   AUX   ÉTATS-UNIS.  307 

filon  de  Comstock,  sur  les  mines  de  Consolidated-Virginia,  Ca- 
lifornia  et  Op/dr,  limitrophes  les  unes  des  autres  et  formant  en- 
semble un  même  gîte,  a  mis  en  ébullition  tous  les  mineurs  du  Paci- 
fique et  le  monde  financier  de  San-Francisco.  La  Californie,  qui 
commence  à  être  blasée  sur  ces  sortes  de  choses  et  a  perdu  son  in- 
génuité première,  s'est  émue   des  nouvelles  découvertes  et  s'est 
sentie  remuée  dans  ses  entrailles  comme  au  temps  de  ses  argo- 
nautes. Que  s'était-il  donc  passé?  Une  masse  énorme,  sans  ana- 
logue jusque-là,  de  sulfure  et  de  chlorure  d'argent,  c'est-à-dire  des 
deux  minerais  les  plus  riches  de  ce  métal,  venait  d'être  rencontrée. 
Elle  traversait  de  part  en  part  les  trois  mines,  commençant  à  Virgi- 
nia, finissant  dans  Ophir,  sans  qu'on  pût  dire  encore  jusqu'à  quelle 
profondeur  elle  s'étendait.  On  en  estimait  la  longueur  à  1 ,200  pieds 
ou  360  mètres.  Le  filon  s'était  considérablement  renflé  sur  ce  point, 
comme  pour  donner  passage  à  celte  masse  énorme  et  l'enserrer  so- 
lidement entre  ses  deux  murs,  l'un  de  granité,  l'autre  de  porphyre. 
La  largeur  de  l'amas  métallifère  n'était  pas  moindre  que  la  lon- 
gueur. On  a  travaillé  depuis  lors,  on  travaille  toujours  dans  cette 
montagne  souterraine  d'argent.  On  estimait  à  215  millions  de  francs 
la  quantité  seule  de  métal  précieux  que  la  mine  Virginia  aurait 
extraire  à  partir  du  dernier  niveau  souterrain  qu'elle  avait  atteint 
et  en  s'élevant  au-dessus,  vers  les  niveaux  supérieurs,  et  l'on  cal- 
culait qu'elle  distribuerait  de  ce  chef  J  35  millions  de  dividende  à 
ses  actionnaires.  Au-dessous,  un  puits  de  sondage  de  15  mètres 
était  resté  en  plein  minerai,  et  quelques-uns  croyaient  pouvoir  por- 
ter à  100  mètres  la  limite  que  le  gisement  atteindrait  de  ce  côté 
sur  l'inclinaison  du  filon.  Toutes  les  autres  parties  de  la  mine,  bien 
que  considérées  jusqu'alors  comme  très  riches,  avaient  été  aban- 
données pour  celle-là.  Le  filon  de  Comstock,  par  momens  si  fertile, 
n'avait  pas  encore  présenté,  même  au  plus  beau  temps  des  mines 
Goidd  et  Curry,  Yellow-Jacket,  Savage,  etc.,  de  telles  masses  de 
minerai  compacte,  et  les  ingénieurs  pensaient  que,  pour  la  mine 
seule  de  California,  le  rendement  total  dépasserait  500  millions  de 
francs.  A  Ophir,  le  minerai  valait  en  moyenne  6,000  francs  par  tonne 
de  1,000  kilogrammes,  et  l'on  avait  trouvé  des  nids  qui  donnaient 
au-delà  de  40,000  francs.  La  quantité  de  minerai  dégagée,  mise  en 
vue,  entre  deux  niveaux  ou  galeries  horizontales,  était  évaluée  en 
poids  à  150,000  tonnes  pour  Ophir  seulement,  d'où  on  en  extrayait 
2ZiO  par  jour,  lesquelles  alimentaient  quatre  moulins  d'amalgama- 
tion. Jamais  dans  aucune  mine,  en  aucun  temps  de  l'histoire,  un 
amas  aussi  riche  et  aussi  puissant  n'a  été  signalé.  Pour  la  mine 
seule  de  California,  il  a  180  mètres  de  long,  autant  de  large,  et  at- 
teindra peut-être  une  profondeur  de  120.  Les  Hispano-Américains, 


308  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qui  connaissent  de  longue  date  ces  sortes  de  renflemens  métallifères, 
ces  amas  énormes  de  minerai  d'argent  tout  à  coup  rencontrés,  les 
appellent  des  bonanzas. 

La  mise  en  valeur  des  mines  d'argent,  plus  encore  que  celle  des 
mines  d'or,  a  de  tout  temps  tenté  les  banquiers,  qui  non-seulement 
font  des  avances  aux  mineurs,  mais  encore  s'intéressent  directe- 
ment dans  la  poursuite  de  ces  exploitations.  Ils  s'imaginent  qu'il  y 
a  là  des  bénéfices  plus  certains  que  ceux  du  change  ou  de  l'es- 
compte, et  mille  fois  plus  fructueux.  Quelques-uns  y  réussissent, 
et  souvent  au-delà  de  toute  espérance;  beaucoup  y  perdent,  et  c'est 
le  cas  le  plus  commun.  Les  banquiers  de  New- York,  de  Boston,  de 
San-Francisco,  en  ont  fait  les  premiers  la  triste  épreuve.  A  lui  seul, 
le  Colorado  a  occasionné  plus  d'une  débâcle  financière.  En  Europe, 
les  hommes  d'affaires  les  plus  madrés  d'Angleterre  ou  de  Hollande 
s'y  sont  aussi  laissé  prendre.  Ceux  qui  ont  conclu,  il  y  a  quelques 
années,  à  Londres,  l'achat  de  la  trop  célèbre  mine  Emma,  dans 
rutah,  au  prix  de  1  million  de  livres  sterling  ou  25  millions  de 
francs,  les  banquiers  d'Amsterdam  qui  ont  acheté  à  un  prix  non 
moins  fou  les  mines  de  Caribou  dans  le  Colorado,  n'ont  certes  pas 
eu  lieu,  au  moins  les  premiers,  de  se  féliciter  de  leur  marché  de 
dupes. 

La  mise  en  action  de  la  mine  Emma  est  citée  à  Nevr-York  comme 
un  des  plus  jolis  tours  de  Yankee  que  frère  Jonathan  ait  joués  à 
son  cousin  John  Bull.  Le  minerai  de  ce  filon  fut  d'abord  envoyé  aux 
usines  de  Swansea,  dans  le  pays  de  Galles,  qui  traitent  le  minerai 
d'argent.  Il  y  rendit  600  francs  par  tonne.  La  moitié  de  la  mine  fut 
alors  offerte  par  l'un  des  exploitans  pour  15,000  francs,  et  ne  trouva 
pas  d'acquéreur,  bien  que  la  veine  se  montrât  de  plus  en  plus 
riche.  Quelques  mois  après,  en  mai  1870,  un  banquier  de  la  ville 
du  Lac-Salé  payait  150,000  francs  pour  un  sixième  d'intérêt  dans 
l'Emma.  L'année  suivante,  la  moitié  de  la  mine  était  vendue 
3,750,000  francs  à  des  capitalistes  de  New- York,  et  enfin  au  com- 
mencement de  1872  toute  la  mine  était  placée  sur  le  marché  de 
Londres  au  capital  de  25  millions  de  francs  ou  1  million  de  livres 
sterling,  dont  la  moitié  était  immédiatement  souscrite  et  l'autre 
affectée  aux  vendeurs.  Dès  le  printemps  de  la  même  année,  la  mine 
était  envahie  par  les  eaux,  entièrement  inondée,  et  l'on  dit  que  de- 
puis le  minerai  est  de  plus  en  plus  rare  et  pauvre. 

Toute  découverte,  toute  exploitation  de  mine,  est  par  instans  la 
cause  de  fortunes  inespérées  qui  troublent  toutes  les  cervelles,  et 
quelquefois  tout  d'abord  celle  de  l'heureux  gagnant.  C'est  une  lo- 
terie et  des  plus  dangereuses.  Un  pauvre  ouvrier  mineur  met  par 
hasard  la  main  sur  une  veine  riche;  comme  le  découvreur  est  pro- 


LES    MINES    d'or   ET    d'aRGENT    AUX    ETATS-UNIS.  309 

priétaire  du  filon  qu'il  trouve,  misérable  la  veille,  il  est  million- 
naire le  lendemain.  Qui  n'a  entendu  parler  de  quelques-unes  des 
rencontres  incroyables  qui  ont  été  faites  dans  les  premiers  temps 
sur  les  placers  aurifères?  Dans  les  mines  de  quartz  de  Californie, 
j'ai  cité  la  chance  inouie  des  trois  pauvres  Irlandais  d'Allison  Ranch. 
On  en  pourrait  rappeler  vingt  autres  dont  quelques-unes  ont  échu  à 
des  Français.  Ces  fortunes  quelquefois  s'écroulent  comme  elles  sont 
venues,  instantanément.  C'est  un  tableau  des  Mille  et  une  Nuits.  La 
tête  se  trouble,  les  folies  commencent,  la  ruine  vient.  Au  Chili,  les 
frères  Bolados,  pauvres  âniers,  découvrent  une  mine  d'argent,  en 
tirent  3  millions  1/2,  perdent  tout  dans  le  jeu,  la  dissipation,  l'orgie; 
la  mine  s'épuise,  et  ces  millionnaires  d'un  jour  n'ont  plus  mêm 
leurs  ânes  pour  reprendre  leur  premier  métier!  Que  de  frères  Bola- 
dos on  pourrait  citer  dans  les  mines  de  Californie,  du  Colorado,  du 
Nevada!  Et  ce  n'est  pas  seulement  le  cas  pour  les  mines  de  métaux 
précieux,  ce  l'est  aussi  pour  d'autres  mines.  Sur  les  gîtes  d'huile 
minérale  de  Pensylvanie,  celui  qu'on  appelait  familièrement  Johnny, 
que  tout  le  monde  acclama  un  jour  comme  le  roi  du  pétrole  et  qui 
posséda  un  moment  100  millions,  celui-là  se  vit  bien  vite  ruiné  par 
des  folies  que  nul  n'a  égalées;  lui  qui  donnait  comme  gratification 
à  son  cocher  les  chevaux  et  la  voiture  qui  venaient  de  le  conduire, 
se  jugea  fort  heureux  à  la  fin  de  trouver  un  emploi  de  portier  à  ce 
même  théâtre  que  la  veille,  à  Oil-City,  il  avait  monté  à  ses  frais. 

Les  grandes  maisons  de  banque  à  San-Francisco,  plus  prudentes 
en  cela  que  celles  d'Europe,  n'achètent  guère  de  mines  ;  mais  en 
prêtant  de  l'argent  aux  compagnies  exploitantes,  en  leur  faisant  les 
avances  nécessaires  pour  la  continuation  de  leurs  travaux,  et  ce  à 
beaux  deniers,  au  taux  de  1  pour  100  par  mois,  en  provoquant  la 
hausse  et  la  baisse  sur  les  stocks  ou  actions  minières  qu'elles  acca- 
parent, elles  drainent  peu  à  peu  dans  leur  caisse  tout  l'argent  ex- 
trait des  filons.  Ces  fortunes  princières,  comme  celles  des  mineurs, 
s'en  vont  souvent  au  premier  souffle.  La  Bank  of  Cali fonda,  qui  a 
fait  récemment  une  formidable  faillite  dont  le  retentissement  est  ar- 
rivé jusqu'en  Europe,  opérait  surtout  de  la  façon  qui  vient  d'être  dite. 
A  la  tête  de  cette  banque  était  le  fameux  Ralston,  qui  est  mort  su- 
bitement à  la  suite  de  sa  déconfiture,  le  29  août  dernier,  en  pre- 
nant un  bain  de  mer,  si  bien  que  l'on  a  pensé  un  moment  qu'il 
avait  dû  se  suicider.  L'existence  de  ce  manieur  d'argent,  qui  était  à 
peine  âgé  de  quarante-neuf  ans,  avait  été  au  début  pleine  d'aven- 
tures comme  celle  de  tant  d'Américains.  Né  dans  l'Ohio,  il  avait 
commencé  par  être  homme  de  peine  à  bord  d'un  steamer  du  Missis- 
sipi.  A  l'âge  de  vingt-quatre  ans,  il  attira  par  sa  bonne  mine,  son 
intelligence,  son  énergie,  l'attention  d'un  des  plus  grands  financiers 


«^10  BEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

de  l'époque,  Garrison,  qui  venait  de  fonder  une  maison  de  banque 
à  San-Francisco.  Garrison  envoya  son  protégé  diriger  une  de  ses 
succursales  dans  l'isthme  de  Panama;  en  1855,  il  le  rappela  près  de 
lui  et  l'intéressa  dans  toutes  ses  opérations.  En  186/1,  Ralston,  dé- 
sireux de  voler  de  ses  propres  ailes,  fondait  pour  son  compte  la 
Banque  de  Californie.  Depuis  cette  époque,  aucune  mine,  aucune 
voie  ferrée,  aucune  entreprise  industrielle  ne  s'était  ouverte  ou  fon- 
dée sur  la  côte  du  Pacifique  que  cet  homme  n'y  ait  eu  une  part. 
Nous  l'avons  vu  dans  tout  l'éclat  de  son  triomphe,  plus  entouré, 
plus  sollicité  qu'un  ministre.  Sa  fortune  était  évaluée  à  100  millions 
de  francs,  sa  maison  de  campagne  citée  comme  la  plus  somptueuse 
de  Californie.  Il  y  avait  réuni  jusqu'à  cent  convives  à  table, 'et  pou- 
vait y  abriter  une  vingtaine  de  ses  hôtes  dans  une  série  d'apparte- 
mens  royalement  meublés.  Ce  financier  ne  se  posait  pas  en  Mécène, 
comme  ceux  du  siècle  dernier  en  France,  mais  il  faisait  des  séna- 
teurs :  à  coups  de  dollars,  il  envoyait  les  électeurs  voter  pour  eux. 
Les  mineurs  du  Nevada  ne  marchaient  que  sur  un  signe  de  lui. 
Récemment  il  jetait  la  première  pierre  et  prenait  à  sa  charge  la 
moitié  des  frais  de  construction  du  Palace  Hôtel  de  San-Francisco, 
cet  hôtel  palais,  qui  coûtera,  dit-on,  35  millions  de  francs,  pourra 
donner  asile  à  1,500  personnes  à  la  fois,  et  dépassera  en  grandeur, 
en  confort  et  en  magnificence  les  hôtels  américains  les  plus  renom- 
més de  l'Atlantique  au  Pacifique. 

On  n'est  pas  impunément  le  roi  de  San-Francisco.  Ralston  avait 
un  rival,  Mackay,  parti  de  très  bas  comme  lui,  et  qui  était,  il  y  a 
quelques  années  encore,  ouvrier  mineur  dans  le  Nevada.  Aujour- 
d'hui, c'est  l'homme  le  plus  riche  de  toute  la  Californie,  et  sa  for- 
tune est  évaluée  à  75  millions  de  dollars.  Il  est  un  des  directeurs 
de  la  fameuse  mine  Consolidated -Vii-ginia  et  l'un  des  plus  forts 
actionnaires  de  California  et  d'Ophir,  dont  on  connaît  l'incroyable 
richesse.  Toutes  les  trois  forment  ensemble  ce  qu'on  appelle  sur  la 
place  de  San-Francisco  les  big  bonanzas,  les  gros  filons.  D'autres 
mines  très  importantes  du  Nevada,  entre  autres  Savage  et  Caledo- 
nia,  comptent  aussi  Mackay  parmi  leurs  intéressés,  et  il  a  récem- 
ment fondé  à  San-Francisco,  pour  combattre  l'influence  toujours 
plus  prépondérante  de  Ralston ,  la  bank  of  Nevada.  Deux  de  ses  as- 
sociés sont  d'origine  aussi  humble  que  lui,  O'Brien  et  Flood,  qui  ont 
débuté  par  être  garçons  de  buvette,  puis  patrons  buvetiers  à  San- 
Francisco.  Ces  vendeurs  de  brandy,  à  force  de  verser  rasade  aux 
spéculateurs  qui  opéraient  devant  leur  comptoir,  ont  spéculé  à  leur 
tour  sur  les  actions  de  mines,  y  ont  gagné  quelques  centaines  de 
mille  francs,  et  avec  cela  ont  acheté  des  pieds  de  filon ,  comme  on 
dit  en  Nevada,  parce  que  chaque  action  ne  représente  qu'un  pied 


LES   MINES    d'or    ET   d'aRGENT   AUX   ÉTATS-UNIS.  311 

de  la  veine,  et  souvent  même  un  pouce.  A  ce  nouveau  commerce, 
encore  plus  fructueux  que  le  premier,  ils  sont  devenus  bien  vite 
millionnaires  et  se  sont  associés  avec  Mackay. 

L'une  et  l'autre  banque,  celle  de  iNevada  et  celle  de  Californie, 
ayant  presque  une  égale  part  d'intérêt  dans  les  mêmes  mines  d'ar- 
gent, on  s'est  disputé  les  actions  des  mines.  Peut-être  aussi  que 
certaines  exploitations  n'ont  pas  donné  tout  ce  qu'on  en  attendait, 
si  bien  que,  dans  cette  lutte  à  mort,  la  banque  de  Californie  a 
sombré,  et  que  Ralston  a  eu  la  fm  que  l'on  sait.  Le  peuple  de  San- 
Francisco  ne  lui  en  a  pas  moins  fait  de  splendides  funérailles, 
comme  on  en  fit  à  New-York  au  financier  Fisk ,  tué  d'un  coup  de 
revolver  il  y  a  près  de  quatre  ans.  Trop  de  gens  ont  eu  part  aux 
largesses  de  ces  millionnaires  improvisés  pour  que  ceux-ci  ne 
soient  pas  pleures  à  leur  mort  et  sincèrement.  Ce  n'est  pas  d'ail- 
leurs sans  provoquer  une  émotion  d'un  autre  genre  que  disparais- 
sent subitement  ces  hommes,  pour  la  plupart  indignes,  et  dont 
beaucoup  finissent  par  se  faire  justice  eux-mêmes  ;  ils  ont  tenu  un 
moment  dans  leur  main  une  partie  de  la  fortune  publique.  La  fer- 
meture de  la  banque  de  Californie  a  occasionné  sur  la  place  de  San- 
Francisco  une  crise  qui  heureusement  n'a  été  que  temporaire.  Le 
3  octobre,  un  télégramme  annonçait  au  Times  de  Londres  que  la 
banque  venait  de  rouvrir  ses  guichets,  et  que  les  déposans  y  af- 
fluaient de  plus  belle.  Le  croira-t-on?  la  foule  encombrait  les  rues 
avoisinantes  et  poussait  des  hurrahs,  des  bannières  avaient  été  dé- 
ployées dans  la  ville,  un  salut  de  coups  de  canon  avait  été  tiré; 
au  dire  d'un  témoin  oculaire,  on  se  serait  cru  à  la  fête  nationale  du 
h  juillet.  Ce  qui  était  plus  consolant,  c'est  que  le  commerce  de 
San-Francisco,  un  moment  si  troublé,  était  rentré  dans  ses  voies 
habituelles. 

Pendant  que  les  hommes  de  finance  président  d'une  manière 
aussi  fiévreuse  à  la  hausse  et  à  la  baisse  des  actions  minières,  sou- 
vent la  provoquent  eux-mêmes,  le  mineur  poursuit  paisiblement  ses 
travaux  souterrains,  n'ayant  pas  quelquefois  conscience  de  ce  qui 
se  trame  au-dessus  de  sa  tête,  et  ne  se  doutant  pas  de  tous  les  jeux 
qui  s'organisent  autour  du  filon  dont  il  suit  si  patiemment  et  si  at- 
tentivement les  capricieuses  allures.  De  leur  côté,  les  ingénieurs, 
les  métallurgistes,  s'attachent  à  exploiter  de  mieux  en  mieux  les 
veines  et  à  retirer  toujours  une  plus  grande  quantité  de  l'argent 
contenu  dans  le  minerai,  pendant  que  les  géologues  dressent  avec 
un  soin  méticuleux  la  carte  des  gisemens,  et  que  les  statisticiens, 
toujours  en  éveil,  tiennent  un  compte  exact  et  presque  quotidien 
de  toutes  les  circonstances  économiques  de  la  production.  Rien  ne 
reste  en  souffrance,  et  dans  les  mines  d'argent  comme  dans  les 


312  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mines  d'or  le  progrès  est  continu,  et  la  même  vigueur  est  partout 
appliquée  à  l'exploitation  et  à  l'extraction  du  métal. 

On  peut  dire  qu'une  métallurgie  nouvelle  s'est  formée  pour  l'ar- 
gent comme  pour  l'or.  Les  systèmes  les  plus  perfectionnés  sont 
adoptés  partout  pour  le  fonçage  des  puits  et  des  galeries,  l'extrac- 
tion du  minerai,  l'assèchement  des  eaux  souterraines,  la  ventilation 
des  chantiers  intérieurs.  Les  travaux  sont  solidement  étayés,  et  le 
foret  à  pointe  de  diamant,  qui  a  été  inventé  par  un  Français,  mais 
qui  n'a  pas  été  adopté  en  France,  est  employé  dans  quelques-unes 
de  ces  mines,  dont  il  accélère  singulièrement  l'avancement  des  tra- 
vaux. La  dynamite,  la  poudre  géante,  ainsi  nommée  à  cause  des 
effets  étonnans  qu'elle  produit  sur  la  roche  massive,  sont  de  plus 
en  plus  en  usage.  L'emploi  de  ces  matières  détonantes  s'est  trans- 
mis de  la  Californie  au  Nevada  et  s'y  généralise.  En  ce  qui  regarde 
le  broyage  et  l'amalgamation  du  minerai  (on  sait  que  le  minerai  d'ar- 
gent est  généralement  traité  comme  le  minerai  d'or  par  le  mercure), 
tous  les  procédés  connus  ont  été  essayés,  étudiés  et  bien  vite  mo- 
difiés heureusement,  de  même  dans  les  cas  où  la  fusion  est  néces- 
saire, car  il  est  des  minerais  d'argent  qui  sont  rebelles  au  mercure 
et  ne  peuvent  se  traiter  que  par  le  feu.  Dans  ces  sortes  de  re- 
cherches, où  la  chimie  est  mise  sans  cesse  à  contribution,  l'état  de 
Colorado  s'est  toujours  distingué  au  premier  rang  comme  celui  de 
Nevada;  quant  à  la  Californie,  elle  ne  cède  le  pas  à  personne  dans 
le  domaine  du  traitement  des  minerais  aurifères.  Il  n'est  pas  jus- 
qu'à la  ville  de  Chicago  qui,  profitant  d'une  situation  des  plus  favo- 
rables au  voisinage  de  riches  houillères,  et  sur  le  réseau  de  che- 
mins de  fer  qui  mène  au  grand  railivay  du  Pacifique,  n'ait  établi, 
elle  aussi ,  une  vaste  usine  pour  traiter  par  la  fusion ,  la  liquation 
par  le  zinc  et  la  coupellation,  les  minerais  d'argent  de  l'Utah  et  une 
partie  de  ceux  du  Colorado.  Toutefois  le  dernier  mot  n'est  pas  dit 
encore,  car  une  partie  des  mattes  argentifères  et  aurifères  continue 
d'être  envoyée  en  Europe,  par  exemple  à  Swansea,  dans  le  pays 
de  Galles,  et  à  Freyberg  en  Saxe,  où  l'on  achève  de  les  traiter.  Une 
plus  rigide  économie  devra  aussi  être  adoptée  par  les  Américains, 
pour  l'ordinaire  trop  gaspilleurs. 

Pour  subvenir  aux  opérations  métallurgiques  où  le  feu  est  indis- 
pensable, on  trouve  dans  la  plupart  des  états  miniers  un  combus- 
tible fossile  de  qualité  à  peu  près  satisfaisante,  et  des  forêts  dont 
on  tire  du  bois  et  du  charbon  de  bois;  mais  c'est  là  le  côté  faible 
de  ces  régions  :  elles  n'ont  pas  véritablement  le  combustible  qu'il 
leur  faudrait,  et  celui  qu'elles  ont  coûte  cher.  Le  même  inconvé- 
nient se  présente,  et  plus  grave  encore,  dans  toutes  les  mines  d'ar- 
gent de  l'Amérique  espagnole.  A  Cerro  de  Pasco,  dans  le  Haut- 


LES   MINES    d'or    ET    d' ARGENT    AUX   ÉTATS-UNIS.  313 

Pérou,  on  est  réduit  à  faire  usage  de  la  fiente  de  lama  desséchée. 
Pour  l'amalgamation,  on  dirait  au  contraire  que  la  nature  s'est  plu 
à  disposer  d'avance  en  Californie  des  mines  de  mercure  inépuisa- 
bles, entre  autres  celles  de  New-Almaden  dans  le  comté  de  Santa- 
Clara.  Celles-ci  et  quelques  autres  mines  voisines,  iNew-Idria,  Re- 
dington,  Guadalupe,  fournissent  à  tous  les  états  et  territoires  du 
Pacifique  tout  le  mercure  dont  ils  ont  besoin  pour  le  traitement  des 
minerais  d'or  et  d'argent.  Les  vues  de  la  nature  sont  étranges. 
Avait -elle  quelque  pensée  préconçue  quand  elle  jetait  si  près  de 
l'or  et  de  l'argent  le  mercure  de  Californie,  et  qu'elle  réservait  à 
l'Espagne  les  mines  de  mercure  d'Almaden?  Sans  mercure,  pas  d'a- 
malgamation possible,  et  par  conséquent  pas  de  traitement  écono- 
mique de  l'or  et  de  l'argent. 

Le  vif- argent  se  rencontre  en  Californie  à  l'état  de  cinabre  ou  ver- 
millon natif  d'un  beau  rouge,  dont  les  Indiens,  les  premiers  décou- 
vreurs et  exploitans  de  ces  mines,  se  servaient  jadis  pour  se  tatouer  le 
visage.  Le  cinabre  ou  mercure  sulfuré  est  presque  le  seul  minerai 
de  mercure.  On  en  retire  le  métal  liquide  par  une  simple  distillation. 
La  quantité  totale  de  vif-argent  produite  par  les  mines  californiennes 
a  été  d'environ  un  million  de  kilogrammes  en  187/i,  dont  celles  de 
New-Almaden  ont  fourni  le  tiers.  Précédemment  la  quantité  était 
plus  considérable,  et  îNew-Almaden  seulement  rendait  1  million  1/2 
de  kilogrammes.  Cette  diminution  dans  la  production,  qui  est  due 
ici  à  des  circonstances  purement  géologiques,  a  concordé  avec  une 
diminution  correspondante  dans  les  mines  d'Espagne,  à  la  suite  des 
événemens  dont  la  péninsule  ibérique  était  alors  le  théâtre.  Il  en 
est  résulté  une  hausse  continue  sur  le  métal,  qui,  de  6  francs  le  ki- 
logramme, prix  auquel  il  s'est  tenu  pendant  bien  des  années  jus- 
qu'à 1869,  est  monté  insensiblement  jusqu'à  16  francs  en  187Â;  il 
est  aujourd'hui  tombé  à  10  francs.  La  mine  d'Almaden  en  Espagne, 
depuis  longtemps  louée  à  la  maison  Rothschild,  et  qui  produit  en- 
viron 1  million  1/2  de  kilogrammes  par  an,  est  la  seule  concur- 
rente sérieuse  des  mines  de  mercure  californiennes.  Celles-ci  ali- 
mentent non-seulement  tous  les  états  du  Pacifique,  mais  même  le 
Japon  et  la  Chine.  Dans  les  mers  de  l'Inde,  elles  retrouvent  le  mer- 
cure d'Espagne  comme  dans  la  mer  des  Antilles  :  la  Chine  d'un 
côté,  le  golfe  du  Mexique  de  l'autre,  marquent  la  limite  des  mar- 
chés respectifs.  Les  quelques  gîtes  mercuriels  qu'on  rencontre  er. 
Italie,  notamment  en  Toscane,  et  à  Idria  dans  la  Garniole  autri- 
chienne, ou  en  Hongrie  et  en  Transylvanie,  enfin  dans  le  duché 
des  Deux-Ponts  en  Allemagne,  voire  au  Pérou  à  Huancavelica,  qui 
fut  jadis  si  productive,  terminent  l'inventaire  du  globe  en  mines  de 
mercure  et  ne  méritent  pas  de  figurer  à  côté  d'Almaden  d'Espagne 


314  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  de  New-Almaden  de  Californie.  Toutes  ensemble,  les  diverses 
mines  qu'on  vient  de  citer  ne  dépassent  pas  dans  leur  rendement 
annuel  250,000  kilogrammes  ou  le  sixième  de  ce  qu'une  seule  des 
deux  autres  peut  fournir  dans  une  bonne  année  d'exploitation. 

Telle  est  cette  région  heureuse  qui  court  des  bords  du  Missouri 
au  rivage  da  Pacifique,  et  qui  se  développe  principalement  sur  les 
flancs  des  Montagnes-Rocheuses,  des  monts  Wahsatch  et  de  la 
Sierra-Nevada,  région  féconde  en  mines  de  tout  genre,  surtout  en 
mines  de  métaux  précieux.  En  i87/i,  ces  mines  ont  produit  pour 
une  valeur  totale  de  365  millions  de  francs  d'or  et  d'argent,  dont 
130  millions  en  or;  c'est  la  moitié  de  tout  ce  que  le  globe  fournit. 
L'Australie,  la  Sibérie,  ont  livré  chacune  environ  100  millions  d'or, 
et  les  mines  de  l'Amérique  espagnole  la  même  somme  en  or  et  en 
argent,  dont  80  millions  de  ce  dernier  métal.  Tous  les  autres  pays 
ont  extrait  à  leur  tour  pour  une  valeur  de  60  à  70  millions  des 
deux  métaux  précieux.  Le  chilïre  afférent  aux  Ëtats-Unis  est  le 
plus  fort  que  l'on  y  ait  jusqu'ici  obtenu,  et  il  est  certain  qu'il  sera 
encore  dépassé  en  1875.  Quelques-uns  des  pays  miniers  comme 
la  Californie,  après  avoir  atteint  le  maximum,  produisent  moins 
chaque  année;  d'autres,  comme  le  Nevada,  l'Utah,  rendent  tou- 
jours davantage;  non-seulement  il  y  a  compensation,  mais  dans 
l'ensemble  le  total  monte,  monte  sans  cesse.  Ne  l'oublions  pas, 
c'est  surtout  aux  institutions  libérales  dont  tous  ces  états  et  ter- 
ritoires jouissent,  à  la  facilité  qu'on  y  trouve  à  exploiter  une  mine 
à  peine  découverte,  au  peu  de  règles  restrictives  imposées  au  tra- 
vail industriel,  au  bon  accueil  qu'on  fait  aux  immigrans,  à  la  pos- 
sibilité pour  tous  d'occuper  immédiatement  des  terres  et  de  les 
cultiver,  c'est  à  tant  d'avantages  réunis  que  ces  divers  états  et  ter- 
ritoires ont  dû  surtout  leur  développement  si  prodigieux.  Tirons-en 
pour  nous-mêmes  une  leçon  profitable  à  l'amélioration  de  nos  colo- 
nies et  comme  un  encouragement  pour  nos  aflaires,  car  une  partie 
de  cet  or  ou  de  cet  argent  nous  arrive  soit  en  lingots,  soit  en  mon- 
naie. Si  jamais  quelque  économiste,  inquiet  da  développement  inu- 
sité que  les  échanges  prennent  autour  de  nous,  craignait  que  l'or  et 
l'argent  ne  vinssent  à  manquer  aux  transactions,  qu'il  se  rassure  : 
les  gisemens  des  États-Unis,  disséminés  au  voisinage  du  Pacifique, 
sont  chaque  jour  plus  productifs,  plus  étendus,  et  sont  loin  d'avoir 
donné  toute  leur  mesure.  Le  mot  que  le  président  Lincoln  a  pro- 
noncé à  propos  de  ces  mines  si  fécondes  se  vérifie  de  plus  en  plus  : 
«  c'est  là  qu'est  le  trésor  du  globe!  » 

L.  Simonin. 


M.  CHARLES  DE  RÉMUSAT 


Il  y  a  six  mois,  la  France  a  perdu  un  des  hommes  qui  lui  fai- 
saient le  plus  d'honaeur  par  son  esprit,  par  son  caractère,  par  les 
services  qu'il  lui  a  rendus  à  diverses  époques,  et  l'émotion  publique, 
le  jour  de  ses  obsèques,  a  montré  que  la  France  comprenait  tout 
ce  qu'elle  a  perdu.  Rarement  on  avait  vu  un  pareil  concours  de 
toutes  les  opinions,  de  toutes  les  classes,  réunies  autour  d'un  cer- 
cueil et  pénétrées  d'une  plus  sincère  affliction;  mais  l'affliction  des 
collègues,  des  confrères,  des  admirateurs  de  M.  de  Rémusat  ne 
pouvait  pas  égaler  celle  de  ses  vieux  amis,  de  ceux  qui  ont  partagé 
les  joies  et  les  tristesses  de  sa  vie.  M.  de  Rémusat  était  pour  moi 
un  ami  de  cinquante  ans,  un  ami  de  qui,  pendant  ce  long  espace  de 
temps,  je  ne  me  suis  pas  séparé  un  seul  jour.  C'est  donc  avec  une 
triste  satisfaction  que  j'ai  accepté  la  tâche  de  dire  ici  ce  que  je  sais 
du  cher  compagnon  de  toute  ma  vie,  du  représentant  éminentde  la 
cause  à  laquelle  je  me  fais  honneur  d'appartenir. 

Je  sens  combien  l'entreprise  est  difficile.  Pour  bien  peindre  M.  de 
Rémusat,  il  faudrait  avoir  toutes  ses  aptitudes,  être  à  la  fois  homme 
du  monde  et  philosophe,  érudit  et  moraliste,  artiste  et  critique, 
homme  politique  et  auteur  dramatique;  il  faudrait  aussi  avoir  cette 
pénétration,  cette  fmesse  qui  fait  reconnaître  à  première  vue  le 
fort  et  le  faible  de  chaque  doctrine.  On  a  dit  avec  raison  qu'un  des 
traits  principaux  du  caractère  de  M.  de  Rémusat  était  la  curiosité, 
le  goût  des  idées  nouvelles,  et  c'est  pourquoi  on  l'a  quelquefois  dé- 
peint comme  un  sceptique.  L'accusation  est  fausse.  Son  prétendu 
scepticisme  n'était  que  l'impartialité  d'un  esprit  supérieur  qui  com- 
prend tout,  qui  juge  tout,  qui  n'est  dupe  de  rien  et  qui  garde  à 
travers  toutes  les  recherches  et  malgré  bien  des  déceptions  un  fonds 
solide  de  convictions  inébranlables.  Ce  qu'il  était  au  commencement 
de  sa  vie,  il  l'était  encore  la  veille  de  sa  mort,  un  libéral  sincère, 
exempt  de  préjugés,  cherchant  la  vérité  sous  toutes  les  formes  et 


316  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

clans  toutes  les  directions,  plus  préoccupé  des  choses  que  des  per- 
sonnes, ainsi  fait,  comme  il  l'a  écrit  lui-même,  «  qu'il  lui  fallait 
des  croyances  pour  agir  et  des  raisons  pour  croire,  »  ayant  d'ail- 
leurs le  culte  du  beau  aussi  bien  que  du  vrai,  et  saluant  d'une  ad- 
miration presque  égale  une  belle  pièce  de  théâtre  et  une  forte 
démonstration  philosophique.  «  Il  est,  disait  M.  Saint-Marc  Girardin, 
comme  certains  astres  :  il  a  une  atmosphère  immense  et  un  noyau 
solide.  » 

Il  ne  suffit  pas,  pour  faire  connaître  un  tel  homme,  de  quelques 
traits  ingénieusement  rassemblés;  il  faut  le  suivre  dans  toutes  les 
phases  de  sa  vie  active  et  intellectuelle.  Ce  n'est  donc  pas  un  por- 
trait que  j'essaie  de  faire;  c'est  le  résumé  d'une  vie  consacrée  tout 
entière  à  la  recherche  du  vrai,  du  bien  et  du  beau. 

La  famille  de  M.  de  Rémusat  était  originaire  de  la  Provence  ou 
du  moins  elle  y  était  établie  depuis  longtemps.  Son  père,  avocat- 
général  à  la  cour  des  aides  du  parlement  d'Aix,  y  avait  épousé,  en 
premières  noces,  M"''  de  Saqui-Sannes,  qui  le  laissa  veuf  sans  en- 
fans.  Venu  à  Paris  après  la  terreur,  il  épousa,  en  1796,  M"^  de  Ver- 
gennes,  nièce  du  ministre  de  ce  nom,  dont  le  père  était  mort  sur 
l'échafaud,  et  qui  n'avait  alors  que  seize  ans.  Un  an  après,  elle  don- 
nait le  jour  à  un  fils  qui  a  été  Charles  de  Rémusat.  M'"""  de  Rémusat 
était  une  personne  d'une  rare  distinction,  comme  le  prouvent  sa 
correspondance,  deux  romans  dont  M.  Sainte-Beuve  a  pris  connais- 
sance (l),  et  surtout  un  essai  sur  l'éducation  des  femmes  publié  par 
son  fils  en  1S'1I\.  Les  premières  leçons  d'une  mère  tendre  et  sensée, 
quand  elles  s'appliquent  à  une  nature  droite  et  impressionnable, 
laissent  une  empreinte  qui  ne  s'efface  jamais,  et  il  est  permis  de 
croire  que  M.  de  Rémusat  doit  surtout  à  sa  mère  la  fermeté  d'es- 
prit et  la  délicatesse  de  sentimens  qu'il  a  gardées  à  travers  toutes 
les  épreuves  de  la  vie. 

Il  passa  pourtant  ses  premières  années  dans  un  lieu  peu  favorable 
à  l'indépendance  de  la  pensée.  La  mère  de  M'"*  de  Rémusat,  M'"*'  de 
Vergennes,  avait  avec  M'"^  Beauharnais  de  bonnes  relations,  qu'elle 
avait  continuées  avec  M""^  Bonaparte.  Quand,  après  la  première 
campagne  d'Italie,  le  nouveau  gouvernement  s'établit,  elle  de- 
manda un  emploi  pour  son  gendre,  et  Joséphine  s'empressa  d'offrir 
à  M'"^  de  Rémusat  la  place  de  dame  du  palais  et  à  son  mari  celle 
de  préfet  du  palais.  Une  position  plus  indépendante  eût  paru  pré- 
férable ;  mais  il  fallait  accepter  ou  renoncer  à  toute  carrière  pu- 
blique. M.  et  M'"^  de  Rémusat  acceptèrent,  et  en  1802  ils  s'instal- 
lèrent à  Saint-Cloud  avec  leur  fils ,  alors  âgé  de  cinq  ans.  C'était 

(1)  Sainte-Beuve,  Portraits  de  femmes,  —  M'^^^  de  Rémusat. 


M.    CHARLES    DE    RÉMUSAT.  317 

encore  le  temps  du  consulat;  mais  bientôt  commença  le  régime 
<(  où,  comme  l'a  dit  M.  de  Rémusat,  on  avait  de  l'esprit,  mais  où 
l'on  ne  pensait  pas.  »  A  quoi  bon  penser  quand  tout  était  soumis  à 
une  seule  volonté,  quand  une  consigne  inflexible  régissait  les  es- 
prits aussi  bien  que  les  actions,  quand  la  France  entière  paraissait 
se  précipiter  dans  la  servitude  volontaire?  C'était  beaucoup  déjà 
que  d'avoir  un  avis  sur  Racine  et  sur  Corneille,  sur  Talma  et  sur 
les  feuilletons  de  Geoffroy,  et  encore  fallait-il  qu'il  ne  fût  pas  trop 
en  désaccord  avec  celui  du  maître. 

Dans  le  monde  où  il  grandissait,  M.  de  Rémusat  trouvait  du 
moins  une  société  qui  avait  le  goût  des  lettres  et  à  laquelle  ne  suf- 
fisaient pas  les  bulletins  de  la  grande  armée.  Parmi  les  amis  de  sa 
mère,  il  y  avait  des  femmes  comme  M'"''  de  Vintimille  et  M'""  d'Hou- 
detot,  qui  conservaient  la  tradition  des  salons  du  xviii"  siècle,  et  il 
n'était  pas  rare  de  rencontrer  chez  elle  des  hommes  comme  M.  Pas- 
quier,  M.  Mole,  M.  de  Barante,  M.  deTalleyrand,  tous  très  respec- 
tueux pour  l'empire,  mais  qui  se  dédommageaient  en  discutant  libre- 
ment les  questions  littéraires.  M.  de  Rémusat,  quand  il  entra  au 
collège,  était  donc  tout  préparé,  et,  sans  obtenir  des  succès  écla- 
tans,  il  devint  bientôt  un  des  meilleurs  élèves  du  lycée  Napoléon  ; 
mais  en  même  temps  qu'une  leçon  d'un  professeur  ami,  M.  de 
La  Romiguière,  éveillait  en  lui  l'amour  de  la  philosophie,  il  y  joi- 
gnait un  goût  prononcé  pour  la  littérature  légère,  et  dès  l'âge  de 
quinze  ans  il  faisait  des  chansons.  Il  en  a  fait  avec  succès  un  très 
grand  nombre,  pendant  les  premières  années  de  sa  vie;  c'était  le 
goût  du  temps  comme  celui  des  petits  vers,  et  plus  d'une  fois  des 
connaisseurs  crurent  voir  dans  le  jeune  chansonnier  un  émule  de 
Désaugiers  et  de  Béranger.  Ce  n'est  pourtant  pas  à  ce  genre  de  re- 
nommée qu'il  était  destiné,  et,  content  de  chanter  ses  chansons 
entre  amis,  jamais  il  n'a  souffert  qu'elles  fussent  imprimées. 

C'était  d'ailleurs  un  singulier  temps,  et  il  l'a  décrit  lui-même 
dans  la  préface  du  livre  où  il  a  rassemblé  ses  premiers  écrits  sous 
le  titre  Passé  et  présent.  «  Les  dernières  années  du  règne  de  Na- 
poléon, dit-il,  avaient  produit  une  disposition  générale  qui  ne  doit 
pas  faire  envie...  La  France  attristée  ne  se  détournait  pas  du  gou- 
vernement pour  chercher  son  salut  en  dehors  de  lui;  elle  en  était 
venue  à  manquer  de  l'illusion  des  souhaits.  Son  gouvernement 
l'alarmait  et  ne  l'irritait  pas.  Elle  n'en  désirait  pas  la  chute,  elle 
n'en  espérait  pas  la  réforme;  elle  le  regardait  comme  nécessaire  et 
dangereux,  et  se  sentait  dans  une  égale  impuissance  de  lui  faire  du 
mal  ou  du  bien,  de  le  contenir  ou  de  le  renverser...  Dès  longtemps 
revenue  des  théories,  elle  conservait  une  aversion  vague  pour  tous 
les  systèmes  pris  hors  des  faits,  et,  quoique  froide  et  peu  dévouée, 
elle  se  défiait  de  toutes  les  oppositions  ;  elle  ne  croyait  plus  aux 


318  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

idées,  mais  aux  événemens.  Cette  disposition  des  esprits  en  poli- 
tique répondait  à  une  disposition  analogue  sur  toutes  les  choses  de 
l'ordre  moral.  La  philosophie,  les  arts,  pour  tout  dire  en  un  mot, 
les  opinions  étaient  resserrées  dans  d'étroites  limites  :  on  mettait  la 
sagesse  dans  la  contrainte.  Peu  de  mouvement,  point  de  nouveauté, 
beaucoup  de  prudence.  On  se  défiait  du  raisonnement  dans  les  choses 
de  raisonnement,  de  l'imagination  dans  les  choses  d'imagination... 
L'esprit  humain  a  rarement  été  moins  fier  de  lui-même.  C'est  un 
temps  où  il  fallait  être  soldat  ou  géomètre.  » 

M.  de  Rémusat  ne  désirait  être  ni  l'un  ni  l'autre;  mais  pendant 
qu'il  continuait  ses  études  sérieuses  tout  en  faisant  des  chansons, 
l'empire  penchait  vers  sa  ruine,  et  un  changement  notable  se  fai- 
sait dans  la  société  naguère  encore  éblouie  et  asservie  où  vivaient 
ses  parens.  Ce  changement  se  marque  nettement  dans  les  mémoires 
inédits  de  M™^  de  Rémusat,  qui  contiennent  des  particularités  très 
piquantes  sur  la  cour  impériale.  Les  hommes  d'esprit  dont  cette  so- 
ciété se  composait  commençaient  à  comprendre  que  le  pouvoir  ab- 
solu perd  les  nations  bien  loin  de  les  sauver,  et  l'humeur  opposante 
se  développait,  même  parmi  les  fonctionnaires  impériaux.  La  jeune 
intelligence  de  M.  de  Rémusat  les  avait  devancés,  et  il  n'eut  aucun 
effort  à  faire^  quand  survint  la  catastrophe,  pour  accepter  comme 
dédommagement  des  désastres  de  la  guerre  l'aurore  de  la  liberté 
constitutionnelle.  Ses  études,  ses  réflexions  l'y  avaient  préparé,  et 
le  souvenir  de  cette  époque  lui  est  toujours  resté  comme  celui 
d'une  émancipation  intellectuelle  (1).  «  C'est  pour  cela,  a-t-il  dit 
plus  tard,  que  je  n'ai  jamais  eu  un  grand  foads  d'aigreur  contre  la 
restauration.  Je  lui  savais  gré  en  quelque  sorte  de  m'avoir  donné 
les  idées  que  j'employais  contre  elle.  »  Cette  phrase,  citée  par  Sainte- 
Beuve,  a  fort  ému  un  écrivain  dévoué  à  la  cause  royaliste;  mais  il 
a  oublié  de  se  demander  pourquoi  les  idées  apportées  par  la  res- 
tauration avaient  servi  à  la  renverser,  et  qui  devait  être  tenu  pour 
responsable  de  sa  chute. 

M.  de  Rémusat  n'avait  pas  seulement  pris  les  devans  sur  les 
hommes  politiques  qui  fréquentaient  le  salon  de  sa  mère ,  il  les 
avait  dépassés  par  l'ardeur  de  son  libéralisme  naissant,  et  il  ne 
pouvait  avoir  l'approbation  ni  des  royalistes,  ni  des  fonctionnaires 
impériaux  qu'il  y  rencontrait.  Pour  ne  pas  heurter  trop  fortement 
des  opinions  différentes  des  siennes,  il  prenait  l'habitude  de  modé- 
rer son  ton,  de  comprimer  sa  vivacité  naturelle  et  de  suppléer  par 
de  fines  railleries  à  la  force  des  démonstrations.  Déjà  pourtant  on 
pouvait  remarquer  en  lui  une  grande  répugnance  pour  les  demi- 
partis  et  pour  les  lâches  concessions,  et  quand,  dans  le  monde  où  il 

(1)  Derniers  Portraits,  par  Saiute-Beuve.  —  M,  de  Bémusat. 


M.    CHARLES    DE    RÉ.MUSAT.  319 

vivait,  il  entendait  dire  que  «  cela  ne  pouvait  pas  durer,  »  il  était 
fort  disposé  à  le  croire.  Il  n'en  fut  pas  moins  indigné  du  retour  de 
l'île  d'Elbe,  et  plus  indigné  encore  des  transformations  intéressées 
qu'il  voyait  s'opérer  autour  de  lui.  «  Il  revient,  disait  alors  M.  de 
Barante,  pour  nous  déshonorer  tous.  »  Si  dévoués  que  ses  parens 
eussent  été  à  la  monarchie  impériale,  c'était  aussi  leur  sentiment, 
et  l'empereur,  qui  le  savait,  eut  soin  de  les  exiler  à  quarante  lieues 
de  Paris.  Ils  passèrent  en  famille  le  temps  des  cent  jours  dans  la 
Haute-Garonne ,  étrangers  à  tous  les  événemens,  et  c'est  là  qu'ils 
apprirent  la  seconde  restauration  et  la  nomination  de  M.  de  Ré- 
musat  père  à  la  préfecture  de  ce  département,  où,  du  fait  de  sa 
femme,  il  possédait  la  terre  de  Lafitte.  Si  la  seconde  restauration 
avait  su  se  préserver  des  excès  où  elle  est  tomfeée,  peut-être  M.  de 
Rémusat,  libéral  sincère  et  sans  parti-pris  hostile,  s'y  serait- il  ral- 
lié; mais  il  n'en  fut  rien,  et  quand  sévit  la  réaction  royaliste,  quand 
le  procès  du  maréchal  Ney,  celui  de  M.  de  Lavalette  et  les  massa- 
cres du  midi  vinrent  pénétrer  de  douleur  et  d'indignation  toutes 
les  âmes  généreuses,  alors  les  ménagemens  ne  lui  parurent  plus 
de  saison,  et  il  se  plaça  résolument  dans  les  rangs  les  plus  actifs 
de  la  politique  libérale.  «  Nous  ne  savions  pas,  dit-il ,  la  révolution, 
c'est  la  restauration  qui  nous  l'apprit.  Avec  une  rapidité  singulière, 
la  première  vue  de  la  restauration  fît  comprendre,  même  à  ceux 
qui  l'accueillaient  sans  vive  inimitié,  pourquoi  l'ancien  régime  avait 
dû  périr,  pourquoi  la  révolution  s'était  faite.  » 

Après  les  cent  jours,  on  le  comprit  bien  riiieux  encore,  et  la  ré- 
solution de  sauver  à  tout  prix  la  conquête  de  la  révolution  se  grava 
profondément  dans  les  cœurs;  mais  les  uns  travaillèrent  à  l'œuvre 
commune  au  moyen  des  sociétés  secrètes  et  des  conspirations,  les 
autres  par  les  voies  légales  et  par  la  discussion  publique.  M.  de  Ré- 
musat fut  un  de  ces  derniers,  et  il  ne  tarda  pas  à  prendre  sa  place 
parmi  les  écrivains  qui  cherchaient  à  concilier  les  idées  nouvelles 
avec  la  tradition.  Ainsi  en  1817,  quand  il  avait  vingt  ans  à  peine,  il 
écrivit,  sous  ce  titre  un  peu  ambitieux  :  la  Jeunesse,  quelques  pages 
assez  vagues  encore,  mais  qui  déjà  montraient  les  jeunes  généra- 
tions prêtes  à  paraître  sur  la  scène  avec  leurs  idées  propres,  et  as- 
pirant à  y  jouer  un  rôle  original.  Ce  n'était  d'ailleurs  qu'un  essai 
qui  fut  suivi  en  1818  de  trois  articles  plus  importans,  le  premier 
sur  la  situation  des  gouvernemens,  le  second  sur  la  bonne  foi 
dans  les  opinions,  le  troisième  sur  la  révolution  française,  à 
propos  des  Considérations  de  M""^  de  Staël,  qui  venaient  de  pa- 
raître. Ce  dernier,  communiqué  à  M.  de  Barante,  fut  remis  par 
celui-ci  à  M.  Guizot,  qui  le  jugea  digne  d'être  inséré  dans  les  Ar- 
chives, dont  il  était  le  directeur.  Il  y  parut  avec  une  sorte  de  pré- 
face où  M.  Guizot  insistait  sur  l'influence  que  le  livre  de  M'"^  de 


320  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Staël  devait  avoir  sur  la  jeune  génération,  «  espoir  de  la  France, 
que  la  révolution  et  Bonaparte  n'avaient  ni  brisée ,  ni  pervertie,  et 
qui  voulait  la  liberté  sans  que  ses  sentimens  et  son  jugement  fus- 
sent corrompus  ou  obscurcis  par  les  intérêts  ou  le  souvenir  du 
désordre.  »  Cet  écrit,  où  l'empire  et  la  restauration  étaient  sévère- 
ment jugés,  ne  pouvait  plaire  ni  aux  anciens  fonctionnaires  de  l'em- 
pire, ni  aux  nouveaux  fonctionnaires  de  la  restauration,  au  milieu 
desquels  vivait  l'auteur.  Son  père  d'ailleurs  était  préfet,  et  l'on 
s'étonnait  que  le  fils  d'un  préfet  se  permît  de  critiquer  le  gouver- 
nement servi  par  son  père;  mais  dans  le  public  vraiment  libéral  il 
eut  un  grand  succès.  M.  de  Barante  et  M.  Guizot  le  louèrent  haute- 
ment, M'""  de  Broglie  et  M.  Auguste  de  Staël  voulurent  remercier 
personnellement  l'admirateur  de  leur  inère;  M.  Boyer-GoUard  enfin 
donna  à  M.  de  Bémusat  une  approbaiion  dont  il  n'était  pas  pro- 
digue. «  Je  vous  ai  relu,  monsieur,  »  lui  dit-il,  et  dans  la  bouche 
de  M.  Boyer-Gollard  l'éloge  était  aussi  rare  que  complet. 

A  partir  de  ce  moment,  l'avenir  de  M.  de  Bémusat  était  fixé,  et 
l'on  peut  trouver  dans  ces  premiers  essais  le  germe  des  idées  qui 
l'ont  dirigé  pendant  tout  le  cours  de  sa  longue  vie.  L'article  que 
M.  Boyer-Gollard  avait  relu  commençait  par  ces  mots  :  u  la  révo- 
lution française  ne  fut  point  un  accident,  mais  le  résultat  néces- 
saire de  tout  le  siècle  passé...  »  Et  l'auteur  montrait  qu'au  milieu 
du  dernier  siècle  le  contraste  entre  les  idées  et  les  actes  était  ab- 
solu et  qu'aucune  action  ne  se  faisait  plus  en  conscience.  Le  gou- 
vernement d'ailleurs  s'obstinait  à  ne  point  prendre  part  au  mou- 
vement de  l'esprit  général,  maintenait  toutes  ses  habitudes,  le 
dirigeait  d'après  ses  anciens  principes  et  conservait  les  mêmes 
institutions  qui  supposaient  les  mêmes  croyances.  Qu'arriva-t-il 
alors?  «  On  regarda  la  réalité  et  la  pensée  comme  deux  choses  iso- 
lées l'une  de  l'autre;  on  se  dit  que  si,  dans  le  domaine  des  idées, 
il  ne  fallait  relever  que  de  la  raison,  sur  le  terrain  des  faits  on  ne 
devait  dépendre  que  de  l'intérêt...  On  faisait  des  fautes  ^ans  en- 
traînement; on  renjplissait  des  devoirs  sans  vertu.  Aucune  exagéra- 
tion n'était  excusée  par  aucun  enthousiasme;  les  prêtres  étaient  in- 
tolérans  sans  être  croyans,  la  noblesse  faisait  la  guerre  sans  tenir 
à  la  gloire;  le  trône  n'était  pas  respecté,  mais  on  l'encensait.  La  re- 
ligion était  insultée  et  pratiquée;  les  philosophes  allaient  à  la  cour, 
et  les  citoyens  obéissaient  aux  lois  sans  les  aimer  ni  les  connaître.  » 
Mais  il  venait  de  naître  une  nouvelle  génération  qui  ne  pouvait  por- 
ter aussi  loin  cette  singulière  facilité  de  penser  une  chose  et  d'en 
faire  une  autre.  Un  jour  cette  génération  se  souleva  contre  ces 
formes  officielles  qui  ne  cachaient  rien  de  solide,  contre  ces  faussetés 
convenues  qui  n'étaient  plus  même  des  mensonges,  puisque  per- 
sonne n'en  était  dupe,  et  la  révolution  fut  faite. 


M.    CHARLES    DE    RÉMUSAT.  321 

C'était  un  singulier  phénomène  que  ce  jeune  homme,  âgé  de 
vingt  et  un  ans  à  peine,  élevé  dans  une  société  aristocratique,  bien 
vu  des  dames  du  monde,  et  qui  répandait  de  pareilles  idées  en 
pleine  restauration,  au  moment  de  la  lutte  la  plus  vive  entre  l'an- 
cien régime  et  la  révolution!  M.  de  Rémusat  ne  niait  pas  d'ailleurs 
que  de  grandes  fautes  n'eussent  été  commises  de  part  et  d'autre, 
et,  bien  loin  d'amnistier  la  terreur,  il  lui  reprochait  d'avoir  détaché 
beaucoup  de  Français  de  la  cause  de  la  révolution.  «  Le  malheur, 
dit-il,  en  développant  quelques  émotions  honorables  et  généreuses, 
avait  brisé  les  âmes.  Les  excès  de  nos  années  sinistres  avaient  pu 
ranimer  les  sentimens  de  la  justice  et  de  l'humanité;  mais  ils  avaient 
intimidé  la  volonté,  humilié  la  raison.  On  avait  rêvé  de  se  croire 
fait  pour  se  gouverner  soi-même...  On  s'était  repris  d'un  goût  légi- 
time pour  la  vie  paisible  et  régulière,  pour  les  affections  de  famille, 
pour  les  vertus  privées  qui  paraissaient  les  seules  solides  depuis  que 
les  vertus  publiques  avaient  mal  tenu  leurs  promesses.  C'est  de  ce 
temps  que  date  l'existence  d'une  classe  d'hommes  fort  nombreuse, 
les  honnêtes  gens  mauvais  citoyens.  » 

Cette  classe  d'hommes,  dépourvue  de  tout  sentiment  patriotique 
comme  de  toute  idée  libérale  et  uniquement  préoccupée  de  l'ordre 
matériel,  a  survécu  depuis  quatre-vingts  ans  à  tous  les  gouverne- 
mens,  et  M.  de  Rémusat  l'a  retrouvée  plus  d'une  fois  dans  le  cours 
de  sa  vie.  C'est  elle  dont  l'indifférence  a  encouragé  la  restauration 
au  coup  d'état  qui  l'a  perdue.  C'est  elle  qui,  sous  le  gouvernement 
du  roi  Louis-Philippe,  a  provoqué  la  révolution  en  s'opposant  à 
toute  réforme;  c'est  elle  qui  a  battu  des  mains  quand  le  président 
de  la  république  a  usurpé  le  pouvoir,  au  mépris  des  lois  et  de  ses 
sermens;  c'est  elle  encore  qui  plus  récemment ,  au  lieu  d'aider 
MM.  Thiers  et  de  Rémusat  à  constituer  un  gouvernement  libre  et  mo- 
déré, les  a  sacrifiés  à  de  vaines  terreurs  et  à  de  folles  répugnances. 
En  la  qualifiant  comme  il  l'a  fait  en  1818,  M.  de  Rémusat  semblait 
deviner  d'avance  quelle  serait  son  action  sur  les  destinées  de  la 
France,  pendant  plus  d'un  demi-siècle. 

Cependant  à  la  fin  de  1818  un  ministère  libéral,  le  ministère  Des- 
soles, s'était  constitué  avec  l'appui  des  chefs  du  parti  doctrinaire, 
M.  Royer-Collard,  M.  de  Rroglie,  M.  Guizot.  Le  succès  de  son  ar- 
ticle appelait  naturellement  M.  de  Rémusat  à  prendre  part  à  leurs 
travaux,  et  pendant  l'année  1819  il  écrivit  plusieurs  fois  dans  les 
journaux  ministériels.  Il  écrivit  même  une  brochure  sur  la  liberté 
de  la  presse,  qui  fut  fort  remarquée  et  dans  laquelle,  après  avoir 
montré  que  cette  liberté  était  née  de  la  liberté  de  penser,  sous 
l'ancien  régime,  il  établissait  avec  une  grande  fermeté  quelles  en 
devaient  être  les  conditions  sous  un  gouvernement  libre  ;  quelques 

TOME  xij,  —  1875.  21 


322  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mois  après,  dans  une  autre  brochure  intitulée  De  la  Procédure 
par  jures  en  matière  criminelle^  il  complétait  son  œuvre.  Comme 
les  chefs  du  parti  doctrinaire,  M.  Royer-Collard,  M.  de  Broglie, 
M.  de  Serre,  M.  Guizot,  M.  de  Rémusat  ne  comprenait  pas  pour  la 
presse  d'autre  juridiction  que  le  jury,  et  cette  conviction,  il  l'a  tou- 
jours gardée. 

En  même  temps  qu'il  préludait  aux  luttes  politiques  qui  devaient 
remplir  son  existence,  M.  de  Rémusat  n'abandonnait  pas  la  littéra- 
ture, et  en  1819  il  publiait  dans  le  Lycée,  recueil  dirigé  par 
MM.  Yillemain  et  Loyson,  un  article  sur  la  révolution  du  théâtre, 
où  il  prédisait  les  réformes  qui  étaient  à  la  veille  de  s'accomplir. 
Dans  cet  écrit,  il  parlait  avec  un  grand  dédain  de  a 'ces  esprits  re- 
tirés qui  ne  produisent  et  n'acquièrent  plus,  mais  qui  ne  peuvent 
souffrir, que  d'autres  fassent  fortune.  »  Puis  il  avertissait  ces  sortes 
de  littérateurs  qu'ils  étaient  en  péril.  «  L'ancien  régime  dramatique, 
disait-il,  est  ébranlé;  l'esprit  révolutionnaire  y  fermente.  L'insur- 
rection approche.  »  Et  il  se  félicitait  que  le  public  eût  contracté  le 
besoin  d'émotions  plus  vives  et  moins  communes.  Plus  tard,  au 
temps  du  Globe,  ces  idées  ont  été  fort  développées  et  sont  devenues 
banales.  Elles  étaient  nouvelles  alors.  M.  de  Rémusat  traduisait  au 
même  moment  le  théâtre  de  Goethe  avec  son  ami  M.  de  Guizard,  et 
le  traité  de  Legibus  de  Cicéron  pour  l'édition  de  son  ancien  profes- 
seur, M.  Victor  Leclerc;  mais,  dans  la  préface  qu'il  joignait  à  ce 
traité,  l'homme  politique  reparaissait,  et  dans  sa  peinture  du  parti 
aristocratique  de  Rome,  il  n'était  pas  difficile  de  trouver  plusieurs 
traits  qui  s'appliquaient  évidemment  au  parti  ultra-royaliste  fran- 
çais. 

Ce  parti  venait  de  reprendre  le  pouvoir,  et  l'essai  libéral  de  la 
restauration  n'avait  pas  eu  une  longue  durée.  M.  Dessoles  avait 

ccombé  devant  l'hostilité  de  la  diplomatie  et  de  la  cour;  M.  De- 
cazes,  qui  lui  avait  succédé,  était  tombé  lui-même  après  l'assas- 
sinat du  duc  de  Berry.  M.  de  Rémusat  rentra  alors  dans  l'oppo- 
sition pour  n'en  pas  sortir  jusqu'à  la  révolution  de  1830.  Il  avait 
pris  trop  de  goût  à  la  politique  pour  se  borner  à  la  littérature,  et 
en  1827  il  accepta  avec  joie  la  proposition  que  lui  faisait  M.  Thiers 
de  partager  la  direction  des  Tablettes  universelles,  recueil  pério- 
dique fondé  par  M.  Coste.  «  Nous  sommes  la  jeune  garde,  »  lui  di- 
sait alors  M.  Thiers,  et  il  ajoutait  «  qu'il  ne  ferait  jamais  rien  sans 
lui  demander  d'en  être.  »  C'est  ainsi  qu'a  commencé  cette  liaison 
que  la  mort  seule  a  pu  rompre,  et  où,  de  part  et  d'autre,  toutes  les 
promesses  ont  été  tenues.  Le  premier  article  que  M.  de  Rémusat 
•publia  dans  ce  recueil,  sur  le  choix  d'une  opinion,  était  surtout  di- 
rigé contre  ceux  qui,  dans  leur  égoïsme,  croient  pouvoir  rester  froids 
spectateurs  des  discordes  civiles  et  conserver  la  neutralité  entre  les 


M.    CHARLES    DE    RÉMUSAT.  323 

combattans.  Il  considérait  que  sans  se  résigner  à  l'aveuglement  de 
l'esprit  de  secte,  à  la  servitude  de  l'esprit  de  parti,  chacun  était 
tenu  d'avoir  une  opinion  et  de  la  professer  publiquement,  sans 
égard  pour  les  injures  de  la  malveillance,  pour  le  blâme  des  indiffé- 
rens,  pour  les  anxiétés  de  l'amitié  timide,  u  De  quel  prix,  disait-il, 
serait  la  vie,  avec  les  passions  qui  la  corrompent  et  les  chagrins 
qui  la  désolent,  de  quel  intérêt  serait  la  société,  que  l'erreur  égare 
et  que  la  force  ravage,  sans  le  besoin  de  chercher  la  vérité  et  le 
devoir  de  la  dire?  De  quoi  serviraient  à  l'homme  ces  notions  ineifa- 
çables,  qu'il  trouve  en  lui-même,  de  son  origine  et  de  sa  fin,  si 
elles  ne  donnaient  à  sa  destinée  le  caractère  d'une  mission?  »  Ce 
n'est  point  là  le  langage  d'un  simple  curieux,  ni  même  d'un  pur 
philosophe,  et  la  sagacité  précoce  de  ce  jeune  et  courageux  esprit 
n'avait  rien  de  commun  avec  la  hautaine  indifférence  que  tant  de 
gens  aujourd'hui  prennent  pour  le  dernier  mot  de  la  sagesse.  Le 
noble  souci  des  devoirs  que  la  liberté  impose  et  de  la  puissance 
qu'elle  communique,  M.  de  Rémusat  le  portait  dans  tous  les  sujets 
qu'il  lui  arrivait  de  traiter.  Son  libéralisme  éclairait  sa  critique  et 
faisait  le  fond  de  toutes  ses  opinions.  Un  jour,  il  établissait  dans  un 
article  sur  la  politique  extérieure  que  dans  l'état  de  l'Europe  toutes 
les  guerres  étaient  des  guerres  civiles  entre  les  partis  plutôt  que 
entre  les  nations,  et  il  prédisait  que  la  sainte-alliance  serait  vaincue 
par  la  révolution  espagnole.  C'était  une  erreur;  mais  elle  était  alors 
partagée  par  presque  tout  le  parti  libéral.  Un  autre  jour,  dans  le 
même  recueil,  il  célébrait  l'alliance  féconde  de  l'industrie  et  de  la 
liberté.  Puis  comparant  le  théâtre  de  Shakspeare  à  notre  théâtre  na- 
tional, il  montrait  qu'un  tel  théâtre  ne  pouvait  naître  que  chez  un 
peuple  où  la  vie  politique  était  universelle.  En  France  au  contraire, 
avant  la  révolution,  on  finissait  par  oublier  qu'il  y  eût  une  autre 
société  que  la  bonne  compagnie,  et  c'est  ainsi  que  s'expliquait  la 
solennité  de  nos  formes  théâtrales. 

Quand  M.  de  Rémusat  écrivait  dans  les  Tablettes,  M.  de  Yillèle 
était  ministre,  et  son  père  avait  cessé  d'être  préfet.  Il  n'avait  plus 
de  ménagemens  à  garder,  et  il  pouvait,  sans  être  accusé  de  com- 
promettre sa  famille,  dire  ce  qu'il  pensait  sur  tout  le  monde  et 
sur  toutes  choses.  Personne  ne  put  donc  s'étonner  de  le  voir,  au 
moment  des  élections  de  1824,  secrétaire  du  comité  général  de  la 
gauche  et  écrivant  dans  les  journaux  de  nombreux  articles  en  fa- 
veur des  candidats  de  l'opposition.  On  sait  que  le  parti  libéral  sor- 
tit de  ces  élections  plus  que  vaincu,  presque  anéanti.  Les  Tablettes 
avaient  cessé  d'exister,  et  le  champ  de  bataille  manquait  à  M.  de 
Rémusat.  U  en  trouva  un  nouveau  dans  le  Globe,  qui  venait  de  se 
fonder  par  le  concours  de  MM.  Dubois  et  Pierre  Leroux.  Il  a  dit 
lui-même,  dans  un  article  sur  M.  Joulïroy,  de  quels  élémens  peu 


324  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

homogènes  s'était  formée  cette  association,  qui  n'a  pas  été  sans  éclat. 
Elle  se  composait,  à  l'origine,  de  trois  groupes  difft^rens  :  d'anciens 
élèves  de  l'École  normale,  professeurs  destitués  pour  la  plupart, 
d'écrivains  politiques  et  de  journalistes  venus  de  divers  points  de 
la  France,  enfin  de  jeunes  gens  appartenant  pour  le  plus  grand 
nombre  aux  classes  élevées  par  la  révolution  et  l'empire  aux  fonc- 
tions publiques,  mais  qui  avaient  su  se  défendre  des  pièges  et  des 
séductions  du  pouvoir.  C'est  dans  ce  dernier  groupe  qu'il  se  range 
lui-même,  et  avec  lui  MM.  Duchâtel,  Vitet,  Duvergier  de  Hauranne. 
A  la  direction  de  l'École  normale  appartenaient,  outre  M.  Dubois, 
MM.  Jouffroy,  Damiron,  Trognon,  Patin,  Farcy,  et  se  rattachaient 
MM.  Ampère,  Lerminier,  Magnin,  et  un  peu  plus  tard  M.  Sainte- 
Beuve.  «  Nous  formâmes  ainsi,  ajoute  M.  de  Rémusat,  un  faisceau 
de  critiques  qui,  je  puis  le  dire  sans  témérité,  exerça  dans  la  philo- 
sophie, la  littérature  et  la  politique  une  véritable  influence  pendant 
les  cinq  dernières  années  de  la  restauration.  » 

Ce  qu'il  ne  dit  pas  et  ce  qu'il  ne  pouvait  pas  dire,  c'est  la  place 
qu'il  tint  dans  notre  association.  La  première  fois  que  je  le  vis, 
c'était  à  la  fin  de  l'année  182Zi,  dans  le  salon  de  M.  Delécluze,  qui 
recevait  le  dimanche  matin  un  grand  nombre',  e  jeunes  artistes  et 
de  jeunes  littérateurs.  Je  ne  puis  rendre  l'impression  que  fit  sur  moi 
cet  esprit  si  ferme  et  si  fin,  cette  intelligence  à  laquelle  aucun  sujet 
ne  semblait  étranger.  M.  de  Rémusat  n'était  pas  seulement  un  écri- 
vain, c'était  un  causeur  incomparable,  et  dans  ses  conversations 
comme  dans  ses  écrits  il  savait  unir  la  grâce  de  la  forme  à  la  soli- 
dité du  fond.  S'il  parlait  de  choses  légères,  une  réflexion  sérieuse 
ramenait  de  temps  en  temps  l'esprit  vers  de  plus  graves  pensées. 
En  revanche,  il  avait  l'art  d'animer  une  dissertation  savante  par 
une  observation  piquante,  par  un  trait  spirituel,  par  une  fine  rail- 
lerie, quelquefois  même  par  un  mot  sanglant.  Et  au  milieu  des  plus 
vives  controverses,  la  justesse  de  son  esprit  le  préservait  de  tous 
les  excès.  Ainsi  quand  mon  ardeur  contre  le  système  dramatique 
imposé  par  la  tradition  à  notre  théâtre  m'entraînait  à  l'attaquer  avec 
trop  d'âpreté,  M.  de  Rémusat  me  conseillait  d'être  plus  modéré  et 
faisait  la  part  du  bien  et  du  mal.  Par  cette  impartialité  pleine  de 
bienveillance,  il  avait  acquis  une  grande  autorité  parmi  ses  collabo- 
rateurs, et  son  opinion  était  presque  toujours  prépondérante.  Néan- 
moins, dans  les  premiers  temps  du  Globe,  il  laissait  volontiers  à 
MM.  Jouffroy  et  Damiron  les  sciences  philosophiques,  à  M.  Duchâtel 
l'économie  politique,  à  M.  Vitet  les  beaux-arts,  et  il  se  renfermait 
presque  exclusivement  dans  la  littérature  proprement  dite.  C'est 
ainsi  qu'au  commencement  de  l'année  1825  il  publia,  sous  ce  titre  : 
De  l'état  de  la  poésie  française,  une  vive  et  spirituelle  critique  de 
la  plupart  des  poètes  modernes  qui,  au  lieu  de  chercher  l'inspira- 


M.    CHARLES    DE    RÉMUSAT.  325 

tion  clans  la  connaissance  de  la  nature,  de  la  vie  et  d'eux-mêmes, 
la  cherchaient  dans  l'imitation  des  grands  maîtres  et  ne  produi- 
saient que  des  œuvres  glacées,  d'insignifians  pastiches,  a  Presque 
tous  copient,  disait-il,  et  les  plus  hardis  se  bornent  à  chercher  de 
nouveaux  modèles  en  substituant  une  école  cà  une  autre,  l'Alle- 
magne à  la  France.  »  Trois  poètes  seulement  lui  paraissaient  faire 
exception,  Casimir  Delavigne,  Lamartine  et  Béranger;  mais,  indul- 
gent pour  Casimir  Delavigne  et  Béranger,  il  se  montrait  d'une  ex- 
trême sévérité  pour  Lamartine,  dont  l'imagination  rêveuse  lui  plai- 
sait peu,  tandis  qu'au  contraire  Casimir  Delavigne  et  Béranger  le 
captivaient  par  le  sentiment  patriotique  et  vraiment  français  dont 
les  Messéniennes  et  les  Dernières  Chansons  étaient  empreintes. 

Il  était  bien  difficile  en  effet  que  dans  ces  temps  agités  la  politique 
ne  se  mêlât  pas  à  toutes  les  discussions  philosophiques  ou  litté- 
raires. Bien  qu'elle  fût  interdite  au  Globe,  elle  y  pénétrait  par  tous 
les  côtés ,  et  personne  moins  que  M.  de  Rémusat  n'était  disposé  à 
lui  fermer  la  porte.  11  suffit  pour  s'en  convaincre  de  lire  les  articles 
qu'il  publia  vers  la  même  époque  sur  les  mœurs  du  temps.  C'était 
le  pendant  des  tableaux  qu'il  avait  faits  précédemment  de  l'état  des 
opinions  au  xviii'  siècle  et  à  la  fm  de  l'empire;  mais  cette  fois  il 
s'agissait  de  peindre  la  bonne  société  sous  la  restauration,  et  la 
tâche  était  difficile  pour  un  homme  du  monde.  M.  de  Rémusat  ne 
recula  pas  devant  les  colères  qu'd  allait  soulever.  11  commençait 
par  rappeler  que  tout  le  dernier  siècle  avait  conspiré  contre  l'an- 
cien régime  par  la  conversation,  «  mais,  ajoutait-il,  comme  il  arrive 
souvent,  le  complot  n'a  point  profité  aux  conspirateurs...  Déçue  et 
châtiée,  la  bonne  compagnie  s'est  amèrement  repentie  d'avoir  suc- 
combé à  la  tentation  de  l'esprit.  Confuse  de  sa  faute,  elle  craint  au- 
jourd'hui, elle  fuit  les  idées  nouvelles  comme  des  pièges,  les  idées 
générales  comme  des  visions;  elle  se  reproche  d'avoir  trop  pensé 
pour  son  salut  même  en  ce  monde,  et  semble  ^.yoiï  juré,  mais  un 
peu  tard,  qu'on  ne  l'y  prendrait  plus.  » 

Dans  cet  état  des  esprits,  il  arrivait  naturellement  que  l'absence 
de  principes  passait  pour  la  vraie  sagesse^  et  que  tout  homme  qui 
n'était  pas  toujours  prêt  à  sacrifier  les  intérêts  généraux  à  ses  inté- 
êts  particuliers  était  considéré  comme  une  mauvaise  tête,  et  avait 
besoin  d'être  excusé  par  ses  amis.  «  Les  opinions  politiques,  disait-il, 
se  prennent  par  bienséance  plutôt  que  par  conviction...  On  aurait 
assez  goûté  l'empire,  si  ses  formes  brusques  n'avaient  quelquefois 
heurté  le  bon  goût  et  ses  excès  compromis  le  repos,  car  c'est  le  repos 
que  l'on  prise  avant  toutes  choses...  Les  injustices  et  les  violences 
choquent  surtout  parce  qu'elles  font  du  bruit.  Aussi  est-on  souvent 
tenté  de  se  fâcher  contre  ceux  qui  s'en  plaignent  plus  que  contre 
ceux  qui  les  commettent.  » 


326  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Que  tout  cela  est  resté  vrai  !  Trente  ans  après ,  sous  le  second 
empire,  une  personne  à  qui  l'on  racontait  quelques-unes  des  infa- 
mies qui  se  commettaient  impunément  ne  trouva  rien  à  dire,  si  ce 
n'est  :  u  Heureusement  cela  n'est  pas  su.  »  Il  y  a  ainsi  en  tout 
temps  des  gens  à  qui  le  malfaiteur  inspire  moins  de  répugnance 
que  le  juge. 

La  religion  du  moins  était-elle  prise  au  sérieux?  Non.  «  Le  mou- 
vement religieux  dont  nous  sommes  témoins  n'est  guère  plus  de  la 
religion  que  l'agiotage  n'est  du  commerce.  C'est  une  vogue,  un  jeu, 
une  manie...  L'orthodoxie  est  devenue  une  bienséance,  la  foi  est 
convenable,  et  ri'en  de  plus.  Bizarrerie  étrange ,  la  religion,  la  chose 
éternelle,  la  religion  est  à  la  mode.  La  bonne  compagnie  l'a  re- 
prise depuis  dix  ans,  comme  elle  a  repris  ses  titres...  Quand  on 
dit  qu'un  homme  est  religieux,  cela  signifie  qu'il  va  à  la  messe.  Sa- 
crifiez d'ailleurs  votre  opinion  à  votre  fortune,  abaissez- vous  à  mille 
petitesses  pour  conquérir  ou  conserver  une  place,  vous  le  pouvez  et 
n'encourez  aucun  blâme...  La  loi  du  grand  monde,  c'est  le  bon  ton. 
Ses  arrêts  sont  bien  plus  sévères  pour  la  manière  de  penser  que 
pour  la  manière  d'agir.  On  peut  tout  faire  dans  le  monde,  pourvu 
qu'on  n'y  choque  point,  et  la  bonne  compagnie  a  des  règles  qu'il 
est  plus  sûr  de  violer  que  de  contredire... 

a  II  n'est  rien  que  n'excuse  maintenant,  même  aux  yeux  de  tous 
les  partis,  le  danger  de  se  compromettre.  La  crainte  de  ce  danger 
s'avoue  sans  honte;  la  prudence  est  devenue  la  première  vertu;  la 
timidité  même  est  estimée.  Une  opinion  toute  pleine  de  lâcheté  a 
gagné  jusqu'aux  âmes  honnêtes,  elle  dit  à  tous  :  Ménagez  votre 
position.  Triste  effet  de  l'ébranlement  donné  à  tous  les  caractères  et 
à  toutes  les  convictions  par  quarante  années  de  vicissitudes  politi- 
ques !  Triste  effet  de  cet  amollissement  moral  que  commencèrent  la 
terreur  et  l'empire,  et  que  viennent  d'achever  les  préjugés  de  cour 
et  les  doctrines  jésuitiques.  De  là  est  résulté  un  esprit  de  servilité 
dont  je  ne  connais  pas  d'autre  exemple,  parce  qu'il  s'allie  avec  le 
bon  goût  et  les  belles  manières,  avec  l'esprit,  la  vanité,  l'honneur 
même.  C'est  un  mélange  de  respect  pour  la  force  et  pour  les  con- 
venances, c'est  le  produit  de  l'intérêt  qui  calcule  et  de  la  raison 
qui  doute,  de  la  peur  qui  se  ménage  et  de  la  médiocrité  qui  s'humi- 
lie. Et,  chose  étrange,  un  tel  avilissement  n'a  ni  l'allure  ni  la  re- 
nommée d'un  vice.  Tout  au  contraire  on  en  fait  cas ,  c'est  un  de- 
voir que  le  père  recommande  à  son  fils;  l'expérience  le  prêche  à  la 
jeunesse,  l'indulgence  seule  excuse  parfois  ceux  qui  y  manquent,  et 
le  courage  a  besoin  d'apologie  et  de  pardon.  » 

Qui  croirait  que  ces  pages  éloquentes  ont  été  écrites  il  y  a  cin- 
quante ans?  M.  de  Eérausat  y  est  tout  entier,  avec  le  sentiment  cou- 
rageux du  devoir  qui  ne  l'a  jamais  abandonné,  avec  son  mépris 


M.    CHARLES   DE   RÉMUSAT.  827 

pour  les  lâchetés  contemporaines,  avec  sa  verve  railleuse.  Plus  que 
amais  elles  sont  bonnes  à  relire,  et  pas  un  mot  n'en  a  vieilli.  M  de 
Rémusat  portait  d'ailleurs  la  même  indépendance  d  esprit  dans 
toutes  les  questions.  Ainsi  une  des  originalités  du  Globe,  c'est  le 
courage  avec  lequel  il  défendait  la  grande  cause  de  la  liberté  reli- 
gieuse non-seulement  contre  les  ultramontain.s,  mais  contre  les  pré- 
tendus libéraux  qui  voulaient  imposer  silence  à  leurs  contradic- 
teurs Presque  dans  chaque  numéro  du  journal,  M.  Dubois  avait 
sur  ce  point  une  lutte  violente  à  soutenir,  et  M.  de  Rémusat,  quand 
il  en  trouvait  l'occasion,  lui  venait  en  aide.  C'est  ce  qu'il  fit,  a  pro- 
pos du  procès  intenté  à  M.  de  Lamennais,  pour  son  écrit  sur  lare- 
liqion  considérée  dans  ses  rapports  avec  Vordre  politique  et  civil. 
Certes  il  y  avait  loin  de  ses  opinions  à  celles  de  M.  de  Lamennais; 
mais  il  n'admettait  pas  qu'il  fût  interdit  d'attaquer  la  déclaration  de 
1682  11  vovait  d'ailleurs  en  lui  l'adversaire  le  plus  habile  et  le 
plus  respectkble  des  idées  nouvelles,  et  il  se  réjouissait  de  rencon- 
trer un  contradicteur  courageux  et  sincère  dont  la  doctrine  «  bril- 
lante de  clarté,  forte  d'unité,  puissante  de  logique,  »  pouvait  être 
combattue  directement  et  convaincue  de  fausseté.  Aux  yeux  de 
M.  de  Rémusat,  un  tel  homme,  quelles  que  fussent  ses  erreurs, 
était  bien  préférable  aux  froids  prédicateurs  qui  allaient  chercher 
le  mot  d'ordre  à  la  cour  ou  dans  le  salon  d'un  ministre.       _ 

Dans  de  nouveaux  articles  sur  la  poésie  anglaise  et  la  poésie  alle- 
mande, sur  l'histoire  de  la  poésie  française,  sur  le  Cromwell  de 
M  Victor  Hugo,  M.  de  Rémusat  continuait  à  demander  pour  la  poé- 
sie française,  et  surtout  pour  le  théâtre,  une  allure  plus  vive  une 
forme  moins  solennelle,  et,  tout  en  rendant  justice  aux  grands  au- 
teurs du  xvii«  siècle,  il  traitait  quelquefois  durement  leurs  succes- 
seurs. «  Depuis  Voltaire,  disait-il,  ce  qui  manque  à  la  plupart  de 
nos  poètes,  c'est,  il  faut  le  dire  tout  naïvement,  c'est  1  esprit.  On  en 
pourrait  citer  plusieurs  qui  certainement  n'étaient  pas  dénués  ce 
talent;  mais  par  grand  malheur  ils  étaient  des  sots.  »  Il  était  cl  ail- 
leurs loin  d'approuver  toutes  les  théories  et  surtout  tous  les  essais 
de  l'école  nouvelle;  mais  il  espérait  qu'elle  pourrait  régénérer  la 
poésie,  qui  devait  cesser  d'être  aristocrate  pour  redevenir  popu- 
laire. En  même  temps  il  abordait  des  questions  d'un  autre  ordre, 
celles  de  l'esclavage,  du  droit  de  punir,  de  la  peine  de  mort;  il  les 
examinait  au  double  point  de  vue  de  la  philosophie  et  de  la  légis- 
lation pratique,  sans  se  laisser  entraîner  par  l'une  m  par  1  autre  a 
des  solutions  absolues  ou  précipitées.  Là  encore  il  se  gardait  de 
tous  les  excès,  r^éanmoins,  après  avoir  exposé  avec  impartialité  e 
pour  et  le  contre,  il  déclarait  «  qu'il  lui  paraissait  impossible  que  la 
législation  ne  se  rangeât  pas  quelque  jour  du  parti  de  la  philo- 
sophie. )) 


328  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Depuis  que  le  Globe  avait  été  fondé,  un  grand  changement  s'é- 
tait fait  dans  les  mœurs  publiques.  Les  opinions  libérales,  alors  frap- 
pées d'impuissance,  s'étaient  relevées  et  menaçaient  de  devenir  pré- 
pondérantes. Une  loi  de  la  presse  présentée  par  M.  de  Peyronnet 
était  tombée  devant  la  réprobation  générale,  et  le  jour  des  élections 
approchait.  Pour  suppléer  au  silence  de  la  presse  soumise  à  la  cen- 
sure, une  société  libre,  la  société  aide-toi  et  le  ciel  f  aidera,  s'était 
formée  par  les  soins  de  plusieurs  rédacteurs  du  Globe.  M.  de  Ré- 
musat  fut  un  des  premiers  à  y  entrer,  comme  il  fut  un  des  premiers 
à  en  sortir,  dix-huit  mois  après,  quand  il  crut  voir  qu'elle  tendait  à 
abandonner  les  voies  légales.   Sainte-Beuve  l'a  dit  avant  moi,  «  à 
aucune  époque  M.  de  Rémusat  n'a  regardé  le  renversement  comme 
un  but;  mais  il  l'a  toujours  accepté  comme  une  chance.  »  J'ajoute 
qu'en  1827  il  ne  lui  paraissait  pas  désirable  de  courir  cette  chance. 
Avec  la  plupart  de  ses  collaborateurs,  il  se  réjouit  de  la  chute  du 
ministère  ;  mais  celui  qui  succéda  fut  encore  loin  de  remplir  son 
attente,  et  il  ne  pensa  pas  que  le  moment  fut  venu  de  désarmer. 
La  passion  politique  était  dans  tous  les  cœurs,  et  les  chefs  du  parti 
doctrinaire,  M.  de  Broglie  et  M.  Guizot,  ne  conseillaient  pas  la  ca-. 
pitulation.  Le  Globe  resta  donc  de  l'opposition,  mais  d'une  oppo- 
sition légale  et  modérée.  A  la  même  époque,  M.  Guizot  et  un  de  ses 
amis,  M.  de  Guizard,  avaient  fondé,  avec  le  concours  de  M.  de  Bro- 
glie, une  revue  nouvelle,  la  Revue  française,  qui  devait,  sous  une 
forme  différente,  soutenir  les  mêmes  opinions  que  le  Globe.  Ce  fut 
M.  de  Rémusat  que  l'on  choisit  pour  écrire  l'introduction,  et  per- 
sonne mieux  que  lui  ne  pouvait  justifier  la  devise  que  la  Revue 
inscrivait  sur  sa  première  page  :  et  quod  nimc  ratio  est,  impetus 
ante  fuit.  C'était  un  plaidoyer  aussi  ferme  que  modéré  en  faveur 
de  la  liberté  qui,  disait-il,  bien  loin  d'arrêter  le  mouvement  des 
sciences,  des  lettres,  des  arts,  devait  en  faciliter  le  développement 
à  la  condition  que  la  paix  régnât  en  même  temps.  «  11  a  manqué, 
ajoutait-il,  aux  vingt  premières  années  de  la  révolution,  d'abord  la 
paix  et  presque  toujours  la  liberté.  JNous  avons  la  paix,  et  la  liberté 
commence.  »  Dans  un  second  article  sur  l'état  des  opinions,  il  décri- 
vait les  deux  classes  d'hommes  qui  se  partageaient  la  société  fran- 
çaise, ceux-ci  tournant  des  regards  d'envie  et  de  regret  vers  le  passé 
et  appelant  corruption  ce  que  d'autres  nommaient  perfectionnement, 
ceux-là  admirateurs  exclusifs  du  présent,  tournant  en  dérision  les 
traditions  de  leur  pays  et  les  souvenirs  de  la  vieillesse.  Néanmoins 
les  deux  tendances  étaient  nécessaires,  et  la  société  ne  pouvait  se 
passer  ni  d'examen  ni  de  foi.  «  L'âge  d'innocence  des  croyances  était 
bien  court,  et  jusqu'ici  la  liberté  de  penser  n'avait  guère  été  soute- 
nue que  dans  un  intérêt  de  circonstance  et  par  des  sectes  opprimées 
qui  l'invoquaient  comme  une  sauvegarde.  Mais  les  temps  étaient 


M.    CHARLES    DE    RÉMUSAT.  329 

changés.  Le  caractère  dominant  de  la  société  actuelle,  c'était  l'im- 
partialité, condition  de  la  justice.  Il  y  avait  donc  lieu  d'espérer  que 
désormais  la  liberté  de  penser,  réclamée  par  les  vaincus,  ne  serait 
plus  mise  en  oubli  par  les  vainqueurs.  Ils  pourraient  encore  l'ou- 
trager sans  la  méconnaître,  et  en  dépit  des  passions  elle  modérerait 
leur  vengeance,  elle  allégerait  leur  domination.  » 

A  cette  époque,  la  direction  de  l'opposition  libérale  se  partageait 
entre  deux  salons,  le  salon  du  duc  de  Broglie  et  celui  de  M.  de  La- 
fayette,  le  premier  résolu  à  persister  dans  les  voies  légales,  tant 
qu'il  n'y  aurait  pas  de  coup  d'état,  le  second  plus  disposé  aux  en- 
treprises aventureuses.  Dans  l'un  comme  dans  l'autre,  M.  de  Rému- 
sat  tenait  le  premier  rang,  gourmandant  ici  certaines  timidités,  ré- 
primant là  des  vivacités  imprudentes,  toujours  maître  de  lui-même 
et  fidèle  à  son  programme  de  fermeté  modérée.  Bientôt  d'ailleurs  il 
put  se  montrer  en  public  ce  qu'il  était  dans  les  salons.  Jusqu'à  la 
promulgation  de  la  nouvelle  loi  sur  la  presse,  le  Globe  n'avait  pu 
aborder,  la  politique  qu'indirectement,  et  à  propos  des  questions 
philosophiques,  législatives  ou  religieuses.  Quand  la  liberté  fut 
rendue  aux  journaux,  il  remplit  les  formalités  légales  et  devint 
journal  politique  en  même  temps  que  philosophique  et  littéraire.  Il 
ne  sacrifia  pourtant  pas  aux  nécessités  de  la  polémique  les  opinions 
qu'il  représentait  dans  la  presse,  et  il  continua  à  revendiquer  la 
liberté,  même  en  faveur  des  jésuites.  Dans  cette  nouvelle  phase, 
M.  de  Rémusat,  par  l'étendue  de  ses  connaissances,  par  la  souplesse 
de  son  talent,  devint  le  plus  précieux  des  auxiliaires  du  journal.  Au 
milieu  des  controverses  quotidiennes  auxquelles  il  prenait  part,  il 
conservait  d'ailleurs  son  impartialité,  et  tout  en  étant  sévère  pour 
les  fautes  du  ministère  il  ne  dissimulait  pas  celles  de  la  gauche.  Il 
inclinait  visiblement  vers  une  transaction  qui,  réconciliant  la  dy- 
nastie avec  les  idées  libérales,  eût  écarté  toute  chance  de  révolution. 
C'est  seulement  au  moment  de  la  rupture  de  la  gauche  et  du  mi- 
nistère, à  propos  de  la  loi  départementale,  que,  d'accord  avec  ses 
amis,  il  prit  résolument  son  parti,  et  dénonça  le  ministère  comme 
incapable  d'accomplir  sa  tâche.  Néanmoins  il  ne  désespérait  pas 
d'un  rapprochement,  quand  le  roi  Charles  X  congédia  ses  ministres 
et  les  remplaça  par  M.  dePolignac.  C'était  une  déclaration  de  guerre 
audacieuse  à  la  révolution,  et  à  partir  de  ce  jour  M.  de  Rémusat, 
acceptant  le  défi,  ne  garda  plus  aucun  ménagement.  Dès  le  lende- 
main de  la  constitution  du  nouveau  cabinet,  il  offrait  l'exemple  de 
Hampden  à  l'imitation  des  libéraux  français,  et  il  exprimait  l'espoir 
que  cet  exemple  serait  suivi. 

Personne  n'ignore  la  conséquence  de  cet  acte  insensé  de  la  cour, 
l'adresse  des  deux  cent  vingt  et  un,  la  dissolution  de  la  chambre, 
l'élection  d'une  chambre  nouvelle  plus  hostile  encore  au  ministère 


330  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Polignac  que  la  chambre  dissoute.  Pendant  que  ces  événemens  se 
suivaient  presque  dans  un  ordre  logique,  M.  de  Rémusat  était  à  son 
poste,  défendant  contre  les  thèses  absolutistes  les  principes  du  gou- 
vernement parlementaire,  dénonçant  les  manœuvres  à  l'aide  des- 
quelles un  pouvoir  sans  scrupule  essayait  de  tromper  l'opinion  pu- 
blique, avertissant  le  gouvernement  du  péril  où  il  se  jetait  par  sa 
folle  entreprise,  et  ses  articles  pleins  des  rapprochemens  les  plus 
ingénieux,  des  observations  les  plus  fines,  avaient  le  mérite  de 
plaire  aux  simples  littérateurs  autant  qu'aux  hommes  politiques. 
Malheureusement  la  polémique  politique  ne  survit  pas  aux  circon- 
stances qui  l'ont  inspirée,  et  cette  partie  si  importante  de  l'œ 
de  M.  de  Rémusat  a  complètement  disparu. 

Peu  de  jours  avant  l'adresse  des  221,  le  Globe  avait  subi  une 
transformation.  Il  était  devenu  quotidien.  Au  même  moment, 
MM.  Thiers  et  Mignet  fondaient  le  National,  et  ils  avaient  proposé 
aux  rédacteurs  du  Globe  de  s'unir  à  eux  pour  faire  un  seul  journal 
qui  représenterait  la  jeune  génération.  Quelques  dissentiraens  sur 
des  points  secondaires  empêchèrent  ce  plan  de  se  réaliser,  et  les 
deux  journaux  eurent  une  existence  séparée;  mais  à  peine  avaient- 
ils. paru  l'un  et  l'autre  qu'un  double  procès  les  appela  ensemble 
dans  le  prétoire  de  la  police  correctionnelle.  Le  gérant  du  Globe, 
M.  Dubois,  s'y  présenta  entouré  de  tous  ses  collaborateurs,  M.  de 
Rémusat  à  leur  tête,  et  tous  se  regardèrent  comme  frappés  par  la 
condamnation  de  leur  ami.  Pendant  que  celui-ci  était  en  prison,  la 
direction  politique  du  journal  appartenait  à  M.  de  Rémusat,  et  il  en 
accepta  sans  hésiter  la  charge  et  le  danger.  A  ce  moment,  personne 
ne  pouvait  douter  que  la  crise  ne  fût  prochaine,  et  que,  si  la  résis- 
tance nationale  était  vaincue,  les  directeurs  des  deux  journaux  si- 
gnalés comme  irréconciliables  ne  fussent  sérieusement  compromis; 
mais  M.  de  Rémusat  avait  le  bonheur  de  n'avoir  personne  dans  son 
intérieur  qui  mit  la  prudence  au-dessus  du  devoir.  Yeuf  depuis 
deux  ans  d'un  premier  mariage  avec  M"^  Perier,  fille  de  M.  Augus- 
tin Perier,  il  venait  d'épouser  en  secondes  noces  M"^  de  Lasteyrie, 
petite-fille  de  M.  de  Lafayette,  et  il  avait  trouvé  en  elle  une  com- 
pagne digne  de  son  grand-père  et  de  son  mari,  courageuse,  dé- 
vouée, incapable  de  donner  ou  d'écouter  un  mauvais  conseil.  11 
était  donc  certain,  quand  le  devoir  l'appellerait,  de  n'en  point  être 
détourné  par  les  affections  domestiques,  et  de  pouvoir  l'accomplir 
tout  entier  avec  l'assentiment  de  la  personne  qui  lui  était  le  plus 
chère. 

Aussi  le  coup  d'état  de  juillet  1830  le  trouva-t-il  prêt.  Devant 
un  tel  acte,  il  n'y  avait  pas  d'hésitation  possible,  et  M.  de  Rému- 
sat rédigea,  de  concert  avec  M.  Thiers,  la  célèbre  protestation  qui 
donna  le  signal  du  combat.  Il  fit  plus.  En  tête  du  Globe  du  27  juillet. 


M.    CHARLES    DE    RÉMUSAT.  331 

il  publia  un  article  qui  commençait  par  ces  paroles  hardies  :  «  Le 
crime  est  consommé,  les  ministres  ont  conseillé  au  roi  des  ordon- 
nances de  tyrannie.  Nous  n'appelons  que  sur  les  ministres  la  res- 
ponsabilité de  pareils  actes  ;  mais  nous  la  demandons  mémorable. 
Le  Moniteur  que  nous  publions  fera  connaître  à  la  France  son  mal- 
heur et  ses  devoirs...  Nous  ne  céderons  qu'à  la  violence,  nous  en 
prenons  le  solennel  engagement.  Le  même  sentiment  animera  tous 
les  bons  citoyens.  »  —  «Après  tout,  disait-il  en  finissant,  nous  con- 
fions sans  crainte  la  défense  de  la  liberté  légale  par  les  moyens  lé- 
gaux à  la  nation  la  plus  brave  de  l'univers.  Les  jours  d'une  nou- 
velle gloire  sont  venus  pour  la  France.  » 

Pour  qui  sait  lire  entre  les  lignes ,  il  était  évident  que ,  si  les 
moyens  légaux  ne  suffisaient  pas ,  M.  de  Rémusat  conseillait  une 
autre  sorte  de  résistance.  On  ne  fut  donc  pas  étonné  d'apprendre 
que  sa  liberté  était  menacée.  Il  n'en  continua  pas  moins,  pendant 
le  combat,  de  servir  la  bonne  cause  par  ses  écrits  et  par  ses  con- 
seils. Après  la  victoire,  il  se  rallia  vite,  avec  la  justesse  ordinaire 
de  son  esprit,  à  la  seule  combinaison  qui  fût  possible  et  salutaire. 
Petit-fils  et  aide-de-camp  du  général  Lafayette,  il  avait  un  accès  fa- 
cile auprès  de  lui,  et  il  s'interposa  utilement  entre  la  majorité  en- 
core incertaine  de  la  chambre  et  le  général,  que  ses  anciens  amis 
voulaient  pousser  vers  la  république.  «  Il  n'y  a,  lui  dit  M.  de  Rému- 
sat, de  choix  à  faire  qu'entre  une  république  dont  vous  seriez  pré- 
sident, et  une  monarchie  constitutionnelle  avec  le  duc  d'Orléans. 
Voulez-vous  être  président  de  la  république?  —  Non  certainement. 
—  Alors  la  question  est  jugée.  »  Elle  était  jugée  en  effet,  et  M.  de 
Lafayette  accepta  franchement  le  jugement.  Dans  les  débats  qui 
suivirent  et  qui  portaient  sur  la  nouvelle  constitution,  M.  de  Ré- 
musat eut  encore  à  intervenir  plus  d'une  fois  entre  le  gouverne- 
ment oi:i  siégeaient  MM.  de  Broglie  et  Guizot  et  le  redoutable  com- 
mandant en  chef  de  la  garde  nationale.  11  le  fit  toujours  dans  un 
esprit  de  conciliation  ,  et  sans  sacrifier  les  intérêts  de  la  liberté  ni 
ceux  de  l'ordre.  Quelques  mois  après,  les  électeurs  de  la  Haute- 
Garonne  l'appelaient  à  prendre  place  dans  la  chambre  des  députés 
en  même  temps  que  MM.  Thiers  et  Odilon  Barrot.  A  partir  de  ce 
jour,  il  entrait  dans  la  carrière  où  il  devait  finir  sa  vie. 

C'était  un  véritable  événement  que  cette  entrée  de  la  jeune  gé- 
nération dans  la  vie  parlementaire,  et  l'on  se  demandait  quel  parti 
allaient  prendre  des  hommes  qui,  comme  M.  Thiers  et  M.  de  Ré- 
musat, avaient  appartenu  à  l'opposition  la  plus  vive.  On  le  sut 
bientôt.  M.  de  Rémusat  ne  partageait  pas  toutes  les  opinions  de  la 
majorité  conservatrice  de  l'assemblée,  qui  s'effrayait  trop,  selon  lui, 
des  conséquences  de  la  révolution;  mais  il  s'associait  moins  encore 
aux  colères  violentes  et  aux  projets  du  parti  contraire.  Il  connais- 


332  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sait  trop  d'ailleurs  la  pratique  des  gouvernemens  parlementaires 
pour  ne  pas  savoir  que  dans  une  assemblée  on  ne  peut  pas  marcher 
seul ,  et  qu'on  est  tenu  de  choisir  entre  les  partis.  Or,  ainsi  qu'il 
l'a  dit  lui-même,  «  on  devait  ou  regarder  la  révolution  comme  faite 
et  ne  viser  qu'à  la  durée  du  résultat,  ou  la  prendre  comme  un  com- 
mencement et  perpétuer  l'état  révolutionnaire,  en  un  mot  s'établir 
dans  ses  conquêtes  ou  conquérir  l'inconnu.  »  M.  de  Rémusat  n'hé- 
sita pas,  et,  placé  entre  les  deux  partis  qui  s'intitulaient,  l'un  parti 
du  mouvement,  l'autre  parti  de  la  résistance,  il  choisit  le  dernier, 
tout  en  le  blâmant  quelquefois. 

Quand  donc,  après  l'essai  de  deux  ministères  impuissans,  M.  Ca- 
simir Perier  arriva  au  pouvoir,  il  appela  à  lui  M.  de  Rémusat,  le 
plaça  dans  son  cabinet,  et  lui  confia  la  rédaction  de  quelques  rap- 
ports et  de  quelques  circulaires,  notamment  de  la  circulaire  fa- 
meuse où,  sans  imposer  aux  préfets  une  neutralité  absolue  dans  les 
élections,  il  leur  recommandait  de  ne  sacrifier  aucun  intérêt  pu- 
blic à  un  intérêt  électoral,  et  de  respecter  scrupuleusement  l'indé- 
pendance des  consciences.  M.  de  Rémusat  n'était  pas  d'ailleurs 
pressé  de  monter  à  la  tribune,  et  c'est  plutôt  dans  le  cabinet  du 
ministre  et  dans  les  bureaux  de  la  chambre  que  son  action  s'exer- 
çait. Néanmoins,  dans  la  discussion  de  l'adresse  qui  suivit  les  élec- 
tions, il  prit  la  parole  pour  prouver  que  la  doctrine  de  l'opposition 
conduisait  inévitablement  à  la  guerre  universelle,  a  Or,  dit-il,  la  li- 
berté, pour  se  maintenir,  a  besoin  dans  l'intérieur  de  l'ordre,  à 
l'extérieur  de  la  paix.  »  La  majorité  lui  prouva  par  ses  acclamations 
que  sur  ce  point  elle  pensait  comme  lui. 

Pendant  toute  la  durée  du  ministère  de  M.  Perier,  M.  de  Rémusat 
resta  à  ses  côtés,  auxiliaire  habile,  toujours  écouté,  et  dont  l'in- 
fluence allait  en  grandissant  chaque  jour.  A  voir  l'affection  que  lui 
portait  le  chef  du  ministère,  on  pouvait  croire  qu'il  songeait  à  l'atta- 
cher au  gouvernement  par  un  lien  plus  étroit,  quand  une  attaque  de 
choléra  vint  enlever  à  la  France  un  ministre  qui,  dans  ses  rapports 
avec  la  royauté,  avait  su  admirablement  concilier  la  fidélité  avec  l'in- 
dépendance. M.  de  Rémusat,  qui  le  connaissait  bien,  qui  l'aimait,  fut 
plus  que  personne  aflligé  de  sa  mort,  et  dans  la  notice  qu'il  a  publiée 
en  tête  de  ses  discours,  il  a  fait  de  ce  grand  ministre  un  portrait  qui 
restera.  «  La  dernière  année  de  sa  vie,  dit-il,  lui  a  suffi  pour  prendre 
dans  l'histoire  une  place  que  quarante  années  remplies  d'histoire 
avaient  laissée  vide.  11  a  dignement  représenté  la  révolution  au  pou- 
voir, c'est-à-dire  la  révolution  qui  triomphe  et  se  modère,  la  révo- 
lution gouvernant  par  la  paix  et  par  la  loi.  » 

Après  la  mort  de  M.  Perier,  il  s'était  formé  un  ministère  intéri- 
maire qui  ne  put  survivre  à  l'insurrection  républicaine  du  mois  de 
juin  et  à  la  guerre  civile  des  départemens  de  l'ouest  provoquée  par 


JI.    CHARLES    DE    RÉMUSAT.  333 

M'"*  la  duchesse  de  Berry.  On  sentit  alors  la  nécessité  de  réunir 
toutes  les  forces  du  parti  conservateur,  et  M.  de  Rémusat  fut  un 
des  agens  les  plus  actifs  et  les  plus  utiles  de  cette  alliance.  Son 
idéal,  comme  le  nôtre,  était  l'union  de  M.  de  Broglie,  de  M.  Thiers 
et  de  M.  Guizot  dans  le  même  cabinet  ;  mais  cet  idéal  n'était  pas 
celui  du  roi,  et  c'est  pourquoi  il  fut  si  difficile  d'y  arriver.  On  y 
arriva  pourtant,  et  le  ministère  dit  du  11  octobre  fut  constitué. 
M.  de  Rémusat  n'en  faisait  pas  partie,  mais  la  part  qu'il  avait  prise 
à  sa  formation  et  la  haute  estime  qu'inspiraient  son  esprit  et  son 
caractère  lui  assuraient  une  grande  influence  sur  plusieurs  des 
ministres  principaux.  M.  de  Broglie,  M.  Thiers,  M.  Guizot,  deman- 
daient ou  écoutaient  ses  conseils,  et,  sans  siéger  dans  le  cabinet,  il 
y  tenait  une  place  importante;  son  action,  pour  être  cachée,  n'en 
était  pas  moins  réelle.  Le  gouvernement  parlementaire  est  un  gou- 
vernement collectif,  et  il  est  bon  que  les  hommes  officiellement 
chargés  de  la  conduite  des  affaires  aient  des  amis  éclairés,  impar- 
tiaux, qui  leur  communiquent  les  impressions  variables  de  l'opinion 
publique  et  qui  les  avertissent  de  leurs  fautes.  Quelquefois  ces  amis 
sont  importuns,  quand  leur  langage  est  trop  rude;  mais  de  la  part 
de  M.  de  Rémusat  ce  danger  n'existait  pas,  tant  il  savait  bien  ap- 
proprier ses  conseils  au  caractère  de  ceux  qui  les  recevaient  et 
éviter  des  froissemens  inutiles. 

Ce  n'est  point  ici  le  lieu  de  raconter  ni  de  juger  les  actes  du  mi- 
nistère du  11  octobre.  Il  suffit  de  dire  que  M.  de  Rémusat  lui  resta 
fidèle  jusqu'au  bout,  et  que,  le  jour  où  une  intrigue  de  cour  sépara 
M.  TWers  de  M.  Guizot,  il  suivit  M.  Guizot  dans  sa  retraite.  Mais 
les  destins  sont  changeans ,  et  peu  de  mois  après  l'avènement  de 
M.  Thiers  à  la  présidence  du  conseil,  M.  Guizot  fut  à  son  tour 
chargé  de  former  un  ministère  avec  le  comte  Mole.  Cette  combi- 
naison n'était  pas  celle  que  M.  de  Rémusat  avait  désirée.  Il  s'y 
rallia  pourtant,  et  pour  la  première  fois  il  fut  appelé  à  une  position 
officielle.  Il  devint  sous-secrétaire  d'état  au  ministère  de  l'intérieur, 
M.  de  Gasparin  étant  ministre.  On  aurait  pu  croire  que  cette  posi- 
tion ne  conviendrait  pas  à  la  nature  de  son  esprit;  elle  lui  conve- 
nait beaucoup  au  contraire,  et  il  lui  plaisait  de  quitter  le  champ  de 
la  théorie  pour  entrer  dans  le  vif  et  la  pratique  des  affaires.  Sur  ce 
terrain  nouveau  pour  lui,  il  se  fit  beaucoup  d'honneur,  et  quand  le 
ministre,  ébranlé  par  le  rejet  de  la  loi  de  disjonction,  tomba  sur 
la  question  des  apanages,  M.  Guizot  le  comprit  dans  la  liste  minis- 
térielle qu'il  présenta  au  roi;  mais  à  cette  époque  le  roi  avait  moins 
de  goût  encore  pour  M.  Guizot  que  pour  M.  Thiers,  et  ce  fut  le 
comte  Mole  qu'il  chargea  de  former  un  cabinet.  M.  de  Rémusat 
rentra  alors  dans  la  portion  indépendante  de  la  chambre  avec^une 
tendance  marquée  vers  l'opposition,  et  quelques  mois  après,  quand 


33/i  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

la  coalition  se  forma,  c'est  clans  son  salon  que  M.  Thiers  et  M.  Gui- 
zot  se  concertèrent  pour  la  première  fois.  M.  de  Rémusat  n'était 
pas  des  plus  ardens  à  entamer  cette  campagne  parlementaire.  Il 
craignait  qu'elle  ne  fût  mal  interprétée,  et  il  lui  paraissait  plus  que 
jamais  difficile  d'obtenir  l'union  sincère  de  M.  Thiers  et  de  M.  Gui- 
zot.  Néanmoins  l'intérêt  du  gouvernement  parlementaire,  si  grave- 
ment compromis  par  le  ministère  dont  M.  Mole  était  le  chef,  l'em- 
porta sur  toute  autre  considération,  et  la  coalition  une  fois  formée 
le  compta  parmi  ses  partisans  les  plus  résolus.  On  sait  quel  en  fut 
le  résultat.  Le  ministère  vaincu  renvoya  la  chambre  devant  les  élec- 
teurs, qui  prononcèrent  contre  lui  une  condamnation  définitive.  Mal- 
heureusement de  tristes  différends,  où  les  amours-propres  eurent 
plus  de  part  que  les  opinions,  empêchèrent  les  coalisés  vainqueurs 
de  recueillir  les  fruits  de  leur  victoire,  et  ils  perdirent  l'occasion  de 
fonder  le  gouvernement  parlementaire  sur  une  base  solide.  Dans 
la  dernière  réunion,  où  la  question  se  débattit  entre  les  représentans 
des  divers  groupes  de  la  gauche  modérés,  du  centre  gauche  et  du 
centre  droit,  M.  de  Rémusat  combattit  avec  beaucoup  d'éloquence 
les  vues  exclusives  de  quelques-uns  de  nos  alliés.  Laissant  de  côté 
les  vieilles  classifications,  il  démontra  «  qu'il  y  avait,  pour  assurer 
la  victoire  de  la  coalition,  de  grandes  choses  à  faire  et  beaucoup 
d'obstacles  à  vaincre.  Or  n'était-il  pas  évident  qu'un  ministère 
constitué  sur  une  base  étroite  et  réduit  à  une  majorité  de  quelques 
voix  serait  incapable  de  vaincre  ces  obstacles  et  de  faire  ces 
grandes  choses?  Un  tel  ministère  aurait  nécessairement  à  compo- 
ser avec  les  députés,  avec  le  roi,  avec  tout  le  monde,  et  sa  vie 
s'épuiserait  à  chercher  les  moyens  de  vivre.  On  allait  donc  sacri- 
fier la  réalité  à  l'apparence  et  prendre  l'ombre  pour  le  corps  (1).  » 

Ces  paroles  si  vraies  et  si  fortes  ébranlèrent  plus  d'une  conviction, 
mais  se  brisèrent  contre  des  partis-pris.  La  gauche  et  le  centre 
gauche  acceptaient  dans  le  cabinet  M.  Duchâtel  et  M.  de  Rémusat  ; 
mais  ils  excluaient  positivement  M.  Guizot  du  ministère  de  l'intérieur, 
et  M.  Guizot  n'y  pouvait  consentir.  A  dater  de  ce  jour,  la  coali- 
tion fut  rompue  ;  les  efforts  que  M.  de  Rémusat  fit  avec  nous  pour 
la  renouer  furent  inutiles,  et  chacun  suivit  sa  voie.  Il  restait  con- 
vaincu, à  la  fin  de  sa  vie,  que  là  était  le  salut,  et  que,  si  le  ministère 
qu'il  demandait  alors  s'était  formé,  la  révolution  de  18A8  aurait  pu 
être  évitée. 

Quoi  qu'il  en  soit,  à  la  suite  d'une  émeute  qui  éclata  dans  les 
rues  de  Paris,  un  ministère  se  forma  où  nç  siégeait  aucun  des  chefs 
de  la  coalition,  ni  M.  Thiers,  ni  M.  Guizot,  ni  M.  Rarrot,  et  dont 


(1)  Je  copie  ces  paroles  dans  un  récit  de  la  coalition  que  j'ai  écrit  pendant  l'été  qui 
l'a  suivie. 


M.    CHARLES    D£    RÉMUSAT.  335 

l'existence  ne  fut  pas  longue.  M.  Thiers  fut  alors  appelé  par  le  roi, 
et  il  proposa  à  M.  de  Rémusat  d'entrer  avec  lui  comme  ministre  de 
l'intérieur.  Bien  que,  depuis  plusieurs  années  déjà,  les  opinions 
de  M.  de  Rémusat  ne  fussent  plus  celles  de  M.  Guizot  et  de  M.  Du- 
châtel,  il  lui  en  coûtait  de  se  séparer  officiellement  de  ces  deux 
hommes  d'état,  et  il  ne  céda  qu'aux  vives  instances  du  duc  de  Bro- 
glie.  Encore  fallut-il,  pour  obtenir  son  consentement,  qu'un  de  ses 
amis,  M.  Jaubert,  voulût  bien  devenir  son  collègue.  J'ai  été  témoin 
dans  le  cabinet  du  duc  de  Broglie  de  ses  hésitations  et  des  efforts  qu'il 
eut  à  faire  pour  les  surmonter,  non  certes  qu'il  n'eût  en  M.  Thiers 
une  entière  confiance,  mais  parce  qu'il  craignait  que  le  parti  du 
dernier  ministère  n'attribuât  à  l'ambition  ce  qui  était  chez  lui  un 
acte  de  dévoûment.  Pendant  tout  le  cours  de  sa  vie ,  M.  de  Ré- 
musat avait  moins  tenu  au  pouvoir  qu'à  la  considération,  et  si  im- 
portante que  fût  l'approbation  de  M.  de  Broglie,  elle  ne  suffisait  pas 
à  sa  délicatesse. 

En  devenant  ministre  de  l'intérieur,  il  était  forcé  de  surmonter  sa 
répugnance  pour  la  tribune.  Sûr  de  lui-même  la  plume  à  la  main, 
il  se  méfiait  de  son  talent  pour  la  parole,  et  plus  d'un  de  ses  collè- 
gues s'étonnait  qu'il  n'eût  pas  pris  comme  orateur  le  même  rang 
que  comme  écrivain.  Cela  tenait  surtout  à  son  horreur  pour  les 
lieux-communs.  On  ne  réussit  jamais  mieux  à  la  tribune  que  lors- 
qu'on y  dit  simplement  des  choses  que  tout  le  monde  croit  avoir 
pensées,  et  les  raffinemens'  nuisent  à  l'effet  au  lieu  de  l'augmenter. 
Or  M.  de  Rémusat  était  au  nombre  des  délicats  qui  craignent  sur- 
tout le  banal.  11  écartait  de  propos  délibéré  ce  que  d'autres  avaient 
déjà  dit,  ou  bien  il  donnait  à  sa  pensée  un  tour  plus  littéraire  que 
politique;  mais  cette  particularité  de  son  esprit  ne  pouvait  pas  s'ap- 
pliquer aux  explications  quotidiennes  d'un  ministre  exposant  devant 
une  assemblée  les  affaires  courantes  de  son  ministère.  La  première 
discussion  d'ensemble  qui  eut  lieu  après  la  formation  du  nouveau 
cabinet  lui  fournit  pourtant  l'occasion  de  prouver  qu'il  pouvait  être 
orateur  aussi  bien  qu'écrivain.  Quand  l'ordre  est  rétabli,  disait-il, 
la  politique  peut- elle  rester  la  même  qu'au  temps  du  désordre, 
et  faut-il  opposer  au  rapprochement  des  partis  les  querelles  du 
passé?  Non  certainement.  Et,  répondant  à  M.  de  Lamartine,  qui  vou- 
lait séparer  les  idées  libérales  des  révolutions,  il  demandait  si  les 
idées  libérales  pouvaient  faire  leur  chemin  dans  le  monde  sans  que 
les  événemens  les  aidassent  à  triompher.  «  Les  révolutions,  ajoutait- 
il,  c'est  l'avènement  des  idées  libérales.  C'est  presque  toujours  par 
les  révolutions  qu'elles  prévalent  et  se  fondent ,  et  quand  les  idées 
libérales  en  sont  véritablement  le  principe  et  le  but,  quand  elles 
leur  ont  donné  naissance,  et  quand  elles  les  couronnent  à  leur 
dernier  jour,  alors  ces  révolutions  sont  légitimes.  » 


336  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

J'ai  souvent  interrogé  M.  de  Rémusat  sur  les  actes  de  son  minis- 
tère. 11  n'en  regrettait  aucun,  à  l'exception  peut-être  du  discours 
qu'il  prononça  le  12  mai,  pour  annoncer  à  la  chambre  le  retour  en 
France  des  cendres  de  Napoléon.  Mais  personne  alors  ne  croyait 
que  la  légende  impériale  eût  tant  de  racines  dans  les  classes  popu- 
laires, et  l'accueil  que  Strasbourg  avait  fait  au  prince  Louis  entre- 
tenait l'illusion.  On  ne  soupçonnait  pas  que  ce  même  prince  pût 
un  jour  s'asseoir  sur  le  trône,  au  risque  d'amener,  pour  la  troisième 
fois  dans  ce  siècle,  les  étrangers  à  Paris,  M.  de  Rémusat  et  ses 
collègues  ne  voyaient  donc  en  Napoléon  que  le  grand  général 
vaincu  par  la  coalition  et  dont  la  gloire  appartenait  à  la  France. 
D'autres  furent  plus  prévoyans,  et  l'événement  leur  a  donné  raison. 

En  réunissant  la  gauche  modérée  au  centre  gauche  et  à  la  partie 
libérale  du  centre  droit,  le  ministère  dit  du  1''''  mars  essayait  de 
réaliser  le  programme  de  la  coalition,  et  il  est  probable  qu'il  eût 
réussi,  si  la  question  égyptienne  n'était  pas  venue  troubler  toutes 
les  combinaisons.  On  sait  quelle  fut  dans  cette  grande  crise  la  con- 
duite du  ministère.  Ni  M.  de  Rémusat,  ni  aucun  de  ses  collègues 
n'avaient  été  d'abord  aussi  belliqueux  que  la  cour  ;  mais  ils  ne 
voulaient  pas  que  le  gouvernement  s'avançât  pour  reculer  ensuite, 
et  quand  arriva  le  moment  d'ouvrir  la  session,  le  conseil  chargea 
M.  de  Rémusat  de  préparer  un  discours  de  la  couronne  qui  fût  à  la 
fois  ferme  et  modéré.  Ce  discours,  soumis  au  roi,  ne  fut  point 
agréé,  et  M.  Guizot  remplaça  M.  Thiers.  A  partir  de  ce  moment, 
M.  de  Rémusat  rentra  dans  l'opposition,  et  il  eut,  comme  tous  ses 
collègues,  bien  des  amertumes  à  subir.  Il  s'en  consolait  en  enten- 
dant le  duc  de  Rroglie  répéter  à  tous  ceux  qui  l'entouraient  a  qu'en 
ce  qui  touchait  à  la  question  extérieure  le  ministère  de  M.  Thiers 
n'avait  pas  fait  une  faute  et  qu'il  se  considérait  comme  solidaire  de 
tous  ses  actes.  »  Pour  la  seconde  fois  d'ailleurs  il  eut  l'honneur, 
dans  la  discussion  de  l'adresse,  de  défendre  la  politique  du  1"  mars 
contre  les  attaques  de  M.  de  Lamartine,  et  l'on  remarqua  beaucoup 
cette  phrase,  par  laquelle  il  terminait  son  discours  :  a  ce  n'est  pas 
par  l'humiliation  delà  politique  étrangère  que  s'est  établie  l'autorité 
de  Guillaume  III,  et  croyez-moi,  quand  vous  aurez  rapetissé  la 
monarchie,  vous  ne  l'aurez  pas  sauvée.  »  Cette  allusion  à  la  politique 
de  Guillaume  III  dans  un  tel  moment  parut  presque  factieuse. 

M.  de  Rémusat  prit  encore  la  parole  pour  soutenir  la  loi  des  for- 
tifications de  Paris,  décrétée  par  le  ministère  du  l^""  mars,  et 
l'année  suivante  pour  défendre  la  loi  des  incompatibilités  parle- 
mentaires, proposée  par  M.  Ganneron.  Deux  ans  après,  il  se  char- 
geait lui-même  d'en  renouveler  la  proposition  au  nom  de  l'in- 
dépendance de  la  chambre,  et  il  la  reproduisit  chaque  année, 
sans  parvenir  à  la  faire  prendre  en  considération.  A  ce  moment. 


M.    CHARLES    DE   REMUSAT.  337 

M.  de  Rémusat,  fort  dégoûté  de  la  politique,  était  revenu  avec  une 
nouvelle  ardeur  à  ses  études  philosophiques  et  littéraires,  et  en 
18Z|2  il  publiait,  sous  le  titre  d'Essais  de  philosophie,  deux  volumes 
oii  il  avait  réuni  divers  essais  écrits  par  lui  à  diverses  époques.  Il 
ne  se  dissimulait  pas  que  depuis  quelques  années  la  philosophie 
était  l'objet  de  l'indifférence  publique,  mais  il  démontrait,  dans 
une  forte  introduction,  que,  volontairement  ou  involontairement, 
elle  se  mêlait  à  toutes  nos  pensées  et  à  toutes  nos  actions.  On  avait 
beau  faire,  la  notion  du  droit  était  au  fond  de  tous  les  esprits,  et, 
disait-il,  «  je  n'ai  pas  ouï  parler  d'une  nation  qui  eût  gravé  au 
frontispice  de  sa  constitution  la  déclaration  des  intérêts  de  l'homme. 
De  toutes  parts  on  parle  de  droits  ;  ce  sont  des  droits  qu'on  réclame, 
et,  pour  les  établir,  c'est  l'éternelle  raison  qu'on  invoque.  »  Puis  il 
montrait  que,  dans  un  temps  surtout  de  découragement  et  de  scep- 
ticisme, la  philosophie  était  nécessaire  «  pour  rouvrir  cette  région 
élevée  où  la  vérité  est  stable,  où  se  réconcilient  la  théorie  et  l'ex- 
périence, la  nouveauté  et  la  durée,  la  spéculation  et  la  réalité.  » 

M.  de  Rémusat  appartenait  à  la  grande  école  spiritualiste  et  ra- 
tionnelle que  M.  Royer-Gollard  avait  inaugurée  au  commencement  de 
ce  siècle,  et  dont  M.  Cousin  et  M.  Jouffroy,  ses  deux  amis,  étaient 
les  maîtres  principaux  ;  mais  il  y  portait  les  caractères  propres  de 
son  esprit,  une  curiosité  impartiale  et  le  besoin  d'appuyer  les  vieilles 
vérités  sur  des  raisons  nouvelles.  De  là  surtout  le  grand  intérêt  qui 
s'attache  à  ses  études  sur  Descartes,  sur  Reid,  sur  Kant,  sur  M.  de 
Tracy,  sur  Broussais,  sur  l'esprit  et  sur  la  matière.  Même  à  propos 
des  solutions  qu'il  accepte,  M.  de  Rémusat  a  des  objections  à  pré- 
senter, des  réserves  à  faire,  des  amendemens  à  proposer,  des  aper- 
çus nouveaux  à  produire.  De  plus  compétens  ont  montré  ici  même 
quelle  originalité  il  a  toujours  apportée  dans  ses  recherches  philoso- 
phiques, sans  avoir  la  prétention  d'être  un  chef  d'école,  et  quels 
services  il  a  rendus  à  la  science.  Il  reconnaissait  que  des  forces 
aveugles  peuvent,  à  la  rigueur,  expliquer  le  mécanisme  de  l'uni- 
vers ;  mais  elles  ne  sauraient  rendre  compte  de  la  variété  régulière 
et  de  l'harmonie  constante  des  êtres.  Il  fallait  donc  découvrir  au- 
delà  des  forces  aveugles  une  force  intelligente.  Telle  était  la  pensée 
dominante  de  M.  de  Rémusat,  et  c'est,  il  l'a  dit  lui-même,  au  sen- 
sualisme et  au  scepticisme  qu'il  voulait  faire  la  guerre  en  publiant 
ces  études  ;  jamais  le  moment  ne  fut  plus  opportun.  Ne  voyait-on 
pas  croître  et  s'étendre  presque  sans  résistance  l'incrédulité  morale 
et  philosophique,  et  se  matérialiser  une  société  engourdie?  a  Toute 
idée,  disait-il,  est  désormais  suspecte;  tout  intérêt  se  croit  respec- 
table à  titre  seulement  d'intérêt,  et  se  proclame  ingénument  supé- 
rieur à  toute  opinion.  Les  égaremens  de  la  pensée  et  de  la  parole 

TOME  XII.  —  1875.  22 


338  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

paraissent  des  motifs  suffîsans  pour  récuser  sans  choix  la  parole  et 
la  pensée,  et  notre  temps,  en  défiance  de  lui-même,  semble  prêt  à 
croire  que  le  siècle  s'est  trompé.  »  Contre  ce  matérialisme  social, 
M.  de  Rémusat  invoquait  le  secours  d'une  philosophie  mâle  et  sage 
qui  montrerait  la  bonne  route  aux  esprits  engagés  dans  d'autres 
voies.  «  Elle  a,  disait-il,  d'autant  plus  à  faire  qu'elle  semble  moins 
écoutée,  et,  loin  de  se  laisser  enchaîner  dans  les  entraves  du  doute 
ou  dégrader  dans  l'abaissement  du  sensualisme,  elle  doit  donner  à 
la  société  même  un  nécessaire  exemple  en  conservant  intactes,  au 
moins  pour  l'esprit  humain,  la  liberté  et  la  grandeur.  » 

On  retrouve  dans  ces  belles  paroles  les  nobles  préoccupations  de 
M.  de  Rémusat,  celles  qui  l'assiégeaient  à  son  entrée  dans  la  vie  et 
qui  l'ont  suivi  jusqu'à  la  mort.  Quelques  années  plus  tard,  chargé 
par  l'Académie  des  Sciences  morales  et  politiques  d'un  rapport  sur 
le  concours  ouvert  pour  l'examen  critique  de  la  philosophie  alle- 
mande, il  examinait  avec  la  même  indépendance  d'esprit  les  sys- 
tèmes de  Kant  d'abord,  puis  de  ses  continuateurs  Fichte,  Schelling, 
Hegel  ;  il  en  signalait  les  lacunes,  il  en  montrait  les  inconséquences, 
et,  sans  nier  ce  qu'il  y  avait  dans  toutes  ces  théories  «  d'idées  pro- 
fondes, de  pensées  fines  et  de  partielles  vérités,  »  il  concluait  en 
reprochant  à  cette  philosophie  d'avoir  été  infidèle  à  la  sage  et  sûre 
méthode  inaugurée  par  Descartes,  pour  aboutir  à  des  hypothèses 
impossibles. 

Mais  chez  M.  de  Rémusat  la  science  n'avait  point  éteint  l'ima- 
gination, et  l'artiste  était  encore  vivant  à  côté  du  philosophe.  Dans 
les  derniers  temps  de  la  restauration,  quand  la  société  tout  entière 
était  occupée  de  la  rénovation  du  théâtre,  il  avait  composé  trois 
drames  non  représentés,  mais  qui,  lus  dans  quelques  salons,  nous 
avaient  charmés.  Le  premier  de  ces  drames,  le  Fief^  écrit  en  douze 
jours  à  la  campagne,  en  1824,  était  le  tableau  vivant  des  mœurs 
féodales  et  des  guerres  civiles  suscitées  par  le  conflit  des  suzerai- 
netés. Si  le  fief  de  Montciel,  situé  sur  la  limite  de  la  France  et  de 
la  Bretagne,  a  pour  suzerain  le  roi  de  France,  l'héritier  légitime  est 
le  neveu  du  dernier  seigneur  revenu  de  la  croisade;  si  au  contraire 
le  fief  relève  du  duc  de  Bretagne,  l'héritage  appartient  à  la  fille. 
Heureusement  les  jeunes  gens  s'aiment,  et  le  drame  finit  par  un 
mariage  après  une  suite  d'aventures  où  figurent,  à  côté  du  roi  de 
France  et  du  duc  de  Bretagne,  un  grand  nombre  de  personnages 
secondaires,  dont  chacun  représente  une  des  classes  dont  se  com- 
posait la  société  féodale.  Il  y  a  entre  autres  un  chapelain  que  la 
dame  châtelaine  appelle  pour  recevoir  sa  confession,  à  la  condition 
qu'il  ne  se  permettra  pas  de  contrôler  sa  conduite,  et  qui  accepte 
docilement  cette  étrange  condition.  Il  est  difficile  de  ne  pas  voir 


M.    CHARLES   DE   EÉMUSAT.  339 

dans  cet  épisode  un  signe  de  la  lutte  alors  engagée  entre  le  clergé 
et  le  parti  libéral,  et  qui  malheureusement  dure  encore. 

C'est  aussi  en  douze  jours  et  à  la  même  époque  que  fut  écrit  le 
drame  intitulé  une  Habitation  à  Saint-Domingue  ou  l'insurrection. 
Le  premier  acte  de  ce  drame  montre  l'intérieur  d'une  famille  de 
planteurs  composée  du  père,  de  la  mère,  d'une  jeune  fille  plus  hu- 
maine que  ses  parens  et  d'un  fils  qui  suit  avec  la  plus  grande  sym- 
pathie les  progrès  de  la  révolution  française  sans  se  douter  du 
contre-coup  qu'ils  peuvent  avoir  dans  la  colonie.  La  jeune  fille  de- 
mande grâce  pour  un  vieux  nègre  que  l'on  fouette  sous  les  fenêtres 
de  l'habitation,  et  la  mère  croit  la  satisfaire  en  donnant  l'ordre 
«  qu'on  empêche  cet  homme  de  crier.  »  Quant  au  fils,  il  revient  du 
Cap,  où  il  a  eu  le  bonheur  de  serrer  la  main  d'un  membre  de  l'as- 
semblée nationale  qui  vient  d'arriver  dans  l'île,  et  dont  le  langage 
philanthropique  le  remplit  d'enthousiasme;  mais,  tout  en  donnant 
à  un  de  ses  nègres  le  nom  de  Jean-Jacques  en  mémoire  de  l'im- 
mortel auteur  du  Contrat  social,  il  n'ea  veut  pas  moins  que  le 
moindre  désordre  parmi  ses  nègres  soit  sévèrement  puni,  et  il  se 
plaint  du  curé,  qui  leur  donne  la  folle  idée  de  se  marier  et  d'aller  à 
l'église,  comme  si  le  mariage  et  l'église  étaient  faits  pour  eux.  En- 
tourez maintenant  cette  habitation  d'une  foule  de  nègres  et  de  né- 
gresses qui  ont  toutes  les  passions  de  l'esclavage,  les  uns  violens  et 
prêts  à  la  révolte,  les  autres  vils  et  dissolus,  puis  placez  dans  ce 
milieu  le  délégué  de  l'assemblée  sot  et  vain,  bourré  de  lieux-com- 
muns sur  la  nature,  sur  les  droits  de  l'homme,  sur  l'égalité,  et 
débitant  ces  lieux-communs  d'un  ton  solennel  en  présence  des 
nègres  qui  l'écoutent  avec  bonheur.  Voyez  en  même  temps  l'effet 
que  produit  ce  langage  inusité  sur  la  famille  du  planteur  que  rien 
n'a  habituée  à  considérer  les  nègres  comme  des  hommes.  Imaginez 
ensuite  une  jeune  négresse  aimée  d'un  nègre  marron,  que  le  fils 
de  la  maison  a  prise  par  force  et  que  son  amant  a  fait  vœu  de  ven- 
ger. Cependant  une  insurrection  redoutable  se  prépare  sous  les 
yeux  du  membre  de  l'assemblée  nationale,  imperturbable  dans  son 
optimisme,  et  convaincu  qu'avec  quelques  bonnes  paroles  il  va  tout 
calmer;  mais  l'insurrection  éclate,  et  la  famille  entière  périt  par  le 
fer  et  le  feu,  tandis  que  les  noirs  vainqueurs  se  révoltent  contre 
leur  chef. 

Tel  est,  dans  ses  traits  principaux,  ce  drame  écrit  sous  une 
double  inspiration,  la  haine  de  l'esclavage  qui  altère  chez  de  très 
honnêtes  gens  tous  les  sentimens  humains,  le  mépris  pour  les  dé- 
clamateurs  imbéciles  qui  croient  n'avoir  qu'à  se  montrer  pour  dis- 
siper tous  les  préjugés  et  enchaîner  toutes  les  passions.  Le  tableau 
peut  être  quelquefois  un  peu  chargé,  il  est  vrai  et  piquant,  et  j'ai 
retrouvé  en  le  lisant  mes  anciennes  impressions. 


340  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Le  drame  de  la  Saint-Barthélémy  a  plus  d'importance  encore. 
M.  de  Rémusat  l'a  composé  au  temps  même  où  M.  Vitet  écrivait 
avec  tant  de  verve  les  scènes  de  la  Ligue.  Il  cherchait  d'abord  l'effet 
théâtral;  mais,  dit-il  dans  un  avertissement  qu'il  a  joint  au  drame, 
«  en  avançant  j'ai  changé  de  but  et  rabattu  de  mes  prétentions.  En 
approfondissant  ce  sujet  et  remontant  aux  sources,  je  me  suis  senti 
de  plus  en  plus  captivé  par  l'étude  des  mœurs,  des  opinions,  des 
caractères,  par  la  recherche  du  secret  des  événemens,  et  il  en  est 
résulté,  je  le  crains,  une  composition  plus  historique  que  drama- 
tique. »  Ce  n'en  est  pas  moins  une  œuvre  fortement  conçue,  habile- 
ment exécutée,  et  où  ne  manque  pas  l'effet  théâtral  sacrifié  par 
l'auteur.  Ce  sont  par  exemple  de  très  belles  scènes  que  celle  où 
Goligny  blessé  tient  conseil  avec  ses  amis  et  quelques  ministres  de 
sa  religion  sur  le  parti  qu'il  doit  prendre,  et  surtout  celle  où  la 
reine  Catherine,  le  roi,  le  duc  d'Anjou  et  les  principaux  conjurés, 
réunis  au  Louvre  quelques  instans  avant  l'heure  du  massacre  pro- 
jeté, passent  de  l'espoir  à  la  crainte,  de  la  confiance  au  décourage- 
ment, selon  les  bruits  qui  leur  parviennent;  mais  la  partie  la  plus 
remarquable  du  drame,  c'est  sans  contredit  la  peinture  des  carac- 
tères :  Coligny,  simple,  intrépide;  le  duc  de  Nemours,  méchant  et 
lâche;  le  garde  des  sceaux  Birague,  formaliste  et  doucement  impi- 
toyable; Montgommery  et  Tavannes,  l'un  protestant,  l'autre  catho- 
lique, résolument  contraires  à  toute  transaction  et  brûlant  de 
prendre  les  armes;  le  comte  de  Retz  et  le  baron  de  Sauves,  mi- 
nistres complaisans,  empressés  à  plaire;  le  duc  de  Guise,  résolu, 
ardent,  présomptueux;  le  roi  Charles  IX  enfin,  âme  basse,  esprit 
débile,  tremblant  devant  Coligny  et  devant  sa  mère,  incertain  jus- 
qu'au dernier  moment,  entraîné  enfin  par  l'amour-propre  royal, 
puis  enivré  par  la  vue  du  sang  et  abattant,  à  coups  d'arquebuse,  de 
sa  propre  main,  les  protestans  qui  cherchent  à  se  sauver.  L'action 
sans  doute  marche  trop  lentement  pour  que  la  pièce  puisse  être  re- 
présentée; mais,  imprimée,  elle  n'aurait  certainement  pas  moins  de 
succès  que  les  scènes  de  la  Ligue. 

Plusieurs  années  s'étaient  écoulées,  et  le  gouvernement  était 
changé  quand  le  désir  vint  à  M.  de  Rémusat  de  renouveler  cette 
tentative  avec  un  point  de  départ  philosophique.  Il  se  demanda  «  s'il 
n'y  aurait  pas  moyen  de  concevoir  un  ouvrage  où  la  puissance  de 
l'esprit,  devenue  supérieure  à  celle  du  caractère,  serait  mise  en 
présence  des  plus  fortes  réalités  du  monde  social,  des  épreuves  de 
la  destinée,  des  passions  même  de  l'âme.  »  La  lutte  de  l'esprit  tout 
seul  avec  la  vie  tout  entière  lui  paraissait  intéressante  à  décrire,  et 
il  cherchait  dans  quel  temps,  sur  quelle  scène,  par  quels  person- 
nages il  serait  bon  de  la  représenter  quand  un  hasard  lui  fit  voir 
sur  l'afîiche  d'un  théâtre  le  nom  d'Héloïse,  suivi  du  nom  d'Abélard. 


M.    CHARLES    DE    RÉMUSAT.  341 

Son  héros  était  trouvé,  «  et,  dit-il,  je  composai  un  ouvrage  en  forme 
de  roman  dramatique  qui  s'appelait  Abélard.  » 

C'était  en  effet  un  admirable  sujet  qui  donnait  à  l'artiste  comme 
au  philosophe  le  moyen  de  peindre  tout  à  la  fois  les  ardeurs  de  la 
passion  et  la  lutte  des  doctrines,  le  mouvement  populaire  et  la  vie 
des  écoles.  Si  M.  de  Rémusat  s'était  borné  à  mettre  en  scène  la 
partie  romanesque  de  la  vie  d' Abélard,  son  drame  ne  serait  pas 
sorti  du  cadre  ordinaire;  mais  il  avait  une  ambition  plus  haute,  et  il 
voulut  montrer,  à  côté  de  l'amant  d'Héloïse,  le  philosophe,  le  théo- 
logien, le  politique.  Il  fallait  donc  introduire  dans  le  drame  la 
grande  querelle  des  universaux  qui  a  tant  occupé  le  moyen  âge, 
faire  assister  le  spectateur  ou  le  lecteur  à  la  lutte  d' Abélard  et 
de  Guillaume  de  Champeaux  dans  le  cloître  de  Notre-Dame,  puis 
Guillaume  de  Champeaux  vaincu  et  Abélard  maître  de  l'école  de 
Paris,  le  conduire  h  Laon,  sous  le  prétexte  d'y  apprendre  la  théo- 
logie de  la  bouche  d'Anselme  de  Laon,  célèbre  docteur  en  divinité, 
en  réalité  pour  y  prêcher  le  rajeunissement  de  la  théologie  en  met- 
tant la  foi  sous  la  protection  de  la  raison  et  de  la  scolastique.  Assu- 
rément la  tentative  était  osée,  et  tout  autre  que  M.  de  Rémusat  y 
aurait  échoué.  Il  est  au  contraire  parvenu  à  jeter  sur  ce  sujet,  in- 
grat en  apparence,  le  plus  vif  intérêt  par  un  mélange  heureux  de 
dissertations  philosophiques  et  de  conversations  familières.  A  côté 
des  maîtres  qui  professent,  il  a  placé  habilement  des  écoliers  qui 
raillent  et  dont  les  interruptions  répétées  animent  et  égaient  les 
scènes  les  plus  sérieuses.  Puis,  la  leçon  finie,  ces  écoliers  se  retrou- 
vent soit  aux  portes  de  l'école ,  soit  au  cabaret ,  échangeant  de 
joyeux  propos,  dissertant  plaisamment  sur  les  catégories  et  chan- 
tant les  louanges  du  maître.  Parmi  ces  écoliers,  il  en  est  un  sur- 
tout, Manégold,  goguenard,  brave,  libertin,  qui  prend  tout  de  suite 
le  parti  d'Abélard  contre  Guillaume  de  Champeaux  et  qui  lui  prouve 
son  dévoûment  en  le  conduisant  au  cabaret  où  se  rassemblent  ses 
camarades.  Il  en  est  un  autre,  Hilaire,  non  moins  dévoué  que  Ma- 
négold, mais  discret,  sérieux,  et  qui  veille  sur  lui  avec  la  tendresse 
d'un  fils.  Ce  sont  enfin  à  Paris  des  scènes  populaires  pleines  de  vi- 
vacité et  d'entrain,  et  à  Laon  une  scène  d'un  tout  autre  genre  qui 
se  passe  en  présence  du  sire  de  Garlonde,  sénéchal  du  roi,  dans 
une  séance  du  chapitre  où  apparaît  d'une  manière  piquante  le  con- 
flit entre  la  puissance  royale  et  la  puissance  du  clergé  au  temps  de 
Louis  VI. 

Abélard  vainqueur  d'Anselme  à  Laon,  comme  à  Paris  de  Guil- 
laume de  Champeaux,  revient  à  Paris,  couvert  de  gloire,  prendre  la 
direction  de  son  école;  mais  la  philosophie  et  la  théologie  ne  sufJ]- 
sent  pas  à  remplir  la  vie,  et  le  moment  était  venu  où  une  autre 
passion  devait  s'emparer  de  son  cœur.  Depuis  qu'il  était  célèbre,  le 


3A2  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

chanoine  Fulbert  l'avait  plusieurs  fois  pressé  de  venir  donner  des 
leçons  à  sa  nièce  Héloïse,  personne  accomplie  et  déjà  savante.  Abé- 
lard  s'y  était  toujours  refusé.  Enfin ,  entraîné  par  son  disciple  Hi- 
laire,  cousin  d'Héloïse  et  qui  l'aime  en  secret,  il  se  détermine  à  se 
présenter  chez  elle,  et  il  est  tout  de  suite  ébloui.  Rien  de  plus  char- 
mant que  la  première  entrevue  des  deux  amans  où  l'on  voit  naître 
le  double  sentiment  qui  doit  les  unir,  Abélard  s' étonnant  d'avoir 
hésité  si  longtemps  à  enseigner  une  telle  écolière,  Héloïse  fière 
qu'un  si  grand  maître  consente  à  lui  donner  des  leçons.  Puis  à 
quelques  jours  de  distance  vient  l'admirable  scène  de  la  séduction 
qui  rappelle  le  fameux  épisode  de  Françoise  de  Rimini,  puisque 
c'est  en  lisant  ensemble  l'héroïde  d'Ovide,  Hîro  et  Ltandre,  que  les 
tendres  aveux  sont  faits  et  les  derniers  mots  prononcés;  mais  aupa- 
ravant que  de  passion  dans  l'argumentation  éloquente  d' Abélard 
sur  le  néant  de  la  science  sans  l'amour,  sur  le  besoin  qu'il  éprouve 
de  trouver  une  âme  qui  réponde  à  la  sienne!  Quelle  adorable  sim- 
plicité dans  le  tendre  abandon  d'Héloïse,  heureuse  d'être  aimée 
par  le  premier  homme  de  la  terre,  et  prise  par  l'esprit  plutôt  que 
par  les  sens!  Et  quand  aux  déclarations  d'Abélard,  qui  la  presse, 
elle  répond  en  se  mettant  à  genoux  par  cette  parole  de  saint  Au- 
gustin :  m?za  et  fac  quod  vis,  on  sent  que  tout  est  fini  et  qu'il  n'y 
aura  plus  de  résistance  à  vaincre. 

Tout  entier  à  son  bonheur,  Abélard  néglige  son  école  et  repousse 
les  disciples  qui  sont  affamés  de  sa  parole,  et  le  jour  du  premier 
rendez-vous  il  ferme  sa  porte  à  saint  Bernard,  qui,  sous  l'habit  d'un 
simple  religieux,  veut  l'arracher  à  l'hérésie.  Héloïse  l'attend,  et  la 
controverse  le  fatigue. 

On  sait  l'afïreux  dénoûment  de  leurs  amours.  Le  bruit  de  ses 
fréquentes  visites  à  la  rue  des  Chantres  s'est  répandu.  Une  pre- 
mière fois  Manégold,  avec  l'aide  de  deux  chasublières  de  ses  amies, 
l'a  sauvé  d'une  embûche;  mais  ceux  de  ses  disciples  qui  se  sont  sé- 
parés de  lui  ne  laissent  pas  s'apaiser  les  rumeurs  populaires,  et  il 
est  poursuivi  jusque  dans  les  cours  de  l'école  par  des  couplets  in- 
famans.  Cependant  de  fâcheux  présages  assiègent  le  cœur  d'Hé- 
loïse, et  dans  un  dernier  rendez-vous  Abélard  lui  propose  de  se 
marier.  La  noble  fille  refuse,  «  elle  ne  veut  pas,  dit-elle,  accepter 
le  sacrifice  de  la  liberté,  de  la  dignité,  de  la  sainteté  de  son  amant,  » 
et  elle  met  son  honneur  à  rester  sa  maîtresse  et  sa  servante.  Pour 
vaincre  cette  résistance- singulière,  Abélard  a  besoin  de  toute  son 
éloquence,  et  c'est  le  lendemain,  au  moment  où  il  va  entrer  dans  la 
chambre  de  son  épouse,  qu'il  est  saisi  par  les  assassins  aux  gages 
de  Fulbert  et  horriblement  mutilé. 

A  partir  de  ce  moment,  une  vie  nouvelle  commence  pour  Abélard 
et  pour  Pléloïse.  Héloïse,  transportée  violemment  dans  le  couvent 


M.    CHARLES    DE    RÉMUSAT.  343 

d'Argenteuil,  y  regrette  amèrement  le  bonheur  perdu,  s'étonne  de 
ne  recevoir  d'Abélard  aucune  marque  d'intérêt  et  refuse  de  se  faire 
religieuse,  jusqu'au  jour  où  une  lettre  d'Abélard,  apportée  par  le 
fidèle  Hilaire,  lui  demande  cette  nouvelle  preuve  de  son  dévoû- 
ment.  Héloïse  alors  obéit  comme  toujours  à  son  maître,  avec  dou- 
leur, mais  avec  une  tendre  résignation.  Cependant  Abélard,  qui  a 
aussi  prononcé  ses  vœux,  fonde  le  couvent  du  Paraclet,  entouré  de 
ses  disciples,  et  cherche  à  oublier  son  malheur  dans  des  rêves  de 
puissance  et  de  domination  sur  les  intelligences;  mais  sa  glose  sur 
la  trinité  n'est  pas  orthodoxe,  l'accusation  d'hérésie  commence  à 
l'atteindre  et  il  est  sommé  de  comparaître  devant  le  concile  de  Sens, 
à  sa  grande  satisfaction,  tant  il  se  croit  sûr  de  la  victoire,  mais  à 
l'effroi  de  ses  disciples,  plus  prudens  que  lui  et  qui  connaissent 
mieux  ses  ennemis. 

M.  de  Rémusat  trouvait  là  une  occasion  de  mettre  en  scène  une 
de  ces  solennités  religieuses  et  politiques  qui  plus  d'une  fois  ont 
attristé  les  pages  de  l'histoire.  Il  l'a  saisie  avec  une  incontestable 
supériorité.  C'est  au  milieu  des  agitations  du  peuple  rassemblé  en 
foule  devant  la  cathédrale  que  s'ouvre  le  concile.  Le  peuple  est  cu- 
rieux devoir  Abélard  dont  on  parle  tant;  mais  il  n'est  pas  moins 
curieux  de  voir  Bernard  de  Clairvaux,  le  roi,  la  cour  et  la  proces- 
sion du  concile.  Les  accusations  d'hérésie,  de  sorcellerie  portées 
contre  Abélard  ont  d'ailleurs  fait  leur  chemin,  et  c'est  en  vain  que, 
par  l'avis  de  Manégold,  il  a  cherché  à  s'aboucher  avec  quelques 
hommes  énergiques  des  classes  populaires,  et  à  s'assurer  l'appui  du 
chancelier.  Pour  triompher  de  ses  ennemis,  il  ne  lui  reste  qu'une 
ressource,  l'influence  de  la  parole;  mais  Bernard  est  trop  habile 
pour  la  lui  laisser,  et  il  fait  décider  par  le  concile,  malgré  l'avis  de 
l'archevêque  de  Sens,  que  l'on  se  bornera  à  lire  à  Abélard  la  liste 
de  ses  erreurs,  et  que  la  seule  question  qui  lui  sera  posée  est  celle 
de  savoir  s'il  se  rétracte  et  s'il  se  repent.  «  Le  concile,  dit-il,  n'est 
pas  une  école,  c'est  un  tribunal;  la  défense  de  l'hérésie  est  pire 
que  l'hérésie  même.  On  s'en  rend  complice  quand  on  la  tolère.  » 
Abélard  réclame,  il  proteste;  il  en  appelle  au  roi,  présent  au  con- 
cile; mais  ce  roi  n'est  plus  le  sage  Louis  VI,  et  il  n'est  pas  écouté. 
Saint  Bernard  l'interrompt  avec  violence  et  lui  ferme  la  bouche; 
puis  la  condamnation  est  prononcée.  On  le  force  à  brûler  ses  livres 
de  ses  propres  mains,  et  c'est  à  peine  si  lui,  naguère  si  populaire, 
il  peut  échapper  aux  violences  d'une  multitude  en  fureur.  Saint 
Bernard  au  contraire  se  retire  au  milieu  d'une  foule  enthousiaste 
qui  lui  demande  à  genoux  sa  bénédiction. 

Il  y  a  au  théâtre  bien  peu  de  scènes  d'une  aussi  grande  portée, 
et  où  les  ressorts  secrets  du  cœur  humain  soient  plus  habilement 
mis  enjeu.  Depuis  saint  Bernard  jusqu'à  l'homme  du  peuple  igno- 


Zhh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rant  et  mobile,  chacun  y  a  son  rôle,  et  ce  cri  d'Abélard  vaincu  : 
«  vous  êtes  des  tyrans I  »  doit  retentir  dans  tous  les  cœurs.  Cepen- 
dant il  lui  reste  Héloïse,  qui,  toujours  tendre  et  dévouée,  vient  le 
supplier  de  fuir  la  France  et  d'aller  vivre  avec  elle,  loin  du  monde 
chrétien,  dans  la  retraite  la  plus  profonde.  Abélard  d'abord  se 
laisse  émouvoir;  mais  tout  à  coup,  soit  que  l'ambition  survive  à  la 
défaite,  soit  que  le  souvenir  des  joies  à  jamais  perdues  lui  soit  trop 
pénible,  il  la  repousse  et  la  renvoie  à  son  couvent,  tandis  qu'il  ira 
à  Rome  demander  que  le  jugement  du  concile  soit  cassé. 

Après  avoir  montré  dans  Bernard  de  Clairvaux  le  prêtre  ambi- 
tieux, violent,  injuste,  M.  de  Rémusat  a  voulu  montrer  un  autre 
prêtre  simple,  doux,  tolérant,  et  il  a  conduit  Abélard  malade  dans 
le  couvent  de  Gluny.  Là  il  est  reçu  comme  un  frère  par  l'abbé  Pierre 
de  Gluny  et  par  les  religieux,  qui,  malgré  sa  condamnation,  lui  don- 
nent les  soins  les  plus  empressés;  malheureusement  son  état  s'ag- 
grave chaque  jour,  et  sur  son  lit  de  mort  il  a  un  retour  superbe  sur 
la  futilité  des  études  auxquelles  il  s'est  livré,  et  sur  l'importance  de 
celles  qu'il  a  négligées.  «  J'ai,  dit-il,  usé  mon  temps  et  mon  esprit  à 
sonder  tous  les  mystères  dont  la  théologie  se  vante;  mais  l'énigme 
de  notre  nature,  l'énigme  de  notre  destinée,  qui  pèse  sur  tous  les 
cœurs  en  tout  temps,  en  tout  lieu,  je  n'y  ai  pas  pensé  un  jour.  Et 
de  cela  pourtant,  le  savant  comnne  l'ignorant,  le  païen  comme  le 
chrétien,  ,Platon  comme  saint  Paul  ont  droit  de  s'enquérir  et  ne  sa- 
vent que  penser.  »  Peut-être  s'il  consacrait  ce  qui  lui  reste  de  force 
et  de  vie  à  la  méditation  de  ces  vrais,  de  ces  éternels  problèmes  de 
l'humanité,  pourrait-il  encore  apparaître  aux  hommes  comme  une 
révélation  nouvelle;  mais  non,  la  force  lui  manque,  sa  raison  ne  croit 
plus,  il  n'aspire  plus  qu'au  repos;  le  repos  de  l'âme,  où  le  trouver  ? 

Cependant  Pierre  de  Cluny,  qui  désire  réconcilier  Abélard  avec 
l'église,  a  écrit  au  pape  et  à  Bernard  de  Clairvaux  en  se  portant 
garant  de  ses  bons  sentimens.  Ce  n'est  pas  connaître  Abélard,  à  qui 
une  visite  deManégold,  devenu  homme  d'armes  du  comte  de  Cham- 
pagne, fait  regretter  de  n'avoir  pas  choisi  la  vie  militaire,  et  qui 
résiste  à  une  nouvelle  lettre  d'Héloïse,  toujours  prête  à  tout  aban- 
donner pour  se  consacrer  à  lui.  Quand  Pierre  de  Cluny  lui  annonce 
que  le  pape  et  Bernard  veulent  bien  l'affranchir  de  sa  condamna- 
tion, s'il  se  repent  de  ses  erreurs,  c'est  pour  lui  le  dernier  coup,  et 
il  expire  en  maudissant  Bernard  de  Clairvaux. 

Je  me  suis  longuement  étendu  sur  ce  drame  parce  qu'il  n'est 
pas  connu  de  la  génération  actuelle,  et  parce  que,  comme  l'a  dit 
Sainte-Beuve,  c'est  peut-être,  de  toutes  les  œuvres  de  M.  de  Rému- 
sat, celle  qui  donne  l'expression  la  plus  entière  et  la  plus  vraie  de 
son. talent.  Quand  il  l'a  composé,  les  questions  littéraires  n'avaient 
plus,  comme  en   182/4,  le  privilège  de  diviser  la  société  en  deux 


M.    CHARLES    DE    RÉMUSAT.  3/l5 

camps,  celui  de  la  tradition  et  celui  de  la  réforme.  Le  drame  d'Abé- 
lard  n'en  obtint  pas  moins  un  succès  prodigieux  partout  où  il  vou- 
lut bien  le  faire  connaître.  J'en  ai  entendu  la  lecture  dans  son 
salon,  en  18/i2,  en  présence  du  duc  d'Orléans,  peu  de  mois  avant 
la  catastrophe  qui  a  enlevé  à  la  France  ce  prince  si  éclairé  et  si 
justement  populaire.  Tous  nous  admirions  l'art  merveilleux  avec 
lequel  l'auteur  avait  su  marier  l'érudition  à  la  passion,  le  sérieux 
au  plaisant,  et  tirer  des  obscurités  de  la  scolastique  un  des  drames 
les  plus  attachans  qui  puissent  se  concevoir. 

Pourquoi  une  œuvre  aussi  remarquable  n'a-t-ellepasété  publiée? 
Beaucoup  d'entre  nous  étaient  d'avis  qu'elle  le  fût,  et  c'était  le 
secret  désir  de  l'auteur;  mais  à  côté  du  maître  il  y  avait,  dans  ce 
drame,  des  étudians  et  même  des  étudiantes.  On  y  chantait  des 
chansons,  et  quelques  scènes  paraissaient  légères  aux  hommes 
graves  dont  il  prenait  les  conseils.  Ils  craignaient  que  cette  publi- 
cation ne  nuisît  à  son  avenir  politique  et  ne  l'empêchât  de  redeve- 
nir ministre.  Bien  qu'il  eût  pour  lui-même  fort  peu  d'ambition,  il 
en  avait  pour  sa  cause,  pour  ses  amis,  et  il  se  laissa  convaincre; 
mais  les  personnages  principaux  de  son  drame  l'avaient  charmé,  et 
il  ne  renonça  pas  à  les  peindre.  De  là  les  deux  volumes  qu'il  publia 
trois  ans  plus  tard  sous  le  simple  titre  d'Abélard. 

La  première  partie  de  ce  livre  est  consacrée  à  la  vie  d'Abélard,  et 
c'est  un  chef-d'œuvre.  Il  est  impossible  d'imaginer  un  récit  mieux 
ordonné,  plus  vivant,  plus  nourri  de  faits  curieux  et  de  réflexions 
ingénieuses  ou  profondes,  plus  juste  aussi  envers  les  personnes 
qu'Âbélard  a  rencontrées  et  qui  ont  eu  quelque  influence  sur  sa  des- 
tinée. La  plus  célèbre  est  Héloïse,  pour  laquelle  M.  de  Bémusat 
professe  une  admiration  sans  bornes.  «  C'est,  dit-il,  la  première 
des  femmes.  »  Cependant  la  partie  romanesque  de  la  vie  d'Abélard 
n'est  pas  celle  qui  l'occupe  le  plus,  et  parmi  les  persécuteurs  de 
son  héros,  l'abbé  de  Clairvaux,  saint  Bernard,  tient  dans  son  récit 
une  plus  grande  place  que  le  chanoine  Fulbert,  oncle  d'Héloïse. 
Pour  M.  de  Bémusat,  Abélard  est  quelque  chose  de  plus  que 
l'amant  d'Héloïse.  C'est  à  cette  époque  du  moyen  âge  le  défenseur 
le  plus  éminent  de  la  libre  pensée  contre  la  tradition,  de  l'examen 
contre  l'autorité,  de  la  raison  contre  la  force.  Dans  sa  lutte  avec 
saint  Bernard,  il  soutenait  les  droits  de"  l'esprit  humain,  et  ce  sont 
ces  droits  qui  succombaient  avec  lui  dans  le  concile  de  Sens.  A  ce 
titre,  quelles  que  puissent  être  ses  erreurs  dans  les  matières  phi- 
losophiques, il  mérite  tout  l'intérêt,  toute  la  sympathie  de  ceux 
qui  aujourd'hui  encore,  après  plus  de  sept  cents  ans,  sont  con- 
damnés à  défendre  la  même  cause  contre  les  mêmes  adversaires. 

Après  la  partie  historique  vient  la  partie  technique,  et  pendant 
plus  d'un  volume  M.  de  Bémusat,  sans  sortir  du  cadre  restreint 


346  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qu'il  s'est  tracé  et  sans  fatigue,  se  promène  dans  les  sentiers  quel- 
quefois assez  raboteux  de  la  scolastique.  C'est  qu'il  ne  partageait 
pas  les  dédains  si  faciles  de  la  science  moderne  pour  les  formes 
subtiles  ou  frivoles  de  la  pensée  humaine  au  moyen  âge.  Tout  en 
reconnaissant  que  la  scolastique  fut  souvent  une  science  de  mots, 
il  y  retrouvait  à  travers  les  obscurités  qui  lui  sont  propres  les  traits 
essentiels  des  grandes  doctrines  qui  se  sont  partagé  et  disputé 
l'esprit  humain.  En  faisant  voir  ce  qu'elle  avait  reçu  des  anciens 
et  ce  qu'elle  avait  elle-même  transmis  à  ses  successeurs,  il  consta- 
tait qu'elle  n'a  rien  tiré  de  son  propre  fonds,  mais  il  lui  restituait  le 
rang  qui  lui  appartient  dans  l'histoire  de  la  philosophie.  Chez  ce 
large  et  équitable  esprit,  le  goût  des  nouveautés  et  la  foi  dans  le 
progrès  n'excluaient  pas  l'estime  indulgente  pour  le  passé.  Soit 
qu'il  analysât  dans  le  plus  grand  détail  la  philosophie  et  la  théolo- 
gie d'Abélard,  soit  qu'il  examinât  la  valeur  des  objections  qui  lui 
étaient  opposées,  M.  de  Rémusat  montrait  clairement  que  les  plus 
grandes  hardiesses  de  ce  terrible  novateur  ne  visaient  qu'à  donner 
prématurément  une  explication  rationnelle  du  mystère  de  la  foi.  Il 
faut  regretter  l'avortement  de  cette  première  renaissance  du  xii'^  et 
du  XIII''  siècle,  étouffée  sous  la  lourde  main  de  l'église  et  dont 
Abélard  fut  à  la  fois  le  héros  et  le  martyr. 

Le  moment  arrivait  d'ailleurs  où  pleine  justice  allait  être  rendue 
à  M.  de  Rémusat.  Déjà,  après  la  publication  de  ses  essais  de  philo- 
sophie, il  avait  remplacé  à  l'Académie  des  Sciences  morales  et  po- 
litiques son  ami  M.  Jouffroy.  En  18/i7,  il  remplaça  à  l'Académie 
française  M.  Royer-Gollard,  que  la  France  venait  de  perdre.  Qui 
mieux  que  M.  de  Rémusat  eiit  pu  succéder  à  cet  homme  d'un  es- 
prit hardi  et  réglé,  grave  et  piquant,  libéral  et  conservateur,  philo- 
sophe et  chrétien,  dont  chaque  parole  était  un  oracle  et  dont  toute 
la  vie  s'est  écoulée  sous  l'empire  d'une  seule  pensée,  la  pensée  du 
devoir?  En  le  suivant  depuis  ses  premières  années  jusqu'à  la  lin  de 
sa  vie,  M.  de  Rémusat  s'est  surtout  attaché  à  faire  ressortir  ce 
grand  trait  de  son  caractère,  et  personne  n'avait  plus  le  droit  de  le 
faire.  Dans  ce  portrait  inspiré  par  une  respectueuse  admiration, 
M.  Royer-Gollard  revit  tout  entier  «  avec  ce  frappant  mélange  d'in- 
dépendance et  de  discipline,  de  témérité  et  de  retenue,  de  respect 
pour  l'ordre  et  de  mépris  pour  toute  autorité  qui  n'est  pas  la  rai- 
son. »  Ne  sont-ce  pas  aussi  les  traits  qui  distinguent  M.  de  Rému- 
sat de  ses  contemporains  et  qui  constituent  sou  originalité?  En  cé- 
lébrant, à  propos  de  M.  Royer-Gollard,  l'alliance  de  la  philosophie 
et  de  la  politique,  il  défendait  sa  propre  cause,  et  il  pouvait  s'attri- 
buer à  lui-même  une  bonne  part  des  applaudissemens  qu'il  obtint. 
Quelques  années  plus  tard,  par  un  singulier  rapprochement,  M.  de 
Rémusat,  directeur  alors  de  l'Académie,  rendait  un  hommage  plus 


M.    CHARLES    DE    RÉMUSAT.  34? 

tendre  encore  à  son  ancien  collègue  et  ami  M.  Cousin,  remplacé 
par  M.  Jules  Favre,  et  c'était  pour  lui  une  nouvelle  occasion  d'ho- 
norer la  philosophie  et  de  rendre  justice  au  philosophe  dont  les 
conversations,  s'élevant  sans  effort  des  frivolités  de  la  vie  commune 
aux  mystères  de  l'âme  et  de  la  destinée,  rappelaient  les  graves  en- 
tretiens des  sages  de  la  Grèce,  au  cap  Sunium  ou  sur  les  bords 
de  rilissus.  Enfin,  si  la  mort  ne  l'avait  pas  frappé  inopinément, 
c'est  à  lui  que  revenait  l'honneur  de  faire  au  même  titre  l'éloge  de 
M.  Guizot  en  recevant  son  successeur.  Je  l'ai  vu  fort  préoccupé  de 
cette  nouvelle  mission,  dont  il  ne  se  dissimulait  pas  les  difficultés; 
nul  doute  qu'il  ne  l'eiit  accomplie  avec  la  même  supériorité,  sur- 
tout si,  comme  il  le  désirait,  il  eût  pu  joindre  à  l'éloge  de  M.  Guizot 
celui  de  son  ami  M.  Jules  Simon. 

Cependant  la  situation  politique  n'était  plus  tout  à  fait  la  même. 
Le  ministère  Guizot  était  ébranlé,  et  l'accord  un  moment  troublé 
s'était  refait  entre  les  différentes  fractions  de  l'opposition  constitu- 
tionnelle. Un  programme  commun  avait  été  concerté  entre  M.  Thiers 
et  M.  Barrot,  et  les  deux  mesures  principales  inscrites  dans  ce  pro- 
gramme étaient  la  réforme  électorale  et  la  question  des  incompati- 
bilités parlementaires.  On  m'avait  chargé  de  la  première  proposi- 
tion, et  la  seconde  appartenait  depuis  plusieurs  années  à  M.  de 
liémusat.  Elles  furent  toutes  deux  présentées  et  perdues  dans  la 
session  de  lSli7.  Pour  la  troisième  fois,  tout  l'esprit  de  M.  de  Ré- 
musat  échoua  contre  le  parti-pris  de  la  chambre;  mais  après  cet 
échec  et  celui  de  la  réforme  électorale  l'opposition  vaincue  crut 
devoir  porter  ailleurs  le  débat  et  faire  appel  au  pays.  Alors  com- 
mença la  fameuse  campagne  des  banquets.  M.  de  Rémusat  était 
loin  de  la  désapprouver;  mais,  comme  ancien  ministre,  il  ne  crut 
pas  devoir  y  prendre  une  part  personnelle,  et  il  se  contenta  d'en- 
courager ceux  qui,  plus  libres  que  lui,  s'y  étaient  engagés.  Outre 
qu'il  voyait  dans  ces  réunions  l'exercice  d'un  droit  consacré  par 
l'usage  dans  tous  les  pays  libres,  il  lui  semblait  qu'il  était  bon  d'a- 
vertir la  majorité  de  la  chambre  que  l'opinion  publique  pouvait 
quelque  jour  se  retirer  d'elle,  si  elle  persistait  dans  sa  résistance  à 
toute  réforme.  Malheureusement,  par  une  suite  de  circonstances 
imprévues,  la  réforme  se  transforma  en  révolution,  et  au  moment 
du  danger  le  gouvernement  ne  sut  pas  choisir  entre  les  deux  seuls 
partis  qu'il  pût  prendre,  résister  par  la  force  à  l'insurrection,  ou 
bien  la  désarmer  en  détachant,  par  des  concessions  opportunes, 
ceux  qui  ne  voulaient  qu'une  réforme.  Le  mal  s'aggrava  rapide- 
ment, et  il  était  presque  irréparable  quand,  dans  la  nuit  du  23  au 
24  février,  vers  deux  heures  du  matin,  je  vis  entrer  chez  moi  M.  de 
Rémusat,  me  disant  du  ton  moitié  sérieux,  moitié  railleur  qui  lui 


3ii8  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

était  propre  :  «  Eh  bien  !  mon  cher  Duvergier,  voilà  le  moment  de 
faire  du  gouvernement  parlementaire.  »  M.  Thiers  l'attendait  à  la 
porte  dans  sa  voiture;  nous  y  montâmes  ensemble  pour  aller  chez 
M.  Odilon  Barrot,  avec  qui  nous  fûmes  bientôt  d'accord.  Quand  la 
maison  brûle,  il  s'agit  d'éteindre  le  feu,  et  ce  n'est  pas  le  moment 
de  se  diviser  pour  des  nuances. 

Quelques  heures  après,  nous  partions  en  corps  de  la  maison  de 
M.  ïhiers  pour  aller  à  travers  les  barricades  aux  Tuileries,  où  le 
roi  nous  attendait.  M.  de  Rémusat  était,  après  M.  Thiers,  celui 
d'entre  nous  que  le  roi  connaissait  le  plus,  et  il  l'écoutait  volontiers. 
Ce  ne  fut  pourtant  pas  sans  résistance  qu'il  lui  permit  de  rédiger 
un  manifeste  qui  annonçait  à  la  population  la  constitution  du  nou- 
veau ministère  et  ses  projets  de  réforme.  Il  était  trop  tard,  et  nous 
eûmes  la  douleur  d'assister  à  la  catastrophe  sans  pouvoir  l'empê- 
cher. Gomme  le  lendemain  je  m'étonnais  d'avoir  vu  dans  les  rangs 
de' l'insurrection  certains  hommes  de  qui  nous  n'avions  pas  pu  ob- 
tenir un  acte  de  résistance  légale  :  «  Que  voulez -vous?  me  dit 
M.  de  Rémusat,  il  y  a  en  France  une  foule  de  gens  qui  n'ont  que 
deux  goûts  :  recevoir  des  coups  de  bâton  et  tirer  des  coups  de  fusil. 
Quand  ils  sont  las  d'un  exercice,  ils  passent  à  l'autre.  »  Le  mot  était 
dur,  mais  vrai,  et  les  années  qui  ont  suivi  l'ont  pleinement  justifié. 

Envoyé  à  l'assemblée  nationale  par  le  département  de  la  Haute- 
Garonne,  M.  de  Rémusat  prit  une  place  éminente  dans  le  petit  groupe 
d'anciens  députés  libéraux  qui,  tout  en  acceptant  la  république, 
défendaient  l'ordre  contre  les  entreprises  de  la  démagogie.  C'est  lui 
qui  le  15  mai  alla  à  la  caserne  du  quai  d'Orsay  avertir  de  l'enva- 
hissement de  l'assemblée  et  demander  qu'on  vînt  à  notre  aide; 
mais  il  avait  pris  au  sérieux  son  adhésion  à  la  république,  et  quand 
vint  le  moment  de  lui  donner  un  président,  il  ne  jugea  pas  à  pro- 
pos de  la  mettre  à  la  discrétion  d'un  Bonaparte.  Il  résista  donc  à 
l'entraînement  presque  général  du  parti  conservateur  en  faveur  de 
Louis-Napoléon,  et  il  vota  ostensiblement  pour  le  général  Cavai- 
gnac.  Celui  qui  écrit  ces  lignes  s'honore  d'avoir  été  cette  fois  en- 
core d'accord  avec  lui  et  de  n'avoir  participé  en  rien  à  l'acte  qui 
nous  a  perdus. 

Conséquent  avec  lui-même,  M.  de  Rémusat  refusa  de  faire  partie 
du  cabinet  constitué  par  M.  Odilon  Barrot,  et  quelques  mois  plus 
tard,  après  les  élections  générales,  il  persistait  dans  son  refus 
malgré  les  instances  du  président  du  conseil  et  bien  que  les  noms 
de  plusieurs  des  nouveaux  ministres,  M.  Dufaure,  M.  de  Tocqueville, 
M.  Lanjuinais,  fussent  de  nature  à  lui  plaire;  mais  l'attitude  du  pré- 
sident depuis  qu'il  était  au  pouvoir  n'avait  fait  qu'augmenter  sa 
méfiance,  et  il  avait  une  répugnance  invincible  à  devenir  un  de  ses 
ministres.  Ce  n'est  pas  qu'il  approuvât  sur  tous  les  points  la  con- 


M.    CHARLES    DE   RÉMUSAT.  349 

duite  de  l'assemblée.  Il  reprochait  à  la  majorité  de  servir,  sans  le 
vouloir,  les  projets  du  président  en  appuyant  faiblement  le  minis- 
tère Barrot-Dufaure,  le  meilleur,  disait-il,  que  l'on  pût  avoir  dans 
les  circonstances  actuelles.  Bientôt  en  effet  le  président  lui  donnait 
raison  par  son  message  du  31  octobre,  et  l'assemblée  par  sa  con- 
duite après  le  renvoi  de  M.  Barrot.  N'ayant  pas  été  réélu,  je  voya- 
geais alors  en  Italie,  et  M.  de  Rémusat  voulait  bien  me  tenir  au 
courant  des  incidens  parlementaires  et  me  communiquer  ses  im- 
pressions. 

«  La  majorité,  m'écrivait-il  peu  de  jours  après  le  31  octobre, 
ne  veut  ni  de  la  république,  ni  de  la  monarchie,  ni  de  l'empire. 
Chaque  parti  a  conservé  de  ses   anciennes  opinions  juste  ce  qu'il 
faut  non  pour  agir,  mais  pour  empêcher  d'agir  les  autres  partis.  Ce 
que  je  vous  dis,  tout  le  monde  le  trouve,  tout  le  monde  s'accuse  de 
ne  savoir  rien  épouser  ni  rien   répudier,   rien  renverser  ni  rien 
affermir,  et  personne  ne  fait  un  pas  pour  sortir  de  cette  position.  » 
Un  peu  plus  tard  il  ajoutait  que  le  secret  de  notre  avenir  se  cachait 
dans  les  entrailles  du  président.  «   Oui,  mon  cher  ami,  disait-il, 
après  soixante  ans  de  révolution,  nous  dépendons  d'un  coup  de  tête 
individuel.  Tout  le  monde  convient  que  l'homme  est  chimérique, 
obstiné,  dissimulé.  Il  n'est  pas  incapable  de  ténacité,  on  le  sait; 
mais  il'  est  inerte,  indolent,  livré  à  la  mollesse  et  au  plaisir.  Ses 
oscillations,  fruit  d'une  vanité  inquiète,  d'une  inexpérience  crédule, 
se  prolongeront-elles  indéfiniment,  ou  en  sortira-t-il  à  l'improviste 
par  quelque  brusque  tentative?  Là  est  la  question,  et  on  ne  peut  la 
résoudre  que  par  des  conjectures.  » 

11  résulte  de  là  que  M.  de  Rémusat,  n'ayant  confiance  ni  dans  le 
président  ni  dans  l'assemblée,  assistait  tristement  aux  événemens 
sans  y  prendre  part  et  sans  en  rien  attendre  de  bon.  Il  vint  un 
jour  pourtant  où,  par  la  révocation  du  général  Ghangarnier,  le  pré- 
sident jeta  un  défi  éclatant  au  pouvoir  parlementaire.  Ce  jour-là, 
M.  de  Rémusat  sortit  de  son  abstention,  et  ce  fut  lui  qui  vint  au 
nom  de  la  majorité  outragée  demander  que  l'assemblée  nommât 
d'urgence  une  commission  chargée  de  prendre  toutes  les  mesures 
que  les  circonstances  pourraient  commander.  La  commission  fut 
formée,  et  après  un  grand  débat  où  M.  Thiers  prononça  ces  paroles 
célèbres  :  u  si  l'assemblée  cède,  l'empire  est  fait,  »  le  pouvoir  par- 
lementaire se  manifesta  par  un  vote  qui  força  les  ministres  à  se 
retirer.  Malheureusement,  dès  le  lendemain,  l'assemblée  retombait 
dans  ses  incertitudes,  et  quand  arriva  le  moment  de  la  catastrophe, 
elle   succomba   presque  sans  combat.  J'étais   alors  rentré   dans 
l'assemblée,  et  chaque  jour  je  causais  avec  M.  de  Rémusat  du  sort 
qui  nous  attendait.  Malgré  sa  répugnance  pour  la  tribune,  il  était 
prêt  à  y  monter  et  à  dénoncer  publiquement  le  complot  qui  se 


350  KEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tramait;  mais  cette  idée  fatale,  qu'il  ne  fallait  pas  donner  le  signal 
de  la  guerre  civile,  prédominait  dans  la  majorité,  qui  refusait  de 
croire  au  danger,  tandis  que  la  minorité  craignait  surtout  les  com- 
plots des  royalistes.  Jamais,  disait-on,  l'armée  ne  prendra  les 
armes  contre  l'assemblée,  et  au  besoin  les  soldats  trouveraient  au 
milieu  d'elle  des  généraux  qu'ils  connaissent  et  qui  les  rappelle- 
raient à  leur  devoir.  «  JNous  donnons  tous  les  jours  la  main  à 
Pichegru,  »  me  disait  mélancoliquement  M.  de  Rémusat,  se  souve- 
nant que,  la  veille  du  18  fructidor,  Pichegru  aussi  se  croyait  sûr 
d'entraîner  l'armée  du  directoire.  Après  le  rejet  de  la  proposition  des 
questeurs,  il  ne  douta  plus  du  résultat  et  tint  pour  certain  qu'il  ne 
nous  restait  qu'à  mourir  avec  honneur. 

C'est  encore  lui  qui,  dans  la  matinée  du  "1  décembre,  vint  m' an- 
noncer le  coup  d'état  et  l'arrestation  de  M.  Thiers.  Puis  nous  nous 
retrouvâmes  chez  M.  Barrot,  chez  M.  Daru,  à  la  mairie  du  X*^  ar- 
rondissement, où  nous  votâmes  ensemble  la  mise  en  accusation  du 
président,  enfin  à  la  caserne  du  quai  d'Orsay,  d'où  nous  fûmes  con- 
duits à  Mazas  dans  la  même  voiture  cellulaire.  Il  sortit  de  prison 
plus  tôt  que  moi  ;  mais  nos  deux  noms  furent  inscrits  l'un  à  côté  de 
l'autre  sur  la  liste  d'exil.  Avant  qu'il  quittât  Paris,  il  lui  fut  insinué 
plus  d'une  fois  que  le  décret  d'exil  ne  serait  point  exécuté,  s'il 
voulait  faire  le  plus  petit  acte  de  soumission  au  pouvoir  nouveau  ; 
il  avait  l'âme  trop  haute  pour  se  prêter  à  ces  sortes  de  capitula- 
tions, et  nous  partîmes  ensemble  pour  la  Belgique  avec  trois  de 
nos  amis,  M.  Jules  de  Lasteyrie,  M.  Ghambolle,  M.  Creton,  exilés 
comme  nous.  Arrivés  à  Bruxelles,  nous  prîmes  un  appartement  en. 
commun,  M.  de  Rémusat  et  moi,  et  je  puis  dire  que  cette  commu- 
nauté était  pour  moi  un  grand  adoucissement  aux  douleurs  de  l'exil.. 
S'il  est  vrai  que  l'on  se  connaisse  mieux  après  un  voyage  de  quel- 
ques jours  que  si  l'on  vivait  longtemps  ensemble  sans  autres  rela- 
tions que  les  relations  ordinaires,  cela  est  bien  plus  vrai  encore 
quand  on  est  rapproché  par  l'exil  et  quand  on  peut  à  chaque  instant 
se  communiquer  ses  impressions.  Chaque  jour  d'ailleurs  nos  amis 
se  rassemblaient  à  notre  table.  JNous  causions  ensemble  des  fautes 
du  passé,  des  tristesses  du  présent,  des  espérances  de  l'avenir,  car 
nous  ne  voulions  pas  croire  que  la  France  persistât  longtemps  dans 
son  aveuglement.  Il  nous  semblait  que ,  remise  de  ses  alarmes, 
elle  se  souviendrait  de  son  histoire  et  se  hâterait  de  secouer  le  joug 
odieux  qui  venait  de  lui  être  imposé.  Le  moins  confiant  d'entre 
nous  était  M.  de  Rémusat.  A  l'entendre,  la  passion  du  repos  renir- 
plaçait  la  passion  de  la  liberté,  et  la  France  avait  horreur  de  toute 
secousse  nouvelle.  Aussi,  quand  un  des  chefs  du  parti  républicain, 
M.  Charras,  nous  disait  «  qu'il  y  en  avait  pour  dix  ans,  »  M.  de  Ré- 
musat était-il  disposé  à  le  croire.  M.  Charras  ne  disait  pas  assez. 


M.    CHARLES   DE   RÉMUSAT.  351 

et  le  réveil  de  la  France  devait  précéder  de  bien  peu  les  terribles 
événemens  qui  l'ont  frappée. 

Cette  impression  ne  s'effaça  pas  pendant  un  voyage  que  M.  de 
Rémusat  fit  en  Angleterre,  où  il  trouva  le  monde  politique  fort  hos- 
tile en  principe  au  régime  napoléonien ,  mais  convaincu  en  fait 
que  ce  régime  était  celui  qui  convenait  aux  Français.  Ce  ne  fut 
donc  pas  avec  une  satisfaction  sans  mélange  qu'il  lut  à  Fribourg 
le  décret  qui  lui  permettait  de  rentrer  en  France.  La  vie,  selon  lui, 
était  pour  nous  plus  libre  et  plus  digne  à  l'étranger  qu'elle  ne  pou- 
vait l'être  dans  un  pays  qui  s'accommodait  si  facilement  du  despo- 
tisme. «  Notre  nation,  m'écrivait-il,  cette  nation  qui  jadis  soulevait 
le  monde  par  ses  idées,  est  désabusée,  repentante,  charmée  de 
n'avoir  plus  à  se  conduire  elle-même.  »  Heureusement  M.  de  Ré- 
musat s'était  assuré  dans  la  philosophie  et  dans  les  lettres  une 
puissante  ressource  contre  le  découragement.  En  Angleterre  comme 
en  Belgique,  il  n'avait  pas  cessé  de  travailler,  et,  au  moment  même 
où  les  portes  de  la  France  lui  étaient  ouvertes,  il  commençait  la  pu- 
blication de  plusieurs  livres  qui  devaient  mettre  le  sceau  à  sa  répu- 
tation d'écrivain  et  de  philosophe. 

En  réfléchissant  sur  l'aridité  de  la  plupart  des  histoires  de  la 
philosophie,  M.  de  Rémusat  avait  pensé  que  ce  défaut  tenait  sur- 
tout à  ce  que  l'historien  se  contentait  d'exposer  les  systèmes.  N'en 
serait-il  pas  autrement,  disait-il,  s'il  y  joignait  l'histoire  des  phi- 
losophes en  les  montrant  dans  le  milieu  où  ils  ont  vécu,  en  rappe- 
lant les  institutions,  les  événemens,  les  circonstances  sociales  qui 
les  ont  entourés,  en  les  plaçant  smis  l'influence  des  faits,  des  mœurs 
<dt  des  opinions  'de  leur  temps?  C'est  dans  cette  pensée  neuve  et 
féconde  qu'il  conçut  et  publia  une  suite  d'ouvrages  sur  saint  An- 
selme de  Canterbury,  sur  Bacon  et  sur  lord  Herbert  de  Cherbury. 
Entre  ces  trois  personnages  célèbres  à  des  titres  divers,  il  y  avait 
de  notables  différences;  l'un,  moine  simple  et  pieux,  appelé  malgré 
lui  au  premier  siège  épiscopal  de  l'Angleterre,  mêlé  par  la  force  des 
choses  à  la  grande  querelle  des  investitures,  et  résistant  avec  une 
douce  fermeté  aux  odieuses  violences  de  Guillaume  le  Roux  aussi 
bien  qu'à  l'opiniâtreté  hautaine  de  Henri  I"'";  l'autre,  homme  d'un 
esprit  supérieur  et  d'un  caractère  méprisable,  profond  penseur  et 
courtisan  bassement  anfibitieux,  grand  philosophe  et  magistrat  cor- 
rompu, l'honneur  et  la  honte  de  son  temps  ;  le  troisième,  coureur 
d'aventures  chevaleresques,  gentilhomme  de  cape  et  d'épée,  vail- 
lant soldat,  duelliste,  diplomate,  homme  à  bonnes  fortunes.  Il  ne 
semblait  pas  que  M.  de  Rémusat,  fils  de  la  révolution,  homme  du 
xix"  siècle  et  peu  disposé  à  donner  raison  à  l'église  contre  l'état, 
dût  avoir  pour  le  premier  de  ces  trois  personnages  une  grande  sym- 
pathie; mais  la  question  ne  se  posait  pas  au  xi*"  siècle  comme  elle 


352  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

se  pose  aujourd'hui,  et  l'église  avait  des  revendications  légitimes  à 
exercer.  Il  ne  lui  en  coûtait  donc  pas  de  rester  impartial  entre  les 
deux  parties  et  de  juger  avec  une  équité  bienveillante  les  préten- 
tions de  l'église.  C'était  d'ailleurs  une  pure  et  touchante  figure  que 
celle  de  saint  Anselme,  et  il  était  difficile  de  n'avoir  pas  plus  de 
sympathie  pour  le  prélat  persécuté  que  pour  les  rois  ses  persécu- 
teurs. Enfin  saint  Anselme  avait  cherché  dans  la  raison  la  preuve  de 
la  foi,  et  M.  de  Rémusat  voyait  en  lui  un  des  précurseurs  de  Des- 
cartes. Avant  ce  livre,  saint  Anselme  était  connu  des  érudits,  il  ne 
l'était  pas  du  public,  parce  que  personne  n'avait  exposé  avec  au- 
tant de  lucidité  ce  mélange  de  religion  et  de  métaphysique  qui  con- 
stitue sa  philosophie,  ni  décrit  avec  autant  de  charme  la  part  qu'il 
a  prise  aux  événemens  de  son  temps.  En  écrivant  sa  vie,  M.  de  Ré- 
musat rendait  hommage  à  un  des  plus  nobles  caractères  qui  aient 
honoré  cette  époque  si  troublée  et  si  confuse,  en  même  temps  qu'il 
présentait  le  tableau  le  plus  animé  de  la  vie  monastique  et  de  la 
vie  des  cours  au  xi*"  siècle.  Augustin  Thierry  lui-même  n'a  pas  fait 
mieux. 

Dans  Bacon  au  contraire,  M.  de  Rémusat  reconnaissait  «  un  des 
grands  promoteurs  de  l'esprit  des  temps  modernes,  le  héraut  des 
sciences  d'expérience,  le  créateur  de  l'empirisme  rationnel,  le  père 
de  la  philosophie  expérimentale,  »  en  un  mot  un  grand  génie  et  un 
grand  écrivain.  En  même  temps,  il  trouvait  en  lui  les  faiblesses  et 
les  vices  qu'il  avait  souvent  flétris  et  qu'il  ne  pouvait  pas  absoudre 
parce  que  le  coupable  était  un  homme  illustre.  Il  avait  d'ailleurs 
quelques  réserves  à  faire  non  sur  l'esprit  général  de  la  philoso- 
phie, ni  sur  ses  méthodes,  mais  sur  l'application  qu'il  en  faisait, 
et  qui  lui  paraissait  manquer  quelquefois  d'exactitude  et  de  péné- 
tration. Certes  le  procédé  de  l'induction  était  excellent,  et  on  ne 
pouvait  nier  les  progrès  qu'il  avait  fait  faire  à  la  science;  mais  Ba- 
con semblait  avoir  oublié  que  ce  procédé  supposait  lui-même  des 
idées  autrement  acquises.  M.  de  Rémusat  n'accusait  pas  Bacon, 
comme  M.  de  Maistre,  d'être  l'auteur  de  la  philosophie  sensualiste 
du  dernier  siècle,  mais  il  lui  reprochait  d'avoir  fourni  des  armes  à 
cette  philosophie  par  son  mépris  de  toute  métaphysique.  Il  fallait 
donc  louer  lord  Herbert  de  Cherbury  d'avoir  rompu  avec  l'empi- 
risme de  Bacon  et  reconnu  que  l'intelligence  n'a  pas  besoin  de  se- 
cours externes  pour  posséder  les  vérités  qui  lui  sont  propres.  Ces 
vérités,  quelles  sont-elles?  Ce  sont  les  notions  communes  qui  se 
trouvent  dans  tout  entendement  sain  et  que  Dieu  même  a  déposées 
dans  l'âme  humaine.  C'est  sur  ce  principe  que  lord  Herbert  fonde 
la  religion  naturelle  indépendamment  de  toute  révélation  particu- 
lière. Cette  philosophie  paraît  à  M.  de  Rémusat  bien  préférable 
à  celle  de  Bacon.  Néanmoins  il  lui  reste  quelques  doutes,  et  il 


M.    CHARLES    DE    EÉ.MUSAT.  353 

n'est  pas  convaincu  que  le  suffrage  universel,  dans  tous  les  temps 
et  tous  les  pays,  ait  sanctionné  les  points  que  lord  Herbert  déclare 
supérieurs  à  l'observation  et  à  l'expérience;  mais  il  le  considère, 
après  Hallam,  comme  le  premier  métaphysicien  qu'ait  eu  l'Angle- 
terre et  comme  un  des  fondateurs  de  la  philosophie  du  sens 
commun. 

Au  surplus,  dans  un  volume  publié  en  ISQà  sous  le  titre  de  Phi- 
losophie religieuse,  M.  de  Rémusat  a  fait  lui-même  sa  profession 
de  foi.  Il  croit  fermement  que  la  raison,  par  ses  propres  forces  et 
par  une  révélation  naturelle,  peut  arriver  à  la  connaissance  certaine 
de  l'existence  de  Dieu,  de  l'immortalité  de  l'âme,  des  peines  et  des 
récompenses  dans  un  autre  monde;  mais  il  ne  nie  pas  que  les  reli- 
gions révélées  ne  puissent  généraliser  et  fortifier  cette  certitude. 
«  La  philosophie,  dit-il,  n'est  pas  la  religion,  mais  la  religion  et  la 
philosophie  professent  sur  Dieu  et  sur  l'âme  des  vérités  communes 
que  l'une  révèle,  que  l'autre  déduit.  Et  ainsi  dans  le  cercle  de  ces 
vérités  elles  ne  se  combattent  ni  se  suppléent  l'une  l'autre,  mais 
elles  peuvent  se  concilier  et  s'appuyer  l'une  l'autre,  la  philosophie 
pouvant  convaincre  les  esprits  que  la  foi  ne  persuade  pas,  et  la  re- 
ligion persuader  ceux  que  la  philosophie  ne  saurait  convaincre.  »  Ne 
faut-il  pas  regretter  que  cette  sage  conciliation ,  proposée  par  un 
des  chefs  de  l'école  spiritualiste,  n'ait  été  acceptée  ni  par  la  reli- 
gion, ni  par  la  philosophie,  et  qu'en  quittant  la  vie  il  ait  vu  s'enga- 
ger avec  plus  de  violence  que  jamais  la  guerre  à  laquelle  il  aurait 
voulu  mettre  un  terme? 

M.  de  Rémusat  avait  toujours  aimé  l'Angleterre,  où  il  voyait  le 
modèle  du  gouvernement  qu'il  avait  contribué  à  fonder  en  1830.  En 
1852,  pendant  son  séjour  dans  ce  pays,  l'idée  lui  vint  d'étudier  le 
jeu  des  partis  au  xviii^  siècle,  et  de  publier  une  suite  d'essais  sur 
les  hommes  les  plus  notables  de  ce  temps,  à  commencer  par  Bo- 
lingbroke.  Aucun  moyen  d'information  ne  lui  manquait,  et,  soit  au 
British  Muséum,  soit  au  club  de  Y Athenœum,  il  trouvait  tous  les 
documens  dont  il  pouvait  avoir  besoin.  Rien  n'était  mieux  fait  pour 
attirer  son  attention  que  cette  époque  de  transition  entre  la  monar- 
chie des  Stuarts  et  le  gouvernement  parlementaire  de  la  maison  de 
Hanovre,  époque  où  l'on  voit  les  partis  se  composer  et  se  décompo- 
ser, se  former  et  se  transformer,  où,  à  côté  d'hommes  d'état  comme 
Somers,  Malborough,  Godolphin,  Halifax,  Harley,  Walpole,  Pulte- 
ney,  on  rencontre  des  journalistes  comme  Steele,  de  Foe,  Swift, 
Addison,  où  Bolingbroke  enfin,  orateur  de  premier  ordre  et  écrivain 
excellent,  audacieux,  ambitieux,  intrigant ,  homme  de  beaucoup 
d'esprit  et  de  peu  de  conscience,  se  mêle  à  toutes  les  combinaisons, 
devient  en  France  ministre  du  prétendant  dix  mois  après  avoir  été 

TOME  XII.  —  1875.  23 


35/i  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

en  Angleterre  ministre  de  la  reine  Anne  et  de  la  succession  protes- 
tante, est  mis  hors  la  loi  par  le  parlement  comme  coupable  de  haute 
trahison,  puis  gracié  sans  pouvoir  reprendre  son  rang,  et  passe  la 
fm  de  sa  vie  à  nouer  et  à  dénouer  des  combinaisons  dont  il  ne  peut 
pas  profiter.  Il  fallait  avoir  vécu,  comme  M.  de  Rémusat,  dans  les 
assemblées  politiques  pour  débrouiller  les  fils  de  tant  d'intrigues, 
pour  se  reconnaître  au  milieu  de  ce  mélange  de  convictions  et  de 
passions,  d'ambitions  légitimes  et  d'intérêts  personnels,  de  rappro- 
chemens  sincères  et  de  coalitions  sans  moralité;  il  fallait  la  justesse 
de  son  coup  d'œil  et  la  finesse  de  son  pinceau  pour  faire  au  naturel 
le  portrait  de  tant  de  personnages  divers,  en  marquant  chacun 
d'eux  d'un  de  ces  traits  qui  ne  s'effacent  pas  de  la  mémoire. 

Tous  ceux  qui  ont  lu  le  livre  de  M.  de  Rémusat,  en  Angleterre 
comme  en  France,  savent  s'il  a  réussi.  A  cette  belle  étude,  il  en  a 
joint  plusieurs  autres  sur  Horace  Walpole,  amateur  en  politique 
comme  en  littérature,  et  dont  la  correspondance  continuée  sans  in- 
terruption pendant  quarante-cinq  ans  est,  ainsi  que  le  dit  M.  de 
Rémusat,  «  la  peinture  familière  de  l'Angleterre  pendant  un  demi- 
siècle,  »  sur  Junius,  le  hardi  pamphlétaire  dont  le  vrai  nom  est  en- 
core inconnu,  enfin  sur  Burke  et  Fox,  qui  tous  deux  ont  joué  un  si 
grand  rôle  à  la  fin  du  xviii*  siècle,  le  premier,  au  début  de  la  vie, 
un  des  soutiens  les  plus  résolus  du  gouvernement  parlementaire 
contre  le  parti  dit  des  amis  du  roi,  usant  indifféremment  de  la  tri- 
bune et  de  la  presse  pour  flétrir  la  corruption,  et  poursuivant  War- 
ren  Hastings  dans  l'Inde  comme  il  poursuivait  à  Londres  les  mi- 
nistres serviteurs  dociles  de  George  III;  le  second  désordonné  dans 
la  vie  privée,  mais  d'une  loyauté  à  toute  épreuve,  généreux,  désin- 
téressé, dévoué  à  la  cause  de  la  liberté  et  dont  l'éloquence  n'a 
point  été  surpassée.  Longtemps  ces  deux  hommes  avaient  été  unis 
non-seulement  par  la  communauté  d'opinions,  mais  par  la  plus 
tendre  aiuilié.  Un  jour  vint  où  la  révolution  française  fit  naître 
entre  eux  un  dissentiment  insurmontable,  et  M.  de  Rémusat  ra- 
conte avec  une  émotion  touchante  la  scène  si  dramatique  où  les 
deux  amis  se  séparèrent^publiquement,  Burke  dur  et  implacable, 
Fox  navré  et  les  larmes  aux  yeux.  Ce  jour-là,  Fox  prenait  le  parti  de 
la  France,  et  M.  de  Rémusat  lui  en  sait  gré.  Il  reconnaît  pourtant 
que  le  mal  signalé  par  Burke  était  réel;  «  mais,  dit-il,  Burke  avait 
le  tort  de  voir  le  mal  sans  voir  le  bien,  et  d'ouvrir  son  âme  à  toutes 
les  passions,  à  toutes  les  chimères  qui  ne  vont  qu'aux  proscrits.  » 
En  restant  fidèle  à  la  cause  de  la  liberté  malgré  ses  excès,  Fox  au 
contraire  se  montra  digne  de  la  renommée  qui  lui  a  survécu  et  qui 
le  place  au  premier  rang  parmi  les  réformateurs  de  l'Angleterre. 

En  lisant  la  vie  de  Bolingbroke,  on  voit  passer  devant  ses  yeux  les 
événemens  et  les  hommes  remarquables  de  la  première  moitié  du 


M.    CHARLES    DE   BÉMUSAT.  355 

xvm^  siècle.  En  lisant  la  vie  de  Junius,  de  Burke  et  de  Fox,  on  ap- 
prend à  connaître  les  événemens  et  les  hommes  de  la  fin  du  siècle, 
lord  Ghatam,  lord  Rockingham,  les  Grenville,  lord  Bute,  lord  North, 
lord  Shelburne,  M.  Grey  et  le  grand  ministre  de  cette  époque, 
M.  Pitt,  sévère,  correct,  sans  imagination,  homme  pratique  avant 
tout.  La  prédilection  de  M.  de  Rémusat  pour  son  rival  ne  l'empêche 
pas  de  lui  rendre  justice  et  de  reconnaître  les  grands  services  qu'il 
a  rendus  à  son  pays;  mais  c'est  une  nature  trop  froide  pour  qu'il  en 
soit  séduit,  et  il  ne  lui  attribue  pas  les  grandes  vues  dont  on  lui 
fait  généralement  honneur. 

En  réunissant  ces  études,  où,  tout  en  parlant  de  l'Angleterre,  il 
pensait  souvent  à  la  France,  M.  de  Rémusat  y  joignit  une  introduc- 
tion dans  laquelle,  avec  l'accent  triste  et  ferme  d'un  exilé  fidèle  à 
sa  cause,  il  exprimait  son  profond  mépris  pour  ceux  dont  les  con- 
victions changent  avec  la  fortune.  «  S'ils  se  repentent,  disait-il, 
qu'ils  aillent  à  la  Trappe;  mais  ils  l'entendent  autrement.  La  péni- 

^tence  les  ramène  du  côté  de  la  fortune.  Ils  expient  leurs  égaremens 
dans  l'or  et  dans  la  soie.  Ils  veulent  faire  du  repentir  profit.  »  Et 
se  posant  à  lui-même  la  question  si  souvent  controversée  de  savoir 
pourquoi  la  révolution  d'Angleterre  a  réussi  et  non  la  révolution 
française,  la  grande  raison,  selon  lui,  c'est  que  dans  la  monarchie 
anglaise  la  liberté  a  le  bonheur  d'être  historique  et  qu'aucun  des 
principes  qui  la  constituent  n'est  absolu,  pas  même  celui  de  l'hé- 
rédité royale,  toujours  subordonné  à  la  nécessité  d'état.  Or  la  liberté 
qui  a  sa  racine  dans  la  tradition  nationale  est  certainement  plus 
vigoureuse  que  la  liberté  improvisée  et  née  d'une  pure  conception 
de  l'esprit.  Est-ce  une  raison  pour  y  renoncer?  Non  sans  doute. 
«  Le  temps  n'est  pas  si  loin,  dit-il,  où  c'était  pour  nous  un  sujet 
d'orgueil  que  nos  institutions  fussent  l'œuvre  de  la  raison,  et 
qu'elles  eussent  cet  honneur  de  n'avoir  besoin  de  la  protection  d'au- 
cun préjugé.  Aujourd'hui  la  France  cesse  de  penser  et  de  vouloir... 
Il  lui  prend  comme  une  mauvaise  honte  d'avoir  trop  espéré  d'elle- 
même,  et  de  s'être  crue  digne  de  la  liberté.  Elle  emploie  ce  qui 
lui  reste  d'esprit  à  médire  de  l'esprit,  à  décrier  ses  meilleures  pen- 
sées et  ses  plus  belles  années...  Mais,  ajoutait-il  en  s'adressant  aux 

.  anciens  libéraux,  gardez-vous  de  l'entraînement  de  la  faiblesse  et 
de  la  peur.  Par  calcul  ou  par  légèreté,  par  le  frivole  désir  de  suivre 
le  courant,  n'entrez  pas  dans  la  conspiration  des  intérêts  contre 
les  idées,  et  qu'on  ne  voie  pas  les  écrivains  français  désavouer, 
humbles  et  contrits,  l'œuvre  de  leurs  pères,  livrer  aux  flammes 
leurs  titres  de  noblesse  immortelle  et  demander  pardon  au  monde 
d'avoir  un  peu  troublé  son  repos.  Épargnez-lui  le  scandale  de  vos 
conversions;  ne  vous  repentez  pas  de  la  gloire  de  la  pensée  par 
cela  seulement  que  toute  gloire  est  périlleuse.  Si,  vous  aussi,  le  tor- 


356  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rent  vous  entraîne,  si  vous  êtes  infidèles  à  nos  traditions,  à  cette 
sainte  indépendance  de  l'esprit,  orgueil  de  nos  belles  années,  si 
vous  faites  du  talent  une  industrie  qui,  elle  aussi,  veut  être  pro- 
tégée et  mesure  le  bonheur  public  au  taux  de  ses  profits,  votre 
déchéance  est  celle  même  de  la  patrie,  et  vous  amenez  devant  l'Eu- 
rope, dédaigneusement  triomphante,  le  pavillon  de  la  France.  » 
—  «  L'égalité,  disait-il  ailleurs,  ne  dédommage  de  la  liberté  que 
la  bassesse,  »  et,  pour  rétablir  en  France  la  liberté,  il  demandait 
qu'on  évitât  tous  les  extrêmes,  et  que  tous  les  nobles  efforts  fussent 
consacrés  à  relever  la  cause  de  la  modération. 

On  voit  qu'après  tant  d'épreuves  M.  de  Rémusat  était  resté  le 
même  qu'au  début  de  sa  carrière,  libéral  et  modéré.  En  1860,  il 
en  donna  une  preuve  nouvelle  en  publiant,  sous  le  titre  significatif 
de  Politique  libérale  ou  fragmens  i)Our  servir  à  la  défende  de  la 
révolution  française,  une  suite  de  fragmens  écrits  depuis  son  retour 
en  France  et  reliés  par  une  pensée  commune.  11  ne  fallait  pas,  selon 
lui,  confondre  l'esprit  de  la  révolution,  l'esprit  libéral  avec  l'esprit 
révolutionnaire,  qui,  égaré  par  une  fausse  logiq  ue,  absout  et  sanc- 
tifie dans  leurs  excès  les  passions  qui  font  le  mal  au  nom  du  bien; 
mais  il  lui  paraissait  que,  pour  établir  en  France  la  liberté  poli- 
tique, la  révolution  était  nécessaire,  et  il  en  demandait  la  preuve  à 
l'histoire  de  la  monarchie  française  depuis  Richelieu.  11  n'y  avait 
rien  à  attendre  ni  d'une  royauté  qui  avait  tout  absorbé,  toutacca- 
paré,  et  qui  ne  voulait  rien  céder  de  ses  prérogatives,  ni  d'insti- 
tutions qui  n'avaient  jamais  existé  ou  qui  étaient  tombées  en 
désuétude,  ni  des  deux  premiers  corps  de  l'état,  qui  tenaient  avant 
tout  à  la  conservation  de  leurs  privilèges,  ni  même  de  la  bour- 
geoisie frondeuse,  mais  complaisante,  mécontente,  mais  soumise  et 
devenue  l'instrument  de  la  royauté.  L'ancien  régime  dans  aucune 
de  ses  parties  n'offrait  un  point  d'appui  qui  pût  être  conservé  et 
le  sol  même  de  la  société  devait  être  profondément  remué.  M.  de 
Rémusat  écartait  donc  comme  des  chimères  l'assertion  des  écri- 
vains qui  croient  que  la  France  pouvait  passer  sans  effort  de  la  mo- 
narchie administrative  de  Louis  XIV  et  de  Louis  XV  à  la  monarchie 
parlementaire,  et,  tout  en  flétrissant  avec  une  juste  indignation  les 
excès  de  la  révolution,  il  en  approuvait  le  principe.  Il  reconnaissait 
qu'en  1814  la  transaction  aurait  pu  se  faire  à  la  condition  qu'elle 
fût  loyalement  acceptée  par  la  cour  et  par  le  parti  de  l'émigration. 
«  Mais,  disait-il  avec  un  profond  bon  sens,  c'est  la  légitimité  qui  a 
perdu  la  monarchie  légitime...  Ce  malheureux  dogme  s'est  glissé 
comme  un  poison  funeste  dans  toute  la  politique,  et  il  en  a  cor- 
rompu les  parties  les  plus  saines.  «Si,  en  1830,  la  transaction  avait 
définitivement  échoué,  ce  n'était  pas  aux  ennemis  de  la  restaura- 
tion qu'il  fallait  s'en  prendre,  c'était  à  ses  défenseurs,  et  il  ajou- 


M.    CHARLES    DE   RÉMUSA.T.  357 

tait  «  qu'il  manquerait  de  respect  à  la  France  s'il  croyait  à  la  néces- 
sité de  défendre  la  plus  juste  des  révolutions.  » 

Après  avoir  justifié  89  et  183.0  des  reproches  que  la  prévention 
ou  la  mauvaise  foi  adresse  à  ces  deux  grandes  époques,  M.  de 
Rémusat  se  demandait  en  quoi  consiste  pour  une  nation  la  liberté 
politique,  distincte  de  la  liberté  civile,  et  il  arrivait  à  cette  conclu- 
sion, que  cette  liberté,  c'est  le  gouvernement  parlementaire  sous  la 
forme  de  la  monarchie  ou  de  la  république.  Parce  que  ce  gouverne- 
ment a  péri  en  France,  faut-il  en  conclure  qu'il  y  soit  impossible? 
Assurément  non.  a  La  monarchie  féodale,  l'ancien  régime,  la  répu- 
blique violente,  la  république  modérée,  la  monarchie  administrative, 
absolue,  constitutionnelle,  des  gouvernemens  guerriers,  desgouver- 
nemens  pacifiques,  tout  a  péri,  et  rien  de  nouveau  ne  reste  à  essayer. 
Si  l'on  invoque  l'expérience  contre  nous,  nous  l'invoquerons  contre 
tous.  »  Mais  M.  de  Rémusat  était  trop  sincère  pour  ne  pas  reconnaître 
qu'il  n'est  pas  toujours  aisé  de  concilier  la  liberté  civile  avec  la 
liberté  politique  et  que  soumettre  le  citoyen  à  l'état  tout  en  proté- 
geant le  citoyen  contre  l'état  est  un  problème  dont  la  solution  est 
difficile.  Il  ne  le  croyait  pas  insoluble,  pourvu  que  les  droits  indi- 
viduels fussent  nettement  déterminés,  et  qu'il  y  eût  des  contre- 
poids dans  le  pouvoir.  C'est  à  démontrer  ces  droits  et  à  décrire  ces 
contre-poids  qu'il  consacrait  en  grande  partie  le  fragment  qui  ter- 
minait le  volume. 

Publié  en  plein  empire,  cet  écrit,  hardie  revendication  des  liber- 
tés perdues,  acheva  de  placer  M.  de  Rémusat  à  la  tête  des  écrivains 
politiques  de  son  époque;  mais  le  moment  approchait  où  toutes  les 
satisfactions  de  l'amour-propre  devaient  s'évanouir  pour  lui  devant 
le  plus  affreux  des  malheurs.  Jusqu'à  ce  jour,  sa  vie  avait  été  heu- 
reuse. Il  avait  deux  fils  qui  répondaient  à  toutes  ses  espérances  et 
l'aîné,  jeune  homme  du  caractère  le  plus  sûr,  avait  épousé  récem- 
ment une  jeune  femme,  d'une  fermeié  d'âme  égale  à  la  sienne,  et 
qui  s'était  attachée  par  les  liens  les  plus  tendres  à  ses  nouveaux 
parens.  M.  de  Rémusat  vivait  donc  dans  sa  famille,  entouré  du  res- 
pect et  de  l'affection  de  tous  les  siens,  et  tout  lui  promettait  une 
vieillesse  tranquille,  quand  un  jour,  le  13  janvier  186*2,  il  reçut  à 
Laffite,  pendant  la  nuit,  la  terrible  nouvelle  que  son  fils  aîné  venait 
de  faire,  presque  à  sa  porte,  une  chute  de  cheval  et  qu'il  était  mou- 
rant. Quelques  heures  après,  l'infortuné  jeune  homme  cessait  de 
vivre,  laissant  sa  veuve  et  ses  parens  dans  le  plus  profond  déses- 
poir. On  peut  juger  de  l'affliction  de  M.  de  Rémusat  et  de  l'hor- 
reur du  long  voyage  qu'il  dut  faire  pour  venir  associer  ses  pleurs 
à  ceux  de  sa  famille.  Peu  d'années  auparavant,  racontant  la  mort 
du  fils  de  Burke,  M.  de  Rémusat,  par  une  sorte  de  pressentiment, 
remarquait  avec  tristesse  que  le  sentiment  ou  l'événement  qui  a 


358  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  plus  fortement  ébranlé  le  cœur  d'un  homme  tient  quelquefois  peu 
de  place  dans  les  pages  où  l'on  écrit  sa  vie.  «  Un  voyage  curieux, 
disait-il,  une  anecdote  curieuse,  la  critique  d'une  brochure,  l'expli- 
cation d'une  démarche  politique,  exigent  ou  permettent  que  l'écri- 
vain insiste  ou  s'étende,  et  la  postérité  ne  regrette  pas  d'apprendre 
avec  détail  ce  qui  peut-être  n'avait  laissé  qu'un  indifférent  souvenir 
à  celui  dont  elle  lit  l'histoire,  tandis  que  l'émotion  cruelle,  le  dé- 
chirement de  cœur,  le  malheur  personnel  qui  a  bouleversé  son  âme 
ou  son  existence  se  raconte  en  deux  lignes  et  n'arrache  pas  au  lec- 
teur une  seconde  de  sensibilité  ou  d'attention.  Le  coup  le  plus  ter- 
rible que  Burke  éprouva  fut  la  mort  de  son  fds.  Les  dernières  an- 
nées de  sa  vie  en  furent  tristement  obscurcies.  » 

Mais  comment,  si  l'on  n'a  pas  éprouvé  la  même  infortune,  en 
comprendre  la  profondeur  ?  Comment  dépeindre  le  vide  qui  se  fait 
tout  à  coup  dans  la  vie,  l'anéantissement  de  toutes  les  espérances, 
l'amère  tristesse  qui  se  mêle  à  toutes  les  pensées?  Rien  n'avait 
préparé  M.  de  Rémusat  à  son  malheur,  et,  quand  il  voyait  tomber 
par  un  coup  imprévu  l'un  des  appuis  de  sa  vieillesse,  il  était  im- 
possible que  son  âme,  si  ferme  qu'elle  fût,  n'en  fût  pas  accablée. 
Deux  ans  après,  dans  un  article  sur  le  livre  des  Tristesses  humaines 
de  M'"*"  de  Gasparin,  il  laissait  échapper  à  chaque  ligne  le  cri  de  son 
cœur  désolé.  «  Il  y  a,  disait-il,  des  douleurs  que  les  conseils  de  la 
philosophie  et  les  consolations  de  la  religion  peuvent  calmer;  il  en 
est  d'autres  contre  lesquelles  la  philosophie  et  la  religion  sont  éga- 
lement impuissantes.  Dites  au  père  malheureux  que,  dans  les  plus 
cruelles  épreuves,  la  raison  doit  persister  à  concevoir  Dieu  comme 
la  perfection  suprême,  et  l'âme  se  résigner  sans  révolte  aux  rigou- 
reux mystères  de  l'ordonnance  universelle.  Vous  avez  dit  vrai,  mais 
cette  fidélité  de  la  raison  à  elle-même  n'est  qu'un  effort  de  plus  et 
un  effort  pénible.  Et  que  fait  après  tout  la  résignation  de  la  raison 
pour  la  résignation  du  cœur?  Vous  ne  blasphémez  pas;  vous  faites 
bien.  En  souffrez-vous  moins?  »  — «  La  douleur,  ajoutait-il,  laisse 
des  traces  plus  profondes  que  le  bonheur,  et  si  les  plus  funestes 
chances  de  la  vie  se  réalisent,  si  le  bonheur  nous  échappe,  même 
pour  toujours,  la  raison  se  réduit  sans  murmure  à  ce  qui  demeure 
de  l'existence,  souffrir  et  penser.  » 

A  partir  de  ce  moment,  M.  de  Rémusat  se  renferma  plus  que 
jamais  clans  la  retraite,  et  quand  en  1863  ses  amis  de  la  Haute- 
Garonne  lui  imposèrent  une  candidature,  à  peine  prit-il  intérêt  à  la 
lutte,  et  son  échec  ne  lui  causa  personnellement  aucun  regret.  C'est 
seulement  dans  le  travail  qu'il  chercha  et  trouva  encore  quelque 
consolation.  Il  ne  se  désintéressait  pas  des  affaires  de  la  France  et 
il  suivait  avec  plus  de  curiosité  que  d'espérance  le  déclin  de  ce 
gouvernement  qui  avait  mis  en  interdit  toutes  les  opinions  indépen- 


M.    CHARLES    DE    RÉMDSAT.  359 

dantes,  mais  qui  commençait  à  sentir  son  isolement.  «  Une  opi- 
nion, avait-il  écrit  en  18(30,  commence  à  se  répandre.  Cette  opi- 
nion veut  que  les  jours  de  statu  qiio  aient  cessé  pour  le  gouvernement 
actuel.  On  veut  croire  qu'il  en  est  venu  au  point  où  le  maintien  de 
l'ordre  établi  ne  peut  plus  lui  suffire,  et  beaucoup  d'excellens  juges 
qu'il  aurait  tort  de  compter  tous  parmi  ses  adversaires  estiment 
qu'il  est  nécessairement  amené  à  pencher  vers  l'une  de  ces  deux 
choses,  la  guerre  ou  la  liberté.  »  Cette  opinion  grandissait 'd'année 
en  année,  et,  malgré  son  aversion  naturelle  pour  le  gouvernement 
qui  l'avait  proscrit,  M.  de  Rémusat,  patriote  avant  tout,  désirait 
qu'il  se  retrempât  dans  la  liberté.  Quand  des  élections  municipales 
eurent  lieu,  il  ne  refusa  donc  pas  de  prendre  part  à  la  campagne 
électorale,  non  pour  lui-même,  mais  pour  son  fils,  qui  fut  élu  à  Tou- 
louse par  le  concours  de  toutes  les  oppositions.  L'année  suivante, 
lors  des  dernières  élections  de  l'empire,  il  appuya  encore  son  fils; 
mais  cette  fois  les  manœuvres  de  la  préfecture  l'emportèrent,  et 
il  échoua  à  quelques  centaines  de  voix.  Au  milieu  de  toutes  ces  al- 
ternatives, son  impression  changeait  de  jour  en  jour.  Un  jour  il 
voyait  la  France  se  réveiller,  et  il  se  reprenait  à  l'espoir  qu'elle  re- 
viendrait à  ses  traditions  libérales.  Le  lendemain,  il  se  demandait 
si  la  cause  du  gouvernement  parlementaire  n'avait  pas  péri  défini- 
tivement dans  notre  pays,  et  si  notre  sort  n'était  pas  de  passer  sans 
cesse  du  despotisme  à  l'anarchie.  Néanmoins  il  ne  croyait  pas  que 
l'on  pût  abandonner  la  lutte  sans  déshonneur,  et  il  conseillait  à  son 
fils,  comme  aux  fils  de  ses  amis,  de  continuer  à  défendre  la  bonne 
cause.  Ce  qu'il  y  avait  de  pire  selon  lui,  c'était  de  se  confondre 
avec  cette  masse  sans  principes  et  sans  dignité  qui,  après  avoir 
formé  des  vœux  extravagans,  s'inclinait  et  s'humiliait  devant  la  plus 
faible  résistance. 

Tel  était  l'état  d'esprit  de  M.  de  Rémusat  quand  éclata  la  guerre 
insensée  qui  devait  démembrer  et  ruiner  la  France.  Dès  le  début, 
il  en  augura  mal,  et  après  Sedan  il  regarda  la  catastrophe  finale 
comme  imminente.  Quelques  fautes  d'ailleurs  avaient  été  com- 
mises. Ainsi,  selon  lui,  le  gouvernement  de  la  défense  nationale 
avait  eu  tort  de  rester  à  Paris  et  de  ne  pas  se  transporter  pres- 
qu'en  entier  dans  les  départemens  où  il  aurait  pu  organiser  la  résis- 
tance. Néanmoins  la  seule  faute  grave  qu'il  eût  faite,  c'était  d'avoir 
ajourné  les  élections,  a  N'est-ce  pas,  m'écrivait-il,  une  chose  mons- 
trueuse que  des  questions  où  il  y  va  de  la  mort  et  de  la  vie  d'un 
pays  soient  décidées  sans  que  ce  pays  soit  consulté?  »  Plus  d'une 
fois,  pendant  la  crise,  il  alla  à  Tours,  où,  à  son  grand  chagrin,  il 
trouva  la  guerre  ouverte  entre  la  république  et  la  réaction.  «  On 
n'est  occupé,  disait-il,  surtout  de  notre  côté,  qu'à  chercher  des  torts 
aux  hommes  du  gouvernement  et  à  les  qualifier  d'une  manière  in- 


360  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

jurieuse...  Convenez,  ajoutait-il,  que  c'est  une  triste  chose  que 
notre  vieillesse.  Pendant  cinquante  ans,  nous  n'avons  pensé  qu'à 
faire  notre  patrie  libre,  et  nous  finissons  en  ne  sachant  pas  seule- 
ment s'il  nous  restera  une  patrie  !  » 

Enfin  il  se  fit  une  éclaircie.  M.  Jules  Favre  signa  l'armistice,  une 
assemblée  fut  librement  élue,  et  M.  Thiers,  élu  par  28  départemens 
et  désigné  d'avance  au  choix  de  l'assemblée  par  l'opinion  publique, 
fut  chargé  de  former  un  gouvernement.  Il  appela  aussitôt  à  Bor- 
deaux son  vieil  ami,  dont  le  fils  venait  d'être  nommé  à  Toulouse, 
et  M.  de  Rémusat  répondit  à  son  appel.  Il  n'était  rien  et  ne  voulait 
rien  être,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  s'associer  cordialement  aux 
efforts  que  faisait  M.  Thiers  pour  organiser  le  nouveau  gouverne- 
ment. M.  Thiers  lui  demandait  plus.  Il  aurait  voulu  qu'il  se  rendît 
à  Vienne  en  qualité  d'ambassadeur  ;  mais  M.  de  Rémusat  pensait 
que  s'engager  à  son  âge  dans  une  nouvelle  carrière  serait  un  acte 
téméraire,  et  pendant  plusieurs  jours  M.  Thiers  le  pressa  en  vain. 
Il  finit  pourtant  par  accepter ,  mais  pour  se  rétracter  bientôt  avec 
la  résolution  arrêtée  de  rester  désormais  en  dehors  de  la  vie  publi- 
que. Il  était  à  Versailles  en  spectateur  pendant  la  guerre  avec  la 
commune,  et  il  n'avait  pas  assez  d'éloges  pour  la  résolution,  pour 
l'habileté  de  ce  gouvernement  improvisé  et  surtout  pour  l'homme 
éminent  qui  en  était  le  chef.  A  cette  époque,  de  nouvelles  instances 
furent  faites  auprès  de  lui  pour  qu'il  se  présentât  dans  un  des 
collèges  vacans;  mais  il  persista  dans  son  refus.  Déjà  les  penchans 
réactionnaires  de  l'assemblée  se  manifestaient  clairement.  Il  ne 
voulait  pas  s'y  associer,  et  d'un  autre  côté  il  lui  en  coûtait  de  se 
séparer  d'anciens  amis  avec  qui  il  avait  combattu  la  démagogie 
en  18/i8,  le  despotisme  impérial  de  1851  à  1870. 

Le  jour  vint  pourtant  où  il  dut  se  rendre.  lAl.  Jules  Favre  avait 
donné  sa  démission  à  la  suite  d'un  vote  de  l'assemblée  qui  lui  pa- 
raissait trop  favorable  à  la  cour  de  Rome.  Il  fallait  le  remplacer 
par  un  homme  qui  ne  déplût  pas  trop  à  la  droite  sans  être  suspect 
à  la  gauche.  Cet  homme  était  M.  de  Rémusat;  M.  Thiers  fit  appel  à 
son  patriotisme,  et  il  céda.  Le  gouvernement  préféré  de  M.  de 
Rémusat  était  la  monarchie  parlementaire  de  1830,  qu'il  avait 
servie  et  qui  lui  paraissait  réunir  les  avantages  de  la  république 
et  de  la  monarchie.  Ce  qu'il  avait  vu,  ce  qu'il  savait  des  princes 
qui  la  représentaient  n'avait  point  diminué  sa  prédilection  pour  ce 
qu'il  appelait  a  la  république  avec  un  président  héréditaire;  »  mais 
quand  il  lui  avait  paru  que  cette  monarchie  était  devenue  impossible 
et  qu'il  restait  à  choisir  entre  la  monarchie  tombée  en  1830,  l'empire 
et  la  république,  son  choix,  comme  celui  de  M.  Thiers,  avait  été 
bientôt  fait,  et  en  1871,  comme  en  18/i8,  il  s'était  rallié  franche- 
ment, honnêtement,  sans  arrière-pensée  à  la  république,  tout  en 


M.    CHARLES    DE    RÉMUSAT.  361 

se  réservant  de  la  faire  aussi  conservatrice  que  possible.  C'était  là 
le  programme  de  M.  Thiers,  et  de  concert  avec  lui  il  s'efforça  de 
le  réaliser. 

Mais  à  côté,  au-dessus  du  problème  de  la  politique  intérieure, 
il  y  avait  un  autre  problème  dont  la  solution  lui  était  spécialement 
confiée.  La  France  était  encore  occupée  par  les  troupes  étrangères, 
et  de  grands  doutes  s'élevaient  sur  l'époque  où  la  libération  du 
territoire  national  pourrait  être  obtenue.  Par  bonheur,  la  France 
avait  à  la  tête  de  son  gouvernement  un  de  ces  hommes  rares  que 
peuvent  seuls  former  un  heureux  ensemble  de  facultés  éminentes 
et  une  grande  habitude  des  affaires,  connu  et  apprécié  de  l'Europe 
entière,  accepté  en  France  par  tous  les  partis,  rompu  aux  luttes  de 
la  politique  intérieure  comme  aux  négociations  avec  l'étranger, 
versé  dans  les  matières  de  finances,  hardi  et  prudent  tout  à  la  fois. 
Quand  chacun  regardait  M.  Thiers  comme  l'homme  nécessaire,  il 
était  armé  de  toute  la  puissance  de  la  France,  et  malgré  nos  dé- 
faites il  pouvait  parler  haut.  C'était  d'ailleurs  une  bonne  fortune 
pour  lui  que  d'avoir  M.  de  Rémusat  pour  associé.  Pour  dire  les 
services  que  celui-ci  rendit  alors  à  la  France,  il  faudrait  écrire 
l'histoire  de  ce  temps  et  rechercher  dans  les  dépêches  étrangères 
les  preuves  de  la  confiance  qu'inspiraient  à  toutes  les  cours  le  chef 
du  gouvernement  et  son  habile  ministre.  Partout  M.  de  Rémusat 
était  connu  comme  un  de  ces  hommes  d'état  dont  la  parole  est  in- 
violable et  que  l'intérêt  le  plus  pressant  n'y  ferait  pas  manquer. 
On  le  croyait  quand  il  affirmait  que  la  France  était  résolue  à  ac- 
complir tous  ses  engagemens  et  qu'elle  pouvait  le  faire.  C'est  ainsi 
que  le  gouvernement  de  M.  Thiers,  ce  gouvernement  tant  calomnié 
aujourd'hui,  obtint  la  signature  du  traité  qui  hâtait  l'évacuation  du 
territoire  et  rendait  la  France  à  elle-même.  Certes  le  plus  grand 
mérite  de  cet  acte  mémorable  appartient  au  président  de  la  répu- 
blique, et  quand,  peu  de  jours  avant  de  le  renverser,  l'assemblée 
déclarait  qu'il  avait  bien  mérité  de  la  patrie,  l'assemblée  n'était 
que  juste.  Bien  que  son  nom  ne  fût  pas  écrit  dans  ce  vote,  M.  de 
Rémusat  en  avait  sa  part,  et  ce  sera  pour  sa  mémoire  un  éternel 
honneur. 

Paris,  avec  toute  la  France,  avait  applaudi  au  traité  d'évacua- 
tion, et  il  était  naturel  de  croire  qu'il  s'en  montrerait  reconnaissant, 
s'il  en  trouvait  l'occasion.  Aussi  peu  de  jours  après  ce  traité,  quand 
Paris  se  préparait  à  nommer  un  député,  le  nom  de  M.  de  Rémusat 
fut-il  prononcé,  et  dans  le  premier  moment  personne  ne  doutait  du 
succès.  Lui  seul  était  peu  confiant.  Il  savait  que  ses  opinions  très 
conservatrices,  bien  que  franchement  républicaines,  n'étaient  pas 
celles  de  la  majorité  du  corps  électoral  parisien,  et  il  répugnait  à  se 
donner  en  pâture  aux  passions  violentes  des  démagogues  aussi  bien 


362  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

qu'aux  calculs  malveillans  de  certains  conservateurs,  ennemis  de 
M.  Thiers.  Cette  fois  encore  il  fallut  pour  le  déterminer  les  instances 
de  ses  amis,  qui  ne  pouvaient  croire  à  un  échec.  Il  échoua  pourtant 
après  une  lutte  où,  soutenu  par  la  gauche  modérée,  il  fut  combattu 
tout  à  la  fois  par  la  gauche  extrême  et  par  une  coalition  de  légiti- 
mistes et  de  bonapartistes  ralliés  sur  un  autre  nom.  En  soi,  cet  échec 
n'avait  rien  qui  dût  ébranler  le  gouvernement.  Depuis  longtemps  la 
majorité  conservatrice  répétait  avec  affectation  que,  pour  appuyer 
M.  Thiers,  elle  ne  lui  demandait  que  de  rompre  avec  la  minorité 
radicale.  Or  la  rupture  venait  de  se  faire  sur  les  noms  de  M.  de  Ré- 
musat  et  de  M.  Barodet,  et  l'on  avait  vu  deux  comités  se  former  et 
lutter  l'un  contre  l'autre,  le  premier  composé  des  membres  de  la 
gauche  modérée,  le  second  des  membres  de  l'extrême  gauche.  La 
majorité  conservatrice  avait  donc  obtenu  ce  qu'elle  prétendait  dé- 
sirer et  devait  se  tenir  pour  satisfaite.  En  secondant  alors  M.  Thiers, 
il  lui  était  facile  de  mettre  un  terme  aux  incertitudes  de  la  France; 
mais  la  peur  des  radicaux  n'était  qu'un  prétexte,  et  le  jour  où 
M.  Thiers  avait  osé  dire  dans  un  message  solennel  que  le  seul  gou- 
vernement possible  en  France  était  désormais  la  république,  il  avait 
été  condamné  par  les  droites,  qui  n'attendaient  plus  que  l'occasion 
d'exécuter  l'arrêt.  L'échec  de  M.  de  Rémusat  fournissait  cette  occa- 
sion, et  le  2i  mai  le  gouvernement  de  M.  Thiers  fut  renversé  par  la 
coalition  de  tous  les  ennemis  de  la  république.  Dès  le  lendemain,  il 
fut  évident  que  les  coalisés  ne  visaient  pas  seulement  à  changer  la 
politique;  c'était  avec  la  république  elle-même  qu'ils  voulaient  en 
finir,  et  ils  se  mirent  activement  à  l'œuvre. 

Cette  fois  encore  M.  de  Rémusat  était  rendu  sans  partage  à  sa  fa- 
mille, à  ses  amis,  à  ses  études,  et  personnellement  il  s'en  félicitait 
plutôt  que  de  s'en  plaindre  ;  mais  bientôt,  une  vacance  s'éîant  pro- 
duite dans  la  députation  de  la  Haute-Garonne,  la  candidature  lui 
fut  offerte  par  le  parti  républicain,  qui,  reconnaissant  son  tort,  vou- 
lait le  réparer.  C'était  le  moment  où  se  faisait  la  tentative  de  res- 
taurer une  monarchie  plus  impopulaire  encore  dans  les  campagnes 
que  dans  les  villes.  M.  de  Rémusat  commença  par  refuser;  mais  le 
mouvement  était  général,  les  paysans  y  prenaient  part  comme  les 
ouvriers,  on  le  menaçait  de  le  nommer  sans  son  consentement,  et 
malgré  sa  résistance  une  grande  majorité  l'envoya  reprendre  sa 
place  sur  les  bancs'  de  la  chambre.  A  peine  y  était-il  assis  qu'une 
mission  importante  lui  fut  confiée.  Après  la  lettre  inattendue  du 
comte  de  Chambord,  ses  partisans  eux-mêmes  n'avaient  plus  osé 
proposer  de  lui  offrir  la  courqnne,  et  ils  s'étaient  ralliés  à  l'idée  de 
prolonger  pendant  quelques  années  les  pouvoirs  du  maréchal  Mac- 
Mahon;  il  restait  seulement  à  savoir  si  cette  prolongation  serait 
pure  et  simple  ou  si  elle  se  lierait  au  vote  des  lois  constitutionnelles. 


M.    CHARLES    DE    RÉMUSAT.  363 

M.  de  Rémusat  fut  nommé  président  de  la  commission  chargée  d'exa- 
miner cette  grave  question,  et,  sous  sa  direction,  elle  se  prononça 
pour  que  la  constitution  fût  faite  en  même  temps  que  les  pouvoirs 
du  président  seraient  prorogés.  Si  cette  proposition  avait  passé,  l'or- 
ganisation de  la  répul3lique  se  serait  accomplie  dix-huit  mois  plus 
tôt,  et  la  constitution  serait  en  pleine  activité;  mais  les  sentimens 
monarchiques  de  l'assemblée  étaient  encore  trop  vivans.  M.  de  Ré- 
musat n'eut  plus  alors  qu'à  suivre  d'un  œil  attentif  et  inquiet  les 
incidens  divers  qui  ont  préparé  la  sage  résolution  du  25  février. 

Cependant  la  politique  ne  l'absorbait  pas  au  point  de  lui  faire 
abandonner  ses  études  de  prédilection,  et  dans  l'hiver  même  de 
1875,  il  publia  deux  volumes  sur  l'histoire  de  la  philosophie  en  An- 
gleterre depuis  Ba-con  jusqu'à  Locke.  Après  une  exposition  savante 
et  lumineuse  des  circonstances  qui  ont  présidé  à  la  formation  de  la 
nation  et  de  la  langue  anglaises,  il  passe  en  revue  une  foule  de 
philosophes  inconnus  pour  la  plupart,  mais  parmi  lesquels  s'élèvent 
quelques  noms  fameux,  ceux  notamment  de  Milton,  de  Siciney,  de 
Newton  et  de  Hobbes.  II  examine  avec  une  sagacité  pénétrante  le 
rôle  que  chacun  de  ces  hommes  a  joué  dans  l'histoire  de  la  philo- 
sophie, les  principes  auxquels  ils  se  sont  rattachés,  les  idées  nou- 
velles qu'ils  ont  mises  en  lumière,  et  il  trouve  que  presque  tous  ils 
ont  professé  la  religion  naturelle  ou  le  christianisme  rationaliste, 
deux  formes  de  penser  qui  ont  entre  elles  beaucoup  de  rapports.  Il 
fait  pourtant  une  exception  pour  Hobbes,  le  défenseur  de  la  tyran- 
nie, le  précurseur  du  positivisme  moderne,  dont  la  philosophie  lui 
paraît  aussi  perverse  que  la  politique,  u  C'est,  dit  M.  de  Rémusat,  le 
seul  des  élèves  de  Bacon  qui  représente  sans  nuance  et  sans  restric- 
tion l'empirisme  ou  le  sensualisme  absolu.  »  U  ajoute  que  bientôt  son 
mépris  pour  l'humanité  effaça  à  ses  yeux  toutes  les  notions  de  droit 
et  de  tort,  de  justice  et  d'injustice,  et  fît  de  lui  l'adorateur  systéma- 
tique du  pouvoir  absolu.  «  Rien,  disait  Hobbes,  de  ce  qu'un  souve- 
rain peut  faire  à  un  sujet  ne  saurait  être,  sous  aucun  prétexte, 
appelé  injustice...  Tolérer  qu'on  professe  la  haine  de  la  tyrannie,- 
c'est  tolérer  la  haine  de  la  chose  publique.  » 

On  comprend  les  sentimens  qu'une  telle  doctrine  devait  inspirer 
à  M.  de  Rémusat;  aussi  s'étonne-t-il  que,  dans  ce  siècle  même,  une 
philosophie  aussi  pernicieuse  ait  pu  trouver  faveur  parmi  des  amis 
sincères  de  la  liberté.  Il  reconnaît  pourtant  que,  sans  avoir  autant 
d'imagination,  autant  d'éloquence,  autant  d'esprit  que  Bacon, 
Hobbes  en  a  beaucoup  encore,  et  que  sur  certaines  questions  il 
abonde  en  observations  justes,  neuves,  ingénieuses;  mais  ce  qui  est 
funeste  en  lui,  c'est  le  fond  même  des  opinions,  et  il  n'hésite  pas 
avec  Leibniz ,  avec  Voltaire,  avec  Rousseau ,  à  le  signaler  comme 
un  des  plus  grands  corrupteurs  de  la  morale  publique. 


364  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Il  en  est  tout  autrement  de  Locke,  homme  intègre,  patriote  libé- 
ral, penseur  ferme  et  serein,  qui,  tout  en  écrivant  son  beau  livre 
sur  V Entendement  humain,  défendait  envers  et  contre  tous  la  liberté 
religieuse,  et  rédigeait  sous  le  titre  de  Gouvernement  civil  le  code 
des  nobles  principes  qui  devaient  faire  la  force  et  l'honneur  de  l'An- 
gleterre. Autant  M.  de  Rémusat  s'était  montré  sévère  pour  Bacon, 
autant  il  a  d'admiration  pour  le  philosophe  modeste  et  sage  qui  a  si 
bien  su  mettre  sa  vie  d'accord  avec  ses  doctrines.  Cette  vie ,  il  la 
raconte  avec  une  juste  émotion,  et  il  saisit  encore  cette  occasion  de 
déterminer  le  sens  de  la  révolution  qui  a  remplacé  l'imbécillité  fa- 
natique des  Stuarts  par  la  clairvoyance  hbérale  de  Guillaume  III  ; 
mais  il  tient  surtout  à  justifier  le  philosophe  des  conséquences  que 
ses  disciples  ont  tirées  de  son  système.  11  est  vrai  que  son  inimitié 
pour  les  idées  innées  de  Platon  lui  a  fait  méconnaître  la  constitu- 
tion propre  de  l'intelligence  humaine  et  les  vérités  qui  s'y  ratta- 
chent nécessairement.  Il  est  vrai  encore  qu'il  n'admet  pour  source 
de  nos  connaissances  que  la  sensation  et  la  réflexion;  mais  il  n'a 
pas  poussé  ce  système  jusqu'au  bout,  et  ce  n'est  pas  lui  qui  a  dit 
((  qu'il  n'y  a  rien  dans  l'intelligence  qui  n'ait  été  dans  les  sens.  » 
M.  de  Rémusat  renvoie  ce  théorème  de  la  philos«phie  sensualiste  à 
ses  vrais  auteurs,  à  Condillac,  à  Gondorcet,  à  Tracy.  Ce  que  l'on 
peut,  selon  lui,  reprocher  à  Locke,  c'est  d'avoir  frayé  le  chemin 
que  d'autres  ont  suivi.  Il  n'en  reste  pas  moins,  comme  philosophe 
et  comme  chrétien  rationaliste,  le  principal  précurseur  de  la  philo- 
sophie écossaise. 

En  publiant  son  Essai  sur  Locke  au  mois  de  février  1875,  M.  de 
Rémusat  faisait  son  testament  philosophique.  Bientôt  cette  noble 
intelligence  allait  s'éteindre,  ce  cœur  généreux  allait  cesser  de 
battre.  L'homme  privé  était  au  niveau  du  philosophe,  de  l'écrivain, 
de  l'homme  politique.  On  ne  pouvait  pas  le  connaître  véritablement 
sans  l'aimer,  et  ceux  qui  ont  eu  le  bonheur  de  vivre  dans  son  inti- 
mité peuvent  seuls  dire  tout  ce  qu'il  valait.  Dans  sa  famille,  il  était 
l'objet  d'une  adoration  passionnée  à  laquelle  la  mort  a  donné  une 
nouvelle  force.  A  l'Académie,  où  ses  opinions  n'étaient  pas  celles 
de  tous  ses  confrères,  il  n'y  avait  qu'une  voix  sur  son  urbanité,  sur 
son  éclatante  supériorité,  sur  l'indépendance  et  la  fermeté  de  ses 
opinions.  On  regrettait  depuis  quelques  années  de  ne  plus  l'y  voir 
assez  souvent;  il  y  vint  cependant  le  jeudi  qui  précéda  sa  maladie 
et  il  dit  son  avis  dans  une  discussion  importante.  En  sortant  du 
palais  de  l'Institut,  il  prit  froid,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  d'aller  le 
soir  au  théâtre.  Le  lendemain,  il  était  au  lit,  et  quelques  jours 
après  il  succombait,  entouré  de  soins,  dans  la  plénitude  de  sa  con- 
naissance. Il  a  couru  sur  ses  derniers  momens  des  versions  diverses. 
Personne  ne  peut  sonder  le  mystère  de  ses  pensées  à  cet  instant 


M.    CHARLES    DE    REMUSAT.  365 

suprême  ;  tout  ce  que  l'on  peut  dire,  c'est  qu'après  de  graves  en- 
tretiens qu'on  lui  avait  offerts  et  qu'il  avait  lui-même  provoqués, 
il  est  mort  avec  les  convictions  spiritualistes  qui  avaient  été  celles 
de  toute  sa  vie. 

M.  de  Rémusat  a  eu  le  rare  privilège  de  marquer  dans  ce  siècle 
à  trois  titres  différens  :  comme  philosophe,  comme  écrivain,  comme 
homme  politique,  et  toujours  il  a  su  conserver  son  caractère  propre. 
Philosophe,  il  n'avait  aucun  parti-pris,  sauf  sur  quelques  points  où 
sa  conviction  était  inébranlable,  et  quand  une  philosophie  nouvelle 
apparaissait,  il  se  plaisait  à  l'étudier  non-seulement  avec  impartialité, 
mais  encore  avec  le  désir  sincère  d'y  trouver  quelque  part  de  vérité. 
«  Un  trait  de  caractère,  a  dit  avant  moi  M.  Paul  Janet,  distinguait 
très  particulièrement  M.  de  Rémusat  parmi  les  autres  disciples  de 
M.  Cousin;  il  n'était  pas  parmi  les  satisfaits.  Il  faisait  des  réserves, 
il  insinuait  des  objections.  Gomme  Socrate,  tout  en  restant  fidèle  aux 
grands  principes  de  l'idéalisme  spiritualiste,  il  aimait  à  montrer 
que  ce  que  l'on  sait  le  mieux,  c'est  qu'on  ne  sait  rien.  »  Plus  que 
personne,  il  haïssait  le  scepticisme;  bien  loin  de  s'y  complaire,  il 
lui  était  impossible  de  s'y  résigner.  Le  besoin  de  la  certitude,  ai- 
guillonné par  l'esprit  critique,  était  chez  lui  une  passion.  En  méta- 
physique comme  en  morale,  en  psychologie  comme  en  politique,  il 
croyait  fermement  à  la  puissance  de  la  raison  humaine;  il  avait  foi 
dans  la  vérité  et  ne  désespérait  jamais  de  l'atteindre  ou  de  s'en  rap- 
procher. Il  avait  horreur  des  conclusions  décourageantes  de  cette 
philosophie  terre  à  terre  qui  ne  voit  rien  en  dehors  de  l'expérience, 
qui  n'admet  rien  en  dehors  des  faits  tangibles,  et  qui  ferme  systé- 
matiquement l'accès  de  la  science  à  tout  ce  qui  n'est  pas  suscep- 
tible de  poids  et  de  mesure.  Il  étouffait  dans  l'horizon  étroit  du  po- 
sitivisme moderne.  Sans  dédaigner  le  témoignage  des  sens,  il  avait 
le  goût  des  hautes  spéculations  métaphysiques,  il  croyait  à  leur 
utilité,  à  l'efficacité  de  leur  méthode,  à  la  solidité  de  leurs  résultats; 
mais  en  même  temps  il  n'était  pas  de  ces  esprits  faibles  qui  aiment 
à  se  faire  illusion.  Courageux  avec  lui-même  autant  que  sincère 
avec  les  autres,  il  n'était  pas  homme  à  chercher  un  repos  factice 
dans  un  aveuglement  volontaire.  Il  avait  au  suprême  degré  cette 
droiture  intellectuelle  qui  consiste  à  envisager  loyalement  ses  pro- 
pres doutes  et  à  remettre  en  discussion,  chaque  fois  qu'il  le  faut, 
les  raisons  de  ce  qu'on  pense.  Bien  loin  de  se  dissimuler  les  obscu- 
rités, les  difficultés  de  sa  croyance,  il  les  examinait,  il  les  pesait 
sans  relâche,  en  les  comparant  aux  imperfections  des  autres  sys- 
tèmes. Il  apportait  à  ce  perpétuel  examen  de  conscience  la  secrète 
ardeur  d'un  esprit  aussi  avide  de  vérité  que  difficile  à  satisfaire  et 
incapable  de  se  tromper  lui-même. 

Telle  était  sa  méthode  préférée  dans  l'étude  des  problèmes  qui 


366  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

intéressent  la  destinée  humaine.  Véritable  éclectique  par  le  tour  de 
son  esprit  comme  par  la  direction  de  ses  recherches,  jamais  on  ne 
sentait  en  lui  l'avocat  d'une  opinion  toute  faite.  C'est  pourquoi  dans 
ses  critiques  philosophiques  il  se  montrait  toujours  si  tolérant,  si 
conciliant,  si  disposé  à  extraire  de  chaque  doctrine  ce  qu'elle  peut 
contenir  de  bon.  Il  pensait  que  les  questions  doivent  toujours  rester 
ouvertes  et  qu'il  n'est  pas  permis  à  la  philosophie  plus  qu'à  la  reli- 
gion de  les  tenir  pour  définitivement  closes.  Ne  restait-il  pas  dans 
tous  les  systèmes  assez  de  points  à  éclaircir,  assez  de  contradictions 
à  aplanir,  et  comment  y  parviendrait-on,  si  la  liberté  de  penser  n'é- 
tait pas  entière?  C'était  là  le  dernier  mot  de  sa  philosophie,  et  il  ne 
reconnaissait  à  aucune  autorité  le  droit  de  lui  imposer  ses  arrêts. 

L'écrivain  n'est  pas  moins  supérieur  que  le  philosophe.  Rien  de 
cette  langue  lâche,  terne,  vulgaire,  souvent  incorrecte,  à  laquelle 
beaucoup  d'écrivains  de  notre  temps  sont  entraînés  par  les  impro- 
visations de  la  presse.  Rien  de  cette  solennité  d'emprunt,  de  cette 
pompe  artificielle  sous  laquelle  tant  d'hommes  experts  dans  l'art 
d'écrire  dissimulent  imparfaitement  la  banalité  des  pensées.  Tout 
au  contraire  un  tour  rapide,  une  allure  indépendante  et  variée,  une 
langue  ferme  dans  sa  souplesse,  sobre  dans  sa  richesse,  pleine  de 
délicatesse  et  d'originalité,  qui  suit  sans  efibrt  le  mouvement  de  l'es- 
prit, qui  exprime  exactement  toutes  les  nuances  de  la  pensée.  Il 
écrivait  en  homme  nourri  de  la  lecture  des  classiques  anciens,  mais 
qui  ne  se  refuse  pas  aux  innovations.  Il  avait  d'ailleurs  une  extrême 
facilité  de  travail,  et  je  l'ai  vu  chez  lui  à  la  campagne  laisser  la 
porte  de  son  cabinet  ouverte  et  continuer  à  écrire  tout  en  prenant 
part  à  la  conversation.  Et  pourtant  nulle  négligence  dans  ses  écrits; 
toujours  l'expression  juste  et  le  mot  propre.  Même  dans  ses  œuvres 
les  plus  littéraires,  il  s'abstient  de  ces  morceaux  colorés  outre  me- 
sure qui  plaisent  aux  imaginations  blasées,  comme  de  cette  emphase 
oratoire  qui  est  le  propre  des  écrivains  dogmatiques.  Son  style  vif, 
leste,  animé,  rappelle  mieux  le  siècle  de  Voltaire  que  le  siècle  de 
Bossuet.  On  y  sent  avec  une  sincérité  mâle  la  réserve  d'un  esprit 
fier  et  discret  qui  aime  à  s'ouvrir,  mais  qui  n'aime  pas  à  se  livrer. 
Quelquefois,  quand  l'émotion  est  forte,  on  y  trouve  une  élévation 
d'autant  plus  grande  qu'elle  est  plus  naturelle,  des  accens  d'autant 
plus  pénétrans  qu'ils  sont  moins  cherchés;  mais  ordinairement  ce 
n'est  pas  ainsi  qu'il  captive  et  entraîne  :  c'est  par  la  suite  dans  les 
idées,  par  la  justesse  du  ton,  par  la  force  du  raisonnement,  c'est 
aussi  par  le  charme  de  l'esprit  répandu  sur  les  matières  les  plus 
arides.  Il  y  a  peut-être  de  nos  jours  des  écrivains  plus  passionnés  et 
plus  profonds  en  apparence  ;  on  n'en  peut  pas  citer  un  seul  qui  ait 
plus  d'esprit,  et  un  esprit  de  meilleur  aloi.  On  a  même  prétendu  qu'il 
en  avait  trop  pour  être  compris  et  goûté  de  tout  le  monde.  Si  c'est  là 


M.    CHARLES    DE    REMUSAT.  367 

un  défaut,  c'est  un  défaut  rare  et  qui  doit  être  aisément  pardonné. 

Pour  peindre  dans  ce  travail  l'homme  politique,  je  n'ai  eu  qu'à 
rassembler  les  divers  actes  de  sa  vie  et  quelques  fragmens  de  ses 
écrits.  J'ai  pu  ainsi  montrer  en  M.  de  Rémusat  un  excellent  citoyen, 
un  patriote  sincère,  un  vrai  libéral,  ennemi  de  tous  les  excès  et  de 
toutes  les  bassesses,  noblement  conséquent  dans  sa  conduite  et 
prêt  à  tout  subir  plutôt  que  de  se  courber  un  instant  devant  la 
force.  Qu'on  le  suive  depuis  le  premier  jusqu'au  dernier  acte  de  sa 
vie;  qu'on  le  voie  dénonçant  publiquement  en  1830  le  coup  d'état  de 
Charles  X  et  résistant  en  1851  à  l'usurpation  plus  coupalDle  encore 
de  Napoléon  Bonaparte;  qu'on  l'entende  flétrissant  les  folies  de  la 
restauration  et  les  hontes  de  l'empire,  et  qu'on  dise  s'il  y  a  un  ami 
de  la  liberté  qui  ait  plus  de  droits  que  lui  à  la  reconnaissance  pu- 
blique. Aujourd'hui,  il  est  vrai,  par  une  étrange  interversion  des 
rôles,  c'est  la  révolution  de  1830,  c'est  la  résistance  à  l'empire,  qui 
sont  qualifiées  de  criminelles  par  ceux  qui  désirent  le  retour  d'un 
passé  absurde  ou  odieux;  mais  la  France  sait  à  quoi  s'en  tenir. 
M.  de  Rémusat  d'ailleurs  était  bien  loin  de  prétendre  que  ses  amis 
et  lui-même  fussent  exempts  de  toute  faute.  Il  reprochait  aux 
hommes  de  1830  de  ne  s'être  pas  assez  préoccupés  des  classes  ou- 
vrières, et  quand  en  1848  chaque  jour  voyait  éclore  quelque  pa- 
nacée qui,  disait-on,  pouvait  guérir  tous  les  maux  de  la  société,  il 
se  demandait  si,  au  milieu  de  tant  d'extravagances,  on  ne  pouvait 
pas  découvrir  quelque  chose  de  sérieux  et  d'utile;  mais  ce  qu'il  dé- 
testait par-dessus  tout,  ce  qu'il  a  poursuivi  de  ses  sarcasmes  sous 
tous  les  gouvernemens,  ce  sont  ces  courtisans  de  la  force  qui  dé- 
sertent leur  cause  dès  qu'ils  la  croient  vaincue  pour  se  rattacher  à 
la  cause  victorieuse.  Aussi  tolérant  en  politique  qu'en  philosophie, 
il  honorait  dans  ses  adversaires  toute  conviction  sincère  et  désinté- 
ressée; il  méprisait  profondément ,  même  chez  ses  compagnons 
d'armes,  toute  opinion  et  toute  conduite  fondées  sur  le  calcul.  J'ai, 
dans  le  cours  de  cet  écrit,  cité  plusieurs  morceaux  où  ce  sentiment 
éclate  avec  une  grande  vivacité,  et  j'aurais  pu  en  citer  beaucoup 
d'autres.  C'est  que  pour  lui  la  question  d'honnêteté  était  la  pre- 
mière de  toutes,  et  que  ce  mot  si  souvent  répété  le  lendemain  des 
révolutions  :  «puisqu'il  y  a  un  gouvernement  établi,  il  vaut  mieux 
qu'il  soit  servi  par  nous  que  par  nos  adversaires,  »  lui  paraissait  un 
des  mots  les  plus  corrupteurs  de  la  morale  publique. 

Assurément  M.  de  Rémusat  ne  dédaignait  pas  le  succès;  mais 
il  ne  croyait  pas  qu'il  fût  permis  de  l'obtenir  à  tout  prix,  en  fou- 
lant aux  pieds  les  lois  de  la  morale  et  de  la  justice.  Ce  principe,  il 
l'appliquait  à  l'histoire  aussi  bien  qu'à  la  politique  du  jour.  Qu'on 
lise  l'étude  sur  Richelieu  qu'il  a  publiée  dans  la  seconde  édition  de 
Passé  et  lyrésent,  et  l'on  verra  que,  sans  contester  le  moins  du 


368  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

monde  les  services  que  ce  grand  ministre  a  rendus  à  la  puissance 
et  à  l'unité  de  la  France,  il  n'hésite  pas  à  se  séparer  des  historiens 
qui  amnistient  en  faveur  du  but  la  violence  et  l'iniquité  des  moyens. 
Sur  le  but  môme,  il  a  des  doutes,  surtout  en  ce  qui  touche  à  la 
politique  intérieure  de  Richelieu,  et  il  n'admet  pas  «  qu'une  nation 
doive  se  trouver  heureuse  et  reconnaissante  lorsqu'elle  voit  ses 
intérêts  sauvés  aux  dépens  de  ses  droits,  lorsqu'elle  échange  le 
désordre  contre  la  servitude.  »  Selon  lui,  «  une  pareille  politique 
pervertit  profondément  le  sens  moral  des  nations,  enhardit  au  mal 
les  partis  et  les  pouvoirs  à  venir,  corrompt  d'avance  jusqu'aux 
révolutions  futures.  »  Il  n'est  pas  loin  de  dire  avec  Montesquieu  que 
«  les  plus  méchans  citoyens  de  France  furent  Richelieu  et  Lou- 
vois,  »  et  il  les  accuse  d'avoir,  en  créant  la  monarchie  absolue,  pré- 
paré les  excès  de  la  révolution. 

Je  pourrais  m' arrêter  ici;  mais  ce  que  M.  de  Rémusat  disait  de 
M.  Cousin  à  l'Académie,  on  peut  le  dire  de  lui-même.  On  n'aurait 
eu  de  lui  qu'une  idée  incomplète,  si  on  s'était  contenté  de  le  lire. 
Il  fallait  l'entendre  dans  un  salon,  saisissant  au  vol  tous  les  sujets 
de  conversation,  depuis  les  plus  légers  jusqu'aux  plus  graves,  et 
leur  donnant  à  tous  le  tour  ingénieux  et  brillant  qui  lui  était  propre. 
On  était  ébloui  par  la  nouveauté  des  aperçus,  par  l'originalité  des 
rapprochemens,  par  l'imprévu  des  saillies,  par  la  finesse  des  traits, 
par  la  sûreté  du  bon  sens,  par  la  vigueur  et  la  justesse  d'une  dia- 
lectique acérée,  mais  courtoise  et  qui  accablait  ses  contradicteurs 
sans  avoir  l'air  de  les  toucher.  Il  causait  sans  éclat  de  voix,  sans 
gestes,  sans  apprêt,  sans  rien  de  cette  mise  en  scène  qu'aiment 
parfois  les  causeurs  célèbres,  du  ton  d'un  homme  qui  pense  à  haute 
voix.  Il  était  quelquefois  difficile  pour  ceux  qui  le  connaissaient  mal 
de  démêler,  à  l'expression  de  son  visage  et  à  l'accent  de  sa  parole, 
s'il  voulait  plaisanter  ou  parler  sérieusement.  Railleur  sans  méchan- 
ceté, caustique  et  indulgent,  M.  de  Rémusat  employait  souvent 
l'arme  de  l'ironie,  tout  en  se  défendant  d'enfoncer  le  dard  trop 
avant.  Profondément  sensible  au  ridicule,  comme  tous  les  esprits 
justes  et  fins,  merveilleusement  prompt  à  le  saisir  et  à  l'exprimer, 
il  n'en  restait  pas  moins  équitable  pour  ceux  aux  dépens  desquels 
il  égayait  parfois  sa  verve  railleuse.  Il  excusait  même,  en  les  expli- 
quant, les  erreurs  et  les  petitesses  des  autres,  et  l'on  était  souvent 
étonné  de  lui  voir  prendre  avec  ardeur  la  défense  de  ses  adver- 
saires contre  des  critiques  passionnées  et  injustes.  Il  n'était  impi- 
toyable que  pour  les  actions  basses  et  les  doctrines  malhonnêtes. 
Au  fond,  personne  n'avait  le  sens  de  l'admiration  plus  vif  que  ce 
prétendu  sceptique;  personne  n'apportait  une  plus  grande  chaleur 
de  cœur  dans  toutes  les  questions  qui  touchaient  à  la  morale  et  à 
la  destinée  humaine,  sous  toutes  les  formes.  Si  par  hasard,  au 


M.    CHARLES    DE    RÉMUSAT.  369 

cours  d'un  entretien  léger,  après  avoir  dit  son  avis  sur  un  roman 
ou  sur  une  pièce  de  théâtre,  il  rencontrait  inopinément  sur  son 
chemin  quelque  question  philosophique  ou  politique,  le  railleur  dis- 
paraissait soudainement  pour  faire  place  au  défenseur  éloquent  du 
spiritualisme  ou  de  la  liberté.  Du  temps  où  l'on  causait  à  Paris,  la 
présence  de  M.  de  Rémusat  dans  un  salon  était  une  véritable  fête. 
C'en  était  encore  une  dans  ces  dernières  années  pour  sa  famille  et 
pour  ses  amis;  mais  depuis  qu'il  avait  quitté  les  affaires,  il  allait 
peu  dans  le  monde,  et  c'est  dans  l'intimité  seulement  qu'on  retrou- 
vait l'admirable  causeur  d'autrefois. 

M.  de  Rémusat  était  un  des  derniers  survivans  de  cette  forte  gé- 
nération qui,  née  à  la  vie  politique  sous  la  restauration,  a  vu  la 
révolution  de  1830  et  s'y  est  cordialement  associée.  Heureusement 
le  plus  éminent  de  tous  reste  encore  plein  de  vie  et  de  courage; 
mais  M.  de  Rémusat  était  son  premier  lieutenant,  et  c'est  une 
grande  douleur  que  de  le  voir  disparaître  après  le  duc  de  Broglie, 
M.  Odilon  Barrot,  M.  Cousin,  M.  Guizot,  M.  Jouffroy,  M.  Duchâtel, 
M.  Yillemain,  M.  Saint-Marc  Girardin,  M.  Yitet.  Entre  lui  et  ceux 
qui  l'ont  précédé  dans  la  tombe,  il  serait  inconvenant  d'établir  une 
comparaison;  mais  on  peut  dire  sans  crainte  qu'aucun  d'eux  n'a  eu 
plus  de  droits  au  respect  et  à  la  reconnaissance  des  sincères  pa- 
triotes et  des  vrais  amis  de  la  liberté.  Ce  n'est  pas  seulement  dans 
les  sciences  politiques  que  la  mort  de  M.  de  Rémusat  laisse  un  vide 
irréparable,  c'est  aussi  dans  les  sciences  philosophiques,  dans  les 
lettres  et  dans  cette  vie  sociale  dont  il  était  le  type  excellent.  Depuis 
qu'il  a  cessé  de  vivre,  il  a  eu  l'heureux  privilège  d'être  loué  par 
tous  les  partis,  un  seul  excepté,  et  cette  exception  même  est  un 
titre  d'honneur.  Le  blâme  dont  ce  parti  poursuit  sa  mémoire  au 
milieu  des  marques  universelles  de  l'estime  et  de  l'admiration  pu- 
bliques est  le  plus  grand  hommage  qui  puisse  lui  être  rendu,  celui 
qu'il  eût  préféré  sans  doute,  si,  dans  son  désintéressement  de  tout 
ce  qui  touchait  à  sa  personne,  il  eût  pris  la  peine  de  songer  d'avance 
au  jugement  de  la  postérité.  La  haine  de  certains  apologistes  du 
second  empire  ne  pouvait  manquer  au  grand  honnête  homme  dont 
on  peut  faire  cet  éloge  bien  rare,  qu'il  est  toujours  resté  dans  la  vie 
publique  le  modèle  accompli  du  vrai  philosophe. 

En  terminant  cette  étudo,  il  est  un  vœu  déjà  souvent  formé  que 
je  renouvelle  au  nom  des  nombreux  admirateurs  de  M.  de  Rémusat, 
c'est  que  toutes  ses  œuvres  inédites,  littéraires  ou  autres,  soient 
intégralement  publiées.  Je  sais  que  son  fils  le  veut,  et  il  fait  bien. 
La  meilleure  manière  d'honorer  un  pareil  homme,  c'est  de  le  mon- 
trer tout  entier. 

P.    DUVERGIER    DE    HaURANNE  ,   ancien  député. 
TOMB  XII.  —  1875.  24 


DEUX   CHANCELIERS 


V. 

ORIENT    ET    OCCIDENT    (1). 


I. 

«  On  s'est  pourvu  ailleurs,  »  écrivait  avec  tristesse  dans  les  der- 
niers jours  du  mois  d'août  1866  l'ambassadeur  de  France  près  le 
roi  Guillaume  P'"  en  voyant  la  Prusse  rompre  si  brusquement  les 
négociations  dilatoires  au  sujet  de  la  Belgique,  et  il  est  juste  de 
reconnaître  qu'il  n'a  plus  cessé  depuis  d'apprécier  sainement  la 
situation  et  de  tenir  son  gouvernement  constamment  en  éveil  au 
sujet  de  l'accord  intime  et  absolu  intervenu  entre  les  deux  cours 
de  Berlin  et  de  Saint-Pétersbourg  à  la  suite  de  la  mission  du  géné- 
ral Manteuffel.  S'il  s'obstina  néanmoins  pendant  quelque  temps  en- 
core à  chercher  une  compensation  pour  son  pays,  —  compensation 
bien  modeste,  il  est  vrai,  et  conforme  à  la  nouvelle  fortune  de  la 
France,  —  si  dans  les  premiers  mois  de  l'année  1867  notamment 
il  se  flatta  d'obtenir  de  la  bienveillance  de  M,  de  Bismarck  la  per- 
mission d'acheter  le  Luxembourg  au  roi  de  Hollande,  s'il  alla  même 
un  jour,  lors  d'une  rapide  excursion  à  Paris,  jusqu'à  affirmer  dans 
des  conversations  intimes  qu'il  avait  déjà  la  forteresse  d'Alzette 
((  dans  sa  poche,  »  ce  n'est  pas  qu'il  crût  pour  cela  possible  de 
revenir  au  beau  rêve  du  quartier-général  de  Brûnn  et  de  réaliser 
cette  «  alliance  nécessaire  et  féconde  avec  la  Prusse  »  dont  s'étaient 
leurrés  à  un  certain  moment  quelques  tempéramens  sanguins  sur 
les  bords  de  la  Seine.  Il  était  seulement  persuadé  que  le  vainqueur 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  juin,  du  1"  juillet,  du  15  août  et  du  15  septembre. 


DEUX    CHANCELIERS.  371 

de  Sadowa  n'envierait  pas  à  la  France  cette  satisfaction  mesquine 
du  Luxembourg,  qu'il  trouverait  même  habile  de  a  désintéresser  » 
l'empereur  Napoléon  III  à  si  bon  marché,  que,  pour  parler  avec  le 
poète,  «  le  lion  ne  ferait  que  bâiller  devant  un  morceau  tellement 
petit.  »  Le  lion  rugit  cependant,  secoua  sa  crinière  avec  fureur  et 
signifia  durement  que  c'en  était  fait  à  jamais  de  toute  politique  de 
pourboire-^  mais  cela  même  ne  fit  que  confirmer  M.  Benedetti  dans 
l'opinion  qu'on  s'était  pourvu  ailleurs,  et  qu'on  était  désormais  à 
l'abri  de  toute  inquiétude.  Il  jugea  avec  raison  que  M.  de  Bismarck 
devait  être  bien  sûr  de  l'appui,  en  tout  état  de  cause,  de  son  ancien 
collègue  de  Francfort,  pour  refuser  à  la  France  jusqu'à  cette  mo- 
dique aubaine  et  lui  donner  à  ce  point  «  la  mesure  de  son  ingra- 
titude. » 

En  même  temps  que  l'affaire  du  Luxembourg,  les  événemens  de 
Crète  vinrent  démontrer  à  leur  tour  aux  cabinets  de  Vienne  et  des 
Tuileries  combien  le  prince  Gortchakof  était  déjà  de  son  côté  en- 
gagé envers  M.  de  Bismarck,  combien  résolu  aussi  à  sacrifier  à  son 
intimité  avec  la  Prusse  les  perspectives  même  les  plus  brillantes. 
Pour  quiconque  relit  attentivement  le  curieux  échange  de  notes  au- 
quel avaient  donné  lieu  les  troubles  de  Crète,  il  devient  évident 
que,  durant  toute  l'époque  du  mois  de  novembre  1866  au  mois  de 
mars  1867,  les  deux  gouvernemens  d'Autriche  et  de  France  avaient 
cherché  à  sonder  les  dispositions  de  la  cour  de  Saint-Pétersbourg 
et  à  lui  faire  des  avances  à  coup  sûr  bien  significatives.  Le  soulè- 
vement des  Candiotes,  on  se  le  rappelle,  vint,  dans  l'automne  de 
1866,  surprendre  et  émouvoir  l'Europe  à  peine  remise  de  la  se- 
cousse violente  de  Sadowa.  Démesurément  grossie  par  les  nouvel- 
listes plus  ou  moins  intéressés,  l'insurrection,  après  avoir  excité 
de  vives  sympathies  en  Russie,  finit  par  occuper  sérieusement  les 
chancelleries  et  sembla  un  moment  destinée  à  évoquer  devant  les 
cabinets  toute  la  question  d'Orient  dans  son  effrayant  ensemble. 
Certains  cabinets  même  ne  parurent  pas  trop  s'effrayer  de  l'éven- 
tualité :  au  lieu  de  se  conformer  aux  traditions  constantes  de  la  di- 
plomatie dans  les  affaires  ottomanes,  au  lieu  d'assoupir  l'incident 
et  d'en  diminuer  autant  que  possible  les  proportions  et  la  portée, 
M.  de  Moustier  pensa  qu'il  fallait  «  trouver  un  moyen  de  pacifier 
l'Orient,  »  et  s'avisa  de  «  provoquer  une  sorte  de  consultation  de 
médecins  afin  de  connaître  l'opinion  de  chacun  sur  le  remède  à  ap- 
porter au  mal  (1).  »  Bien  plus  étonnant  encore  fut  le  langage  tenu 
par  le  gouvernement  de  Vienne,  par  la  puissance  qui  jusqu'alors  et 
de  tout  temps  s'était  contentée  de  soutenir  la  Turquie  per  fus  et  ne- 

(1;  Dépêche  du  comte  de  Mulinen  au  baron  de  Beust,  30  décembre  1866. 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fas,  sans  rien  lui  demander,  pas  plus  pour  les  sujets  immédiats  du 
sultan  que  pour  les  provinces  tributaires.  Rompant  résolument  avec 
ces  habitudes  du  passé,  M.  de  Beust,  qui  venait  de  prendre  en  ce 
moment  la  direction  des  affaires  en  Autriche,  écrivait  dès  le  10  no- 
vembre 1866  à  son  ambassadeur  à  Paris  que,  tout  en  désirant  conser- 
ver le  trône  du  sultan,  «  l'Autriche  ne  saurait  refuser  ses  sympathies 
et  son  appai  dans  une  certaine  mesure  aux  populations  chrétiennes 
de  la  Turquie  qui  ont  parfois  de  justes  réclamations  à  élever,  et 
qui  sont  rattachées  à  quelques-uns  des  peuples  de  l'empire  d'Au- 
triche par  des  liens  étroits  de  race  et  de  religion.  »  Interpellé  quel- 
ques jours  après  (28  novembre)  par  l'envoyé  de  Russie  près  la  cour 
de  Vienne,  le  ministre  autrichien  n'hésita  pas  à  répondre  qu'il  était 
disposé  à  favoriser  parmi  les  chrétiens  d'Orient  «  le  développement 
de  leur  autonomie  et  l'établissement  d'un  self-government  limité 
par  un  lien  de  vassalité.  »  Enfin,  dans  une  dépêche  remarquable 
adressée  au  prince  de  Metternich  et  datée  du  1"'  janvier  1867,  M.  de 
Beust  alla  jusqu'à  proposer  «  une  révision  du  traité  de  Paris  du 
30  mars  1856  et  des  actes  subséquens,  »  en  annonçant  d'avance 
son  désir  de  faire,  dans  l'arrangement  à  intervenir,  la  part  très 
large  à  la  Russie.  Il  n'eut  pas  de  peine  à  démontrer  que  «  les  re- 
mèdes à  l'aide  desquels  on  a  cherché,  dans  le  coufs  des  dernières 
années,  à  maintenir  le  statu  quo  en  Orient  se  sont  montrés  insuffi- 
sans  à  maîtriser  les  difficultés  que  chaque  jour  est  venu  accroître.  » 
'■ —  «  La  physionomie  de  l'Orient  prise  dans  son  ensemble,  continuait 
la  dépêche,  se  présente  aujourd'hui  sous  un  aspect  essentiellement 
différent  de  celui  qu'elle  avait  en  1856,  et  les  stipulations  de  cette 
époque,  dépassées  qu'elles  sont  sur  plus  d'un  point  important  par 
les  événemens  survenus  depuis,  ne  répondent  plus  aux  nécessités 
de  la  situation  actuelle.  »  En  un  mot,  M.  de  Beust  ne  visait  à  rien 
moins  qu'à  une  intervention  collective  des  puissances  européennes 
dans  les  affaires  de  la  Turquie,  sans  se  dissimuler  qu'en  pareille 
conjoncture  «  il  y  aurait  lieu  de  tenir  compte,  dans  une  mesure 
convenable,  du  rôle  naturel  qu'assure  à  la  Russie  en  Orient  la  com- 
munauté des  institutions  religieuses,  »  et  en  indiquant  clairement 
la  nécessité  de  relever  l'empire  des  tsars  des  conditions  onéreuses 
qui  lui  furent  imposées  dans  la  Mer-Noire,  «  afin  de  se  ménager  par 
une  attitude  conciliante  le  concours  sincère  de  cette  puissance  dans 
les  questions  du  Levant.  » 

Le  projet  était  hardi  à  coup  sûr,  il  ne  laissa  même  pas  de  cho- 
quer violemment  les  esprits  en  France.  N'était-ce  pas  là  en  effet 
rayer  d'un  seul  trait  un  passé  de  dix  ans,  perdre  tout  le  fruit  de  la 
guerre  de  Crimée?  On  avait  quelque  répugnance  à  s'avouer  que  le 
traïté  de  1856  n'existait  plus  depuis  longtemps,  hélas!  depuis  le 


DEUX    CHANCELIERS.  373 

jour  où  le  gouvernement  français  avait  brisé  par  ses  complaisances 
gratuites  envers  la  Russie  ce  faisceau  des  trois  grandes  puissances 
occidentales  qui  pouvait  seul  en  assurer  l'exécution  efficace.  De- 
puis lors  l'acte  n'avait  cessé  de  s'en  aller  par  lambeaux,  d'être 
violé  dans  la  plupart  de  ses  stipulations,  et  la  conférence  de  Paris, 
chargée  nominalement  de  veiller  au  maintien  du  traité,  s'était 
toujours  bornée,  ainsi  que  le  faisait  observer  la  dépêche  autri- 
chienne, «  à  donner  après  coup  sa  sanction  à  des  faits  accomplis 
en  dehors  de  son  action  et  qui  étaient  en  désaccord  avec  les  con- 
ventions placées  sous  sa  sauvegarde.  »  Du  reste,  dès  le  lende- 
main de  Sadowa,  le  prince  Gortchakof  ne  s'était  pas  fait  faute  de 
saisir  la  première  occasion  pour  dresser  en  quelque  sorte  l'épi- 
taphe  du  traité  de  Paris.  «  Notre  auguste  maître,  disait  le  chance- 
lier russe  dans  un  document  daté  du  20  août  1866  et  marqué  au 
coin  d'une  fme  ironie,  notre  auguste  maître  n'a  pas  l'intention 
d'insister  sur  les  engagemens  généraux  de  traités  qui  n'avaient  de 
valeur  qu'en  raison  de  V accord  existant  entre  les  grandes  puis- 
sances pour  les  faille  î-especter,  et  qui  aujourd'hui  ont  reçu,  par  le 
manque  de  cette  volonté  collective,  des  atteintes  trop  fréquentes  et 
trop  graves  pour  ne  pas  être  invalidés...  »  C'est  précisément  cette 
volonté  collective  que  M.  de  Beust  entendait  faire  revivre  et  rendre 
sérieuse  en  projetant  la  révision  de  l'acte  de  1856.  D'après  son  sen- 
timent, le  traité  de  Paris  n'avait  pas  atteint  son  but,  qui  était  d'as- 
surer l'intégrité  et  la  vitalité  de  l'empire  ottoman.  D'un  côté  les 
puissances  occidentales  ont  imposé  à  la  Russie  sur  les  bords  de 
l'Euxin  une  restriction  de  ses  droits  de  souveraineté  qu'un  grand 
empire  ne  pouvait  pas  accepter  à  la  longue  et  dont  tôt  ou  tard  il 
devait  chercher  à  s'affranchir.  De  l'autre  côté  et  par  rapport  aux 
populations  chrétiennes  du  Levant,  on  se  contenta  d'enregistrer  un 
firman  promettant  des  réformes,  et  d'abandonner  la  Turquie  à  elle- 
même  au  lieu  de  réserver  à  l'Europe  un  moyen  de  peser  par  une 
douce  violence  et  d'une  manière  permanente  sur  le  gouvernement 
ottoman  afin  qu'il  remplît  ses  devoirs  envers  les  raïas,  et  que  par 
une  administration  sage  et  honnête  il  devînt  indépendant  et  fort. 
Le  traité  de  Paris  n'avait  fait,  estimait  le  ministre  autrichien  ,  que 
rendre  à  la  Russie  ce  que  la  guerre  de  Crimée  avait  dû  lui  disputer 
avant  toute  chose  :  le  monopole  de  l'influence  sur  les  raïas;  ce  mo- 
nopole, elle  continuait  de  l'exercer  comme  par  le  passé,  d'une 
manière  latente,  il  est  vrai,  mais  d'autant  plus  dangereuse  qu'elle 
ne  rencontrait  pas  de  concurrence.  M.  de  Beust  voulait  rétablir  la 
concurrence  ou  plutôt  il  voulait  établir  un  accord  général  «  pour 
rendre  les  populations  chrétiennes  du  sultan  les  obligées  de  l'Eu- 
rope entière  en  les  dotant,  par  les  soins  de  toutes  les  cours  garantes, 


37A  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

d'institutions  autonomes  suivant  la  diversité  des  religions  et  des 
races  (1) ,  »  et  il  hésitait  d'autant  moins  à  faire  à  cette  vaste 
conception  le  sacrifice  de  l'article  du  traité  de  Paris  touchant  la 
neutralisation  de  la  Mer-Noire  que  l'Autriche  l'avait  combattu  dès 
l'origine,  qu'elle  n'y  avait  adhéré  qu'au  dernier  moment  pour 
complaire  aux  puissances  occidentales  et  mettre  fin  à  la  guerre  de 
Crimée,  et  que  les  événemens  en  avaient  démontré  depuis  la  com- 
plète inefficacité.  C'est  sous  l'impression  du  désastre  de  Sinope 
que  la  France  et  l'Angleterre  avaient  imaginé  de  restreindre  les 
forces  navales  du  tsar  dans  l'Euxin;  par  ce  moyen,  elles  avaient 
entendu  mettre  Constantinople  à  l'abri  d'un  coup  de  main  russe; 
mais,  sous  ce  rapport  comme  sous  tant  d'autres,  la  physionomie 
de  l'Orient  avait  essentiellement  changé  d'aspect.  La  Russie  n'en 
était  plus  à  méditer  un  coup  de  main  :  elle  s'avançait  plus  lente- 
ment, mais  bien  plus  sûrement,  vers  son  but.  La  pacification  du  Cau- 
case (2),  la  faiblesse  irrémédiable  de  la  Porte  et  le  mécontentement 
chaque  jour  croissant  des  raïas,  aussi  impatiens  du  joug  turc  que 
dévoués  à  leur  unique  protecteur,  le  tsar,  lui  valaient  bien  tous  les 
vaisseaux  de  la  Mer-Noire.  Du  reste  a-t-on  réellement  affranchi  Con- 
stantinople de  tout  danger  de  ce  côté?  demandait  le  ministre  au- 
trichien. «  En  supposant  que  la  Russie  se  décidât  à  construire  des 
vaisseaux  dans  la  mer  d'Azof,  lui  ferait-on  la  guerre  pour  l'en  em- 
pêcher ?  »  Et  le  cabinet  de  Vienne  résumait  toute  sa  pensée  par  ces 
mots  caractéristiques  :  «  la  question  d'amour-propre  ne  saurait  être 
décisive  en  face  des  intérêts  immenses  qui  sont  aujourd'hui  en  jeu.  » 
En  effet,  on  ne  saurait  trop  insister  sur  cette  vérité  :  la  clause  au  sujet 
de  l'Euxin  n'était  plus  depuis  longtemps  qu'une  «  question  d'amour- 
propre  »  entre  les  puissances  occidentales  et  la  Russie  ;  on  ne  sau- 
rait nier  non  plus  que  M.  de  Beust  ait  vu  loin  et  juste  dans  sa  dé- 
pêche du  1"  janvier  1867.  Au  lendemain  de  Sadowa,  il  cherchait  à 
reconstituer  l'Europe,  à  la  retrouver,  s'il  est  permis  de  s'exprimer 
de  la  sorte,  et  il  savait  y  mettre  le  prix. 

Dans  une  direction  différente,  la  France  s'évertuait  de  son  côté  à 
complaire  aux  vues  du  cabinet  de  Saint-Pétersbourg  en  concentrant 
ses  efforts  principalement  sur  la  question  brûlante  du  moment,  sur 
cette  insurrection  candiote,  dont  l'opinion  publique  en  Russie  avait 
si  ardemment  épousé  la  cause.  M.  de  Moustier  proposa  au  prince 

(1)  Dépêche  de  M,  de  Beust  au  baron  de  Prokesch  à  Constantinople,  22  janvier  1867. 

(2)  (i  Ce  qui  m'alarme  le  plus,  c'est  le  changement  considérable  que  la  pacification 
des  provinces  du  Caucase  a  apporté  à  la  situation  do  la  Russie.  Il  est  hors  de  doute 
pour  moi  que,  dans  les  éventualités  futures,  les  attaques  les  plus  sérieuses  des  Russes 
seront  dirigées  contre  nos  provinces  de  l'Asie-Mineure.  »  Ainsi  s'exprimait  au  com- 
mencement de  1869  Fuad-Pacha  dans  son  testament  politique  adressé  au  sultan. 


DEUX    CHANCELIERS.  375 

Gortchakof  «  une  entente  sur  les  éventualités  qui  surgissaient  en 
Orient,  »  et,  après  avoir  déjà  parlé  d'une  «  consultation  de  méde- 
cins, »  il  alla,  dans  une  dépêche  adressée  à  l'ambassadeur  de  France 
à  Gonstantinople  (7  décembre  1866),  jusqu'à  prononcer  le  mot  de 
((  remèdes  héroïques.  »  Par  cet  euphémisme  toujours  médical,  on 
entendait  à  Paris  l'annexion  de  l'île  de  Crète  à  la  Grèce,  «  la  seule 
issue  possible,  avait  affirmé  le  prince  Gortchakof  le  16  novembre 
1866,  si  les  puissances  voulaient  sortir  de  la  voie  des  expédiens  et 
des  palliatifs  qui  jusqu'ici  n'avaient  fait  que  grever  l'avenir  des 
difficultés  du  présent.  »  Le  mariage  du  jeune  roi  des  Hellènes, 
George  P'',  avec  la  grande-duchesse  Olga  Gonstantinovna,  était  alors 
une  chose  décidée,  et  aux  Tuileries  on  ne  demandait  pas  mieux  que 
de  faire  de  l'île  de  Crète  la  «  dot  »  de  la  princesse  russe.  On  n'y 
aurait  pas  même  vu  d'inconvéniens,  paraît-il,  à  augmenter  encore 
cette  dot  de  l'Épire  et  de  laThessalie  :  c'était  aller  bien  loin,  plus  loin 
même  que  ne  pouvait  le  désirer  la  Russie,  qui  n'avait  aucun  intérêt 
à  ((  permettre  une  extension  telle  de  la  Grèce  qu'elle  pût  devenir 
un  état  puissant  (1).  »  Toujours  est-il  que  du  rapprochement  entre 
la  France  et  la  Russie  naissait  le  projet  d'une  démarche  commune 
pour  demander  au  gouvernement  turc  la  réalisation  des  réformes 
intérieures,  et  la  cession  de  la  Crète,  déguisée  sous  la  proposition 
d'un  plébiscite,  démarche  qui  se  réalisait  effectivement  au  mois  de 
mars  1867  et  à  laquelle  se  ralliaient  l'Autriche,  la  Prusse  et  l'Italie. 
Sans  doute  il  y  avait  encore  bien  du  vague  et  surtout  bien  du  dé- 
cousu dans  la  situation  qui  commençait  à  se  dessiner  à  ce  moment, 
et  il  était  permis  de  regretter  que  la  France  et  l'Autriche  ne  fussent 
parvenues  à  se  mettre  préalablement  d'accord  sur  la  nature  des 
offres  qu'elles  entendaient  faire  à  la  Russie;  mais  les  offres  étaient 
bien  réelles  et  très  grandes,  on  ne  saurait  le  contester,  et  il  n'a  dé- 
pendu que  du  successeur  du  comte  Nesselrode  de  les  coordonner,  de 
les  ajuster  et  de  les  faire  tourner  au  profit  et  à  la  gloire  de  son  au- 
guste maître.  Ce  n'est  pas  l'Angleterre  qui  pouvait  opposer  de  sé- 
rieux obstacles  à  la  volonté  collective  de  la  France,  de  la  Russie  et 
de  l'Autriche  dans  les  affaires  du  Levant;  déjà  même  elle  s'apprê- 
tait à  s'y  résigner,  et  certes  le  fruit  que  le  prince  Gortchakof  voyait 
mûrir  au  printemps  de  1867,  pour  ne  point  avoir  tout  l'attrait  du 
fruit  défendu,  n'en  était  pas  moins  tout  autrement  sain  et  savou- 
reux que  celui  que,  quatre  ans  plus  tard,  il  devait  aller  ramasser 
dans  les  cendres  de  Sedan. 

Il  est  vrai  que  les  gouvernemens  de  France  et  d'Autriche  ne  pen- 
saient pas  faire  un  don  gratuit  ;  il  était  sous-entendu  qu'en  échange 

(1)  Paroles  de  l'empereur  Nicolas  à  sir  Hamilton  Seymour.  —  Pour  les  bruits  con- 
cernant la  Thessalie  et  l'Épire,  voyez  surtout  la  dépêche  de  Fuad-Pacha  aux  ambassa- 
deurs à  Paris  et  à  Londres,  27  février  1867. 


376  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  ces  concessions  très  larges  sur  le  terrain  dU3rient  ils  obtien- 
draient l'appui  du  cabinet  de  Saint-Pétersbourg  dans  les  complica- 
tions si  menaçantes  de  l'Occident,  et  bien  des  circonstances  sem- 
blaient plaider  en  faveur  d'une  pareille  combinaison.  Après  tout,  et 
abstraction  faite  de  la  vengeance  tirée  de  «  l'ingrat  »  empire  des 
Habsbourg ,  la  Russie  n'avait  pas  trop  à  se  féliciter  de  l'œuvre  de 
M.  de  Bismarck.  Sans  parler  de  plusieurs  parens  de  la  famille  im- 
périale que  le  HohenzoUern  détrônait  et  dépouillait  avec  une  fer- 
meté tempérée  de  quelques  larmes,  il  y  avait  en  général  dans  les 
procédés  et  les  principes  inaugurés  sur  l'Elbe  et  le  Mein  une  forte 
teinte  révolutionnaire  qui  devait  médiocrement  agréer  à  une  cour 
que  ne  cessait  de  protéger  l'ombre  de  Nicolas.  Le  plus  grave  ce- 
pendant, c'est  que  la  victoire  de  Sadowa  venait  d'ébranler  brusque- 
ment et  menaçait  même  de  ruiner  de  fond  en  comble  le  système 
séculaire  de  la  politique  russe  par  rapport  aux  affaires  d'Allemagne. 
Depuis  Pierre  le  Grand  en  effet,  depuis  Catherine  II  surtout,  la 
Russie  avait  toujours  travaillé  à  conquérir  une  influence  prépondé- 
rante parmi  les  diverses  cours  germaniques;  ses  tsars  ont  plus 
d'une  fois  eu  la  haute  main  et  le  verbe  haut  dans  les  démêlés  tu- 
desques.  «  Le  Romanof  jouit  chez  nous  d'un  droit  d'aînesse  reconnu 
par  ses  frères,  nos  souverains  du  Bund,  »  s'était  un  jour  écrié  avec 
amertume  un  publiciste  célèbre  d'outre-Rhin,  et  l'attitude  des  états 
secondaires  pendant  la  guerre  de  Grimée  n'a  point  certes  infirmé 
la  justesse  d'un  pareil  mot.  Or  c'est  ce  travail  de  plusieurs  règnes 
et  d'une  pensée  jusque-là  immuable  que  la  Russie  voyait  mis  en 
question  par  les  résultats  imprévus  de  la  campagne  de  Bohême. 
Déjà  le  nord  de  l'Allemagne  échappait  à  son  influence,  et  les  «  naïfs  » 
seuls  pouvaient  encore  se  faire  illusion  sur  le  sort  réservé  au  sud 
dans  un  avenir  très  prochain.  «  Dès  le  mois  de  septembre  4866,  le 
cabinet  de  Berlin  avait,  dans  une  circulaire  qui  fut  à  dessein  livrée 
à  la  publicité,  revendiqué  pour  la  confédération  du  nord  et  les  états 
du  midi  seuls,  à  l'exclusion  de  toutes  les  autres  puissances  sans  en 
excepter  l'Autriche,  le  droit  de  lier  leurs  relations  aussi  étroitement 
qu'ils  le  jugeraient  convenable,  donnant  ainsi  à  l'article  l\  du  traité 
de  Prague  une  interprétation  qu'il  ne  comportait  pas.  Dans  les  dis- 
cours qu'il  avait  prononcés  à  l'ouverture  des  chambres  prussiennes 
et  du  parlement  du  nord,  le  roi  lui-même  avait  fait  entendre,  en 
les  adressant  à  r Allemagne,  aux  peuples  frères,  à  la  terre  que  bor- 
nent les  Alpes  et  la  Baltique,  des  allusions  qui  avaient  fait  tressaillir, 
suivant  l'expression  des  journaux  officieux,  le  cœur  de  tous  les  pa- 
triotes (1).  »  De  son  côté,  M.  de  Bismarck  s'était  écrié  au  sein  du 
même  parlement  en  usant  de  ces  termes  de  joueur  devenus  si  fa- 

(1)  Benedetti,  Ma  Mission  en  Prusse,  p.  249. 


DEUX    CHANCELIERS.  377 

miliers  à  son  langage  et  si  caractéristiques  pour  son  tempérament  : 
((  Notre  enjeu  est  devenu  plus  grand  à  la  suite  de  nos  victoires; 
nous  avons  maintenant  plus  à  perdre,  mais  la  partie  est  encore  loin 
d'être  complètement  gagnée!  »  A  moins  d'une  action  combinée  et 
résolue  de  l'Europe  ,  l'absorption  de  l'Allemagne  entière  par  la 
Prusse  n'était  plus  qu'une  question  de  temps,  et,  à  le  bien  prendre, 
la  Russie  y  trouvait  encore  moins  son  compte  que  la  France.  La 
France  voyait  seulement  s'unir  en  faisceau  plus  compacte  et  plus 
menaçant  une  fédération  de  royaumes  et  de  principautés  qui  déjà 
auparavant  lui  avaient  été  hostiles  ou  du  moins  opposés.  La  Russie 
au  contraire  perdait  toute  une  ligue  d'états  dont  la  fidélité  et  le  dé- 
voûment  ne  lui  avaient  jamais  fait  défaut,  qui  lui  formaient  une  es- 
pèce d'enceinte  continue  du  côté  d'un  Occident  parfois  peu  sympa- 
thique ;  à  leur  place  allait  se  substituer  une  puissance  formidable, 
entreprenante  et  envahissante  dès  l'origine,  appelée  tôt  ou  tard  par 
la  nécessité  de  l'histoire,  par  la  fatalité  de  race,  à  représenter  et  à 
opposer  l'idée  germanique  à  l'idée  slave.  A  toute  autre  époque  de 
l'empire  des  tsars,  dans  le  bon  vieux  temps  du  comte  Nesselrode 
par  exemple,  —  alors  qu'au  lieu  de  faire  de  la  politique  de  dépit 
et  de  propagande  sur  les  bords  de  la  Neva,  on  y  faisait  de  la  poli- 
tique de  conservation  et  d'équilibre,  —  la  conduite  d'un  chancelier 
russe  en  pareille  occurrence  n'eût  point  été  douteuse  :  une  coalition 
de  la  Russie,  de  la  France  et  de  l'Autriche  se  fût  formée  au  lende- 
main de  Sadowa  pour  la  sauvegarde  de  l'Europe,  et  ce  n'est  pas 
trop  dire  que  d'affirmer  que,  dans  le  printemps  de  l'année  1867, 
Alexandre  Mikhaïlovitch  tenait  en  ses  mains  les  destinées  du 
monde. 

Ainsi  mis  en  demeure  de  faire  son  choix,  le  prince  Gortchakof 
n'eut  garde  de  décliner  les  avances  française  et  autrichienne  dans 
la  question  d'Orient;  il  s'empressa  de  leur  donner  un  retentisse- 
ment très  grand  au  contraire,  et  s'éleva  même  parfois  en  cette 
occasion  à  un  lyrisme  peu  usité  dans  le  style  des  chancelleries.  Il 
fut  charmé  du  nouveau  ministre  d'Autriche  et  lâcha  toutes  les 
écluses  d'un  enthousiasme  quelque  peu  forcé.  «  M.  de  Beust,  écri- 
vait-il à  son  ambassadeur  à  Londres,  inaugure  une  ère  nouvelle 
dans  la  politique  de  l'Autriche,  une  ère  à  vues  larges  et  élevées; 
c'est  le  premier  homme  d'état  de  ce  pays  et  de  notre  époque  qui 
fait  courageusement  l'essai  de  quitter  le  terrain  des  rivalités  mes- 
quines. ))  Pour  ce  qui  regardait  la  France,  il  s'appliquait  surtout 
à  bien  marquer  que  l'initiative  venait  d'elle,  et  «  en  priant  l'em- 
pereur Napoléon  111  de  se  reporter  aux  entretiens  que  l'empereur 
Alexandre  a  eus  avec  lui  à  Stuttgart  »  (en  1860),  il  semblait  vou- 
loir assigner  aux  pourparlers  actuels  un  caractère  extraordinaire 


378  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  gravité  et  de  généralité.  «  Sa  majesté  impériale,  continuait  le 
chancelier  russe  dans  sa  dépêche  ,du  1(5  novembre  1866  à  M.  de 
Budberg,  a  accueilli  avec  satisfaction  les  ouvertures  que  M.  le 
marquis  de  Moustier  nous  a  faites  en  vue  d'une  entente  entre 
le  cabinet  français  et  nous  sur  les  éventualités  qui  surgissent  en 
Orient.  Les  principes  généraux  que  M.  le  ministre  des  affaires  étran- 
gères de  France  a  émis,  les  assurances  qu'il  nous  a  données,  ont 
aux  yeux  de  notre  auguste  maître  un  prix  tout  particulier,  puis- 
qu'ils émanent  de  la  pensée  directe  de  l'empereur  Napoléon,  et  que 
c'est  par  ordre  exprès  de  sa  majesté  que  M.  le  marquis  de  Moustier 
a  abordé  ces  questions.  »  La  verve  et  l'entrain  d'Alexandre  Mikhaï- 
lovitch  allaient  toujours  en  croissant  :  il  finit  même  par  parler  latin 
et  par  écraser  le  pauvre  envoyé  turc  avec  une  citation  classique. 
«  Voici,  écrivait-il  au  mois  de  février  1867,  ce  que  j'ai  dit  à  Com- 
nenos-Bey  :  l'île  de  Crète  est  perdue  pour  vous  ;  après  six  mois 
d'une  lutte  aussi  acharnée,  la  conciliation  n'est  plus  possible.  En 
admettant  même  que  vous  parveniez  à  y  rétablir  pour  quelque 
temps  l'autorité  du  sultan,  ce  ne  serait  que  sur  un  tas  de  ruines  et 
un  monceau  de  cadavres.  Tacite  a  dit  depuis  longtemps  ce  qu'il  y  a 
de  précaire  dans  ce  règne  du  silence  qui  succède  à  la  dévastation  : 
solitudinem  faciiint,  jjaccm.  appellant...  » 

Malheureusement  on  ne  fut  pas  longtemps  à  reconnaître  que, 
tout  en  faisant  fête  à  la  France  et  à  l'Autriche  de  leur  évolution 
orientale  et  en  s'efforçant  même  de  les  compromettre  dans  cette  di- 
rection autant  que  possible  (l),  le  chancelier  russe  avait  un  soin 
extrême  pourtant  de  maintenir  son  accord  intime  avec  l'ancien  col- 
lègue de  Francfort  et  de  ne  contrarier  en  rien  ses  visées  dans  les 
affaires  de  l'Occident.  Très  ardent  pour  la  cause  du  plébiscite  en 
Crète,  il  se  montrait  par  contre  d'une  indifférence  absolue  au  sujet 
d'une  cause  analogue  sur  l'Eider,  bien  autrement  légitime  pour- 
tant, garantie  par  des  traités  solennels  (2),  et  qui  intéressait  à  un 
si  haut  point  la  noble  et  malheureuse  patrie  de  la  future  tsarine. 
11  garda  un  silence  non  moins  significatif  en  face  de  la  publication 
faite  au  mois  de  mars  1867  par  M.  de  Bismarck  des  conventions 
avec  les  états  du  sud,  conventions  qui  assujettissaient  à  la  Prusse 

(1)  «  Je  veux  bien  que  vous  envoyiez  votre  voiture  devant  ma  porte,  mais  à  la  con- 
dition que  vous  montiez  en  effet  cliez  moi,  »  disait  spirituellement  à  M.  de  Budberg 
un  des  prédécesseurs  de  M.  de  Moustier  à  l'hôtel  du  quai  d'Orsay  quelques  annéeà 
auparavant,  mais  dans  des  conjonctures  semblables  où  la  Russie  faisait  sonner  haut 
les  avances  du  cabinet  des  Tuileries  en  môme  temps  qu'elle  éludait  avec  soin  tout 
engagement  positif  envers  lui. 

(2)  Les  préliminaires  de  Nikolsbourg  ainsi  que  le  traité  de  Prague  avaient  stipulé  la 
rétrocess'oii  au  Danemark  des  districts  du  nord  du  Slesvig  après  un  vote  des  popu- 
l.uions.  Ou  sait  que  la  Prusse  a  éludé  jusqu'à  ce  jour  l'exécution  de  cet  engagement. 


DEUX    CHANCELIERS.  379 

les  forces  militaires  de  l'Allemagne  et  abolissaient  de  fait  «  la  si- 
tuation internationale  indépendante  »  que  les  préliminaires  de  Ni- 
kolsbourg  avaient  stipulée  pour  la  Bavière  et  le  Wurtemberg  (1)  | 
Alexandre  Mikhaïlovitch  fit  le  même  bon  marché  du  Wurtemberg 
comme  du  Danemark,  du  trône  de  la  reine  Olga  comme  du  ber- 
ceau de  la  princesse  Dagmar.  Sur  ces  entrefaites  éclata  l'incident 
du  Luxembourg,  et  le  gouvernement  français  put  mesurer  le  degré 
de  bienveillance  qu'il  était  parvenu  à  inspirer  au  cabinet  de  Saint- 
Pétersbourg  par  ses  «  remèdes  héroïques  »  à  l'égard  de  la  Turquie. 
Le  chancelier  russe  fut  correct  à  coup  sûr  et  très  sincère  dans  son 
désir  de  la  paix,  mais  il  n'eut  point  pour  la  position  de  la  France  les 
égards  que  l'Angleterre  elle-même  croyait  juste  de  lui  témoigner,  il 
sembla  surtout  préoccupé  de  ne  point  porter  ombrage  à  son  illustre 
ami  de  Berlin.  Tout  en  glorifiant  aussi  M.  de  Beust  pour  son  «  cou- 
rageux essai  de  rompre  avec  les  rivalités  mesquines,  »  le  gouver- 
nement russe  ne  se  faisait  pas  faute  d'encourager  en  même  temps, 
de  la  manière  la  plus  dangereuse  et  la  plus  provocante,  la  violente 
opposition  slave  dans  l'empire  de  Habsbourg  au  moyen  de  ce  fameux 
congrès  de  Moscou,  dont  il  sera  parlé  dans  la  suite.  D'autres  décep- 
tions encore,  moins  connues  du  public,  mais  non  moins  cuisantes, 
vinrent  probablement  s'ajouter  à  tous  ces  mécomptes,  car  l'Autriche 
aussi  bien  que  la  France  ne  tardèrent  pas  à  opérer  leur  retraite 
sur  ce  terrain  mouvant  d'Orient  et  à  faire  leur  jonction  avec  l'An- 
gleterre pour  maintenir  désormais  fermement  les  droîtsdu  sultan. 
La  «  consultation  de  médecins  »  prit  décidément  fin,  et  le  malade 
légendaire  ne  s'en  porta  pas  plus  mal;  mais  tout  fut  dit  dès  lors 
pour  les  éventualités  terribles  de  l'avenir. 

«  Il  existe  une  entente  entre  Saint-Pétersbourg  et  Berlin,  »  aver- 
tissait de  nouveau  l'année  d'après  (le  5  janvier  1868)  M.  Benedetti 
en  désignant  toujours  la  mission  souvent  mentionnée  du  général 
Manteuffel  comme  le  point  de  départ  de  cet  accord  qui  ne  cessait 
de  le  préoccuper,  a  N'est-ce  pas  de  ce  moment  en  effet,  se  demande- 
t-il,  que  les  deux  cours  marquent  plus  visiblement  leur  politique, 
la  Russie  en  Orient  et  dans  les  provinces  slaves  de  l'Autriche,  la 
Prusse  en  Allemagne,  sans  que  jamais  il  se  soit  élevé  un  nuage 
entre  elles?  Constamment  unies  dans  toutes  les  questions,  elles  ont, 
chacune  de  son  côté ,  poursuivi  leurs  desseins  avec  une  confiance 

(1)  M.  de  Beust  écrivait  au  sujet  de  ces  conventions  militaires  avec  une  finesse 
résignée  :  «  Une  alliance  établie  entre  deux  états  dont  l'un  est  faible  et  l'autre  est  fort, 
alliance  qui  n'a  pas  de  texte  particulier,  mais  qui  doit  être  maintenue  en  permanence 
pour  toutes  les  éventualités  de  guerre,  n'est  pas  do  nature  à  faire  croire  à  une  exis- 
tence internationale  indépendante  de  l'état  faible.  »  Dépêche  au  comte  Wimpffen  à 
Berlin,  28  mars  1867» 


380  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qui  témoigne  des  garanties  mutuelles  qu'elles  ont  stipulées.  »  Et 
l'ambassadeur  ajoute  que  cette  conviction  commence  à  s'imposer  à 
bien  des  esprits,  à  lord  Loftus  notamment,  son  collègue  d'Angle- 
terre, demeuré  longtemps  très  incrédule  à  cet  égard.  «  Sa  manière 
de  voir  s'est  sensiblement  modifiée  ,  et  il  n'est  pas  moins  persuadé 
que  d'autres  membres  du  corps  diplomatique  qu'il  a  été  pris  des 
arrangemens  éventuels  entre  les  deux  gouvernemens  du  roi  Guil- 
laume et  de  l'empereur  Alexandre.  J'en  ai,  pour  ma  part,  trouvé  la 
démonstration  permanente,  si  je  puis  m' exprimer  ainsi,  dans  la  ré- 
solution bien  arrêtée,  et  qui  n'a  jamais  varié,  du  cabinet  de  Berlin 
de  préparer  l'union  allemande  en  attendant  de  pouvoir  y  substituer 
l'unité  à  son  profit  exclusif  sans  s'en  laisser  détourner  un  instant 
par  l'éventualité  d'un  conflit  avec  la  France.  J'en  ai  vu  également 
la  preuve  dans  le  soin  avec  lequel  M.  de  Bismarck  évite  de  s'expli- 
quer sur  la  question  d'Orient.  Quand  on  l'interroge,  il  répond  qu'il 
ne  lit  jamais  la  correspondance  des  ministres  du  roi  à  Gonstanti- 
nople,  et  votre  excellence  n'aura  pas  oublié  avec  quelle  complai- 
sance il  s'est  toujours  prêté  aux  vues  du  prince  Gortchakof.  » 
M.  Benedetti  signale  aussi  «  l'impulsion  nouvelle  imprimée  depuis 
l'été  dernier  à  la  propagande  panslaviste  ;  »  il  indique  très  bien  les 
desseins  vastes  et  les  espérances  lointaines  du  cabinet  de  Saint- 
Pétersbourg  dans  sa  connivence  avec  la  Prusse,  et  donne  en  général 
de  la  politique  russe  à  cette  époque  une  idée  plus  haute  et  plus 
juste  que  certains  panégyristes  malavisés  de  nos  jours  qui,  pour 
bien  prouver  que  le  prince  Gortchakof  a  rempli  son  rôle  aussi  com- 
plètement que  possible  et  avec  tout  le  succès  désirable,  n'imaginent 
rien  de  mieux  que  de  rapetisser  ce  rôle  et  de  le  rétrécir. 

II. 

C'est  le  propre  de  toute  louange  de  convention  de  forcer  non-seu- 
lement le  ton,  mais  de  se  tromper  même  parfois  de  note;  il  y  a 
dans  l'encens  parfum  et  cendres,  disaient  les  anciens,  et  il  y  a  bien 
de  l'équivoque  aussi  dans  la  manière  courante  de  féliciter  le  chan- 
celier russe  de  son  «  triomphe  »  dans  la  question  de  l'Euxin.  Pré- 
tendre que  le  prince  Gortchakof  n'ait  favorisé  les  desseins  auda- 
cieux de  la  Prusse  qu'en  vue  d'affranchir  la  Russie  de  ses  liens  dans 
la  Mer-Noire,  qu'il  ait  livré  d'avance  le  monde  à  M.  de  Bismarck 
dans  le  seul  espoir  de  répudier  un  jour  pour  son  compte  l'acte  de 
1856,  c'est  là  au  fond  faire  aussi  peu  d'honneur  à  son  génie  qu'à 
son  patriotisme.  Certes  l'homme  d'état  éminent  dont  les  petits-fils 
de  Washington  venaient,  dans  l'année  de  Sadowa,  célébrer  à  Saint- 
Pétersbourg  le  «  regard  prophétique  »  en  suppliant  le  Dieu  éternel 


DEUX    CHANCELIERS.  381 

«  qui  avait  arrêté  le  soleil  pour  Josué  »  de  suspendre  également  le 
cours  de  la  vie  pour  Alexandre  Mikhaïlovitch,  «  afin  que  les  regards 
de  deux  mondes  pussent  rester  longtemps  fixés  sur  lui  (1),  »  le  di- 
plomate consommé  qui,  au  printemps  de  1867,  faisait  si  peu  de  cas 
des  avances  considérables  des  cabinets  de  Vienne  et  des  Tuileries, 
—  certes  ce  ministre  n'eût  pas  manqué  à  ce  moment  d'écarter  avec 
un  sourire  dédaigneux  l'hypothèse  mesquine  qui,  dans  le  boule- 
versement prochain  et  prévu  de  l'Europe,  aurait  assigné  à  la  Russie, 
pour  unique  victoire  et  conquête,  l'abolition  de  tel  article  blessant 
d'un  traité  que  les  événemens  avaient  déjà  depuis  longtemps  «  in- 
validé. »  Ce  n'est  pas  contre  un  pareil  «  plat  de  lentilles,  »  pour 
parler  le  langage  de  M.  de  Bismarck,  qu'il   entendait  céder  au 
Hohenzollern  certain  droit  d'aînesse  du  Romanof  ;  ce  n'est  pas  à  un 
prix  aussi  dérisoire  qu'il  pensait  faire  abandon  de  l'Occident  :  il  vi- 
sait plus  haut  et  comptait  avoir  la  part  du  lion  dans  la  curée  à  ve- 
nir. La  fortune  a  pu  trahir  ses  espérances,  déjouer  ses  calculs  et 
le  plier  à  maintes  nécessités  inéluctables  ;  mais,  s'il  est  puéril  de 
vouloir  lui  faire  autant  de  vertus  de  toutes  ces  nécessités  bien  fâ- 
cheuses, et  lui  composer  une  sorte  d'auréole  des  éclairs  et  des 
foudres  de  la  guerre  de  1870,  l'histoire,  dans  son  impartialité,  n'en 
doit  pas  moins  tenir  compte  au  prince  Gortchakof  de  ses  intentions, 
qui  furent  à  la  hauteur  des  événemens,  et,  sans  dissimuler  son 
échec,  lui  accorder  pourtant  le  plein  bénéfice  du  in  magnis  voluisse. 
On  caressait  en  effet  des  projets  grands,  gigantesques,  sur  les 
bords  de  la  Moskova  et  de  la  Neva  dans  toute  cette  époque  agitée 
et  fiévreuse  qui  sépara  Sedan  de  Sadowa,  on  s'y  berçait  de  rêves 
enchanteurs,  on  partageait  le  monde  entre  Slaves  et  Germains,  et 
le  ministre  «  national  »  répondait  en  somme  aux  vœux  ardens  de 
la  nation  entière  en  faisant  de  l'alliance  prussienne  le  pivot  de 
sa  politique,  en  y  voyant  la  condition  absolue  et  le  gage  certain 
de  tout  un  avenir  de  gloire  et  de  prospérité  pour  la  Russie.  Il  faut 
se  reporter  par  la  pensée  à  l'ébranlement  universel  des  esprits  à  la 
suite  de  la  victoire,  aussi  prodigieuse  qu'imprévue,  de  la  Prusse  en 
1866,  aux  plans  innombrables,  fantastiques,  qui  surgirent  alors  sou- 
dain pour  la  reconstruction  des  empires  et  des  races,  il  faut  se  rap- 
peler cette  volée  sans  fin  de  Minerves  toutes  armées  que  le  coup  de 
marteau  du  Vulcain  germanique  fit  sortir  de  tant  de  têtes  fêlées  qui 
se  croyaient  olympiennes,  —la  refonte  générale  que  subit  en  un  clin 
d'œil  notre  pauvre  philosophie  de  l'histoire,  à  la  fois  si  tranchante 
et  si  malléable,  —  pour  apprécier  équitablement  le  courant  d'idées 

(1)  Discours  du  sous-secrétaire  d'état,  M.  Fox,  au  banquet  offert  par  le  club  anglais 
de  Saint-Pétersbourg  à  la  mission  extraordinaire  des  États-Unis  en  1860, 


382  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

étrange  et  impétueux  qui  entraînait  alors  le  peuple  de  Pierre  le 
Grand  et  de  Catherine  II.  «  Une  puissance  irrésistible  pousse  les 
peuples  à  se  réunir  en  grandes  agglomérations  en  faisant  dispa- 
raître les  états  secondaires,  et  cette  tendance  est  peut-être  inspi- 
rée par  une  sorte  de  prévision  providentielle  des  destinées  du 
monde.  »  Ainsi  s'exprimait  au  lendemain  de  Sadowa  un  document 
officiel  d'une  autorité  incontestable,  un  manifeste  diplomatique  qui 
annonçait  urbi  et  orhi  les  hautes  pensées  du  gouvernement  impérial 
de  France  (1).  Le  moyen  de  s'étonner  dès  lors  que  les  enfans  de 
Rourik  se  soient  fait  le  même  raisonnement,  qu'ils  se  soient  demandé 
avec  candeur  si  la  bataille  de  Kœnigsgrœtz  ne  venait  pas  de  livrer 
décidément  l'Europe  centrale  aux  Hohenzollern  et  l'Europe  orientale 
aux  Romanof  ?  Après  quelques  instans  d'hésitation  et  d'effarement, 
le  patriotisme  moscovite  résolut  en  conséquence  de  ne  prendre  nul 
ombrage  de  l'ambition  du  roi  Guillaume  I"",  mais  il  se  mit  à  pro- 
clamer sur-le-champ  que  la  Russie  avait,  elle  aussi,  une  mission  à 
remplir,  une  «  idée  »  à  réaliser,  et  que  le  soleil  des  unités  natio- 
nales et  des  gi'andes  agglomérations  brillait  pour  tout  le  monde. 

Il  y  avait  dans  l'ancienne  capitale  des  tsars  une  feuille  célèbre 
qui,  bien  déchue  depuis  et  descendue  à  l'heure  qu'il  est  au  rang  d'un 
journal  ordinaire,  quoique  toujours  important,  exerçait  alors  une 
influence  prépondérante,  tyrannique,  de  la  Dvina  jusqu'à  l'Oural  : 
on  l'appelait  par  momens  et  sans  y  entendre  malice  «  le  premier 
pouvoir  de  l'état  après  l'empereur.  »  Depuis  la  funeste  insurrection 
de  Pologne,  la  Gazette  de  Moscou  était  en  effet  le  moniteur  des  pas- 
sions populaires  de  la  sainte  Russie,  l'officine  d'où  partaient  les 
mots  d'ordre  pour  l'opinion  publique  dans  le  vaste  empire  du  nord, 
et  souvent  même  des  instructions  formelles  pour  les  ministres  diri- 
geans  à  Saint-Pétersbourg.  Cette  fois  encore  l'organe  tout-puissant 
de  M.  Katkof  se  fit  le  porte-voix  de  la  nation  et  traça  impérieusement 
le  programme  de  la  politique  de  l'avenir.  Déjà  peu  de  temps  après  la 
conclusion  de  la  paix  de  Prague,  la  feuille  de  Moscou  posait  «  comme 
une  vérité  incontestable,  que  la  marche  des  événemens  a  fait  naître 
des  intérêts  qui  invitaient  les  deux  puissances  de  Russie  et  de  Prusse 
à  s'allier  encore  plus  activement  que  par  le  passé;  »  elle  affirmait 
en  outre  que  des  ouvertures  dans  ce  sens  avaient  été  faites  par  M.,  de 
Bismarck,  «  ouvertures  d'autant  plus  acceptables  que  la  Prusse  n'a 
pas  d'intérêts  qui  lui  soient  propres  en  Orient;  sur  cette  question,  le 
cabinet  de  Berlin  peut  prendre,  de  concert  avec  la  Russie,  telle 
attitude  qui  lui  conviendrait.  »  Le  thème  fut  depuis  repris  et  déve- 
loppé sous  mainte  forme  et  dans  maint  article  jusqu'à  ce  qu'un 

(1)  Circulaire  de  M.  de  Lavalette,  i6  septembre  1866. 


DEUX    CHANCELIERS.  383 

leading  du  17  février  1867  vînt  lui  imprimer  la  grande  consécra- 
tion d'un  principe  spéculatif  et  humanitaire. 

«  L'ère  nouvelle  se  dessine  enfin,  —  y  lisait-on,  —  et  c'est  pour 
nous,  Russes,  qu'elle  a  une  portée  particulière.  Cette  ère  est  bien 
la  nôtre;  elle  appelle  à  la  vie  un  monde  nouveau  demeuré  jusque- 
là  dans  l'ombre  et  dans  l'attente  de  ses  destinées,  le  monde  gréco- 
slave.  Après  des  siècles  passés  dans  la  résignation  et  la  servitude, 
voilà  enfin  que  ce  monde  touche  au  moment  de  la  rénovation;  ce  qui 
a  été  si  longtemps  oublié  et  comprimé  revient  à  la  lumière  et  se  pré- 
pare à  l'action.  Les  générations  actuelles  verront  de  grands  change- 
mens,  de  grands  faits  et  de  grandes  formations.  Déjà  sur  la  péninsule 
du  Balkan  et  sous  la  couche  vermoulue  de  la  tyrannie  ottomane  se 
dressent  trois  groupes  de  nationalités  vivaces  et  fortes,  les  groupes 
hellénique,  slave  et  roumaini  Étroitement  unis  entre  eux  par  la 
communauté  de  leur  foi  et  de  leurs  destinées  historiques,  ces  trois 
groupes  sont  également  liés  à  la  Russie  par  toutes  les  attaches  de  la 
vie  religieuse  et  nationale.  Ces  trois  groupes  de  nations  une  fois 
reconstruits,  la  Russie  se  révélera  sous  un  jour  tout  nouveau.  Elle 
ne  sera  plus  seule  dans  le  monde;  au  lieu  d'une  sombre  puissance 
asiatique  dont  elle  avait  jusque-là  l'apparence,  elle  deviendra  une 
force  morale  indispensable  à  l'Europe,  une  civilisation  gréco-slave 
complétant  la  civilisation  latino-germaine,  qui  sans  elle  resterait 
imparfaite  et  inerte  dans  son  exclusivisme  stérile...  »  Descendant 
bientôt  après  de  ces  hauteurs  quelque  peu  abstraites  sur  le  terrain 
plus  pratique  des  voies  et  moyens,  le  fougueux  apôtre  de  Vère  nou- 
velle s'écriait  le  7  avril  :  «  Si  la  France  soutient  par  les  armes  et 
par  son  influence  politique  la  renaissance  des  peuples  latins,  si  la 
Prusse  agit  de  la  même  manière  vis-à-vis  de  l'Allemagne,  pourquoi 
donc  la  Russie,  comme  unique  puissance  slave  indépendante ,  ne 
soutiendrait-elle  pas  les  peuples  slaves  et  n'empêcherait-elle  pas 
les  puissances  étrangères  de  mettre  des  obstacles  à  leur  dévelop- 
pement politique?  La  Russie  doit  e»i:pioyer  toutes  ses  forces  à  in- 
troduire chez  ses  voisins  du  midi  une  transformation  semblable  à 
celle  qui  s'est  opérée  dans  l'Europe  centrale  et  occidentale;  elle 
doit  prendre  sans  la  moindre  hésitation  vis-à-vis  des  Slaves  le  rôle 
que  la  France  a  pris  à  l'égard  des  peuples  latins  et  la  Prusse  vis-à- 
vis  du  monde  allemand.  La  tâche  est  noble,  car  elle  est  exempte 
dégoîsme-,  elle  est  bienfaisante,  car  elle  achèvera  le  triomphe  du 
principe  des  nationalités  et  donnera  une  base  solide  à  l'équilibre 
moderne  de  l'Europe;  elle  est  digne  de  la  Russie  et  de  sa  gran- 
deur, elle  est  immense,  et  nous  avons  la  ferme  conviction  que  la 
Russie  la  remplira.  » 

C'est  sous  le  stimulant  de  pareilles  théories,  espérances  et  pas- 


38/l  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sions,  que  fut  montée  au  printemps  de  l'année  1867  l'étrange  ex- 
position ethnologique  de  Moscou  (1),  qui  devint  bientôt  le  prétexte 
d'une  grande  démonstration  au  dehors,  démonstration  assez  inof- 
fensive en  apparence  pour  écarter  tout  embarras  diplomatique,  as- 
sez bien  calculée  cependant  pour  produire  son  effet  sur  des  esprits 
naïfs  et  inflammables,  pour  fasciner  de  malheureuses  peuplades 
déshéritées ,  plus  riches  d'imagination  que  de  culture.  Certes  la 
science  véritable  devait  retirer  bien  peu  de  profit  de  cette  réunion 
projetée  dans  le  manège  de  Moscou  de  tous  les  «  types  »  slaves 
avec  leurs  costumes,  leurs  armes,  leurs  ustensiles  domestiques  et 
leurs  flores;  mais  l'entreprise  n'en  fut  pas  moins  jugée  digne  des 
protections  les  plus  augustes.  L'empereur  et  l'impératrice  offrirent 
des  sommes  considérables  pour  subvenir  aux  frais  de  l'œuvre,  le 
grand-duc  Vladimir  en  accepta  la  présidence  honoraire,  les  hauts 
dignitaires  de  la  cour  et  de  l'église  se  chargèrent  de  la  direction. 
Des  appels  chaleureux  furent  adressés  aux  Slaves  de  l'Autriche  et 
de  la  Turquie,  à  leurs  différentes  sociétés  historiques,  géographi- 
ques ou  autrement  savantes,  pour  contribuer  par  des  envois  nom- 
breux à  la  magnificence  de  l'exposition,  et  une  nuée  d'émissaires 
s'abattit  sur  les  pays  du  Danube  et  du  Balkan,  en  quête  d'adhé- 
sions, d'échantillons  et  de  «  types.  »  Des  comités  se  formèrent  sur 
divers  points  de  l'empire ,  afin  de  dignement  préparer  la  réception 
des  «  hôtes  slaves,  »  qui  ne  manqueraient  pas  d'affluer  au  «  jubilé 
national,  »  et  bientôt  il  fut  parlé  d'un  congrès  où  l'on  s'expliquerait 
sur  les  besoins  et  les  intérêts  de  tant  de  «  peuples  frères,  »  sur  les 
espérances  et  les  doléances  de  la  grande  patrie  commune,  de  la  pa- 
trie idéale.  C'était  le  moment,  il  importe  de  le  rappeler,  où  l'in- 
surrection Cretoise,  toujours  persistante,  attisée  par  la  Grèce  et 
exagérée  par  des  journaux  trop  peu  ou  trop  bien  informés,  tenait 
en  éveil  et  dans  l'attente  les  populations  chrétiennes  de  la  Turquie, 
le  moment  aussi  où  les  Tchèques  de  la  Bohême ,  entraînant  à  leur 
suite  presque  tous  les  Slaves  de  l'Autriche ,  protestaient  contre  la 
constitution  cisleithane  et  refusaient  de  siéger  dans  les  chambres 
représentatives  de  l'empire.  Le  Kremlin  devenait  ainsi  le  mons 
sacer  des  intransigeans  des  deux  bords  de  la  Leitha ,  le  congrès  de 
Moscou  prenait  toute  l'apparence  d'un  contre-parlement  opposé  au 
Reichsrath  de  Vienne,  et  le  langage  tenu  par  les  organes  les  plus 
autorisés  du  cabinet  de  Saint-Pétersbourg  n'était  point  fait  pour 
calmer  les  susceptibilités  des  goiivernemens  intéressés,  ni  pour  dis- 
suader de  manifestations  provocantes.  Parlant  des  pieux  pèlerins 

'1)  Voyez  la  Bévue  du  l«r  septembre  18G7  :  le  Congrès  de  Moscou  et  la  propagande 
panslaviste. 


DEUX    CHANCELIERS.  385 

de  la  Turquie  et  de  l'Autriche  qui  s'apprêtaient  à  visiter  Moscou, 
«  cette  sainte  Mecque  des  Slaves,  »  la  Correspondance  russe,  la 
feuille  ministérielle  par  excellence  (1),  s'exprimait  ainsi  au  mois  d'a- 
vril 1867  :  ((  On  ne  peut  raisonnablement  exiger  de  nous  que  nous 
reniions  notre  passé.  iNous  laisserons  donc  croire  à  nos  hôtes  qu'ils 
sont  venus  chez  une  nation  sœur  dont  ils  ont  tout  à  attendre  sans 
avoir  rien  à  craindre  d'elle;  nous  écouterons  leurs  griefs^  et  le  récit 
de  leurs  maux  ne  pourra  que  resserrer  les  liens  qui  nous  unissent  à 
eux.  Si  maintenant  ils  s'avisent  d'établir  une  comparaison  entre 
leur  état  politique  et  le  nôtre,  nous  ne  serons  pas  assez  niais  pour  leur 
prouver  qu'ils  sont  dans  les  conditions  les  plus  favorables  du  dé- 
veloppement slave.  Ces  conditions,  nous  les  croyons  au  contraire 
mauvaises,  nous  l'avons  dit  cent  fois,  et  nous  pourrions  bien  le  re- 
dire encore...  » 

Sans  doute  les  menées  russes  dans  les  pays  du  Danube  et  des 
Balkans  n'étaient  pas  précisément  d'invention  toute  récente  ;  elles 
remontaient  même  bien  loin  dans  le  passé,  elles  dataient  du  règne 
de  la  grande  Catherine.  Sous  main  et  à  la  sourdine,  la  propagande 
panslaviste  avait  été  encouragée  ou  protégée  depuis  bientôt  un 
siècle  ;  mais  c'était  pour  la  première  fois  dans  cet  été  de  1867  que 
le  gouvernement  de  Saint-Pétersbourg  assumait  ainsi  hautement 
la  responsabilité  d'une  pareille  propagande  et  faisait  déployer  dans 
ses  états  le  drapeau  des  saints  Cyrille  et  Méthode.  Dans  un  em- 
pire où  tout  est  surveillé,  réglé  et  commandé  d'en  haut,  où  rien 
ne  se  fait  spontanément,  où  tout  est  arrangé  et  voulu,  des  «  Slaves 
étrangers,  »  sujets  de  deux  puissances  voisines  et  «  amies,  »  étaient 
admis,  provoqués  à  venir  exposer  leurs  griefs,  porter  des  plaintes 
contre  leurs  gouvernemens  respectifs,  demander  assistance  et  dé- 
livrance au  nom  d'un  droit  des  gens  tout  nouveau,  du  principe 
fraîchement  éclos  des  grandes  agglomérations  et  des  unités  natio- 
nales. On  ne  fut  pas  assez  niais  pour  éconduire  ces  «  députés  » 
étranges,  pour  leur  parler  raison  et  résignation;  on  leur  parlait  au 
contraire  d'un  «  sort  meilleur  et  prochain,  »  on  les  promenait  à 
travers  toutes  les  villes  de  l'empire  au  milieu  des  manifestations 
enthousiastes  dirigées  par  les  colonels  et  les  archimandrites,  on  les 
accablait  de  témoignages  de  sympathie,  d'ovations  et  de  démon- 
strations auxquelles  prenaient  part  l'armée,  la  magistrature  et  tout 
ce  qu'il  y  avait  d'élevé  dans  le  monde  officiel.  Des  généraux,  des 
amiraux  et  des  ministres  présidaient  à  des  banquets  où  le  désastre 
de  Sadowa  était  célébré  comme  un  événement  providentiel  et  heu- 

(1)  Elle  émanait  directement  du  ministère  de  l'intérieur,  était  rédigée  ou  français 
et  destinée  à  «  éclairer  »  l'opinion  étrangère  sur  les  faits  et  gestes  du  gouvernement 
russe. 

TOMB  XII.  —  1875.  25 


38(3  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

reux  par  des  sujets  de  l'empereur  François-Joseph,  où  des  appels 
étaient  adressés  au  tsar  a  de  venger  les  outrages  séculaires  de  la 
Blanche-Montagne  et  de  Kossovo,  et  de  planter  la  bannière  russe 
sur  les  Dardanelles  et  la  basilique  de  Sainte-Sophie.  » 

L'ébranlement  donné  par  de  telles  démonstrations  à  toute  une 
race,  à  tout  un  monde  religieux,  fut  profond  et  prolongé,  et  certes 
les  annales  contemporaines  ont  rarement  connu  de  période  aussi 
peu  correcte  au  point  de  vue  du  droit  international  et  des  pratiques 
des  chancelleries  que  celle  qui  eut  pour  départ  le  congrès  de  Moscou 
et  pour  arrêt  la  conférence  de  Paris  au  sujet  de  la  Grèce.  Elle  fut 
étrange  en  effet,  cette  époque,  avec  des  présidens  du  conseil  tels  que 
Ratazzi,  Bratiano,  Koumondouros,  avec  des  généralissimes  comme 
Garibaldi,  Pétropoulaki  et  «  Philippe  le  Bulgare,  »  avec  ces  expé- 
ditions de  Mentana,  de  Sistow,  de  VArcadion  et  de  VEnosis,  avec 
ces  agitations,  pour  tout  dire,  allemande,  italienne,  tchèque,  croate, 
roumaine,  serbe,  bulgare,  grecque  et  panslave.  Sans  entrer  plus 
avant  dans  l'histoire  fastidieuse  de  ces  événemens  complexes  et 
nullement  éclaircis  encore,  il  suffit,  pour  en  apprécier  le  caractère 
général  et  en  saisir  le  lien  intime,  de  relire  avec  toute  l'attention 
qu'il  mérite  le  rapport  déjà  mentionné  de  l'ambassadeur  de  France 
près  la  cour  de  Berlin,  en  date  du  5  janvier  1868.  «  Il  faut  à  M.  de 
Bismarck,  y  écrit  M.  Benedetti,  une  Italie  troublée,  en  désaccord 
permanent  avec  la  France,  pour  nous  contraindre  à  entretenir  des 
forces  plus  ou  moins  considérables  dans  les  états  du  saint-siége, 
pour  se  ménager  au  besoin  le  moyen  de  susciter,  à  l'aide  du  parti 
révolutionnaire,  une  rupture  violente  entre  le  gouvernement  de 
l'empereur  et  celui  du  roi  Victor-Emmanuel,  pour  neutraliser  en 
un  mot  notre  liberté  sur  le  Rhin...  Je  ne  serais  pas  surpris  non 
plus,  si  M.  de  Bismarck  était  l'instigateur  de  l'impulsion  nouvelle 
imprimée  depuis  l'été  dernier  à  la  propagande  panslaviste;  il  y 
trouve  l'avantage  immédiat  d'inquiéter  l'Autriche  par  la  Russie.  La 
Russie  se  montrerait  assurément  moins  entreprenante,  et  la  Prusse 
de  son  côté  ne  l'encouragerait  pas  à  réveiller  la  question  d'Orient, 
par  la  simple  raison  qu'elle  ne  saurait  elle-même  y  trouver  aucun 
avantage,  si  elle  ne  croyait  indispensable  de  payer  de  ce  prix  la 
liberté  qu'elle  revendique  en  Allemagne.  L'incertitude  de  la  situa- 
tion ne  fait  que  resserrer  chaque  jour  davantage  les  liens  qui  unis- 
sent la  Prusse  à  la  Russie  et  solidariser  les  ambitions  de  l'une  en 
Allemagne  avec  celles  de  l'autre  en  Orient.  » 

Un  comité  permanent  pour  les  intérêts  de  l'unité  slave  s'était 
formé  au  lendemain  du  congrès  de  Moscou,  sous  les  auspices  d'un 
grand-duc,  et  son  action  ne  tarda  pas  à  se  faire  sentir  parmi  les 
Ruthènes,  les  Tchèques,  les  Croates  de  l'Autriche;  mais  c'est  sur- 


DEUX    CHANCELIERS.  ^^7 

tout  dans  les  provinces  tributaires  ou  sujettes  de  la  Porte-Ottomane 
oue  l'agitation  devint  aussi  chronique  que  péril  euse    Le  ma  heu- 
reux Turc  fut  assailli  de  toutes  parts  :  un  jour  c  était  le  v  adika  de 
Monténégro  qui  lui  demandait  sur  un  ton  menaçant  tel  port  de 
l^driatique,  un  autre  jour  c'était  le  prince  de  Serbie  qui  réclamait 
'évacuation  de  telle  forteresse  en  appuyant  sa  requête  d  arméniens 
extraordinaires.  De  nombreux  convois  d'armes  arrivaient  de  la  Rus- 
sie dans  les  provinces  danubiennes  sous  la  fausse  désignation  de 
matériel  pour  la  construction  de  chemins  de  fer  (1),  tandis  que  des 
navires  de  guerre  grecs  ne  cessaient  de  vouloir  rallumer  à  toute 
force  dans  l'île  de  Crète  une  insurrection  près  de  s'éteindre  et  qui, 
à  a  vérité,  n'avait  jamais  eu  un  foyer  très  grand.  C'était  1  époque 
des  «  comités  de  secours  »  et  des  «  bandes  libératrices  »  envahis- 
sant tantôt  les  états  du  pape  au  cri  de  Roma  o  morte  l  tantôt  fai- 
sant incursion  dans  la  Thessalie  pour  venger  «  les  mânes  outrages 
de  Phocion  et  de  Philopœmen,  »  ou  bien  encore  franchissant  jus- 
qu'à cinq  fois  clans  l'espace  d'un  an  le  Danube  du  côté  de  la  Rouma- 
nie afin  de  réveiller  dans  les  Balkans  «  le  lion  à  la  crinière  d  or!  » 
-  «  Aujourd'hui  c'est  à  nous,  frères,  qu'il  appartient  de  pi;ouver  a 
la  diplomatie  européenne  qu'il  existe  encore  des  descendans  du 
terr  ble  Krum;  le  lion  à  la  crinière  d'or  vous  appelle  et  la  trompette 
de  la  guerre.  »  Ainsi  s'écriait  au  mois  d'août  1868  une  proclama- 
tion datée  des  <c  Balkans  »  et  signée  gouvernement  provisoire  (2). 
«  11  est  de  fait,  mandait  le  6  février  1868  dans  un  curieux  rapport 
adressé  au  comte  de  Beust  l'agent  de  l'Autriche  dans  les  principau- 
tés le  baron  d'Eder,  il  est  de  fait  qu'à  Bukharest,  comme  dans, dif- 
férentes villes  des  bords  du  Danube,  il  existe  des  comités  bulgares  : 
leur  but  est  de  provoquer  des  troubles  en  Bulgarie,  de  les  appuyer, 
de  leur  donner  des  proportions  plus  étendues  que  celles  de  1  an 
passé.  Tout  dernièrement  encore  on  était  persuade  ici  qu  au  retoui 
du  beau  temps  éclateraient  des  complications  sérieuses  dans  liiu- 
rope  occidentale  qui  permettraient  à  la  Russie  de  déclarer  la  guerre 
à  la  Turquie,  et,  dans  la  prévision  de  ces  événemens,  on  a  fait  des 
préparatifs  pour  influencer  avec  énergie  le  soulèvement  bu^are 
Bien  que  le  gouvernement  des  principautés  se  trouve  entre  les  mains 
d'un  parti  (radical)  traditionnellement  hostile  à  la  Russie,  il  n  en 
penche  pas  moins  vers  cette  puissance  depuis  un  certain  temps  et 
attend  d'elle  la  réalisation  de  ses  efforts  et  de  ses  espérances.  Les 
journaux  de  l'opposition  (conservatrice)  combattent  ces  tendances 

(1)  Voyez  à  ce  sujet  les  documens  parlementaires  anglais,  français  et  autrichiçns  de 
l'année  1868,  et  notamment  les  rapports  des  agens  de  TAutriche  à  las^  '\'fr, 'nn 

(2)  Annexe  à  la  dépêche  du  consul  de  Knappitsch  au  baron  de  Prokesch  à  Constan- 
tinople,  Ibraila,  14  août  1868. 


388  REYUE   DES    DEUX   MONDES. 

russophiles  du  gouvernement;  ils  lui  reprochent  d'agir  de  concert 
avec  la  Prusse  et  de  préparer  des  difficultés  à  l'Autriche  dans  l'é- 
ventualité d'un  conflit  entre  la  France  et  la  Prusse.  Les  feuilles  du 
gouvernement  répondent  en  faisant  valoir  que  le  parti  national 
n'est  en  principe  l'adversaire  d'aucune  puissance,  et  qu'on  n'a  pas 
de  raison  pour  combattre  la  Russie  du  moment  que  cette  puissance 
défend  la  cause  du  droit  et  des  nationalités  opprimées.  » 

Assurément  il  serait  injuste  de  vouloir  faire  remonter  jusqu'au 
gouvernement  russe  la  responsabilité  de  toutes  les  agitations  désor- 
données de  cette  époque  dans  le  monde  slavo-gréco-roumain,  mais 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il  ne  fit  rien  pour  les  arrêter  ou  seule- 
ment les  désavouer.  En  parcourant  les  documens  parlementaires  de 
ce  temps,  les  divers  livres  bleus,  rouges,  verts  et  jaunes  des  années 
1867-69,  on  est  frappé  de  rencontrer  à  chaque  pas  des  repré- 
sentations multipliées  et  énergiques,  adressées  par  les  cabinets  de 
Londres,  des  Tuileries  et  de  Vienne  à  la  Serbie,  à  la  Roumanie  et  à 
la  Grèce  au  sujet  de  leurs  préparatifs  militaires,  des  envois  d'armes 
clandestins  et  des  bandes  envahissantes,  pendant  que  les  cabinets 
de  Saint-Pétersbourg  et  de  Berlin  s'abstiennent  soigneusement  de 
toute  démarche  de  ce  genre.  Par  un  retour  piquant  des  choses 
d'ici-bas,  qui  dut  faire  l'étonnement  des  Nesselrode  et  des  Kamptz 
dans  leur  céleste  demeure,  c'étaient  maintenant  les  puissances  occi- 
dentales, c'étaient  l'Angleterre  et  la  France,  auxquelles  se  joignait 
aussi  l'Autriche,  qui  dénonçaient  au  monde  les  menées  révolution- 
naires du  parti  démagogique  européen,  tandis  que  la  Prusse  gardait 
le  silence  et  que  la  Russie  s'obstinait  à  nier  le  fait  ou  en  plaidait  les 
circonstances  atténuantes.  Les  excuses  pour  le  gouvernement  d'A- 
thènes, le  prince  Gortchakof  les  trouvait  tout  bonnement  dans  la 
constitution  hellénique  :  «  cette  constitution,  disait-il,  donne  à  tous 
les  Grecs  pleine  liberté  de  quitter  leur  propre  pays  et  de  prendre  parti 
dans  tout  conflit  tel  que  celui  qui  existait  en  Crète  (1),  »  et  ce  fut  là 
à  coup  sûr  un  spectacle  original  que  celui  d'un  ministre  d'une  auto- 
cratie faisant  valoir  devant  un  vieux  whig  comme  lord  Glarendon 
les  conditions  inexorables  d'un  régime  parlementaire  et  légal.  La 
Porte,  on  se  le  rappelle,  ne  voulut  rien  comprendre  à  une  légalité 
qui  la  tuait;  elle  finit  par  perdre  patience,  par  adresser  un  ultima- 
tum au  gouvernement  d'Athènes,  et  une  conférence  se  réunit  à  Pa- 
ris pour  «  rechercher  les  moyens  d'aplanir  le  différend  survenu  entre 
la  Turquie  et  la  Grèce.  »  De  bonnes  âmes  appréhendèrent  une  atti- 
tude embarrassée  de  la  part  du  chancelier  russe  devant  un  pareil 
aréopage,  elles  le  crurent  même  capable  de  mettre  des  entraves 

(1)  Dépêche  de  sir  A.  Buchanan  au  comte  de  Clareadon,  19  décembre  1868. 


DEUX    CHANCELIERS.  389 

aux  travaux  de  cette  réunion  :  c'était  mal  connaître  les  ressources 
d'un  esprit  aussi  délié  que  lettré,  et  qui  profita  de  l'occasion  pour 
risquer  son  fameux  mot  sur  Saturne.  «  Il  me  revient,  écrivait -il 
au  baron  Brunnow  à  Londres,  13  janvier  1869,  qu'il  y  a  des  per- 
sonnes qui  accusent  la  Russie  de  vouloir  faire  avorter  la  conférence. 
On  n'ignore  pas  que  la  conférence  émane  de  la  pensée  de  l'empe- 
reur. La  fable  de  Saturne  n'a  pas  d'application  dans  les  erremens 
de  la  politique  du  cabinet  impérial...  »  Alexandre  Mikhaïlovitch 
n'était  pas  au  bout  de  ses  hardiesses;  il  devint  amer,  presque  agres- 
sif, il  parla  des  «  excitations  du  dehors,  »  d'un  «  procès  de  tendance,  » 
de  «  la  méfiance  qui  s'attachait  à  chaque  pas  de  la  Russie,  »  et  alla 
jusqu'à  dénoncer  une  grande  conspiration  ourdie  par  les  puissances 
occidentales  contre  la  paix  du  Levant.  «  Il  nous  est  impossible  de 
ne  pas  remarquer,  disait-il  dans  une  dépêche  au  baron  de  Brunnow 
du  17  décembre  1868,  que  cette  note  discordante  n'est  pas  la  seule 
qui  soit  venue  troubler  les  échos  de  l'Orient.  C'est  ainsi  qu'on  a  vu 
d'abord  la  Serbie  devenir  le  point  de  mire  d'une  agitation  qui  de  la 
presse  a  fmi  par  gagner  la  diplomatie  ;  le  prince  Michel  Obrénovitch 
a  été  mis  en  suspicion,  et  il  n'a  fallu  rien  moins  que  sa  fin  tragique 
pour  désarmer  les  hostilités  dirigées  contre  lui.  Aussitôt  après,  c'est 
le  gouvernement  des  principautés-unies  contre  lequel  s'élèvent  des 
accusations  :  les  bandes  bulgares  deviennent  un  motif  d'incrimina- 
tions, on  lui  reproche  de  les  avoir  tolérées,  on  l'accuse  de  les  avoir 
encouragées.  Cette  complication  à  peine  écartée,  une  crise  nouvelle 
surgit  dans  les  rapports  de  la  Turquie  avec  la  Grèce,  une  crise  plus 
grave  encore  et  plus  dangereuse  pour  la  paix  générale...  »  Déci- 
dément, à  défaut  de  la  «  fable  de  Saturne,  »  celle  du  loup  et  de 
l'agneau  avait  bien  son  application  dans  les  erremens  de  la  politi- 
que du  cabinet  impérial  de  Saint-Pétersbourg. 

La  conférence  de  Paris  réussit  néanmoins  dans  ses  efforts ,  le 
différend  gréco-turc  fut  aplani ,  et  avec  le  printemps  de  l'année 
1869  l'aquilon  de  la  propagande  souffla  moins  fort  dans  les  vallées 
du  Danube  et  les  gorges  du  Balkan.  Il  y  eut  une  espèce  d'accalmie; 
mais  les  matières  à  combustion  restaient  toujours  accumulées, 
prêtes  à  s'enflammer  à  la  première  étincelle.  Les  radicaux  de  la 
Roumanie  n'étaient  pas  les  seuls  à  prévoir  une  action  offensive  de 
la  Russie  en  Orient  aussitôt  que  viendraient  à  éclater  des  complica- 
tions sérieuses  dans  l'Europe  occidentale;  c'était  là  une  conviction 
presque  universelle,  et  que  les  enfans  de  Rourik  partageaient  tous 
les  premiers.  La  fin  de  l'année  1869  fut  signalée  par  un  incident 
qui  ne  laissa  pas  de  gravement  impressionner  tous  les  esprits  sé- 
rieux. On  célébrait  à  Saint-Pétersbourg  le  centenaire  de  l'institution 
de  l'ordre  de  Saint-George,  du  grand  ordre  militaire  de  la  Russie,  ^ 


3:90  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  dont  la  première  classe  n'est  conférée  qu'à  celui  qui  remporte 
une  victoire  éclatante.  L'empereur  Alexandre  II  envoya  cette  dis- 
tinction au  roi  Guillaume  P%  au  vainqueur  de  Sadowa  et  ancien 
combattant  de  ISlZi.  «  Acceptez-la,  lui  télégraphiait-il,  comme  une 
nouvelle  preuve  de  l'amitié  qui  nous  unit,  amitié  fondée  sur  le 
souvenir  de  cette  grande  époque  où  nos  armées  réunies  combat- 
taient pour  une  cause  sacrée  qui  nous  était  commune.  »  Et  le  roi 
de  Prusse  aussitôt  de  répondre  par  le  télégraphe  :  «  Profondément 
touché  et  les  larmes  aux  yeux,  je  vous  remercie  de  l'honneur  que 
vous  m'avez  fait  et  auquel  je  ne  pouvais  m'attendre;  mais  ce  qui 
me  réjouit  encore  plus,  ce  sont  les  expressions  par  lesquelles  vous 
me  l'avez  annoncé.  Je  vois  en  effet  dans  ces  expressions  une  preuve 
nouvelle  de  votre  amitié  et  de  votre  souvenir  de  la  grande  époque 
où  nos  armées  réunies  combattaient  pour  la  même  cause  sacrée  (1).» 
Au  commencement  de  la  même  année  et  pendant  que  siégeait  en^- 
core  la  conférence  de  Paris,  s'éteignait  à  Nice  un  serviteur  fidèle 
des  sultans,  un  des  derniers  grands  hommes  d'état  de  la  Turquie. 
Avant  de  descendre  dans  la  tombe,  Fuad-Pacha  traçait  d'une  main 
défaillante  un  mémoire  pour  son  auguste  maître,  qu'il  disait  être 
son  testament  politique.  Le  document  devait  rester  secret,  et  ne 
parvint  en  effet  que  tout  récemment  à  la  publicité  (2).  «  Lorsque 
cet  écrit  sera  placé  sous  les  yeux  de  votre  majesté,  y  lisait-on,  je  ne 
serai  plus  de  ce  monde.  Vous  pouvez  donc  m' écouter  sans  méfiance 
et  vous  devez  vous  pénétrer  de  cette  grande  et  douloureuse  vérité 
que  V empire  des  Osmanlis  est  en  danger...  »  Et  après  avoir  passé 
en  revue  les  différens  états  du  continent  et  signalé  le  conflit  plus  ou 
moins  prochain,  mais  inévitable,  entre  la  France  et  la  Prusse, 
Fuad-Pacha  concluait  par  ces  mots  :  «  une  lutte  intestine  en  Eu- 
rope et  un  Bismarck  en  Russie,  et  la  face  du  monde  se  trouvera  être 
changée,  » 

III. 

Il  n'a  été  donné  qu'à  ^Dieu  de  contempler  son  œuvre  achevée  et 
de  se  dire  «  que  cela  était  bon;  »  notre  pauvre  humanité  goûte 
rarement  une  jouissance  aussi  pure,  et  Imparti  de  l'action  dans  les 
conseils  du  second  empire  n'en  connut  guère  à  la  suite  des  événe- 
mens  de  1866,  qu'il  avait  si  puissamment  contribué  à  créer.  L'am- 
bassadeur de  France  près  la  cour  de  Berlin  se  trouvait  au  nombre 

(1)  Journal  officiel  de  l'empire  russe,  12  décembre  1869. 

(2)  On  peut  lire  ce  document  remarquable,  qui  porte  la  date  du  3  janvier  1809 
dans  rintéressaate  brochure  de  M.  J.  Lewis  Farley,  The  décline  of  Turkey ,  London 
1875,  p.  27-36, 


DEUX    CHANCELIERS.  391 

des  désabusés;  l'achèvement  de  l'unité  italienne  ne  le  consolait  que 
bien  imparfaitement  à  coup  sûr  de  la  profonde  atteinte  que  la  ca- 
lamité de  Sadowa  avait  portée  à  son  propre  pays.  Son  désenchan- 
tement fut  grand;  mais  il  n'est  rien  de  tel  qu'une  forte  et  doulou- 
reuse déception  pour  aiguiser  et  affiner  un  esprit  naturellement 
sagace,  et  si  Pascal  a  parlé  d'une  seconde  ignorance,  celle  qui  vient 
après  le  savoir,  il  y  a  aussi  pour  certains  diplomates  une  seconde 
science  et  comme  une  seconde  vue  après  quelque  éblouissement 
passager.  On  ne  saurait  trop  reconnaître  les  qualités  éminentes  d'ob- 
servation et  de  jugement  que  montra  M.  Benedetti  durant  les  quatre 
dernières  années  de  son  ambassade  à  Berlin,  et,  pour  cette  époque 
de  1867  à  1870,  l'histoire  confirmera  pleinement  le  témoignage 
qu'il  crut  un  jour  utile  de  s'accorder  à  lui-même  en  protestant  de- 
vant son  chef  (1)  d'avoir  été  pendant  sa  mission  en  Prusse  «  un  in- 
formateur actif,  correct,  prévoyant.  » 

A  partir  de  18(57  en  effet,  l'ambassadeur  mit  un  zèle  patriotique 
à  éclairer  son  gouvernement  sur  l'état  des  choses  en  Europe  et  à 
lui  recommander  de  prendre  une  résolution  virile,  soit  en  se  rési- 
gnant franchement  à  l'inévitable,  soit  en  se  préparant  de  bonne 
heure  à  une  lutte  très  prochaine  et  pleine  de  périls  immenses.  Il 
lui  représentait  la  Prusse  travaillant  sans  relâche  à  englober  l'Alle- 
magne entière,  au  risque  de  provoquer  un  conflit  avec  la  France, 
n'inclinant  même  que  trop  souvent  à  considérer  un  tel  conflit  comme 
le  moyen  Ig  plus  sûr  et  le  plus  direct  d'arriver  à  ses  fins.  En  pareille 
éventualité,  il  se  gardait  bien  de  fonder  le  moindre  espoir  sur  les 
jmrticularistes  du  midi.  «  Au  début  d'une  guerre  nationale,  disait- 
il,  les  plus  obstinés  parmi  ceux-ci  ne  pourront  que  s'effacer  de- 
vant les  masses  qui  regarderont  la  lutte,  quelles  que  soient  les  cir- 
constances au  milieu  desquelles  elle  éclaterait,  comme  une  guerre 
d'agression  de  la  France  contre  leur  patrie,  et  si  le  sort  des  armes 
leur  était  favorable,  leurs  exigences  ne  connaîtraient  plus  de  li- 
mites. »  Il  signalait  aussi  «  la  propagande  la  plus  active  »  qu^e  M.  de 
Bismarck  entretenait  dans  les  pays  au-delà  du  Mein  :  a  à  l'exception 
de  quelques  journaux  à  la  solde  des  gouvernemens  (de  Munich  et  de 
Stuttgart)  ou  appartenant  au  parti  ultra-radical,  la  presse  le  seconde 
dans  tous  les  états  du  sud.  »  Il  mandait  également  à  Paris  que  le 
ministre  de  Guillaume  P''  continuait  ses  relations  avec  le  parti  révo- 
lutionnaire en  Italie,  qu'il  recevait  des  agens  de  Garibaldi,  et  qu'il 
n'est  pas  jusqu'au  gouvernement  régulier  du  roi  Victor-Emmanuel, 
l'ami  et  l'obligé  personnel  de  l'empereur  Napoléon  III,  qui,  lors 
des  complications  de  Mentana,  n'ait  sondé  la  Prusse  pour  savoir 
«  dans  quelle  mesure  elle  pourrait  lui  prêter  son  assistance  (2).  » 

(1)  Lettre  particulière  à  M.  le  comte  Daru,  27  janvier  1870. 

(2)  Voyez  à  ce  sujet  la  curieuse  dépêche  du  10  novembre  1867.  La  correspondance 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  fut  aussi  le  premier  à  donner  l'éveil  sur  les  menées  ténébreuses 
avec  Prim  et  la  candidature  espagnole  du  Hohenzollern.  Enfin  on  a 
déjà  vu  plus  haut  qu'il  avait  reconnu  dès  le  début  le  caractère 
alarmant  et  la  portée  véritable  de  la  mission  du  général  Manteuffel 
en  Russie. 

«  Si  difficile  qu'il  soit,  pour  un  grand  pays  comme  la  France,  de 
tracer  d'avance  sa  ligne  de  conduite  dans  l'état  actuel  des  choses, 
—  disait  à  son  gouvernement  M.  Benedetti  au  commencement  de 
l'année  1868,  —  et  quelque  grande  que  puisse  être  la  part  qu'il 
convient  de  faire  à  l'imprévu ,  l'union  de  l'Allemagne  sous  un  gou- 
vernement militaire  fortement  organisé,  et  qui  à  certains  égards 
n'a  du  régime  parlementaire  que  les  formes  extérieures ,  constitue 
cependant  un  fait  qui  touche  de  trop  près  à  notre  sécurité  nationale 
pour  que  nous  puissions  nous  dispenser  de  nous  poser  et  de  ré- 
soudre sans  plus  tarder  la  question  suivante  :  un  pareil  événement 
met -il  en  danger  l'indépendance  ou  la  position  de  la  France  en  Eu- 
rope, et  ce  danger  ne  peut-il  être  conjuré  que  par  la  guerre?  Si  le 
gouvernement  de  l'empereur  estime  que  la  France  n'a  rien  à  redou- 
ter d'une  si  radicale  altération  dans  les  rapports  des  états  situés 
au  centre  du  continent,  il  serait  désirable,  à  mon  sens,  dans  l'inté- 
rêt du  maintien  de  la  paix  et  de  la  prospérité  publique,  de  confor- 
mer entièrement  et  sans  réserve  notre  attitude  à  cette  conviction... 
Dans  le  cas  contraire,  préparons-nous  à  la  guerre  sans  relâche,  et 
rendons-nous  bien  compte  d'avance  de  quel  concours  peut  nous 
être  l'Autriche,  calculons  notre  conduite  de  manière  à  résoudre 
l'une  après  l'autre  la  question  d'Orient  et  celle  d'Italie;  nous  n'au- 
rons pas  de  trop  de  toutes  nos  forces  réunies  pour  être  victorieux 
sur  le  Rhin.  » 

C'est  surtout  dans  sa  manière  de  juger  l'accord  établi  entre  les 
deux  cours  de  Berlin  et  de  Saint-Pétersbourg  que  M.  Benedetti  a 
fait  preuve  d'une  justesse  et  d'une  supériorité  de  coup  d'œil  vrai- 
ment remarquables.  Il  eut  d'abord  le  mérite  de  pressentir  l'entente 
dès  la  première  heure  et  d'y  croire  inébranlablement  jusqu'à  la 
dernière.  Au  mois  de  septembre  1869,  le  souverain  des  Français 
s'était  avisé  de  nommer  au  poste  d'ambassadeur  auprès  du  tsar  l'un 
de  ses  confidens  les  plus  intimes,  l'un  de  ses  coopérateurs  les  plus 
dévoués  du  2  décembre,  un  général  renommé  par  sa  bravoure  et 
son  intelligence,  un  grand  écuyer.  C'était  assez  indiquer  qu'on  dé- 
sirait entrer  dans  des  rapports  aussi  intimes  et  aussi  directs  que 
possible,  et  malgré  l'échange  de  télégrammes  à  la  fête  de  Saint- 

de  Mazzini  avec  M.  de  Bismarck  pendant  les  années  1868  et  1869,  suggérant  le  plan 
de  renverser  Victor-Emmanuel  si  ce  dernier  se  faisait  l'allié  de  l'empereur  Napo- 
léon m,  n'a  été  révélée  que  plus  tard  et  tout  dernièrement,  après  la  mort  du  célèbre 
agitateur  italien. 


DEUX    CHANCELIERS.  393 

George  on  était  déjà,  au  commencement  de  l'année  1870,  plein 
d'espoir;  on  croyait  que  V affaire  marchait  toute  seule  (1).  Le  gé- 
néral français,  homme  d'esprit  pourtant,  s'était  laissé  bien  vite 
prendre  aux  chasses  à  l'ours,  aux  voyages  en  traîneau  et  à  maintes 
autres  marques  d'une  auguste  bienveillance,  qu'il  eut  la  modestie 
de  rapporter  à  la  politique  de  son  maître,  au  lieu  de  les  attribuer 
avec  bien  plus  de  raison  à  des  agrémens  personnels  très  réels  et 
très  séduisans  en  effet.  La  conviction  du  grand-écuyer  fut  partagée 
par  son  entourage,  par  ses  aides-de-camp  notamment  qui  ne  tar- 
dèrent pas  à  célébrer  dans  des  lettres  confidentielles  adressées  à 
Paris  «les  grands  résultats  obtenus»  par  leur  chef,  et  à  parler  de 
«  sa  faveur  croissante  auprès  de  l'empereur  de  toutes  les  Russies,  » 
dans  des  termes  très  forts  et  beaucoup  plus  militaires  que  diploma- 
tiques (2).  Sans  se  laisser  imposer  par  tous  ces  récits  pleins  d'allé- 
gresse, M.  Benedetti  n'en  persistait  pas  moins  dans  sa  conviction 
bien  arrêtée;  encore  le  30  juin  1870,  à  la  veille  même  de  la  guerre, 
il  l'exprimait  dans  une  dépêche  lumineuse  et  dont  nous  aurons  à 
citer  plus  d'un  passage  instructif.  Parlant  de  la  récente  entrevue 
(1-4  juin)  de  l'empereur  Alexandre  et  du  roi  de  Prusse  à  Ems, 
l'ambassadeur  suppose  que  M.  de  Bismarck  s'y  est  montré,  comme 
d'habitude,  d'un  côté  favorable  à  la  politique  du  cabinet  de  Saint- 
Pétersbourg  en  Orient,  et  que  de  l'autre  il  s'est  appliqué  à  éveiller 
les  susceptibilités  du  tsar  dans  les  questions  qui  agitent  le  senti- 
ment national  en  Russie  par  rapport  à  l'Autriche,  la  Galicie,  etc. 
«  Pendant  que  le  ministre  aura  pris  à  tâche  de  rassurer  l'empereur 
sur  le  premier  de  ces  deux  points  et  de  l'alarmer  sur  l'autre,  le  roi 
aura  déployé  cette  bonne  grâce  dont  il  a  toujours  su  faire  un  si  mer- 
veilleux usage  pour  captiver  les  sympathies  de  son  auguste  neveu, 
et  je  ne  doute  pas,  pour  ma  part,  qu'ils  n'aient  laissé  des  impres- 
sions conformes  à  leur  désir.  Quels  que  puissent  être  d'ailleurs  les 
moyens  qu'ils  ont  employés,  leur  but  a  dû  être  de  raffermir  l'em- 
pereur dans  les  sentimens  qu'ils  ont  su  lui  inspirer,  et  ils  l'auront 
plus  ou  moins  atteint.  » 

M.  Benedetti  fut  loin  cependant  d'admettre  un  arrangement  offi- 
ciel et  en  bonnes  formes  entre  les  deux  cours,  loin  surtout  de  croire 
que  le  ministre  de  Prusse  eût  en  toute  sincérité  et  candeur  fait  ces- 

(1)  Lettre  confidentielle  de  M.  de  Verdière,  Saint-Pétersbourg,  3  février  1870.  Pa- 
lmiers et  correspondance  de  la  famille  impériale,  t.  I",  p.  129. 

(2j  <(  L'empereur  de  Russie  a  pris  le  général  tout  à  fait  en  goût;  il  l'emmène  sans 
cesse  dans  ses  chasses  à  l'ours  et  le  fait  voyager  avec  lui  sur  une  f...  dans  son  traî- 
neau à  une  place.  C'est  le  suprême  de  la  faveur,  et  je  pense  que  la  politique  s'en 
trouvera  bien.  »  Lettre  confidentielle  de  M.  de  Verdière,  25  janvier  1870.  Papiers  et 
correspondance,  t.  l",  p.  127. 


39/i  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sion  et  abandon  de  l'héritage  oriental  aux  mains  de  son  ancien  col- 
lègue de  Francfort,  et  c'est  dans  de  pareilles  appréciations  qu'éclate 
précisément  la  perspicacité  peu  commune  du  diplomate  français. 
M.  de  Bismarck  pouvait,  pour  les  besoins  du  moment,  jouer  à  l'in- 
différence quant  aux  affaires  du  Levant,  affirmer  «  ne  lire  jamais  la 
correspondance  de  Gonsiantinople  »  et  trouver  m'ême  légitimes  les 
prétentions  de  la  Russie  «  d'introduire  une  certaine  unité  dans  le 
développement  intellectuel  des  Slaves  (1);  »  mais  le  soin  extrême 
qu'il  mettait  en  même  temps  à  maintenir  les  rapports  les  plus  intimes 
avec  les  Hongrois,  ses  alliés  de  1866,  aurait  dû  déjà  éclairer  les 
zélateurs  de  Moscou  sur  l'inanité  de  leur  rêve  d'un  partage  du 
monde  entre  les  fils  de  Teut  et  ceux  de  Rourik.  «  Les  Hongrois  nous 
regardent,  nous  Prussiens,  comme  leurs  protecteurs  médiats  à  l'ave- 
nir contre  Vienne,  »  écrivait  dans  une  dépêche  confidentielle  le  baron 
de  Werther  au  mois  de  juin  1867,  à  son  retour  du  couronnement  de 
Bude,  pour  rassurer  le  cabinet  de  BerUn  sur  le  récent  enthousiasme 
des  Magyars  réconciliés  avec  leur  «  roi;  »  ce  n'est  pas  seulement 
contre  Vienne,  c'est  bien  plus  encore  contre  Moscou  et  Saint-Péters- 
bourg, contre  toute  prépotence  slave  sur  les  bords  du  Danube,  que 
les  enfans  d'Arpad  auront  à  l'avenir  recours  auprès  du  Hohenzollern. 
«  La  Prusse  n'a  pas  d'intérêts  qui  lui  soient  propres  en  Orient,  »  se 
plaisait  à  dire  M.  de  Bismarck  dans  ces  années  1867-1870,  et  l'or- 
gane de  M.  Katkof  ne  cessait  de  répéter  cette  phrase  tant  commen- 
tée; mais,  du  jour  où  la  Prusse  s'identifiait  avec  l'Allemagne  ou 
plutôt  se  l'incorporait,  elle  restait  chargée,  sous  peine  de  forfaiture, 
des  intérêts  et  des  influences  germaniques  dans  les  pays  du  Danube 
et  du  Balkan,  et  la  part  devenait  grande  alors,  bien  plus  grande 
que  celle  de  la  France  et  de  l'Angleterre. 

Tout  cela  était  très  bien  senti  par  l'ambassadeur  de  France  près 
la  cour  de  Berlin,  et  de  temps  en  temps  finement  exposé  dans  les 
dépêches  qu'il  adressait  à  son  gouvernement  pendant  les  dernières 
années  de  sa  mission  en  Prusse.  Parlant,  dans  son  rapport  du  5  jan- 
vier 1868,  de  la  complaisance  avec  laquelle  le  chancelier  de  la  con- 
fédération du  nord  s'est  toujours  prêté  aux  vues  du  prince  Gort- 
chakof,  M.  Benedetti  ajoutait  pourtant  :  a  H  (M.  de  Bismarck)  se 
persuade  sans  doute  que  d'autres  puissances  ont  un  intérêt  de  pre- 
mier ordre  à  soustraire  l'empire  ottoman  aux  convoitises  de  la 
Russie,  et  il  leur  en  abandonne  le  soin  ;  il  sait  d'ailleurs  que  rien 
ne  peut  s'y  aceoj?iplir  définitivement  sans  le  concours  ou  V adhésion 
de  l'Allemagne,  si  t  Allemagne  est  unie  et  forte -,  il  croit  donc  qu'il 


(1)  Expression  de  la  Gazette  allemande  du  Nord  (organe  principal  de  M.  de  Bis- 
marck) du  20  juillet  1867,  à  l'occasion  du  congrès  de  Moscou. 


DEUX   CHANCELIERS.  395 

peut,  quant  à  présent,  et  sans  péril,  aiguiser  lui-même  l'ambition 
du  cabinet  de  Saint-Pétersbourg,  pourvu  qu'il  obtienne  en  retour 
de  cette  condescendance  une  abstention  bienveillante  dans  tout  ce 
qu'il  entreprend  en  Allemagne.  »  —  «  En  Orient,  écrivait  l'ambas- 
sadeur quelque  temps  après  {h  février  1868),  M.  de  Bismarck  tient 
à  garder  une  position  qui  ne  l'engage  dans  aucun  sens,  et  lui  per- 
mette, suivant  les  nécessités  de  ses  propres  desseins,  de  donner  la 
main  à  la  Russie  ou  de  se  rapprocher  des  puissances  occidentales  ; 
or  cette  position,  il  ne  peut  la  conserver  qu'en  s' abstenant  de  toute 
démarche  qui  le  compromettrait  avec  les  amis  ou  les  adversaires  de 
la  Turquie.  »  Ce  raisonnement  ne  tarda  pas  à  être  pleinement  jus- 
tifié par  l'attitude  de  la  Prusse  pendant  la  conférence  de  Paris  au 
sujet  de  la  Grèce  (janvier  1869)  :  le  cabinet  de  Berlin  ne  partagea 
pas  la  fougue  d'Alexandre  Mikhaïlovitch,  il  ne  défendit  pas  comme 
lui  l'innocence  persécutée  dans  la  personne  de  «  la  jeune  Rouma- 
nie »  et  de  VOmladina  serbe,  et  se  garda  surtout  de  dénoncer  la 
grande  conspiration  de  l'Angleterre,  de  la  France  et  de  l'Autriche 
contre  la  paix  du  Levant.  C'est  qu'au  fond  le  ministre  de  Prusse  ne 
voulait  pas  la  mort  du  juste  Osmanli,  encore  moins  l'effondrement 
de  la  Hongrie,  l'avant-garde  de  la  «  mission  »  germanique  dans 
l'est  (i),  et  ses  sympathies  pour  «  une  certaine  unité  idéale  »  des 
Slaves  se  refroidissaient  à  mesure  qu'approchait  l'heure  de  l'unité 
réelle  de  l'Allemagne.  «  Tout  conflit  en  Orient  le  mettrait  à  la  re- 
morque de  la  Russie,  écrivait  le  diplomate  français  le  27  janvier 
1870,  et  il  cherchera  à  le  conjurer;  il  l'a  prouvé  l'année  dernière  à 
l'origine  du  différend  gréco-turc.  La  Russie  est  une  carte  dans  son 
jeu  pour  les  éventualités  qui  peuvent  surgir  sur  le  Rhin,  et  il  tient 
essentiellement  à  ne  pas  inteî^vertir  les  rôles,  à  ne  pas  devenir  lui- 
même  une  carte  dans  le  jeu  du  cabinet  de  Saint-Pétersbourg.  » 

Quelques  mois  après,  à  la  veille  même  de  la  guerre  de  France 
(30  juin  1870),  M.  Benedetti,  tout  en  pensant  que  les  liens  de  la 
Russie  et  de  la  Prusse  n'ont  pu  qu'être  resserrés  dans  la  récente 
entrevue  d'Ems,  concluait  par  les  observations  suivantes  :  «  11  ne 
faudrait  pas  cependant  supposer  que  M.  de  Bismarck  juge  opportun 
de  lier  étroitement  sa  politique  à  celle  du  cabinet  russe.  A  mon 
sens,  il  n'a  contracté  et  il  n'est  disposé  à  prendre  aucun  engage- 
ment qui  pourrait,  en  compromettant  la  Prusse  dans  des  complica- 
tions dont  la  Turquie  deviendrait  le  théâtre,  rapprocher  l'Angleterre 
et  la  France,  et  lui  créer  des  difficultés  ou  l'affaiblir  sur  le  Rhin. 
Les  complaisances  du  chancelier  de  la  confédération  du  nord  pour 
la  Russie  ne  seront  jamais  de  nature  à  limiter  sa  liberté  d'action; 

(1)  Drang  )iacli  Osten. 


396  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

il  promet  en  somme  plus  qu'il  rîa  V intention  de  tenir,  ou,  en 
d'autres  termes,  il  recherche  l'alliance  du  cabinet  de  Saint-Péters- 
bourg pour  s'en  assurer  le  bénéfice  dans  le  cas  d'un  conflit  en  Oc- 
cident, mais  avec  la  résolution  bien  arrêtée  de  ne  jamais  engager 
les  ressources  ou  les  forces  de  l'Allemagne  en  Orient.  Aussi  ai-je 
toujours  été  persuadé  qu'il  n'a  été  conclu  aucun  arrangement  officiel 
entre  les  deux  cours,  et  il  est  certainement  permis  de  penser  qu'on 
n'y  a  pas  songé  à  Ems.  » 

Tout  porte  à  croire  en  effet  qu'il  n'y  eut  ni  traité  signé,  ni  condi- 
tions débattues;  la  communauté  des  vues  et  l'harmonie  des  cœurs 
dispensaient  d'une  discussion  fatigante  de  détails.  Il  eût  d'ailleurs 
été  très  difficile,  dans  tous  les  cas  oiseux,  de  faire  des  stipulations 
en  règle  pour  des  éventualités  dont  on  ne  savait  l'heure,  dont  il  était 
impossible  de  calculer  les  conséquences  lointaines,  ni  même  les 
effets  immédiats  :  on  se  contentait  de  la  conviction  qu'on  n'avait 
pas  d'intérêts  opposés,  qu'on  en  avait  au  contraire  de  conformes  et 
de  sympathiques ,  et  qu'il  était  entendu  qu'au  moment  propice 
chacun  serait  pour  soi  et  Dieu  pour  tous.  Il  faut  bien  le  reconnaître 
aussi,  les  Russes,  dans  leurs  visées  sur  l'Orient,  ne  sont  pas  à  l'abri 
de  certains  mirages;  l'Europe  leur  prête  beaucoup  plus  de  méthode 
qu'ils  n'en  ont  en  réalité  :  le  sentiment  est  profond  et  tenace,  mais 
les  projets  sont  aussi  ondoyans  que  divers  et  diffus.  On  dirait  que 
ce  grand  peuple  subit  à  cet  égard  plutôt  une  fascination  et  presque 
une  fatalité  qu'il  ne  poursuive  une  conquête  systématique;  il  ne 
marche  sur  le  fantôme  qui  l'obsède  que  pour  le  faire  reculer.  Chose 
digne  de  remarque,  la  Russie  ne  s'éloigne  jamais  tant  du  but  que 
lorsqu'elle  entreprend  de  brusquer  le  dénoûment  :  en  1829,  quel- 
ques étapes  seulement  séparaient  ses  armées  de  Gonstantinople,  et 
elle  rétrograda;  elle  perdit  en  1854  tout  le  fruit  de  sa  campagne  de 
Hongrie  et  de  son  ascendant  à  la  suite  de  la  catastrophe  de  février, 
tandis  que  ses  perspectives  n'ont  jamais  été  aussi  brillantes  que 
du  jour  où  le  traité  de  Paris  a  cru  lui  fermer  la  Mer-Noire  :  elle 
perdit  Sébastopol,  mais  elle  gagna  le  Caucase  et  tout  un  monde  sur 
les  bords  de  l'Amour  et  du  Syr-Daria.  La  tentation  devenait  donc 
très  naturelle  en  présence  du  conflit  redoutable  qui  depuis  1867  se 
préparait  au  centre  de  l'Europe,  d'attendre  plutôt  les  événemens 
que  de  vouloir  les  régler  et  leur  prescrire  la  marche.  Dans  une 
guerre  entre  les  deux  puissances  les  plus  fortes  du  continent,  qui 
promettait  d'être  aussi  longue  qu'acharnée,  et  qui  pouvait  bien  à  la 
longue  également  épuiser  les  deux  adversaires  et  attirer  encore  plu- 
sieurs autres  états  dans  la  lice,  la  Russie,  —  ainsi  pensait- on  sur 
les  bords  de  la  Neva,  —  trouverait  toujours  l'occasion  et  le  moyen 
de  dire  son  mot  et  de  faire  son  butin.  Une  telle  conduite  paraissait 


DEUX    CHANCELIERS.  397 

tout  indiquée  à  un  chancelier  auquel  tant  de  bonheurs  déjà  étaient 
arrivés  en  «  se  recueillant,  »  elle  se  recommandait  d'elle-même  à 
une  politique  qui  ne  mesurait  l'infini  de  ses  aspirations  que  par  l'in- 
connu des  événemens  possibles.  L'infini  des  désirs  s'accommode  en 
pareil  cas  on  ne  peut  mieux  de  l'indéfini  dans  les  desseins,  et  rien 
parfois  ne  fait  autant  l'illusion  de  la  profondeur  que  le  vide. 

C'a  été  l'ironie  cruelle  du  fondateur  de  l'unité  allemande  de  choi- 
sir dans  chacune  de  ses  entreprises  successives  pour  complice  celui 
qui  devait  être  sa  victime  dans  l'entreprise  suivante;  mais  c'était 
aussi  sa  grande  supériorité  d'avoir  eu  chaque  fois  un  but  très  clair, 
un  objet  bien  défini,  délimité  et  pour  ainsi  dire  tangible,  pendant 
que  ses  partenaires  se  laissaient  entraîner  l'un  après  l'autre  dans 
le  jeu  périlleux,  sous  l'impulsion  de  principes  abstraits,  de  désirs 
vagues  et  de  combinaisons  nuageuses.  Lors  de  l'invasion  des  duchés 
et  de  sa  première  tentative  contre  l'équilibre  de  l'Europe,  M.  de 
Bismarck  n'était  pas  certes  en  peine  de  montrer  son  point  de  mire  : 
la  proie  était  à  la  portée  de  ses  mains,  et  la  rade  de  Kiel  s'étalait 
dans  toute  sa  splendeur  devant  quiconque  avait  des  yeux  pour  voir; 
mais  M.  de  Rechberg  en  est  encore  aujourd'hui  à  chercher  et  à  faire 
accepter  les  mobiles  de  sa  coopération  dans  cette  œuvre  d'iniquité. 
«  Il  s'agissait  de  maîtriser  les  passions  démagogiques,  de  prendre 
l'ascendant  sur  la  révolution,  »  —  c'est  de  ces  phrases  pompeuses 
et  sonores,  empruntées  à  la  «  doctrine,  »  que  l'ancien  ministre 
d'Autriche  devait  couvrir  plus  tard  dans  les  délégations  austro- 
hongroises  sa  fatale  et  piteuse  politique  de  1863.  A  Biarritz,  le 
président  du  conseil  de  Prusse  demandait  en  termes  très  nets  la 
ligne  du  Mein  pour  son  pays,  tandis  que  le  rêveur  de  Ham  recom- 
mandait «  la  grande  guerre  pour  la  nationalité  allemande  »  et  lais- 
sait flotter  son  regard  indécis  tantôt  sur  la  rive  droite  du  Rhin  et 
Mayence,  tantôt  sur  les  limites  de  iSili,  et  ne  l'arrêtait  d'une  ma- 
nière fixe  que  sur  le  lion  ailé  de  Saint-Marc.  De  1867  à  1870,  le 
chancelier  de  la  confédération  du  nord  préparait  résoliiment  l'uni- 
fication de  l'Allemagne  et  la  conquête  de  l'Alsace  et  de  la  Lorraine, 
en  laissant  à  son  ancien  collègue  de  Francfort  tout  loisir  a  d'éveil- 
ler les  échos  de  l'Orient  »  et  de  leur  demander  le  mot  des  desti- 
nées prochaines  de  la  Russie.  Dans  chacune  de  ces  circonstances 
fatidiques,  c'est  toujours  le  même  grand  réaliste  éconduisant  les 
idéologues  à  divers  degrés  et  à  divers  titres,  c'est  toujours  le  même 
Fortinbras  de  Shakspeare,  —  le  fort  en  bras  de  la  Germanie,  — 
venant  proclamer  sa  domination  là  où  des  Hamlets  doctrinaires, 
mélancoliques  ou  faiseurs  de  mots  n'ont  su  que  s'égarer  dans  des 
machinations  chimériques  et  puériles  et,  en  face  d'une  «  tuerie  qui 
crie  au  ciel,  »  ne  trouver  d'autre  parole  que  :  the  time  is  out  of 
joint,  le  siècle  a  déraillé  ! . . 


398  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  La  Russie  ne  saurait  éprouver  aucune  alarme  de  la  puissance  de 
la  Prusse  {i),  »  disait  le  prince  Gortchakof  en  réponse  aux  représen- 
tations qui  lui  furent  faites  dès  les  premiers  jours  de  l'incident  Ho- 
henzoUern  sur  «  le  danger  qui  résulterait  pour  la  Russie  de  l'agran- 
dissement de  la  Prusse  et  de  l'extension  de  son  influence  en  Europe.  » 
Quant  à  la  candidature  espagnole  du  prince  prussien ,  le  chancelier 
rappelait  que,  «  lorsque  le  prince  Charles  de  HohenzoUern  devint  (en 
1866)  souverain  de  Roumanie  avec  l'appui  de  la  France  et  malgré  la 
Russie,  cette  dernière  s'était  bornée  à  des  remontrances  et  avait  en- 
suite accepté  le  fait;  il  ne  voyait  pas  pourquoi  aujourd'hui  la  Prusse 
pourrait  être  davantage  responsable  de  l'élection  d'un  autre  membre 
de  la  famille  royale  au  trône  d'Espagne.  »  Ainsi  parlait  déjà  le  mi- 
nistre du  tsar  au  début  même  du  conflit,  le  8  juillet  1870,  avant  la 
renonciation  du  prince  Antoine,  avant  tout  emportement  du  cabinet 
des  Tuileries  et  au  moment  où  l'Europe  donnait  encore  raison  aux 
susceptibilités  légitimes  de  la  France.  Lorsque  vint  bientôt  l'heure  de 
l'aveuglement  et  du  vertige,  et  que  le  gouvernement  de  Napoléon  III 
perdit  tout  le  profit  d'un  grand  succès  diplomatique  par  son  langage 
provocant  devant  le  corps  législatif,  par  ses  exigences  d'Ems  et  sa 
fatale  déclaration  de  guerre  (15  juillet),  il  n'était  plus  permis  de  se 
faire  les  moindres  illusions  sur  les  sentimens  véritables  du  cabinet 
de  Saint-Pétersbourg.  «  jN'en  déplaise  au  général  Fleury,  écrivait 
avec  humeur  M.  de  Beust  au  prince  de  Metternich  le  20  juillet,  la 
Russie  persévère  dans  son  alliance  avec  la  Prusse,  au  point  que  dans 
certaines  éventualités  l'intervention  des  armées  moscovites  doit 
être  envisagée  non  pas  comme  probable,  mais  comme  certaine.  » 
C'est  que,  aussitôt  après  la  déclaration  de  guerre  du  15  juillet,  le 
gouvernement  russe  avait  adressé  à  Vienne  l'avertissement  très  clair 
et  très  catégorique  qu'il  ne  permettrait  pas  à  l'Autriche  de  faire 
cause  commune  avec  la  France;  le  général  Fleury  dut  même  bien- 
tôt s'estimer  heureux  d'avoir  obtenu  du  moins  que  cette  clause 
dirimante  touchant  l'empire  des  Habsbourg  ne  fût  pas  mention- 
née explicitement  dans  la  déclaration  de  neutralité  que  l'empereur 
Alexandre  II  fit  publier  le  23  juillet  (2). 

«  La  Russie  nous  a  fait  beaucoup  de  mal,  »  s'écrie  le  duc  de 

(1)  Dépêche  de  bir  A.  Buchanan,  Saint-Pétersbourg,  9  juillet  1870,  —  Pour  les  dé- 
tails de  ces  années  1870-71,  nous  ne  pouvons  que  renvoyer  le  lecteur  à  l'ouvrage  si 
instructif  de  M.  A.  Sorel,  Histoire  diplomatique  de  la  guerre  franco-allemande,  Paris, 
Pion,  1875,  2  vol.  —  Nous  n'aurions  que  deux  réserves  à  faire  à  l'égard  d'un  livre 
écrit  avec  autant  de  sincérité  dans  les  recherches  que  d'élévation  d'esprit  :  l'auteur 
montre  un  faible  prononcé  pour  «  la  diplomatie  de  Tours,  »  et  restreint  beaucoup 
trop  les  visées  originelles  du  prince  Gortchakof  dans  sa  connivence  avec  la  Prusse  de- 
puis 18G7, 

(2)  Dépêches  de  sir  A.  Buchanan  du  20  et  23  juillet.  —  Valfrey,  Histoire  de  la  diplo- 
matie du  gouvernement  de  la  défense  nationale,  t.  1",  p.  18. 


DEUX    CHANCELIERS.  399 

Gramont  par  rapport  à  cette  mise  en  interdit  de  l'Autriche  (1).  Elle 
pesa  également  sur  la  cour  de  Copenhague  et  la  força  à  la  neutra- 
lité, malgré  tout  l'enthousiasme  du  malheureux  peuple  Scandinave 
pour  une  alliance  à  laquelle  se  rattachait  un  projet  français  de  dé- 
barquement dans  le  nord,  une  entreprise  du  plus  haut  intérêt  stra- 
tégique, a  dit  le  général  Trochu,  qui  devait  y  prendre  part.  «  La 
Russie,  pensait  avec  un  journal  officieux  du  pays  le  ministre  des 
États-Unis  à  Saint-Pétersbourg,  a  plus  contribué  à  la  neutralité  que 
toute  autre  nation;  elle  a  forcé  par  ses  menaces  l'Autriche  à  ne  pas 
bouger,  et  elle  a  réussi,  par  l'influence  de  l'empereur  et  du  prince  hé- 
ritier, à  empêcher  le  Danemark  de  prendre  parti  pour  la  France  (2).» 
L'Angleterre,  il  est  juste  de  l'ajouter,  secondait  en  tout  cela  puis- 
samment le  chancelier  russe  ;  elle  était  plus  indisposée  que  ja- 
mais contre  la  France,  grâce  aux  récentes  et  terribles  révélations 
de  M.  de  Bismarck  sur  les  négociations  dilatoires  en  août  1866 
au  sujet  de  la  Belgique.  Il  était  évident  qu'au  gré  du  prince  Gort- 
chakof  la  conflagration  venait  beaucoup  trop  tôt  ;  les  préparatifs 
militaires  de  la  Russie  n'étaient  point  faits;  l'action  même  toute 
«  morale  »  sur  le  monde  slave  avait  subi  un  arrêt  depuis  la  con- 
férence au  sujet  de  la  Grèce.  M.  de  Bismarck  n'avait  pas  préci- 
sément demandé  son  heure  à  son  collègue  sur  la  Neva;  ainsi  que 
l'avait  prédit  M.  Benedetti,  il  a  tenu  essentiellement  à  ne  pas 
intervertir  les  rôles  et  à  ne  s'inspirer  que  de  ses  propres  conve- 
nances et  opportunités;  mais  Alexandre  Mikhaïlovitch  ne  s'appli- 
quait pas  moins  à  s'acquitter  de  son  rôle  dans  la  mesure  de  ses 
forces.  Un  observateur  sagace,  le  ministre  des  États-Unis  déjà 
mentionné,  mandait  vers  ce  temps  de  Saint-Pétersbourg  à  son  gou- 
vernement :  «  L'opinion  générale  paraît  être  ici  que ,  si  la  Russie 
était  prête,  elle  déclarerait  la  guerre  et  essaierait  d'en  retirer  cer- 
tains avantages...  Le  gouvernement  fait  tous  ses  efforts  pour  parer 
aux  événemens  :  les  fabriques  de  cartouches  travaillent  nuit  et  jour; 
une  commande  de  cent  canons  Gattling  vient  d'être  envoyée  en 
Amérique.  »  On  armait,  on  détournait  ou  intimidait  les  alliés  pro- 
bables de  la  France,  croyant  ainsi  égaliser  pour  le  moment  les  chances 
entre  les  deux  belligérans  (3),  et  on  se  flattait  toujours  de  trouver 
plus  d'une  occasion  favorable  au  milieu  des  nombreuses  péripéties 

(1)  La  France  et  la  Prusse,  p.  348. 

(2)  Dépêche  de  M.  Schuyler  à  M.  Fisli,  Saint-Pétersbourg,  26  août.  —  Général 
Trochu,  Pour  la  vérité,  p.  00. 

(3)  Le  prince  Gortchakof  était  loin  d'avoir  au  début  une  confiance  absolue  dans  la 
victoire  de  la  Prusse;  il  a  raconté  à  M.  Thiers  plus  d'un  détail  piquant  à  ce  sujet. 
[Déposition  de  M.  Thiers  devant  la  commission  d'enquête,  p.  12.)  Dans  un  entretien, 
vers  la  fin  de  juillet,  avec  un  personnage  politique  qu'il  savait  être  en  relation  avec 
Napoléon  III,  il' aurait  même  laissé  échapper  ce  mot  :  «  Dites  à  l'empereur  des  Français 
d'être  modéré.  »  Valfrey,  I,  79. 


iOO  •  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

d'une  guerre  que  Napoléon  III  proclamait  lui-même  devoir  être 
«  longue  et  pénible.  » 

Les  désastres  effroyables  de  la  France  dès  les  débuts  de  la  cam- 
pagne vinrent  soudain  arrêter  les  imaginations  dans  leur  vol  et  faire 
évanouir  la  sublime  vision  d'un  «  nouveau  monde  gréco-slave  »  qui 
depuis  1867  hantait  les  esprits  sur  les  bords  de  la  Moskova  et  de 
la  Neva.  Avec  la  merveilleuse  aptitude  politique  et  rcaliste  qui  la 
distingue,  la  nation  russe  comprit  aussitôt  que  c'en  était  fait,  pour 
le  moment,  de  toute  croisade  en  Orient,  que  les  destinées  du  monde 
se  décidaient  au  pied  des  Vosges,  et  qu'il  fallait  aller  au  plus  pressé 
et  au  possible.  Phénomène  curieux,  la  péninsule  du  Balkan  ne  fut 
jamais  aussi  relativement  tranquille,  aussi  peu  tourmentée  par  la 
«  grande  idée  »  que  pendant  ces  années  1870-1871,  pendant  cette 
«  lutte  intestine  en  Europe  »  que  Fuad-Pacha  mourant  avait  tant 
appréhendée  pour  l'empire  des  Osmanlis.  Vers  la  fin  du  mois  d'août, 
encore  avant  la  catastrophe  de  Sedan,  l'opinion  publique  en  Russie 
ne  songeait  plus  qu'à  l'article  déplaisant  du  traité  de  Paris  au  sujet 
de  l'Euxin.  «  La  Russie,  disait  un  journal  influent  de  Saint-Péters- 
bourg 1^1),  n'a  pas  empêché  l'unification  forcée  de  l'Allemagne  et,  à 
son  tour,  elle  ne  songe  pas  à  Viinification  forcée  des  Slaves,  mais 
elle  a  le  droit  de  demander  que  sa  position  sur  la  Mer-Noire  et  les 
bords  du  Danube  soit  améliorée.  Nous  espérons  que  ses  demandes 
légitimes  seront  prises  en  considération  dans  le  congrès  européen 
qui  suivra  probablement  la  présente  guerre.  »  Un  congrès  euro- 
péen !  c'était  là  en  effet  la  seule  issue  logique  et  tant  soit  peu  ras- 
surante à  des  événemens  aussi  graves ,  perturbateurs  de  l'équi- 
libre du  monde,  et  il  faut  rendre  cette  justice  à  la  plupart  des 
Russes  d'alors  qu'ils  avaient  le  sentiment  vrai  de  la  situation  et 
aspiraient  à  un  rôle  aussi  légitime  qu'honorable.  Ils  voulaient  ob- 
tenir une  satisfaction  d'amour-propre;  mais  ils  ne  demandaient 
pas  à  lui  sacrifier  la  France  et  les  intérêts  généraux  du  continent  ; 
la  petite  question  n'était  à  leurs  yeux  que  le  corollaire  de  la  grande. 
A  Gonstantinople,  on  n'augurait  pas  autrement  de  la  conduite  que 
tiendrait  indubitablement  le  cabinet  de  Saint-Pétersbourg,  tout  en 
la  redoutant.  Dès  le  2  septembre,  M.  Joy  Moris,  ministre  des  États- 
Unis  près  la  Porte,  écrivait  à  son  gouvernement  que  la  conviction 
générale  sur  le  Bosphore  était  que  la  Russie  profiterait  de  la  crise 
pour  provoquer  la  révision  du  traité  de  1856.  «  Il  serait  étrange 
qu'elle  n'y  réussît  pas,  ajoutait  le  diplomate  yankee,  cherchant, 
comme  elle  le  fera,  à  obtenir  des  conditions  honorables  de  paix 
pour  la  France  et  exerçant  une  influence  dominante  sur  le  règle- 
ment des  termes  de  la  paix.  » 

(1)  Le  Golos,  cité  dans  la  dépêche  de  M.  Schuyler,  27  août. 


DEUX    CHANCELIERS.  AOl 

Malheureusement,  et  pour  la  première  fois  dans  son  règne  long 
et  populaire  au  palais  de  la  chancellerie,  le  «  ministre  national  » 
fit  en  cette  circonstance  divorce  avec  le  sentiment  de  la  nation,  et 
au  lieu  d'agir  «  en  bon  Européen,  »  selon  l'expression  favorite  de 
M.  de  Talleyrand,  il  chercha  surtout  à  se  montrer  le  bon  ami  de  son 
ancien  collègue  de  Francfort.  Il  n'eut  garde  de  renoncer  à  la  ques- 
tion de  la  Mer-Noire,  il  devait  bien  à  son  pays  cette  petite  conso- 
lation après  d'aussi  grands  mécomptes;  mais  il  résolut  de  séparer 
deux  causes  que  l'opinion  publique  en  Russie  demandait  à  unir, 
et  elle  le  demandait  dans  une  pensée  encore  plus  politique  que  gé- 
néreuse, dans  un  instinct  encore  plus  sensible  aux  intérêts  vitaux 
de  l'avenir  qu'à  la  satisfaction  plus  ou  moins  vive  du  moment  pré- 
sent. Il  ne  crut  pouvoir  mieux  servir  la  cause  russe  sur  l'Euxin 
qu'en  desservant  autant  que  possible  la  cause  de  l'Europe  dans 
l'Alsace  et  la  Lorraine,  et  s'ingénia  avant  tout  à  laisser  la  France 
et  la  Prusse  vider  leur  querelle  en  champ-clos.  Aussitôt  après  les 
premiers  désastres  français,  il  saisit  avec  empressement  l'idée  in- 
génieusement perfide  de  la  ligue  des  neutres,  idée  italienne  d'ori- 
gine, naturalisée  anglaise  par  le  comte  Granville  et  devenue  bientôt 
entre  les  mains  du  chancelier  russe,  ainsi  qu'on  l'a  très  finement 
remarqué,  le  moyen  le  plus  efficace  pour  «  organiser  l'impuissance 
en  Europe.  »  M.  de  Beust  avait  vainement  essayé,  tout  en  adop- 
tant le  principe  de  la  proposition  anglaise  (19  août),  d'en  changer 
le  caractère,  d'en  faire  le  point  de  départ  d'une  intervention  con- 
certée; il  demandait  «  des  eff'orts  non  séparés,  mais  communs  en 
vue  d'une  médiation,  »  au  lieu  d'une  conception  dérisoire  qui  ne 
«  liguait  »  les  états  que  pour  empêcher  toute  démarche  collective. 
<(  La  combinaison  que  le  ministre  d'Autriche  suggérait  alors,  dit 
à  ce  sujet  un  historien  judicieux,  il  la  renouvela  incessamment  pen- 
dant toute  la  durée  de  la  guerre;  si  elle  avait  été  adoptée,  elle  au- 
rait pu  changer  le  cours  des  choses;  on  peut  dire  que  c'est  pour 
cela  que  l'Europe  ne  l'adopta  point  (1).  » 

C'est  pour  cela  que  le  prince  Gortchakof  surtout  s'y  opposa  du 
premier  jour  jusqu'au  dernier.  Il  y  eut  un  moment  où  l'Angleterre 
elle-même  éprouva  quelque  frisson  de  conscience  et  montra  une 
velléité  de  médiation.  C'était  au  commencement  du  mois  d'octobre, 
après  qu'une  circulaire  de  M.  de  Bismarck  eut  annoncé  à  l'Europe 

(1)  A.  Sorel,  Histoire  diplomatique,  t.  l",  p.  254.  —  Citons  encore  le  passage  d'une 
autre  dépêche  de  M.  de  Beust  datée  du  29  septembre  et  destinée  pour  Londres  :  «  ne 
craignons  pas  de  le  dire  :  ce  qui  aujourd'hui  sert  puissamment  à  prolonger  la  lutte 
jusqu'aux  dernières  horreurs  d'une  guerre  d'extermination,  ce  sont,  d'un  côté  les  illu- 
sions et  les  fausses  espérances,  de  l'autre  l'indifférence  et  le  mépris  à  l'égai'd  de  l'Eu- 
rope spectatrice  du  combat.  » 

TOME  XII.  —  1875.  26 


ii02  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

les  conditions  de  paix  de  l'Allemagne,  qui  étaient  l'Alsace  et  la  Lor- 
raine, (c  L'ambassadeur  de  Prusse  communiqua  au  gouvernement 
russe  cette  circulaire,  et  le  prince  Gortchakof  s'abstint  de  faire  con- 
naître ses  impressions.  Sir  A.  Bucbanan  lui  dit  alors  qu'à  Londres 
on  était  disposé  à  se  régler  dans  uns  certaine  mesure  sur  ce  qu'on 
ferait  à  Saint-Pétersbourg.  Le  chancelier  répondit  simplement  que 
la  Prusse  ne  lui  ayant  pas  demandé  son  avis,  il  ne  l'avait  pas 
donné  (1).  »  Le  comte  de  Granvilie  eut  le  courage,  extraordinaire 
pour  sa  nature,  de  revenir  pourtant  à  la  charge,  et  sir  A.  Buchanan 
lut  au  chancelier  russe  un  înemoiYuidian  demàndsini  timidement  us'il 
ne  serait  pas  possible  à  l'Angleterre  et  à  la  Russie  d'arriver  à  une  en^ 
tente  sur  les  conditions  auxquelles  la  paix  pourrait  être  conclue  et 
de  faire  ensuite,  avec  les  autres  puissances  neutres,  appel  à  l'hu- 
manité du  roi  de  Prusse  en  recommandant  également  la  modération 
au  gouvernement  français.  »  Le  prince  Gortchakof  fit  à  ces  ouver- 
tures un  accueil  sec  et  dédaigneux.  La  Prusse,  dit-il,  a  indiqué  ses 
conditions  de  paix,  une  victoire  seule  pourrait  les  modifier,  et  cette 
victoire  n'est  pas  vraisemblable  :  des  conversations  confidentielles 
entre  l'Angleterre  et  la  Russie  seraient  donc  sans  objet;  des  repré- 
sentations communes  auraient  toujours  un  caractère  plus  ou  moins 
menaçant,  l'action  isolée  de  chacune  des  puissances  neutres  auprès 
du  roi  de  Prusse  est  préférable  (2)...  L'action  isolée!  Alexandre  Mi- 
khaïlovitch  ne  sortait  pas  de  là,  et  pour  la  Russie  cette  action  se 
résumait  en  plusieurs  lettres  personnelles  adressées  par  l'auguste 
neveu  à  son  royal  oncle,  lettres  très  belles  qui  recommandaient  la 
paix,  la  justice,  l'humanité  et  la  modération,  et  auxquelles  le  vain- 
queur de  Sedan  répondait  toujours  affectueusement,  le  cœur  ému 
et  les  larmes  aux  yeux,  en  invoquant  ses  devoirs  envers  ses  alliés, 
ses  armées,  ses  peuples  et  ses  frontières  (3).  C'est  cette  a  politique 
d'euphémisme,  »  comme  l'a  si  bien  appelée  l'historien,  que,  sur 
les  bords  de  la  Neva,  on  ne  cessa  de  pratiquer,  toute  la  guerre  du- 
rant, envers  le  général  Fleury  aussi  bien  qu'envers  M.  Thiers  et 
M.  de  Gabriac,  et  le  dernier  mot  comme  la  première  pensée  de 
(c  l'action  »  du  prince  Gortchakof  fut  de  laisser  la  France  seule  en 
face  de  son  vainqueur,  seule  jusqu'à  l'épuisement,  iisqiœ  ad  finem. 

(1)  A.  Sorel,  Histoire  diplomatique,  t.  I"",  p.  402. 

(2j  Rapport  de  sir  A.  Buchanan  du  17  octobre. 

(3)  n  n'est  pas  jusqu'à  la  simple  recommandation  d'armistice,  sans  autre  dessein 
d'influencer  en  quoi  que  ce  soit  sur  les  conditions  de  la  paix,  que  le  prince  Gort- 
chakof n'ait  évité  de  faire  en  commun.  M.  d'Oubril,  son  ministre  à  Berlin,  se  trouva 
au  dernier  moment  sans  instructions  à  ce  sujet.  «  Il  est  assez  singulier,  écrivait  lord 
Loftus  le  2G  octobre,  que  la  Russie,  après  avoir  en  mainte  circonstance  prouvé  son 
désir  de  la  paix,  se  tienne  ainsi  à  l'écart  et  préfère  une  action  isolée  à  l'action  com- 
muue.  » 


DEUX    CHANCELIERS.  AOS 

On  sait  en  quels  termes  cette  fin  fut  annoncée  à  Saint-Péters- 
bourg. «  C'est  avec  un  sentiment  inexprimable  et  en  rendant  grâces 
à  Dieu,  télégraphiait  de  Versailles  l'empereur  d'Allemagne  à  l'em- 
pereur de  Russie  le  26  février  1871,  que  je  vous  annonce  que  les 
préliminaires  de  la  paix  viennent  d'être  signés.  Jamais  la  Prusse 
n'oubliera  que  c'est  à  vous  qu'elle  doit  que  la  guerre  n'a  pas  pris 
des  dimensions  extrêmes.  Que  Dieu  vous  en  bénisse.  Pour  la  vie 
votre  ami  reconnaissant.  » 

«  Longue  et  pénible,  »  hélas!  fut  cette  guerre,  comme  l'avait  bien 
prédit  le  César  malheureux,  assez  longue  du  moins  pour  laisser 
l'Europe  mesurer  toute  la  profondeur  de  son  abaissement  et  «  lui 
donner  tout  le  temps  de  rougir  à  point,  »  selon  la  forte  expression 
du  poète.  Plus  humiliante  encore  peut-être  que  cet  abaissement 
est  la  pensée  de  la  similitude  parfaite  des  deux  catastrophes  effroya- 
bles qui  se  succédèrent  dans  l'intervalle  de  quatre  ans  à  peine;  en 
montant  sa  seconde  tragédie  si  peu  de  temps  après  la  première,  le 
destin  fut  assez  dédaigneux  envers  notre  génération  pour  ne  pas 
même  changer  de  procédé  et  faire  quelques  frais  d'imagination  : 
l'œuvre  de  1870  n'était  que  le  calque  exact  de  celle  de  1866.  — 
Vous  prendrez  l'Orient,  laissa  dire  M.  de  Bismarck  à  Saint-Péters- 
bourg par  le  général  Manteuffel,  comme  sur  la  plage  de  Biarritz  il 
avait  dit  à  l'empereur  Napoléon  III  de  prendre  la  Belgique,  faisant 
toujours  le  même  abandon  du  bien  qui  ne  lui  appartenait  pas,  le 
même  don  gracieux  du  fruit  défendu  par  le  dragon.  Les  rêveurs  de 
Moscou  crurent  à  une  ère  nouvelle,  à  un  «  nouveau  monde  gréco- 
slavo-roumain,  »  tout  aussi  bien  que  Napoléon  III  avait  eu  le  songe 
d'une  Europe  remaniée  d'après  le  principe  des  nationalités,  a  La 
Russie  ne  saurait  éprouver  aucune  alarme  de  la  puissance  de  la 
Prusse,  »  déclarait  le  prince  Gortchakof  au  début  de  l'incident 
Hohenzollern,  exactement  comme  l'avaient  affirmé  de  la  France  les 
zélateurs  du  droit  nouveau  à  la  veille  de  la  campagne  de  Bohême. 
Dans  l'une  et  l'autre  des  années  terribles,  on  avait  compté  sur  les 
péripéties  et  les  occasions  d'une  guerre  lente  et  à  fortunes  diverses, 
on  s'était  même  appliqué  à  égaliser  dérisoirement  les  chances  des 
belligérans,  et  la  surprise,  l'effarement,  ne  furent  pas  moins  grands 
à  Saint-Pétersbourg  après  Reischoffen  et  Sedan  qu'ils  ne  l'avaient 
été  à  Paris  après  Nahod  et  Sadowa.  Les  préparatifs  militaires  firent 
défaut  à  la  Russie  en  1870  comme  à  la  France  en  1866,  et  après 
l'une  comme  après  l'autre  des  calamités  qui  désolèrent  et  bou- 
leversèrent le  monde,  on  n'eut  que  des  pensées  égoïstes  et  mes- 
quines, on  empêcha  à  dessein  toute  intervention  collective,  on  aida 
la  Prusse  à  s'affranchir  de  tout  contrôle  de  l'Europe,  on  sacrifia  en 
un  mot  la  politique  de  la  justice,  de  la  conservation  et  de  l'équi- 


hOh  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

libre  à  un  calcul  aussi  faux  que  sordide,  et  que  le  grand  humoriste 
de  Varzin  avait  qualifié  un  jour  de  politique  de  pourboire. 

Le  chancelier  russe,  il  est  juste  de  le  reconnaître,  fut  plus  heu- 
reux après  Sedan  que  ne  l'a  été  Napoléon  III  après  SadoAva  :  il  eut 
son  Luxembourg,  il  put  proclamer  l'abrogation  de  l'article  2  du 
traité  de  Paris,  «  abrogation  d'un  principe  théorique  sans  applica- 
tion immédiate  »  ainsi  qu'il  devait  le  rappeler  lui-même  dans  un 
document  officiel  (1).  On  sait  le  jugement  que  portèrent  dans  le 
temps  les  cabinets  sur  cette  «  conquête  »  purement  nominale  au 
fond  et  dans  tous  les  cas  minime  par  rapport  à  toutes  celles 
qu'Alexandre  Mikhaïlovitch  avait  laissé  faire  à  son  ancien  collègue 
de  Francfort.  Il  réussit,  mais  non  point  par  les  moyens  légitimes, 
par  cette  action  d'éclat  et  d'équité  qu'on  avait  espérée  en  Russie, 
redoutée  à  Constantinople;  il  ne  provoqua  pas  la  révision  du  traité 
de  1856,  en  a  cherchant  à  obtenir  des  conditions  honorables  de 
paix  pour  la  France  et  en  exerçant  une  influence  dominante  sur 
le  règlement  des  termes  de  la  paix  (2).  »  Il  choisit  précisément 
«  le  moment  psychologique  »  des  défaites  de  la  France,  du  désar- 
roi de  l'Europe  et  de  l'ébranlement  funeste  du  droit  public,  pour 
venir  lui  porter  à  son  tour  un  coup  humiliant,  un  telum  imbeUej 
mais  non  sine  ictu.  Il  s'affranchissait  lui-même  et  de  son  propre 
chef  d'un  engagement  contracté  envers  les  puissances,  comme  il 
avait  affranchi  son  ami  de  Berlin  de  tout  contrôle  de  l'Europe.  «  Le 
procédé  de  la  Russie,  disait  le  comte  Granville  dans  sa  remarquable 
dépêche  du  10  novembre  à  sir  A.  Buchanan,  anéantit  tous  les 
traités;  l'objet  d'un  traité  est  de  lier  les  contractans  l'un  à  l'autre; 
d'après  la  doctrine  russe ,  chaque  partie  soumet  tout  à  sa  propre 
autorité  et  ne  se  tient  obligée  qu'envers  elle-même.  » 

Au  commencement  de  l'année  1868,  un  esprit  éminent  que  les 
désastres  de  la  patrie  devaient  bientôt  rendre  à  la  vie  politique  que 
lui  fermait  le  second  empire  s'élevait  ici  même  (3)  avec  une  élo- 
quence passionnée  contre  «  le  mépris  croissant  de  ce  droit  élémen- 
taire que  l'honneur  et  le  bon  sens  public  ont  appelé  la  foi  des 
traités.  »  —  «  Nous  voyons,  disait-il,  se  créer  chaque  jour  sous  nos 
yeux  une  jurisprudence  féconde  dont  le  rapide  développement  n'é- 
tonne pas  ceux  qui  connaissent  quelle  force  les  faux  principes  em- 
pruntent et  prêtent  tour  à  tour  aux  passions  qu'ils  favorisent.  Il  y 
a  peu  d'années,  on  mettait  encore  à  cette  résiliation  unilatérale  des 
traités  synallagmatiques  quelques  conditions  qui  en  rendaient  l'u- 

(1)  Dépêche  du  prince  Gortchakof  au  baron  Brunnow  à  Londres,  20  novembre  1870. 

(2)  Dépêche  de  M.  Joy  Moris  du  2  septembre,  citée  plus  haut. 

(3)  Voyez  la  Hevw  du  le»"  février  1808  {ia  Diplomatie  et  les  principes  de  la  révolu- 
tion française,  par  M.  le  prince  Albert  de  Broglie). 


DEUX   CHANCELIERS.  Zi05 

sage  sinon  plus  légitime,  au  moins  plus  rare  et  moins  périlleux.  On 
voulait  bien  encore  admettre  que,  pour  qu'un  état  pût  prétendre  à 
répudier  un  traité  signé  par  des  représentans  régulièrement  accré- 
dités, il  fallait  que  dans  son  intérieur  se  fut  opéré  un  de  ces  grands 
bouleversemens  d'institutions,  de  personnes  et  de  choses  qu'on  ap- 
pelle une  révolution.  Une  révolution  était  une  sommation  d'huissier 
par  laquelle  une  nation  faisait  savoir  à  qui  de  droit  son  intention 
de  se  mettre  en  faillite  elle-même  et  de  ne  plus  payer  ses  dettes. 
C'était  là,  ce  me  semble,  une  facilité  assez  large,  mais  la  dernière 
mode  du  droit  nouveau  ne  la  trouve  pas  encore  suffisante  à  son  gré. 
La  formalité  d'une  révolution  est  gênante  et  coûteuse  à  remplir.  Un 
changement  de  ministère  ou,  mieux  encore,  un  vote  de  parlement 
donne  moins  d'embarras.  Il  n'en  faut  pas  davantage  désormais  pour 
qu'une  convention  dont  Dieu ,  l'honneur  et  la  conscience  ont  été 
pris  à  témoin  l'année  passée  puisse  être  foulée  aux  pieds  l'année 
suivante.  » 

Eh  bien  !  nous  avons  assez  vécu,  depuis  le  temps  où  une  conscience 
honnête  poussait  ce  cri  d'alarme,  pour  voir  l'étrange  jurisprudence 
se  produire  sans  même  la  formalité  d'une  révolution,  d'un  change- 
ment de  ministère  ou  d'un  vote  de  parlement,  pour  l'entendre  pro- 
clamer par  le  ministre  d'une  monarchie  régulière,  absolue,  par  un 
chancelier  russe.  Il  est  vrai  que  les  Italiens  également  eurent  hâte 
alors  de  profiter  des  malheurs  de  la  France  pour  rompre  à  leur  tour 
un  engagement  solennel  pris  envers  elle  dans  un  acte  public,  qu'ils 
ont  même  devancé  en  1870  le  prince  Gortchakof  dans  une  voie  bien 
connue  d'eux;  mais  ce  n'était  point  à  un  gouvernement  né  d'hier  que 
le  successeur  du  comte  Nesselrode  aurait  dû  précisément  emprunter 
les  procédés.  Il  y  eut  un  jour  où  Alexandre  Mikhaïlovitch  reprocha 
à  ce  même  gouvernement  de  marcher  avec  la  révolution  pour  en 
recueillir  Vhêritage  (l).  Depuis  lors  il  a  marché,  lui  aussi ,  avec  la 
révolution,  —  avec  une  des  révolutions  les  plus  audacieuses,  les 
plus  violentes  qui  aient  jamais  renversé  les  trônes  et  bouleversé  les 
royaumes;  —  il  n'en  a  point  recueilli  l'héritage,  il  est  vrai  (elle 
n'est  que  trop  en  vie,  comme  on  sait) ,  il  n'a  accepté  d'elle  qu'un 
legs  gracieux,  une  donation  entre-vifs,  une  cadeau  modique  en 
somme  et  hors  de  proportion  avec  les  services  rendus ,  mais  qui 
n'en  était  pas  moins  entaché  de  captation ,  et  qui  lésait  le  droit 
des  tiers,  le  droit  des  nations. 

Combien  autrement  considérables  et  glorieuses  eussent  pu  être 
les  ((  conquêtes  »  d'Alexandre  Mikaïloviich,  si,  en  s'inspirant,  dans 
le  mois  d'octobre  1870,  de  l'ambition  légitime  du  peuple  russe,  le 
«  ministre  national  »   avait  provoqué  un  concert  européen  pour 

(l)  Note  au  prince  Gagarine  à  Turin,  du  10  octobre  18G0. 


406  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

amener  la  paix  entre  la  France  et  l'Allemagne  et  régler  les  affaires 
si  profondément  troublées  du  continent  !  «  Nous  avons  toujours  été 
d'avis,  écrivait  M.  de  Beust  dès  le  10  septembre  à  Saint-Péters- 
bourg, que  c'est  à  la  Russie  de  prendre  l'initiative.  »  Sa  grande 
situation  au  dehors,  sa  sécurité  à  l'intérieur,  ses  bonnes  relations 
avec  le  vainqueur,  lui  assignaient  en  effet  une  telle  initiative,  et 
certes  ni  l'Autriche,  ni  l'Italie,  ni  l'Angleterre  n'eussent  hésité  à  se 
ranger  sous  sa  bannière.  Point  n'était  besoin  d'une  intervention 
menaçante,  ni  même  de  cette  neutralité  armée  que  recommandait 
M.  Disraeli  (i)  :  la  volonté  fermement  exprimée  par  toutes  les  puis- 
sances du  continent  eût  pleinement  suffi.  On  eût  pu  limiter  ainsi  les 
pertes  de  la  France,  pourvoir  à  ce  que  l'Allemagne  reçût  une  orga- 
nisation moins  redoutable,  plus  en  harmonie  avec  les  aspirations  et 
les  occupations  libérales  de  notre  siècle,  —  les  grands  vassaux  du 
nouvel  empereur  n'eussent  pas  manqué  eux-mêmes  d'y  prêter  leur 
concours;  —  un  désarmem.ent  général  eût  rendu  au  travail  répara- 
teur et  fécond  une  génération  bien  cruellement  éprouvée,  et  qui  à 
l'heure  qu'il  est  ne  peut  même  faire  son  repos  de  sa  stérilité.  Et  qui 
oserait  douter  qu'après  de  tels  services  la  Piussie  n'eût  obtenu  de 
l'Europe  reconnaissante  l'abrogation  de  tel  article  onéreux  du  traité 
de  1856?  Ce  n'est  pas  la  France  certes  qui  eût  pensé  y  mettre  obstacle; 
ce  n'est  pas  l'Autriche  qui  eût  maintenu  une  clause  qu'elle  avait 
combattue  dès  l'origine  et  que,  quatre  ans  auparavant,  elle  avait 
déjà  solennellement  déclaré  n'être  «  qu'une  question  d'amour- 
propre  »  dont  les  intérêts  les  plus  graves  demandaient  le  sacrifice; 
quant  à  l'Angleterre,  on  sait  bien  que  depuis  un  certain  temps  il  y 
a  des  accommodemens  avec  elle,  ou  plutôt  que  depuis  un  certain 
temps  elle  s'accommode  de  tout.  Combien  un  pareil  bienfait  procuré 
à  l'humanité  par  un  gouvernement  monarchique,  voire  absolu,  eût 
donné  de  force  à  la  cause  de  l'ordre  et  de  la  conseiTation,  de  ra- 
jeunissement au  principe  monarchique!  de  quel  prestige  il  eût  en- 
touré le  peuple  russe,  quelle  splendeur  impérissable  il  eût  attachée 
au  nom  d'Alexandre  II!  L'appel  du  destin  était  bien  manifeste,  le 
rôle  aussi  indiqué  que  facile  :  le  successeur  du  comte  Nesselrode 
s'y  est  dérobé.  Ce  ne  fut  qu'un  péché  d'omission,  si  l'on  veut,  mais 
du  genre  de  ceux  auxquels  le  sublime  justicier  Alighieri  ne  pardon- 
nait guère  quand  ils  étaient  commis  envers  son  idéal  dQjustitia  et 
pax.  A  pareil  péché,  il  infligeait  le  nom  de  il  gran  rifmto. 

JULIAN   KlACZKO. 

{La  dernière  partie  à  un  prochain  n°.) 

(1)  Discours  du  l^""  août  dans  la  chambre  des  communes. 


LES 


PRÉDÉCESSEURS  DES   HOHENZOLLERN 


L.  Ranke,  Genesis  des  preussiscJien  Staates,  Leipzig  1874. 


Depuis  la  dernière  guerre,  on  a  fait  en  Allemagne  plusieurs  édi- 
tions nouvelles  d'ouvrages  historiques,  tout  exprès  pour  y  ajouter 
des  chapitres  où  sont  racontées  les  victoires  remportées  sur  notre 
sol  et  la  fondation  de  l'empire  allemand.  M.  Léopold  Ranke  n'a 
pas  suin  la  mode  du  jour  dans  la  troisième  et  définitive  édition  de 
ses  Neuf  Livres  de  l' histoire  de  Prusse  :  c'est  le  début  de  son  œuvre 
qu'il  a  revu,  et  les  chapitres  complémentaires  sont  consacrés  au 
temps  qui  précède  les  Hohenzollern.  L'éminent  écrivain  confesse 
que  les  derniers  événemens  l'ont  éclairé  sur  l'importance  de  cette 
vieille  histoire,  à  laquelle  il  n'avait  accordé  jusqu'ici  que  quelques 
pages  presque  dédaigneuses.  Au  moment  où  l'état  prussien  arrive 
au  plus  haut  degré  de  la  puissance,  lui,  qui  en  est  l'historiographe 
officiel,  éprouve  le  besoin  de  se  recueillir;  l'histoire  de  la  Prusse 
telle  qu'elle  a  été  comprise  jusqu'ici  ne  lui  suffit  plus.  Autrefois  on 
attribuait  la  fortune  de  l'état  prussien  aux  vertus  de  tous  les  Ho- 
henzollern et  au  génie  de  deux  d'entre  eux,  le  Grand-Électeur  et  le 
grand  Frédéric;  mais  les  qualités  de  quelques  hommes,  héréditaire- 
ment transmises  pendant  une  courte  période,  semblent  aujourd'hui 
une  base  trop  étroite  et  trop  fragile  pour  porter  l'édifice  de  la 
grandeur  prussienne.  L'historien  de  la  papauté  le  sait  mieux  que 
personne  :  rien  ne  dure  qu'à  la  condition  d'avoir  crû  lentement,  et 
le  temps  ne  conserve  pas  ce  qui  a  été  fait  sans  lui.  M.  Ranke  re- 
cherche donc  à  travers  les  âges,  au-delà  des  Hohenzollern,  les  ori- 
gines véritables  de  la  monarchie  prussienne,  afin  de  montrer  comme 


A08  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

elles  sont  lointaines,  et  quelle  suite  d'efforts  il  a  fallu  pour  fonder 
l'état  où  l'Allemagne  est  presque  absorbée  aujourd'hui. 


I. 

Ces  origines,  qui  n'ont  guère  intéressé  jusqu'ici  que  quelques 
érudits,  ou  bien  des  sociétés  savantes  de  Berlin  et  de  Kœnigsberg, 
méritent  la  tardive  curiosité  qu'elles  éveillent.  Elles  ne  ressemblent 
pas  aux  origines  de  la  plupart  des  états  de  l'Europe;  quel  con- 
traste, par  exemple,  avec  celles  de  la  France!  La  France  était  pré- 
destinée :  je  veux  dire  que  le  pays  compris  entre  l'Océan,  les  Pyré- 
nées, la  Méditerranée,  les  Alpes  et  le  Rhin  était  fait  pour  recevoir 
une  nation.  Si  haut  que  l'on  remonte  dans  l'histoire,  on  y  trouve 
une  vie  nationale  :  les  Gaulois  étaient  un  peuple  distinct  de  ses 
voisins;  quand  les  Romains  conquirent  la  Gaule,  ils  en  formèrent 
une  circonscription  administrative  spéciale,  et  respectèrent  son  in- 
tégrité; c'est  sur  la  Gaule  entière  que  prétendirent  régner  les  Mé- 
rovingiens et  les  Carlovingiens  ;  ce  sont  enfin  les  frontières  de  la 
Gaule  que  les  Capétiens  s'efforcèrent  d'atteindre  dès  qu'ils  purent 
sortir  de  l'Ile-de-France.  Où  trouver  un  cadre  naturel  à  la  monar- 
chie prussienne?  Il  n'y  a  pas  longtemps  qu'elle  s'étendait,  comme 
une  chaîne  à  plusieurs  endroits  brisée,  du  Niémen  au  Rhin.  Aussi 
les  mots  qu'emploie  d'ordinaire  en  France  la  langue  de  l'histoire  et 
de  la  politique  ne  peuvent-ils  servir  pour  parler  de  la  Prusse  :  il 
n'y  a  pas  de  nationalité  prussienne,  il  y  a  un  état  prussien;  le  terme 
n'est  pas  encore  exact,  car  la  Prusse  n'est  qu'un  des  anneaux  de  la 
chaîne.  Faute  de  les  pouvoir  nommer  tous  dans  un  titre  commun, 
on  dit  d'ordinaire  état  brandebourgeois-prussien. 

La  marche  de  Brandebourg  et  le  duché  de  Prusse  sont  en  effet  les 
deux  parties  principales  de  la  monarchie  prussienne.  Elles  n'ont  été 
réunies  qu'au  xvii^  siècle;  mais  leur  histoire  a  plus  d'un  point  de 
ressemblance,  car  le  Brandebourg  est  un  pays  slave  dont  la  conquête 
a  été  faite  aux  xii''  et  xiii''  siècles  par  des  margraves  allemands  de 
la  maison  ascanienne,  et  la  Prusse  est  un  pays  slave,  conquis  au 
xii^  siècle  par  l'ordre  allemand  des  chevaliers  teutoniques.  Héritiers 
des  margraves  et  des  chevaliers,  les  Hohenzollern  doivent  beaucoup 
aux  uns  et  aux  autres,  mais  surtout  aux  margraves.  C'est  comme 
ducs  de  Prusse  qu'ils  sont  devenus  rois,  mais  c'est  comme  électeurs 
de  Brandebourg  qu'ils  ont  grandi  au  milieu  du  corps  germanique  et 
qu'ils  en  sont  devenus  les  maîtres;  enfin  c'est  dans  la  Marche  qu'ils 
ont  trouvé  la  tradition  de  cette  autorité  singulière,  à  la  fois  militaire 
et  patriarcale,  qu'ils  ont  étendue  ensuite  sur  les  divers  pays  sou- 
mis à  leur  domination,  et  qui  en  a  été  le  lien  solide. 


LES    PREDECESSEURS    DES    HOHENZOLLERN.  ^09 

Le  Brandebourg  est  une  des  plus  tristes  régions  de  la  triste  plaine 
de  l'Allemagne  du  nord.  La  Havel  et  la  Sprée  en  sont  les  deux 
principales  rivières,  et  si  les  cours  d'eau  sont,  comme  dit  Pascal, 
de  grands  chemins  qui  marchent,  ceux-ci  sont  bien  tracés,  car  ils 
partent  des  extrémités  du  pays  pour  arriver  au  centre ,  et  de  là 
se  diriger  vers  l'Elbe,  qui  mène  vers  la  mer;  mais  que  ces  che- 
mins brandebourgeois  marchent  mal!  Dès  qu'elle  entre  dans  la 
province,  la  Sprée,  qui  ne  trouve  plus  de  pente,  semble  s'arrê- 
ter; elle  se  partage  en  petits  bras,  qui  coulent  à  moitié  endormis 
entre  des  prairies  et  sous  des  bois  d'aulnes.  Le  courant  de  la 
Havel  s'affaiblit  en  s'épanchant  dans  un  grand  nombre  de  lacs. 
Du  moins  ces  imperfections  ont  leur  charme  :  les  bois,  les  lacs  où 
se  reflètent  les  grands  nuages  du  ciel  septentrional  reposent  l'œil 
du  voyageur  que  fatigue  l'aridité  de  cette  terre ,  et  les  rares  col- 
lines qu'on  rencontre  au  bord  des  rivières  rompent  la  monotonie 
de  la  plaine.  Ailleurs  on  se  croirait,  l'été,  transporté  dans  le  Sa- 
hara. Ce  n'est  pas  sans  raison  qu'on  appelle  le  Brandebourg  «  la 
sablière  de  l'Allemagne;  »  telle  petite  ville  y  est  enveloppée,  quand 
le  vent  est  fort,  par  des  tourbillons  de  sable;  le  vent  apaisé,  il  faut 
dégager  les  portes  obstruées  des  maisons,  et  balayer  les  rues,  où  le 
sable  monte  jusqu'au  genou.  Sur  le  plateau  de  Flàming,  les  habi- 
tans  reçoivent  de  l'autorité  municipale  une  ration  d'eau  quoti- 
dienne, mesurée  parcimonieusement.  Au  matin,  dans  chaque  vil- 
lage, on  se  réunit  autour  de  la  fontaine;  le  bourgmestre  arrive 
avec  les  clés,  fait  la  distribution  et  referme  soigneusement  les  portes 
du  trésor. 

La  lumière  de  l'histoire  se  lève  tard  sur  ce  pays  déshérité.  Au 
début  de  l'ère  chrétienne,  il  est  habité  par  des  Germains  qui  l'aban- 
donnent pour  se  diriger  vers  le  sud  et  vers  l'ouest,  quand  la  grande 
invasion  des  barbares  se  répand  sur  les  provinces  de  l'empire  ro- 
main. Alors  les  Slaves,  qui  habitaient  la  rive  droite  de  la  Vistule, 
s'avancent  et  prennent  possession  des  terres  abandonnées  jusqu'à 
l'Elbe,  qu'ils  dépassent  par  endroits.  Entre  l'Elbe  et  l'Oder,  on  les 
appelle  les  Wendes,  et  ils  sont  divisés  en  trois  groupes  :  Obotrites, 
dans  le  Mecklembourg,  Wiltzes  dans  le  Brandebourg,  Sorabes  en 
Lusace  et  en  Misnie.  Placés  à  l'avant-garde  du  monde  slave,  les 
Wendes  occupent  un  poste  de  combat  en  face  de  l'Allemagne  du 
nord. 

C'est  à  la  faveur  de  l'invasion  que  les  Slaves  avaient  fourni,  pres- 
que sans  lutte,  cette  longue  marche  en  avant  :  leurs  progrès  s'arrê- 
tèrent le  jour  où  s'arrêta  l'invasion,  c'est-à-dire  quand  des  peuplades 
germaniques,  parmi  lesquelles  dominaient  les  Francs,  eurent  pris 
possession  définitive  de  la  Gaule  et  défendirent  ses  frontières  contre 
les  nouveaux  arrivans.  Les  Francs  sont  ainsi  mêlés  à  la  plus  an- 


AlO   "  REVUE  DES  DEUX  MORDES. 

cienne  histoire  de  ce  pays,  qui  est  le  véritable  berceau  de  la  mo- 
narchie prussienne.  Ce  sont  eux  qui,  après  avoir  opposé  aux  der- 
nières bandes  envahissantes  la  barrière  de  leurs  épées,  attaquent 
la  Germanie  pour  lui  imposer  leurs  lois  et  la  foi  chrétienne  :  les 
Mérovingiens  connnencent  l'œuvre,  et  les  Carlovingiens  l'achèvent. 
Charlemagne,  après  avoir,  par  le  fer  et  par  le  feu,  soumis  et  con- 
verti la  Saxe,  guerroie  contre  les  Wendes,  qu'il  oblige  au  tribut. 
Si  la  mort  ne  l'eût  pas  arrêté,  il  aurait  fait  entrer  de  force  ces 
païens  dans  la  communauté  chrétienne,  dont  il  était  le  chef  laïque; 
mais  il  n'eut  que  le  temps  d'armer  contre  eux  la  frontière  orientale 
de  l'Allemagne,  le  long  de  laquelle  il  échelonna  les  marches.  C'é- 
taient de  petits  états  organisés  pour  l'offensive  et  pour  la  défen- 
sive :  combattre  les  Wendes,  exiger  d'eux  le  tribut,  appuyer  par  'Ja 
force  la  prédication  chrétienne,  tel  était  l'office  de  leurs  chefs,  qu'on 
appelait  margraves,  c'est-à-dire  comtes  de  la  frontière,  et  qui 
étaient  les  sentinelles  avancées  de  l'empire  chrétien. 

Il  était  inévitable  qu'à  la  mort  de  Charlemagne  la  lutte  s'en- 
gageât, sur  les  rives  de  l'Elbe,  entre  les  deux  races  et  les  deux 
religions  ennemies.  Elle  dura  plusieurs  siècles.  Les  Slaves  valaient 
à  coup  sûr  les  Germains  du  temps  de  Tacite,  mais  ils  n'étaient  point 
de  force  à  lutter  contre  les  Allemands  civilisés  et  organisés  par  la 
conquête  franque.  Ils  furent  protégés  par  diverses  circonstances  : 
la  faiblesse  et  l'impuissance  des  successeurs  de  Charlemagne,  les 
guerres  intestines  et  les  invasions  de  Normands  et  de  Hongrois  qui 
désolèrent  l'empire.  Les  margraves  défendirent  mal  les  postes  où  ils 
étaient  comme  oubliés,  et  l'Elbe  demeura  la  frontière  mal  assurée 
de  l'Alleniagne  mal  unie.  Un  moment,  il  sembla  que  l'œuvre  de 
Charlemagne  allait  être  reprise,  quand  le  danger  réveilla  le  sen- 
timent national  et  que  le  duc  de  Saxe,  Henri  l'Oiseleur,  fut  élu  roi 
allemand.  Les  Hongrois  furent  repoussés,  les  Wendes  vigoureuse- 
ment attaqués,  et  même  en  grande  partie  convertis  et  soumis.  Sous 
Henri  et  sous  son  successeur  Otton,  la  prédication  accompagne  la 
conquête;  njissionnaires  et  margraves  se  donnent  la  main  ;  des  évê- 
chés  sont  fondés  en  miême  temps  que  des  forteresses.  Magdebourg 
est  érigée  en  métropole  des  pays  slaves,  où  Otton  veut  qu'elle  re- 
prenne le  rôle  si  bien  joué  tn  Germanie  par  i\Iayence;  Brandebourg 
et  Havelberg  deviennent  des  sièges  épiscopaux.  Quelques  années  de 
plus  auraient  suffi  pour  faire  entrer  les  Wendes  dans  le  royaume 
de  Germanie;  mais  Otton  prépara  de  ses  mains  la  destruction  de  son 
œuvre.  En  relevant,  pour  la  placer  sur  sa  tête,  la  couronne  impé- 
riale tombée  au  pouvoir  des  petites  maisons  italiennes,  il  s'aban- 
donna au  rêve  irréalisable  de  la  domination  universelle.  Il  sentit  la 
première  atteinte  de  la  passion  pour  l'Italie  qui  perdit  ses  succes- 
seurs. Ceux-ci  veulent  dominer  Milan,  la  reine  des  cités  lombardes, 


LES   PRÉDÉCESSEURS   DES   IIOUENZOLLERN.  IlH 

et  Rome,  la  ville  éternelle  devenue  la  ville  sainte;  ils  sont  rois  de 
Naples  et  convoitent  la  couronne  des  successeurs  de  Constantin,  afin 
de  réunir  les  deux  empires  jadis  séparés  par  Théodose.  Que  leur 
importe  l'obscur  combat  qui  se  poursuit  au-delà  de  l'Elbe?  Les  mar- 
graves sont  écrasés,  et  la  frontière,  à  la  suite  d'une  grande  révolte 
qui  éclate  sous  le  successeur  d'Otton,  est  reportée  de  l'Oder  à 
l'Elbe.  Tous  les  dieux  de  la  mythologie  slave,  ceux  qui  habitent  des 
temples  et  portent  leurs  noms  inscrits  sur  le  piédestal  de  leurs  sta- 
tues, ceux  dont  on  ne  sait  pas  les  noms,  mais  qui  se  manifestent  par 
le  bruissement  des  feuilles  de  chêne  ou  le  murmure  des  sources, 
reprennent  possession  du  pays  d'où  les  ont  chassés  ÎSotre-Dame  de 
Magdebourg  et  l'enfant  Jésus. 

Le  paganisme  wende  trouvait  un  appui  naturel  dans  le  paganisme 
du  reste  des  Slaves,  qui  était  à  peine  entamé,  et  dans  celui  des 
Scandinaves,  qui  était  intact.  Le  temple  d'IJpsala  était  alors  le 
centre  d'un  empire  de  pirates.  Danois  et  Normands  faisaient  retentir 
le  chant  des  scaldes  sur  toutes  les  mers  et  sur  toutes  les  côtes  du 
nord;  ils  visitaient  l'Islande  au  même  temps  que  la  Russie,  me- 
naçaient Michel  l'Ivrogne  dans  Constantinople  et  le  duc  de  France 
dans  Paris,  mais  surtout  ces  fidèles  d'Odin  faisaient  une  guerre 
persévérante  aux  Germains  apostats;  les  coups  qu'ils  frappaient  sm' 
l'Elbe  inférieur  répondaient  aux  coups  que  frappaient  les  Wendes 
sur  l'Elbe  moyen. 

Il  faut  bien  dire  aussi  que  le  christianisme  s'offrait  aux  Slaves  sous 
les  plus  tristes  couleurs.  Les  Allemands  ont  été  fort  inhabiles  à  prê- 
cher la  parole  de  miséricorde  et  de  charité  :  ils  n'ont  pas  donné  au 
monde  un  seul  grand  apôtre,  et  les  quelques  missionnaires  zélés 
dont  on  pourrait  dire  les  noms  ont  été  contrariés  dans  leur  œuvre 
par  les  princes  leurs  compatriotes.  Les  chroniques  allemandes  s'ac- 
cordent à  flétrir  l'avarice  et  la  cruauté  des  margraves,  ducs  et 
comtes  de  la  frontière.  «  Les  princes  alleuiands,  dit  Helmold  après 
le  récit  d'une  victoire,  se  partagèrent  le  butin;  mais  de  christia- 
nisme, il  ne  fut  pas  fait  mention.  On  voit  par  là  l'insatiable  avidité 
des  Saxons  :  entre  toutes  les  nations,  ils  excellent  aux  armes  et  à  la 
guerre,  mais  ils  sont  toujours  plus  enclins  à  augmenter  les  tributs 
qu'à  conquérir  des  âmes  au  Seigneur,  proniores  tribuiis  augmen- 
tandis  quam  animahus  Dco  conquirendis...  »  Avant  Helmold,  Adam 
de  Brème  avait  dit  :  «  L'âme  des  Saxons  est  plus  portée  aux  exac- 
tions qu'aux  conversions.  »  Avant  Adam  de  Brème,  Dithmar  deMer- 
sebourg  avait  reproché  aux  Allemands  la  barbare  coutume  de  diviser 
après  la  victoire  les  familles  de  leurs  prisonniers  pour  les  vendre 
comme  esclaves,  car  le  prisonnier  wende  était  un  des  objets  du  com- 
merce germanique  avec  l'Orient.  Enfin  l'un  de  ces  vieax  écrivains 
met  dans  la  bouche  d'un  chef  slave  parlant  à  un  évêque  allemand 


A12  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

cette  harangue,  qui  fait  penser  à  celle  du  paysan  du  Danube  :  «  Nos 
princes  d'Allemagne  nous  accablent  d'une  telle  sévérité,  les  impôts 
et  la  servitude  sont  si  lourds,  que  nous  préférons  la  mort  à  la  vie. 
Tous  les  jours,  on  nous  pressure  jusqu'à  nous  faire  rendre  l'âme. 
Comment  voulez-vous  que  nous  remplissions  les  devoirs  qui  nous 
sont  imposés  par  la  religion  nouvelle,  nous  que  tous  les  jours  on 
contraint  à  la  fuite!  Si  seulement  il  y  avait  un  lieu  où  l'on  pût  cher- 
cher un  refuge!  Mais  à  quoi  bon  passer  la  Trawe?  Les  mêmes  mal- 
heurs nous  attendent  au-delà  de  cette  rivière.  Ils  nous  attendent 
au-delà  de  la  Peene.  Il  ne  nous  reste  plus  qu'à  nous  confier  aux 
flots  de  la  mer  et  à  vivre  sur  l'abîme...  » 

Rien  de  plus  monotone  ni  de  plus  lugubre  que  l'histoire  des  évé- 
nemens  qui  se  succèdent  à  la  frontière  orientale  de  l'Allemagne 
du  nord,  depuis  la  révolte  qui  a  suivi  la  mort  d'Otton  le  Grand. 
Les  Sorabes,  il  est  vrai,  demeurent  soumis  aux  margraves  de  Mis- 
nie;  mais  les  AViltzes  et  les  Obotrites  défendent  avec  une  admi- 
rable obstination  leurs  dieux  et  leur  liberté,  jusqu'à  ce  qu'il  se 
présente  au  début  du  xii^  siècle  un  concours  de  circonstances  qui 
leur  est  fatal.  Presque  partout  autour  d'eux  le  paganisme  a  été 
vaincu  par  les  efforts  de  la  prédication  chrétienne  ;  les  Danois  con- 
vertis sont  désormais  les  propagateurs  zélés  de  la  foi  qu'ils  ont  si 
longtemps  combattue;  les  Tchèques  et  les  Polonais  ont  reçu  le 
baptême  :  l'influence  chrétienne  pénètre  donc  chez  les  Wihzes  et 
les  Obotrites  de  tous  les  côtés  à  la  fois.  Les  Obotrites  cèdent  les 
premiers  :  il  est  remarquable  que  la  résistance  ait  duré  le  plus 
longtemps  chez  les  Wiltzes,  c'est-à-dire  dans  le  Brandebourg.  Le 
sable  de  cette  plaine  a  bu  bien  du  sang,  bien  du  sang  a  rougi  les 
lacs  de  la  Havel  et  les  canaux  du  Spreevvald  avant  qu'une  conquête 
définitive  posât  sur  la  rive  droite  de  l'Elbe  la  première  pierre  de  la 
monarchie  prussienne  ! 

En  face  des  Wiltzes  veillaient  sur  le  territoire  allemand  les  mar- 
graves du  nord,  comme  les  ducs  de  Saxe  en  face  des  Obotrites,  et 
les  margraves  de  Misnie  en  face  des  Sorabes.  Placé  entre  eux,  mais 
bien  moins  puissant  qu'eux,  le  marchio  aqidîonalis,  comme  on  ap- 
pelait le  margrave  du  nord,  commandait  une  étroite  bande  de  ter- 
ritoire, sur  la  rive  gauche  de  l'Elbe,  entre  l'embouchure  de  l'Ohre 
et  celle  de  l'Aland,  deux  petits  afïluens  du  grand  fleuve.  Il  n'était 
pas  de  taille  à  contenir  ses  turbulens  voisins,  et  son  nom  n'est 
guère  associé  qu'au  souvenir  de  désastres  subis  par  les  armes  al- 
lemandes, jusqu'au  jour  où  l'empereur  Lothaire  II  donna  l'inves- 
titure de  la  Marche  au  comte  ascanien  Albert  l'Ours.  C'était  en 
11 3i.  L'avènement  des  Ascaniens  doubla  la  force  de  la  Marche, 
car  cette  famille  possédait  sur  les  dernières  pentes  orientales  du 
Harz  nombre  de  fiefs,  et  des  châteaux-forts;  parmi  ces  châteaux 


LES    PRÉCÉDESSEURS    DES    IlOIIENZOLLERN.  Al 3 

était  celui  d'Aschersleben ,  appelé  en  latin  Ascaria  et  pcar  corrup- 
tion Ascania,  d'où  est  venu  le  nom  qu'Albert  l'Ours  et  ses  succes- 
seurs ont  illustré. 

Albert  fut  un  des  plus  rudes  batailleurs  d'un  temps  fertile  en 
héros.  Il  prodigua  les  coups  d'épée  sur  le  chemin  de  Rome ,  en 
compagnie  de  Lothaire  et  de  Barberousse ,  dans  ces  singulières 
expéditions  où  les  chefs  du  saint-empire  se  frayaient  une  voie  san- 
glante jusqu'à  l'église  du  couronnement;  en  Bohême,  où  il  vit 
tomber  tous  les  siens  autour  de  lui,  quand  le  duc  Sobislav  surprit 
dans  la  montagne  et  fit  capituler  l'armée  allemande;  en  Saxe,  où 
il  disputa  l'étendard  ducal  à  Henri  le  Lion,  cet  autre  héros  du 
xir  siècle;  au-delà  de  l'Elbe  enfin,  où  il  prit  part  à  une  croisade  prê- 
chée  par  saint  Bernard  contre  les  AVendes.  Chose  singulière  pour- 
tant, c'est  par  politique  plutôt  que  par  force  que  le  margrave  réus- 
sit à  établir  sa  domination  sur  la  rive  droite  de  l'Elbe.  Au  pied 
d'une  colline,  haute  de  06  mètres,  ce  qui  est  une  merveille  en  ce 
pays  plat,  entre  les  lacs  formés  par  la  Havel,  et  sous  les  bois  qui 
en  couvraient  les  rives,  était  cachée  Brandebourg,  l'humble  capi- 
tale d'une  tribu  des  AYiltzes.  Le  petit  prince  qui  y  régnait,  —  il 
avait  nom  Piùbislaw,  —  s'était  fait  chrétien,  au  milieu  de  ses  su- 
jets demeurés  idolâtres;  il  avait  bâti  une  chapelle  et  fait  quelques 
tentatives  de  prosélytisme.  Pour  être  soutenu  dans  cette  entre- 
prise, qui  n'était  pas  sans  périls,  il  entra  en  relations  avec  Albert, 
qu'il  fit  son  héritier.  A  la  mort  du  Wende,  le  margrave,  prévenu 
par  sa  veuve,  prit  possession  de  l'héritage;  mais,  distrait  comme 
il  était  par  mille  soucis,  il  le  garda  mal.  Une  révolte  éclata;  il  dut 
la  réprimer  :  Brandebourg,  assiégé  l'hiver  sur  la  glace  de  ses  étangs 
et  de  ses  fleuves,  capitula  quand  le  froid  et  la  faim  eurent  fait 
tomber  les  armes  des  mains  de  ses  défenseurs,  et  le  margrave  du 
nord,  définitivement  vainqueur,  prit  le  titre  de  margrave  de  Bran- 
debourg. C'est  un  événement  que  l'apparition  de  ce  nom  dans  l'his- 
toire :  les  ancêtres  du  roi  de  Prusse,  empereur  d'Allemagne,  le  por- 
taient encore,  il  y  a  moins  de  deux  siècles. 

Albert  l'Ours,  conquérant  d'une  ville  slave,  restaurateur  des  évê- 
chés  de  Brandebourg  et  de  Havelberg,  jadis  érigés  par  Otton  le 
Grand  et  détruits  aussitôt  après  lui,  a  toutes  les  apparences  d'un 
héros  chrétien  et  allemand  :  les  historiens  amis  de  la  Prusse,  et  qui 
attribuent  à  ce  pays  une  mission  allemande  et  chrétienne,  n'ont  pas 
manqué  de  s'y  laisser  prendre;  mais  la  vérité  historique  ne  s'ac- 
commode pas  de  ces  illusions  volontaires.  Ni  l'Allemagne,  ni  aucun 
état  allemand  n'a  eu  la  volonté  de  continuer  la  tradition  carlovin- 
gienne.  En  effort  sérieux  aurait  eu  raison  des  dernières  résistances 
du  paganisme  wende,  enveloppé,  comme  on  a  vu,  par  des  états 
chrétiens,  excepté  au  nord-est,  où  la  Poméranie  gardait  le  culte  de 


l\i!i  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ses  idoles;  mais  chez  les  Poméraniens  et  même  chez  les  Wendes, 
les  princes  inclinaient  vers  le  christianisme,  par  politique  et  pour 
sauvegarder  leur  indépendance.  Tout  fanatisme  avait  disparu  du 
peuple;  comme  les  Romains  aux  derniers  temps  du  paganisme,  les 
Slaves  sentaient  que  leurs  dieux  s'en  allaient.  Ils  refusaient  le  mar- 
tyre aux  missionnaires  les  plus  résolus  à  le  chercher,  témoin  le 
moine  espagnol  Bernard.  Bernard  s'était  aventuré  en  Poméranie 
sans  guide,  sans  escorte,  et,  dans  son  ferme  propos  de  mourir  j)our 
le  Christ,  il  se  laissa  emporter  à  toutes  les  ardeurs  d'un  zèle  sacré 
Les  païens  se  contentèrent  de  se  moquer  de  lui,  montrant  du  doigt 
ses  pieds  nus,  et  disant  que  Dieu',  dont  il  était  l'envoyé,  aurait  bien 
dû  lui  faire  cadeau  de  souliers.  Un  jour  qu'il  brisa  une  idole,  ils  le 
battirent,  puis,  comme  il  continuait  à  prêcher,  ils  le  mirent  en 
barque  sur  l'Oder  :  «  Si  tu  en  as  tant  envie,  lui  dirent-ils,  va-t'en 
sur  mer  prêcher  aux  poissons  et  aux  oiseaux.  »  Bernard  revint  en 
Allemagne,  vivant  malgré  lui.  Sa  tentative  fut  reprise  par  l'évêque 
Otton  de  Bamberg,  que  les  Allemands  appellent  pompeusement  l'a- 
pôtre de  la  Poméranie;  mais  c'est  en  faire  à  trop  bon  compte  un 
héros  de  l'apostolat  chrétien.  Le  prélat  entreprend  le  voyage,  ac- 
compagné d'un  grand  nombre  de  prêtres  et  suivi  par  un  long  con- 
voi chargé  de  provisions  de  route.  Le  duc  de  Pologne  lui  donne 
des  instructions  et  des  guides.  A  la  frontière,  Otton  trouve  le  due 
de  Poméranie  lui-même,  qui  est  venu  au-devant  de  lui,  et  qui,  à 
moitié  chrétien,  souhaite  son  succès.  L'entrevue  aux  bords  de  la 
Netze  fut  curieuse;  à  peine  le  prince  aperçut -il  l'évêque  qu'il  le 
prit  à  part  pour  l'entretenir.  Cependant  l'escorte  militaire  du  duc 
se  trouvait  en  présence  du  cortège  épiscopal  ;  la  nuit  tombait ,  la 
campagne  était  déserte  et  triste.  Les  Poméraniens  s'aperçurent 
que  les  prêtres  allemands  étaient  inquiets;  ils  prirent  à  dessein  des 
airs  féroces  :  aussitôt  les  prêtres  de  s'agenouiller,  de  chanter  des 
cantiques,  de  se  confesser  entre  eux;  les  soldats  redoublent  leurs 
menaces,  tirent  leurs  couteaux,  les  aiguisent  et  font  le  geste  de 
scalper.  Cette  scène  tragi-comique  dura  jusqu'à  ce  que  l'entrevue 
fût  terminée.  Le  duc  Wratislaw  vint  rassurer  lui-même  les  compa- 
gnons d'Otton,  qui  aussitôt  se  mirent  à  prêcher  ceux  qui  leur  avaient 
fait  si  grand'peur.  Ces  Poméraniens  n'avaient  pas  l'étoffe  de  bour- 

aux,  ni  ces  Allemands  celle  de  martyrs. 
~A  voir  l'extrême  facilité  avec  laquelle  se  faisaient  ces  missions,  on 
s'étonne  qu'elles  n'aient  pas  été  plus  fréquentes.  Il  semble  que  le 
Brandebourg  aurait  dû  avoir  deux  missionnaires  attitrés  :  c'étaient 
les  évoques  de  Brandebourg  et  de  Havelberg,  car  ces  évêchés 
avaient  conservé  des  titulaires  pendant  tout  le  temps  que  leurs  sièges 
demeurèrent  aux  mains  des  païens.  Au  temps  d'Albert  l'Ours,  un  de 
ces  titulaires  était  Anselme  de  Havelberg,  une  des  lumières  de  l'é- 


LES   PRÉDÉCESSEURS   DES    IIOIIENZOLLERN.  Ai5 

glise  au  xm«  siècle  ;  mais  quelle  indifTéreiice  pour  le  troupeau  infi- 
dèle qui  lui  était  confié  !  Anselme  est  envoyé  par  le  pape  à  Gonstan- 
tinople  pour  argumenter  sur  la  question  de  savoir  si  le  Saint-Esprit 
procède  du  Père  seul  ou  bien  du  Père  et  du  Fils  tout  ensemble. 
Quand  Albert  eut  reconquis  le  diocèse,  il  fallut  bien  qu'Anselme 
habitât  sa  ville  épiscopale  :  elle  n'était  point  gaie;  l'évêque  se  mit 
à  relire  les  œuvres  des  pères  ;  il  entretint  une  vaste  correspon- 
dance avec  ses  amis,  écrivit  le  récit  de  son  ambassade  ihéologique; 
bref,  il  s'ennuyait,  mais  il  disait  aux  siens  :  «  Il  vaut  mieux  être  dans 
l'étable  du  Christ  que  devant  le  tribunal,  entouré  de  Juifs  qui  crient  : 
Qu'il  soit  crucifié!  qu'il  soit  crucifié!  »  Et  le  prélat,  qui  préférait 
l'étable  au  calvaire,  s'empressa,  lorsque  le  pape  l'eut  élevé  à  l'arr- 
chevêché  de  Ravenne,  de  quitter  le  poste  militant  et  obscur  où  Al- 
bert l'Ours  l'avait  placé.  Le  margrave  n'était  pas  plus  zélé  que  l'é- 
vêque; il  a  frappé  ses  plus  rudes  coups  sur  des  Allemands,  et  sans 
nul  doute,  pour  être  duc  de  Saxe,  il  aurait  donné  avec  joie  tout 
son  domaine  transalbin  et  la  gloire  de  gagner  au  paradis  les  âmes 
de  tous  les  Slaves  réunis.  C'est  seulement  la  suite  des  événemens 
qui  a  décidé  que  l'acte  le  plus  important  de  sa  vie  fut  la  prise  de 
possession  de  quelques  lieues  carrées  sur  la  rive  droite  de  l'Elbe, 
et  il  a  fallu  toute  la  bonne  volonté  des  historiens  allemands  pour 
transformer  ce  batailleur  en  champion  de  la  Germanie  et  en  apôtre 
du  christianisme. 


II. 


Aucun  état  ne  fut  plus  faible  à  son  début  ni  plus  menacé  que  ce 
petit  état  brandebourgeois  à  sa  naissance.  Qu'on  se  figure  en  effet 
un  pauvre  territoire,  à  peu  près  égal  en  superficie  au  quart  de  la 
province  actuelle  de  Brandebourg,  situé  sur  les  deux  rives  de  l'Elbe 
moyen,  dans  cette  plaine  de  l'Allemagne  du  nord,  où  il  est  im- 
possible de  se  couvrir  par  aucune  frontière  naturelle,  de  sorte  que 
les  petits  et  les  faibles  semblent  une  proie  désignée  à  l'appétit  des 
grands  et  des  forts.  Il  est  vrai  que  le  Brandebourg  est  bien  placé 
pour  s'agrandir  :  à  l'est,  dans  le  pays  des  Wendes,  vaincus  et  dé- 
sorganisés, l'espace  s'ouvre  devant  lui,  tandis  que  les  états  du 
centre  de  l'Allemagne  sont  pressés  les  uns  contre  les  autres,  que 
les  Alpes  arrêtent  ceux  du  sud,  et  que  la  royauté  capétienne  me- 
nace ceux  de  l'ouest;  mais  le  duché  de  Saxe,  l'archevêché  de  Mag- 
debourg,  la  marche  de  Misnie,  sont  aussi  bien  placés  que  le  Bran- 
debourg; ils  ont  les  mêmes  ambitions  et  sont  plus  puissans  que  lui. 
Enfin  il  est  impossible  que  les  margraves  fondent  une  véritable 
principauté  tant  que  les  successeurs  de  Charlemagne  pourront  du 


hiô  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

haut  du  trône  impérial  revendiquer  sur  les  pays  slaves  leurs  droits 
de  souveraineté. 

Par  une  fortune  extraordinaire,  les  obstacles  qui  se  dressaient 
devant  le  Brandebourg  furent  successivement  écartés.  Le  saint-em- 
pire succomba  dans  la  lutte  qu'il  engagea  contre  la  papauté;  au 
lendemain  de  sa  chute,  la  féodalité,  dont  il  couvrait  les  progrès 
d'un  voile  transparent,  apparut  dans  la  plénitude  de  sa  force,  et 
rA.llemagne  ne  fut  plus  qu'une  confédération  anarchique  de  princi- 
pautés. Avant  l'empire,  le  duché  de  Saxe  avait  disparu,  ne  laissant 
qu'un  nom  et  un  souvenir.  Ce  duché,  qui  s'étendait  du  Rhin  à 
l'Elbe,  était  le  plus  redoutable  adversaire  du  Brandebourg.  Au 
temps  d'Albert  l'Ours,  Henri  le  Lion  y  régnait  :  il  était  duc  de  Ba- 
vière et  possédait  des  fiefs  considérables  en  Italie  ;  sa  principauté 
s'étendait  de  la  Baltique  à  l'Adriatique.  Pour  l'agrandir  encore,  il 
avait  porté  la  guerre  sur  la  rive  droite  de  l'Elbe,  soumis  les  Obo- 
trites,  et  appelé  tant  de  colons  dans  leur  pays  que  l'immigration  al- 
lemande noya  ce  qui  subsistait  de  la  population  slave.  Les  ducs 
de  Poméranie  et  de  Rûgen  reconnaissaient  la  suzeraineté  «  du 
prince  des  princes  du  pays,  »  comme  l'appelle  un  vieux  chroni- 
queur, de  celui  «  qui  courbait  le  front  des  révoltés,  brisait  leurs 
forteresses  et  faisait  la  paix  sur  la  terre  ;  »  mais  un  si  grand  état  de- 
bout au  milieu  de  l'Allemagne,  déjà  morcelée  par  la  féodalité,  s' ac- 
croissant tous  les  jours  de  la  dépouille  des  faibles  qu'il  opprimait, 
provoqua  une  formidable  coalition  et  fut  brisé.  La  Bavière  fut  déta- 
chée de  la  Saxe,  et  la  Saxe  morcelée  en  une  quantité  de  petits  fiefs 
laïques  et  ecclésiastiques  et  en  villes  libres;  du  même  coup,  ses  en- 
treprises sur  le  pays  transalbin  s'arrêtèrent,  et  une  grande  place 
devint  vacante  à  la  frontière  orientale  de  l'Allemagne. 

Cette  place  fut  prise  non  par  l'archevêché  de  Magdebourg,  ni  par 
la  marche  de  Misnie,  mais  par  la  marche  de  Brandebourg.  Une 
série  de  furieux  combats,  où  les  archevêques  et  les  margraves  se 
rencontrèrent  à  plusieurs  reprises  les  armes  à  la  main,  délivra  la 
Marche  de  la  rivalité  de  l'archevêché.  Enfin  les  désordres  qui  trou- 
blèrent, au  milieu  du  xiii^  siècle,  la  puissante  famille  des  Wettin, 
margraves  de  Misnie  et  de  Lusace,  landgraves  de  Thuringe  et  pa- 
latins de  Saxe,  permirent  aux  Ascaniens  de  mettre  la  main  sur  la 
Lusace,  et  même,  pour  un  temps,  sur  la  Misnie.  Chute  de  l'empire, 
affaiblissement  des  Wettin,  destruction  du  duché  de  Saxe,  toutes  ces 
ruines  profitèrent  donc  au  Brandebourg;  il  devint  le  seul  gardien 
de  la  frontière,  le  principal  adversaire  du  Danemark  et  de  la  Po- 
logne, les  deux  états  étrangers  qui  pouvaient  disputer  à  l'Allemagne 
la  conquête  du  pays  wende. 

Le  Danemark  et  la  Pologne  ont  tous  les  deux  une  histoire  tragi- 
que au  moyen  âge  ;  tantôt  redoutables  et  tantôt  méprisés,  ils  con- 


LES    PREDECESSEURS    DES    HOHENZOLLERN.  /il? 

naissent  toutes  les  extrémités  de  la  fortune.  A  peine  entrée  dans  la 
communauté  chrétienne,  la  Pologne  se  fait  conquérante  ;  au  com- 
mencement du  XI''  siècle,  elle  déborde  sur  la  rive  gauche  de  l'Oder; 
mais  bientôt,  et  pour  une  longue  succession  d'années,  elle  est  oc- 
cupée par  des  guerres  avec  tous  ses  voisins,  et  par  de  violentes  dis- 
sensions qui,  à  cause  de  l'incertitude  des  règles  sur  la  transmission 
du  pouvoir,  se  renouvellent  à  chaque  avènement.  Toute  la  rive 
gauche  de  l'Oder  échappe  à  sa  suzeraineté  :  les  margraves  y  avan- 
cent d'un  pas  lent,  mais  qui  ne  s'arrête  pas.  Ils  atteignent  le  fleuve, 
puis  le  dépassent,  et  la  frontière  de  la  Marche  pousse  le  long  de  la 
Warta  et  de  la  Netze  sa  pointe  vers  la  Baltique. 

En  même  temps  qu'ils  s'avançaient  vers  l'est,  les  margraves 
faisaient  des  progrès  au  nord;  c'est  là  qu'ils  se  heurtèrent  au  Da- 
nemark. Chaque  fois  qu'il  était  gouverné  par  des  mains  habiles ,  le 
vaillant  petit  royaume  Scandinave  disputait  aux  Allemands  la  ré- 
gion de  l'Elbe  inférieur  :  aux  xii^  et  xiii"  siècles,  une  succession  de 
grands  princes,  Waldemar  P'",  Canut  YI,  Waldemar  II,  lui  assura 
pour  un  temps  la  victoire.  Ce  dernier  se  fait  confirmer  par  l'empe- 
reur Frédéric  II  les  conquêtes  de  ses  prédécesseurs  et  les  siennes; 
il  obtient  la  renonciation  de  l'empire  à  tous  les  pays  situés  sur  la 
rive  droite  de  l'Elbe  :  le  Holstein,  la  grande  ville  libre  de  Lïibeck  et 
celle  de  Hambourg  passent  sous  sa  domination  et  Waldemar  s'ap- 
pelle «  roi  des  Danois  et  des  Slaves,  seigneur  de  la  Nordalbingie.  » 
Tous  les  princes  de  l'Allemagne  orientale  essayèrent  leurs  forces 
contre  lui,  mais  durent  faire  leur  paix  les  uns  après  les  autres  :  les 
margraves  de  Brandebourg  se  résignèrent  les  derniers.  Cependant 
le  Danemark,  comme  plus  tard  la  Suède  pendant  la  guerre  de  trente 
ans,  avait  fait  un  effort  au-dessus  de  sa  puissance  réelle.  Quelque 
admirablement  policé  qu'il  fût,  il  ne  pouvait  entretenir  longtemps 
sans  s'épuiser  des  armées  de  160,000  hommes  et  des  flottes  de 
lZi,000  bateaux.  Au  reste,  il  devait  beaucoup  aux  qualités  person- 
nelles de  son  prince,  homme  de  guerre,  diplomate,  administrateur 
consommé.  Or  un  des  vassaux  de  Waldemar  qui  avait  à  se  plaindre 
de  lui  s'inspira,  comme  dit  un  historien  allemand,  de  la  maxime  : 
«  aide-toi  toi-même ,  »  et  il  commit  un  acte  dont  la  «  force  objective  » 
fut,  comme  dit  un  autre  écrivain  du  même  pays,  considérable.  Ces 
mots  pédantesques  dont  nos  voisins  se  servent  pour  braver  la  mo- 
rale, comme  on  se  sert  du  latin  pour  braver  l'honnêteté,  annoncent 
une  de  ces  trahisons  que  les  Allemands  excusent  si  volontiers  quand 
elles  profitent  à  l'Allemagne.  En  effet  ce  vassal,  pieux  personnage 
qui  venait  de  rapporter  de  la  terre-sainte,  dans  une  fiole  d'éme- 
raude,  une  goutte  de  sang  du  Sauveur,  alla  trouver  un  jour  le  roi 
son  suzerain,  qui  l'accueillit  à  merveille  et  lui  offrit  le  couvert ^et 

TOME  XII.  —  1875.  27 


418  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

le  gîte.  Le  comte  accepta,  puis,  la  nuit,  il  se  saisit  de  la  personne 
du  vieux  roi,  le  blessa,  le  bâillonna  et  l'emmena  en  lieu  sûr,  dans 
le  cul-de-fosse  d'une  forteresse.  Le  captif  accepta  les  plus  dures 
conditions  pour  recouvrer  sa  liberté;  libre,  il  déchira  des  traités 
arrachés  par  la  félonie  et  par  la  force,  mais,  trahi  encore  une  fois 
sur  le  champ  de  bataille  de  Bornhôved,  il  fut  vaincu  le  22  juillet 
1227,  et  le  Danemark  tomba  dans  un  long  abaissement. 

Bientôt  après  les  margraves  de  Brandebourg  se  firent  donner  par 
Frédéric  II  la  suzeraineté  sur  la  Poméranie,  qui  était  le  plus  impor- 
tant des  petits  états  slaves,  car  elle  s'étendait  au  loin  le  long  de  la 
Baltique,  sur  la  rive  droite  de  l'Oder,  et  sur.  la  rive  gauche  elle 
s'était  fort  avancée  dans  le  pays  des  Obotrites.  Comme  les  ducs 
poméraniens  ne  voulurent  pas  les  reconnaître  pour  suzerains,  les 
margraves  les  y  contraignirent  par  la  guerre,  et  ils  leur  prirent  un 
territoire  qui  équivaut  à  peu  près  aux  grands-duchés  de  Jlecklem- 
bourg,  plus  rUckermark,  petite  province  qui  fait  au  nord  une 
pointe  vers  le  golfe  de  Poméranie.  Les  margraves  avaient  donc 
trouvé  une  nouvelle  route  vers  la  Baltique. 

Ils  atteignirent  un  moment  cette  mer  dans  de  singulières  circon- 
stances où  se  montrèrent  au  grand  jour  leur  hardiesse,  toujours  en 
quête  d'aventures,  et  Tâpre  passion  de  l'agrandissement  territorial 
qu'ils  devaient  léguer  à  leurs  successeurs.  La  Marche  depuis  ses 
progrès  touchait  par  quelques  points  de  sa  frontière  orientale  à  la 
Pomérellie.  Ce  duché,  qui  avait  été  détaché  au  commencement  du 
XII®  siècle  de  la  Poméranie,  était  borné  à  l'est  par  la  Vistule;  il  con- 
finait de  ce  côté  aux  domaines  de  l'ordre  teutonique,  dont  il  n'était 
séparé  que  par  la  largeur  du  fleuve.  Les  margraves  et  les  chevaliers 
étaient  de  dangereux  voisins,  et  le  malheureux  duché  slave  eut 
l'imprudence  d'appeler  à  la  fois  les  Allemanrls  du  Brandebourg  et 
ceux  de  la  Prusse  à  intervenir  dans  ses  affaires. 

Les  Brandebourgeois  arrivent  les  premiers,  comme  alliés  d'un 
puissant  parti  révolté  contre  Loktiek,  roi  de  Pologne  et  duc  de  Po- 
mérellie; ils  entrent  dans  Dantzig  et  mettent  le  siège  autour  du  châ- 
teau. Le  commandant ,  pressé  par  la  nécessité,  va  demander  du 
secours  à  l'ordre  teutonique.  Le  grand-maître  envoie  incontinent 
des  chevaliers  qui,  moyennant  une  solde  déterminée,  devront  ren- 
forcer pendant  un  an  la  garnison  polonaise.  Aussitôt  l'arrivée  du 
renfort,  les  Brandebourgeois  lèvent  le  siège;  les  Polonais  veulent 
alors  remercier  les  Teutoniques  de  leurs  services,  mais  ceux-ci 
allèguent  qu'ils  sont  venus  pour  un  an  ,  et  qu'ils  n'ont  pas  le  droit 
de  se  retirer.  Le  règlement  de  la  solde  stipulée  suscite  d'ailleurs 
des  contestations,  des  disputes,  si  bien  qu'un  jour  les  Teutoni- 
ques tombent  sur  les  Polonais,  qu'ils  tuent  ou  qu'ils  chassent.  Ren- 


LES    PRÉDÉCESSEURS    DES    HOHENZOLLERN.  Al9 

forcés  par  des  secours,  ils  descendent  du  château  par  une  nuit  de 
novembre,  et  surprennent  la  ville,  où  ils  font  un  épouvantable 
massacre,  et  voilà  comment  l'ordre  des  chevaliers  allemands  a  pris 
pied  en  Pomérellie.  Aussitôt  il  fait  le  long  de  la  Vistule  de  rapides 
progrès;  sous  prétexte  que  l'indemnité  qui  lui  a  été  promise  n'est 
pas  encore  payée,  il  met  la  main  sur  Dirschau.  Le  roi  Loktiek  veut 
traiter;  on  lui  présente  un  mémoire  où  figurent  les  dépenses  que 
les  chevaliers  ont  faites  pour  lui  prendre  ses  villes,  et  dont  le  total 
est  si  élevé  que  le  malheureux  prince  ne  peut  s'acquitter;  les  che- 
valiers s'emparent  de  Schwetz,  et  se  trouvent  ainsi  maîtres  de  tout 
le  cours  de  la  Vistule.  Pour  demeurer  les  possesseurs  tranquilles  de 
leurs  précieuses  conquêtes,  ils  entament  des  négociations  avec  les 
margraves  de  Brandebourg.  Le  margrave  et  le  grand- maître,  ces 
deux  chefs  de  la  colonisation  germanique,  ces  deux  exterminateurs 
de  Slaves,  ces  deux  ancêtres  de  la  monarchie  prussienne,  s'entendent 
sans  difficulté  :  Waldemar  de  Brandebourg  cède  pour  10,000  marcs 
ses  droits  sur  des  villes  qui  ne  lui  appartiennent  pas. 

Waldemar  est  le  dernier  des  margraves  ascaniens,  il  en  est  en 
même  temps  un  des  plus  illustres.  L'éclat  de  ses  mérites  per- 
sonnels, son  amour  des  pompes  chevaleresques,  son  talent  poéti- 
que, rehaussaient  en  sa  personne  la  puissance  des  margraves  de 
Brandebourg.  Il  se  plaisait  en  la  compagnie  des  petits  princes  du 
nord  qui  au  commencement  du  xiv^  siècle  dépensaient  en  fêtes  leur 
médiocre  fortune.  Il  fit  grande  figure  au  tournoi  de  Rostock,  présidé 
par  le  roi  Érich  de  Danemark  :  quatre-vingt-dix-neuf  de  ses  vassaux 
l'accompagnaient;  tout  le  jour  ses  gens  versèrent  de  la  bière  et  du 
vin  aux  vilains  accourus  pour  contempler  le  spectacle  de  ces  splen- 
deurs, et  devant  sa  tente  s'élevait  une  colline  d'avoine  où  chaque 
palefrenier  prenait  à  sa  guise  la  nourriture  de  ses  chevaux.  Bref, 
on  dit  que  le  margrave  dépensa  dans  ces  prodigalités  tout  l'argent 
qu'il  avait  reçu  de  l'ordre  teutonique,  mais  on  vit  bientôt  que  ce 
brillant  personnage  était  en  même  temps  un  politique.  A  ces  fêtes 
de  Rostock,  les  princes  allemands  du  nord-est  s'étaient  avec  Erich 
coalisés  contre  Wismar,  Rostock,  Stralsund  et  autres  villes  dont  la 
richesse  tentait  leur  appétit  et  leur  pauvreté.  Waldemar  marcha 
d'abord  avec  eux,  mais  ses  nobles  confédérés  apprirent  bientôt  non 
sans  stupéfaction  qu'il  avait  signé  avec  Stralsund  une  alliance  offen- 
sive et  défensive  :  l'ambitieux  margrave  avait  compris  le  parti  qu'il 
pouvait  tirer  du  protectorat  des  villes  maritimes.  Aussitôt  se  forma 
contre  lui  une  ligue  formidable  où  entrèrent,  avec  ceux  dont  les  ri- 
chesses de  Stralsund  ameutaient  les  convoitises,  les  princes  qu'avait 
lésés  la  fortune  croissante  du  Brandebourg.  On  y  comptait  les  rois 
Érich  de  Danemark,  Byrger  de  Suède,  Loktiek  de  Pologne,  les 
princes  Witzlaw  de  Rûgen,  Canut  Pors  de  Halland,  Henri  de  Meck- 


h'iO  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

lembourg,  Pribislaw  de  Werle,  les  ducs  de  Sonder-Jlitland,  Sles- 
vig,  Lïmebourg,  Brunswick,  Saxe-Lauenbourg ,  le  margrave  de 
Misnie,  bon  nombre  de  comtes  et  des  vassaux  du  margrave.  Celui-ci 
n'avait  pour  lui  que  les  ducs  de  Poméranie.  La  guerre  dura  deux  ans, 
et  fut  marquée  par  de  furieuses  batailles;  mais  l'issue  en  fut  indécise, 
et  le  Brandebourg  ne  fut  pas  entamé.  La  Marche  avait  prouvé  son 
ambition  en  provoquant  une  telle  lutte,  et  sa  puissance  en  n'en  étant 
pas  ébranlée.  Depuis  Albert  l'Ours,  son  fondateur,  jusqu'à  Walde- 
mar,  elle  s'était  accrue  dans  toutes  les  directions.  Elle  s'était  consi- 
dérablement élargie  vers  l'est;  en  plusieurs  points,  elle  s'était  rap- 
prochée de  la  Baltique;  au  sud,  les  acquisitions  faites  au  détriment 
des  margraves  de  Misnie  dans  les  pays  qui  appartiennent  aujour- 
d'hui à  la  province  prussienne  de  Saxe  et  à  la  Saxe  royale  portaient 
la  frontière  jusqu'au  quadrilatère  de  Bohême.  On  pouvait,  au  com- 
mencement du  xiv^  siècle,  voyager  du  nord  de  l'Uckermark,  c'est- 
à-dire  presque  de  l'embouchure  de  l'Oder,  jusqu'au  défilé  par  lequel 
l'Elbe  entre  en  Allemagne  sans  quitter  le  territoire  brandebour- 
geois. 

III. 

L'heureux  concours  des  circonstances  ne  suffît  pas  pour  expliquer 
la  fortune  de  la  Marche.  Cette  fortune  est  due  en  grande  partie  à 
des  institutions  exceptionnelles  que  la  force  des  choses  créa,  qui 
se  développèrent  peu  à  peu,  se  transmirent  de  dynastie  en  dynastie, 
et  qu'il  est  facile  de  reconaître  aujourd'hui  encore  dans  la  monar- 
chie prussienne.  Pour  comprendre  l'origine  de  ces  institutions,  il 
faut  se  représenter  la  manière  dont  fut  faite  par  les  margraves  la 
conquête  du  pays  transalbin,  qui  ne  ressemble  pas  du  tout  à  celle 
des  provinces  romaines  par  les  rois  germains  du  v«  siècle.  Ceux-ci 
étaient  les  élus  de  leurs  compagnons;  la  conquête  était  l'œuvre  com- 
mune de  la  tribu  et  de  son  chef;  le  peuple  entier  y  prenait  part,  et 
après  la  victoire  on  s'organisait  comme  pour  un  établissement  défi- 
nitif dans  une  nouvelle  patrie.  Revêtus  d'un  titre  moins  éclatant,  les 
margraves  étaient  pourtant  plus  élevés  au-dessus  de  leurs  vassaux 
que  les  rois  barbares  au-dessus  de  leurs  compagnons.  La  conquête 
était  leur  entreprise  personnelle,  non  celle  d'une  nation;  ils  avaient 
des  services  à  récompenser,  non  des  droits  à  reconnaître,  et,  seuls 
maîtres  du  sol  conquis,  ils  le  distribuèrent  aux  conditions  qu'ils  vou- 
lurent entre  leurs  vassaux  et  leurs  sujets. 

Dans  le  voisinage  de  l'Elbe,  la  guerre  qui  sévissait  depuis  deux 
siècles  sur  les  rives  du  fleuve  avait  si  bien  dévasté  le  pays  qu'au  dire 
d'un  contemporain  on  n'y  trouvait  plus  que  «  peu  ou  point  d'habi- 
tans  :  »  il  fallait  donc  repeupler  cette  terre  désolée.  Si  l'on  s'éloi- 


LES^  PRÉDÉCESSEURS    DES    IIOIIENZOLLERN.  A21 

gnait  du  fleuve  vers  l'est,  on  rencontrait  une  population  plus  dense, 
qu'il  fallait  germaniser.  Tout  était  donc  à  créer  ou  à  transformer 
dans  la  Marche  :  les  créations  et  les  transformations  se  firent  par 
l'autorité  du  margrave.  Il  manda  des  colons  de  la  Saxe,  des  bords 
du  Rhin  et  des  Pays-Bas,  et  les  colons  vinrent  en  foule.  Le  chro- 
niqueur Ilelmold  raconte  qu'Albert,  après  avoir  «  soumis  un  grand 
nombre  de  tribus  et  refréné  leurs  rébellions,  »  s'aperçut  «  que  les 
Slaves  allaient  manquer,  »  et  qu'il  «  envoya  vers  Utrecht,  sur  les 
rives  du  Rhin  et  chez  les  nations  éprouvées  par  la  violence  de  la 
mer,  à  savoir  les  Hollandais,  les  Zélandais,  les  Flamands,  pour 
en  faire  venir  une  quantité  de  peuple  qu'il  établit  dans  les  villes 
et  dans  les  forteresses  des  Slaves.  »  Ces  colons  rendirent  à  l'état 
naissant  les  plus  grands  services.  Parmi  eux  se  trouvaient  des 
hommes  de  noble  condition  :  certaines  familles  illustres,  celles  des 
Schulenbourg,  des  Arnim ,  des  Bredow,  semblent  trahir  par  leurs 
noms  mêmes  leur  origine  hollandaise;  car  le  premier  rappelle  un 
château  aujourd'hui  ruiné  de  la  Gueldre,  et  les  deux  autres  les 
villes  d'Arnheim  et  deBréda.  La  plupart  étaient  gens  de  labour  ou 
de  métier;  on  établissait  ceux-là  de  préférence  là  où  il  fallait  fé- 
conder un  sol  ingrat  ou  gagner  à  la  culture  de  vastes  territoires 
ensevelis  sous  l'eau  des  marécages;  ceux-ci  furent  répartis  entre 
les  villes,  qu'ils  enrichirent  par  leur  industrie  et  qu'ils  embelli- 
rent par  leur  art.  Avant  eux,  les  villes  brandebourgeoises  étaient 
de  fort  laides  bourgades;  les  maisons  y  étaient  bâties  en  grossiers 
moellons;  les  Hollandais  élevèrent  les  premiers  des  édifices  en  bri- 
ques, dont  la  plupart  subsistent  encore  pour  attester  la  rapide 
prospérité  qui  suivit  leur  établissement. 

Cependant  les  Slaves,  anciens  maîtres  du  territoire  qu'on  se  par- 
tageait ainsi,  n'avaient  été  ni  expulsés  en  masse  ni  réduits  en  ser- 
vage. Il  en  est  qui  furent  admis  dans  la  bourgeoisie  et  dans  la  no- 
blesse brandebourgeoises,  ce  qui  fait  dire  aux  historiens  allemands 
que  les  vainqueurs  mirent  beaucoup  d'humanité  dans  le  traitement 
des  vaincus;  mais  s'il  est  vrai  que  les  colons  se  sont  maintes  fois 
établis  en  place  libre  sans  faire  tort  à  personne,  il  arriva  souvent 
qu'ils  se  heurtèrent  à  un  premier  occupant,  qui  dut  céder  la  place. 
On  suit  à  travers  les  documens  les  transformations  d'un  grand 
nombre  de  noms  de  villages,  slaves  à  l'origine,  qui  peu  à  peu  s'al- 
tèrent et  prennent  une  terminaison  germanique,  ou  bien  sont  chan- 
gés en  noms  allemands. 

Longtemps  après  le  combat,  l'antipathie  persista  entre  les  deux 
races;  pour  les  Allemands,  Wende  était  synonyme  d'homme  de  rien; 
on  disait  nunehrliche  und  ivendische  Leute^  »  c'est-à-dire  «  les  vilains 
etlesAVendes.  »  La  cohabitation  avec  les  vainqueurs  était  intolérable 
aux  vaincus  ;  les  corporations  allemandes  ne  s'ouvraient  pas  pour 


Zi22  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

eux;  il  est  même  possible  qu'ils  aient  été  relégués  clans  des  quartiers 
spéciaux.  Ils  durent  naturellement  s'efforcer  de  se  soustraire  à  un 
si  mauvais  voisinage,  et  ils  allèrent  habiter  dans  de  petits  villages 
appelés  kietzcn,  d'un  mot  slave  qui  désigne  un  engin  de  pêche,  et 
que  les  contemporains  traduisent  en  latin  par  villa  slavicalis.  C'é- 
taient de  misérables  hameaux,  sans  territoire  labourable,  et  dont 
les  habitans  n'avaient  d'autres  ressources  que  la  pêche  :  ils  étaient 
si  pauvres  que  leur  seigneur,  le  margrave,  exigeait  d'eux  pour  tout 
impôt  un  certain  nombre  de  lamproies  au  jour  de  la  Nativité.  Un 
écrivain  allemand  explique  l'existence  de  ces  villages  par  le  goût 
passionné  qu'il  attribue  aux  Slaves  pour  le  poisson  et  les  plaisirs 
de  la  pêche;  mais  il  n'y  a  pas  d'autre  explication  possible  ici  que 
la  rigueur  de  la  colonisation  germanique.  Le  colon  a  si  bien  fait  son 
œuvre  qu'excepté  dans  l'ancienne  Lusace  le  souvenir  de  l'origine 
slave  ne  vit  plus  en  Brandebourg  que  pour  les  érudits,  dans  des 
noms  de  villes,  de  villages  ou  de  cours  d'eau,  sur  lesquels  on  dis- 
cute. La  langue,  qu'on  n'avait  pas  le  droit  de  parler  devant  les  trir 
bunaux  du  vainqueur,  disparut;  tout  ce  qui  pouvait  rappeler  la 
vieille  religion  wende  fut  proscrit  par  le  clergé  ;  maintes  supersti- 
tions locales,  que  l'on  a  cru  longtemps  remonter  aux  temps  anté- 
rieurs à  la  conquête,  ont  été  reconnues  purement  germaniques.  Les 
contes  brandebourgeois  parlent  encore  aujourd'hui  de  Wodan,  de 
Freia,  du  chasseur  de  Hackelberg;  mais  il  n'y  a  plus  place  au  foyer 
pour  les  dieux  slaves  comme  Radegast,  le  dieu  hospitalier  et  de  bon 
conseil,  ou  Swantwit,  le  dieu  de  la  sainte  lumière.  Or  le  souvenir 
des  légendes  qui  ont  bercé  l'enfance  est  le  dernier  que  garde  la  mé- 
moire des  peuples  comme  celle  des  individus  :  il  ne  s'évanouit  que 
clans  la  mort. 

Le  pays  transalbin  a  donc  été  germanisé  par  l'établissement  de 
colons  sur  des  terres  inoccupées,  par  la  juxtaposition  de  l'Allemand 
et  du  Slave  au  détriment  de  ce  dernier,  en  d'autres  endroits  par  l'ex- 
termination des  vaincus.  Qu'on  remarque  ici  encore  l'originalité  de 
l'histoire  brandebourgeoise.  Eu  France,  des  couches  romaine  et 
germanique  ont  recouvert  le  fond  celtique  de  la  population,  et  à 
la  fin  du  V  siècle  de  notre  ère,  le  mélange  est  fait  :  la  France  est  à 
peu  près  au  complet.  En  Brandebourg,  la  population  primitive  dis- 
paraît peu  à  peu;  peu  à  peu  elle  est  remplacée,  non  par  une  tribu 
quelconque,  comme  celle  des  Francs,  des  Burgondes  ou  des  Wi- 
sigoths,  mais  par  de  petites  troupes,  qui  arrivent  sans  cesse  de 
contrées  différentes.  Aucune  d'elles  n'est  assez  considérable  pour 
absorber  les  autres,  imposer  ses  coutumes  et  ses  lois;  aucune  n'est 
conduite  par  un  chef  puissant  :  toutes  se  rangent,  en  arrivant,  sous 
le  chef  commun,  le  margrave,  qui  les  a  mandées,  leur  marque 
leurs  places  et  leur  dicte  leurs  devoirs.  Ces  immigrations  se  perpé- 


LES    PRÉDÉCESSEURS    DES    IIOIIENZOLLERN.  ^23 

tuent  à  travers  le  moyen  âge  et  les  temps  modernes;  elles  modi- 
fient sans  cesse  l'ethnographie  de  la  Marche,  mais  non  le  caractère 
de  l'état,  personnifié  dans  le  margrave,  qui  a  composé,  pièce  par 
pièce,  la  population  artificielle  du  Brandebourg,  et  rallié  autour  de 
lui,  comme  autour  d'un  point  fixe,  ces  élémens  divers. 

Les  margraves  ascaniens  se  gardèrent  bien  d'établir  une  grande 
noblesse  en  Brandebourg;  mais  ils  distribuèrent  quantité  de  petits 
fiefs  aux  vassaux  qui  les  avaient  suivis,  ou  que  le  désir  de  conquérir 
un  établissement  attira  dans  la  Marche.  En  même  temps,  ils  répar- 
tirent dans  les  villages  les  colons  venus  de  Saxe  ou  de  Hollande. 
Pour  créer  un  village ,  le  margrave  vendait  un  certain,  nombre 
d'arpens  à  un  entrepreneur  qui  se  chargeait  de  les  revendre  en 
détail  aux  futurs  habitans.  L'opération  terminée,  l'entrepreneur  de- 
venait le  bailli  héréditaire  du  lieu.  Là  où  le  commerce  et  l'industrie 
se  développaient,  le  prince  créait  un  marché;  s'il  y  avait  lieu,  il 
transformait  le  village  en  ville  après  une  enquête  suivie  d'une  dé- 
claration d'utilité  publique.  «  Attendu,  lit-on  en  tète  d'une  cl  arte 
margraviale,  qu'il  a  paru  utile  à  nous  et  à  nos  conseillers  de  fonder 
une  ville  près  de  Volzen,  nous  y  avons  employé  tous  nos  soins.  » 
L'entrepreneur  intervenait  encore  :  il  achetait  au  margrave  un  ter- 
ritoire qui  s'ajoutait  à  celui  du  village,  le  revendait  aux  futurs 
bourgeois,  faisait  creuser  les  fossés,  construire  les  murailles  et  les 
édifices  publics;  après  quoi,  il  devenait  le  magistrat  héréditaire 
de  la  cité  nouv^elle. 

A  l'origine,  il  n'y  eat  pas  de  distinction  entre  les  habitans  d'un 
même  village  ou  d'une  même  ville;  tous  avaient  des  obligations  dé- 
terminées envers  le  margrave,  mais  jouissaient  de  la  liberté  per- 
sonnelle. La  condition  du  paysan  brandebourgeois  était,  au  xii''  siè- 
cle, préférable  à  celle  du  paysan  saxon,  qui  était  attaché  à  la  glèbe; 
aussi  l'émigrant  allait-il  chercher  au-delà  de  l'Elbe  ce  qu'il  va 
chercher  aujourd'hui  au-delà  de  l'Atlantique,  c'est-à-dire  unepro- 
priété  libre.  Un  curieux  document,  une  glose  du  grand  recueil  ju- 
ridique du  temps,  le  Sachsempiegel  ou  Miroir  de  Saxe,  dit  la 
raison  vraie  de  cette  situation  privilégiée  des  Brandebourgeois  : 
«  ils  sont  libres  parce  qu'ils  ont  les  premiers  défriché  le  sol.»  De 
même  les  villes,  gouvernées  par  leurs  baiUis,  assistés  de  conseils 
élus,  avaient  une  certaine  indépendance.  Gomme  le  terrain  sur  le- 
quel elles  étaient  bâties  était  exposé  à  mille  attaques,  il  fallait  que 
les  entrepreneurs  et  les  premiers  bourgeois  fussent  encouragés  par 
de  grandes  franchises.  Dans  la  charte  de  fondation  de  Soldin,  le 
margrave  dit  que  la  création  nouvelle  «  a  besoin  de  beaucoup  de 
liberté;  »  c'était  reconnaître  une  loi  qui  a  eu  de  nombreuses  appli- 
cations dans  l'Europe  septentrionale.  Aux  bords  du  Zuiderzée  comme 
aux  bords  de  la  Baltique,  en  Hollande  et  en  Livonie  comme  en 


42 A  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Brandebourg,  les  fondateurs  de  villes  ont  demandé  des  libertés 
en  compensation  des  difficultés  et  des  périls  qu'ils  avaient  à  vaincre; 
mais  ces  franchises  avaient  des  limites,  les  bourgeois  comme  les 
paysans  demeuraient  les  sujets  des  margraves,  et  leur  indépendance 
dut  se  concilier  avec  la  subordination  envers  leur  seigneur. 

L'église  subit  la  loi  commune  dans  la  Marche.  Il  était  naturel 
qu'elle  tint  une  grande  place  dans  un  pays  en  partie  conquis  sur 
les  païens  par  les  armes  allemandes.  Les  moines  de  Prémontré, 
disciples  de  saint  Norbert,  archevêque  de  Magdebourg,  ceux  de  Gi- 
teaux,  disciples  de  saint  Bernard,  les  uns  et  les  autres  dans  le  pre- 
mier élan  de  la  jeunesse,  s'établirent  sur  la  rive  droite  de  l'Elbe 
pour  y  prier,  y  prêcher  et  y  labourer;  mais  en  Brandebourg  le  clerc, 
malgré  les  services  rendus  par  lui,  dut  céder  le  pas  aux  laïques. 
Depuis  le  margrave  jusqu'au  dernier  paysan,  chaque  habitant  de  la 
Marche,  qu'il  eût  contribué  à  l'œuvre  commune  par  le  fer  de  l'épée 
ou  par  le  fer  de  la  charrue,  avait  conscience  des  services  qu'il  avait 
rendus,  et  le  margrave  plus  qu'aucun  autre.  Il  y  eut  un  conflit  entre 
lui  et  les  évêques,  ou,  pour  parler  la  langue  moderne,  entre  l'état 
et  l'église,  et  l'état  l'emporta.  L'objet  en  fut  la  dîme;  les  Ascaniens 
prétendaient  à  la  jouissance  de  ce  revenu  que  l'usage  général  de  la 
chrétienté  réservait  à  l'église;  ils  disaient,  pour  argument,  qu'ils 
«  avaient  arraché  le  territoire  des  mains  des  païens,  »  et  «  qu'ils 
payaient  les  soldats  sans  lesquels  ceux  qui  professent  la  religion 
du  Christ  ne  pourraient  être  en  sûreté.  »  Les  évêques  brandebour- 
geois  durent  transiger;  ils  réservèrent  leurs  droits  sur  la  dîme, 
mais  ils  en  abandonnèrent  la  jouissance  aux  margraves  de  la  fa- 
mille ascanienne  en  leur  qualité  de  conquérans  du  pays.  Cette  sorte 
de  traité  est  la  seule  pièce  où  se  trouve  énoncée  d'une  façon  pré- 
cise la  raison  de  tous  les  privilèges  qui  donnaient  au  pouvoir  du 
margrave  un  caractère  exceptionnel.  Quant  à  lui,  sa  prétention  est 
très  nette  :  sans  lui  et  sans  les  soldats  qu'il  commande  et  qu'il  paie, 
dit-il,  il  n'y  aurait  pas  d'église;  il  sait  qu'il  est  le  personnage  né- 
cessaire de  qui  tout  le  reste  tire  l'existence. 

Entre  le  margrave  d'une  part,  ses  vassaux  et  ses  sujets  de  l'autre, 
l'intermédiaire  était  Vavoué,  qui  représentait  le  mai-grave  dans  sa 
circonscription,  comme  le  comte  représentait  le  roi  dans  son  comté; 
mais  le  margrave  sut  prendre  contre  son  délégué  les  précautions 
nécessaires  :  non  content  de  ne  nommer  jamais  d'avoué  à  titre  hé- 
réditaire, il  ne  voulut  même  pas  que  la  fonction  fût  viagère.  Il 
n'est  pas  rare  de  trouver  dans  les  documens  mention  d'avoués  qui 
ont  été  transférés  d'une  circonscription  dans  une  autre,  et  l'on  ren- 
contre des  noms  à  côté  desquels  figure  la  mention  d'ancien  avoué, 
quondam  adoocalus^  comme  on  dirait  d'un  fonctionnaire  moderne. 
Des  paysans,  des  bourgeois,  des  vassaux,  établis  par  les  mar- 


LES    PRÉDÉCESSEURS    DES    HOHENZOLLERN.  /i25 

graves  dans  leurs  villages,  leurs  villes  et  leurs  fiefs  :  telle  est  la 
population  de  la  Marche.  Un  suzerain,  presqu'un  souverain,  qui 
n'a  pas  de  conditions  à  subir,  pas  de  droits  antérieurs  à  respecter, 
qui  est  lui-même  pour  ainsi  dire  antérieur  à  ses  paysans,  bour- 
geois, vassaux,  évêques,  et  par  conséquent  leur  est  supérieur  :  tel 
est  le  margrave.  Entre  le  margrave  et  ses  vassaux  ou  sujets,  des 
relations  nombreuses,  mais  simples;  nombreuses,  parce  que  chacun 
de  ces  vassaux  ou  sujets  avait  envers  lui  des  obligations  person- 
nelles, simples,  parce  qu'ils  n'étaient  point  séparés  de  lui  par  les 
degrés  multiples  de  la  hiérarchie  féodale  :  telle  est  à  l'origine  la 
constitution  politique  et  sociale  du  Brandebourg.  Elle  s'altéra  peu 
à  peu,  mais  ne  s'effaça  point. 

Elle  s'altéra  parce  que  les  margraves,  obligés  de  pourvoir  aux 
frais  d'une  guerre  sans  trêve  et  d'une  administration  coûteuse,  con- 
nurent de  bonne  heure  les  rigueurs  d'une  détresse  financière,  qui 
les  força  de  battre  monnaie  avec  leurs  droits  et  leurs  revenus.  On 
vit  alors  des  églises,  des  monastères,  des  villes,  même  de  simples 
bourgeois  acheter  les  droits  seigneuriaux,  tantôt  sur  une  partie  du 
village,  tantôt  sur  un  village  entier,  quelquefois  sur  tout  un  district. 
On  vit  les  seigneuries  se  former  et  la  population  rurale  tomber  dans 
le  servage,  les  villes  acheter  une  indépendance  presque  complète. 
A  la  fin,  les  margraves  furent  contraints,  pour  avoir  abusé  des  levées 
d'impôts,  à  traiter  avec  leurs  sujets  et  à  subir  des  conseils  chargés 
d'exercer  sur  eux  un  contrôle  financier.  On  commettrait  pourtant 
une  grande  erreur,  si  l'on  s'imaginait  que  l'institution  primitive 
disparut  dans  le  chaos  et  que  le  margrave  devint  un  suzerain  nomi- 
nal, comme  le  duc  de  Saxe,  après  la  chute  d'Henri  le  Lion.  Son  au- 
torité, menacée  de  toutes  parts,  ne  fut  pas  sérieusement  atteinte.  Les 
conseils  organisés  pour  le  contrôle  financier  devinrent,  il  est  vrai, 
les  états  provinciaux;  mais  l'action  de  chacun  de  ces  petits  parle- 
mens  demeura  circonscrite  dans  d'étroites  limites,  et  aucun  lien  ne 
rattacha  ces  fragmens- d'une  représentation  politique  brandebour- 
geoise.  Des  états-généraux  auraient  pu  faire  échec  au  margrave  de 
Brandebourg;  mais  le  margrave  de  Brandebourg  demeura  toujours 
supérieur  aux  états  provinciaux  de  la  Yieille-Marche,  de  la  Lusace, 
de  Lebus,  etc.  En  lui  demeura  personnifié  l'état  brandebourgeois. 
D'ailleurs  ni  ses  villes,  ni  ses  vassaux,  au  profit  desquels  il  avait 
aliéné  un  si  grand  nombre  de  ses  droits,  ne  devinrent  assez  puissans 
pour  conquérir  une  indépendance  absolue.  Quelques-unes  des  villes 
de  la  marche  commencèrent  à  jouir  d'une  certaine  prospérité  au 
xii^  siècle,  et  entrèrent  dans  la  ligue  hanséatique,  mais  elles  demeu- 
rèrent fort  inférieures  aux  villes  allemandes  :  qu'est-ce  que  Stendal, 
Salzwedel,  Berlin,  Brandebourg,  Francfort-sur-l'Oder,  à  côté  de  Co- 
logne, Brème,  Hambourg,  Lûbeck,  Nuremberg,  Vienne?  Les  villes 


ll^Q  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

brandebourgeoises  étaient  situées  à  l'extrémité  de  la  zone  commer- 
ciale de  l'Europe  au  moyen  âge;  le  sol  sur  lequel  elles  étaient  bâties 
n'était  pas  riche;  le  terrain  sur  lequel  elles  faisaient  leurs  échanges 
n'était  pas  sûr  :  aucune  ne  fut  assez  forte  pour  prétendre  à  llnnneur 
de  faire  peur  aux  margraves.  Quant  à  la  noblesse  brandeboargeoise, 
elle  demeura  pauvre,  à  de  rares  exceptions  près,  car  le  pays  n'é- 
tait point  riche,  et  il  ne  s'y  forma  pas  de  grandes  seigneuries.  Enfin' 
le  margrave  se  réserva  toujours  ce  qu'il  appelait  sa  «  suzeraineté 
princière.  »  Personne  n'eût  osé  la  contester  du  temps  des  Ascaniens, 
et  les  margraves  surent  la  faire  respecter,  même  pendant  la  triste  pé- 
riode qui  s'écoule  entre  la  mort  de  Waldemar  et  l'avènement  du  pre- 
mier Hohenzollern.  Sigismond  de  Luxembourg,  si  faible  qu'il  fût,  ré- 
sista énergiquement  aux  empiétemens  de  la  juridiction  épiscopale  : 
«  Sachez,  monsieur,  écrivit-il  à  un  évêque,  qu'il  est  venu  jusqu'à 
nous  que  vous  mettez  nos  villes  en  interdit  avant  d'avoir  porté  plainte 
devant  nous.  Or  nous  entendons  rester  le  juge  de  nos  villes,  et  notre 
sérieuse  volonté  est  que  vous  cessiez  sur  l'heure  d'en  agir  ainsi; 
sinon  nous  avons  commandé  qu'on  vous  donnât  du  tracas,  à  vous  et 
aux  vôtres,  que  cela  vous  plaise  ou  non.  » 

Ce  n'étaient  point  là  des  paroles  en  l'air,  ni  de  vaines  préten- 
tions, comme  en  ont  les  pouvoirs  déchus.  Un  curieux  procès  -qui 
s'éleva  au  xvi"  siècle  entre  l'empire  et  la  Marche  abonde  en  témoi- 
gnages qui  attestent  la  permanence  du  caractère  exceptionnel  de 
l'autorité  margraviale.  Quand  Maximilien  d'Autriche  créa  la  chambre 
impériale,  il  inscrivit  les  évêques  de  la  Marche,  comme  ceux  au 
reste  de  l'Allemagne,  parmi  les  princes  relevant  directement  de 
l'empire,  et  de  qui  les  querelles  devaient  être  portées  devant  la  ju- 
ridiction nouvelle.  Le  margrave  protesta,  alléguant  que  les  évêques 
de  Brandebourg,  de  Havelberg  et  de  Lebus  n'avaient  rien  à  voir 
avec  l'empire,  puisqu'ils  tenaient  leurs  régales  et  leurs  fiefs  uni- 
quement de  leurs  seigneurs  les  margraves.  Au  cours  du  débat,  qui 
dura  longtemps  et  qui  n'eut  pas  de  conclusion,  —  ce  qui  équivaut 
à  un  désistement  de  l'empire,  —  il  fut  produit  un  grand  nombre 
de  documens,  dont  plusieurs  remontent  au  temps  des  margraves 
ascaniens,  et  des  témoins  autorisés  vinrent  déposer  contre  les  pré- 
tentions impériales.  De  leurs  dépositions,  il  résulte  que  les  évêques 
étaient  sujets  brandebourgeois  et  non  princes  d'empire,  qu'on  en 
appelait  de  leurs  tribunaux,  non  à  l'empereur,  mais  au  margrave, 
et  que  les  lettres  impériales  adressées  aux  évêques  passaient  d'a- 
bord par  les  mains  du  margrave.  Les  évêques  devaient  au  mar- 
grave le  service  militaire  et  le  service  de  cour;  leur  place  était 
marquée  dans  les  cérémonies;  ils  portaient  les  couleurs  du  suze- 
rain ,  et  se  disaient,  dans  les  letti-es  qu'ils  lui  écrivaient,  «  de  sa 
grâce  électorale,  les  chapelains  très  soumis;  »  le  margrave  les 


l.ES    PUÉDÉCESSEUlîS    DES    HOUENZOLLErtN.  h27 

appelait  «  monsieur;  »  il  leur  disait  non  pas  u  votre  dilection,  » 
comme  il  est  d'usage  entre  personnes  de  conditions  princières, 
mais  simplement  vous.  L'électeur  Joachira  I"  résume  en  quelques 
mots  ses  droits  et  les  devoirs  des  évoques  :  «  J'ai,  dit-il,  trois  évê- 
ques  dans  mon  pays,  qui  ne  doivent  de  services  qu'à  moi.  »  Au- 
cun autre  exemple  ne  saurait  mieux  montrer  combien  est  grande 
la  dilTérence  entre  les  institutions  de  la  Marche  et  celles  de  l'Alle- 
magne, où  les  évoques  avaient  partout  l'indépendance  que  donnait 
l'immédiateté,  où  les  plus  belles  des  principautés  souveraines  étaient 
en  des  mains  ecclésiastiques.  La  liiérai'chie  et  la  discipline  insti- 
tuées à  l'origine  ne  se  sont  donc  pas  perdues  en  traversant  le  siècle 
lamentable  qui  suivit  l'extinction  de  la  famille  ascanienne,  et  les 
llohenzollern,  à  leur  arrivée,  en  ont  retrouvé  la  tradition  vivante. 


IV. 


L'histoire  des  origines  brandebourgeoises  éclaire  toute  l'histoire 
de  la  Prusse  :  les  prédécesseurs  des  HohenzoUern  annoncent  et  ex- 
pliquent les  llohenzollern  eux-mêmes.  N'a-t-on  pas  reconnu  les 
traits  principaux  de  la  monarchie  prussienne  dans  la  Marche,  telle 
qu'elle  a  été  créée  d'abord  par  les  margraves  ascaniens,  puis  modi- 
fiée par  les  circonstances?  Des  libertés  provinciales,  des  libertés 
municipales,  une  nombreuse  petite  noblesse  toute  militaire,  des 
seigneuries  investies  du  patronat  et  de  la  juridiction  sur  les  cam- 
pagnes, ce  mélange  singulier  du  féodal  et  du  moderne,  n'est-ce 
pas,  avec  les  changemens  inévitables  apportés  par  le  temps,  le 
Brandebourg  d'aujourd'hui?  Bien  des  contradictions  qui  étonnent 
l'observateur  contemporain  de  la  monarchie  prussienne  disparais- 
sent à  la  lumière  de  l'histoire.  Pourquoi  le  roi  de  Prusse ,  tout  en- 
semble chef  constitutionnel  de  l'état  et  monarque  de  droit  divin, 
coîicilie-t-il  diflicilement  les  devoirs  que  lui  impose  la  première 
qualité  avec  les  droits  qu'il  tient  de  la  seconde?  C'est  que  les  in- 
stitutions parlementaires,  nées  d'un  accident  révolutionnaire,  sont 
toutes  nouvelles  dans  ce  pays.  Le  parlement  unique  et  national 
date  de  IShS;  seuls,  les  états  provinciaux,  dont  nous  avons  vu  l'ori- 
gine, ont  pour  eux  la  tradition  historique  :  l'unité  de  la  monarchie 
était  encore,  il  y  a  trente  ans,  représentée  par  le  roi  seul,  c'est- 
à-dire  par  le  successeur  des  margraves. 

Personne  plus  que  ces  margraves  n'a  mérité  le  nom  de  landesva- 
ter  ou  i^cre  du  pays,  que  les  princes  allemands  aiment  à  se  faire 
donner  par  leurs  sujets.  La  Marche  a  été  créée  par  les  Ascaniens, 
mais  plusieurs  fois  après  eux  elle  a  failli  périr  :  le  Grand-Électeur, 


Zi28  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

après  la  guerre  de  trente  ans,  le  grand  Frédéric,  après  la  guerre 
de  sept  ans,  l'ont  à  nouveau  créée.  Tous  les  deux ,  quand  ils  par- 
courent leurs  états  dévastés,  ordonnant  de  relever  telle  ruine  ou  de 
dessécher  tel  marais,  d'arroser  et  de  fertiliser  telle  lande  déserte, 
appelant  des  colons  de  tous  pays,  reconstruisant  ou  bâtissant  des 
villages  par  entreprise,  rappellent  les  Ascaniens,  au  moment  où  ils 
prirent  possession  du  pays  transalbin,  désolé  par  la  guerre,  et  que 
les  villes  et  les  villages  s'élevèrent  par  leur  ordre  et  sous  leurs 
yeux.  Quoi  d'étonnant  que  leurs  successeurs  se  sentent  et  se  disent 
supérieurs  à  la  condition  d'un  roi  constitutionnel? 

Si  les  Hohenzollern  ont  suivi  l'exemple  des  Ascaniens,  c'est  assu- 
rément sans  le  savoir  :  Frédéric  II  ne  connaît  pas  leur  histoire,  dont 
il  parle  avec  dédain.  La  persévérance  dans  les  mêmes  traditions 
s'explique  par  la  persistance  des  mêmes  nécessités.  Laissons  de  côté 
toutes  les  déclamations  sur  une  mission  allemande  et  chrétienne  de 
la  Prusse,  pour  résumer  l'étude  qui  vient  d'être  faite  en  quelques 
lignes  qui  pourraient  servir  d'introduction  à  la  philosophie  de  l'his- 
toire prussienne. 

L'état  brandebourgeois  est  né  sur  une  frontière  disputée  entre 
deux  races  ennemies  :  son  origine  est  donc  toute  militaire.  Il  aurait 
pu  se  faire  à  coup  sûr  qu'un  autre  état  allemand  grandît  à  cette 
frontière,  et  les  circonstances  qui  ont  édifié  la  fortune  de  la  Marche 
sur  les  ruines  de  ses  rivaux  n'étaient  point  nécessaires  et  fatales. 
C'est  sa  médiocrité  même  qui  l'a  protégée  contre  une  tempête  sem- 
blable à  celle  qui  a  détruit  le  duché  de  Saxe;  c'est  sa  pauvreté  qui 
a  stimulé  la  hardiesse  et  l'activité  de  ses  chefs.  D'ordinaire  l'his- 
torien qui  recherche  les  causes  de  la  fortune  d'un  état  trouve  les 
premières  et  les  plus  importantes  dans  une  heureuse  situation  stra- 
tégique, bonne  pour  la  défense  et  pour  l'attaque,  dans  la  feitilité 
du  sol,  qui  donne  la  richesse,  source  de  tout  progrès.  Ici  tout  est 
renversé  :  le  sol  ingrat  donne  peu  en  échange  d'un  travail  opiniâtre, 
et  la  nature  n'a  point  pourvu  à  sa  défense;  pour  comble  de  mal- 
heur, les  circonstances  historiques  ont  mis  de  tous  côtés  des  en- 
nemis, et  ce  sont  précisément  ces  désavantages  qui  ont  fait  la  for- 
tune du  Brandebourg. 

Pour  vivre  et  pour  grandir  dans  des  circonstances  si  difficiles,  il 
fallait  dans  l'état  de  l'ordre,  de  la  hiérarchie,  de  la  discipline;  la 
Marche  se  donna  tout  cela.  Quand  les  institutions  naissent  d'elles- 
mêmes,  ce  n'est  jamais  sans  quelque  désordre;  quand  on  les  établit, 
c'est  toujours  sur  un  plan  plus  ou  moins  bien  conçu  :  or,  une  fois 
qu'ils  eurent  passé  l'Elbe,  les  margraves  se  trouvèrent  en  terre 
nouvelle,  libres  d'y  bâtir  comme  ils  l'entendaient.  Ils  firent  beau- 
coup mieux  qu'on  ne  faisait  de  leur  temps,  et  bien  que  leur  temps 


LES    PRÉDÉCESSEURS    DES    HOHENZOLLERN.  A 29 

ait  réagi  contre  leur  œuvre  et  l'ait  gâtée  en  maints  endroits,  la 
partie  principale  en  a  survécu;  le  margrave  est  demeuré  le  person- 
nage essentiel  de  la  Marche. 

Placé  au  milieu  de  la  plaine  germano-slave,  sur  les  deux  rives 
de  l'Elbe,  le  Brandebourg  n'est  protégé,  mais  aussi  n'est  contenu 
par  aucune  frontière.  Le  soin  môme  de  sa  sécurité  l'excite  à  s'a- 
grandir. Comme  il  ne  peut  s'étendre  du  côté  de  l'Allemagne ,  où 
toutes  les  positions  sont  occupées,  il  prend  corps  à  l'est,  aux  dépens 
des  petites  principautés  slaves  désorganisées.  Pendant  qu'il  s'allonge 
en  plaine ,  entre  la  montagne  et  la  mer,  ses  flancs  découverts  sont 
menacés  de  toutes  parts;  mais  les  margraves,  riverains  d'un  fleuve, 
sont  naturellement  tentés  de  le  remonter  et  de  le  descendre.  Ils 
atteignent  la  montagne,  car  les  acquisitions  qu'ils  ont  faites  en 
Lusace  et  Misnie,  dans  la  Saxe  actuelle,  portent  leurs  frontières 
jusqu'aux  monts  de  Bohême.  Un  moment  même,  la  Silésie  est  en- 
tamée par  eux;  quatre  jours  avant  sa  mort,  Waldemar  se  faisait 
promettre  par  les  ducs  de  Glogau  les  territoires  de  Schwiebus, 
Zullichau,  Grossen.  Enfin  à  plusieurs  reprises  ils  touchent  la  mer; 
ils  ont  possédé  Dantzig  et  convoité  Straîsund  :  sans  cesse  en  mou- 
vement, achetant  tout  ce  qui  est  à  vendre,  prenant  tout  ce  qui  est 
à  prendre,  ils  annoncent  les  Hohenzollern,  qui  suivront,  pour  aller 
plus  loin,  toutes  les  routes  où  ils  ont  marché. 

Dans  cet  état  besoigneux,  aucune  qualité  de  luxe.  Quelques-uns 
des  margraves  ascaniens  s'abandonnent  aux  tentations  des  pompes 
chevaleresques,  mais  leur  trésor  obéré  les  avertit  qu'ils  ont  fait 
fausse  route.  Tous  d'ailleurs  n'ont  pas,  comme  Waldemar,  prodigué 
leurs  marcs  d'or.  Un  jour  le  margrave  Jean  s'avisa  que  la  guerre 
a  des  fortunes  diverses,  et  qu'il  faut  dans  la  prospérité  songer  aux 
temps  difficiles;  il  remplit  d'or  un  grand  coffret  qu'il  alla  porter 
dans  l'église  de  Neu-Angermiinde.  On  montre  encore  aujourd'hui  le 
tilleul  que  le  prudent  margrave  avait  planté  pour  marquer  l'endroit 
où  fat  pratiquée  la  cachette  qui  a  reçu  le  premier  trésor  de  guerre  du 
Brandebourg.  Les  Hohenzollern  ont  imité  le  margrave  Jean,  et  non 
le  brillant  Waldemar  :  pour  un  qui  a  fait  coudre  des  boutons  d'or 
sur  son  habit,  comme  le  premier  roi,  combien  ont  fait  servir,  comme 
le  roi  actuel,  sur  leurs  habits  neufs  leurs  vieux  boutons  de  cuivre! 
Ne  cherchons  pas  non  plus  dans  ce  pays  le  luxe  intellectuel  :  les 
poètes  et  chanteurs  de  la  cour  ascanienne  venaient  du  dehors,  et 
cette  cour,  comparée  à  celle  d'un  landgrave  de  Thuringe,  où  l'on 
tenait  école  de  chevalerie,  devait  paraître  aussi  barbare  que  la  cour 
d'un  roi  franc  de  Cambrai,  comparée  à  celle  d'un  roi  wisigoth  de 
Toulouse  ou  de  Tolède.  De  même  Frédéric-Guillaume,  le  second 
roi  de  Prusse,  sorte  de  caporal  grossier,  habitué  de  cabaret  et  de 


A 30  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tabagie,  faisait  triste  figure,  comparé  à  l'empereur  Charles  YI;  mais 
les  successeurs  des  rois  de  Cambrai  ont  régné  à  Toulouse,  et  la  vic- 
toire a  conduit  naguère  le  successeur  de  Frédéric-Guillaume  aux 
portes  de  Vienne!  Enfin  il  ne  faut  demander  aux  Brandebourgeois 
aucun  luxe  de  sentiment,  aucun  entraînement  du  cœur  :  les  Asca- 
niens  laissent  à  d'autres  la  folie  de  la  croix  ;  ils  n'ont  de  goût  que 
pour  les  croisades  proches  et  utiles  qui  rectifient  les  frontières. 

Il  est  inutile  de  mêler  aucune  récrimination  à  ces  faits  indiscu- 
tables :  il  suiTit  de  les  constater.  En  Allemagne,  on  essaie  pourtant  de 
porter  dans  cette  vieille  histoire  les  préoccupations  politiques  du 
temps  où  nous  sommes.  Les  uns  sont  heureux  de  faire  remonter  au 
moyen  âge  les  origines  de  l'état  qui  dès  son  début  se  distingue  net- 
tement du  reste  de  l'Allemagne  et  prélude  ainsi  à  ses  grandes  des- 
tinées. D'autres  mettent  en  lumière  le  caractère  particulier  des 
institutions  de  la  Marche,  afin  de  montrer  que  l'entente  est  impos- 
sible entre  l'esprit  allemand  et  l'esprit  brandebourgeois,  produits 
de  deux  histoires  si  différentes.  Ils  prévoient  que  la  lutte  commen- 
cée entre  eux  finira,  non  par  la  victoire  de  l'un  ou  de  l'autre, 
mais  par  l'altération  de  tous  les  deux.  Ils  comprenaient  bien  l'office 
que  pouvait  remphr  en  Allemagne  un  état  tout  militaire,  comme 
la  Prusse,  veillant  sur  la  frontière,  à  l'orient  et  à  l'occident,  et  de- 
meuré une  véritable  marche  à  deux  têtes,  dont  l'une  était  tournée 
vers  la  France  et  l'autre  vers  la  Russie;  mais  ils  s'inquiètent  et 
pour  l'Allemagne  et  pour  l'Europe  devoir  l'Allemagne  entière  trans- 
formée en  un  état  militaire,  et  entraînée  dans  la  voie  brandebour- 
geoise  de  l'accroissement  indéfini ,  car  c'est  bien  la  loi  qui  résulte 
de  toute  l'histoire  de  la  Prusse,  prise  à  ses  véritables  origines. 
Le  chef  actuel  de  la  monarchie  en  a  la  très  claire  intelligence,  lui 
qui  disait  le  jour  de  son  couronnement  :  «  Ce  n'est  pas  la  desti- 
née de  la  Prusse  de  s'endormir  dans  la  jouissance  des  Mens  ac- 
quis; la  tension  de  toutes  les  forces  intellectuelles,  le  sérieux  et  la 
sincérité  de  la  foi  religieuse,  l'accord  de  l'obéissance  et  de  la  liberté, 
l'accroissement  de  la  force  défensive,  sont  les  conditions  de  sa  puis- 
sance; si  elle  l'oubliait,  elle  ne  garderait  pas  son  rang  en  Europe.  » 
Dépouillez  de  ses  accessoires  la  pensée  principale  de  ce  discours, 
écartez  la  forme  mystique  qu'aiment  les  pieux  rois  de  la  famille  de 
Ilohenzollern,  et  surtout  entendez  bien  ce  qu'il  faut  comprendre  par 
«  l'accroissement  de  la  force  défensive,  »  dans  un  pays  où  l'offensive 
a  toujours  été  considérée  comme  le  meilleur  mode  de  défensive;  il 
restera  tout  justement  la  loi  de  l'histoire  de  Prusse ,  qu'au  siècle 
dernier  Mirabeau  a  donnée  sous  cette  forme  plus  brève  :  «  la  guerre 
est  l'industrie  nationale  de  la  Prusse.  » 

Ernest  Lavisse, 


LE 


DERNIER  DES  VALERIUS 


I. 

Mon  père ,  digne  New-Yorkais,  ayant  fait  fortune  dans  le  com- 
merce, —  je  le  dis  avec  un  certain  orgueil,  —  céda  aux  conseils  du 
maître  de  dessin  qu'il  m'avait  donné  et  m'envoya  à  Rome.  Ma  vo- 
cation pour  la  peinture  était  réelle,  et,  séduit  par  les  richesses  de  la 
ville  éternelle,  je  ne  la  quittai  plus  depuis  bientôt  trente  ans.  J'y 
attirai  même  une  de  mes  cousines ,  dont  l'unique  enfant  était  ma 
filleule. 

Usant  des  prérogatives  que  me  donnaient  mon  affection,  mon  âge 
et  mon  titre  de  parrain,  j'avais  plus  d'une  fois  déclaré  à  Marthe 
que,  si  elle  épousait  un  étranger,  il  lui  faudrait  se  passer  de  mon 
consentement.  Aussi  fiis-je  très  étonné  lorsqu'un  beau  jour  elle  en- 
tra dans  mon  atelier  et  me  présenta  le  jeune  comte  Valérie  comme 
son  fiancé.  Le  premier  moment  de  surprise  passé  ,  je  ne  pus  m'em- 
pècher  de  contempler  sans  une  sorte  de  bienveillance  paternelle 
l'heureux  élu.  Au  point  de  vue  pittoresque  (elle  avec  ses  tresses 
blondes,  —  lui  avec  sa  chevelure  noire),  c'était  là  un  couple  bien 
assorti.  Elle  me  l'amena  d'un  air  à  moitié  orgueilleux,  à  moitié  ti- 
■"^ide,  le  poussant  du  coude  et  me  suppliant  avec  un  de  ces  gestes 
de  i....;  "c  effnrouchée  de  me  montrer  poli.  On  ne  m'a  jamais 
accusé  de  gros^.  !,  que  je  sache;  mais  Marthe  était  si  éprise 
qu'elle  trouvait  que  son  futur  méritait  d'être  traité  avec  les  plus 
grands  égards.  Certes  la  noblesse  de  vieille  date  du  comte  Valério 
n'aurait  pas  suffi  pour  séduire  une  Américaine  qui  avait  l'allure  et 
presque  les  habitud'.^s  d'une  princesse;  elle  aimait,  voilà  tout.  Son 
imagination,  aussi  bien  que  son  cœur,  avait  été  frappée. 


A32  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

C'était  un  fort  beau  garçon  que  le  comte,  et  son  genre  de  beauté 
n'avait  rien  de  cette  fadeur  que  l'on  reproche  parfois  aux  descen- 
dans  de  la  race  latine.  Il  se  distinguait  par  un  air  de  profondeur; 
son  sourire  grave  et  lent,  s'il  n'annonçait  pas  une  grande  vivacité 
d'esprit,  indiquait  une  calme  intensité  de  sentiment  que  je  trouvai 
d'un  bon  augure  pour  le  bonheur  de  Marthe.  La  fausse  urbanité  de 
ses  compatriotes  n'avait  pas  déteint  sur  lui,  et  son  regard  brillait 
d'une  sorte  de  lourde  sincérité  qui  semblait  l'empêcher  de  vous  ré- 
pondre avant  qu'il  ne  fût  sûr  de  vous  avoir  bien  compris;  peut-être 
ne  se  serait-il  pas  volontiers  engagé  dans  une  discussion  politique  ou 
esthétique.  — 11  est  bon  et  fort,  et  brave,  — me  dit  ma  filleule,  et  je 
n'eus  pas  de  peine  à  la  croire.  Le  comte  était  fort,  on  n'en  pouvait 
douter;  sa  tête  et  son  cou  rappelaient  certains  bustes  du  Vatican.  Ha- 
bitué depuis  longtemps  à  tout  regarder  avec  les  yeux  d'un  peintre,  je 
m'étonnais  de  voir  un  pareil  cou  sortir  de  la  cravate  blanche  de  nos 
jours.  Ce  cou  soutenait  une  tête  d'une  rondeur  aussi  massive  que  celle 
de  l'empereur  Caracalla,  et  les  boucles  qui  l'ornaient  avaient  la  même 
abondance  sculpturale.  Les  Romains  d'autrefois  portaient  de  ces 
chevelures-là  lorsqu'ils  parcouraient  le  monde  nu-tête;  elle  formait 
un  arc  parfait  au-dessus  de  son  front  un  peu  étroit,  et  se  complé- 
tait par  une  barbe  bien  fournie  que  le  rasoir  n'avait  pas  encore  ren- 
due moins  soyeuse.  Le  nez  et  la  bouche  manquaient  de  délicatesse; 
mais  la  forme  avait  la  correction  et  la  vigueur  d'un  dessin  classique. 
Son  teint,  d'un  brun  chaud,  semblait  incapable  de  trahir  aucune 
émotion ,  et  on  aurait  pu  comparer  ses  grands  yeux  clairs  à  deux 
billes  d'agate.  Il  était  de  taille  moyenne  avec  une  poitrine  assez 
large  pour  faire  craindre  de  voir  éclater  son  linge  sous  l'effort  égal 
de  sa  respiration.  Et  pourtant,  grâce  à  son  bon  sourire  humain,  il 
n'avait  l'air  ni  d'un  jeune  taureau,  ni  d'un  gladiateur;  peut-être  sa 
voix  résonnait-elle  avec  une  certaine  dureté.  Mes  félicitations  ne 
me  valurent  qu'une  réponse  cérémonieuse;  les  phrases  de  politesse 
échangées  au  siècle  d'Auguste  ont  dû  être  prononcées  avec  cette 
gravité. 

J'avais  toujours  regardé  ma  filleule  comme  une  petite  personne 
essentiellement  américaine  dans  le  sens  le  plus  flatteur  du  mot, 
et  je  doutai  que  ce  jeune  Latin  réussît  jamais  à  comprendre  l'é- 
lément transatlantique  qui  dominait  chez  Marthe,  b"c:i  eu 'ci  tout 
annonçât  qu'il  serait  pour  elle  un  compagnon  en  al  et  aimant.  Elle 
me  parut  si  douce,  si  séduisante  dans  sa  blonde  gentillesse,  qu'il 
me  fut  impossible  de  croire  qu'il  n'eût  pas  songé  à  cela  autant  qu'à 
la  belle  dot  dont,  en  bon  Italien,  il  avait  sans  doute  demandé  le 
chiffre  exact.  Quant  à  lui,  il  ne  possédait  que  le  domaine  paternel, 
une  villa  située  près  des  murs  de  Rome  et  que,  faute  de  ressources, 


LE    DliUNlEli    DES    VALEIULS.  /j33 

il  laissait  dans  un  triste  état  de  délabrement.  —  Elle  est  tout  aussi 
amoureuse  de  la  villa  que  du  comte,  me  dit  la  mère  de  Marthe;  elle 
songe  à  convertir  son  futur,  rien  de  mieux;  mais  elle  songe  surtout 
à  restaurer  la  villa. 

Les  tapissiers  se  mirent  à  l'œuvre  bien  avant  le  jour  fixé  pour 
le  mariage.  Il  fallut  remeubler  les  salons  et  ratisser  les  allées  du 
parc.  Marthe  fit  de  nombreuses  visites  d'inspection  durant  ces  pré- 
paratifs. Un  jour,  elle  entra  dans  mon  atelier  avec  une  mine  con- 
sternée. Elle  venait  de  trouver  les  ouvriers  en  train  de  gratter  le 
sarcophage  qui  ornait  la  grande  avenue,  le  dépouillant  de  sa  couche 
de  mousse,  lui  enlevant  la  sainte  moisissure  des  siècles  !  C'est  ainsi 
qu'ils  entendaient  embellir  l'antique  villa  1  Elle  leur  avait  ordonné 
de  transporter  le  pauvre  monument  dans  le  coin  le  plus  humide  de 
la  propriété,  car,  après  le  sourire  de  son  fiancé,  —  sourire  si  lent 
à  venir,  si  lent  à  disparaître,  —  ce  qu'elle  admirait  le  plus,  c'était 
le  teint  rouillé  des  vieux  marbres.  Quant  à  la  conversion  du  comte, 
elle  s'opérait  plus  lentement  que  le  reste,  et,  à  vrai  dire,  Marthe 
déploya  peu  de  zèle  dans  cette  dernière  entreprise.  Elle  aimait  son 
futur  au  point  de  croire  que  nul  changement  ne  le  rendrait  meil- 
leur. De  son  côté,  il  eut  le  bon  goût  de  n'exiger  d'elle  aucun  sacri- 
fice de  ce  genre,  et  je  fus  frappé  un  jour  de  l'heureuse  promesse 
d'une  scène  dont  le  hasard  me  rendit  témoin.  C'était  un  dimanche, 
à  Saint-Pierre,  durant  les  vêpres.  J'avais  rencontré  là  ma  filleule 
qui  se  promenait  radieuse  au  bras  de  son  fiancé.  La  foule  se  tenait 
groupée  devant  l'autel ,  et  la  nef  restait  presque  déserte.  De  temps 
à  autre,  la  voix  des  chantres  m'arrivait  pour  se  perdre  avec  lenteur 
dans  l'atmosphère  alourdie  par  les  parfums  qui  s'échappaient  des 
encensoirs.  Au  moment  où  je  l'aperçus,  Marthe,  la  tête  rejetée  en 
arrière,  contemplait  la  magnifique  immensité  de  la  voûte  et  du 
dôme.  Je  compris  qu'elle  se  trouvait  dans  cette  disposition  d'esprit 
où  le  sentiment  de  l'existence  gravite  autour  d'un  centre  unique,  et 
que  son  admiration  pour  les  splendeurs  de  l'art  se  confondait  avec 
son  amour.  Les  fiancés  s'arrêtèrent  près  des  sombres  confession- 
naux, à  peine  suffisans  pour  le  nombre  des  pécheurs  repentis,  et 
Marthe  parut  adresser  à  son  compagnon  quelque  protestation  pas- 
sionnée. Peu  d'instahs  après,  je  les  rejoignis. 

—  Ne  pensez-vous  pas  comme  moi,  me  dit  le  comte,  qui  ne 
m'adressait  jamais  la  parole  qu'avec  une  déférence  affectueuse, 
qu'avant  d'épouser  une  si  pure  et  si  douce  créature,  je  ferai  bien 
d'aller  m' agenouiller  là-bas  sur  l'heure  et  de  confesser  tous  les  pé- 
chés que  j'ai  pu  commettre? 

Marthe  le  regarda  d'un  œil  où  le  reproche  se  mêlait  à  l'admira- 
tion. Elle  semblait  affirmer  que  son  prétendu  s'accusait  à  tort  ou 

TOMB  xii.  —  1873.  28 


ll^li  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

que,  s'il  avait  des  défauts,  ce  ne  pouvaient  être  que  des  défauts 
trop  magnifiques  pour  qu'il  eût  à  en  rougir. 

—  Sais-tu  ce  que  je  viens  de  lui  proposer?  dit-elle  en  se  penchant 
vers  moi  avec  la  confiance  filiale  qu'elle  m'a  toujours  témoignée  et 
en  rougissant  un  peu.  Je  suis  prête  à  changer  de  religion,  s'il  me 
l'ordonne.  Il  y  a  des  momens  où  je  suis  terriblement  lasse  d'assister 
aux  cérémonies  du  catholicisme  en  simple  spectatrice;  ce  serait  un 
soulagement  pour  moi  de  venir  ici  pour  prier.  Après  tout,  les  églises 
sont  faites  pour  cela  comme  nos  temples.  Donc ,  Camillo  mio ,  si 
l'idée  que  je  suis  une  hérétique  jette  une  ombre  sur  votre  cœur, 
j'irai  m'agenouiller  devant  le  bon  vieux  prêtre  qui  entre  dans  ce 
confessionnal,  et  je  lui  dirai  :  a  Mon  père,  je  me  repens,  j'abjure, 
je  crois,  —  baptisez-moi  au  nom  de  la  vraie  foi.  » 

—  Si  c'est  une  concession  que  tu  veux  faire  au  comte,  répli- 
quai-je,  il  devrait  te  donner  l'exemple  en  devenant  protestant. 

Elle  avait  parié  d'un  ton  léger,  mais  avec  une  ferveur  mal  dissi- 
mulée. Le  jeune  homme  la  contempla  d'un  air  grave  et  surpris, 
puis  secoua  la  tête. 

—  Gardez  votre  religion,  dit-il.  Si  vous  essayiez  d'embrasser  la 
mienne,  peut-être  n'étreindriez-vous  qu'une  ombre.  Je  suis  un  pauvre 
catholique;  je  ne  comprends  guère  ces  chants  et  ces  splendeurs. 
Lorsque  j'étais  jeune,  j'ai  eu  bien  de  la  peine  à  apprendre  mon  ca- 
téchisme, et  on  me  traitait  de  païen.  Il  ne  faut  pas  que  vous  soyez 
meilleure  catholique  que  votre  mari.  Quoique  je  ne  comprenne  pas 
non  plus  votre  religion,  je  vous  prie  de  n'en  point  changer.  Si  elle 
a  servi  à  faire  de  vous  ce  que  vous  êtes,  elle  ne  saurait  être  mau- 
vaise. —  Et,  prenant  la  main  de  Marthe,  il  allait  la  porter  à  ses  lè- 
vres lorsqu'il  se  rappela  qu'il  se  trouvait  dans  un  endroit  où  les  pas- 
sions profanes  sont  mal  venues. 

—  Sortons,  murmura-t-il  en  se  pressant  le  front,  cette  atmo- 
sphère me  fait  toujours  mal. 

Le  mariage  fut  célébré  au  mois  de  mai,  et  nous  nous  séparâmes 
pour  l'été.  La  mère  de  la  petite  comtesse  alla  répandre  sur  la  haute 
société  de  ]New-Yoik  l'éclat  de  sa  noblesse  de  reflet.  Lorsque  je  re- 
vins à  Rome,  vers  le  commencement  du  printemps,  je  trouvai  le 
jeune  couple  installé  dans  la  villa,  dont  on  réparait  peu  à  peu  les 
dégradations.  Je  me  mis  en  frais  d'éloquence  afin  d'empêcher  les  dé- 
corateurs d'avoir  la  main  trop  lourde.  En  ma  qualité  de  peintre  tou- 
jours à  la  recherche  de  «  sujets,  »  j'aurais  préféré  voir  les  ruines 
s'accumuler.  Ma  filleule  partageait  mes  idées,  parfois  même  elle  se 
montrait  plus  conservatrice  que  moi.  Je  souriais  de  son  zèle  ar-, 
chéologique,  et  je  l'accusais  d'avoir  épousé  le  comte  parce  qu'il  res- 
semblait à  une  statue  de  la  décadence.  Je  passais  mes  journées  à 


LE    DERNIER    DES    VALERIUS.  435 

la  villa,  et  mon  chevalet  demeurait  sans  cesse  dressé  sous  les  ar- 
bres du  parc.  Je  me  pris  d'une  passion  d'artiste  pour  cette  char- 
mante retraite,  et  j'établis  une  intimité  avec  chaque  bosquet  enche- 
vêtré, chaque  tronc  tordu,  chaque  vase  couvert  de  tartre,  chaque 
sarcophage  effrité, —  avec  les  bustes  de  ces  vieux  Romains  défigurés 
qui  n'étaient  pas  assez  beaux  pour  perdre  impunément  un  trait  de 
leur  visage  sévère.  Le  parc  manquait  d'étendue;  mais,  bien  qu'il 
existât  à  Rome  beaucoup  de  villas  plus  prétentieuses  et  plus  splen- 
dides,  aucune  ne  me  paraissait  plus  romanesque  dans  sa  beauté 
inculte,  plus  riche  en  précieuses  vieilleries,  plus  remplie  d'échos 
historiques.  Il  y  avait  là  une  allée  bordée  de  houx  dans  laquelle  je 
venais  régulièrement  passer  quelques  heures  par  jour.  Les  branches 
des  arbres  s'entrelaçaient  de  façon  à  former  une  arcade  d'une  sy- 
métrie originale,  et,  comme  l'avenue  se  trouvait  exposée  sans  in- 
terruption à  l'ouest,  l'approche  de  la  nuit  y  répandait  une  brume 
dorée  qui,  pénétrant  à  travers  les  feuilles,  planait  sur  les  bran- 
ches noueuses  et  sur  les  marbres  plaqués  de  mousse.  Elle  servait 
d'asile  à  d'innombrables  fragmens  de  sculpture,  —  statues  sans 
nom,  têtes  sans  nez,  sarcophages  rongés,  qui  lui  donnaient  un  as- 
pect délicieusement  chimérique.  Les  statues  se  dressaient  là  dans 
un  crépuscule  perpétuel,  comme  des  êtres  consciens  plongés  dans 
les  tristes  souvenirs  d'un  passé  irrévocable. 

Marthe  jouissait  d'un  bonheur  idyllique  et  s'abandonnait  tout  en- 
tière à  son  amour.  Je  fus  obligé  de  m' avouer  que  les  règles  les  plus 
inflexibles  ont  leurs  exceptions,  et  qu'un  comte  italien  peut  devenir 
un  mari  exemplaire.  Valério  méritait  ce  titre  et  paraissait  disposé  à 
se  laisser  adorer.  L'existence  du  jeune  couple  n'était  qu'un  échange 
de  caresses  aussi  candides  et  aussi  expansives  que  celles  des  ber- 
gers et  des  bergères  de  Théocrite.  Se  promener  d'un  pas  indolent  à 
travers  l'allée  des  houx,  sentir  le  bras  de  son  mari  autour  de  sa 
taille,  rêver  la  joue  appuyée  sur  l'épaule  de  son  compagnon,  rouler 
pour  lui  des  cigarettes  qu'il  fumait  silencieusement  dans  la  rotonde 
pavée  de  mosaïque  qui  s'ouvrait  au  centre  de  la  maison,  lui  verser 
le  vin  contenu  dans  une  vieille  amphore,  —  ces  gracieuses  occupa- 
tions suffisaient  au  bonheur  de  la  jolie  comtesse. 

Elle  se  promenait  parfois  à  cheval  avec  son  mari  sur  les  sentiers 
couverts  d'herbes,  à  l'ombre  des  aqueducs  et  des  tombes;  parfois 
elle  souffrait  qu'il  montrât  sa  charmante  femme  dans  les  grands 
dîners  ou  aux  bals  de  Rome.  Elle  tenta  même  de  réaliser,  au  profit 
du  comte,  un  beau  projet  de  lecture  quotidienne  des  journaux;  mais 
cet  exercice  était  sujet  à  des  fluctuations  causées  par  la  facilité  dé- 
plorable avec  laquelle  Camillo  s'endormait.  Ce  défaut,  sa  femme  ne 
cherchait  pas  à  le  déguiser  et  songeait  encore  moins  à  le  blâmer. 


436  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Elle  ne  demandait  pas  mieux  que  de  rester  assise  auprès  de  lui  et 
de  chasser  les  mouches  tandis  qu'il  s'abandonnait  à  une  somno- 
lence pittoresque.  S'il  m'arrivait  de  me  présenter  devant  une  de  ces 
siestes,  elle  posait  un  doigt  sur  ses  lèvres  et  m'assurait  à  mi-voix 
qu'elle  trouvait  son  mari  aussi  beau  endormi  qu'éveillé.  J'avoue 
que  je  me  sentais  tenté  de  répondre  qu'il  était  au  moins  aussi  di- 
vertissant, car  le  bonheur  n'augmentait  pas  le  nombre  des  sujets 
dont  il  aimait  à  s'entretenir.  On  ne  pouvait  l'accuser  de  manquer 
de  bon  sens,  et  ses  avis  sur  les  questions  pratiques  valaient  la 
peine  d'être  écoutés.  Il  venait  souvent  s'asseoir  près  de  moi  lorsque 
je  peignais  et  me  soumettait  des  critiques  amicales.  Son  goût  était 
peu  cultivé;  mais  il  voyait  juste,  —  la  mesure  qu'il  prenait  de  la 
ressemblance  entre  quelque  détail  de  ma  copie  et  de  l'original  mé- 
ritait autant  de  confiance  que  si  elle  eût  été  obtenue  à  l'aide  d'un 
instrument  de  précision.  Toutefois  il  semblait  doué  d'une  discrétion 
ou  d'une  simplicité  peu  commune  et  absolument  dépourvu  d'i- 
dées. Il  n'affichait  ni  croyances,  ni  espérances,  ni  craintes,  —  rien 
que  des  goûts  et  des  appétits  auxquels  il  se  livrait  avec  la  sérénité 
d'un  sybarite.  Lorsque  je  le  voyais  errer  sous  les  ombrages  du  parc 
en  regardant  ses  ongles,  je  me  demandais  s'il  possédait  ce  que  l'on 
peut  convenablement  appeler  une  âme,  et  si  un  bon  caractère  joint 
à  une  bonne  santé  ne  représentait  pas  la  somme  de  ses  mérites.  —  Il 
est  fort  heureux  qu'il  ne  soit  pas  méchant,  pensais-je,  car  rien  dans 
sa  conscience  ne  tiendrait  en  bride  les  mauvais  instincts.  S'il  avait 
des  nerfs  irritables  au  lieu  d'un  tempérament  paisible,  il  nous  étran- 
glerait aussi  facilement  que  le  jeune  Hercule  étranglait  les  pauvres 
petits  serpens.  C'est  l'homme  de  la  nature  !  Par  bonheur,  sa  nature 
est  douce,  et  je  puis  mêler  mes  couleurs  en  toute  sécurité. 

A  quoi  songeait-il  durant  les  loisirs  ensoleillés  qui  le  séparaient 
(lu  monde  des  travailleurs,  auquel  je  me  flattais  encore  d'appartenir 
malgré  ma  manie  de  barbouiller  sur  de  vieux  panneaux  la  copie  de 
ces  statues  frustes  qui  ressortaient  si  bien  sur  un  fond  vert?  Je  m'i- 
maginai qu'à  certains  momens  sa  pensée  le  transportait  dans  un 
autre  monde.  Il  fallait  une  caresse  de  Marthe  ou  un  bruit  inattendu 
pour  le  tirer  de  sa  rêverie.  Les  marques  d'amour  qu'il  prodiguait 
à  sa  femme  avaient  quelque  chose  qui  ne  me  plaisait  qu'à  moi- 
tié. Qu'il  eût  ou  non  une  âme,  il  ne  semblait  pas  soupçonner 
que  la  comtesse  pût  en  posséder  une.  Je  prenais  un  intérêt  de  par- 
rain dans  ce  que  je  croyais  pouvoir,  sans  pédanterie,  appeler  «  le 
développement  moral  »  de  ma  filleule.  J'aimais  à  voir  en  elle  un 
être  susceptible  des  plus  nobles  émotions;  mais  que  devenait  sa  vie 
spirituelle  dans  cette  longue  lune  de  miel  païenne?  Un  jour  ou 
l'autre,  elle  se  lasserait  d'admirer  les  beaux  yeux  du  comte  et  ferait 


LE    DEP.NIER    DES    VALERIUS.  Zi37 

un  appel  à  son  esprit.  Je  savais  qu'elle  formait  des  projets  d'étude 
et  de  charité,  car  elle  voulait  remplir  dignement  son  rôle  de  patri- 
cienne; mais,  bien  que  Valério  trouvât  les  journaux  soporifiques,  je 
me  doutais  qu'il  ne  tournerait  pas  bien  vite  pour  sa  femme  les  pages 
du  Dante,  et  que  les  anecdotes  de  Vasari  ne  le  charmeraient  guère. 
Pourrait-il  conseiller,  instruire,  guider  sa  compagne?  Et  si  elle 
devenait  mère,  comment  partagerait-il  ses  responsabilités?  Sans 
doute,  il  assurerait  à  son  petit  héritier  une  solide  paire  de  bras  et 
de  jambes,  une  abondante  moisson  de  cheveux  noirs;  mais  j'avais 
de  la  peine  à  me  le  figurer  enseignant  au  robuste  bambin  ses  lettres, 
ses  prières  ou  les  premiers  rudimens  des  vertus  enfantines.  Le 
comte,  il  est  vrai,  possédait  un  talent  qui  ferait  de  lui  un  agréable 
camarade  de  jeux  :  il  portait  sans  cesse  dans  ses  poches  une  col- 
lection de  précieux  fragmens  d'un  antique  pavage,  —  échantil- 
lons de  porphyre,  de  malachite,  de  lapis,  de  basalte,  —  déterrés 
sur  son  domaine,  et  qui  devaient  leur  poli  à  un  maniement  conti- 
nuel. Vous  auriez  pu  le  voir  s'amuser  pendant  des  heures  entières 
à  les  lancer  à  la  file  pour  les  rattraper  sur  le  dos  de  sa  main.  Son 
talent  était  si  remarquable  qu'il  envoyait  une  pierre  à  une  hauteur 
de  cinq  pieds  et  la  recevait  à  la  descente. 

Je  surveillai  avec  une  inquiétude  affectueuse  quelque  symptôme 
annonçant  que  Marthe  s'apercevait  que  son  mari  ne  la  valait  pas.  Une 
ou  deux  fois,  à  mesure  que  les  semaines  s'écoulaient,  je  crus  recon- 
naître à  son  regard  qu'elle  se  rappelait  certains  entretiens  où  j'avais 
affirmé,  —  avec  autant  de  justesse  que  vous  voudrez,  —  qu'un  Espa- 
gnol ou  un  Italien  peut  être  un  très  brave  garçon ,  mais  qu'il  ne 
respectera  jamais  au  fond  la  femme  qu'il  prétend  aimer.  Presque 
loujours  cependant  mes  noires  prévisions  se  dissipaient  dans  l'atmo- 
sphère enchantée  de  l'antique  paradis  où  nous  vivions  isolés  du 
monde  moderne,  et  n'ayant  que  faire  des  scrupules  modernes.  L'en- 
droit était  si  calme,  si  bien  enfoui  dans  un  passé  silencieux,  que  l'on 
y  respirait  malgré  soi  un  bonheur  somnolent.  Parfois,  tandis  que 
je  peignais,  je  voyais  mes  hôtes  passer,  en  se  tenant  par  le  bras, 
à  l'extrémité  d'une  avenue,  et  la  brillante  vision  me  faisait  trouver 
mes  couleurs  plus  ternes.  Alors  je  me  persuadais  que  j'avais  pour 
mission  de  devenir  le  fidèle  chroniqueur  d'une  poétique  légende. 

Bien  quelle  spectacle  de  cette  rare  félicité  n'eût  rien  de  mono- 
tone, j'appris  avec  plaisir  que  le  comte,  cédant  aux  sollicitations  de 
Marthe,  allait  entreprendre  une  série  de  fouilles  systématiques. 
Les  fouilles  sont  un  luxe  coûteux,  et  ni  Valério  ni  ses  prédécesseurs 
immédiats  n'avaient  eu  les  moyens  de  faire  de  l'archéologie  en 
amateurs;  mais  ma  filleule,  convaincue  que  le  sol  du  parc  cachait 
d'innombrables  trésors,  croyait  honorer  l'antique  maison  qui  l'ac- 


438  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ceptait  pour  maîtresse  en  consacrant  une  partie  de  sa  fortune  à  une 
bonne  œuvre  profitable  aux  arts.  Elle  pensait  sans  doute  que  ce  gé- 
néreux procédé  enlèverait  à  ses  dollars  leur  vile  odeur  commer- 
çante. Elle  consulta  des  experts,  et  fut  bientôt  prête  à  jurer,  en 
s'appuyant  sur  des  prémisses  irréfutables,  qu'une  colossale  statue 
de  Minerve,  en  bronze  doré,  dont  parle  Strabon,  attendait  patiem- 
ment l'heure  de  la  résurrection  à  une  centaine  de  mètres  de  l'angle 
nord-ouest  de  la  villa.  J'eus  l'honneur  de  dîner  chez  elle  en  com- 
pagnie de  deux  vieux  antiquaires  grotesques  qui,  le  repas  achevé, 
durent  se  livrer  à  des  marches  forcées  à  travers  le  parc.  Ces  mes- 
sieurs, bien  qu'ils  ne  fussent  d'accord  sur  aucune  autre  question, 
déclarèrent  à  tour  de  rôle  à  la  comtesse,  en  la  prenant  à  part,  que 
des  fouilles  savamment  dirigées  donneraient  une  récolte  de  splen- 
dides  découvertes.  Valério  avait  non-seulement  témoigné  de  l'in- 
différence, mais  s'était  opposé  à  ce  projet.  Plus  d'une  fois  il  avait 
même  interrompu  les  prévisions  enthousiastes  de  sa  femme  avec 
une  aigreur  inusitée.  —  Qu'ils  dorment  en  paix,  les  pauvres  dieux 
déshérités,  dit-il.  Ne  trouble  pas  leur  repos.  Que  leur  veux-tu? 
Nous  ne  pouvons  pas  les  adorer.  L'Apollon,  la  Gérés,  la  Minerve,  que 
tu  es  si  sûre  de  découvrir,  songes-tu  à  les  placer  sur  des  piédes- 
taux pour  qu'on  les  critique  et  qu'on  les  raille?  Puisque  tu  ne  peux 
croire  en  eux,  ne  les  dérange  pas. 

Je  me  rappelle  avoir  été  assez  frappé  de  la  véhémence  d'un 
aveu  que  sa  femme  lui  arracha  lorsqu'un  jour,  à  la  suite  de  quel- 
que remontrance  de  ce  genre,  elle  l'accusa  en  riant  d'être  super- 
stitieux. —  Oui,  je  suis  superstitieux!  s'écria-t-il.  Peut-être  ne  le 
suis-je  que  trop;  mais  les  Valerius  sont  des  Italiens  de  la  vieille 
roche,  et  il  faut  me  prendre  tel  quel.  Ah!  on  voit  et  l'on  entend 
ici  des  choses  qui  laissent  derrière  elles  d'étranges  influences!  Ces 
choses  ne  te  touchent  pas,  naturellement,  puisque  tu  es  d'une  autre 
race;  moi,  elles  me  frappent  dans  le  bruit  des  feuilles,  dans  l'odeur 
du  sol  moisi,  dans  le  regard  vide  de  ces  vieux  marbres.  J'ose  à  peine 
contempler  une  statue  en  face.  Il  me  semble  voir  d'autres  yeux 
rouler  dans  ces  orbites  de  pierre,  et  je  ne  sais  trop  ce  qu'ils  veulent 
me  dire.  J'appelle  ces  pauvres  statues  des  revenans.  En  conscience, 
nous  en  avons  déjà  assez  dans  le  parc  qui  se  tiennent  là  aux  écoutes, 
plongeant  les  yeux  dans  chaque  coin  obscur.  N'en  déterrons  plus  ! 

Cette  sortie  de  Yalério  était  trop  bizarre  pour  que  sa  femme  y  vît 
autre  chose  qu'une  plaisanterie,  et  bien  que  je  prisse  les  paroles  du 
comte  plus  au  sérieux,  il  plaisantait  si  rarement,  que  j'aurais  re- 
gretté d'interrompre  le  sourire  de  ma  petite  Marthe.  Grâce  à  son 
sourire,  elle  triompha,  et  au  bout  de  quelques  jours  on  vit  arriver 
une  sorte  de  détective  doué,  disait-on,  du  flair  archéologique,  et  es- 


LE    DERNIER    DES    VALERIUS.  439 

corté  d'une  douzaine  de  terrassiers.  Pour  ma  part,  ces  mesures  par 
trop  énergiques  ne  me  souriaient  pas.  Si  j'aimais  les  statues  déter- 
rées, les  préparatifs  de  l'exhumation  ne  me  plaisaient  guère,  et  je 
maudissais  les  bruits  profanes  qui  menaçaient  de  troubler  le  si- 
lence de  ma  retraite. 

Le  personnage  chargé  de  diriger  les  fouilles  m'inspira  une  as- 
sez vive  antipathie.  C'était  un  petit  homme  fort  laid  qui  avait  l'air 
d'un  gnome  sorti  des  entrailles  de  cette  terre  qu'il  bouleversait 
pour  y  chercher  des  chefs-d'œuvre.  Il  ne  louchait  pas,  et  ce- 
pendant ses  yeux  glauques  vous  regardaient  rarement  en  face.  Sa 
chevelure  inculte  cachait  son  front ,  et  malgré  la  petitesse  de  sa 
taille,  ses  bras  étaient  d'une  longueur  démesurée.  Il  allait  furetant 
partout  avec  vivacité,  et  sur  sa  large  bouche  s'épanouissait  un  sou- 
rire méphistophélique  qui  me  donnait  à  croire  qu'il  songeait  à  l'ar- 
gent que  le  comte  se  disposait  à  enfouir  plus  qu'aux  marbres  ou  aux 
bronzes  que  nous  espérions  tirer  du  sol.  Dès  que  la  première  motte 
de  gazon  eut  été  retournée,  l'humeur  de  Valério  changea,  et  la  cu- 
riosité vainquit  ses  scrupules.  Il  aspirait  avec  délices  l'odeur  de  la 
terre  humide,  et  son  regard  devenait  de  plus  en  plus  animé  à  me- 
sure que  l'on  creusait.  Si  une  pioche  résonnait  contre  une  pierre, 
il  poussait  une  exclamation  de  joie,  et,  pour  l'empêcher  de  sauter 
dans  la  tranchée,  il  fallait  qu'un  des  travailleurs  lui  annonçât  que 
c'était  une  fausse  alerte.  La  perspective  d'une  découverte  causait  à 
mon  hôte  une  étrange  agitation  nerveuse.  Plus  d'une  fois  je  le  ren- 
contrai se  promenant  d'un  air  inquiet  sous  les  arbres  séculaires, 
comme  s'il  eût  enfin  commencé  à  penser.  Il  me  prenait  alors  le  bras 
et  discutait  avec  un  optimisme  fiévreux  les  probabilités  d'une  trou- 
vaille. Cette  ardeur  subite  me  surprenait  un  peu,  et  je  cherchais  à 
deviner  s'il  s'enthousiasmait  en  vue  du  passé  ou  de  l'avenir,  —  si, 
au  lieu  de  rêver  aux  beautés  d'une  Minerve  ou  d'un  Apollon ,  il 
n'en  supputait  pas  la  valeur  vénale.  Lorsque  le  comte  me  dénonçait 
les  terrassiers  comme  une  bande  de  fainéans,  leur  chef  se  permet- 
tait à  mon  adresse  un  clignement  d'yeux  qui  semblait  me  donner  à 
entendre  que  les  fouilles  cachaient  un  piège.  Notre  patience  fut  sou- 
mise à  une  assez  longue  épreuve,  car  on  creusa  en  vain  plus  d'un 
trou.  Le  comte,  découragé,  cessa  d'abréger  ses  siestes;  mais  le 
petit  expert  poursuivit  ses  recherches  en  homme  qui  connaît  son 
métier.  Tandis  que  je  me  tenais  devant  mon  chevalet,  j'entendais 
les  travailleurs  à  l'œuvre.  Quand  le  bruit  des  pioches  devenait 
moins  régulier,  j'interrompais  ma  tâche,  et  mon  cœur  battait  plus 
fort. 

Un  matin,  il  me  sembla  que  les  voix  étaient  plus  animées  que 
de  coutume;  mais,  préoccupé  par  un  effet  de  lumière  difficile  à 


/i/jO  REVUE    DKS    DHUX    MONDES. 

reproduire,  je  ne  me  dérangeai  pas.  Soudain  une  ombre  obscurcit 
le  bas  de  ma  toile,  et  je  me  retournai.  Le  petit  gnome  se  tenait  à 
mon  côté,  l'œil  brillant,  casquette  en  main,  le  front  baigné  de 
sueur.  Il  portait  sous  le  bras  un  fragment  de  marbre.  En  réponse 
à  mon  regard  interrogateur,  il  me  le  montra,  et  je  vis  que  c'était 
une  main  de  femme  admirablement  sculptée.  —  Venez,  me  dit-il 
laconiquement,  —  et  il  me  conduisit  vers  la  tranchée.  Les  ouvriers 
se  pressaient  autour  de  la  fosse,  de  sorte  que  je  n'aperçus  rien  jus- 
qu'à ce  que  mon  guide  leur  eût  ordonné  de  s'écarter.  Alors,  éclai- 
rée en  plein  par  les  rayons  du  soleil  qu'elle  reflétait  presque  en  dépit 
de  ses  taches  terreuses,  inclinée  sur  un  amas  de  décombres,  m'ap- 
parut  une  superbe  statue  de  marbre.  Au  premier  coup  d'œil,  elle  me 
sembla  colossale;  mais  je  ne  tardai  pas  à  reconnaître  que  ses  pro- 
portions parfaites  n'avaient  rien  de  surhumain.  Mon  pouls  se  mit  à 
battre  la  charge,  car  je  me  trouvais  en  face  d'un  chef-d'œuvre,  et 
l'on  pouvait  se  sentir  fier  d'être  un  des  premiers  à  lui  souhaiter  la 
bienvenue.  Sa  beauté  merveilleuse  lui  donnait  un  aspect  vivant. 
On  eût  dit  que  ses  yeux  distraits  renvoyaient  aux  spectateurs  leur 
regard  de  surprise.  Elle  était  amplement  drapée,  et  je  vis  que  je 
n'avais  pas  devant  moi  une  Vénus.  —  C'est  une  Junon,  me  dit  d'un 
ton  décisif  le  gnome,  comme  s'il  eût  deviné  ma  pensée.  —  En  effet, 
elle  semblait  personnifier  la  suprématie  et  le  repos  célestes.  Sa 
tête  sereine,  entourée  d'une  seule  bandelette,  ne  pouvait  s'abais- 
ser que  pour  signifier  un  ordre,  ses  yeux  regardaient  droit  devant 
elle,  sa  bouche  respirait  un  orgueil  implacable ,  une  de  ses  mains, 
étendue,  paraissait  avoir  autrefois  porté  quelque  emblème  de  sou- 
veraineté olympienne;  le  bras  dont  la  main  avait  été  brisée  pen- 
dait à  son  côté  dans  une  pose  majestueusement  classique.  L'œuvre, 
dans  ses  moindres  détails,  était  d'une  grâce  achevée,  et,  bien  que 
l'effort  tenté  pour  donner  du  caractère  à  l'expression  rappelât  va- 
guement les  procédés  modernes,  cette  Junon  était  conçue  à  la 
manière  large  et  simple  de  la  grande  période  grecque.  C'était  un 
chef-d'œuvre  et  une  merveille  de  conservation. 

—  A-t-on  prévenu  le  comte?  demandai-je  bientôt,  car  ma  con- 
science m'adressait  des  reproches,  comme  si  nos  regards  eussent 
enlevé  quelque  chose  à  la  statue. 

—  Le  signor  comte  n'est  pas  levé,  répondit  le  petit  explorateur 
en  ricanant.  On  a  craint  de  le  déranger. 

—  Le  voici  !  s'écria  un  des  ouvriers. 

Et  l'on  s'écarta  pour  livrer  passage  au  maître,  dont  le  sommeil 
venait  d'être  brusquement  interrompu ,  à  en  juger  par  son  teint 
plus  animé  que  de  coutume  et  par  sa  chevelure  un  peu  ébou- 
riffée. 


LE  nERNiL:r.  ni^s  vAr.FRrus.  bf\\ 

—  Ah  !  mon  rêve  ne  me  trompait  pas  !  s'écria-t-il  après  être  resté 
un  moment  immobile,  les  yeux  fixés  sur  la  statue. 

—  Qu'avez -vous  rêvé?  lui  demandai-je  en  remarquant  que  son 
visage  trahissait  moins  de  satisfaction  que  d'effroi. 

—  Que  l'on  avait  découvert  une  Junon  et  qu'elle  se  levait  pour 
poser  sa  main  de  marbre  sur  la  mienne. 

Une  sorte  de  cri  rauque  s'échappa  du  gosier  des  ouvriers  effrayés. 

— ^  Voici  la  main,  dit  le  petit  homme,  montrant  son  admirable 
fragment.  Je  la  tiens  depuis  une  demi-heure;  ce  n'est  donc  pas  elle 
qui  a  pu  vous  toucher. 

—  Quant  au  reste,  il  n'y  a  pas  d'erreur,  ajoutai-je,  c'est  bien  une 
Junon.  Admirez-la  à  votre  aise. 

Je  me  retirai;  puisque  le  comte  était  superstitieux,  je  voulais  lui 
laisser  le  temps  de  se  remettre. 

Je  regagnai  la  maison  pour  annoncer  la  bonne  nouvelle  à  ma 
filleule,  que  je  trouvai  sommeillant  sur  un  gros  bouquin  archéolo- 
gique, mais  d'un  sommeil  sans  rêves.  —  Ils  ont  jeté  la  sonde  au 
bon  endroit,  lui  dis-je;  ils  viennent  de  mettre  au  jour  une  Junon, 

—  une  Junon  de  Praxitèle  pour  le  moins. 

Marthe  laissa  tomber  son  in-octavo  et  sonna  pour  demander  une 
ombrelle.  Je  lui  décrivis  de  mon  mieux  la  statue,  mais  non  de  façon 
à  la  lui  faire  admirer  sur  parole,  car  elle  m'écouta  avec  une  petite 
moue  dédaigneuse.  —  Un  long  péplum  cannelé?  répéta- 1- elle. 
Drôle  de  costume  pour  une  statue  !  Je  ne  crois  pas  qu'elle  soit  si 
belle. 

—  Elle  est  assez  belle  pour  vous  rendre  jalouse,  répliquai-je. 
Nous  trouvâmes  Valério  les  bras  croisés  en  contemplation  devant 

la  déesse  ressuscitée.  L'irritation  nerveuse  causée  par  son  rêve  s'é- 
tait dissipée,  mais  sa  physionomie  trahissait  une  émotion  encore 
plus  profonde.  11  était  pâle,  et  il  demeura  silencieux  lorsque  sa 
femme  s'approcha  de  lui.  Toutefois  je  ne  jurerais  pas  que  l'attitude 
de  Marthe  ne  fût  pas  un  hommage  plus  sincère  rendu  à  la  beauté 
de  Junon.  Chemin  faisant,  elle  avait  ri  de  mes  rhapsodies,  et  je  m'é- 
tais rappelé  une  assertion  d'un  auteur  dont  le  nom  m'échappe  et 
qui  prétend  que  les  femmes  n'ont  pas  le  sentiment  de  la  beauté 
parfaite.  Elle  admira  longtemps  la  statue  sans  prononcer  une  pa- 
role, la  tête  appuyée  sur  l'épaule  de  son  mari  ;  puis  elle  s'avança 
d'un  air  presque  craintif  vers  le  marbre,  auquel  on  avait  improvisé 
une  sorte  de  piédestal.  La  jeune  femme  posa  ses  deux  mains  roses 
sur  les  doigts  de  pierre  de  la  déesse  et  les  pressa  sous  une  chaude 
étreinte,  fixant  ses  yeux  brillans  sur  ce  front  imperturbable.  Lors- 
qu'elle se  retourna,  une  larme  d'admiration  tremblait  sons  ses  cils, 

—  larme  que  son  mari  ne  remarqua  pas,  tant  il  demeurait  absorbé. 


hli2  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Il  avait  sans  doute  donné  l'ordre  de  servir  à  boire  aux  ouvriers.  En 
ce  moment,  on  roula  jusqu'à  nous  un  tonneau  de  vin;  le  petit 
gnome,  ayant  rempli  le  premier  verre,  s'avança  tête  découverte  et 
l'offrit  obséquieusement  à  la  comtesse.  Elle  ne  fit  qu'y  tremper  les 
lèvres  et  le  passa  à  son  mari.  Celui-ci  le  porta  machinalement  à  sa 
bouche  ;  puis  il  se  ravisa  tout  à  coup,  leva  le  verre  au-dessus  de  sa 
tête  et  le  vida  avec  solennité  aux  pieds  de  la  statue. 

—  Mais  c'est  une  libation  !  m'écriai-je. 

Valério  ne  répondit  pas,  et  s'éloigna  à  pas  lents. 


II. 


Ce  jour-là,  on  ne  travailla  plus.  Les  ouvriers  restèrent  étendus 
sur  le  gazon,  contemplant  l'admirable  statue  avec  la  satisfaction 
qu'un  beau  morceau  de  sculpture  inspire  à  tout  vrai  Romain,  mais 
sans  gaspiller  leur  vin  en  cérémonies  païennes.  Dans  l'après-midi, 
le  comte  fit  une  nouvelle  visite  à  la  Junon,  et  ordonna  de  la  trans- 
porter le  lendemain  au  casino.  Ce  casino  était  un  grand  pavillon 
construit  sur  le  modèle  d'un  temple  ionique  et  qui  s'élevait  dans 
une  partie  du  jardin,  oii  les  ancêtres  de  Valério  avaient  souvent  dû 
se  réunir  pour  boire  des  sirops  glacés  et  déguster  de  savans  ma- 
drigaux. Il  renfermait  quelques  fragmens  de  sculptures  antiques 
voilés  par  maintes  toiles  d'araignée,  et  il  était  assez  vaste  pour 
contenir  le  musée  plus  précieux  dont  je  me  plaisais  à  regarder  la 
Junon  comme  le  point  de  départ.  On  ne  tarda  pas  à  poser  la  belle 
déesse  sur  un  cippe  funéraire  renversé,  solide  piédestal  où  elle  do- 
minait dans  une  attidude  sereine.  Le  surveillant  des  fouilles,  qui 
connaissait  à  fond  tous  les  procédés  de  restauration,  la  frotta  et  la 
gratta  avec  un  art  mystérieux,  enleva  les  taches  laissées  par  la  terre 
et  doubla  l'éclat  de  sa  beauté.  L'œuvre  harmonieuse  parut  briller 
d'une  fraîcheur  et  d'une  pureté  nouvelles  ;  sans  sa  main  brisée,  on 
eût  pu  s'imaginer  qu'elle  venait  de  recevoir  le  dernier  coup  de  ci- 
seau. Les  amateurs  de  Rome  commencèrent  à  parler  de  cette  mer- 
veille. Au  bout  de  trois  ou  quatre  jours,  une  demi-douzaine  de  co- 
noscenti  se  mirent  en  route  pour  la  voir.  Je  me  trouvai  là  lorsque 
le  premier  de  ces  messieurs  (un  Allemand  à  lunettes  bleues,  un 
grand  carton  sous  le  bras)  présenta  sa  requête  au  valet  de  chambre 
du  comte.  Ce  dernier  entendit  la  voix  du  solliciteur,  alla  à  sa  ren- 
contre et  le  toisa  froidement  des  pieds  à  la  tête. 

—  Signor  comte,  dit  l'Allemand  sans  autre  préambule,  votre 
Junon  doit  être  une  Proserpine;  je  me  fais  fort  de  vous  prouver... 

—  Je  n'ai  ni  Junon  ni  Proserpine-  dont  je  tienne  à  discuter 


LE    DERNIER    DES    VALERIUS.  ZjZiS 

l'identité  avec  vous,  interrompit  Valério.  Vous  avez  été  mal  ren- 
seigné. 

—  Quelle  indigne  mystification  !  s'écria  l'Allemand.  Quoi  !  vous 
n'avez  pas  déterré  une  statue? 

—  Aucune  qui  mérite  l'attention  d'un  érudit  tel  que  vous. 

—  Mais  vous  avez  sûrement  découvert  quelque  chose?  La  rumeur 
publique... 

—  La  peste  étouffe  la  rumeur  publique  !  répliqua  le  comte  d'un 
ton  farouche.  Je  n'ai  rien  à  montrer,  —  rien,  comprenez- vous  ? 
Soyez  assez  bon  pour  en  prévenir  vos  amis. 

La  réponse  était  claire  et  nette.  L'infortuné  archéologue  poussa 
un  soupir,  et  reprit  le  chemin  du  Capitole  en  secouant  avec  tris- 
tesse sa  crinière  jaunâtre.  Moi,  je  le  plaignais;  je  me  permis  d'a- 
dresser des  remontrances  à  mon  hôte.  —  Autant  vaudrait  que  votre 
Junon  fût  encore  sous  terre,  lui  dis-je,  si  personne  ne  doit  la  voir. 

—  Je  la  verrai,  et  cela  suffit,  répliqua-t-il.  —  Puis  il  ajouta  aus- 
sitôt en  remarquant  ma  surprise  :  —  Son  grand  portefeuille  m'a 
agacé.  Il  aurait  voulu  faire  quelque  hideux  croquis. 

—  Voilà  qui  me  touche,  dis-je,  car  je  songeais  aussi  à  prendre 
une  petite  esquisse. 

Il  se  tut  pendant  une  minute  ou  deux,  puis  se  tourna  vers  moi, 
me  saisit  le  bras  et  répondit  avec  une  gravité  extraordinaire  : 
—  Rendez-lui  visite  vers  l'heure  du  crépuscule,  asseyez-vous  en 
face  d'elle,  et  contemplez-la  à  loisir.  Je  crois  qu'ensuite  vous  ne 
songerez  plus  à  votre  esquisse.  Sinon,  mon  bon  vieil  ami,  vous  êtes 
le  maître. 

Je  suivis  son  conseil,  et,  comme  ami,  je  renonçai  à  mon  projet; 
mais  un  artiste  sera  toujours  un  artiste,  et  au  fond  je  désirais  vive- 
ment tenter  un  dessin.  Des  ordres  conformes  à  ce  que  Camillo  avait 
répondu  au  visiteur  tudesque  furent  donnés  aux  gens  de  la  villa, 
qui,  avec  la  largeur  de  conscience  et  la  sincérité  dont  sont  doués 
les  Italiens,  plaignirent  les  curieux  d'avoir  été  si  grossièrement 
trompés.  Je  ne  doute  pas  que,  faute  de  mieux,  ils  n'aient  su  rendre 
la  condoléance  lucrative.  Toute  nouvelle  fouille  fut  ajournée  comme 
impliquant  un  affront  pour  l'incomparable  Jonon.  On  congédia  les 
terrassiers,  mais  le  petit  explorateur  continua  de  hanter  le  parc  et 
de  sonder  le  sol  pour  son  propre  plaisir.  Un  jour,  il  m'aborda  avec 
sa  grimace  équivoque  habituelle.  —  Pourriez-vous  m'apprendre, 
signer,  ce  qu'est  devenue  la  belle  main  de  la  Junon?  me  demanda- 
t-il  à  brûle-pourpoint  et  d'un  ton  mystérieux. 

—  Je  ne  l'ai  pas  revue  depuis  le  jour  de  la  trouvaille,  répondis- 
je.  Je  me  souviens  que,  lorsque  je  me  suis  éloigné,  elle  gisait  sur 
l'herbe  à  côté  de  la  tranchée. 


l\l\[l  iîEVUl^    D!vS    DIUJX    MONDKS. 

—  Oui,  à  l'endroit  où  je  l'avais  déposée  moi-môme.  Ensuite  elle 
a  disparu.  Ecco! 

—  Soupçonnes- tu  un  de  tes  hommes?  Un  pareil  fragment  vaut 
plus  de  scudi  que  la  plupart  d'entre  eux  n'en  ont  jamais  vu. 

—  Il  y  en  a  dans  le  nombre  qui  sont  plus  voleurs  que  les  autres; 
mais,  si  j'accusais  le  pire  de  la  bande,  le  comte  se  fâcherait. 

—  Il  doit  pourtant  attacher  de  la  valeur  à  cette  belle  main? 

Le  petit  expert  en  exhumations  regarda  un  instant  autour  de  lui 
et  cligna  de  l'œil.  —  Il  y  attache  tant  de  valeur  qu'il  l'a  volée  lui- 
même,  dit-il. 

—  Volée  lui-même  !  Quelle  idée  !  Après  tout,  la  statue  lui  appar- 
tient. 

—  Pas  tant  que  cela  !  Une  aussi  belle  chose  appartient  un  peu  à 
tout  le  monde;  chacun  a  le  droit  de  l'admirer;  mais  le  comte  la 
tient  sous  clé  comme  si  c'était  une  image  sacro-sainte  de  la  madone, 
et  veut  être  seul  à  la  voir.  En  somme,  il  n'y  a  pas  de  mal  à  cela, 
puisque  la  dame  est  en  pierre.  Et  que  fait-il  de  cette  main  pré- 
cieuse? Il  l'a  enfermée  dans  un  coffret  d'argent;  il  en  fait  une  re- 
lique! 

Et  le  grotesque  personnage  s'éloigna  en  ricanant,  me  laissant 
fort  intrigué.  Si  le  comte  n'aimait  pas  à  montrer  sa  Junon,  c'était  là 
une  conséquence  assez  naturelle  de  la  joie  que  lui  causait  la  pos- 
session d'un  tel  trésor.  Il  ne  tarderait  sans  doute  pas  à  ouvrir  aux 
curieux  les  portes  du  casino,  et  en  attendant  je  devais  me  réjouir 
de  voir  qu'il  y  eût  des  limites  à  son  apathie  constitutionnelle.  Cepen- 
dant les  jours  s'écoulèrent,  et  sa  joie  ne  devint  pas  plus  communi- 
cative.  Qu'il  admirât  sa  déesse  de  marbre,  je  ne  songeais  pas  à  le  lui 
reprocher;  cependant  était-ce  une  raison  pour  mépriser  1'  hu  manii? 
On  eût  dit  néanmoins  qu'il  se  plaisait  à  établir  entre  elle  et  nous 
des  comparaisons  qui  tournaient  au  détriment  des  simples  mortels, 
sans  en  excepter  sa  charmante  femme.  Lorsque  je  cherchais  à  me 
persuader  qu'il  n'était  ni  plus  ni  moins  aimable  qu'autrefois,  le  vi- 
sage de  Marthe  donnait  un  démenti  à  mon  optimisme.  Bien  qu'elle 
ne  se  plaignît  pas,  son  allure  trahissait  une  touchante  perplexité. 
Elle  fixait  souvent  les  yeux  sur  Yalério  avec  une  sorte  de  curiosité 
éplorée,  comme  si  une  surprise  mêlée  de  commisération  eût  tenu 
tout  ressentiment  en  échec.  Naturellement  je  ne  pouvais  m'enqué- 
rir  de  ce  qui  se  passait  entre  eux  dans  l'intimité.  Il  ne  se  passait 
rien,  je  le  devinais,  —  et  c'était  là  le  malheur.  Le  comte,  distrait 
et  taciturne,  évitait  le  regard  de  sa  femme.  Lorsque  par  hasard  il 
remarquait  que  je  le  contemplais  d'un  air  de  reproche,  ses  yeux 
brillaient  d'un  éclat  passager,  —  il  semblait  à  moitié  tenté  de  m'a- 
dresser  un  défi  railleur  et  à  demi  disposé  à  justifier  sa  conduite.  Si 


LE    DEHNIEP.    DES    VALERIUS.  /|/l5 

Marthe  s'approchait  de  lui,  il  se  détournait  avec  un  frisson  mal 
dissimulé.  J'enrageais.  Je  me  mis  à  haïr  le  comte  et  tout  ce  qui  lui 
appartenait.  —  J'avais  mille  fois  raison,  pensai-je;  un  comte  italien 
peut  séduire  l'œil,  mais  c'est  une  étoffe  brûlée  d'un  mauvais  usage. 
Parlez-moi  d'un  brave  Américain,  qui  ne  vous  trompe  pas  comme 
ces  mystérieux  produits  du  vieux  monde!  Tout  peintre  que  je  suis, 
je  ne  conseillerai  jamais  à  une  femme  de  choisir  un  mari  pitto- 
resque ! 

La  villa,  avec  ses  ombres  pourprées,  ses  jours  éclatans,  ses  mar- 
bres muets  et  son  interminable  panorama  du  mont  Albano,  cessa 
de  m'attirer.  Mes  paysages  ne  valaient  rien.  Je  voyais  tout  en  laid. 
Je  m'asseyais,  je  préparais  ma  palette  et  il  me  semblait  mêler  de 
la  boue  avec  mes  couleurs.  Je  ne  broyais  que  du  noir,  et  un  poids 
intolérable  s'appesantissait  sur  mon  cœur.  Le  comte  m'apparaissait 
comme  une  efllorescence  maladive  des  mauvais  germes  que  l'his- 
toire avait  implantés  dans  sa  race.  Comment  s'étonner  qu'il  se  mon- 
trât cruel?  Chez  les  siens,  la  cruauté  n'était-elle  pas  une  tradition 
et  le  crime  un  exemple?  Les  passions  de  ses  ancêtres  s'agitaient  en 
aveugles  au  fond  de  sa  nature  inculte  et  demandaient  à  se  faire 
jour.  Quel  lourd  héritage!  pensais-je  en  évoquant  la  longue  proces- 
sion des  aïeux  du  comte.  Il  fallait  remonter  jusqu'à  l'époque  disso- 
lue de  la  renaissance  des  arts  et  des  vices,  jusqu'aux  ténèbres  des 
premiers  siècles  chrétiens,  jusqu'à  l'origine  des  Yalerius,  dont  le 
nom  se  rattache  aux  annales  de  la  Rome  primitive,  pour  reparaître 
à  travers  les  pages  les  plus  sombres  de  l'histoire,  De  telles  archives 
sont  à  elles  seules  une  malédiction,  — et  ma  pauvre  filleule  se  figu- 
rait que  ce  passé  ne  pèserait  ni  plus  lourdement  ni  moins  gracieu- 
sement sur  son  existence  que  la  plume  qui  ornait  son  chapeau! 

Il  me  serait  difficile  de  préciser  la  durée  de  cette  pénible  situa- 
tion. Je  la  trouvai  d'autant  plus  longue  que  Marthe  se  montrait  plus 
réservée  et  qu'il  m'était  impossible  de  lui  offrir  un  mot  de  conso- 
lation. Une  femme  impressionnable,  lorsqu'elle  rencontre  une  dé- 
ception dans  le  mariage,  épuise  ses  propres  ressources  avant  de 
demander  conseil  à  autrui.  Les  préoccupations  du  comte,  de  quel- 
que nature  qu'elles  fussent,  le  troublaient  de  plus  en  plus  :  il  allait 
et  venait  sans  but  apparent,  avec  une  brusquerie  nerveuse;  il  fai- 
sait seul  de  longues  promenades  à  cheval,  et  jugeait  rarement  né- 
cessaire de  s'excuser  auprès  de  sa  femme.  Pour  qu'un  homme  devînt 
aussi  sombre  sans  motif  avoué,  il  fallait  qu'il  fût  très  malheureux. 
Il  m'avait  toujours  traité  avec  le  respect  que  méritait  ma  barbe 
grise,  et  j'espérais  que  le  jour  viendrait  où  il  me  permettrait  de 
sonder  sa  blessure.  Un  soir,  après  avoir  pris  congé  de  ma  filleule, 
je  trouvai  le  comte  dans  le  jardin,  contemplant  à  la  lueur  des  étoiles 


hllQ  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

un  Hermès  niché  dans  un  bosquet  d'orangers.  Je  m'assis  à  son  côté 
et  je  lui  dis  sans  détour  que  sa  conduite  demandait  une  explication. 
Il  tourna  à  moitié  la  tête  vers  moi  et  son  regard  brilla  un  instant 
d'un  sombre  éclat. 

—  Je  comprends,  murmura-t-il  ;  vous  me  croyez  fou. 

—  Non,  répliquai-je;  mais  je  vous  crois  malheureux,  et  quand  on 
laisse  un  trop  libre  cours  aux  idées  noires ,  notre  pauvre  cerveau 
est  rudement  éprouvé. 

Il  demeura  quelques  minutes  sans  répondre,  puis  s'écria  :  —  Je 
ne  suis  pas  malheureux;  je  suis  prodigieusement  heureux  !  Vous  ne 
pouvez  vous  imaginer  quel  plaisir  j'éprouve  à  rester  assis  sur  ce 
banc,  à  contempler  ce  vieil  Hermès  si  maltraité  par  les  siècles. 
Autrefois  il  me  faisait  peur;  le  froncement  de  ses  sourcils  me  rap- 
pelait l'abbé  qui  m'enseignait  le  latin  et  qui  me  lançait  des  re- 
gards terribles  lorsque  j'estropiais  Virgile.  Aujourd'hui  il  me  semble 
le  compagnon  le  plus  affectueux  et  le  plus  jovial  du  monde,  et  il 
ne  réveille  en  moi  que  d'agréables  pensées.  Il  y  a  deux  mille  ans,  il 
montrait  ses  grosses  lèvres  boudeuses  dans  le  jardin  de  quelque 
vieux  Romain.  Il  a  vu  des  pieds  chaussés  de  sandales  fouler  le  sol, 
et  des  têtes  couronnées  se  pencher  sur  les  coupes  pleines:  il  con- 
naissait les  anciennes  cérémonies  et  l'ancien  culte,  les  anciens  La- 
tins et  leurs  dieux.  Tandis  que  je  le  regarde,  il  me  décrit  tout  ce 
passé.  Non,  non,  mon  ami,  je  suis  le  plus  heureux  des  mortels! 

J'avais  déclaré  que  je  ne  le  croyais  pas  fou  ;  mais  je  ne  trouvais 
rien  de  rassurant  dans  cette  bizarre  rhapsodie.  L'Hermès,  par  le  plus 
grand  des  hasards,  conservait  un  nez  intact,  et  lorsque  je  songeai 
que  ma  chère  petite  comtesse  était  négligée  en  faveur  de  ce  bloc 
inanimé,  je  me  promis  de  revenir  le  lendemain  armé  en  guerre  et 
d'administrer  au  marbre  païen  un  vigoureux  coup  de  marteau  qui 
le  rendrait  trop  ridicule  pour  un  tête-à-tête  sentimental.  En  atten- 
dant, l'infatuation  du  comte  n'était  pas  chose  risiblè,  et,  après 
avoir  réfléchi,  je  l'engageai  vivement  à  voir  soit  un  prêtre,  soit  un 
médecin. 

Il  poussa  un  éclat  de  rire  formidable. 

—  Un  prêtre?  Que  ferais-je  d'un  prêtre,  et  que  ferait-il  de  moi? 
Je  n'ai  jamais  trop  aimé  les  prêtres  et  je  me  sens  moins  disposé 
que  jamais  à  les  aimer.  Un  prêtre,  répéta-t-il  en  posant  la  main  sur 
mon  bras,  ne  m'envoyez  pas  un  prêtre,  si  vous  tenez  à  sa  raison! 
Ma  confession  épouvanterait  le  pauvre  homme  au  point  de  le  rendre 
fou.  Quant  à  un  médecin,  je  ne  me  suis  jamais  mieux  porté,  et  à 
moins  que  vous  ne  vouliez  m'empoisonner  par  charité  chrétienne,  je 
vous  engage  à  ne  pas  déranger  les  docteurs. 

Décidément  il  avait  le  cerveau  malade,  et  pendant  quelques  jours 


LE    DERNIER    DES    VALERIUS.  447 

je  n'eus  pas  le  courage  de  retourner  à  la  villa.  Comment  devais-je 
l'accueillir?  Quelles  mesures  prendre?  Que  faire  pour  assurer  le 
bonheur  et  sauvegarder  la  dignité  de  Marthe?  J'errai  à  travers  les 
rues  de  Rome  en  me  posant  ces  questions,  et  une  après-midi  je 
me  trouvai  dans  le  Panthéon.  Afin  d'échapper  à  une  averse  printa- 
nière,  je  m'étais  réfugié  dans  le  vaste  temple,  que  ses  autels  chré- 
tiens n'ont  qu'à  moitié  transformé  en  église.  Aucun  édifice  romain 
ne  conserve  une  empreinte  plus  profonde  des  siècles  passés,  — 
aucun  ne  démontre  d'une  façon  plus  claire  que  ces  anciennes 
croyances  où  nous  ne  voyons  plus  que  des  fables  monstrueuses  ont 
été  des  réalités.  L'immense  dôme  semble  renvoyer  à  l'oreille  un 
vague  écho  du  culte  oublié,  comme  un  coquillage  ramassé  au  bord 
de  la  mer  nous  apporte  la  rumeur  de  l'océan.  Sept  ou  huit  per- 
sonnes étaient  éparpillées  devant  les  divers  autels;  une  autre  se 
tenait  seule  au  centre  de  l'édifice,  sous  l'ouverture  pratiquée  dans 
la  coupole.  Dès  que  je  m'approchai,  je  reconnus  le  comte.  Il  était 
planté  là,  les  mains  derrière  le  dos,  contemplant  les  nuages  char- 
gés de  pluie,  qui  passaient  au  dessus  du  grand  œil-de-bœuf,  et  re- 
gardant ensuite  le  cercle  humide  formé  sur  les  dalles. 

Le  pavage  du  Panthéon,  à  cette  époque,  était  raboteux,  disjoint 
et  magnifiquement  vieux.  L'ample  espace  exposé  aux  intempéries 
des  saisons  restait  aussi  couvert  de  moisissure  et  de  taches  ver- 
dâtres  que  le  sentier  d'un  jardin  mal  entretenu.  Une  herbe  micro- 
scopique poussait  dans  les  crevasses  et  scintillait  sous  les  gouttes 
de  pluie.  Le  grand  courant  d'air  qui  passait  par  la  voûte  ouverte 
dissipait  l'odeur  de  l'encens  ou  des  cierges,  établissant  ainsi  des 
rapports  plus  directs  entre  les  fidèles  et  la  nature  extérieure,  —  ou 
du  moins  le  comte  ressentait  une  impression  de  ce  genre.  Son  vi- 
sage révélait  une  extase  indéfinissable,  et  il  était  trop  absorbé  dans 
sa  contemplation  pour  s'apercevoir  de  ma  présence.  Au  dehors,  le 
soleil  luttait  bravement  contre  les  nuages;  néanmoins  une  pluie 
fine  continuait  à  tomber  et  descendait  sous  forme  de  vapeur  illumi- 
née dans  les  pénombres  du  vieux  sanctuaire.  Valérie  la  suivait  dans 
sa  descente  avec  le  regard  fasciné  d'un  enfant  qui  voit  couler  l'eau 
d'une  fontaine.  Il  se  détourna  enfin  pour  se  diriger  vers  un  des  au- 
tels, pressant  une  main  sur  son  front.  Il  ne  fit  qu'une  courte  sta- 
tion, contempla  un  instant  ce  coin  de  l'église  et  tourna  soudain  sur 
lui-même  pour  regagner  la  place  qu'il  occupait  d'abord.  Ce  ne  fut 
qu'alors  qu'il  me  vit.  Il  fut  sans  doute  frappé  du  regard  que  je  fixais 
sur  lui;  il  s'avança  aussitôt  vers  moi  et  me  tendit  cordialement 
la  main.  Si  je  ne  me  trompe,  il  était  en  proie  à  une  agitation  ner- 
veuse qu'il  s'efforçait  de  maîtriser. 

—  C'est  le  plus  beau  monument  de  Rome,  dit-il.  Cela  vaut  mieux 


UllS  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

que  Saint-Pierre.  Groiriez-vous  que  je  le  visite  pour  la  première 
fois?  Je  laissais  ce  spectacle  aux  étrangers  qui  se  promènent  avec 
leur  guide  rouge  sous  le  bras,  lisent  une  description  et  se  figurent 
qu'ils  ont  vu.  Ah!  il  faut  .se?î^?>  pour  comprendre  la  convenance  et 
la  beauté  de  ce  grand  dôme  ouvert  !  Aujourd'hui  il  n'y  a  que  la 
pluie,  le  soleil  et  le  vent  ^ui  pénètrent  par  là  ;  mais  autrefois  les 
dieux  et  les  déesses  du  paganisme  venaient  planer  un  instant  sur 
cette  ouverture,  descendaient  avec  une  lenteur  majestueuse  et  pre- 
naient place  devant  leur  autel.  Quelle  procession  alors  qu'on  pou- 
vait la  contempler  avec  les  yeux  de  la  foi  !  Et  que  nous  a-t-on  donné 
à  leur  place? 

Il  haussa  les  épaules  avec  un  geste  de  pitié. 

—  Mon  cher  Gamillo,  lui  dis-je  avec  douceur,  vous  devez  tolérer 
les  croyances  d'autrui.  Voudriez-vous  donc  rétablir  l'inquisition,  et 
au  profit  de  Jupiter  et  de  Mercure? 

—  Ils  ne  toléreraient  point  mes  croyances,  s'ils  les  connais- 
saient !  On  a  beaucoup  parlé  des  persécutions  païennes  ;  mais  les 
chrétiens  aussi  ont  persécuté,  et  les  anciennes  divinités  ont  été 
adorées  dans  les  caves  et  dans  les  bois  aussi  bien  que  les  nou- 
velles. Elles  n'en  valaient  pas  moins  pour  cela!  C'est  dans  les  caves, 
dans  les  bois,  dans  les  sources,  dans  les  entrailles  de  la  terre 
qu'elles  habitaient.  Et  c'est  là,  —  et  ici  également,  malgré  toutes 
les  lustrations  chrétiennes,  —  qu'un  fils  de  la  vieille  Italie  peut 
encore  les  retrouver  ! 

Il  m'en  avait  dit  plus  qu'il  ne  voulait,  et  son  masque  venait  de 
tomber.  Je  le  regardai  fixement,  et  je  ressentis  cette  subite  effusion 
de  pitié  qu'inspire  la  vue  d'un  être  irresnonsable.  Le  secret  qui  le 
troublait  m'était  connu,  et  je  me  sentis  soulagé.  Étouffant  mon  en- 
vie de  rire,  je  me  contentai  d'affecter  un  air  bénévole.  Il  me  lança 
un  regard  soupçonneux,  comme  pour  s'assurer  jusqu'à  quel  point 
il  s'était  trahi,  et  ce  regard  m'apprit,  je  ne  sais  trop  comment,  qu'il 
avait  une  conscience  sur  laquelle  on  pouvait  agir.  Dans  ma  recon- 
naissance, j'étais  prêt  à  invoquer  toutes  les  divinités  qu'il  lui  plai- 
rait d'invoquer. 

—  Prenez  garde,  lui  dis-je,  si  ce  sacristain  vous  entendait...  et 
passant  mon  bras  sous  le  sien,  je  l'emmenai  hors  de  l'église. 

J'étais  effrayé  et  indigné  ;  cependant  cet  aveu  m'amusait.  Le 
comte  passait  à  l'état  de  phénomène,  et  les  phénomènes  m'ont  tou- 
jours intéressé.  Durant  le  reste  de  la  journée,  je  ne  songeai  qu'à 
l'étrange  indélébilité  des  caractères  distinctifs  d'une  race.  J'avais 
qualifié  Valério  de  «jeune  latin,  »  —  plus  latin  en  réalité  que 
je  ne  l'avais  supposé!  L'heure  de  la  discrétion  était  passée.  Le  len- 
demain je  parlai  à  ma  filleule.  Elle  espérait  depuis  quelque  temps. 


LE  DERNIER  DES  VALERIUS.  449 

je  crois,  que  je  l'aiderais  à  soulager  son  cœur,  car  elle  fondit  en 
larmes  et  m'avoua  qu'elle  se  regardait  comme  la  plus  malheureuse 
des  femmes. 

—  Tout  d'abord,  me  dit-elle,  je  me  figurai  que  je  me  trompais, 
que  ce  n'était  pas  son  amour  à  lui  qui  diminuait,  mais  mon  exigence 
à  moi  qui  croissait.  Tout  à  coup  j'ai  senti  mon  cœur  se  glacer,  con- 
vaincue qu'il  ne  m'aimait  plus,  et  qu'un  obstacle  surgissait  entre 
nous.  Ce  qui  m'embarrassait,  c'était  l'absence  de  toute  cause,  —  car 
je  ne  lui  avais  donné  aucun  motif  de  plainte,  et  rien  n'annonçait 
qu'il  y  eût  une  autre  femme  dans  le  cas.  Je  me  suis  mis  l'esprit  à 
la  torture  pour  découvrir  en  quoi  j'ai  pu  lui  déplaire,  et  pourtant  il 
se  comporte  en  homme  trop  vivement  offensé  pour  se  plaindre.  Il 
ne  m'adresse  ni  un  mot  de  blâme,  ni  un  regard  de  reproche.  11  a 
tout  simplement  renoncé  à  moi!  J'ai  cessé  d'exister  pour  lui! 

Sa  voix  tremblait,  et  elle  avait  si  bien  l'air  de  me  supplier  de  lui 
venir  en  aide,  que  je  fus  sur  le  point  de  lui  annoncer  que  j'avais  ré- 
solu l'énigme  et  que  nous  pouvions  considérer  la  victoire  comme  à 
ixioitié  remportée.  Je  craignis  de  la  trouver  incrédule.  Ma  solution 
était  si  absurde  que  je  résolus  d'attendre  que  j'eusse  des  preuves 
convaincantes  à  lui  fournir.  Je  continuai  donc  à  surveiller  le  comte 
de  façon  à  ne  pas  exciter  ses  soupçons,  et  cela  avec  une  vigilance 
que  ma  curiosité  rendait  singulièrement  tenace.  Je  me  remis  à 
ma  peinture,  ne  perdant  aucun  prétexte  pour  rôder  autour  du  ca- 
sino. Le  comte  cherchait  évidemment  à  se  rappeler  ce  qui  lui  était 
échappé  lors  de  notre  rencontre  au  Panthéon.  Je  lisais  sur  son  vi- 
sage assombri  qu'il  me  pardonnait  à  moitié  son  indiscrétion.  De 
temps  à  autre  il  me  lançait  un  regard  où  la  méfiance  semblait  lutter 
contre  l'envie  de  s'expliquer.  Je  me  sentais  tout  disposé  à  provo- 
quer un  aveu  ;  mais  le  cas  était  des  plus  embarrassans.  Au  fond, 
ses  illusions  m'inspiraient  une  sorte  de  tendre  respect.  Je  lui  enviais 
la  force  de  son  imagination,  et  je  fermais  parfois  les  yeux  avec  la 
vague  idée  que,  dès  que  je  les  rouvrirais,  je  verrais  Apollon  ac- 
corder paresseusement  sa  lyre  sous  les  arbres  qui  me  faisaient  face, 
ou  Diane  accourir  le  long  de  l'avenue  des  houx.  Le  plus  souvent 
mon  hôte  me  semblait  tout  simplement  un  malheureux  jeune  homme 
affligé  d'un  torticolis  moral  qu'il  importait  de  guérir  au  plus  vite. 
Cependant,  si  le  remède  devait  avoir  quelque  rapport  avec  la  ma- 
ladie, il  faudrait  un  pharmacien  bien  ingénieux  pour  le  composer  ! 

Un  soir,  ayant  souhaité  bonne  nuit  à  Marthe,  je  me  mis  en  route 
selon  mon  habitude  pour  regagner  mon  logis.  Cinq  minutes  après 
avoir  quitté  la  villa,  je  m'aperçus  que  j'avais  oublié  mon  lorgnon. 
Je  me  rappelai  qu'en  peignant  j'avais  brisé  le  cordon  et  que  je 
l'avais  accroché  à  une  branche.  Gomme  je  me  proposais  de  lire  le 

TOMB  XII.  —  1875.  29 


450  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

journal  du  soir  au  Café  Greco,  il  ne  me  restait  d'autre  alternative 
que  de  retourner  sur  mes  pas.  Je  découvris  sans  peine  ce  que  je 
cherchais,  et  je  m'attardai  un  moment  à  contempler  le  curieux  as- 
pect de  l'endroit  que  j'avais  étudié  en  plein  jour.  La  nuit  était  ma- 
gnifique et  chargée  des  parfums  d'un  printemps  romain.  La  lune 
répandait  déjà  ses  lueurs  argentées  sur  les  lourdes  masses  d'om- 
bres. Tout  en  observant  ces  effets,  je  poursuivis  ma  promenade,  et 
je  me  trouvai  à  l'improviste  en  vue  du  casino. 

Au  même  instant,  la  lune,  qu'un  nuage  venait  de  voiler,  inonda 
de  sa  pâle  clarté  une  petite  statue  qui  ornait  le  bas  de  cette  con- 
struction d'une  originalité  par  trop  cherchée.  Je  me  souvins  qu'il  y 
avait  là,  tout  près  de  moi,  une  statue  autrement  belle  et  que  ce 
genre  d'éclairage  ne  pouvait  manquer  d'être  très  avantageux  à  la 
Junon  emprisonnée.  La  porte  du  casino,  comme  à  l'ordinaire,  était 
fermée  à  clé;  mais  Diane  illuminait  si  généreusement  les  fenêtres 
de  l'édifice  que  ma  curiosité  devint  aussi  obstinée  qu'inventive.  Je 
traînai  plusieurs  sièges  près  du  mur  et  je  pus  grimper  assez  haut 
pour  que  mes  yeux  se  trouvassent  au  niveau  d'une  des  croisées. 
Cédant  à  un  premier  effort,  les  charnières  tournèrent  sur  leurs 
gonds,  et  je  contemplai  à  mon  aise  ce  que  je  voulais  voir  :  —  Junon. 
visitée  par  Diane.  L'admirable  statue,  baignée  dans  un  flot  radieux, 
brillait  d'un  doux  éclat,  qui  la  rendait  plus  divinement  belle.  Si, 
en  plein  soleil,  son  teint  suggérait  l'idée  de  l'or  terni,  elle  avait 
l'air  en  ce  moment  d'être  en  argent.  L'effet  était  presque  terrible. 
Comment  croire  qu'une  beauté  aussi  éloquente  soit  inanimée?  Telle 
fut  ma  première  impression.  Je  vous  laisse  à  penser  si  la  seconde 
dut  être  moins  saisissante.  A  peu  de  distance  du  piédestal  de  la 
statue,  juste  en  dehors  de  la  lumière  qui  répandait  une  auréole 
autour  de  la  Junon,  je  vis  tout  à  coup  une  figure  prosternée  dans 
l'attitude  d'une  profonde  adoration.  11  me  serait  difficile  d'exprimer 
à  quel  point  elle  compléta  l'effet  produit  sur  moi.  Elle  semblait 
proclamer  ce  magnifique  chef-d'œuvre  une  déesse  et  donner  raison 
à  l'orgueil  triomphant  qui  éclatait  sous  son  masque  de  pierre.  Je 
n'ai  pas  besoin  de  dire  que  cet  adorateur  n'était  autre  que  le  comte. 
Ses  yeux  étaient  fermés.  Bientôt  les  rayons  de  la  lune  vinrent  donner 
un  ton  livide  à  ses  traits,  déjà  pâlis  par  la  fatigue.  11  avait  rendu 
visite  à  Junon  sous  l'empire  d'une  étrange  hallucination.  Épuisé 
soit  pour  avoir  résisté,  soit  pour  avoir  trop  cédé  à  sa  ferveur 
païenne,  il  était  tombé  en  syncope  ;  cependant  sa  respiration  égale 
m'annonça  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  de  m'alarmer.  En  effet,  il  ne 
tarda  pas  à  sortir  de  sa  léthargie,  poussa  une  exclamation  inintelli- 
gible, regarda  autour  de  lui  comme  quelqu'un  qui  sort  d'un  rêve; 
puis,  reconnaissant  l'endroit  oii  il  se  trouvait,  il  se  leva,  se  tint  un 


LE   DERNIER   DES   VALERIUS,  451 

instant  immobile,  les  yeux  fixés  sur  la  statue  resplendissante,  avec 
une  expression  où  je  crus  lire  qu'il  protestait  contre  le  charme  qu'il 
subissait.  Enfin  il  laissa  échapper  des  paroles  sans  suite  dont  je  ne 
pus  saisir  le  sens,  et  après  avoir  hésité  et  poussé  un  gémissement, 
il  se  dirigea  avec  lenteur  vers  la  porte.  Je  descendis  de  mon  poste 
d'observation  aussi  vite,  aussi  peu  bruyamment  que  possible,  et  je 
passai  derrière  le  casino;  à  peine  descendu,  j'entendis  le  bruit  de 
la  clé  dans  la  serrure  et  celui  des  pas  du  comte,  qui  s'éloignait. 

Le  lendemain,  lorsque  je  rencontrai  le  petit  gnome  dans  le  parc, 
je  levai  le  doigt  avec  un  geste  que  je  croyais  plein  de  menaces. 
Loin  de  paraître  intim.idé ,  il  se  mit  à  ricaner  ainsi  qu'aurait  pu  le 
faire  un  de  ces  diablotins  auxquels  je  me  plaisais  à  le  comparer,  et 
tortilla  sa  moustache. 

—  Si  tu  t'avises  encore  de  creuser  des  trous  ici,  lui  dis-je,  on  te 
jettera  dans  la  tranchée  la  plus  profonde  et  on  entassera  sur  toi  la 
terre  que  tu  auras  enlevée.  Nous  avons  assez  de  tes  statues.  Cette 
Junon  nous  a  menés  loin  ! 

Il  éclata  de  rire.  —  Je  m'y  attendais  bien  un  peu!  s'écria-t-il. 

—  A  quoi? 

—  A  voir  le  comte  lui  adresser  ses  prières. 

—  Bonté  du  ciel  !  le  cas  est-il  donc  si  commun  ? 

—  Au  contraire  il  est  très  rare;  mais  il  y  a  si  longtemps  que  je  re- 
mue ce  monstrueux  héritage  de  vieilleries  que  j'ai  appris  une  foule  de 
choses.  Je  sais  que  d'anciennes  reliques  peuvent  opérer  des  miracles 
modernes.  Nous  avons  tous  en  nous  un  germe  païen,  — je  ne  parle 
pas  pour  vous,  illustrissime  étranger,  —  et  les  divinités  d'autrefois 
retrouvent  parfois  des  adorateurs.  L'esprit  du  passé  respire  encore 
ici,  et  le  signer  comte  en  a  subi  l'influence.  C'est  un  excellent 
homme;  mais,  entre  nous,  c'est  un  chrétien  impossible  ! 

Et  le  singulier  personnage  s'abandonna  de  nouveau  à  une  hila- 
rité inconvenante. 

—  Puisque  tu  vois  si  clair,  lui  dis-je,  il  était  de  ton  devoir  de  me 
prévenir.  J'aurais  envoyé  promener  tes  ouvriers. 

—  La  Junon  est  une  si  belle  œuvre! 

—  Que  le  diable  emporte  sa  beauté  !  Peux-tu  me  dire  ce  qu'est 
devenue  celle  de  la  comtesse?  Pour  rivaliser  avec  ta  Junon,  elle  se 
transforme  elle-même  en  statue. 

Le  gnome  haussa  les  épaules. 

—  Oui,  mais  la  Junon  vaut  cinquante  mille  scudi! 

—  J'en  donnerais  cent  mille  pour  la  voir  détruite,  répliquai-je. 
Peut-être  après  tout  aurais-je  à  te  prier  de  creuser  un  autre  trou. 

—  A  votre  service!  répondit -il  avec  un  profond  salut,  et  nous 
nous  séparâmes. 


A 52  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Deux  jours  plus  tard  je  dînai  à  la  villa,  et  je  rencontrai  le  comte 
face  à  face  pour  la  première  fois  depuis  sa  syncope  dans  le  casino. 
Il  paraissait  encore  faible  et  restait  plongé  dans  une  morne  rêverie. 
Je  m'imaginai  que  les  sentiers  de  la  nouvelle  foi  n'étaient  pas  tous 
semés  de  roses  et  que  la  Junon  devenait  de  jour  en  jour  une  maî- 
tresse plus  exigeante.  Le  dîner  à  peine  terminé,  il  se  leva  de  table 
et  alla  prendre  son  chapeau.  Il  passa  près  de  Marthe  et  lui  lança 
un  de  ces  regards  pleins  d'une  vague  supplication  qu'il  m'avait  sou- 
vent adressés.  Il  l'attira  près  de  lui  avec  une  sorte  d'ardeur  irritée; 
puis,  au  lieu  de  l'embrasser,  s'éloigna  à  grands  pas.  L'occasion 
était  propice,  et  tout  nouveau  retard  inutile. 

—  Ce  que  j'ai  à  t'annoncer  est  presque  incroyable,  dis-je  à  la 
comtesse;  mais  peut-être  ne  trouveras-tu  pas  la  chose  aussi  ter- 
rible que  tu  le  craignais.  Il  y  a  une  femme  dans  le  cas!  Ta  rivale 
est  la  Junon.  Le  comte,  —  comment  dirai-je?  —  le  comte  l'a  prise 
au  sérieux. 

Marthe  garda  le  silence;  au  bout  d'une  minute,  elle  posa  la  main 
sur  mon  bras,  et  je  compris  qu'elle  avait  déjà  à  moitié  deviné  ce 
que  je  croyais  lui  apprendre. 

—  Tu  admirais  son  antique  simplicité,  repris-je.  Eh  bien!  tu  vois 
jusqu'où  elle  va.  Il  est  retourné  à  la  foi  de  ses  pères.  Cette  statue 
impérieuse,  endormie  pendant  des  siècles,  s'est  réveillée  pour  ra- 
nimer l'ancienne  croyance.  Voilà  Valério  plongé  dans  cette  mytho- 
logie qui  t'a  causé  tant  d'ennui  à  l'école.  En  un  mot,  ma  chère  en- 
fant, ton  mari  est  un  païen. 

—  Je  présume  que  tu  seras  affreusement  choqué,  répliqua-t-elle, 
si  je  te  dis  que  peu  m'importe  sa  foi  pourvu  qu'il  la  partage  avec 
moi.  Je  croirai  à  Junon,  s'il  le  veut!  Ce  n'est  pas  là  ce  qui  me 
tourmente.  Que  mon  mari  redevienne  pour  moi  lui-même  !  Ce  qui 
me  désole,  c'est  l'abîme  d'indifférence  ouvert  entre  nous.  Sa  Junon 
est  la  réalité;  je  suis  la  fiction. 

—  Après  la  fable,  la  morale,  repris-je,  le  pauvre  garçon  n'a  suc- 
combé qu'à  moitié  :  l'autre  moitié  proteste.  Il  doit  sentir  vaguement 
que  tu  es  un  fruit  du  temps  plus  parfait  qu'aucune  de  ces  dames 
pour  qui  Junon  était  une  terreur  et  Vénus  un  exemple.  Il  a  traversé 
l'Achéron,  mais  il  t'abandonne  sur  la  rive  opposée,  comme  un  gage 
confié  au  présent.  Son  gage,  il  faudra  qu'il  vienne  le  réclamer.  Il 
nous  a  prouvé  qu'il  est  un  descendant  des  Valerius;  —  eh  bien  î 
nous  ferons  de  lui  le  dernier  des  Valerius,  et  néanmoins  son  décès 
laissera  ton  Valério  en  bonne  santé  ! 

Je  m'exprimai  avec  une  confiance  absolue,  car  il  me  semblait  que, 
si  le  comte  devait  être  ramené,  ce  serait  par  la  certitude  que  son 
escapade  n'avait  pas  poussé  sa  femme  à  le  haïr.  Nous  nous  en- 


LE    DERNIER    DES    VALERIDS.  A53 

iretînmes  longuement,  et  je  réussis  à  rendre  un  peu  d'espoir  à  ma 
filleule,  qui,  avant  que  je  m'éloignasse,  voulut  sortir  pour  voir  la 
Junon. 

—  Elle  m'a  fait  peur  dès  le  premier  jour,  me  dit-elle,  et  je  ne 
l'ai  pas  revue  depuis  qu'on  l'a  installée  au  casino.  Peut-être  ap- 
prendrai-je  quelque  chose  d'elle,  —  peut-être  devinerai-je  com- 
ment elle  l'a  charmé  ! 

J'hésitai  un  moment,  car  je  craignais  de  troubler  un  tête-à-tête 
de  Valério...  Puis,  comme  je  vis  que  ma  filleule  partageait  mes 
craintes  et  qu'elle  voulait  remporter  la  victoire  en  affrontant  le 
danger,  je  lui  offris  le  bras.  Le  ciel  était  nuageux,  et  cette  fois  la 
triomphante  déesse  ne  pourrait  briller  que  de  son  propre  éclat.  Ar- 
rivé près  du  casino ,  je  m'aperçus  que  la  porte  était  entr'ouverte  et 
qu'une  lumière  brûlait  à  l'intérieur.  Une  lampe  suspendue  devant 
la  déesse  nous  permit  de  constater  que  la  salle  était  vide.  En  face 
de  la  statue  se  dressait  un  autel  improvisé  à  l'aide  d'un  fragment 
de  marbre  antique  enrichi  d'une  inscription  grecque  illisible.  Nous 
aurions  vraiment  pu  nous  croire  dans  un  temple  païen,  et  nous 
contemplâmes  avec  une  muette  admiration  la  beauté  de  cette  Junon 
impassible.  Notre  recueillement  aurait  dû  être  augmenté,  je  le  sup- 
pose, par  un  curieux  reflet  rougeâtre  que  renvoyait  la  surface  de 
l'autel  peu  élevé;  le  résultat  fut  tout  autre,  —  un  seul  coup  d'œil 
suffit  pour  nous  apprendre  que  nous  voyions  briller  une  petite  mare 
de  sang! 

Ma  compagne  détourna  les  yeux  en  poussant  un  cri  d'horreur. 
Une  foule  de  conjectures  hideuses  m'assaillirent ,  et  je  sentis  mon 
cœur  se  soulever;  mais  je  me  rappelai  qu'il  y  a  sang  et  sang,  et 
que  les  Latins  sont  postérieurs  aux  cannibales. 

—  Sois-en  convaincue,  dis-je  à  ma  filleule,  il  ne  s'agit  que  d'un 
agneau,  d'une  chèvre  ou  d'un  veau  en  bas  âge. 

Mais  ces  quelques  gouttes  cramoisies  suffisaient  pour  irriter  les 
nerfs  et  blesser  la  conscience  de  Marthe.  Elle  regagna  la  maison 
dans  un  triste  état  d'agitation.  Je  ne  la  quittai  pas,  et  je  parvins  à 
lui  rendre  un  peu  de  calme.  Le  comte  n'était  pas  rentré,  et  à  chaque 
instant  nous  nous  attendions  à  le  voir  paraître.  Je  fumai  mon  cigare 
d'un  air  tranquille,  cachant  de  mon  mieux  mes  inquiétudes  secrètes. 
Les  heures  s'écoulaient,  et  le  comte  ne  se  montrait  pas.  Je  cherchai 
à  expliquer  sa  longue  absence  d'une  façon  rassurante.  —  Les  gouttes 
de  sang  qui  rougissent  cet  autel,  pensai-je,  doivent  avoir  dissipé 
son  illusion.  Le  sacrifice  a  été  une  heureuse  nécessité,  car  au  fond 
Valério  est  trop  doux  pour  ne  pas  s'adresser  des  reproches,  pour 
ne  pas  abhorrer  une  idole  d'une  exigence  aussi  cruelle.  Il  erre  à 
travers  les  rues  comme  une  âme  en  peine,  et  va  nous  revenir  guéri 
et  repentant.  —  Certes  j'aurais  accepté  plus  aisément  ces  hypo- 


454  KEVUE   DES   DEUX  MONDES, 

thèses,  si  j'avais  pu  entendre  dans  le  vestibule  le  pas  du  coupable. 
Vers  l'aube,  le  scepticisme  menaça  de  m'envahir,  et  je  me  mis  à  me 
promener  fiévreusement  sous  le  portique.  Je  m'y  trouvais  à  peine 
depuis  quelques  minutes,  lorsque  je  vis  le  comte  traverser  la  pe- 
louse d'un  pas  lourd.  Ses  traits  fatigués  annonçaient  qu'il  avait 
marché  toute  la  nuit  sans  que  son  esprit  se  fût  plus  reposé  que  son 
corps.  Arrivé  près  de  moi,  il  s'arrêta  avant  de  pénétrer  dans  la 
maison,  et  me  tendit  la  main  sans  prononcer  un  mot;  je  la  serrai 
dans  une  étreinte  cordiale,  —  son  pouls  désordonné  me  révéla  l'a- 
gitation qu'il  désirait  cacher. 

—  Ne  voulez-vous  pas  voir  Marthe?  lui  demandai-je. 
Il  passa  la  main  sur  ses  yeux. 

—  Non,  pas  maintenant,...  plus  tard,  répliqua-t-il. 

Ce  fut  une  déception  pour  moi;  mais  je  persuadai  à  ma  filleule 
que  Valério  avait  rompu  le  charme  de  la  sorcière  païenne.  Pauvre 
petite,  elle  ne  demandait  pas  mieux  que  de  me  croire.  Je  regagnai 
mon  logis.  Une  affaire  importante  m'empêcha  de  retourner  à  la 
villa  avant  l'heure  du  crépuscule.  On  me  dit  que  je  rencontrerais  la 
comtesse  au  jardin.  Je  la  cherchai  d'abord  avec  discrétion,  de  peur 
de  troubler  les  épanchemens  d'une  réconciliation;  ne  voyant  pas 
ma  filleule,  je  me  dirigeai  vers  le  casino,  et  je  me  trouvai  soudain 
nez  à  nez  avec  le  petit  gnome. 

—  Votre  excellence  aurait-elle  par  hasard  sur  elle  une  vingtaine 
de  mètres  de  bonne  corde?  me  demanda-t-il  avec  le  plus  grand 
sérieux. 

—  Veux-tu  donc  pendre  quelqu'un  pour  le  punir  des  maux  que 
tu  as  causés?  répliquai-je. 

—  Il  s'agit  de  choses  pendables,  je  vous  en  réponds.  La  comtesse 
a  donné  des  ordres.  Vous  la  trouverez  dans  le  casino.  Elle  a  beau 
avoir  la  voix  douce,  elle  sait  se  faire  obéir. 

A  la  porte  du  casino  se  tenaient  cinq  ou  six  travailleurs  attachés 
au  domaine.  Ils  avaient  l'air  aussi  vaguement  solennels  que  les  ser- 
viteurs qui  suivent  le  convoi  d'un  défunt  de  première  classe.  Les 
paroles  de  la  comtesse  et  son  attitude  impérieuse  m'expliquèrent 
l'énigme  posée  par  l'entrepreneur  d'exhumations.  Les  yeux  fixés 
sur  la  Junon,  qui,  renversée  de  son  piédestal,  gisait  sur  un  brancard 
improvisé,  elle  me  montra  du  doigt  la  statue  et  me  dit  : 

—  Elle  est  belle,  elle  est  majestueuse,...  n'importe!  il  faut 
qu'elle  rentre  sous  terre!  —  et  son  geste  passionné  semblait  dési- 
gner une  fosse  ouverte. 

J'étais  ravi;  mais  je  jugeai  plus  digne  de  me  caresser  le  menton 
d'un  air  sagace.  —  Elle  vaut  cinquante  mille  scudi,  dis-je. 
Ma  filleule  secoua  tristement  la  tête. 

—  Si  nous  la  vendions  au  pape  pour  distribuer  l'argent  aux  pau- 


LE    DERNIER    DES    VALERIUS.  455 

vres,  répliqua-t-elle,  cela  ne  nous  servirait  à  rien.  Il  faut  qu'elle 
rentre  dans  son  trou,...  il  le  faut!  Nous  n'avons  d'autre  alternative 
que  d'étouffer  sa  beauté  sous  un  amas  de  terre.  Oui,  c'est  horrible, 
et  il  me  semble  presque  que  nous  allons  l'enterrer  vivante  ;  mais 
hier,  lorsque  Camillo  a  refusé  de  me  voir,  j'ai  compris  qu'il  ne  me 
reviendra  pas  tant  qu'elle  restera  sur  terre.  Pour  rompre  complète- 
ment le  charme,  il  faut  enfouir  à  jamais  la  Junon. 

—  Puisse  le  ciel  récompenser  ce  sacrifice  !  lui  dis-je. 

Quand  mon  petit  gnome  revint,  il  ne  ressemblait  guère  à  un  en- 
voyé céleste;  seulement  il  était  adroit,  ce  qui  pour  le  moment  le 
rendait  fort  utile.  De  temps  à  autre,  il  laissait  échapper  une  sorte 
de  lamentation  étouffée,  comme  pour  protester  contre  la  cruauté  de 
la  comtesse;  mais  je  le  vis  examiner  la  statue  détrônée  avec  une  joie 
contenue  et  un  ricanement  qui  excitait  la  surprise  des  travailleurs.  Il 
arriva  muni  d'une  ample  provision  de  corde.  Ses  aides  ayant  enlevé 
le  brancard,  il  les  mena  vers  le  trou  d'où  l'on  avait  tiré  la  statue 
et  que  l'on  s'était  abstenu  de  combler  en  vue  de  fouilles  ultérieures. 
Lorsque  les  porteurs  atteignirent  le  bord  de  la  fosse,  la  nuit  tombait, 
et  l'obscurité  voilait  sous  son  linceul  la  beauté  de  la  victime  de 
marbre.  Personne  ne  proféra  une  parole,  —  chacun  éprouvait  des 
regrets,  sinon  de  la  honte.  Quelle  que  fût  notre  excuse,  la  cérémo- 
nie semblait  monstrueusement  profane.  Enfin  les  cordes  furent  ajus- 
tées, et  la  Junon  descendit  avec  lenteur  dans  sa  tombe.  La  comtesse 
arracha  quelques  fleurs  d'un  buisson  voisin  et  les  jeta  sur  la  poi- 
trine de  la  déesse.  —  Repose  en  paix,  dit-elle,  et  à  tout  jamais  ! 

—  A  tout  jamais!  répéta  une  voix. 

Nous  nous  retournâmes.  Le  comte,  le  regard  fixe,  les  bras  croi- 
sés, s'approchait  de  l'excavation.  Je  me  plaçai  entre  ma  filleule  et 
son  mari,  redoutant  les  terribles  conséquences  que  pouvait  provo- 
quer le  coup  d'état  de  Marthe.  La  jeune  femme  m'écarta  doucement 
et  se  plaça  devant  le  comte. 

—  Qui  donc  a  ordonné  cela?  demanda-t-il  d'un  ton  de  menace 
en  se  tournant  de  mon  côté. 

—  Moi,  répondit  Marthe  d'une  voix  résolue. 

Le  comte  demeura  un  instant  pensif,  puis  son  regard  enveloppa 
la  charmante  créature  qu'il  oubliait  depuis  plus  d'un  mois.  Ses  traits 
se  détendirent  ;  il  poussa  un  long  soupir  et  lui  saisit  brusquement 
les  mains. 

—  Ah!  cara  miaï  dit-il,  tu  me  sauves! 

—  J'étais  jalouse,  répliqua-t-elle. 

—  Et  moi  j'ai  été  fou.  Qu'elle  dorme  en  paix,  ta  rivale  d'un  jour! 
Elle  est  le  passé,  —  tu  es  le  présent  et  l'avenir. 

Henri  James. 


LE 


DESSÈCHEMENT  DU  ZUIDERZÉE 


On  remarquait  naguère,  à  l'exposition  du  Congrès  de  géographie, 
dans  la  section  hollandaise,  un  beau  plan  où  M.  Leemans  retrace  les 
travaux  projetés  pour  le  dessèchement  du  Zuiderzée.  Rien  n'est  plus 
sérieux  que  cette  gigantesque  entreprise.  L'autre  jour,  la  chambre 
des  Pays-Bas  votait  un  crédit  pour  procéder  à  de  nouveaux  son- 
dages et  pour  vérifier  encore  une  fois  la  qualité  des  terrains  qu'on 
prétend  rendre  à  la  culture.  Bien  que  ces  travaux  intéressent  plus 
la  Hollande  que  l'Europe,  les  Français  ne  manqueront  pas  de  s'as- 
socier par  leurs  sympathies  à  l'activité  persévérante  du  petit  peuple 
néerlandais,  qui,  dans  un  siècle  de  prodiges,  sait  se  distinguer  par 
la  hardiesse  des  conceptions  et  par  l'habileté  des  moyens. 

A  vrai  dire,  le  génie  de  cette  race  industrieuse  s'exerce  surtout 
dans  une  lutte  sans  fin  contre  les  eaux.  Ne  semble-t-il  pas  qu'en 
ces  lieux  elles  font  des  efforts  incessans  pour  ravir  à  l'homme  le 
fruit  de  son  labeur  et  pour  engloutir  la  contrée  dans  une  inonda- 
tion désastreuse?  Qu'on  jette  les  yeux  sur  la  carte  hollandaise 
dressée  au  ministère  de  la  marine  par  les  soins  du  bureau  topo- 
graphique :  on  reconnaîtra,  à  des  nuances  ingénieusement  combi- 
nées, que  la  moitié  du  pays  au  moins  est  sous  le  niveau  de  la  mer,  et 
que  toutes  ces  riches  provinces  sont  seulement  défendues  contre 
l'océan  par  une  ligne  de  dunes  sablonneuses  coupées  d'innombrables 
brèches.  On  est  donc  obligé  de  protéger  les  parties  faibles  par  des 
digues.  Cependant  la  mer  ne  cesse  de  ronger  cet  obstacle  et  de  ten- 
ter contre  lui  des  assauts  parfois  victorieux.  Ainsi  en  1277  une  in- 
vasion soudaine  des  eaux  marines  produisit  le  lac  Dollart;  en  l/i21, 
la  rupture  de  plusieurs  digues  forma  le  lac  Bies-Bosch,  et  noya, 
dit-on,  100,000  personnes.  A  ce  danger  s'ajoute  la  menace  inces- 
sante des  eaux  iluviales,  qui  de  toutes  parts  descendent  en  Hol- 


LE    DESSÈCHEMENT    DU    ZUIDERZÉE,  457 

lande  comme  dans  un  vaste  réservoir  :  l'Ems,  le  Vecht,  l'Yssel, 
l'Amstel,  le  Rhin,  la  Meuse,  l'Escaut,  se  donnent  rendez-vous  aux 
Pays-Bas,  et,  grâce  à  leurs  rives  plates,  les  moindres  crues  de- 
viendraient des  inondations  sans  les  massifs  remblais  qui  les  con- 
traignent à  suivre  leur  cours.  Parfois  pourtant  la  nature  déjoue  ces 
précautions  :  comme  ces  fleuves  coulent  sur  un  terrain  mouvant, 
il  leur  arrive  d^  s'ensabler.  Par  exemple,  jusqu'en  869,  le  Rhin 
avait  son  embouchure  au-dessus  de  Leyde  ;  mais  à  cette  époque  il 
s'encombra  et  ne  trouva  plus  d'issue.  En  1709,  4in  canal  lui  rouvrit 
la  voie,  et  quelques  années  plus  tard  de  nouveaux  ensablemens 
arrêtèrent  encore  les  eaux;  c'est  en  1807  seulement  que  fut  achevé 
le  percement  des  dunes  qui  lui  assure  aujourd'hui  un  passage.  En 
ces  derniers  temps,  la  Meuse  a  donné  des  embarras  analogues  :  la 
navigation  y  devenait  chaque  jour  plus  dangereuse,  et  on  a  dû  y 
exécuter  de  grands  travaux.- 

On  ne  s'étonnera  pas  que,  dans  de  telles  conditions,  la  Hollande 
se  soit  surtout  occupée  des  constructions  hydrauliques  et  qu'en  ce 
genre  elle  n'ait  pas  de  maîtres.  Là,  chacun  s'intéresse  aux  digues, 
aux  écluses,  aux  canaux  :  du  bon  entretien  de  ces  ouvrages  dé- 
pend la  prospérité  privée  et  publique.  Le  gouvernement  lui-même 
a  créé,  sous  le  nom  de  Walerstaal,  une  sorte  de  ministère  des 
eaux,  conseil  supérieur  que  composent  les  ingénieurs  et  les  savans 
les  plus  distingués,  car  la  défense  du  pays  contre  l'inondation 
exige  une  vigilance  incessante  et  une  science  sûre  de  son  fait. 
Dans  ces  plaines  basses,  couvertes  d'alluvions  et  de  dépôts  tourbeux, 
sur  un  fond  compressible,  toutes  les  ressources  de  l'art  deviennent 
indispensables  pour  établir  les  puissantes  constructions  qu'exige  la 
sécurité  du  pays.  Aussi  les  travaux  publics  ont-ils  pris  dans  cette 
contrée  un  admirable  essor.  Il  suffit  de  rappeler  le  canal  de  Nord- 
Hollande,  où  deux  frégates  pourraient  naviguer  de  front,  ces  ponts 
avec  des  travées  d'ouverture  de  120  à  150  mètres,  ce  port  créé  sur 
une  côte  droite,  avec  des  jetées  longues  chacune  d'un  kilomètre 
et  demi.  A  voir  toutes  ces  entreprises  hardies,  réalisées  avec  tant 
de  bonheur,  il  semble  que  le  courage  des  Hollandais  s'exalte  en 
proportion  même  de  la  difficulté  de  l'ouvrage.  Au  commencement 
de  ce  siècle,  on  desséchait  le  lac  de  Harlem,  grand  de  18,000  hec- 
tares. Dans  les  quinze  dernières  années,  on  a  rendu  à  la  culture  le 
golfe  de  l'Y,  avec  une  dépense  de  64  millions  de  francs.  Mainte- 
nant il  ne  s'agit  de  rien  moins  que  de  couper  par  une  énorme 
digue  la  moitié  du  Zuiderzée,  et  d'ajouter  au  royaume  une  dou- 
zième province.  Le  Waierstaat,  la  chambre,  le  gouvernement, 
s'intéressent  tous  au  projet.  Le  moment  est  donc  venu  d'étudier 
ici  l'histoire  de  cette  entreprise,  les  moyens  d'exécution  et  les  ré- 
sultats espérés. 


458  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

I. 


Le  Zuiderzée  est  la  plus  jeune  des  mers  européennes.  Selon  Ta- 
cite et  les  géographes  anciens,  elle  n'existait  pas  encore  lorsque  les 
Romains  envahirent  ces  parages;  le  pays  était  couvert  de  sombres 
forêts,  au  milieu  desquelles  s'étendait  le  lac  FlevOy  un  fleuve,  nommé 
Flevum,  établissait  une  communication  avec  la  mer.  Peut-être  le 
sable  des  dunes  obstrua-t-il  l'embouchure;  ce  qui  est  certain,  c'est 
que  les  eaux  de  l'Arastel  et  de  l'Yssel  s'attardèrent  peu  à  peu  dans 
le  lac.  Plus  tard,  par  ses  travaux,  Drusus  Néron  augmenta  l'Yssel 
d'une  partie  des  eaux  du  Rhin ,  et  le  danger  s'accrut  encore.  Enfin 
le  Flevo  déborda  et  transforma  ses  rives  boisées  en  marécages.  Tel 
fut  l'état  des  lieux  jusqu'en  l'an  1282,  époque  à  laquelle  la  mer, 
poussée  sans  doute  par  une  tempête  du  nord,  fit  irruption  dans 
cette  vaste  plaine  bourbeuse,  dont  elle  devait  garder  la  propriété 
pendant  plus  de  six  siècles. 

Rien  longtemps  personne  ne  songea  qu'on  pût  contester  à  l'océan 
sa  conquête;  mais  en  1849  l'ingénieur  van  Diggelen  conçut  l'idée 
d'un  dessèchement  complet,  au  moyen  d'une  digue  qui  fermerait  le 
détroit  d'ouverture.  Par  malheur,  l'énormité  des  travaux  proposés, 
la  violence  de  la  mer  en  cet  endroit,  l'existence  de  courans  rapides 
et  de  chenaux  profonds  rendaient  ce  plan  impraticable.  Pendant 
seize  ans,  on  n'y  pensa  plus. 

En  1865,  M.  Rochussen,  ancien  gouverneur-général  des  îles 
néerlandaises,  esprit  actif  et  entreprenant,  reprit  l'idée  abandon- 
née. A  son  instigation,  M.  Reyerinck,  du  Watersiaat,  ancien  di- 
recteur des  travaux  de  Harlem ,  se  chargea  de  rédiger  un  avant- 
projet,  d'après  lequel  on  devait  restreindre  le  dessèchement  à  la 
partie  méridionale  de  la  mer.  Aussitôt  la  société  néerlandaise  du 
crédit  foncier  s'engagea  dans  l'entreprise  et  chargea  M.  Siieltjes 
des  premiers  sondages;  un  chimiste  lui  fut  adjoint  pour  analyser 
les  échantillons  de  terre  extraits  du  golfe.  Le  résultat  de  ces  éludes 
préparatoires  fut  très  satisfaisant;  on  acquit  la  certitude  que  le  lit 
du  Zuiderzée  était  presque  partout  formé  d'une  terre  d'alluvion  fort 
grasse,  en  couche  épaisse,  et  excellente  pour  la  culture.  Alors 
M.  Heemskerk,  ministre  de  l'intérieur,  prit  l'affaire  en  main  :  il 
composa  un  conseil  spécial,  formé  de  11  membres  du  Walerstaat, 
qui  consulta  toutes  les  parties  intéressées,  prit  avis  des  adminis- 
trations provinciales,  conmiunales  et  hydrographiques,  puis  ré- 
digea en  1868  un  rapport  qui  approuvait  la  concession  du  des- 
sèchement à  la  Société  néerlandaise  du  crédit  foncier,  sous  la 
réserve  qu'elle  présenterait  d'abord  un  projet  définitif.  Dès  lors 


LE   DESSÈCHEMENT    DU    ZUIDERZÉE.  559 

l'affaire  devenait  trop  sérieuse  pour  que  le  gouvernement  restât 
étranger  à  Tentreprise.  En  mai  1870,  une  commission  d'état  fut  in-~ 
stituée  par  ordonnance  royale,  et,  après  trois  années  d'études,  le  21 
avril  1873,  un  nouveau  rapport,  approuvé  par  une  forte  majorité, 
déclarait  enfin  le  projet  praticable  et  avantageux. 

Ces  hautes  approbations  ne  tardèrent  point  à  émouvoir  l'opinion 
publique.  Dès  le  mois  de  février  187Zi,  une  brochure  parut  à  La 
Haye  sous  ce  titre  :  Où  en  sommes-nous  du  dessèchement  du  Zui- 
derzée?  L'auteur  demandait  que  le  25^  anniversaire  de  l'avéne- 
nient  de  Guillaume  III  fût  célébré  par  un  décret  qui  ordonnerait 
le  commencement  des  travaux.  En  même  temps  la  presse,  les 
chambres  de  commerce,  les  conseils  municipaux  envoyèrent  au 
gouvernement  des  adresses  pour  appuyer  ce  vœu.  Bref,  en  sep- 
tembre, dans  le  discours  du  trône,  le  roi  se  déclara  favorable  à 
l'entreprise;  puis  les  états-généraux,  en  répondant  au  roi,  deman- 
dèrent qu'on  se  mît  à  l'œuvre  sans  retard.  Enfin  la  chambre  vient 
de  voter  8,000  florins  pour  l'achèvement  des  études  préparatoires. 
Tout  fait  donc  espérer  que,  dans  un  court  délai,  le  projet  entrera 
dans  la  période  d'exécution. 

Lorsqu'on  jette  les  yeux  sur  la  carte,  on  est  pris  d'un  doute  invo- 
lontaire devant  ce  large  bassin  à  vider,  ces  rives  lointaines  à  unir 
par  une  digue,  cette  énorme  masse  d'eau  à  puiser  et  à  déverser 
dans  la  mer;  mais  dès  aujourd'hui  le  rapport  de  la  commission  ré- 
pond aux  incrédules  :  tout  y  est  prévu,  les  moyens  pratiques,  la 
durée  du  travail,  la  somme  probable  des  dépenses.  Et  ce  ne  sont 
point  là  de  ces  appréciations  hypothétiques  qui  trompent  si  sou- 
vent les  espérances  de  l'ingénieur  :  en  ce  genre  d'entreprises,  la 
Hollande  a  une  longue  expérience,  et  chaque  chiffre  est  étayé  par 
des  faits.  En  résumant  ce  rapport,  nous  parlerons  d'abord  de  la 
grande  digue  d'isolement,  destinée  à  faire  un  lac  du  Zuiderzée  mé- 
ridional; viendront  ensuite  les  ouvrages  secondaires,  tels  que  ca- 
naux intérieurs,  ponts  et  écluses,  puis  les  machines  dont  on  se  sert 
pour  pomper  l'eau  ou  pour  draguer  les  vases,  enfin  les  travaux 
d'exploitation,  chaussées  et  chemins  de  fer. 

La  grande  digue  est  évidemment  la  plus  importante  des  con- 
structions à  exécuter;  elle  est  aussi  la  plus  difficile.  Selon  le  pro- 
jet, elle  partira  delà  ville  d'Enkuizen,  sur  la  rive  occidentale,  se 
dirigera  en  ligne  droite  jusqu'à  l'île  d'Urk,  puis,  avec  deux  angles 
rentrans  très  ouverts,  rejoindra  la  côte  orientale  à  Kampen.  Elle 
sera  longue  de  hO  kilomètres,  avec  50  mètres  de  largeur  à  la  base, 
et  8  mètres  au-dessus  du  niveau  moyen  des  hautes  mers,  déterminé 
par  le  point  de  repère  d'Amsterdam.  La  berme  extérieure  aura 
5  mètres;  la  berme  intérieure  portera  une  voie  ferrée  et  un  chemin 
de  halage  pour  le  canal  riverain.  Sur  trois  points,  à  l'île  d'Urk, 


Il60  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

à  Enkuizen  et  à  Kampen,  de  doubles  écluses  ouvriront  une  com- 
munication avec  la  mer  libre. 

Pour  comprendre  que  l'industrie  de  l'homme  ne  recule  pas  de- 
vant un  pareil  travail,  il  faut  se  rappeler  que  le  Zuiderzée  est  très 
peu  profond,  que  son  lit  est  partout  semé  de  fonds  bas,  qu'à  côté 
d'un  chenal  de  15  à  20  pieds  s'étendent  de  vastes  bancs  de  sable, 
recouverts  d'eau  à  3  ou  h  pieds  seulement.  En  outre,  par  un  heu- 
reux hasard,  l'un  de  ces  bancs  de  sable  s'étend  sans  interruption 
d'Enkuizen  à  Kampen,  et  il  fournira  pour  la  digue  une  assise  so- 
lide. Si  l'on  devait  traverser  des  terrains  tourbeux  ou  vaseux,  la 
difficulté  serait  doublée;  mais  on  sait  par  expérience  que  ces  sables 
compactes  portent  sans  danger  les  poids  les  plus  lourds;  on  a  pu 
même  y  bâtir  sans  pilotis  des  ponts  de  chemin  de  fer  sur  la  ligne 
d'Amsterdam.  Enfin  on  doit  remarquer  encore  que  ce  sable  four- 
nira pour  les  digues  des  matériaux  de  remplissage,  excellens  et 
tout  transportés. 

Ainsi  nul  obstacle  sérieux  ne  s'oppose  à  la  réalisation  du  projet. 
Si  l'on  veut  maintenant  s'initier  aux  détails  pratiques,  on  peut 
prendre  pour  exemples  plusieurs  ouvrages  exécutés  déjà  dans  des 
conditions  semblables.  Les  travaux  anciens  de  Westkappel,  et 
ceux  tout  récens  du  golfe  de  l'Y,  nous  enseigneront  les  procédés 
mis  en  usage  par  les  ingénieurs  hollandais. 

Auprès  du  village  de  Westkappel,  les  dunes  qui  protègent  l'île 
de  Walchren  s'abaissent  tout  à  coup,  et  le  pays  serait  inondé  sans 
la  digue  qui  ferme  le  passage.  Cette  digue  se  rompit  en  1808, 
et  beaucoup  d'habitans  périrent.  Aujourd'hui  elle  est  solidement 
rétablie  et  compte  parmi  les  plus  belles  de  la  contrée.  Haute 
de  7'", 10  au-dessus  de  A  P  (1),  elle  présente  à  la  mer  un  talus 
incliné  de  1  mètre  pour  IZi  mètres,  de  sorte  que  le  flot  vient  s'y 
briser  doucement;  sa  largeur  au  sommet  est  de  12  mètres.  Le  corps 
de  la  construction  est  ainsi  composé  :  d'abord  un  fort  enrochement 
à  pierres  perdues,  puis  un  revêtement  de  0™,50  de  pierres  de 
Tournai,  qui  s'élève  jusqu'à  0'",60  au-dessus  des  hautes  mers 
moyennes.  La  partie  supérieure  est  couverte  d'une  couche  d'argile 
gazonnée,  et  la  berme  porte  deux  chemins,  l'un  de  fer,  pour  l'ap- 
provisionnement des  matériaux  de  réparation,  l'autre  de  terre  pour 
la  circulation  des  piétons  et  des  voitures.  Le  tout  est  protégé  par 
une  estacade  de  onze  rangées  de  pieux,  dont  les  têtes  s'élèvent  à 
1  mètre  au-dessus  du  revêtement. 

Quelques  modifications  ont  été  apportées  à  la  digue  de  l'Y,  ter- 
minée en  1872.  Les  talus  forment,  non  plus  un  seul  plan  très 
oblique  sur  le  plan  horizontal,  mais  trois  plans  qui  se  coupent  avec 

(1)  Point  de  repère  d'Amsterdam. 


LE   DESSÈCHEMENT    DU    ZUIDERZÉE.  A6i 

des  angles  inégaux.  La  partie  inférieure  au  niveau  des  eaux  basses 
est  construite  en  pierre,  avec  une  inclinaison  de  1  m  tre  par  3    A 
ou  5  mètres,  selon  l'endroit.  A  partn-  du  point  ou  «e  brise  le  flot, 
commence  un  second  plan,  encore  en  pierre  et  mcliné  de  1  mètre 
Bar  20  mètres.  Enfm,   au-dessus  des  marées  moyennes,  le  troi- 
sième plan  se  relève  de  1  mètre  par  3  mètres,  ce  qui  suffit  pour 
une  surface  que  la  mer  atteint  rarement.  La  berme  seule  est  ga- 
zonnée  On  a  dû  aussi,  en  raison  de  la  mobilité  des  terrains  argi- 
leux et' vaseux  sur  lesquels  on  travaillait,  changer  quelque  chose  à 
la  composition  intérieure  de  l'ouvrage,  et  recourir  à  l'emploi  des 
Dlates-formes  en  fascines,  fort  usitées  aux  Pays-Bas.  Ces  plates- 
formes  fortement  liées,  et  superposées  en  se  rétrécissant,  forment 
de  chaque  côté  de  la  digue  des  massifs  très  i^ésistans,  entre  les- 
quels on  fait  un  remplissage  de  terre  et  de  sable.  Par  ce  moyen, 
on  prévient  les  affaissemens  et  les  écroulemens,  on  obtient  une 
stabilité  parfaite,  et  on  donne  au  barrage  une  indissoluble  tenaci  e. 
Sans  doute  on  ne  peut  prévoir  pour  la  digue  du  Zuiderzee  les 
innovations  partielles  que  suggérera  peut-être  aux  mgenieurs  une 
expérience  chaque  jour  plus  clairvoyante;  mais  il  est  mcontestable 
que  les  dispositions  qui  viennent  d'être  expliquées  seront  generale- 
Lnt  adoptées    II  est  vraisemblable  toutefois  que  la  configuration 
Tté  ieuiTde  ik  digue  se  rapprochera  de  celle  de  l'Y  plutôt  que  de 
celle  de  Walchren,  parce  qu'on  réalisera  amsi  une  grande  économie 
de  matériaux  et  de  main-d'œuvre.  Dans  tous  les  cas    on  a  pu  dès 
maintenant  se  faire  sur  l'ensemble  des  travaux  une  idée  assez  exacte 
pour  évaluer  approximativement  le  prix  de  revient. 

Une  fois  la  digue  construite,  il  faut  procéder  au  dessèchement. 
A  cet  effet  on  divise  d'abord  en  portions  secondaires  le  terram 
précédemm'ent  isolé.  Les  carrés  ainsi  formés  sont  épuisés  à  leur 
tour  par  de  puissantes  machines,  situées  le  long  des  canaux  de  de- 
charge.  Ces  canaux  de  décharge  se  raccordent  aux  grands  canaux 
de  communication  maritime,  qui  aboutissent  eux-mêmes  aux  vastes 
réservoirs,  où  l'eaU  s'accumule  en  attendant  pour  sortir  1  heure  ta- 
vorable  de  la  marée  basse.  Pour  la  description  de  ces  travaux  com- 
pliqués, nous  suivrons  le  plan  dressé  par  M.  Leemans. 

Les  grands  canaux  maritimes  {zuiderzeebœzem)  ont  pour  objet 
propre  de  rendre,  après  le  dessèchement,  accessibles  aux  gros  na- 
vires les  ports  qui  bordent  aujourd'hui  le  littoral  de  la  mer.  Plu- 
sieurs ouvrages  de  ce  genre  existent  déjà  dans  le  pays;  sans  parler 
du  vieux  canal  de  Nord -Hollande,  construit  dans  les  terres  sur 
80  kilomètres  de  longueur  avec  Zi2  mètres  de  largeur  et  7  mètres 
de  profondeur,  Amsterdam  vient  d'être  relié  à  la  mer  par  un  nou- 
veau canal,  qui  traverse  le  golfe  desséché  de  l'Y  entre  feux  levées 
énormes  et  qui  coule  plus  haut  que  le  sol,  profond  de  /"\50  et 


462  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

large  de  63  mètres  au  niveau  de  l'eau.  Ce  travail  a  été  exécuté 
sous  la  direction  des  ingénieurs  sir  John  Hawkshaw  et  M.  J.  Dirks. 
Les  grands  canaux  du  Zuiderzée  seront  établis  à  peu  près  dans 
ces  proportions;  la  marine  exige  pour  ses  vaisseaux  des  voies  aussi 
spacieuses.  Deux  lignes  principales  traverseront  les  polders  de  créa- 
tion nouvelle.  La  première,  d'Enkuizen  à  Amsterdam ,  se  dirigera 
d'abord  en  ligne  droite  jusqu'au  Pampus,  puis  entrera  dans  l'Y  avec 
une  forte  courbe;  sur  son  parcours,  elle  enverra  quatre  ramifica- 
tions vers  Hoorn,  Schardam,  Edam,  Monnikendam  et  le  canal  de 
Nord-Hollande.  La  seconde  ligne,  partant  des  environs  d'Harder- 
wijk,  longera  la  côte  méridionale  en  gagnant  directement  Huizen, 
pour  se  relever  ensuite  vers  le  Pampus  avec  un  angle  très  ouvert 
et  pour  se  raccorder  avec  la  première  ligne;  deux  bras  de  quelques 
kilomètres  la  relieront  en  outre  à  Muiden  et  à  l'embouchure  de  l'Eem. 

Au  système  des  grands  canaux  maritimes  s'ajoute  celui  des  ca- 
naux de  décharge  et  de  communication  {hoofdpoldersbœzein).BeaiU.- 
coup  moins  larges,  beaucoup  moins  profonds,  soutenus  aussi  par 
des  chaussées,  ils  servent  pour  le  dessèchement,  et  ils  sont  des 
voies  de  transport  :  leur  lit  emporte  vers  les  réservoirs  le  trop-plein 
des  eaux  que  pompent  les  machines  et  est  sillonné  sans  cesse  par 
de  longs  bateaux  qui  glissent  silencieusement  au-dessus  des  pol- 
ders verdoyans.  Ces  canaux  de  second  ordre  formeront  quatre  lignes 
principales.  La  première  longera  la  grande  digue  d'Eukuizen  à  Kam- 
pen  ;  deux  autres,  parallèles  entre  elles,  courront  par  le  travers  du 
Zuiderzée,  dans  la  direction  sud-ouest  et  nord-est;  la  quatrième 
partira  de  l'île  d'Urk  et  descendra  vers  le  sud  en  ligne  droite,  après 
avoir  rencontré  les  deux  lignes  précédentes.  On  pourrait  donc  figu- 
rer grossièrement  ce  réseau  avec  deux  parallèles  que  traverserait 
une  oblique,  coupée  elle-même  par  une  perpendiculaire  dans  sa 
partie  supérieure.  Nous  négligeons  ici  le  détail  des  ramifications 
accessoires,  au  nombre  de  huit  ou  dix,  et  intelligibles  seulement 
avec  le  secours  d'une  carte. 

Pour  garantir  aux  terres  conquises  un  bon  état  de  dessèchement, 
tout  cela  ne  suffît  point  encore.  Il  faut  que  le  sol  soit  labouré  en 
tout  sens  par  des  milliers  de  fossés,  de  rigoles,  de  ruisseaux,  pro- 
fonds de  i"',50  à  0™,50,  larges  de  3  mètres  à  1  mètre.  La  multi- 
tude des  petits  parallélogrammes  ainsi  obtenus  donne  aux  nouveaux 
polders  l'aspect  d'un  immense  échiquier,  ou  mieux  encore  d'une 
vaste  toile  d'araignée  qui  serait  tissée  avec  des  fils  d'eau.  On  peut 
du  reste  se  représenter  l'importance  de  tous  ces  travaux,  si  on  songe 
que,  dans  l'Y,  pour  le  polder  de  Wijkermeer,  grand  de  858  hec- 
tares, le  cahier  des  charges  portait  223,870  mètres  de  fossés,  et 
2/i,850  mètres  de  chemins  larges  de  7  mètres  au  sommet.  Or  les 
polders  du  Zuiderzée  auront  200,000  hectares  I 


LE    DESSECHEMENT   DU    ZCIDERZÉE.  463 

Et  pourtant  l'œuvre  la  plus  laborieuse  est  bien  moins  l'établisse- 
ment des  canaux  que  la  construction  des  écluses  et  des  ponts,  car 
l'ingénieur  se  trouve  alors  aux  prises  avec  les  données  d'un  pro- 
blème qui  peut  se  formuler  ainsi  :  asseoir  solidement  des  travaux 
d'un  poids  écrasant  sur  un  terrain  mouvant  et  imbibé  d'eau.  Ordi- 
nairement on  recourt  à  des  pilotis  de  chêne;  quelquefois  on  conso- 
lide les  ouvrages  avec  des  plates-formes  en  fascines.  Sans  entrer 
dans  la  minutie  des  détails  techniques,  nous  remarquerons  seule- 
ment qu'on  distingue  trois  sortes  d'écluses  :  les  schutzluis  ou  dou- 
bles écluses,  les  écluses  simples  [iiitivateringzluis)  pour  l'écou- 
lement des  eaux  épuisées,  enfin  les  petites  écluses  d'inondation, 
destinées  à  arroser  les  polders  pendant  les  chaleurs  de  l'été.  A 
Enkuizen,  à  Kampen  et  à  Urk  seront  établies  trois  schutzluis 
principales,  et  une  vingtaine  d'autres,  moins  importantes,  se 
trouveront  à  tous  les  croisemens  de  canaux;  trois  écluses  simples 
s'ouvriront  à  côié  des  écluses  doubles  d'Enkuizen,  de  Kampen  et 
d'Urk,  et  les  petites  écluses  se  répartiront  en  grand  nombre  sur 
toute  la  superficie  des  polders. 

Si  l'on  suppose  tous  ces  travaux  achevés,  on  n'a  pas  encore  assuré 
suffisamment  l'écoulement  des  eaux,  parce  que  la  différence  entre 
les  marées  hautes  et  les  marées  basses  n'est  pas  fort  considérable, 
de  sorte  que  l'écluse  de  décharge  ne  rend  que  de  médiocres  ser- 
vices. Même,  sous  l'influence  de  certains  vents,  il  peut  se  passer 
plusieurs  semaines  sans  qu'il  y  ait  moyen  d'ouvrir  les  portes.  Aussi 
devient-il  indispensable  de  recourir  aux  machines  pour  maintenir 
le  niveau  intérieur.  Autrefois  on  se  servait  simplement  de  moulins 
à  vent,  moteurs  fort  économiques  :  on  peut  encore  en  apercevoir 
les  grandes  ailes  déployées  le  long  de  quelques  canaux.  Malheureu- 
sement l'action  des  moulins  à  vent  est  incertaine,  et  depuis  le 
dessèchement  du  lac  de  Harlem  on  ne  se  sert  plus  que  de  ma- 
chines à  vapeur.  Le  nouveau  moyen  employé  a  l'avantage  d'être 
tout  eniier  à  la  disposition  de  l'ingénieur,  et  de  permettre  un  cal- 
cul mathématique  du  temps  nécessaire  pour  épuiser  une  quantité 
d'eau  donnée.  Or,  poui-  le  Zuiderzée,  on  peut  évaluer  à  3'", 50  la  pro- 
fondeur moyenne  des  eaux  qu'il  faut  extraire.  On  obtient  ainsi  une 
somme  de  5  milliards  environ  de  mètres  cubes.  M.  Dirks,  qui  a  di- 
rigé le  dessèchement  de  l'Y,  juge  que  si,  par  minute,  12  chevaux  ef- 
fectifs de  force  élèvent  à  1  mètre  5/i  mètres  cubes,  ils  suffisent  pour 
maintenir  en  bon  état  d'épuisement  une  superficie  de  1,000  hec- 
tares. En  tenant  compte  de  tous  les  chiffres  précédens  et  de  la  hau- 
teur à  laquelle  il  faudra  élever  les  eaux,  on  voit  que  9,400  che- 
vaux de  force,  retirant  4,500  mètres  cubes  par  minute,  auront 
desséché  le  Zuiderzée  en  deux  ans  et  demi  environ. 

Après  les  pompes  à  vapeur  viennent  les  dragues,  indispensables 


hôh  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pour  creuser  les  canaux  ou  pour  débarrasser  des  vases  le  lieu  où 
l'on  assoit  les  gros  ouvrages.  On  s'est  servi  jusqu'à  présent  de  ma- 
chines nombreuses,  diverses,  toutes  très  puissantes.  La  plus  cu- 
rieuse porte  un  appareil  de  déchargement  automoteur  qui  permet 
de  travailler  jour  et  nuit.  La  vase  est  d'abord  déversée  dans  un  cy- 
lindre vertical  ;  une  roue  horizontale  centrifuge  se  meut  à  la  base 
du  cylindre,  mise  en  mouvement  par  la  machine  de  la  drague;  cette 
roue  pousse  la  vase  dans  un  tube  flottant  composé  de  pièces  de  bois 
que  relient  des  assemblages  de  cuir  et  de  fer;  à  250  mètres  et  plus, 
le  bout  du  tube  est  placé  à  travers  ou  au-dessus  des  sables  déjà 
extraits,  et  verse  au  loin  un  jet  vaseux  dont  les  parties  solides  se 
déposent  successivement  et  s'étendent  à  des  surfaces  considérables. 
Chacune  de  ces  dragues  peut  enlever  57/i  mètres  cubes  par  vingt- 
quatre  heures;  elle  exige  une  équipe  de  10  hommes. 

Il  nous  reste  à  parler  des  travaux  d'exploitation.  Ce  sont  d'abord 
les  chemins  de  terre.  Ils  sont  simplement  établis  le  long  des  ca- 
naux, sur  les  remblais,  sans  dispositions  particulières  d'aucune 
sorte.  Les  chemins  de  fer  sont  de  construction  moins  facile,  parce 
qu'ils  doivent  présenter  une  forte  résistance  lorsque  le  train  passe 
en  les  ébranlant.  Dans  les  terrains  de  l'Y,  le  directeur  de  ces  ou- 
vrages, M.  van  Prehn,  a  fait  draguer  la  vase  jusqu'au  fond  solide, 
puis  combler  la  fouille  avec  du  sable  des  dunes  amené  par  le  ca- 
nal de  Nord-Zée.  Lorsqu'on  travaille  sur  des  tourbes ,  on  se  sert 
aussi  de  plates-formes  en  fascines  avec  un  fort  bombement  et  un 
remblai  capable  de  maintenir  ce  bombement  en  état;  ensuite  on 
pose  deux  voies  latérales  assez  écartées;  grâce  à  ces  précautions, 
on  obtient  un  tassement  régulier  de  la  tourbe.  Selon  le  plan  de 
M.  Leemans,  le  Zuiderzée  sera  traversé  par  deux  chemins  de  fer  : 
le  premier  suivra  la  digue  de  Kampen  à  Enkuizen  pour  rejoindre 
dans  les  terres,  du  côté  de  Kampen ,  la  ligne  de  Zwolle,  Deventer 
et  l'Allemagne,  et  du  côté  d'Enkuizen  la  ligne  de  Rotterdam,  Am- 
sterdam et  Nieustad;  le  second  coupera  les  polders  en  ligne  trans- 
versale, et  depuis  Amsterdam  longera  d'abord  le  grand  canal  ma- 
ritime, et  ensuite  le  canal  de  communication  qui  aboutit  à  la  digue 
du  côté  de  Kampen. 

H. 

Tout  est  donc  nettement  prévu;  mais  tout  s'accomplira-t-il?  Si 
l'entreprise  n'est  pas  avantageuse,  si  elle  ne  constitue  pas  un  bon 
placement,  les  fonds  nécessaires  ne  se  trouveront  pas,  car  l'argent 
ignore  les  dévoûmens  gratuits;  on  ne  l'attire  que  par  des  profits 
sûrs  ou  de  séduisantes  promesses.  Il  s'agit  donc  de  savoir  si  l'af- 
faire est  bonne,  et  si  les  produits  couvriront  les  capitaux  engagés. 


LE    DESSECHEMENT    DU    ZUIDERZÉE.  ^65 

Et  d'abord  ne  sera-t-il  pas  nuisible  au  pays  de  supprimer  une 
mer  intérieure?  les  villes  qui  la  bordent  ne  souffriront-elles  pas 
de  perdre  leur  port  et  leur  rivage?  la  facilité  des  transactions  et 
des  échanges  ne  disparaîtra-t-elle  pas  devant  ce  réseau  d'écluses? 
Avant  de  répondre,  sachons  bien  ce  qu'est  aujourd'hui  la  naviga- 
tion du  Zuiderzée.  Cette  grande  nappe  d'eau  n'est  point  de  celles 
où  le  navigateur  peut  s'abandonner  tranquillement  aux  vents  sans 
crainte  de  récifs  ni  d'abordages.  Ce  ne  sont  en  tout  sens  que  longs 
bancs  de  sable,  au  milieu  desquels  une  fausse  manœuvre,  une  er- 
reur, un  coup  de  vent,  peuvent  perdre  le  navire  et  l'équipage  :  du 
reste  les  grandes  carcasses  à  moitié  démolies  qu'on  rencontre  sans 
cesse  le  long  de  la  route  prouvent  assez  les  dangers  de  ces  parages. 
Ajoutons  encore  qu'à  l'entrée  du  golfe  de  l'Y  se  trouve  la  barre  très 
dangereuse  du  Pampus;  lorsqu'un  gros  bâtiment  veut  passer  par 
là,  il  doit  se  faire  alléger  à  l'aide  de  bateaux  auxiliaires  appelés 
chameaux,  et  c'est  pour  obvier  à  tous  ces  inconvéniens  qu'on  a  dû, 
de  1819  à  1825,  créer  le  canal  de  Nord-Hollande ,  puis  dans  ces 
dernières  années  le  canal  de  Nord-Zée,  parce  que  les  écluses  du 
précédent  étaient  encore  trop  étroites. 

Ainsi  toute  la  grande  navigation  a  définitivement  abandonné  le 
Zuiderzée.  Quant  à  la  petite  navigation,  elle  dépérit  depuis  long- 
temps. On  ne  trouverait  peut-être  pas  sur  le  littoral  un  seul  pi- 
lote qui  connaisse  tous' les  parages  de  cette  petite  mer,  et  cela  tient 
d'abord  à  la  nécessité  d'un  permis  coûteux,  qui  assigne  aux  capi- 
taines une  route  déterminée  pour  chaque  voyage,  mais  surtout  aux 
difficultés  et  aux  périls  de  ces  eaux  :  personne  ne  se  soucie  d'ex- 
poser sa  personne  et  son  navire  pour  un  médiocre  bénéfice.  Il  est 
donc  permis  de  dire  sans  trop  d'exagération  que  le  Zuiderzée  n'a 
plus  d'importance  maritime;  les  villes  de  cette  côte,  jadis  si  flo- 
rissantes, semblent  maintenant  s'endormir  d'un  sommeil  léthar- 
gique, et  on  a  pu  récemment  écrire  sur  elles  un  livre  qui  porte 
pour  titre  :  les  Villes  mortes  du  Zuiderzée. 

Or,  ces  villes  fussent-elles  au  contraire  dans  une  crise  d'activité 
industrielle  et  commerciale,  le  dessèchement  du  Zuiderzée  serait 
encore  utile  pour  elles,  car  il  leur  procurerait  l'avantage  de  com- 
muniquer avec  là  mer  par  de  larges  canaux  très  sûrs,  d'avoir  de 
bons  ports  à  l'abri  des  vents,  de  réunir  les  commodités  de  la  terre 
ferme  aux  profits  d'une  situation  maritime.  Le  projet  n'assure-t-il 
pas  à  chacune,  par  les  grands  canaux,  une  voie  directe  vers  l'océan? 
Hoorn,  Schardam,  Edam,  Monnikendam,  Amsterdam,  Muiden,  Saar- 
dam,  Huizen,  Harderwijk,  continueront  à  être  ports  de  commerce 
comme  aujourd'hui,  et  les  négocians  n'ont  pas  moins  raison  d'ap- 
plaudir à  l'entreprise  que  les  cultivateurs  et  les  fermiers. 

TOME  XII.  —  1875.  30 


llQQ  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Mais  quel  temps  exigeront  ces  travaux  prodigieux?  Nous  avons 
vu  que,  grâce  aux  machines,  l'épuisement  proprement  dit  s'ac- 
complirait assez  vite.  Seulement  la  construction  des  digues,  des 
canaux,  des  ponts,  des  écluses  et  des  chemins  demande  beaucoup 
plus  de  durée.  Aussi  les  optimistes  parlent-ils  de  douze  ans  pour 
l'achèvement  total,  tandis  que  les  pessimistes  réclament  seize  ans. 
Mettons  quatre  ans  encore  pour  les  retards  imprévus;  en  vingt  ans, 
on  peut  être  assuré  que  tout  serait  fini.  De  nos  jours,  l'industrie  ne 
s'effraie  point  de  semblables  délais.  Déjà  d'autres  entreprises  aussi 
longues,  et  peut-être  plus  aventureuses,  ont  été  menées  à  bien. 
Pourquoi  le  crédit  manquerait-il  précisément  à  celle  dont  le  succès 
est  assuré? 

A  vrai  dire,  le  succès  ne  suffit  pas  :  il  faut  encore  le  profit;  mais  le 
profit,  lui  aussi,  ne  semble  point  douteux,  lorsqu'on  considère 
l'étendue  des  terrains  desséchés,  les  rares  qualités  du  sol  et  le 
prix  probable  de  revient. 

Selon  les  plans,  la  digue  enferme  une  superficie  de  196,670  hec- 
tares. Mais  l'expérience  a  démontré  que,  dans  un  dessèchement,  un 
dixième  du  sol  est  employé  en  canaux  et  chemins.  Si  donc  on  dé- 
duit 19,000  hectares  qui  ne  seront  pas  vendus,  il  reste  178,000  hec- 
tares disponibles.  Sur  ce  nombre,  20,000  hectares  environ  se  com- 
posent de  sables  peu  propres  à  la  culture,  qui  seront  d'ailleurs 
d'une  extrême  utilité  pour  l'établissement  des  digues  et  des  rem- 
blais, parce  qu'ils  sont  à  portée  de  tous  les  grands  ouvrages.  Deux 
petits  bancs  de  tourbe  s'étendent  encore  près  d'Edam  et  de  Kam- 
per-Nieustad.  Les  réservoirs,  qui  couvriront  3,930  hectares,  seront 
pris  sur  la  superficie  sablonneuse.  Tout  le  reste  du  bassin  est  formé 
d'un  vaste  banc  d'argile  souvent  très  profonde  et  qui  aura  une  grande 
valeur  vénale.  On  voit  donc  qu'il  restera  environ  150,000  hectares 
de  terres  de  premier  choix,  après  avoir  déduit  25,000  hectares  de 
terres  inférieures,  qui  pourtant  représentent  encore  des  sommes 
importantes.  Or  les  frais  prévus  s'élèveront  à  2/iO  millions  de  francs 
ainsi  répartis  :  70  millions  pour  la  digue,  36  millions  de  frais  acces- 
soires, 12Zi  millions  pour  le  travail  d'épuisement,  pour  les  machines, 
pour  les  réservoirs,  pour  les  canaux  et  pour  les  chemins,  enfin 
10  millions  pour  les  frais  d'administration  et  pour  les  dépenses  im- 
prévues. Ces  chiffres  ne  comprennent  pas  l'intérêt  des  capitaux  en- 
gagés ;  nous  en  reparlerons  tout  à  l'heure.  Qui  fournira  ces  sommes 
énormes?  Ici  deux  théories  contraires  sont  en  présence.  Beaucoup 
d'économistes  et  d'administrateurs  repoussent  toute  intervention  de 
l'état,  tandis  que  de  bons  esprits  la  réclament.  D'une  part,  on  al- 
lègue que  l'état  agit  avec  trop  de  lenteur,  qu'il  n'est  pas  stimulé 
par  la  nécessité  de  payer  la  rente  de  l'argent  qu'il  emploie,  qu'il 


LE   DESSÈCHEMENT   DU   ZUIDERZÉE.  467 

est  entravé  par  la  bureaucratie  ministérielle,  administrative  et  po- 
litique. D'autre  part,  on  rappelle  la  grandeur  de  l'œuvre,  la  durée 
des  travaux,  l'impossibilité  d'imposer  aux  concessionnaires  des 
conditions  précises,  lorsqu'il  s'agit  d'une  entreprise  aussi  longue  et 
aussi  difficile. 

Si  on  consulte  la  pratique  suivie  jusqu'à  ce  jour,  on  trouve  que 
le  lac  de  Harlem  a  été  desséché  par  l'état,  mais  qu'on  a  été  peu  sa- 
tisfait de  la  rapidité  des  travaux.  Aussi  en  1865,  pour  le  dessèche- 
ment de  l'y,  l'état  ne  voulut  pas  intervenir,  ne  fournit  aucune  sub- 
vention, garantit  seulement  un  intérêt  de  h  pour  100,  et  avança  des 
fonds  dont  il  devait  être  remboursé  à  mesure  qu'on  vendrait  les 
terrains.  En  ce  qui  concerne  le  Zuiderzée,  la  question  n'est  pas  défi- 
nitivement résolue.  Pourtant  il  est  probable  qu'à  raison  de  l'impor- 
tance du  travail  l'état  ne  se  dessaisira  point  de  ses  droits.  Du  moins 
les  projets  préparés  partent  de  cette  hypothèse,  et  on  ne  saurait 
nier  que  ce  parti  présente  plus  d'un  avantage.  D'abord  l'état  échappe 
à  la  charge  des  intérêts,  qui  serait  écrasante  pour  une  compagnie 
lorsqu'il  s'agit  d'une  entreprise  de  seize  années  et  d'un  capital  de 
ihO  millions.  En  outre,  l'état  n'a  point  à  craindre  les  aveugles  re- 
viremens  de  l'opinion  publique,  qui  ont  déjà  plus  d'une  fois  com- 
promis de  grandes  œuvres.  Enfin  il  dispose  de  ressources  assez 
puissantes  pour  être  en  mesure  de  faire  face  à  toute  complication 
inattendue,  tandis  qu'une  simple  société  pourrait  succomber  devant 
quelque  difficulté  nouvelle.  Du  reste,  lorsque  l'acquisition  d'une 
province  tout  entière  est  en  jeu,  les  raisons  politiques  s'ajoutent 
aux  considérations  économiques  pour  décider  le  gouvernement  à 
garder  l'initiative  de  l'affaire. 

Toutefois,  si,  par  un  changement  improbable,  on  prenait  un  autre 
parti,  on  procéderait  sans  doute  pour  le  Zuiderzée  comme  on  a  fait 
récemment  pour  l'Y.  L'état  avancerait  à  la  compagnie  concession- 
naire, sans  intérêts,  le  quart  environ  de  la  somme  totale,  soit  85  mil- 
lions. Cet  argent  servirait  aux  travaux  des  six  premières  années;  le 
reste  serait  demandé  au  public,  de  telle  sorte  qu'on  n'aurait  à  payer 
que  dix  ans  d'intérêt  pour  165  millions,  c'est-à-dire  83  millions  à 
peu  près.  On  aurait  donc,  en  chiffres  ronds,  une  dépense  totale  de 
325  millions. 

Nous  avons  dit  que  les  terrains  livrés  à  la  culture  seraient 
de  170,000  hectares,  par  conséquent  l'hectare  vénal  coûtera  en 
moyenne  1,500  francs  sans  compter  les  intérêts  des  capitaux  em- 
ployés, ou  1,900  francs  en  tenant  compte  de  ces  intérêts.  A  Harlem, 
l'hectare  ne  revenait  qu'à  1,600  francs,  et  la  vente  des  terrains 
n'a  pas  compensé  les  frais  de  dessèchement,  bien  qu'en  quelques 
occasions  elle  se  soit  élevée  à  3,000  et  Zi,000  francs;  mais  ces  prix 


llQS  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

étaient  exceptionnels,  et  ils  n'ont  point  suffi  pour  rétablir  l'équi- 
libre entre  le  chiffre  des  dépenses  et  le  chiffre  des  ventes.  Cepen- 
dant on  ne  doit  point  s'inquiéter  de  ce  précédent  :  depuis,  c'est-à- 
dire  dans  les  vingt  dernières  années,  la  terre  a  presque  doublé  de 
valeur;  pour  preuve,  tout  récemment,  dans  le  polder  de  Wijker- 
meer,  des  terres  semblables  à  celles  qu'on  obtiendra  au  Zuiderzée 
se  sont  vendues  U,!ibO  francs  l'hectare.  En  admettant  donc  que  la 
grande  étendue  des  terrains  disponibles  occasionne  une  déprécia- 
tion passagère,  il  n'en  reste  pas  moins  fort  probable  que  les  entre- 
preneurs de  ce  beau  travail  seront  largement  payés  de  leurs  peines. 

Si  l'on  considère  maintenant  l'utilité  que  le  gouvernement  lui- 
même  retirera  de  cette  entreprise,  on  voit  que  le  dessèchement  aura 
pour  lui  les  plus  grands  avantages.  D'abord  le  royaume,  actuelle- 
ment composé  de  onze  provinces,  s'agrandira  d'une  province  nou- 
velle, qui  ne  sera  point  la  dernière  pour  l'étendue,  et  qui  formera  la 
vingtième  partie  du  territoire  total.  Par  conséquent  il  semble  qu'on 
puisse  compter  sur  un  accroissement  proportionnel  de  la  production, 
de  l'industrie  locale  et  du  commerce  intérieur,  peut-être  même  de 
la  population.  De  là  une  augmentation  nécessaire  dans  le  produit 
de  l'impôt  et  une  source  certaine  de  richesse  pour  le  budget.  A 
ne  regarder  que  le  seul  impôt  foncier,  on  trouve  que  cette  an- 
nexion pacifique  rapportera  au  gouvernement  un  revenu  annuel  de 
1,880,000  francs  :  tel  est  le  chiffre  qu'on  obtient  en  prenant  pour 
base  du  calcul  la  moyenne  de  l'imposition  actuelle,  qui  est  de  12  fr. 
par  hectare. 

Souhaitons  bon  succès  à  ce  petit  peuple  actif,  amoureux  du  tra- 
vail et  de  la  liberté,  généreux  et  hospitalier,  digne  à  tous  ces 
égards  de  l'affection  et  de  la  sympathie  de  la  France.  Il  donne  en 
ce  moment  aux  nations  européennes  un  utile  enseignement;  il  leur 
montre  qu'il  est  d'autres  moyens  que  la  conquête  armée  pour  fonder 
une  puissance  solide  et  pour  enrichir  un  pays.  Son  exemple  est  tout 
ensemble  une  leçon  et  une  preuve;  en  dépit  de  ses  étroites  limites, 
de  son  sol  hostile,  de  sa  faible  population,  de  son  impuissance  mi- 
litaire, il  a  su  par  sa  sagesse,  par  son  industrie,  par  son  amour  de 
la  paix,  devenir  riche  et  rester  indépendant.  Aussi  chacun  applau- 
dira-t-il  cette  fois  encore  au  légitime  orgueil  qui  a  fait  dire  déjà  : 
«  Si  Dieu  a  créé  le  monde,  les  Hollandais  ont  créé  leurs  rivages.  » 

George  Hérelle. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  novembre  1875. 

Voilà  donc  la  grande  question  tranchée,  voilà  un  pas  de  plus  vers  la 
solution  définitive  des  problèmes  constitutionnels,  vers  la  réalisation 
complète  du  régime  du  25  février.  La  bataille  engagée  sur  le  système 
d'élections,  sur  l'organisation  du  suffrage  universel,  s'est  dénouée  au 
profit  du  scrutin  d'arrondissement  contre  le  scrutin  de  liste.  C'était,  à 
vrai  dire,  une  lutte  décisive  peut-être  pour  l'avenir  des  institutions 
nouvelles  et  dans  tous  les  cas  dps  ce  moment  pour  l'existence  du  mi- 
nistère. Une  majorité  de  31  voix,  —  357  contre  326,  —  a  donné  raison 
au  gouvernement  et  à  ceux  qui  soutenaient  avec  lui  le  système  de  re- 
présentation uninominale.  Ce  n'est  encore  sans  doute  qu'une  seconde 
lecture,  la  loi  ne  deviendra  irrévocable  qu'après  une  troisième  épreuve. 
On  peut  cependant  considérer  dès  aujourd'hui  le  résultat  comme  défi- 
nitif, non-seulement  parce  qu'une  assemblée  ne  revient  guère  sur  des 
décisions  de  ce  genre,  mais  en  outre  parce  que  le  vote  a  eu  lieu  dans 
des  circonstances  qui  ne  peuvent  qu'en  rehausser  la  portée.  Le  scrutin 
d'arrondissement  avait  le  désavantage  de  se  présenter  sous  la  forme 
d'un  amendement,  d'avoir  pour  adversaire  la  commission  chargée  de 
préparer  la  loi.  De  plus  la  question  ministérielle,  sans  cesse  agitée  depuis 
quelque  temps,  pouvait  compliquer  et  compromettre  la  question  d'élec- 
tion. A  la  dernière  heure  enfin  la  gauche  a  cru  devoir  offrir  aux  con- 
sciences timorées  le  refuge  commode  du  scrutin  secret,  toujours  pro- 
pice aux  capitulations  inavouées.  Tout  cela  n'a  rien  fait,  et  dans  un 
temps  où  la  constitution  elle-même  n'a  passé  d'abord  qu'avec  le  béné- 
fice d'une  voix,  la  majorité  d'hier  est  certes  plus  que  suffisante  pour 
mettre  désormais  hors  de  cause  le  système  de  représentation  par  arron- 
dissement. 

Dès  le  premier  instant  du  reste ,  il  a  été  visible  que  tout  l'intérêt  de 
la  loi  électorale  se  concentrait  sur  ce  point  unique,  devenu  un  objet  de 


470  REVUE    DES    DEUX   MOINDES. 

controverse  passionnée,  désigné  comme  le  champ  de  bataille  oîi  al- 
laient se  rencontrer  les  partis  et  le  gouvernement.  Qu'un  débat  ouvert 
dans  ces  conditions ,  sous  cette  préoccupation ,  ait  été  d'abord  assez 
décousu,  c'est  bien  clair.  L'inéligibilité  des  militaires,  que  la  commis- 
sion n'avait  pas  voulu  inscrire  dans  la  loi,  a  été  prononcée  fort  sage- 
ment, mais  un  peu  à  l'improviste,  avec  une  certaine  incohérence.  D'au- 
tres questions  sont  restées  en  suspens,  presque  tous  les  articles  ont  été 
arrêtés  au  passage.  Les  auteurs  d'amendemens  se  sont  fait  un  jeu  de 
retirer  des  propositions  qu'ils  se  réservent  de  reproduire  aune  troisième 
lecture,  et  on  ne  s'est  même  pas  demandé  si  c'était  un  procédé  parle- 
mentaire bien  régulier  d'éluder  ainsi  par  un  coup  de  tactique  la  garan- 
tie des  trois  lectures.  A  un  autre  moment,  on  y  aurait  songé  un  peu  plus, 
il  faut  le  croire,  on  eût  mis  sans  doute  plus  de  suite,  plus  de  correction 
et  même  plus  de  clarté  dans  la  préparation  ou  dans  l'examen  d'une  loi 
de  premier  ordre,  qui  touche  à  de  si  nombreux  et  de  si  sérieux  intérêts. 
L'autre  jour  on  n'avait  pas  le  temps  de  penser  à  tout;  on  a  traité  cette 
malheureuse  loi  électorale  avec  une  certaine  distraction  impatiente, 
tant  on  avait  hâte  de  courir  au  point  essentiel,  au  rendez-vous  de  com- 
bat. On  y  est  arrivé  au  plus  vite,  et  ici  du  moins  la  discussion  a  été 
complète,  animée,  souvent  instinctive;  elle  a  marché  droit  au  but  sans 
déviation,  sans  incident  tumultueux. 

La  question  a  été  poussée  à  fond  en  deux  séances  pendant  lesquelles 
les  deux  systèmes  ont  été  aux  prises.  La  cause  du  scrutin  de  liste  était 
aux  mains  des  rapporteurs  de  la  commission,  M.  de  Marcère  et  M.  Ricard, 
qui,  à  la  dernière  heure,  ont  trouvé  en  M.  Gambetta  un  auxiliaire  dont 
l'intervention  a  été  plus  brillante  qu'habile.  Le  scrutin  d'arrondissement 
a  eu  pour  défenseurs  M.  Antonin  Lefèvre-Pontalis,  qui  a  vivement  en- 
gagé la  lutte,  M.  le  garde  des  sceaux,  dont  la  raison  éloquente  a  décidé 
la  victoire,  et  qu'on  le  remarque,  le  résultat  de  cette  discussion  bien 
menée  a  été  aussi  net  que  possible,  peut-être  plus  décisif  qu'on  ne  le 
prévoyait.  On  n'a  pas  eu  même  besoin  de  se  replier  sur  un  de  ces  amen- 
demens  de  transaction  qui  avaient  été  présentés,  que  la  commission 
acceptait  à  demi.  C'est  le  scrutin  d'arrondissement  pur  et  simple  qui  a 
triomphé  du  premier  coup,  avec  cette  seule  condition  que,  là  oi^i  il  y  a 
plus  de  100,000  habitans,  il  y  aura  plusieurs  circonscriptions.  Voilà  le 
fait  qui  a  certainement  une  importance  constitutionnelle  et  politique, 
qui  n'est  pas  seulement  une  victoire  de  majorité,  qui  est  aussi  une  vic- 
toire de  bon  sens  et  de  prévoyance  pratique  dans  les  circonstances  où 
nous  sommes. 

C'est  l'éternelle  puérilité  des  partis  vaincus  de  se  consoler  de  leurs 
défaites  en  jouant  une  petite  comédie,  en  refusant  à  leurs  adversaires 
victorieux  et  en  s'attribuant  à  eux  seuls  le  talent,  les  lumières,  l'élo- 
quence, le  patriotisme.  Ils  sont  vaincus,  c'est  vrai,  ils  ne  restent  pas 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  471 

moins  avec  Favantage  moral,  à  ce  qu'ils  assurent.  Depuis  que  M.  le 
garde  des  sceaux,  chargé  de  représenter  le  gouvernement  dans  la  der- 
nière discussion,  a  prononcé  le  discours  qui  a  décidé  le  succès  du  scru- 
tin d'arrondissement,  il  est  convenu  aux  yeux  des  partisans  du  scrutin 
de  liste  que  M.  Dufaure  est  tombé  ce  jour-là  au-dessous  de  lui-même, 
qu'il  a  été  vraiment  le  plus  embarrassé  des  hommes,  qu'il  n'a  retrouvé 
ni  sa  dialectique  serrée  ni  sa  verve;  il  n'est  pas  moins  entendu  naturelle- 
ment que  M.  Ricard  s'est  révélé  comme  le  modèle  des  debaters ,  et  que 
M.  Gambetta  a  ébloui  le  monde  des  éclairs  de  son  éloquence!  C'est  un 
assez  lisible  jeu  de  la  vanité  ou  de  l'esprit  de  parti. 

La  vérité  est  que  M.  le  garde  des  sceaux  a  été  cette  fois  ce  qu'il  est 
toujours,  qu'il  a  déployé  cette  raison  vigoureuse,  pressante,  mêlée  de 
bonhomie  et  de  sarcasme,  qui  lui  assure  une  si  singulière  autorité 
dans  les  assemblées.  Lorsqu'il  a  montré  que  ce  qu'on  s'efforce  de  com- 
battre aujourd'hui  était  contenu  déjà  dans  les  projets  constitutionnels 
du  19  mai  1873,  que  les  auteurs  de  ces  projets  avaient  considéré 
comme  une  nécessité  pour  la  république  ces  trois  garanties  indissolu- 
bles,—  l'existence  de  deux  chambres,  le  droit  de  dissolution  pour  le  pou- 
voir exécutif  et  le  vote  par  arrondissement,  —  qu'y  avait-il  à  répondre? 
Lorsqu'il  a  exposé,  non  en  histprien  ou  en  homme  d'imagination,  mais 
en  politique,  les  conditions  nouvelles  créées  par  le  suffrage  universel, 
lorsqu'il  a  décrit  cette  situation  électorale  où  un  homme  vivant  entre  sa 
maison  et  son  champ  peut  se  trouver  tout  à  coup  avoir  à  choisir  une 
liste  qui  ne  représente  rien  pour  lui  ou  qui  ne  représente  que  quelque 
chose  d'inconnu  et  de  lointain,  que  pouvait-on  objecter  sérieusement? 
Lorsqu'il  a  fait  sentir  qu'il  s'agissait  aujourd'hui  non  plus  comme  en 
18Zi8  ou  en  1871  de  sortir  d'un  chaos  révolutionnaire,  de  nommer  une 
assemblée  constituante,  mais  de  compléter,  de  faire  vivre  une  organisa- 
tion régulière  par  des  institutions  pratiques  et  sincères,  qu'avait-on  à 
dire?  C'était  frappant,  et  si  devant  cette  parole  précise,  sensée,  la  cause 
du  scrutin  de  liste  a  été  perdue,  nous  n'aurons  pas  à  notre  tour  la  pué- 
rilité de  prétendre  que  c'est  parce  qu'elle  a  été  mal  défendue;  elle  a  été 
au  contraire  défendue  avec  autant  de  talent  que  de  zèle  et  de  dévoû- 
ment  par  les  rapporteurs  chargés  de  cette  mission  ingrate  et  difficile.  Elle 
a  succombé  devant  la  raison  de  l'assemblée  comme  elle  avait  déjà  suc- 
combé devant  la  raison  publique,  parce  que  ce  scrutin  de  liste  ne  ré- 
pond pas  réellement  à  ce  que  M.  Gambetta  appelle  une  situation 
«  apaisée  sous  l'égide  d'une  constitution,  »  parce  que  ceux  qui  ont  eu  à 
défendre  le  système  de  représentation  multiple  n'ont  pu  eux-mêmes  en 
dissimuler  le  caractère  irrégul'ier  et  périlleux.  Ils  ont  vainement  appelé 
à  leur  secours  l'histoire,  la  statistique,  la  morale,  la  politique,  ils  n'ont 
pas  réussi  à  montrer  qu'il  y  avait  plus  de  vérité  dans  un  scrutin  pré- 
paré par  le  hasard  ou  par  des  meneurs  intéressés  que  dans  une  élection 


ÎXI'I  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

OÙ  des  hommes  peuvent  après  tout  arriver  à  se  faire  une  opinion  sur 
un  seul  député  appelé  à  les  représenter. 

Non,  évidemment,  on  n'a  pas  réussi  à  relever  la  fortune  du  scrutin 
de  liste,  à  ébranler  les  vigoureuses  démonstrations  de  M.  Dufaure,  et 
les  raisons  qu'on  a  invoquées  dans  cette  discussion  d'ailleurs  intéres- 
sante ne  sont  pas  toutes  également  sérieuses.  Une  des  recommandations 
les  plus  singulières  et  les  plus  inattendues  en  faveur  du  scrutin  de  liste 
est  à  coup  sûr  celle  qu'on  est  allé  chercher  dans  l'iiistoire,  dans  les 
combinaisons  électorales  de  1817,  dans  les  discours  de  M.  Laine,  de 
M.  Royer-Collard,  de  M.  de  Serre.  Comment  M.  de  Marcère,  M.  Ricard, 
ont-ils  pu  s'y  méprendre  et  se  laisser  duper  par  ces  fausses  analogies 
historiques?  Quelle  ressemblance  y  a-t-il  entre  la  situation  de  1817  et  la 
situation  d'aujourd'hui?  A  cette  première  époque  de  la  restauration, 
presqu'au  lendemain  des  événemens  de  1815,  il  y  avait  à  décider  com- 
ment serait  formée  la  chambre  des  députés  dans  des  conditions  tracées 
d'avance  par  la  charte.  On  n'était  électeur  qu'en  payant  300  francs 
d'impôts;  pour  être  éligible,  il  fallait  payer  une  contribution  de  1,000  fr.; 
dans  la  France  entière,  il  y  avait  moins  de  100,000  électeurs.  La  ques- 
tion, telle  qu'elle  se  posait  en  1817,  au  milieu  des  réactions  du  temps, 
n'était  certes  pas  des  plus  simples.  De  quelle  pensée  s'inspiraient  ces 
hommes  éminens  qu'on  invoque,  M.  Laine,  M.  Royer-Gollard,  M.  Gui- 
zot,  en  portant  l'élection  au  chef-lieu  du  département?  Ils  voulaient  sur- 
tout favoriser  la  prépondérance  des  intérêts  nouveaux ,  des  classes 
moyennes  arrivées  à  la  fortune  par  la  propriété  ou  par  l'industrie  de- 
puis la  révolution.  Le  point  essentiel  dans  leurs  combinaisons  n'était 
pas  le  scrutin  de  liste,  c'était  principalement  le  scrutin  direct  dont  les 
classes  moyennes  devaient  profiter,  et  ce  collège  départemental  qui  était 
en  effet  créé  par  la  loi  de  1817,  on  ne  le  choisissait  pas  comme  préfé- 
rable au  scrutin  d'arrondissement,  dont  personne  ne  parlait  alors,  qui 
n'est  apparu  que  plus  tard,  on  l'opposait  à  tout  un  ensemble  d'élections 
indirectes,  d'assemblées  primaires,  où  la  droite  croyait  trouver  un 
moyen  de  relever  son  influence  et  sa  fortune  politique. 

Oui  en  effet,  comme  on  le  dit,  M.  Laine,  M.  Royer-Collard,  étaient 
pour  le  scrutin  départemental:  ils  le  proposaient  seulement  avec  des 
électeurs  censitaires  peu  nombreux,  qui  le  plus  souvent  dans  chaque 
département,  sauf  Paris  et  quelques  grandes  villes,  ne  s'élevaient  pas  à 
600,  qui  devaient  se  rendre  au  collège  électoral,  dont  le  président  était 
nommé  par  le  roi.  Oui,  ces  hommes  illustres  faisaient  adopter  le  vote 
direct  et  collectif;  mais  c'était  un  vote  émis  au  département  même  par 
des  classes  dont  ils  croyaient  élever  la  puissance  politique  contre  les  élé- 
mens  révolutionnaires  aussi  bien  que  contre  les  élémens  de  réaction. 
Quel  rapport  tout  cela  peut-il  avoir  avec  la  situation  d'aujourd'hui,  avec 
la  pratique  du  suffrage  universel ,  avec  le  scrutin  de  liste  qu'on  pro- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  Zi73 

pose?  A  défaut  du  collège  départemental  d'autrefois,  que  rcste-t-il?  Un 
moyen  commode  d'imposer  à  des  milliers  d'électeurs  votant  isolément 
une  liste  composée  de  noms  qu'ils  ne  connaissent  pas,  combinée  dans 
un  intérêt  de  parti  qui  ne  les  touche  guère,  auquel  ils  sont  parfaite- 
ment étrangers.  M.  Laine,  M.  de  Serre,  M.  Royer-Gollard,  et  le  dernier 
disparu  de  ces  grands  personnages  parlementaires  d'autrefois,  M.  Guizot, 
tous  tant  qu'ils  sont,  ils  seraient  bien  étonnés  de  se  savoir  transformés  en 
parrains  de  si  étranges  combinaisons;  s'ils  étaient  encore  de  ce  monde, 
M.  le  garde  des  sceaux  a  eu  raison  de  le  dire  de  son  ton  narquois,  ils 
auraient  été  l'autre  jour  à  la  place  de  M.  Dufaure,  non  à  la  place  de 
M.  de  Marcère  et  de  M.  Ricard,  qui  se  sont  trop  complu  à  s'abriter  sous 
ce  glorieux  patronage.  Les  partisans  du  scrutin  de  liste  feront  bien  de 
relire  les  discours  de  M.  Royer-CoUard,  de  ^L  de  Serre,  ils  y  gagneront 
toujours;  mais  c'est  vraiment  abuser  des  «  autorités  »  et  prêter  un  peu 
à  rire  que  de  se  prévaloir  des  paroles  prononcées  par  M.  Laine  en  1817, 
à  propos  des  électeurs  à  300  francs  et  des  collèges  à  600  électeurs  ! 

Il  y  a  une  autre  raison  qui  n'est  point  tirée  de  l'histoire  et  qui  n'est 
pas  meilleure,  qui  a  le  malheur  de  ressembler  à  une  de  ces  armes  ba- 
nales dont  se  servent  toujours  les  partis  extrêmes.  On  touche  au  suf- 
frage universel!  Le  scrutin  d'arrondissement  est  une  atteinte  au  suf- 
frage universel!  Que  les  révolutionnaires  de  toutes  les  couleurs,  que 
les  radicaux  de  toutes  les  nuances  parlent  ainsi,  c'est  chez  eux  une  ha- 
bitude invétérée  dont  ils  ne  peuvent  se  défaire.  A  la  moindre  tentative 
pour  régulariser  un  régime  électoral,  ils  crient  à  la  violation  du  droit; 
ils  voient  poindre  partout  une  oligarchie  menaçante,  et,  à  leurs  yeux, 
c'est  pour  le  moins  une  nouvelle  loi  du  31  mai  que  médite  à  tout  pro- 
pos la  vieille  majorité  de  l'assemblée.  Ils  sont  de  ceux  qui  ne  recon- 
naissent plus  la  république,  qui  la  croient  perdue  dès  que  l'ordre  se 
rétablit  à  demi.  M.  Ricard  n'est  point  sans  doute  de  ces  déclamateurs, 
c'est  un  politique  sérieux  et  modéré,  un  républicain  conservateur,  et 
pourtant  il  parle  ici  comme  un  radical,  il  se  laisse  aller  à  ces  exagé- 
rations qui  finissent  par  devenir  vulgaires.  En  quoi  donc  le  vote  uni- 
versel est-il  menacé  par  le  scrutin  d'arrondissement?  Oii  voit-on  cette 
«  atteinte  formelle,  incontestable  au  principe  de  l'égalité  des  suffrages?» 
Est-ce  que  l'électeur  ne  vote  pas  partout  directement,  librement,  sans 
condition  de  cens,  sans  aucune  de  ces  restrictions  qu'imposait  la  loi 
du  31  mai  et  que  personne  n'a  proposé  de  faire  revivre?  —  C'est  que 
tous  les  arrondissemens,  dit -on,  n'ont  pas  une  population  égale;  il 
y  a  des  circonscriptions  qui  comptent  à  peine  20,000,  30,000  habi- 
tans,  il  y  en  a  qui  ont  une  population  de  50,000  âmes  ou  au-delà,  jus- 
qu'à 100,000,  et  les  unes  et  les  autres  indistinctement  nomment  toujours 
un  seul  député.  Rien  n'est  plus  vrai,  et,  si  l'on  veut  chercher  des  iné- 
galités, on  en  trouvera  partout,  quel  que  soit  le  système  qu'on  adopte. 


A7A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Avec  le  scrutin  de  liste,  il  y  en  a  une  bien  autrement  grave  qui  atteint 
l'essence  même  du  droit  individuel  de  suffrage.  Gomment  explique- 
t-on  que  l'électeur  de  Paris  ou  de  Lille  nomme  trente  ou  vingt  députés 
et  qu'un  électeur  des  Alpes-Maritimes  ou  de  tout  autre  petit  départe- 
ment ne  participe  qu'à  la  nomination  de  trois  ou  quatre  représentans? 
Est-ce  que  le  droit  n'est  pas  le  même  pour  tous?  Est-ce  qu'il  peut  va- 
rier suivant  les  latitudes  et  dépendre  du  hasard  qui  fait  naître  un  ci- 
toyen français  aux  bords  de  la  Méditerranée,  dans  les  Alpes  ou  dans  un 
faubourg  de  Paris? 

Voilà,  si  nous  ne  nous  trompons,  une  inégalité  bien  autrement  cho- 
quante créée  par  le  scrutin  de  liste,  et  même  en  acceptant  une  transac- 
tion, comme  il  en  a  laissé  entrevoir  le  désir,  M.  Ricard  pense-t-il  qu'il 
échapperait  à  toutes  les  anomalies?  Il  y  en  aurait  toujours.  L'essen- 
tiel est  que  l'intégrité  du  droit  subsiste,  et  elle  est  bien  moins  atteinte 
lorsque  tous  les  électeurs  ont  un  seul  député  à  nommer  dans  leur 
arrondissement  que  lorsqu'il  y  a  des  Français  concourant  à  la  repré- 
sentation nationale  dans  une  proportion  différente  selon  le  hasard  de 
la  naissance  ou  de  la  résidence.  Si  l'on  veut  atteindre  à  une  égalité 
complète,  M.  Dufaure  l'a  dit  avec  un  bon  sens  supérieur,  il  n'y  a  plus 
qu'à  «  faire  de  la  France  un  échiquier  sans  tenir  compte  des  circon- 
scriptions administratives.  »  Si  l'on  prétend  à  la  logique  absolue,  il 
faut  arriver  à  l'unité  de  collège  de  M.  É.  de  Girardin,  et  mieux  encore 
l'idéal  est  toujours  le  plébiscite.  Là,  devant  l'urne  plébiscitaire,  il  n'y  a 
plus  ni  départemens,  ni  arrondissemens,  ni  villes,  ni  campagnes;  tous 
les  électeurs  sont  parfaitement  égaux,  chacun  arrive  avec  son  bulletin, 
un  oui  ou  un  non,  et  tout  est  fini.  G'est  là  qu'on  en  vient  en  jouant 
avec  des  chiffres  et  avec  des  chimères  d'égalité  absolue  des  suffrages. 
Dès  qu'on  rentre  dans  la  pratique,  il  faut  bien  en  revenir  nécessaire- 
ment à  tenir  compte  de  la  réalité,  de  la  diversité  des  intérêts  et  des 
habitudes,  des  traditions,  des  circonscriptions  établies,  et  une  fois  dans 
cette  voie,  quelle  raison  y  a-t-il  de  ne  point  aller  jusqu'au  bout,  de  pré- 
férer cet  amalgame  d'une  liste  départementale  à  l'élection  plus  vraie, 
plus  sincère  de  l'arrondissement,  où  entre  l'électeur  et  l'élu  peut  se  for- 
mer une  sorte  de  lien  naturel,  permanent? 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  étrange,  c'est  que  parmi  ceux-là  mêmes  qui  vien- 
nent de  former  cette  minorité  de  326  voix  en  faveur  du  scrutin  de  liste, 
il  en  est  qui  la  veille  encore  n'étaient  rien  moins  que  convaincus  et  qui 
ne  cachaient  pas  leurs  doutes.  Us  ont  obéi  à  des  mobiles  assez  divers  et 
assez  complexes.  Les  uns  ont  paru  craindre  que  le  scrutin  d'arrondis- 
sement, qu'ils  considéraient  au  fond  comme  le  système  le  plus  naturel 
et  le  plus  régulier,  n'eût  pour  effet  de  diminuer  le  prestige  et  la  force 
morale  des  assemblées  en  localisant  l'élection,  d'amortir  la  vie  politique. 
La  crainte  est  singulière  à  l'heure  où  nous  sommes.  Quoi  donc!  est-ce 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  475 

là  aujourd'hui  le  danger?  Lorsque  la  politique  est  partout,  lorsqu'elle 
envahit  les  conseils- généraux,  les  conseils  municipaux  eux-mêmes,  qu'il 
faut  souvent  ramener  à  leur  modeste  rôle,  on  pourrait  craindre  de  la 
voir  disparaître  de  la  seule  manifestation  pubUque  où  elle  est  à  sa  place! 
C'est  une  inquiétude  certainement  chimérique.  Parce  que  les  électeurs 
sont  désormais  appelés  à  voter  dans  leur  circonscription ,  pour  le  dé- 
puté de  leur  arrondissement,  croit-on  qu'ils  cessent  d'avoir  leurs  opi- 
nions, leurs  préférences  et  même  leurs  passions?  Pas  plus  aujourd'hui 
qu'hier  ils  ne  se  désintéresseront  des  luttes  qui  pourront  s'ouvrir;  ils 
seront  ce  qu'ils  étaient,  avec  cette  différence  qu'ils  sauront  un  peu  mieux 
ce  qu'ils  font. 

Soit,  cela  se  peut,  disent  les  autres;  mais  l'arrondissement,  par  cela 
même  qu'il  est  assez  restreint,  offre  plus  de  chances  ou,  si  l'on  veut, 
plus  de  tentations  aux  influences  administratives  :  c'est  la  résurrection 
possible  de  la  candidature  officielle!  Évidemment  cette  considération  a 
pesé  sur  certains  esprits,  et  elle  est  peut-être  destinée  à  jouer  un  rôle 
dans  les  mêlées  prochaines  de  la  politique,  à  être  tout  au  moins  ex- 
ploitée par  les  partis.  11  ne  faudrait  pas  cependant  se  créer  à  tout  pro- 
pos des  fantômes,  des  périls  imaginaires.  On  ne  remarque  pas  que  la 
candidature  officielle  ne  naît  pas  ainsi  à  volonté,  et  que,  si  le  gouverne- 
ment était  en  état  d'exercer  cette  prépotence,  dont  on  lui  suppose  gra- 
tuitement la  pensée,  il  l'exercerait  dans  le  département  tout  aussi  bien 
que  dans  l'arrondissement.  Cn  oublie  que  cette  candidature  officielle 
qui  a  fleuri  sous  l'empire  a  pu  jusqu'à  un  certain  point  être  facilitée  par 
le  système  des  circonscriptions  arbitraires,  mais  qu'elle  se  liait  en  réa- 
lité à  toute  une  situation;  elle  était  pour  ainsi  dire  l'expression  de  la 
puissance  absorbante  d'un  gouvernement  maître  de  tout,  résolu  à  ne 
souffrir  ni  dissidence  ni  contestation,  tenant  le  pays  par  des  agens  sans 
nombre,  par  une  administration  qui  disposait  de  tous  les  moyens  de 
domination  ou  decaptation.  C'est  à  ce  prix  que  la  candidature  officielle  a 
été  possible,  et  même  avec  tout  cela  le  moment  est  venu  où  des  hommes 
comme  M.  Thiers,  M.  Berryer,  M.  Buffet,  ont  trouvé  des  circonscriptions 
qui  les  ont  renvoyés  au  corps  législatif.  Chose  bien  plus  curieuse  et  spi- 
rituellement démontrée  par  M.  Lefèvre-Pontalis,  avec  le  scrutin  de  liste, 
le  premier  noyau  d'opposition  qui  a  commencé  à  se  former  sous  le  nom 
des  cinq  dès  les  élections  de  1857,  ce  noyau  n'aurait  pas  été  possible; 
élus  dans  leurs  circonscriptions,  les  cinq  ne  l'auraient  pas  été  dans  l'en- 
semble du  département  :  le  gouvernement  de  l'empire  gardait  encore 
une  majorité  de  10,000  voix  dans  le  dénombrement  général  des  suffrages 
parisiens.  Nous  n'en  sommes  plus  là  aujourd'hui,  et,  si  le  gouvernement 
cherchait  à  dépasser  la  limite  d'une  intervention  naturelle,  légitime  dans 
les  élections,  il  serait  aussitôt  arrêté  par  la  force  des  choses,  par  la  puis- 
sance de  l'opinion.  Voyons  sérieusement!  Parce  que  le  gouvernement 


h76  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nommera  quelques  maires,  est-il  quelqu'un  qui  osera  dire  que  c'est  la 
candidature  officielle,  que  M.  de  Persigny  est  reùtré  au  ministère  de 
l'intérieur. 

Il  faut  aller  au  fond  des  choses.  Le  plus  vrai  mobile  des  adversaires 
modérés  du  scrutin  d'arrondissement,  de  ceux  qui  ne  l'ont  combattu 
peut-être  que  par  circonstance,  a  été  cette  idée  qu'il  pouvait  être  utile 
de  provoquer  un  grand  mouvement  d'opinion  favorable  à  la  république 
constitutionnelle,  et  que  le  scrutin  de  liste  était  le  meilleur  moyen  pour 
créer  une  majorité  destinée  à  exprimer  ce  mouvement,  à  renouveler,  à 
maintenir  par  les  élections  l'alliance  du  25  février  entre  les  fractions 
de  la  gauche,  le  centre  gauche  et  le  centre  droit  libéral.  On  serait  allé 
ainsi  ensemble  devant  les  électeurs  avec  la  constitution  pour  mot  d'ordre 
et  pour  drapeau.  Ceux  qui  raisonnaient  ainsi  n'étaient-iis  point  dupes 
d'une  singulière  illusion?  ne  s'exposaient- ils  pas  à  de  cruels  mé- 
comptes? Ne  faisaient-ils  pas  un  dangereux  calcul  ou,  selon  le  mot  de 
M.  le  garde  des  sceaux,  de  la  politique  de  «  pure  rêverie?  »  M.  Dufaure 
ne  s'y  est  point  trompé,  et  il  a  eu  mille  fois  raison  de  le  dire  avec  une 
pénétrante  fermeté  de  bon  sens  qui  a  dissipé  toutes  les  chimères.  La 
constitution,  c'est  fort  bien;  mais  il  n'y  a  pas  à  se  payer  de  mots  et  à 
rêver  des  fusions  impossibles.  Il  y  a  des  hommes  qui  ont  voté  la  con- 
stitution le  25  février  :  les  accepteriez-vous  pour  alliés  après  leurs  dis- 
cours, leurs  lettres  et  leurs  manifestations  de  ces  derniers  temps?  Si  les 
constitutionnels  sérieux  et  modérés  acceptent  ou  subissent  cette  alliance, 
ils  ne  s'appartiennent  plus;  s'ils  la  repoussent,  que  devient  la  fusion?  Les 
radicaux  ont  voté  la  constitution,  rien  de  mieux,  «  il  faut  les  en  remer- 
cier, il  faut  leur  donner  la  main  »  pour  leur  bonne  pensée  de  ce  jour-là. 
En  dehors  de  ce  rapprochement  accidentel  et  tout  momentané,  il  n'y  a 
plus  rien  de  commun ,  on  ne  peut  plus  s'entendre,  l'alliance  est  im- 
possible, et  cela  tient  à  ce  qu'en  dépit  de  tous  les  rêveurs  de  fusion  on 
ne  comprend  pas  la  république  de  la  même  manière.  «  J'ai  adopté  les 
deux  chambres,  dit  justement  et  impitoyablement  M.  Dufaure,  ils  ont 
décidé  que  ce  n'était  point  là  de  la  république.  J'ai  adopté  le  droit  de 
dissolution,  ils  ont  décidé  que  ce  n'était  pas  là  de  la  république.  Je  pro- 
clame le  scrutin  par  arrondissement,  ils  répondent  de  même  sur  tous 
les  points  de  notre  programme...  Nous  avons  été  réunis  un  jour,  nous 
sommes  divisés  dans  le  passé  et  dans  l'avenir...  »  Voilà  la  vérité  poli- 
tique à  la  place  de  la  fiction  ! 

Que  serait-il  arrivé,  si  sous  l'empire  d'un  faux  calcul  ou  d'une  illu- 
sion une  majorité  s'était  formée  dans  l'assemblée  en  faveur  du  scrutin 
de  liste?  Les  modérés  auraient  livré  une  garantie  précieuse  comme  ran- 
çon d'une  alliance  chimérique,  11  serait  resté  le  lendemain  un  instru- 
ment d'agitation,  une  vaste  confusion  où  les  radicaux  n'auraient  pas 
manqué  de  se  servir  de  ce  puissant  moyen  d'action  pour  grossir  leur 


REVUE,    —    CHRONIQUE.  Ù77 

importance,  où  les  modérés  auraient  risqué  d'être  entraînés,  s'ils  n'a- 
vaient pas  été  étouffés.  La  constitution  serait  devenue  ce  qu'elle  aurait 
pu.  Nous  ne  disons  point  à  coup  sûr  que  le  scrutin  d'arrondissement 
soit  un  remède  à  tout,  mais  il  tempère  ces  mouvemens  violens  que  le 
scrutin  de  liste  déchaîne  parfois,  il  assure  à  un  régime  régulier  un 
ressort  simple  et  naturel,  il  met  par  cela  même  bien  moins  en  péril  les 
institutions  qu'on  veut  faire  vivre,  et  c'est  assez  pour  que  le  vote  qui 
l'a  consacré  soit  réellement  un  vote  de  prévoyance  et  de  raison  poli- 
tique. 

C'était  le  résultat  le  plus  désirable,  et  s'il  est  resté  douteux  tant  qu'il 
n'a  point  été  constaté,  si  la  nerveuse  parole  de  M.  Dufaure  n'avait  pas 
sufTi  pour  rallier  les  convictions  encore  incertaines,  M.  Gambetta  s'est 
chargé  de  frapper  le  dernier  coup  pour  achever  la  ruine  de  la  cause  qu'il 
prétendait  servir,  en  même  temps  que  le  succès  du  scrutin  d'arrondis- 
sement, qu'il  voulait  combattre.  M.  Gambetta  est  certainement  un  ora- 
teur qui  ne  manque  pas  de  puissance.  Il  a  son  éloquence  à  lui,  une  pa- 
role bouillante,  écumeuse,  incorrecte.  Gomme  ceux  qui  se  permettent 
tout,  il  trouve  parfois,  au  milieu  des  plus  singulières  licences,  des  élans 
passionnés  et  même  des  traits  assez  vifs  où  il  y  a  une  pointe  d'esprit. 
C'est  un  mélange  de  fougue,  de  facilité,  d'exaltation  factice  et  de  bonne 
humeur.  Au  fond,  M.  Gambetta  est  modéré,  il  a  des  instincts  de  gouver- 
nement, il  ne  répugnerait  pas  aux  transactions,  s'il  était  plus  libre;  mais 
il  n'est  pas  libre,  il  est  enchaîné  par  des  liens  de  parti,  par  des  consi- 
dérations de  position,  et  de  là  cette  incohérence  perpétuelle  qui  dimi- 
nue singulièrement  l'autorité  de  sa  parole,  l'efTicacité  de  ses  interven- 
tions. Ce  qui  est  certain,  c'est  que,  s'il  a  cru  l'autre  jour  être  un  habile 
tacticien,  il  s'est  trompé,  il  a  été  malheureux  de  toute  façon.  Qu'on  dise 
tant  qu'on  voudra  qu'il  a  été  un  prodige,  qu'il  n'a  jamais  été  plus  élo- 
quent :  la  vérité  est  qu'il  a  fait  tout  ce  qu'il  fallait  pour  marcher  à  une 
déroute  et  même  pour  aggraver  cette  déroute.  D'abord,  comme  s'il  te- 
nait à  justifier  sur-le-champ  ce  que  venait  de  dire  M.  Dufaure  au  sujet 
de  la  difficulté  d'une  alliance  avec  les  radicaux,  même  avec  les  radicaux 
relativement  modérés,  M.  Gambetta  n'a  trouvé  rien  de  mieux  que  de 
prendre  violemment  à  partie  le  centre  droit  tout  entier,  de  le  mettre 
en  cause  dans  sa  politique,  dans  ses  souvenirs,  dans  ses  traditions. 
C'était,  on  l'avouera,  bien  prendre  son  moment  et  montrer  un  tact  su- 
périeur! M.  Gambetta,  qui  a  la  parole  leste,  trouve  que  la  monarchie 
constitutionnelle  est  le  plus  médiocre  des  régimes,  qu'il  a  suffi,  pour 
en  avoir  raison,  d'une  «  agitation  de  fourchettes.  »  Le  mot  est  bien  ima- 
giné, il  ira  chatouiller  délicieusement  le  radicalisme  inférieur,  déjà  dis- 
posé à  soupçonner  l'ancien  dictateur  de  modérantisme.  Quant  à  cette 
révolution  de  février  ainsi  qualifiée,  d'autres  l'ont  appelée  une  «  cata- 
strophe, ))  M.  Gambetta  l'appelle  une  «  agitation  de  fourchettes,  »  c'est 


il 7 8  REVUE   DES   DEUX  MONDES, 

lui  qui  le  dit,  ce  n'est  pas  nous  qui  le  disons,  nous  n'aurions  pas  voulu 
êlre  aussi  sévères. 

Si  M.  Gambetta,  qui  met  dans  ses  jugemens  tant  de  jovialité  et  sur- 
tout tant  d'à-propos,  daignait  consulter  quelques-uns  des  républicains 
les  plus  sérieux  et  les  plus  sincères,  ceux-ci  lui  répondraient  vrai- 
semblablement que,  s'ils  avaient  ce  pouvoir,  qui  n'appartient  à  per- 
sonne, de  refaire  le  passé,  ils  consentiraient  volontiers  à  revenir  au 
23  février  1848  et  à  s'arrêter  là.  M.  Gambetta  lui-même,  avec  un  peu 
de  réflexion,  se  demanderait  ce  qu'elle  a  produit,  cette  révolution;  il 
suivrait  du  regard  cet  enchaînement  de  catastrophes  où  depuis  ce  jour 
sont  allées  s'abîmer  la  liberté,  la  puissance,  la  gloire,  l'intégrité  de  la 
France,  et  peut-être  lui  aussi  s'arrêterait-il  devant  cette  dernière  extré- 
mité qui  ne  prête  pas  à  rire,  qui  est  la  rançon  plus  que  suffisante  de 
«  l'agitation  des  fourchettes!  »  Le  centre  droit  était  sans  doute  l'autre 
jour  décidé  d'avance  dans  son  vote.  S'il  y  avait  quelques  membres  ayant 
encore  de  l'hésitation,  on  conviendra  qu'après  ce  qu'ils  venaient  d'en- 
tendre ils  ont  dû  sans  façon  dire  avec  M.  Dufaure  à  la  gauche  :  «  Fort 
bien ,  ne  comptez  pas  sur  nous  !  »  M.  Gambetta  ne  s'est  pas  borné  à 
cette  brillante  sortie,  il  a  couronné  sa  stratégie  en  demandant  d'un 
ton  un  peu  honteux  le  scrutin  secret ,  —  sans  doute  pour  offrir  à  ces 
membres  du  centre  droit,  qu'il  venait  de  traiter  si  bien,  une  occasion 
de  montrer  qu'ils  n'avaient  point  de  rancune  en  votant  clandestine- 
ment pour  le  scrutin  de  liste!  Le  secret  du  vote  a-t-il  eu  réellement 
quelque  influence  sur  le  résultat?  Il  n'est  point  impossible  que  ce  cal- 
cul peu  moral  n'ait  été  aussi  peu  habile  et  qu'au  lieu  des  défections 
qu'on  attendait  en  faveur  du  scrutin  de  liste  il  n'y  ait  eu  des  défec- 
tions en  faveur  du  scrutin  d'arrondissement.  Voilà  tout  ce  qu'on  aura 
gagné  par  cette  spéculation  sur  la  faiblesse  des  hommes,  sur  «  le  sort 
équivoque  fait  au  parlement.  »  C'était  assurément  la  plus  triste  ma- 
nière d'aller  à  un  échec,  et  si  M.  Gambetta  se  figure  encore  avoir  pul- 
vérisé de  son  éloquence  M.  le  garde  des  sceaux,  qui,  à  vrai  dire,  n'avait 
pas  trop  l'air  d'un  homme  foudroyé,  il  s'est  exposé  quant  à  lui  à  rester 
sous  le  poids  de  cette  parole,  par  laquelle  M.  Dufaure  a  commencé  et 
terminé  son  discours  :  «  on  ne  se  soustrait  pas  à  la  responsabilité  par 
une  demande  de  scrutin  secret.  »  Par  le  fait,  M.  Gambetta  n'a  réussi 
qu'à  compléter  la  défaite  du  vote  par  la  défaite  morale  qui  s'attache  à 
un  calcul  trompé,  à  une  tactique  déjouée.  La  question  a  été  tranchée  et 
bien  tranchée  dans  les  conditions  de  scrutin  choisies  par  la  gauche  elle- 
même,  Que  veut-on  de  plus? 

Et  maintenant  voilà  une  affaire  réglée.  La  solution  d'une  question 
qui  depuis  quelque  temps  tenait  les  esprits  dans  une  certaine  attente 
a  nécessairement  des  conséquences  que  la  tactique  de  la  gauche  a  ren- 
dues peut-être  plus  décisives  qu'elles  ne  l'auraient  été,  si  on  avait  agi 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  479 

plus  prudemment  ou  plus  habilement.  Au  point  de  vue  constitutionnel, 
il  n'y  a  plus  rien  à  faire.  La  loi  électorale  complète  cet  ensemble  or- 
ganique qui  embrasse  les  institutions  de  la  France.  C'est  l'achemine- 
ment inévitable  vers  des  élections  qui  ne  peuvent  plus  être  éloignées. 
Au  point  de  vue  politique,  ou,  si  l'on  veut,  ministériel,  il  n'est  point 
douteux  que  le  vote  de  la  loi  électorale  et  les  incidens  parlementaires 
qui  ont  précédé  ce  vote  ont  un  résultat  qui  n'avait  pas  été  prévu.  Le  mi- 
nistère se  trouve  visiblement  raffermi  et  fortifié.  D'abord  il  a  reconquis 
un  peu  de  cet  ascendant  moral  que  donne  toujours  une  victoire  vivement 
disputée.  En  outre  les  dernières  péripéties  ont  montré  que  ce  qu'on  ap- 
pelait l'alliance  du  25  février  ne  suffisait  pas  pour  tenir  le  gouvernement 
en  échec,  et  même  M.  le  garde  des  sceaux  en  a  dit  assez  pour  faire  com- 
prendre qu'il  croyait  peu  à  cette  alliance,  au  moins  comme  combinai- 
son durable.  Enfin  le  ministère  est  resté  uni  et  compacte  dans  cette 
épreuve  décisive.  C'est  M.  Dufaure  qui  a  porté  le  fardeau  d'une  lutte 
où  M.  le  vice-président  du  conseil  n'aurait  pu  parler  autrement  que  son 
collègue.  Voilà  le  fait.  Renverser  le  ministère  devient  certainement  une 
entreprise  plus  difficile  aujourd'hui  qu'hier.  Que  le  cabinet  puisse  avoir 
encore  à  essuyer  des  attaques  et  à  traverser  quelques  crises  dans  l'as- 
semblée, ce  n'est  point  impossible.  S'il  le  veut,  il  peut  surmonter  ces 
difficultés  par  une  politique  de  libérale  conciliation,  il  le  peut  d'autant 
plus  aisément  qu'il  a  obtenu  ce  qu'il  demandait,  qu'il  n'a  plus  qu'à 
s'appuyer  sur  un  ensemble  d'institutions  régulières ,  sur  une  organisa- 
tion constitutionnelle  dont  il  est  le  premier  gardien. 

Tout  ce  qu'il  y  a  d'important  dans  le  monde  n'est  point  sûrement  à 
Versailles  pour  le  moment,  et  ce  qu'il  y  aurait  de  mieux  à  faire,  ce  se- 
rait d'en  finir  au  plus  vite  avec  toutes  ces  discussions  parfois  un  peu 
énervantes  pour  rendre  la  France  à  ses  intérêts  permanens,  à  son  rôle 
dans  le  mouvement  universel.  Ce  n'est  pas  M.  le  duc  Decazes  qui  se 
plaindrait  qu'on  lui  donnât  une  certaine  stabilité  d'institutions,  de  gou- 
vernement, et  il  trouverait  peut-être  même  le  moment  présent  bien 
choisi.  Le  fait  est  que  l'Europe  diplomatique  semble  passer  aujourd'hui 
par  une  de  ces  crises  intimes  qui  ne  laissent  pas  de  tenir  l'opinion  in- 
décise et  inquiète.  Tantôt  l'empereur  d'Allemagne,  en  ouvrant  le  parle- 
ment de  Berlin,  prodigue  avec  une  confiance  presque  communicative 
les  déclarations  les  plus  pacifiques  ;  tantôt  arrive  de  Saint-Pétersbourg 
une  sorte  de  communication  assez  énigmatique  dont  on  est  réduit  à 
chercher  le  secret,  qui  peut  être  une  simple  satisfaction  pour  l'opinion 
russe  comme  aussi  elle  peut  laisser  entrevoir  des  événemens  que  la  Rus- 
sie reste  maîtresse  de  retenir  ou  de  déchaîner.  A  son  tour,  M.  Disraeli, 
dans  le  dernier  banquet  du  lord-maire,  ne  se  défend  pas  d'une  certaine 
inquiétude,  recueillant  volontiers  les  déclarations  pacifiques  de  Berlin, 
ayant  en  même  temps  l'air  de  se  tourner  vers  Saint-Pétersbourg,  et 


A80  REVUE    DES    DECX    MONDES. 

paraissant  embarrassé  lui-même  de  savoir  s'il  peut  rassurer  l'opinion 
ou  s'il  doit  la  tenir  en  éveil. 

La  raison  ou  le  prétexte  de  ces  agitations  confuses  qui  régnent  à  la 
surface  de  l'Europe,  c'est  cette  éternelle  question  d'Orient  qui  a  reparu 
depuis  quelques  mois  déjà  par  l'insurrection  de  l'Herzégovine,  que  les 
catastrophes  financières  de  la  Turquie  n'ont  pu  qu'aggraver  récemment. 
Oui,  il  est  bien  clair  que  cet  Orient  est  toujours  malade ,  et  qu'il  suffit 
du  moindre  incident,  de  l'agitation  dans  une  province,  pour  mettre 
tout  en  question.  Cette  fois  l'insurrection  de  l'Herzégovine  a  pris  évi- 
demment un  caractère  plus  sérieux;  elle  s'obstine,  et  les  Turcs  aussi 
s'obstinent  à  montrer  leur  impuissance.  Le  danger  est  dans  ce  foyer 
toujours  incandescent,  et  ce  qui  est  plus  grave  que  tout  le  reste,  c'est 
que  l'état  de  l'Orient  n'a  plus  sa  garantie  dans  les  anciennes  alliances 
occidentales  aujourd'hui  dissoutes,  dans  l'ancien  équilibre  européen 
désormais  rompu.  Le  centre  de  l'action  diplomatique  s'est  transporté  au 
nord.  La  question  est  maintenant  entre  la  Russie,  l'Autriche  et  l'Alle- 
magne, qui  ont  pris  la  direction  de  ces  dangereux  événemens,  en  of- 
frant d'ailleurs  à  l'Angleterre,  à  la  France  et  à  l'Italie  de  se  joindre  à 
elles  dans  la  mesure  de  leurs  convenances.  Que  se  proposent  de  faire 
les  cabinets  de  Saint-Pétersbourg,  de  Vienne  et  de  Berlin?  Ils  paraissent 
s'être  mis  d'accord  sur  plusieurs  points  principaux,  d'abord  sur  le  main- 
tien de  l'intégrité  géographique  de  l'empire  ottoman,  puis  sur  la  né- 
cessité de  demander  des  réformes  intérieures  au  gouvernement  turc. 
Les  rapports  de  la  commission  consulaire  envoyée  cet  été  dans  l'Herzé- 
govine semblent  avoir  offert  les  élémens  des  propositions  de  réformes 
que  l'Autriche  s'est  chargée  de  préparer;  mais  ce  n'est  pas  tout,  on  ne 
demande  pas  seulement  des  réformes,  on  veut  des  garanties.  Or  quelles 
seront  ces  garanties  ?  Voilà  le  point  aigu.  C'est  par  là  évidemment  que 
tout  peut  arriver.  Il  n'est  pas  moins  vrai  que,  si  les  trois  empires  tom- 
bent d'accord  sur  un  certain  genre  d'action,  ils  seraient  bien  embarras- 
sés de  s'entendre  sur  une  solution  définitive  qui  les  diviserait  aussi- 
tôt, et  c'est  ce  qui  fait  que  cette  question  d'Orient,  toujours  ouverte, 
n'est  pas  près  d'être  résolue. 

CH.    DE   MAZADE. 


Le  directeur-gérant,  G.  Bdloz. 


LA 


TOUR  DE   PERCEMONT 


A  MON  AMI  EDOUARD  CHARTON. 


I. 

C'est  en  l'automne  1873  que  j'entrai  en  relations  pour  la  pre- 
mière fois  avec  la  famille  de  Nives.  J'étais  en  vacances  et  je  pouvais 
avoir  à  cette  époque  environ  trente  mille  livres  de  rente,  bien  ac- 
quises tant  par  mon  travail  d'avocat  en  cour  royale  que  par  l'a- 
mélioration assidue  et  patiente  des  biens  territoriaux  de  M'"*"  Chan- 
tebel,  ma  femme.  Mon  fils  unique  Henri  venait  d'achever  son  droit 
à  Paris  et  je  l'attendais  le  soir  même,  lorsque  je  reçus  par  un  exprès 
la  lettre  suivante  :  A  M.  Chantebel,  avocat,  à  Maison-Blanche, 
commune  de  Percemont,  par  Bioin. 

«  Monsieur  l'avocat,  puis-je  vous  demander  une  consultation?  Je 
sais  que  vous  êtes  en  vacances,  mais  je  me  rendrai  demain  à  votre 
campagne,  si  vous  voulez  bien  me  recevoir. 

«  Alix,  comtesse  de  Nives.  » 
R.  S.  V.  P. 

Je  répondis  que  j'attendrais  M'"*^  la  comtesse  le  lendemain,  et  tout 
aussitôt  ma  femme  me  gronda.  —  Tu  réponds  comme  cela  tout  de 
suite,  me  dit-elle,  et  sans  te  faire  prier  ni  attendre,  comme  ferait 
un  petit  avocat  sans  causes  !  Tu  ne  sauras  jamais  garder  ton  rang  ! 

—  Mon  rang?  Quel  rang  avons-nous,  s'il  te  plaît,  ma  bonne 
amie? 

—  Tu  as  le  rang  de  premier  avocat  de  la  contrée.  Ta  fortune  est 
faite,  et  il  serait  bien  temps  de  prendre  un  peu  de  repos. 

TOME   XII.    —   l'"^    DÉCEMBRE   1875.  31 


/l82  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Cela  viendra,  et  bientôt,  j'espère;  mais,  tant  que  notre  fils 
n'aura  pas  fait  ses  débuts  et  prouvé  qu'il  est  apte  à  hériter  de  ma 
clientèle,  je  ne  compte  pas  laisser  péricliter  la  situation.  Je  veux 
l'y  installer  avec  toutes  les  chances  de  réussite. 

—  Tu  dis  cela,  mais  tu  as  la  rage  des  affaires,  et  tu  n'en  veux 
pas  manquer  une.  Tu  finiras  par  mourir  à  la  peine.  Voyons  !  je  sup- 
pose qu'Henri  ne  soit  pas  de  force  à  te  remplacer? 

—  Alors,  je  te  l'ai  promis,  je  me  retire  et  je  finis  mes  jours  à  la 
campagne;  mais  Henri  me  remplacera,  il  a  fait  de  bonnes  études, 
il  est  bien  doué... 

—  Mais  il  n'a  pas  ta  force  physique  et  ta  grande  volonté.  C'est 
un  enfant  délicat.  H  tient  de  moi. 

—  Nous  verrons  bien!  s'il  se  fatigue  trop,  j'en  ferai,  sous  ma 
direction,  un  avocat  consultant.  Je  suis  assez  connu  et  assez  appré- 
cié pour  être  certain  que  la  clientèle  ne  nous  manquera  pas, 

—  A  la  bonne  heure,  j'aimerais  mieux  ça.  On  peut  donner  des 
consultations  sans  sortir  de  chez  soi  et  en  habitant  ses  terres. 

—  Oui,  à  mon  âge,  avec  ma  notoriété  et  mon  expérience;  mais 
pour  un  jeune  homme  il  n'en  va  pas  de  même.  H  lui  faudra  habi- 
ter la  ville  et  même  aller  chez  les  cliens,  encore  sera-t-il  bon  que 
durant  les  premières  années  de  son  exercice  je  sois  auprès  de  lui 
pour  le  diriger. 

—  C'est  cela  !  tu  ne  veux  pas  te  retirer  !  Alors  à  quoi  bon  acheter 
un  château  et  y  faire  des  dépenses  d'installation,  si  vous  ne  devez 
l'habiter  ni  l'un  ni  l'autre? 

Ma  femme  venait  de  me  faire  acheter  le  manoir  de  Percement, 
situé  au  beau  milieu  de  nos  terres,  dans  la  commune  de  ce  nom. 
H  y  avait  longtemps  que  cette  enclave  nous  gênait  et  que  nous  sou- 
haitions nous  porter  acquéreurs;  mais  le  vieux  baron  Coras  de  Per- 
cemont  attribuait  au  manoir  de  ses  ancêtres  une  valeur  exorbitante 
et  prétendait  faire  payer  cher  l'honneur  de  relever  ses  ruines.  Nous 
avions  dû  y  renoncer;  puis  le  baron  était  mort  sans  enfans,  et  le 
château  mis  aux  enchères  nous  avait  été  adjugé  pour  un  prix  rai- 
sonnable; mais  il  fallait  au  moins  une  trentaine  de  mille  francs  pour 
rendre  tant  soit  peu  habitable  ce  nid  de  vautours  perché  au  sommet 
d'un  cône  volcanique,  et  je  n'étais  pas  aussi  pressé  que  ma  femme 
de  faire  pareille  dépense  pour  m'y  installer.  Notre  maison  de  cam- 
pagne, spacieuse,  propre,  commode,  abritée  par  des  collines  et  en- 
tourée d'un  vaste  jardin,  me  paraissait  bien  suffisante,  et  notre  ac- 
quisition n'avait  d'autre  mérite  à  mes  yeux  que  de  nous  débarrasser 
d'un  voisinage  incommode  ou  tracassier.  Les  pentes  de  la  roche  qui 
portait  la  tour  de  Percemont  étaient  assez  bonnes  en  vignes.  Le 
haut,  planté  en  jeunes  sapins,  pouvait  devenir  une  bonne  remise 


LA    TOUR    DE    PERCEMONT.  A83 

pour  le  gibier,  et  j'étais  d'avis  qu'on  l'y  laissât  tranquille,  pour 
avoir  là,  par  la  suite,  une  jolie  réserve  de  chasse.  Ma  femme  ne 
l'entendait  pas  ainsi.  Cette  grande  tour  lui  avait  donné  dans  la  cer- 
velle. Il  lui  semblait  qu'en  s'y  perchant  elle  élèverait  son  niveau 
social  de  cinq  cents  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Les 
femmes  ont  leurs  travers,  les  mères  ont  leurs  faiblesses.  Henri 
nous  avait  toujours  témoigné  un  si  vif  désir  de  posséder  Percement 
que  M'"*  Ghantebel  ne  m'avait  point  laissé  de  trêve  que  je  ne 
l'eusse  acheté. 

Ce  fut  presque  la  première  parole  qu'elle  lui  dit  en  l'embrassant, 
car  mon  acquisition  n'était  ratifiée  que  depuis  deux  jours. 

—  Remercie  ton  cher  papa,  s'écria-t-elle ,  te  voilà  seigneur  de 
Percement. 

—  Oui,  lui  dis-je,  baron  des  orties  et  seigneur  des  chats-huans. 
Il  y  a  de  quoi  être  fier,  et  je  pense  que  tu  vas  te  faire  faire  des 
cartes  de  visite  qui  porteront  ces  beaux  titres  à  la  connaissance  des 
populations. 

—  Mes  titres  sont  plus  beaux  que  cela,  répondit  l'enfant  en  se 
jetant  dans  mes  bras.  Je  suis  le  fils  du  plus  habile  et  du  plus  hon- 
nête homme  de  ma  province.  Je  m'appelle  Ghantebel  et  me  tiens 
pour  grandement  anobli  du  fait  de  mon  père,  je  dédaigne  toute 
autre  seigneurie;  mais  le  manoir  romantique,  le  pic  escarpé,  le 
bois  sauvage,  voilà  des  jouets  charmans  dont  je  te  remercie,  père, 
et,  si  tu  le  permets,  je  m'y  trouverai  dans  je  ne  sais  quelle  poi- 
vrière un  petit  nid  où  j'irai  lire  ou  rêver  de  temps  en  temps. 

—  Si  c'est  là  toute  ton  ambition,  j'approuve,  lui  répondis-je, 
et  je  te  donne  le  joujou.  Tu  y  laisseras  revenir  le  gibier  que  le  vieux 
baron  fusillait  sans  relâche,  n'ayant,  je  crois,  rien  autre  à  mettre 
au  garde-manger,  et  l'an  prochain  nous  y  tuerons  ensen.ble  quel- 
ques lièvres.  Sur  ce,  allons  dîner,  après  quoi  nous  parlerons  d'af- 
faires plus  sérieuses. 

J'avais  effectivement  des  projets  sérieux  pour  mon  fils,  et  nous 
n'en  parlions  pas  pour  la  première  fois.  Je  souhaitais  le  marier  avec 
sa  cousine  Emilie  Ormonde ,  que  l'on  appelait  Miliette  et  encore 
mieux  Miette,  par  abréviation. 

Ma  défunte  sœur  avait  épousé  un  riche  paysan  des  environs, 
fermier  de  terres  considérables,  qui  avait  laissé  au  moins  cent  mille 
écus  au  soleil  à  chacun  de  ses  enfans.  Miette  et  Jacques  Ormonde. 
Ces  deux  orphelins  étaient  majeurs  tous  deux.  Jacques  avait  trente 
ans,  Emilie  en  avait  vingt-deux. 

Quand  j'eus  rafraîchi  la  mémoire  d'Henri  relativement  à  ce  pro- 
jet ,  dont  il  ne  paraissait  point  trop  pressé  d'être  entretenu ,  je 
l'examinai  d'autant  plus  attentivement  que  j'avais  brusqué  l'at- 


484  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

taque  pour  surprendre  sa  première  impression.  Elle  fut  plus  triste 
que  gaie,  et  il  tourna  les  yeux  vers  sa  mère  comme  pour  chercher 
dans  les  siens  la  réponse  qu'il  devait  me  faire.  Ma  femme  avait 
toujours  approuvé  et  souhaité  ce  mariage;  je  fus  donc  extrêmement 
surpris  lorsque,  prenant  la  parole  à  la  place  de  son  fils,  elle  me  dit 
d'un  ton  de  reproche  :  —  En  vérité,  monsieur  Ghantebel,  quand  tu 
as  quelque  chose  dans  la  tête,  c'est  comme  un  coin  de  fer  dans  un 
quartier  de  roche.  Ne  peux-tu  laisser  un  moment  de  joie  et  de  li- 
berté à  ce  pauvre  enfant,  qui  sort  d'un  travail  écrasant  et  qui  a  tant 
besoin  de  respirer?  Faut-il  déjà  lui  parler  de  se  passer  au  cou  la 
corde  du  mariage?.. 

—  Est-ce  donc  une  corde  pour  se  pendre?  fépliquai-je  un  peu 
fâché;  s'en  trouve-t-on  si  mal,  et  veux-tu  lui  faire  penser  que  ses 
parens  ne  font  point  bon  ménage? 

—  Je  sais  le  contraire,  répliqua  vivement  Henri.  Je  sais  qu'à 
nous  trois  nous  ne  faisons  qu'un.  Donc,  si  vous  êtes  deux  pour  dé- 
sirer que  je  me  marie  tout  de  suite,  je  ne  compte  pas  et  ne  veux 
pas  compter;  mais... 

—  Mais  si  je  suis  tout  seul  de  mon  avis,  repris-je,  c'est  moi  qui 
ne  compterai  pas.  Donc  nous  ne  faisons  pas  un  en  trois,  puisque 
nous  ne  sommes  pas  Dieu,  et  les  choses  se  décideront  entre  nous  à 
la  majorité  des  votes. 

—  Sais-tu,  monsieur  Ghantebel?  dit  ma  femme,  qui  ne  manquait 
pas  d'esprit  dans  l'occasion,  nous  sommes  heureux  à  notre  ma- 
nière dans  le  mariage,  toi  et  moi,  mais  chacun  l'entend  à  la  sienne, 
et  puisque  le  bien  à  chercher  ou  le  mal  à  risquer  doit  être  person- 
nel à  notre  enfant,  mon  avis  est  de  n'avoir  d'avis  ni  l'un  ni  l'autre 
et  de  le  laisser  décider  tout  seul. 

—  C'était  parbleu  bien  la  conclusion  que  je  tenais  en  réserve, 
lui  répondis-je;  mais  je  le  croyais  épris  de  Miette  et  depuis  long- 
temps décidé  à  en  faire  sa  femme  le  plus  tôt  possible. 

—  Et  Miette?  dit  Henri  ému,  est-elle  donc  aussi  décidée  que  moi, 
et  pensez-vous  qu'elle  soit  éprise  de  ma  personne? 

—  Éprise  est  un  mot  qui  ne  trouve  pas  son  emploi  dans  le  voca- 
bulaire de  Miette.  Tu  la  connais  ;  c'est  une  fille  calme,  franche,  dé- 
cidée, sincère,  c'est  la  droiture,  la  bonté,  le  courage  en  personne. 
Miette  a  une  grande  amitié  pour  toi,  nous  en  sommes  certains.  Elle 
n'a,  après  moi,  qu'un  guide  et  un  ami  en  ce  monde,  son  frère  Jac- 
ques, qu'elle  chérit  et  respecte  aveuglément.  Miette  Ormonde  épou- 
sera celui  que  Jacques  Ormonde  aura  choisi,  et  depuis  l'enfance 
Jacques  Ormonde,  qui  est  ton  meilleur  ami,  t'a  destiné  sa  sœur. 
Que  veux-tu  de  mieux? 


LA    TOUR    DE    PERCEMONT.  485 


II. 

—  Je  ne  pourrais  jamais  désirer  ni  espérer  rien  de  mieux,  si 
j'étais  aimé,  répondit  Henri;  mais  sache,  mon  père,  que  cette 
affection  sur  laquelle  je  croyais  pouvoir  compter  s'est  étrangement 
refroidie  depuis  quelque  temps.  Jacques  ne  m'a  pas  répondu  lors- 
que je  lui  ai  annoncé  mon  prochain  retour,  et  les  dernières  lettres 
d'Emilie  étaient  d'une  froideur  remarquable. 

—  Ne  lui  aurais-tu  pas  donné  l'exemple? 

—  S'en  est-elle  plainte? 

— Miette  ne  se  plaint  jamais  de  rien  ;  elle  a  seulement  remarqué  une 
sorte  de  préoccupation  dans  tes  propres  lettres,  et,  quand  j'ai  voulu 
me  réjouir  avec  elle  de  ton  retour,  elle  a  eu  l'air  de  douter  qu'il 
fût  aussi  prochain  que  je  le  lui  annonçais.  Voyons,  enfant,  la  vérité. 
Tu  peux  bien  te  confesser  à  tes  parens.  Je  ne  te  demande  pas 
compte  des  distractions  que  Miette  pourrait  te  reprocher.  Nous 
avons  tous  passé  par  là,  nous  autres  étudians  d'autrefois,  et  je  ne 
prétends  pas  que  nous  valussions  mieux  que  vous;  mais  nous  reve- 
nions au  bercail  avec  joie,  et  peut-être  dans  ta  correspondance  avec 
ta  cousine  as-tu  laissé  percer  un  regret  de  ces  distractions  que  tu 
aurais  eu  le  tort  de  prendre  trop  au  sérieux? 

—  J'espère  que  non,  mon  père,  car  ce  regret  a  été  bien  léger  et 
rapidement  effacé  par  la  pensée  de  votre  bonheur.  Je  ne  me  rap- 
pelle pas  les  expressions  qui  ont  pu  m'échapper,  mais  à  coup  sûr  je 
ne  suis  pas  assez  naïf  pour  avoir  rien  dit  et  rien  pensé  qui  motive 
le  ton  glacial  que  la  petite  cousine  a  pris  pour  me  répondre. 

—  As- tu  là  sa  lettre? 

—  Je  cours  vous  la  chercher. 

Henri  sortit,  et  ma  femme,  qui  avait  écouté  en  silence,  prit  vive- 
ment la  parole.  —  Mon  ami,  me  dit-elle,  ce  mariage  est  rompu,  il 
n'y  faut  plus  songer. 

—  Pourquoi?  qui  l'a  rompu?  à  quel  propos? 

—  Miette  est  une  fille  rigide  et  froide  qui  ne  comprend  rien  aux 
exigences  de  la  vie  élégante  dans  une  certaine  situation  ;  elle  n'est 
pas  capable  de  pardonner  même  l'apparence  d'un  petit  égarement 
dans  la  vie  d'un  jeune  homme. 

—  Allons  donc!  que  me  dis-tu  là?  Miette  connaît  fort  bien  toutes 
les  légèretés  commises  par  monsieur  son  frère  lorsqu'il  faisait  son 
droit  à  Paris,  et  j'aime  à  croire  qu'Henri  n'en  a  pas  le  quart  à  se 
reprocher.  Pourtant  xMiette  n'en  a  jamais  témoigné  ni  inquiétude  ni 
dépit;  elle  l'a  reçu  à  bras  ouverts  lorsqu'il  est  revenu ,  il  y  a  deux 
ans,  aussi  coureur  d'aventures  et  aussi  peu  avocat  que  possible. 


ll8Q  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Elle  l'a  aidé  à  payer  ses  dettes  sans  un  mot  de  reproche  ou  de  re- 
gret. Il  me  le  disait  encore  dernièrement  en  ajoutant  que  sa  sœur 
était  un  ange  pour  l'indulgence  et  la  générosité,  et  à  présent  tu 
voudrais... 

Henri,  qui  rentrait  avec  la  lettre,  nous  interrompit.  Cette  lettre 
n'était  pas  froide  comme  il  le  prétendait.  Emilie  n'était  jamais  très 
démonstrative,  et  ses  habitudes  de  modestie  ne  lui  avaient  jamais 
permis  de  se  livrer  davantage;  mais  il  est  bien  certain  que  cette  fois 
il  y  avait  chez  elle  un  trouble  et  une  sorte  d'effroi  inusités.  «  L'a- 
mitié, disait-elle,  est  une  chose  indissoluble,  et  vous  trouverez  tou- 
jours en  moi  une  sœur  dévouée;  mais  il  ne  faut  pas  que  le  mariage 
vous  tourmente;  s'il  vous  faut  là  temps  de  la  réflexion,  il  me  le  faut 
aussi,  et  nous  ne  sommes  engagés  à  rien  que  nous  ne  puissions  en- 
core discuter  et  remellre  en  question  selon  les  circonstances.  » 

—  Tu  remarqueras,  observa  Henri  en  s'atlressant  à  moi,  qu'elle 
me  dit  vous  pour  la  première  fois. 

-j-  11  faut  qu'il  y  ait  de  ta  faute,  répondis-je.  Voyons!  allons  au 
fait.  Es-tu  toujours  amoureux,  oui  ou  non,  de  ta  cousine? 

—  Amoureux? 

—  Oui,  amoureux,  amoureux  d'amour,  il  n'y  a  pas  à  jouer  sur 
les  mots. 

—  H  est  en  peine  de  te  répondre,  dit  ma  femme.  H  se  demande 
peut-être  s'il  l'a  jamais  été. 

Henri  saisit  avidement  la  perche  que  lui  tendait  sa  mère.  —  Oui, 
s'écria-t-il,  voilà  le  vrai!  Je  ne  sais  pas  si  on  peut  appeler  amour  le 
sentiment  respectueux  et  fraternel  que  Miette  m'a  inspiré  dès  l'en- 
fance. La  passion  n'est  jamais  éclose  de  part  ni  d'autre. 

—  Et  tu  veux  la  passion  dans  le  mariage? 

—  Tu  crois  que  j'ai  tort? 

—  Je  ne  crois  rien,  je  ne  fais  pas  de  théorie.  Je  veux  connaître 
l'état  de  ton  cœur.  Si  Miette  Ormonde  aimait  un  autre  que  toi,  tu 
ne  demanderais  pas  mieux? 

Henri  pâlit  et  rougit  simultanément.  —  Si  elle  en  aime  un  autre, 
répondit-il  d'une  voix  émue,  qu'elle  le  dise!..  Je  n'ai  pas  le  droit 
de  m'y  opposer,  et  je  suis  trop  fier  pour  ne  pas  m'interdire  les  re- 
proches. 

—  Allons,  repris-je,  la  chose  s'éclaircit  et  la  cause  est  entendue. 
Ecoute,  nous  avons  dîné  à  quatre  heures,  il  en  est  à  peine  six.  Tu 
peux  dans  une  demi-heure  être  chez  ta  cousine.  Tu  vas  prendre 
j^iie  Prunelle,  ta  bonne  petite  jument,  qui  ne  galope  guère  en  ton 
absence,  et  qui  va  être  enchantée  de  cette  promenade.  Tu  n'as  rien 
à  dire  à  Miette,  sinon  qu'arrivé  à  l'instant  tu  accours  serrer  sa  main 
et  celle  de  son  frère.  Cet  empressement  est  la  plus  concise  et  la  plus 


LA    TOUR    DE    PERCERONT.  A 87 

nette  des  explications  en  ce  qui  te  concerne.  Ta  verras  s'il  est  ac- 
cueilli avec  plaisir  ou  avec  indifférence.  A  un  garçon  d'esprit,  il 
n'en  faut  pas  davantage.  Reçu  avec  joie,  tu  restes  une  heure  avec 
eux,  et  tu  reviens  nous  dire  ton  triomphe.  Éconduit  dès  les  pre- 
miers mots,  tu  reviens  à  l'instant  même  et  sans  demander  ton 
reste.  C'est  bien  simple,  et  coupe  court  à  toutes  les  théories  que 
nous  pourrions  faire,  comme  à  toutes  les  belles  paroles  que  nous 
pourrions  dire. 

—  Tu  as  raison,  mon  père,  répondit  Henri  en  m'embrassant,  je 
pars  et  je  reviens. 

Pour  patienter,  ma  femme  prit  son  tricot  ;  moi,  je  pris  un  livre. 
Je  voyais  bien  qu'elle  grillait  de  me  contredire  et  de  me  quereller, 
et  je  feignais  de  ne  pas  m'en  douter;  mais  elle  éclata,  et  je  la  laissai 
aller  pour  bien  connaître  sa  pensée.  Je  découvris  alors  que  le  ma- 
riage de  son  fils  avec  Miette  lui  était  devenu  antipathique,  et  que 
ses  lettres  ou  ses  paroles  avaient  dû  être  pour  quelque  chose  dans 
le  refroidissement  de  nos  amoureux.  Elle  n'aimait  plus  la  pauvre 
nièce,  elle  la  trouvait  trop  vigneronne^  trop  peu  née  pour  monsieur 
son  fils;  sa  fortune  était  sortable,  mais  Henri  était  fils  unique  et 
pouvait  aspirer  à  une  plus  riche  héritière.  Il  avait  des  goûts  de  luxe 
et  des  habitudes  de  confort  que  Miette  ne  comprendrait  jamais. 
Elle  avait  fait  de  son  frère,  naguère  brillant  et  décrassé,  un  gros 
paysan  qui  prendrait  bientôt  du  ventre.  Elle  avait  toutes  les  vertus 
et  aussi  tous  les  préjugés  et  tous  les  entêtemens  de  la  paysanne.  On 
avait  pu  songer  à  ce  mariage  lorsqu'Henri  était  encore  un  écolier 
et  un  provincial.  A  présent  qu'il  revenait  de  Paris  dans  tout  l'éclat 
de  sa  beauté,  de  sa  toilette  et  de  ses  grandes  manières,  il  lui  fallait 
une  fille  de  qualité  capable  de  devenir  une  femme  du  monde. 

J'écoutai  tout  cela  en  silence,  et  quand  ce  fut  fini  :  —  Veux-tu, 
lui  dis~je,  que  je  tire  la  conclusion? 

—  Oui,  parle. 

—  Eh  bien  !  si  ce  mariage  est  détestable,  ce  n'est  ni  la  faute 
d'Henri  ni  celle  de  Miette,  c'est  celle  de  la  grande  tour  de  Perce- 
mont! 

—  Par  exemple  ! 

—  Oui,  oui,  sans  cette  damnée  tour,  nous  serions  toujours  les 
bons  et  heureux  bourgeois  d'hier,  et  nous  ne  trouverions  pas  trop 
paysans  les  enfans  de  ma  sœur;  mais  depuis  que  nous  avons  des 
mâchicoulis  au-dessus  de  nos  vignes  et  une  porte  fleuronnée  à  notre 
pressoir... 

—  Un  pressoir?  Tu  comptes  faire  un  pressoir  de  notre  château? 

—  Oui,  ma  chère  amie,  et  si  cela  ne  fait  point  passer  ta  folie,  je 
compte  mettre  à  bas  la  vieille  baraque  ! 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Tu  ne  le  peux  pas  !  s'écria  M""^  Ghantebel  indignée.  Le  châ- 
teau est  à  ton  fils,  tu  le  lui  as  donné! 

—  Quand  il  verra  que  le  château  t'a  troublé  la  cervelle,  il  m'ai- 
dera à  le  démolir. 

Ma  femme  craignait  la  raillerie;  elle  s'apaisa  et  me  promit  d'at- 
tendre patiemment  la  décision  d'Emilie;  mais  bientôt  elle  s'agita 
de  plus  belle.  Les  heures  s'écoulaient,  et  Henri  ne  rentrait  pas.  Je 
m'en  réjouissais,  moi;  je  me  disais  que  ses  cousins  l'avaient  re- 
tenu, et  qu'ils  avaient  tous  trois  grand  plaisir  à  se  retrouver.  En- 
fin minuit  sonna,  et  ma  femme,  craignant  quelque  accident,  al- 
lait et  venait  du  jardin  à  la  route,  lorsque  le  galop  de  la  petite 
jument  d'Henri  se  fit  entendre,  et  un  instant  après  il  était  près  de 
nous.  —  n  ne  m'est  rien  arrivé  de  fâcheux,  répondit-il  à  sa  mère, 
qui  l'interrogeait  avec  anxiété.  J'ai  vu  Emilie  un  instant ,  et  j'ai 
appris  d'elle  que  son  frère  habitait  depuis  un  mois  sa  métairie  de 
Champgousse,  oii  il  fait  faire  une  bâtisse  importante.  Emilie, 
étant  seule  chez  elle,  m'a  fait  comprendre  que  je  ne  devais  pas 
prolonger  ma  visite,  et,  comme  il  était  encore  de  bonne  heure,  je 
me  suis  dirigé  sur  Champgousse  afin  d'embrasser  Jacques.  Je  ne 
me  rappelais  pas  bien  le  chemin,  je  crois  que  j'en  ai  fait  plus  qu'il 
ne  fallait.  Enfin  j'ai  vu  Jacques,  j'ai  causé  et  fumé  une  heure  avec 
lui,  et  me  voilà,  après  trois  lieues  de  retour  par  des  sentiers  assez 
embrouillés  où,  sans  l'esprit  de  mon  cheval,  je  ne  me  serais  pas 
aisément  reconnu  dans  l'obscurité. 

—  Et  quelle  mine  t'a  faite  Emilie?  demanda  M'"^  Ghantebel. 

—  Bonne,  répondit  Henri,  autant  que  j'ai  pu  m'en  rendre  compte 
en  si  peu  de  temps. 

—  Pas  de  querelle,  pas  de  reproches? 

—  Pas  du  tout. 

—  Et  Jacques? 

—  Ha  été  cordial  comme  de  coutume. 

—  Alors  rien  n'est  décidé? 

—  n  n'a  pas  été  question  de  mariage.  C'est  un  point  dont  nous 
ne  pouvions  traiter  qu'avec  vous  deux. 

Ma  femme  rassurée  se  retira,  et  tout  aussitôt  Henri  prit  mon  bras 
et  m'entraîna  dans  le  jardin.  —  Il  faut,  me  dit-il,  que  je  te  parle. 
Ce  que  j'ai  à  te  dire  est  fort  délicat,  et  je  craindrais  que  ma  mère 
ne  prît  la  chose  à  cœur,  au  point  de  manquer  de  prudence.  Voici 
ce  qui  m'est  arrivé. 

—  Asseyons-nous,  lui  dis-je,  et  je  t'écoute. 
Henri,  fort  troublé,  me  raconta  ce  qui  suit. 


LA   TOUR    DE   PERCEMONT.  hS9 


III. 


D'abord  je  dois  te  dire  dans  quelles  dispositions  d'esprit  et  de 
cœur  je  me  trouvais  en  allant  voir  Emilie.  Il  est  bien  vrai  qu'avant 
de  quitter  la  vie  de  Paris  j'ai  eu  un  moment  d'effroi  en  songeant  au 
mariage.  Cet  idéal,  rêvé  dans  la  première  jeunesse,  avait  pâli  d'an- 
née en  année  dans  l'atmosphère  enfiévrée  d'une  capitale.  Tu  m'a- 
vais vu  si  épris  de  ma  cousine  quand  j'ai  connnencé  mon  droit,  que 
tu  avais  craint,  je  l'ai  bien  compris,  de  me  voir  retardé  dans  mes 
études  par  l'impatience  de  les  terminer.  Tu  ne  t'es  pas  dit,  cher 
père,  que  celte  ferveur  d'amour  et  d'hy menée  était  le  fait  du  collé- 
gien et  trouvait  sa  place  naturelle  entre  le  baccalauréat  et  la  pre- 
mière inscription  de  droit.  Tu  n'as  peut-être  pas  assez  prévu  que 
l'impatience  se  calmerait  bien  vite,  et  peut-être,  désirant  ce  ma- 
riage, eusses-tu  mieux  fait  de  me  laisser  revenir  ici  les  années  sui- 
vantes aux  époques  des  vacances.  Tu  as  cru  devoir  me  distraire 
d'une  anxiété  que  je  n'éprouvais  déjà  plus  après  la  première  année 
d'absence.  Tu  es  venu  prendre  tes  propres  vacances  avec  moi.  Tu 
m'as  fait  voyager,  tu  m'as  conduit  à  la  mer,  et  puis  en  Suisse,  et 
puis  à  Florence  et  à  Rome;  bref,  tu  as  fait  si  bien  qu'il  y  avait 
tantôt  quatre  ans  que  je  n'avais  vu  Emilie,  il  en  est  résulté  que  je 
craignais  de  la  revoir  et  de  ne  plus  la  trouver  aussi  charmante 
qu'elle  m'était  apparue  dans  la  splendeur  de  ses  dix-huit  ans. 

Je  songeais  à  cela  en  galopant  vers  sa  demeure  au'coucher  du 
soleil,  et  j'étais  tenté  de  modérer  l'ardeur  de  Prunelle,  qui  dévorait 
l'espace.  Force  lui  a  été  pourtant  de  se  calmer  aux  approches  de 
Yignoleite  et  de  monter  au  pas  le  raidillon  de  sable  qu'il  faut  gra- 
vir pour  apercevoir  le  toit  de  la  maison,  enfoui  dans  le  feuillage.  Là, 
mon  esprit  inquiet  s'est  calmé  aussi,  et  j'ai  senti  je  ne  sais  quel 
attendrissement  me  gagner.  La  soirée  était  admirable,  il  y  avait  de 
l'or  dans  le  ciel  et  sur  la  terre.  Les  montagnes  m'apparaissaient 
dans  des  brumes  d'un  violet  rosé.  Le  chemin  brillait  sous  mes  pieds 
comme  une  poussière  de  rubis.  Les  vignes  ondulaient  follement  sur 
les  collines,  et  leurs  grands  rameaux  pourprés,  chargés  de  fruits 
déjà  noirs,  se  dressaient  et  se  penchaient  en  festons  plantureux  sur 
ma  tête.  Pardonne-moi,  j'ai  fait  de  la  poésie!  Mes  heureux  jours  d'a- 
dolescence me  sont  apparus.  J'ai  revu  les  scènes  de  mes  pastorales 
oubliées.  Je  me  suis  cru  transporté  au  temps  où,  dans  mon  habit  de 
collégien,  devenu  trop  court  pour  mes  grands  bras  maigres,  j'ap- 
prochais, le  cœur  palpitant,  de  la  demeure  de  ma  petite  cousine, 
alors  si  jolie,  si  gracieuse  et  si  confiante  !  J'ai  recommencé  mes 
rêves  d'amour,  et  il  m'a  semblé  que  ce  qui  avait  bouleversé  tout 


Zl90  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mon  être  d'espérances  et  de  désirs  ne  pouvait  pas  être  une  illusion 
vaine.  J'ai  repris  le  galop,  je  suis  arrivé  haletant,  fiévreux,  craintif, 
amoureux  comme  à  dix-sept  ans! 

Ne  t'impatiente  pas,  mon  père.  J'ai  besoin  de  résumer  ce  qui 
était  le  passé  il  y  a  quelques  heures,  un  passé  déjà  loin  d'un  siècle 
à  présent. 

Je  tremblais  en  sonnant  à  la  porte,  cette  petite  porte  peinte  en 
vert,  toujours  éraillée  et  raccommodée  avec  de  gros  clous  comme 
autrefois.  Je  prenais  plaisir  à  reconnaître  chaque  ol)jet  et  à  retrou- 
ver frais  et  toufï'u  le  gros  buisson  de  chèvrefeuille  sauvage  qui 
ombrage  cette  rustique  entrée.  Autrefois  un  fil  de  fer  tendu  le  long 
de  ce  berceau  de  pampres  suffisait  aux  gens  de  la  maison  pour  ou- 
vrir sans  se  déranger;  mais  cette  confiance  hospitalière  a  disparu  : 
on  me  fit  attendre  au  moins  cinq  minutes.  Je  me  disais  :  Emilie  est 
seule,  et  peut-être  est-elle  au  bout  de  l'enclos.  11  lui  faut  le  temps 
de  traverser  sa  vigne,  mais  elle  a  reconnu  ma  manière  de  sonner, 
elle  va  venir  m'ouvrir  elle-même  comme  autrefois! 

Elle  n'est  pas  venue,  c'est  la  vieille  Nicole  qui  m'a  ouvert  et  qui 
a  pris  la  bride  de  mon  cheval  avec  un  empressement  plein  de 
trouble.  —  Entrez,  entrez,  monsieur  Henri!  Oui,  oui,  mademoiselle 
va  bien,  elle  est  à  la  maison,  monsieur  Henri;  allez,  allez,  excusez- 
nous,  c'est  jour  de  lessive,  tout  notre  monde  est  allé  à  la  rivière  pour 
ramener  le  linge;  on  vous  a  fait  attendre.  C'est  des  jours  comme  ça 
où  tout  est  sens  dessus  dessous;  vous  savez  bien,  monsieur  Henri. 

J'ai  franchi  rapidement  l'allée  étroite  et  longue,  du  moins  trop 
longue  à  mon  gré!  Autrefois  on  reconnaissait  ma  voix  de  loin,  et 
Jacques  accourait.  Jacques  éiait  absent.  Le  chien  ne  m'a  pas  re- 
connu et  a  jappé  après  moi.  Emilie  n'est  venue  à  ma  rencontre  que 
jusqu'aux  marches  du  perron.  Elle  m'a  tendu  la  main  la  première; 
mais  dans  sa  surprise  de  me  voir  il  y  avait  plus  d'effroi  que  de 
joie.  Elle  était  costumée  comme  autrefois,  en  demi-demoiselle,  la 
robe  de  mousseline  bien  retroussée  sur  les  hanches,  le  tablier  de 
soie  garni  de  dentelles,  le  petit  chapeau  de  paille  des  paysannes, 
garni  de  velours  noir  et  retroussé  par  derrière  sur  son  magnifique 
chignon  brun,  toujours  aussi  joHe,  plus  jolie  peut-être  encore!  La 
rondeur  de  son  frais  visage  a  pris  un  peu  plus  d'ovale,  les  yeux 
sont  plus  grands  et  une  expression  plus  sérieuse  a  rendu  son  re- 
gard plus  pénétrant,  son  sourire  plus  fin.  Je  ne  sais  ce  que  nous 
nous  sommes  dit,  nous  étions  émus  tous  deux.  Nous  nous  deman- 
dions de  nos  nouvelles  et  nous  n'entendions  pas  la  réponse. 

J'ai  enfin  compris  que  Jacques,  Jaquet,  comme  elle  l'appelle  tou- 
jours, faisait  bâtir  toute  une  ferme  à  deux  lieues  de  là.  Champ- 
gousse  est  sa  part  d'héritage.  Depuis  longtemps  étables  et  granges 


LA    TOUU    DE    PERCEMONT.  491 

menaçaient  ruine.  — 11  n'a  pas  voulu  confier  ses  travaux  à  un  entre- 
preneur qui  l'eût  rançonné  sans  faire  les  choses  à  son  gré.  Il  a  été 
s'installer  chez  ses  fermiers  afin  d'être  là  dès  le  lever  du  jour  jus- 
qu'à la  nuit  et  de  surveiller  le  travail  de  ses  ouvriers. 

—  Mais  il  vient  te  voir  tous  les  jours.  —  Non,  c'est  trop  loin,  ça 
le  forcerait  de  se  coucher  trop  tarcL  Je  vais  le  voir  le  dimanche  et 
m'assurer  qu'il  ne  manque  de  rien.  —  Il  doit  s'ennuyer  tout  seul? 

—  Non,  il  est  si  occupé!  —  Mais  toi,  cette  solitude  doit  t'attrister? 

—  Je  n'ai  pas  le  temps  d'y  songer.  Il  y  a  toujours  tant  à  faire  quand 
on  s'occupe  de  son  chez  soil  —  Tu  aurais  dû  aller  demeurer  chez 
nous!  —  Ce  ne  serait  pas  possible.  —  Tu  es  donc  toujours  une 
femme  de  ménage  modèle?  —  Il  faut  bien!  —  Et  tu  te  plais  à  cette 
vie  austère?  —  Gomme  toujours.  —  Tu  ne  songes  pas...  —  A  quoi? 

—  A  être  deux  pour...  Je  crois  que  j'allais  me  livrer  lorsqu'Ëmilie 
se  leva  brusquement  en  entendant  crier  la  porte  de  la  salle  à  man- 
ger qui  touche  au  salon;  elle  s'élança  dans  cette  direction  et  j'en- 
tendis très  distinctement  ces  mots  :  il  est  là,  ne  vous  montrez  pas. 

Tu  sautes  de  surprise,  mon  père?  Moi,  je  sentis  comme  une  dé- 
chirure au  cœur.  J'entendis  refermer  la  porte  et  Emilie  rentra,  très 
distraite  et  très  gênée,  pour  me  faire  sur  votre  santé  et  vos  occupa- 
tions des  questions  oiseuses,  car  elle  n'ignore  rien  de  ce  qui  vous 
concerne,  et  c'eût  été  à  moi  de  lui  demander  des  nouvelles  de  chez 
nous.  Je  vis  que  ma  présence  la  mettait  au  supplice  et  que  ses  yeux 
cherchaient  la  pendule  malgré  elle  pour  compter  les  minutes  in- 
supportables de  ma  présence.  Je  pris  mon  chapeau  en  lui  disant  que 
je  vous  avais  à  peine  vu  et  que  d'ailleurs  je  ne  voulais  pas  la  gê- 
ner. —  Tu  as  raison,  me  répondit-elle.  Tu  ne  peux  plus  venir  comme 
autrefois,  je  suis  seule  à  la  maison,  et  ce  ne  serait  pas  convenable; 
mais,  si  tu  vas  dimanche  voir  Jaquet  à  Ghampgousse,  nous  nous  y 
rencontrerons.  —  Je  ne  sais  pas  si  j'ai  répondu  quelque  chose.  Je 
suis  parti  courant  comme  un  brûlé,  j'ai  été  moi-mêiie  chercher 
Prunelle  à  l'écurie,  j'ai  repris  ventre  à  terre  le  chemin  qui  devait 
me  ramener  ici.  Et  puis  je  me  suis  arrêté  court  en  me  demandant 
si  je  ne  rêvais  pas,  si  je  n'étais  pas  fou.  Miette  Ormonde  infidèle  ou 
dépravée  cachant  un  amant  dans  sa  maison  !  Non,  ce  n'est  pas  pos- 
sible, me  disais-je;...  mais  je  veux  savoir  et  je  saurai!  J'irai  voir 
Jacques.  Je  le  questionnerai  franchement.  Il  est  honnête  homme,  il 
est  mon  ami,  il  me  dira  la  vérité. 

J'ai  donc  pris  le  chemin  de  traverse  qui  mène  à  Ghampgousse. 
Je  me  suis  un  peu  perd  i,  il  faisait  tout  à  fait  nuit.  Enfin  j'arrive 
dans  l'obscurité,  j'entrevois  la  masse  des  bàtimens  qui  ne  me  paraît 
pas  notablement  changée.  Je  mets  pied  à  terre  au  milieu  des  chiens 
furieux.  Je  cherche  la  porte  du  logis  de  maître,  et  tout  à  coup  cette 


492  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

porte  s'ouvre.  Dans  la  lumière  projetée  de  l'intérieur,  je  vois  se 
dessiner  la  monumentale  silhouette  de  Jacques  Ormonde  dans  la 
tenue  d'un  homme  qui  sort  de  son  lit. 

Il  se  jette  dans  mes  bras ,  me  serre  vigoureusement  dans  les 
siens,  s'écrie  en  riant  qu'il  était  couché  et  qu'il  s'en  est  fallu  de  peu 
qu'il  ne  prît  son  fusil  pour  me  recevoir.  Au  vacarme  que  faisaient 
ses  chiens,  il  avait  cru  à  l'approche  d'un  voleur.  11  s'empare  de 
Prunelle,  et,  toujours  à  moitié  nu,  la  conduit  lui-même  à  l'écurie, 
où  je  le  suis  pour  l'aider  à  la  débrider.  —  Laisse,  laisse-moi  faire, 
me  dit-il;  tu  n'y  verrais  pas.  Moi,  je  vois  la  nuit  comme  les 
chouettes,  et  puis  je  sais  où  tout  se  trouve.  En  effet  il  arrange  tout 
dans  les  ténèbres,  donne  de  l'eau,  du  grain ,  du  fourrage  à  sa  pe- 
tite amie  Prunelle,  revient  sans  avoir  éveillé  personne,  distribue  de 
plantureux  coups  de  pied  à  ses  chiens  qui  grognent  encore  après 
nioi,  et  me  fait  entrer  dans  son  pavillon,  dont  le  seul  luxe  consiste 
en  fusils  de  tout  calibre  et  pipes  de  toute  dimension.  Pas  un  livre, 
pas  d'encrier,  pas  de  plumes,  absolument  comme  dans  sa  chambre 
d'étudiant  au  quartier  latin. 

—  Ah  çà,  depuis  quand  es-tu  arrivé  au  pays?  —  Depuis  tantôt 
dans  l'après-midi.  —  Et  tu  viens  me  voir  tout  de  suite?  C'est  gen- 
til, ça!  et  je  t'en  remercie.  On  va  bien  chez  toi?  Ma  foi,  il  y  a  bien 
un  grand  mois  que  je  n'ai  vu  tes  parens.  J'ai  tant  à  faire  ici!  Je  ne 
peux  pas  quitter;  mais  ils  savaient  où  je  perche  depuis  ce  temps-là, 
puisque  tu  viens  m'y  surprendre? 

—  Ils  n'en  savaient  absolument  rien,  car  ils  m'ont  envoyé  à  Yi- 
gnolette,  où  je  comptais  te  trouver. 

Ici  la  figure  expressive  de  Jaquet  s'altéra.  Tu  sais  que  le  gros 
garçon  rougit  comme  une  demoiselle  à  la  moindre  surprise.  Il  s'é- 
cria sur  un  ton  d'effroi  et  de  détresse  :  —  Tu  viens  de  Vignolette? 
Tu  as  vu...  ma  sœur? 

—  Rassure-toi,  lui  répondis-je,  je  n'ai  vu  qu'elle. 

—  Tu  n'as  w  quelle?  Elle  t'a  donc  dit... 

—  Elle  m'a  tout  dit,  répondis-je  avec  aplomb,  voulant  à  tout  prix 
profiter  de  son  émoi  pour  lui  arracher  la  vérité. 

—  Elle  t'a  dit,...  mais  tu  n'as  pas  vu  Vautre? 

—  Je  n'ai  pas  \\i  Vautre. 

—  Elle  t'a  dit  son  nom? 

—  Elle  ne  m'a  pas  dit  son  nom. 

—  Elle  t'a  recommandé  le  secret? 

—  Elle  ne  m'a  rien  recommandé. 

—  Eh  bien!  je  te  le  demande,  moi,  au  nom  de  l'honneur,  au  nom 
de  l'amitié  que  tu  as  pour  nous.  Pas  un  mot  de  ce  que  tu  as  sur- 
pris! Tu  le  jures? 


LA    TOUR    DE    PEllCEMONT.  A 93 

—  Je  n'ai  pas  besoin  de  jurer  dès  qu'il  s'agit  de  l'iionneur  d'E- 
milie. 

—  C'est  juste!  Je  suis  un  imbécile.  Or  donc  tu  vas  te  rafraîchir 
et  allumer  une  pipe,  un  cigare,...  lequel  veux-tu?  prends,  choisis. 
Je  descends  à  la  cave. 

—  Ne  prends  pas  cette  peine. 

—  La  peine  n'est  pas  grande,  reprit-il  en  ouvrant  une  trappe 
au  milieu  de  sa  chambre.  J'ai  toujours  ma  provision  sous  la  main. 

Et  en  un  instant  il  descendit  deux  marches  et  remonta  portant 
un  panier  de  bouteilles  de  tous  les  crus  de  ses  vignes. 

—  Je  te  remercie,  lui  dis-je,  mais  j'ai  perdu  l'habitude  de  boire 
du  vin  en  guise  de  rafraîchissement.  As- tu  de  Veau  piquante? 

—  Pardieu  !  la  source  acidulée  coule  à  ma  porte.  En  voilà  de 
toute  fraîche,  mets-y  un  peu  d'eau-de-vie.  Tiens,  voilà  de  la  fine 
Champagne  et  du  sucre,  fais-toi  un  grog!  —  Je  vis  qu'en  me  ser- 
vant à  lija  guise  il  débouchait  son  vin  pour  se  servir  à  la  sienne, 
et,  sachant  comme  le  vin  lui  délie  la  langue,  je  feignis  une  grande 
soif  pour  l'exciter  à  boire  de  son  côté.  J'espérais  la  révélation  du 
grand  secret;  mais  il  eut  beau  engouffrer  le  vin  de  ses  coteaux,  il 
rompit  toujours  les  chiens  avec  une  adresse  dont  je  ne  l'aurais  pas 
cru  capable. 

D'ailleurs  je  me  lassai  vite  du  rôle  d'agent  provocateur.  Qu'a- 
vais-je  besoin  de  savoir  le  nom  du  monsieur  qui  me  remplace  dans 
le  cœur  d'Emilie.  J'aurais  cru  qu'elle  médirait  avec  franchise  :  Je 
ne  t'aime  plus,  j'en  épouse  un  autre.  Jacques  avait  l'air  de  croire 
qu'elle  me  l'avait  dit.  Je  voulus  aller  droit  au  fait,  et  je  l'interrom- 
pis au  milieu  de  ses  digressions  pour  lui  dire:  —  Parlons  donc  d'af- 
faires sérieuses.  A  quand  le  mariage? 

—  Mon  mariage?  répondit-il  avec  candeur.  Ah!  voilà!  Qui  sait? 
J'ai  encore  un  mois  à  attendre  avant  de  pouvoir  me  déclarer  ou- 
vertement. 

—  ïu  as  donc  des  projets  de  mariage  pour  ton  compte? 

—  Oui,  de  grands  projets!  mais  permets-moi  de  ne  te  rien  dire 
de  plus,  je  suis  très  amoureux  et  j'espère  épouser,  voilà  tout.  Dans 
un  mois,  c'est  à  toi  le  premier  que  j'ouvrirai  mon  cœur. 

—  C'est-à-dire  que  tu  ne  me  l'ouvriras  jamais  sur  le  présent 
chapitre,  car,  dans  un  mois,  tu  l'auras  oublié,  et  tu  en  commence- 
ras un  autre. 

—  Je  suis  volage,  c'est  vrai.  J'en  ai  donné  trop  de  preuves  pour 
le  nier;  mais  cette  fois  c'est  sérieux,  très  sérieux,  ma  parole  d'hon- 
neur. 

—  Soit;  mais  je  ne  te  parlais  pas  de  ton  mariage.  Ne  fais  pas 
semblant  de  te  méprendre.  Je  te  parlais  du  mariage  d'Emilie. 


h9!l  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Du  mariage  de  ma  sœur  avec  toi?  Ah!  voilà!  Il  est  remis  en 
question  malheureusement,  à  mon  grand  regret,  je  te  le  jure  ! 

—  Remis  en  question  est  une  expression  charmante  !  m'écriai-je 
avec  aigreur. 

Il  ne  me  laissa  pas  continuer. 

—  Eh  bien  oui,  dit-il,  c'est  rompu.  Tu  ne  peux  pas  t'en  plaindre, 
c'est  toi  qui  l'as  voulu.  JN'as-tu  pas  écrit  à  Miette,  il  y  a  un  mois 
ou  six  semaines,  une  espèce  de  confession  voilée  où  tu  doutais  de  la 
possibilité  de  son  pardon  et  paraissais  en  prendre  ton  parti  avec 
une  douleur  très  résignée?  J'ai  bien  compris,  moi,  et,  interrogé  par 
elle,  je  lui  ai  dit  en  riant  que  les  plaisirs  de  la  jeunesse  n'étaient 
pas  chose  grave  et  n'empêchaient  pas  le  véritable  amour  de  redevenir 
sérieux.  Elle  n'a  pas  su  ce  que  je  voulais  dire;  elle  m'a  fait  un  tas 
de  questions,  trop  délicates  pour  qu'il  me  fût  possible  d'y  répondre. 
Alors  elle  a  été  voir  tes  parens;  ton  père  n'y  était  pas.  Elle  a  causé 
avec  ta  mère,  qui  ne  lui  a  pas  caché  que  tu  menais  là-bas  joyeuse 
vie,  et  qui  lui  a  ri  au  nez  lorsqu'elle  en  a  marqué  de  l'étonnement. 
Ma  chère  tante  a  la  franchise  brusque  quand  elle  s'y  met.  Elle  a  lait 
clairement  entendre  à  Miette  que,  si  tes  infidélités  la  scandalisaient, 
la  famille  se  consolerait  aisément  de  son  dépit.  On  n'était  pas  en 
peine  de  te  procurer  un  plus  bel  établissement.  La  pauvre  Miette 
est  revenue  toute  penaude  et  m'a  raconté  la  chose  sans  faire  de  ré- 
flexions. J'ai  voulu  la  consoler;  elle  m'a  dit  :  Je  n'ai  pas  besoin 
qu'on  m'apprenne  mon  devoir,  —  et,  si  elle  a  pleuré,  je  ne  l'ai  pas 
vu.  Je  crois  qu'elle  a  eu  un  gros  chagrin,  mais  elle  est  trop  iière 
pour  l'avouer,  et,  du  moment  que  ta  mère  est  contraire  à  votre  ma- 
riage, je  ne  crois  pas  que  ma  sœur  veuille  jamais  en  entendre  parler. 

Surpris  et  fâché  de  voir  ma  mère  dans  ces  dispositions,  mais  ne 
voulant  pas  apprendre  par  ceux  qu'elle  a  blessés  leurs  griefs  contre 
elle,  sentant  d'ailleurs  que  le  premier  tort  venait  de  moi,  et  que, 
dans  ma  vie  d'étudiant,  j'avais  mis  à  ma  fidélité  une  lacune  trop 
apparente,  j'ai  demandé  à  Jacques  de  me  laisser  partir.  —  Je  suis 
fatigué,  lui  ai-je  dit,  j'ai  mal  à  la  tête,  et,  si  j'ai  du  dépit,  je  ne 
veux  pas  y  céder  en  ce  moment.  Remettons  l'explication  à  un  autre 
jour...  Quand  viens-tu  déjeuner  avec  moi? 

—  C'est  toi,  répondit-il,  qui  viendras  passer  la  journée  avec  moi 
dimanche.  Miette  y  sera,  et  vous  pourrez  tout  vous  dire.  Tu  auras 
consulté  tes  parens,  tu  sauras  si  la  fierté  de  ma  sœur  a  été  volon- 
tairement blessée,  et,  comme  je  sais,  moi,  que  tu  le  regretteras, 
vous  redeviendrez  bons  amis. 

—  Oui,  nous  redeviendrons  frère  et  sœur,  car  je  présume  qu'elle 
me  dira  franchement  ce  qu'elle  eût  dû  me  dire  ce  soir. 

Là-dessus,  nous  nous  sommes  quittés,  lui  toujours  gai,  moi  triste 


LA    TOUR   DE    PERCEMONT.  495 

à  mourir.  J'avais  en  effet  une  migraine  effroyable  qui  s'est  dissipée 
à  la  fraîcheur  de  la  nuit,  et  à  présent  je  suis  stupide  et  brisé  comme 
un  homme  qui  vient  de  tomber  du  haut  d'un  toit  sur  le  pavé. 

IV. 

Quand  mon  fils  eut  achevé  de  parler,  nous  nous  regardâmes 
iixement,  car,  tout  en  racontant,  il  m'avait  suivi  au  salon.  —  Je  suis 
assez  content  de  ton  récit,  lui  dis-je,  il  n'est  pas  mal  clair  au  pre- 
mier abord.  Pourtant  si  j'avais,  comme  juge,  à  tenir  compte  de  la 
déposition  détaillée  d'un  témoin,  je  lui  ferais  le  reproché  de  n'avoir 
pas  été  bien  clairvoyant;  je  lui  demanderais  s'il  est  bien  certain  d'a- 
voir surpris  un  homme  chez  Miette  Ormonde. 

—  Je  suis  sûr  des  paroles  que  j'ai  entendues.  Est-ce  à  une  femme 
qu'elle  eût  pu  dire  en  parlant  de  moi  :  //  est  là,  ne  vous  montrez 
pas  !  D'ailleurs  l'aveu  de  Jacques... 

—  Présente  à  mon  sens  des  ambiguïtés  singulières. 

—  Lesquelles? 

—  Je  ne  puis  pas  le  dire.  Il  me  faut  y  réfléchir  mûrement  et  faire 
une  enquête  sérieuse.  Je  me  donnerai  cette  peine,  s'il  le  faut,  c'est- 
à-dire  si  tu  y  tiens.  Y  tiens-tu  beaucoup?  Le  trouble  où  je  te  vois 
est-il  simplement  le  fait  de  l'orgueil  blessé?  Es-tu  offensé  de  voir 
Emilie  si  susceptible  et  si  vite  consolée?  Dans  ce  cas,  ta  raison  et 
ta  bonté  reprendront  vite  le  dessus.  L'affaire  s'éclaircira  d'elle- 
même;  ou  Emilie  se  justifiera,  et  vous  vous  aimerez  encore,  ou  elle 
s'avouera  engagée  avec  un  autre,  et  tu  iras  philosophiquement  à  sa 
noce;  mais,  si,  comme  je  le  crois,  ton  chagrin  est  assez  profond,  s'il 
y  a  de  l'amour  contristé  et  froissé  dans  ton  cœur,  il  faut  qu'iîmilie 
revienne  à  toi  et  renvoie  le  prétendant  qui  s'est  glissé  auprès  d'elle 
pour  profiter  de  son  dépit  en  ton  absence. 

—  Emilie  n'eût  pas  dû  souffrir  ce  prétendant!  Elle  eût  dû  se  dire 
que  je  n'étais  pas  homme  à  disputer  une  femme  qui  se  compromet 
et  se  livre  par  vengeance  !  Je  la  regardais  comme  une  espèce  de 
sainte,  elle  n'est  plus  à  mes  yeux  qu'une  petite  coquette  de  village 
sans  consistance  et  sans  dignité. 

—  Alors  tu  ne  dois  pas  la  regretter,  et  tu  ne  la  regrettes  pas  ? 

—  iNon,  père,  je  ne  la  regrette  pas.  Je  n'avais  plus  envie  de  me 
marier;  mais,  si  je  l'eusse  retrouvée  telle  que  je  la  connaissais  ou 
croyais  la  connaître,  j'eusse  engagé  ma  liberté  par  respect  pour  elle 
et  pour  vous.  A  présent  je  me  réjouis  de  pouvoir  rompre  mon  lien 
sans  vous  affliger  et  sans  me  soucier  du  regret  qu'elle  en  pourra 
ressentir. 

Je  ne  pus  obtenir  de  mon  fils  un  aveu  attendri  de  sa  douleur.  Il 


llQQ  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

fut  raicle  et  fier  au  point  de  m'ébranler  et  de  me  faire  croire  qu'il 
se  consolerait  facilement.  11  était  tard,  nous  convînmes  de  ne  rien 
dire  à  ma  femme  et  de  remettre  au  lendemain  notre  jugement 
calme  sur  l'étrange  événement  de  la  soirée. 

Le  lendemain,  il  dormit  tard,  et  je  n'eus  pas  le  loisir  de  causer 
avec  lui.  Dès  les  neuf  heures,  ma  femme  m'annonça  la  visite  de 
M"""  la  comtesse  de  Nives.  J'étais  en  train  de  me  raser  et  j'engageai 
M"'^  Chantebel  à  tenir  compagnie  à  cette  cliente  jusqu'à  ce  que  je 
fusse  prêt. 

—  Non,  me  dit-elle,  je  n'ose  pas.  Je  ne  suis  pas  assez  bien  mise. 
Cette  dame  est  si  belle,  elle  a  l'air  si  noble!  un  carrosse  magni- 
fique, des  chevaux,...  ah!  de  vrais  chevaux  anglais,  un  cocher  qui 
a  l'air  d'un  grand  seigneur,  un  domestique  en  livrée,! 

—  Tout  cela  t'a  éblouie,  dame  de  Percement  ! 

—  Ce  n'est  pas  le  moment  de  plaisanter,  monsieur  Chantebel. 
Que  fais-tu  là,  à  essuyer  dix  fois  ton  rasoir?  Dépêche-toi! 

—  Je  ne  peux  pourtant  me  couper  la  gorge  pour  te  faire  plaisir. 
Gomme  te  voilà  pressée  aujourd'hui  de  me  voir  courir  auprès  de 
cette  comtesse!  Hier  tu  me  blâmais  d'accepter  si  vite  sa  clientèle! 

—  Je  ne  l'avais  pas  vue.  Je  ne  pensais  plus  que  c'était  du  si 
grand  monde.  Allons,  voilà  ta  cravate  blanche  et  ton  habit  noir. 

—  Ma  foi  non!  nous  sommes  à  la  campagne,  je  ne  me  mettrai 
pas  en  tenue  à  neuf  heures  du  matin. 

—  Si  fait,  si  fait,  s'écria  ma  femme  en  me  mettant  malgré  moi 
la  cravate  de  cérémonie,  je  veux  que  tu  aies  l'air  de  ce  que  tu  es  ! 

Pour  couper  court,  je  dus  céder  et  je  passai  dans  mou  cabinet, 
où  m'attendait  M""  de  Nives. 

Je  ne  l'avais  jamais  vue  que  de  loin,  aux  lumières,  et  ne  m'at- 
tendais pas  à  la  trouver  si  belle  et  si  jeune  encore.  C'était  une 
femme  d'environ  quarante  ans,  grande,  blonde  et  mince.  Ses  ma- 
nières étaient  excellentes;  sauf  le  roman  de  sa  vie,  que  je  savais 
grosso  modo,  l'opinion  ne  lui  reprochait  rien. 

—  Je  viens,  monsieur,  me  dit-elle,  vous  demander  conseil  dans 
une  affaire  très  délicate,  et  vous  me  permettrez  de  vous  raconter 
mon  histoire,  dont  vous  ne  savez  probablement  pas  tous  les  détails. 
Si  j'abuse  de  vos  moments... 

— Mon  temps  vous  appartient,  —  répondis-je,  et,  l'ayant  instal- 
lée dans  un  fauteuil,  je  l'écoutai. 

u  Je  m'appelle  Alix  Dumont.  J'appartiens  à  une  famille  honora- 
ble, mais  pauvre,  qui  m'éieva  dans  l'amour  du  travail.  J'ai  été  pro- 
fesseur dans  divers  pensionnats  de  jeunes  filles.  A  vingt-huit  ans, 
J'entrai  comme  institutrice  chez  la  comtesse  de  Nives  pour  faire 
l'éducation  de  Marie,  sa  ûlle  unique,  alors  âgée  de  dix  ans. 


LA    TOUR    DE    PEnCEMONT.  497 

«  M'"^  de  Nives  me  témoigna  beaucoup  d'estime  et  de  confiance 
Sans  ses  bontés,  je  n'eusse  pu  supporter  le  caractère  indiscipliné 
et  l'humeur  fantasque  de  Marie.  C'était  une  enfant  sans  raison  et 
sans  cœur,  que  personne  n'avait  pu  réduire.  Cette  triste  beso"ne 
me  fut  très  pénible,  et  quand,  deux  ans  plus  tard,  M""^  de  INives 
mourut  en  me  recommandant  sa  fille,  je  suppliai  le  comte  de  INives 
de  m'épargner  une  tâche  au-dessus  de  mes  forces;  je  voulus 
partir. 

((  11  me  retint,  il  me  supplia,  il  me  dit  que  sans  moi  sa  vie  était 
brisée  et  sa  fille  abandonnée  aux  hasards  d'une  éducation  qu'il  ne 
saurait  pas  diriger.  Je  dus  céder.  Il  me  mit  à  la  tôle  de  sa  maison, 
et  Marie,  qui  s'était  vue  menacée  d'entrer  dans  un  couvent  si  je  la 
quittais,  se  contint  davantage  et  me  supplia  aussi  de  rester. 

«  Au  bout  d'un  an  de  veuvage,  le  comte  de  JNives  me  déclara 
qu'il  voulait  se  remarier  et  qu'il  m'avait  choisie  pour  sa  compagne. 
Je  refusai  à  cause  de  l'enfant,  dont  je  pressentais  l'aversion  toujours 
prête  à  éclater,  et,  voyant  qu'il  insistait,  je  pris  la  fuite  sans 
l'avertir.  Je  restai  cachée  quelques  mois  chez  d'anciens  amis.  Il 
découvrit  ma  retraite  et  vint  me  supplier  encore  d'accepter  son 
nom.  Il  avait  mis  Marie  au  couvent.  Elle  m'accuse  aujourd'hui  de 
l'avoir  séparée  de  son  père.  J'ai  fait  au  contraire  mon  possible  pour 
la  ramener  auprès  de  lui.  C'est  le  comte  qui  a  été  inflexible  jusque 
sur  son  lit  de  mort. 

«  Obsédée  par  une  passion  que  malgré  uioi  je  commençais  à  par- 
tager, pressée  par  mes  amis  d'accepter  les  olfres  si  honorables  de 
M.  de  INives,  je  devins  sa  femme,  et  j'eus  de  lui  une  lille  qui  s'ap- 
pelle Léonie,  qui  a  aujourd'hui  sept  ans  et  qui  est  son  vivant  por- 
trait. 

«  J'étais  heureuse,  car  je  nourrissais  toujours  l'espoir  de  réconcilier 
mon  mari  avec  sa  première  fille,  lorsqu'il  fit  à  la  chasse  une  chute 
à  laquelle  il  ne  survécut  que  peu  de  jours.  Il  laissait  un  testament 
par  lequel  il  m'instituait  tutrice  de  Marie,  m'attribuant  la  jouissance 
de  tous  ses  revenus,  ma  vie  durant;  mais  ces  revenus  sont  bien  mé- 
diocres, la  foriune  de  M.  de  iNives  provenait  de  sa  première  femme. 
La  terre  que  je  gouverne  et  que  j'habite  avec  ma  fille  appartient  en 
totalité  à  xMarie,  eL  le  moment  approche  où  cette  jeune  personne  va 
me  demander  des  comptes  de  tutelle,  contrairement  aux  intentions 
de  son  père,  après  quoi  elle  nous  chassera  de  la  maison.  » 

Ici  M"""  Alix  de  Nives  se  tut  et  me  regarda  pour  m'interroger, 
sans  émettre  sa  pensée. 

—  Vous  voudriez  connaître,  lui  dis-je,  un  moyen  pour  éluder 
cette  triste  nécessité.  Il  n'y  en  a  pas.  Si  par  testament  M.  de  INives 
vous  a  attribué  l'usufruit  de  tous  ses  biens,  s'en  rapportant  à  votre 

TOUB  XII.  —  1875.  32 


498  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

caractère  et  à  votre  loyauté  pour  pourvoir  aux  besoins  et  à  l'éta- 
blissement de  ses  deux  filles,  il  n'a  pu  s'attribuer  le  droit  de  dispo- 
ser des  biens  de  sa  défunte  femme.  M'apportez-vous  le  testament 
et  les  deux  contrats  de  mariage  du  comte  de  Nives? 

—  Oui,  monsieur,  les  voici. 

Quand  j'eus  examiné  les  pièces,  je  vis  que  le  défunt  s'était  bercé 
d'une  illusion  qu'il  avait  fait  partager  jusqu'à  un  certain  point  à  sa 
femme.  11  avait  cru  pouvoir  lui  assurer  le  revenu  de  la  terre  de 
Nives,  sauf  par  elle  à  ne  point  entamer  ni  détériorer  le  bien-fonds 
qui  revenait  de  droit  à  Marie. 

—  Mon  mari  a  pourtant  consulté  avant  de  rédiger  ce  testament, 
dit  la  comtesse  d'un  air  de  doute  en  me  voyant  hausser  les  épaules. 

—  Il  a  pu  consulter,  madame,  mais  ce  n'est  pas  un  homme  de 
loi  qui  l'a  conseillé  ainsi. 

—  Pardonnez-moi,  c'est... 

—  Ne  me  dites  pas  qui,  car  je  suis  forcé  de  vous  dire,  moi,  que 
cet  lionime  de  loi,  si  homme  de  loi  il  y  a,  s'est  parfaitement  moqué 
de  lui. 

La  comtesse  se  mordit  les  lèvres  avec  dépit.  —  M.  de  Nives,  re- 
prit-elle, a  toujours  regardé  Marie  comme  une  personne  sans  juge- 
ment et  sans  raison,  incapable  de  gérer  ses  aifaires.  11  la  destinait 
au  cloître.  S'il  eût  vécu,  il  l'eût  obligée  à  se  faire  religieuse. 

—  M.  de  Nives  pouvait  se  faire  aussi  cette  illusion-là  :  les  anciennes 
familles  négligent  quelquefois  de  se  renseigner  sur  le  temps  pré- 
sent, et  j'ai  ouï  dire  que  M.  de  Nives  ne  tenait  pas  toujours  compte 
de  ce  qui  s'est  introduit  dans  la  législation  depuis  89;  mais  vous, 
madame,  qui  êtes  encore  jeune  et  que  votre  éducation  a  dû  affran- 
chir de  certains  préjugés,  admettez- vous  qu'on  puisse  forcer  une 
héritière  légitime  à  donner  sa  démission  et  à  prononcer  le  vœu  de 
pauvreté  ? 

—  Non,  mais  la  loi  peut  la  contraindre  à  entrer  dans  une  maison 
de  détention  et  prononcer  son  interdiction,  si  elle  a  donné  des 
preuves  de  démence. 

—  Ceci  est  une  autre  question  !  M^'^  Marie  de  Nives  est-elle  véri- 
tablement aliénée? 

—  Ne  l'avez-vous  pas  entendu  dire,  monsieur  Ghantebel? 

—  J'ai  ouï  dire  qu'elle  était  bizarre,  mais  on  dit  tant  de  choses  ! 

—  L'opinion  a  pourtant  sa  valeur  ! 

—  Pas  toujours. 

—  Vous  ui'étonnez,  monsieur;  l'opinion  est  pour  moi,  elle  m'a 
toujours  rendu  justice,  elle  serait  encore  pour  moi,  si  je  l'invoquais. 

—  Prenez  garde,  madame  la  comtesse  !  il  ne  faut  pas  jouer  avec 
la  bonne  renommée  qu'on  a  su  acquérir.  Je  crois  que,  si  vous  ten- 


LA    TOUU    DE    PEKCEMONT.  Zi99 

tiez  de  provoquer  l'interdicLion  de  M""  de  Nives,  vous  lui  créeriez 
aussitôt  des  partisans  qui  seraient  contre  vous. 

—  Est-ce  à  dire,  monsieur  l'avocat,  que  vous  êtes  déjà  prévenu 
contre  moi  ? 

—  Non,  madame  la  comtesse.  J'ai  l'honneur  de  vous  parler  au- 
jourd'hui pour  la  première  fois  et  je  n'ai  jamais  vu  ]\F°  de  Nives; 
mais  examinez  votre  situation.  Pauvre  et  sans  nom,  mais  belle  et 
instruite,  vous  entrez  dans  une  maison  dont  le  chef,  bientôt  veuf, 
vous  épouse  après  avoir  écarté  un  témoin  dont  la  présence  hostile 
ne  pouvait  vous  créer  que  des  obstacles  et  des  chagrins.  Ce  témoin 
n'est  qu'un  enfant,  mais  c'est  sa  propre'  fille  qu'il  éloigne  de  lui  et 
qui  vous  attribue  son  exil.  Vous  avez,  dites-vous,  fait  votre  pos- 
sible pour  la  ramener.  Il  est  fâcheux  que  vous  n'ayez  pas  réussi;  il 
est  fâcheux  aussi  que  le  testament  de  votre  époux  révèle  une  pré- 
férence pour  vous  qui  eiïace  toute  affection  paternelle  de  son  cœur. 
Certaines  gens  pourraient  croire  que  le  malheur  de  i\F°  Marie  est 
votre  ouvrage  et,  si  elle  est  folie,  que  vous  avez  tout  fait  pour 
qu'elle  le  devînt. 

—  Je  vois,  monsieur  Ghantebel,  que  vous  avez  l'oreille  ouverte 
à  des  insinuations  cruelles  contre  moi. 

—  Je  vous  jure  que  non,  madame  la  comtesse,  mes  réflexions 
naissent  de  la  situation  où  vous  êtes  et  du  conseil  que  vous  me 
demandez.  Voyons,  quelles  sont  les  preuves  de  démence  que  votre 
belle-fille  a  données? 

—  Il  y  en  a  plus  que  je  ne  pourrais  jamais  dire.  Dès  l'âge  de  dix 
ans,  elle  a  été  rebelle  à  toute  discipline,  furieuse  de  toute  con- 
trainte. C'est  une  nature  échevelée,  capable  de  tous  les  égaremens, 
je  n'ose  pas  vous  dire... 

—  Dites  tout,  ou  ne  dites  rien. 

—  Eh  bien!  je  crois  que,  malgré  la  claustration  du  couvent,  elle 
a  trouvé  moyen  d'avoir  plus  d'une  fois  des  relations  coupables. 

—  Vous  croyez  ? 

—  Et  vous,  vous  doutez?  Eh  bien  !  il  faut  que  je  vous  confie  un 
secret  très  grave.  Après  avoir  été  chez  les  dames  religieuses  de 
Pdom,  où  l'on  s'était  aperçu  d'une  intrigue  avec  une  personne  du 
dehors,  elle  a  été  transférée  par  mes  soins  chez  les  dames  de  Cler- 
mont,  dont  le  monastère  est  plus  sérieusement  cloîtré.  Savez-vous 
ce  qu'elle  y  a  fait?  Elle  a  disparu  dernièrement  en  m'envoyant  une 
lettre  où  elle  me  déclare  qu'elle  ne  peut  rester  dans  ce  couvent  et 
qu'elle  part  pour  Paris,  où  elle  entrera  de  son  propre  gré  au  Sacré- 
Cœur  pour  y  rester  jusqu'au  jour  de  sa  majorité. 

—  Eh  bien  !  il  fallait  la  laisser  faire  ! 

—  Oui,  je  ne  demandais  pas  mieux,  mais  je  devais  m'assurer 
que  ce  prétendu  changement  de  communauté  ne  cachait  pas  un 


500  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

enlèvement  ou  pis  encore.  J'ai  d'abord  supplié  les  dames  de  Cler- 
mont  de  dire  que  Marie  ne  s'était  enfuie  que  pour  revenir  chez  moi, 
et  tout  aussitôt  je  me  suis  rendue  à  Paris.  Marie  n'était  pas  au 
Sacré-Cœur,  elle  n'était  dans  aucun  autre  couvent  de  la  ville  ni 
des  environs.  Elle  est  évidemment  en  fuite  et  avec  un  homme,  car 
on  a  vu,  sur  le  sable  du  jardin  par  où  elle  s'est  sauvée,  des  traces 
de  bottines  très  grandes. 

—  Ceci  n'est  pas  de  la  folie  comme  on  l'entend  en  médecine 
légale.  C'est  simplement  de  l'inconduite. 

—  Cette  inconduite  impose  à  la  tutrice  le  devoir  de  rechercher 
la  coupable  et  de  la  réintégrer  dans  une  maison  religieuse  des  plus 
sévères. 

—  D'accord  ;  y  êtes-vous  parvenue  ? 

—  Non.  J'ai  passé  tout  un  mois  en  vaines  recherches,  et,  de 
guerre  lasse,  je  suis  revenue  auprès  de  ma  petite  Léonie,  dont  je  ne 
pouvais  pas  me  séparer  plus  longtemps.  Je  n'ai  encore  voulu  con- 
fier à  personne  le  douloureux  secret  que  vous  venez  d'entendre, 
mais  il  faut  pourtant  que  j'agisse  encore,  et  je  venais  vous  deman- 
der ce  que  je  dois  faire.  Faut-il  m'adresser  aux  tribunaux,  à  la  po- 
lice, à  qui  de  droit  enfin,  pour  que  Marie  soit  retrouvée  et  arrachée 
à  l'infamie?  Ou  bien  dois-je  me  taire,  cacher  sa  honte  et  souffrir 
qu'elle  me  ruine  et  me  chasse  de  la  maison  de  mon  mari?  Dans  le 
cas  où  cette  fille  avilie  serait  interdite,  elle  aurait  encore  à  me 
savoir  gré  d'avoir  mis  son  impudeur  sur  le  compte  de  la  folie. 
Dans  le  cas  où  je  la  laisserais  impunie,  aurais-je  rempli  mon  de- 
voir envers  ma  propre  fille,  qui  va  se  trouver  bannie  et  dépouillée 
sans  que  j'aie  rien  tenté  pour  la  sauver? 

—  Vous  me  permettrez  de  réfléchir  et  de  bien  rechercher  les 
faits  avec  vous  avant  de  me  prononcer. 

—  Mais  c'est  que  le  temps  presse,  monsieur  l'avocat  !  Marie  aura 
atteint  sa  majorité  dans  vingt-neuf  jours.  S'il  y  a  quelque  chose  à 
tenter,  il  serait  à  propos  de  porter  à  la  connaissance  du  tribunal 
et  du  public  le  fait  de  sa  disparition  avant  qu'elle  prenne  l'avance 
pour  faire  valoir  ses  droits  et  entrer  en  possession. 

—  Si  elle  est  prête  à  faire  valoir  ses  droits  et  reparaît  à  l'heure 
dite,  elle  n'est  pas  folle,  et  personne  ne  doutera  qu'elle  ne  jouisse 
de  sa  raison.  Vous  n'auriez  donc  contre  elle,  au  besoin,  que  le 
grief  d'inconduite.  Il  est  nul  du  jour  où  cesse  votre  tutelle,  aucun 
texte  de  loi  ne  peut  priver  de  ses  droits  et  de  sa  liberté  une  fille 
de  vingt  et  un  ans  qui  a  fait  une  sottise  ou  un  scandale  un  mois 
auparavant.  Pour  prouver  qu'elle  est  privée  de  raison,  il  faudrait 
autre  chose  qu'une  amourette  à  travers  la  grille  et  une  évasion  par- 
dessus les  murs  d'un  couvent. 


LA.    TOUR    DE    PERCEMONT.  501 

V. 

M""  de  Nives  m'écoutait  attentivement,  et  son  regard  m'inter- 
rogeait avec  une  ardeur  doulourçuse.  Était -elle  avide  d'argent  et 
de  bien-être  au  point  de  tout  risquer  pour  se  soustraire  à  la  resti- 
tution? Était-elle  mue  par  l'amour  maternel,  ou  par  une  de  ces 
haines  de  femme  qui  ferment  l'entendement  à  toute  prudence?  Sa 
beauté  avait  au  premier  abord  un  caractère  de  distinction  et  de 
sérénité.  En  ce  moment,  elle  était  si  agitée  intérieurement,  qu'elle 
me  causa  un  vague  eflVoi,  comme  si  le  diable  en  personne  fût  venu 
me  demander  le  moyen  de  mettre  le  feu  aux  quatre  coins  du  monde. 

Mon  regard  scrutateur  fit  hésiter  le  sien. — Monsieur  l'avocat,  dit- 
elle  en  se  levant  et  en  faisant  quelques  pas,  comme  si  elle  eût  eu 
des  crampes  dans  les  jambes,  vous  êtes  bien  dur  à  persuader  !  Je 
croyais  trouver  en  vous  un  conseil  et  un  appui.  Je  trouve  un  juge 
d'instruction  qui  veut  être  plus  sûr  que  moi-même  de  la  bonté  de 
ma  cause. 

—  C'est  mon  devoir,  madame  la  comtesse;  je  n'en  suis  pas  à  mes 
débuis  dans  la  carrière,  je  n'ai  plus  besoin  de  me  faire  un  nom  en 
mettant  mon  talent  au  service  de  la  première  occasion  qui  se  pré- 
sente. Je  n'aime  pas  à  perdre  un  procès,  et  les  éloges  dont  me 
comblerait  l'univers  entier  pour  l'avoir  plaidé  avec  habileté  ne 
me  consoleraient  pas  d'avoir  accepté  la  défense  d'une  mauvaise 
cause. 

—  C'est  parce  que  vous  êtes  ainsi,  répondit  M'"**  de  JNives  d'un 
ton  caressant,  c'est  parce  que  vous  avez  une  réputation  de  probité 
scrupuleuse,  c'est  enfin  parce  qu'une  cause  soutenue  par  vous  est 
presque  toujours  une  cause  gagnée  d'avance,  que  je  voulais  vous 
confier  la  mienne.  Si  vous  la  refusez,  ce  sera  un  gros  précédent 
contre  moi. 

—  Si  je  la  refuse,  niadame,  il  est  très  facile  de  laisser  secrète 
votre  démarche  vis-à-vis  de  moi.  Je  puis  donner  à  votre  visite  un 
prétexte  étranger  à  cette  affaire.  Choisissez  celui  que  vous  voudrez, 
et  je  me  conformerai  à  vos  intentions. 

—  Ainsi  vous  refusez  sans  aller  plus  loin? 

—  Je  n'ai  pas  refusé,  j'attends  que  vous  me  fournissiez  des 
preuves  dout  ma  conscience  puisse  s'accommoder. 

—  Vous  voulezplus  de  détails  sur  Marie  de  jNives?  Eh  bien!  voici 
son  histoire,  à  elle!  Je  vous  ai  dit  son  caractère,  voici  des  faits. 

La  comtesse  se  replaça  sur  son  fauteuil  et  parla  ainsi  :  A  onze 
ans,  cette  malheureuse  enfant  était  déjà  un  inexplicable  mélange 
de  folie  délirante  et  de  profonde  dissimulation.  Vous  croyez  que 


502  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ces  deux  dispositions  se  contredisent?  Vous  vous  trompez.  Pour 
courir  au  hasard  et  faire  l'école  buissonnière  avec  les  petits  paysans 
d'alentour,  Marie,  qui  prétendait  adorer  sa  mère  et  qui  l'aimait 
peut-être  à  sa  façon,  ne  s'embarrassait  nullement  de  lui  faire  de 
la  peine.  Elle  ne  s'embarrassait  pas  non  plus  d'exposer  sa  vie  dans 
les  exercices  les  plus  périlleux  des  garçons.  Dans  les  prés,  elle  sau- 
tait sur  les  chevaux  en  liberté  et  galopait  sans  selle  ni  bride  au 
risque  des  plus  graves  accidens.  Elle  grimpait  aux  arbres ,  elle 
tombait,  elle  revenait  déchirée,  souvent  blessée.  Là  était  le  délire, 
l'emportement  d'une  nature  violente. 

—  C'était  un  peu,  m'a-t-on  dit,  le  caractère  de  son  père. 

—  C'est  possible,  monsieur.  Il  était  passionné  et  emporté;  mais 
il  était  sincère,  et  Marie  est  menteuse  avec  une  certaine  habileté. 
Quand  sa  fièvre  est  apaisée,  il  n'y  a  pas  d'histoires  qu'elle  ne  sache 
inventer  pour  mettre  sa  faute  sur  le  compte  des  autres. 

Quand  sa  mère  mourut,  elle  fut  la  proie  d'un  désespoir  qui  me 
parut  sincère;  mais  peu  de  jours  après  elle  se  reprit  à  jouer  et  à 
courir. 

—  Elle  avait  onze  ans!  A  cet  âge-là,  on  ne  peut  pas  pleurer 
longtemps  sans  une  réaction  violente  dans  le  seas  de  la  vie  ac- 
tive; cela  arrive  même  parfois  à  des  personnes  faites. 

—  Très  bien,  monsieur,  vous  plaidez  pour  elle! 

—  Je  vous  l'ai  dit,  je  ne  la  connais  pas. 

—  \ous  avez  été  prévenu  en  sa  faveur  par  quelqu'un,  cela  est 
certain.  Attendez!  vous  avez  une  parente,  une  nièce,  je  crois,  qui 
a  été  au  couvent  avec  elle  à  Riom;...  c'était  une  demoiselle...  Par- 
don! son  nom  ne  me  revient  pas.  Marie  l'appelaii  sa  chère  petite 
Miette. 

Je  ne  pus  me  défendre  de  tressaillir,  une  vive  commotion  s'était 
produite  dans  mon  cerveau.  Cette  personne  cachée  la  veille  chez 
Emilie,  cachée  peut-être  depuis  un  mois,  à  qui  elle  avait  dit  :  Ne 
vous  montrez  pas!  les  quiproquos  entre  Jacques  et  mm  fils,  cet 
espoir  de  mariage  annoncé  par  Jacques  comme  devant  lui  être  con- 
fié dans  un  ?nois,...  ces  empreintes  de  grandes  bottines  sur  le  sable 
du  jardin  des  religieuses  de  Clerraont...  Le  grand  Jacques  Ormonde 
était-il  l'auteur  de  l'enlèvement?  Miette  Ormonde,  l'ancienne  amie 
de  couvent,  était-elle  la  receleuse  ? 

—  Qu'y  a-t-il,  monsieur  Ghantebel?  dit  M'"^  de  Nives,  qui  m'ob- 
servait. J'avais  mis  instinctivement  ma  main  sur  mon  front  pour 
rassembler  mes  idées.  Étes-vous  fatigué  de  m'entendre? 

—  Non,  madame;  j'essayais  de  me  souvenir.  Eh  bien!  je  ne  me 
rappelle  pas  que  M"^  Ormonde,  ma  nièce,  m'ait  jamais  parlé  de 
M^'*^  de  Nives. 


LA    TOUR    DE   PERCEMONT.  503 

—  Alors  je  continue. 

—  Continuez,  j'écoute. 

—  Quand  Marie  vit  que  je  pleurais  sincèrement  sa  mère,  elle 
parut  en  revenir  sur  mon  compte  et  m'embrassa  en  sanglotant,  en 
me  reujerciant  d'avoir  soigné  si  iidèlement  la  moribonde.  Je  la  crus 
revenue  à  de  meilleurs  sentimens;  elle  me  trompait.  En  entendant 
son  père  me  supplier  de  rester,  elle  redevint  aigre  et  outrageante. 
Je  résolus  alors  de  m'en  aller,  et  je  le  lui  annonçai;  mais  son  père 
avait  dit  qu'elle  irait  au  couvent,  et  elle  se  mit  presqu'à  mes  pieds 
pour  me  retenir.  Deux  jours  plus  tard,  elle  me  résistait  et  m'inju- 
riait encore.  Son  effroi  du  couvent  ne  pouvait  vaincre  sa  haine  et 
sa  méchanceté. 

—  Mauvais  caractère,  aversion  peut-être  provoquée  par  la  vôtre, 
impétuosité  naturelle,  déraison  de  l'enfance,  inconséquence  dans  la 
passion,  Si)it,  je  vous  accorde  tout  cela;  mais  d'aliénation  mentale, 
je  n'en  vois  pas  encore  de  preuve. 

—  Attendez!  quand  son  père,  en  mon  absence,  l'eut  mise  au 
couvent  en  lui  disant  qu'elle  n'en  sortirait  jamais,  il  y  eut,  ra'a-t-on 
dit,  de  grandes  scènes  de  désespoir.  Les  religieuses  la  traitèrent 
avec  beaucoup  de  douceur  et  de  bonté.  Elle  prit  très  vite  son  parti, 
et,  comme  on  lui  parlait  du  bonheur  de  la 'vie  religieuse,  elle  dit 
qu'elle  n'était  pas  éloignée  d'en  essayer.  Elle  se  montra  effective- 
ment très  pieuse,  et  ces  dames  la  prirent  en  amitié.  Quand  M.  de 
Nives,  devenu  mon  mari,  me  ramena  dans  ce  pays-ci,  j'allai  m'in- 
former  d'elle.  Elle  était  très  dissipée  et  très  paresseuse;  elle  n'ap- 
prenait rien,  mais  on  la  croyait  bonne  et  sincère.  Je  demandai  à  la 
voir.  Elle  me  ht  bon  accueil;  elle  s'imaginait  que  j'allais  la  rame- 
ner chez  elle.  Je  dus  lui  dire  que  je  rendrais  bon  compte  de  sa  con- 
duite à  M.  de  iMves  et  que  je  plaiderais  sa  cause,  mais  que  je  n'avais 
pas  la  permission  de  l'emmener  tout  de  suite. 

Et  comme,  en  m'approuvant,  la  supérieure  m'appelait  madame, 
Marie  lui  demanda  pourquoi  eile  ne  me  disait  pas  juademoiselle .  On 
avait  eu  le  tort  de  lui  laisser  ignorer  que  je  revenais  mariée  et  que 
j'étais  désormais  M'"«  de  INives.  Il  fallut  s'expliquer.  Elle  entra  dans 
un  transport  de  rage  épouvantable,  il  fallut  l'emmener  de  force  et 
l'enfermer.  Sa  fureur  passa  aussi  vite  qu'elle  était  venue.  Eile  avait 
alors  treize  ans  et  demi.  Elle  voulait  entrer  tout  de  suite  au  novi- 
ciat. On  lui  ht  comprendre  avec  peine  qu'elle  était  trop  jeune  et 
qu'en  attendant  elle  devait  travailler  à  s'instruire. 

Elle  travailla  pendant  un  an,  mais  sans  suite  et  comme  une  per- 
sonne dont  le  cerveau  n'est  pas  susceptible  de  la  moindre  applica- 
tion. Les  maîtresses  me  dirent  qu'elle  n'était  pas  méchante,  mais 
un  peu  idiote.  Elles  ne  se  trompaient  qu'à  demi  :  elle  est  idiote  et 
méchante. 


504  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  ne  demandais  qu'à  les  croire,  et  je  fus  dupe  de  sa  soumission. 
Elle  écrivit  à  son  père  une  lettre  sans  style  et  sans  orthographe, 
comme  l'eût  écrite  une  enfant  de  six  ans,  pour  lui  dire  qu'elle  était 
décidée  à  entrer  en  religion  l'année  suivante,  et  qu'elle  demandait 
seulement  à  revoir  la  chambre  de  sa  mère  et  à  embrasser  Léonie, 
sa  petite  sœur.  Je  priai  M.  de  JNives  de  lui  accorder  cette  grâce,  et 
je  lui  oilris  d'aller  la  chercher.  11  s'y  refusa  énergiquement.  —  Ja- 
mais! me  dit-il.  Elle  m'a  menacé,  au  lendemain  de  la  mort  de  sa 
mère,  de  mettre  le  feu  à  la  maison,  si  je  me  remariais.  Elle  voulait 
me  faire  jurer  de  ne  pas  lui  donner  une  marâtre.  Elle  avait  la  tête 
remplie  de  propos  de  laquais  sur  votre  compte.  Elle  se  promettait, 
si  j'avais  d'autres  enfans,  de  les  étrangler.  Elle  est  folle,  et  d'une 
folie  dangereuse.  Elle  est  bien  au  couvent,  la  religion  est  le  seul 
frein  qui  puisse  la  calmer;  écrivez-lui  que  j'irai  la  voir  dans  quel- 
ques années,  lorsqu'elle  aura  pris  le  voile. 

Sur  ces  entrefaites,  M.  de  iMves  mourut  sans  avoir  révoqué  la 
sentence.  Marie  montra  un  violent  chagrin,  mais  résista  au  conseil 
des  religieuses,  qui  voulaient  qu'elle  m'écrivit.  Elles  lui  dirent  de 
ma  part  que  j'étais  toute  disposée  à  la  reprendre  avec  moi,  si  elle 
faisait  la  moindre  démarche  pour  m'y  faire  consentir.  Elle  repoussa 
le  conseil  avec  fureur,  disant  que  j'avais  fait  mourir  son  père  et  sa 
mère,  et  qu'on  la  tuerait  plutôt  que  de  lui  faire  mettre  le  pied  dans 
la  maison. 

—  Est-ce  que  réellement  elle  vous  accuse... 

—  Elle  m'accuse  de  tous  les  crnnes,  n'en  doutez  pas!  Gomment 
concilier  cette  haine  furieuse  et  ces  outrages  avec  la  dévotion  qu'elle 
manifestait  alors?  Pourtant  je  crus  encore  à  sa  vocation  religieuse. 
Il  est  des  êtres  terribles  et  insensés  qui  ne  peuvent  trouver  d'a- 
paisement que  dans  la  vie  mystique. 

—  Je  crois  le  contraire.  La  vie  mystique  exaspère  les  esprits 
troublés.  N'importe,  poursuivez. 

—  En  dépit  de  sa  religion  apparente,  Marie  commençait  à  éprou- 
ver les  troubles  de  la  nubilité,  et  un  beau  jour  on  découvrit  qu'elle 
entretenait  au  dehors  une  correspondance  amoureuse  avec  un  éco- 
lier dont  on  n'a  pas  su  le  nom ,  mais  dont  l'orthographe  était  à  la 
hauteur  de  la  sienne. 

C'est  alors  que  j'ai  fait  transférer  Marie,  qui  devenait  trop  grande 
pour  courir  de  pareils  dangers  (elle  avait  déjà  près  de  quinze  ans) 
au  couvent  cluitré  des  dames  de  Clermont;  elle  s'y  est  niontrée 
très  rebelle  d'abord,  et  puis  très  douce,  et  puis  très  dissipée;  elle 
changeait  de  caractère  et  de  disposition  tous  les  quinze  jours.  J'ai 
toutes  les  lettres  de  la  supérieure  qui  me  la  dépeignent  connue  une 
véritable  folle.  Marie  n'est  même  pas  bonne  à  faire  une  religieuse. 
Elle  ne  pourra  jamais  s'astreindre  à  aucune  règle,  elle  est  privée 


LA    TOUR    DE    PERCEMONT.  505 

d'intelligence ,  et  le  moindre  raisonnement  l'exaspère  ;  alors  elle  a 
des  attaques  de  nerfs  qui  frisent  l'épilepsie;  elle  crie,  elle  veut 
tout  briser,  elle  cherche  à  se  tuer.  On  a  peur  d'elle,  on  est  forcé  de 
l'enfermer.  On  fournira  à  ce  couvent  toutes  les  preuves  dont  j'ai 
besoin,  et  j'en  ai  déjà  une  certaine  quantité  que  je  vous  remettrai 
si  vous  acceptez  la  défense  de  mes  légitimes  intérêts. 

— Et  si  je  ne  l'acceptais  pas,  que  feriez-vous,  madame  la  comtesse? 
Renonceriez-vous  à  une  poursuite  qui  offre  des  dangers  sérieux  à 
l'honneur  des  deux  parties?  Je  veux  croire  que  les  preuves  tenues 
par  vous  en  réserve  sont  accablantes  pour  M""  de  Nives.  J'admets 
même  que  vous  réussissiez  à  savoir  où  elle  s'est  cachée  et  que  vous 
ayez  les  moyens  de  la  déshonorer  en  constatant  une  folie  honteuse, 
ne  craignez-vous  pas  que  l'avocat  qui  défendra  sa  cause  ne  vous 
impute  le  malheur  de  cette  fille  sacrifiée  par  son  père,  repoussée, 
persécutée  (on  le  dira),  portée  au  désespoir  par  votre  aversion?  Si 
vous  vouliez  suivre  mon  conseil,  vous  en  resteriez  là,  vous  laisse- 
riez ignorer  la  fuite  de  M"^  de  Nives,  vous  attendriez  sa  majorité  si 
prochaine.  Si  elle  ne  reparaissait  pas  à  cette  époque,  votre  cause 
deviendrait  meilleure,  peut-être  bonne.  Vous  seriez  en  droit  de  faire 
des  recherches  et  de  mettre  la  police  sur  pied;  alors  nous  trouve- 
rions probablement  des  motifs  de  certitude  sur  \' incapacité.  Nous 
les  ferions  valoir.  Ma  conscience  n'aurait  plus  lieu  d'hésiter.  Réflé- 
chissez, madame,  je  vous  supplie  de  réfléchir. 

—  J'ai  réfléchi  avant  de  venir  ici,  répondit  M""'^  de  Nives  d'un  ton 
sec,  et  j'ai  même  résolu  de  n'écouter  aucun  conseil  qui  aurait  pour 
résultat  ma  ruine  et  celle  de  ma  fille.  Si  j'attends  les  événemens, 
ils  peuvent  en  effet  m'être  favorables;  mais  s'ils  ne  le  sont  pas,  si 
Marie  est  reconnue,  en  dépit  de  ses  égaremens ,  capable  de  gérer 
ses  biens^  je  n'ai  plus  d'armes  contre  elle. 

—  Et  vous  en  voulez  absolument?  Qu'elle  soit  innocente  ou  non, 
vous  voulez  à  tout  prix  sa  fortune? 

—  Je  ne  veux  pas  sa  fortune,  qui  demeure  inaliénable.  J'en  veux 
la  gestion,  selon  le  désir  de  mon  mari. 

—  Eh  bien  !  vous  ne  prenez  pas  le  chemin  pour  réussir,  si  vous 
travaillez  au  déshonneur  de  l'héritière.  A  votre  place,  j'attendrais 
qu'elle  se  montrât  pour  tâcher  de  faire  une  transaction  avec  elle. 

—  Quelle  transaction? 

—  Si  elle  a  réellement  gâté  sa  vie,  vous  pouvez  lui  faire  sentir 
le  prix  du  silence  généreux  que  vous  aurez  gardé  et  l'amener  peut- 
être  à  ne  pas  vous  demander  de  comptes  de  tutelle  jusqu'à  ce  jour, 

—  Lui  vendre  ma  générosité?  j'aimerais  mieux  la  guerre  ouverte; 
mais  s'il  n'y  avait  pas  d'autre  moyen  de  sauver  ma  fille,  j'en  passe- 
rais par  là.  Je  réfléchirai,  monsieur,  et  si  je  suis  votre  conseil,  me 
promettez-vous  de  me  servir  d'intermédiaire? 


506  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Oui,  s'il  m'est  bien  prouvé  que  votre  belle-fille  est  perdue  et 
qu'elle  a  besoin  de  votre  silence.  Ce  sera  agir  dans  son  intérêt 
comme  dans  le  vôtre,  car  vous  ne  me  paraissez  pas  disposée  à  être 
généreuse  pour  le  plaisir  de  l'être? 

—  Non,  monsieur,  je  suis  mère,  et  je  ne  sacrifierai  pas  ma  fille 
pour  être  agréable  à  mon  ennemie;  mais  vous  parliez  de  comptes 
de  tutelle.  A-t-elle  donc  le  droit  de  m'en  demander  de  bien  rigou- 
reux ? 

—  Sans  aucun  doute,  et,  comme  elle  a  été  élevée  au  couvent,  il 
sera  facile  d'établir  à  peu  de  chose  près  ce  que  vous  avez  dépensé 
pour  son  éducation  et  son  entretien.  Ce  ne  sera  pas  un  gros  chiffre, 
et,  si  je  suis  bien  informé,  le  revenu  de  la  terre  de  Nives  s'élève  à 
trente-cinq  ou  quarante  mille  francs  par  an. 

—  On  exagère  ! 

—  Les  fermages  feront  ïoi.  Mettons  trente  mille  francs  seule- 
ment. Depuis  une  dizaine  d'années,  vous  touchez  ce  revenu,  vous 
avez  fait  votre  calcul? 

—  Oui,  si  on  me  force  à  restituer  ce  revenu,  je  suis  absolument 
ruinée.  M.  de  Nives  n'a  pas  laissé  cent  mille  francs  de  capital. 

—  Avec  cela,  si  on  ne  vous  réclame  rien  dans  le  passé  et  si  vous 
avez  eu,  comme  je  n'en  doute  pas,  la  prudence  de  faire  quelques 
économies,  vous  ne  serez  pas  dans  la  misère,  madame  la  comtesse. 
Vous  passez  pour  être  une  personne  économe  et  rangée.  Vous  avez 
de  l'instruction  et  des  talens,  vous  ferez  vous-même  l'éducation  de 
votre  fille  et  vous  lui  apprendrez  à  se  passer  de  luxe  ou  à  s'en  pro- 
curer par  son  travail.  En  tout  cas,  vous  pourrez  avoir  toutes  deux 
une  existence  indépendante  et  digne.  Ne  mettez  pas  dans  votre  vie 
l'issue  désastreuse  d'un  procès  qui  ne  fera  pas  honneur  à  votre  ca- 
ractère et  qui  vous  coûtera  fort  cher,  je  vous  en  avertis.  Il  n'y  a 
rien  de  si  long  et  de  si  difficile  que  d'obtenir  l'interdiction  d'une 
personne,  même  beaucoup  plus  aliénée  que  M""  de  Nives  ne  me 
paraît  l'être. 

—  Je  réfléchirai,  répondit  M'^"  de  Nives;  je  vous  l'ai  promis.  Je 
vous  remercie,  monsieur,  de  l'attention  que  vous  avez  bien  voulu 
m' accorder,  et  vous  demande  pardon  du  temps  que  je  vous  ai  fait 
perdre. 

Je  la  reconduisis  jusqu'à  sa  voiture  et  elle  repartit  pour  sa  terre 
de  Nives,  située  à  cinq  lieues  de  Riom,  sur  la  route  de  Glermont.  Je 
remarquai,  car  j'ai  l'habitude  de  remarquer  tout,  que  les  chevaux 
anglais  qui  avaient  ébloui  ma  femme  étaient  de  vraies  rosses,  et  que 
les  domestiques  à  livrée  étaient  fort  râpés.  Cette  femme  ne  sacri- 
fiait rien  au  luxe,  cela  devenait  évident  pour  moi. 

Ma  femme  et  mon  fils  m'attendaient  pour  déjeuner.  —  Je  ne  dé- 
jeune pas,  leur  dis-je.  Prenez  votre  temps.  Moi,  j'avale  une  tasse 


LA    TOUR    DE    PERGEMONT.  507 

de  café  pendant  qu'on  mettra  Bibi  au  tilbury.  Je  ne  rentrerai  pas 
avant  trois  ou  quatre  heures. 

Pendant  que  je  donnais  mes  ordres,  j'examinais  mon  fils  à  la  dé- 
robée. II  me  semblait  avoir  les  traits  altérés.  —  As-tu  bien  dormi? 
lui  demandai-je. 

—  On  ne  peut  mieux,  répondit-il.  J'ai  retrouvé  avec  délices  ma 
jolie  chambre  et  mon  bon  lit. 

—  Et  que  vas-tu  faire  de  ton  après-midi  ? 

—  J'irai  avec  toi,  si  je  ne  te  gêne  pas. 

—  Tu  me  gênerais,  je  te  le  dis  franchement.  J'espère  te  dire  ce 
soir  que  tu  ne  me  gêneras  plus  jamais.  Et  même...  je  te  demande 
de  ne  pas  t'éloigner,  parce  que,  pour  te  dire  cela,  je  peux  revenir 
d'un  moment  à  l'autre. 

—  Mon  père,  tu  vas  chez  Emilie?  Je  te  supplie  de  ne  pas  la  ques- 
tionner, de  ne  pas  lui  parler  de  moi.  Je  souffrirais  morteliement  de 
la  voir  revenir  à  moi  après  en  avoir  accueilli  ua autre.  J'y  ai  réflé- 
chi, je  ne  l'aime  plus,  je  ne  l'ai  jamais  aimée  ! 

—  Je  ne  vais  pas  chez  Emilie.  Je  sors  pour  une  affaire  de  clien- 
tèle. Pas  un  mot  d'Emilie  devant  ta  mère. 

M"'^  Chantebel  revenait  avec  mon  café.  Tout  en  le  prenant,  j'en- 
gageai Henri  à  examiner  le  vieux  château  et  à  y  choisir  la  pièce 
qu'il  voulait  faire  arranger  comme  rendez-vous  de  chasse.  11  me 
promit  de  ne  pas  songer  à  autre  chose,  et  je  montai  seul  dans  mon 
petit  cabriolet.  Je  n'avais  pas  besoin  de  domestique  pour  conduire 
le  paisible  et  vigoureux  Bibi.  Je  ne  voulais  pas  de  témoins  de  mes 
démarches. 

Je  pris  la  route  de  Riom  comme  si  j'allais  à  la  ville;  puis,  incli- 
nant sur  ma  gauche,  je  m'engageai  dans  les  chemins  sableux  et 
ombragés  qui  conduisent  à  Ghampgousse. 

Je  faisais  mon  thème,  mais,  comme  dans  les  conseils  à  donner  il 
faut  tenir  compte  du  caractère  et  du  tempérament  des  personnes 
*  plus  que  des  faits  et  de  la  situation,  je  repassais  dans  mon  esprit 
les  antécédens,  les  qualités  et  les  défauts  de  mon  neveu  Jacques 
Ormonde.  Fils  de  ma  sœur,  qui  était  la  plus  belle  femme  du  pays, 
Jacques  avait  été  le  plus  bel  enfant  du  monde,  et,  comme  il  avait 
la  bonté,  qui  est  compagne  de  la  force,  nous  l'adorions  tous;  mais 
c'est  un  malheur  pour  un  homme  qiie  d'être  trop  beau  et  de  se 
l'entendre  dire.  L'enfant  fut  paresseux  et  l'adolescent  de\intfat. 
Quelle  plus  douce  chose,  à  cet  âge  où  l'on  rêve  l'amour,  que  de  lire 
un  accueil  hardi  ou  craintif,  ému  en  tous  les  cas,  dans  les  yeux  de 
toutes  les  femmes?  Jacques  eut  de  précoces  succès;  sa  force  hercu- 
léenne ne  s'en  ressentait  pas  trop,  mais  sa  force  intellectuelle  suc- 
comba à  ce  raisonnement  captieux  :  si,  sans  cultiver  mon  être  mo- 


508  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rai,  j'arrive  d'emblée  aux  triomphes  qui  sont  le  but  fiévreux  de  la 
jeunesse,  qu'ai-je  besoin  de  perdre  mon  temps  et  ma  peine  à  m'in- 
struira? 

Aussi  ne  s'instruisit-il  pas,  et  c'est  tout  au  plus  s'il  parvint  à  ap- 
prendre sa  langue.  Il  avait  de  l'esprit  naturel  et  cette  sorte  de  faci- 
lité qui  consiste  à  s'assimiler  le  dessus  du  panier  sans  se  soucier 
de  ce  qu'il  y  a  au  fond.  Il  pouvait  parler  de  tout  avec  enjoue- 
ment et  passer  pour  un  aigle  aux  yeux  des  ignorans.  Élevé  à  la 
campagne,  il  connaissait  bien  le  rendement  et  la  culture  de  la  terre. 
Il  savait  tous  les  trucs  des  maquignons  et  tirait  bon  parti  de  son 
bétail  et  de  ses  denrées.  Les  paysans  le  regardaient  comme  un  ma- 
lin et  tous  le  consultaient  avec  respect.  Son  honnêteté  proverbiale 
avec  les  honnêtes  gens,  sa  franchise  familière  et  cordiale,  son  infa- 
tigable obligeance,  le  faisaient  aimer.  Il  n'eût  pas  fallu  dire  dans 
les  fermes  et  villages  d'alentour  que  le  grand  Jaquet  n'était  pas  le 
meilleur,  le  plus  beau  et  le  plus  intelligent  des  hommes. 

Au  sortir  du  collège,  où  il  n'avait  rien  appris,  il  alla  faire  son 
droit  à  Paris,  où  il  apprit  ce  qu'il  appelait  faire  la  noce.  Ses  années 
d'étude  furent  une  fête  perpétuelle.  Riche,  généreux,  avide  de  plai- 
sirs et  toujours  prêt  à  ne  rien  faire,  il  eut  de  nombreux  amis,  man- 
gea son  revenu  gaîment,  dépensa  largement  sa  jeunesse,  sa  santé, 
son  cerveau,  son  caractère,  et  nous  donna  l'inquiétude  de  le  voir 
prolonger  indéfiniment  ses  prétendues  études. 

Mais  au  fond  de  toute  cette  légèreté  le  beau  neveu  tenait  de  sa 
race  un  moyen  de  salut  efficace.  Il  aimait  la  propriété,  et  quand 
il  vit  qu'il  fallait  quitter  cette  joyeuse  vie  ou  entamer  sérieuse- 
ment son  capital,  il  revint  au  pays  et  n'en  sortit  plus. 

Sa  terre  de  Ghampgousse  était  bien  affermée,  mais  le  bail  finis- 
sait, et  il  sut  le  renouveler  avec  une  notable  augmentation  sans 
chasser  ses  fermiers,  dont  il  trouva  le  secret  de  se  faire  adorer  quand 
même.  Il  conçut  le  projet  de  faire  bâtir  une  belle  maison,  mais  il  ne 
se  pressa  pas.  Vignolette,  la  maison  paternelle,  était  échue  en  par- 
tage à  sa  sœur  Emilie.  C'était  une  habitation  charmante  dans  sa 
simplicité  :  un  enclos  luxuriant  de  fleurs  et  de  fruits,  un  pays  ado- 
rable de  fraîcheur  et  de  grâce,  dans  cette  fertile  région  qui  s'étend 
entre  le  cours  de  la  Morge  et  les  dernières  coulées  de  lave  des 
monts  Dômes  vers  le  nord.  Miette  tenait  si  tendrement  à  cette  ha- 
bitation, où  elle  avait  fermé  les  yeux  de  ses  parens,  qu'elle  avait 
préféré  laisser  à  son  frère  la  meilleure  part  en  terres  de  l'héritage, 
et  garder  son  vignoble  et  sa  maison  de  Vignolette.  Elle  y  avait  vécu 
seule  avec  ma  vieille  sœur  Anastasie  pendant  l'absence  de  Jacques, 
elle  avait  soigné  avec  tendresse  cette  bonne  tante,  qui  était  morte 
dans  ses  bras,  lui  léguant  tout  son  avoir,  qui  consistait  en  une  cen- 


LA    TOUn    DE    TERCEMONT.  509 

taine  de  mille  francs  placés  en  rentes  sur  l'état,  et  dont  elle  lui 
avait  remis  les  titres  sans  faire  de  testament. 

Miette,  en  recueillant  ce  legs,  avait  écrit  à  son  frère  à  Paris  :  «  Je 
sais  que  tu  as  des  dettes,  puisque  tu  as  chargé  notre  notaire  de 
vendre  ta  prairie  et  le  bois  de  châtaigniers.  Je  ne  veux  pas  que  tu 
entames  ton  bien.  J'ai  de  l'argent;  te  faut-il  cent  mille  francs?  Je 
les  ai,  et  ils  sont  à  toi.  » 

Les  dettes  de  Jacques  n'avaient  pas  atteint  la  moitié  de  ce  chiffre. 
Elles  furent  payées,  et  il  revint,  résolu  à  n'en  plus  faire. 

11  avait  accepté  de  demeurera  Yignolette  chez  Emilie,  que  la  mort 
de  sa  tante  laissait  seule,  et  il  avait  remis  ses  projets  de  construc- 
tion à  Champgousse  jusqu'au  jour  où  Emilie  serait  mariée. 

Depuis  deux  ans  qu'il  avait  vécu  avec  elle,  sa  vie  de  libertinage 
avait  pris  un  caractère  pratique  fort  étrange.  Il  cachait  avec  soin  ses 
équipées  à  la  bonne  Emilie,  et  cela  était  assez  facile  vis-à-vis  d'une 
personne  vivant  dans  une  retraite  absolue  et  ne  sortant  presque  ja- 
mais de  chez  elle.  Il  avait  des  rendez-vous  de  chasse  de  tous  côtés, 
et  s'y  trouvait  avec  ses  amis  en  partie  de  plaisir  à  toutes  les  épo- 
ques de  l'année.  Il  ne  paraissait  pas  dans  le  monde  de  Riom,  où 
l'austérité  bourgeoise  eût  gêné  ses  allures;  mais  il  avait  toujours, 
soit  là,  soit  à  Glermont,  quelque  affaire  qui  l'aidait  à  cacher  des 
relations  mystérieuses  dont  il  faisait  volontiers  la  confidence  à  tout 
le  monde.  Seulement,  comme  il  était  un  roué  fort  naïf,  il  ne  com- 
promettait que  des  femmes  déjà  très  compromises,  et,  comme  il 
était  devenu  pratique,  il  savait  être  généreux  sans  être  prodigue. 

Jacques  marchait  vers  la  trentaine  et  n'avait  jamais  parlé  de  se 
marier.  Il  se  trouvait  si  heureux  de  sa  liberté  et  en  usait  si  bien  !  Sa 
beauté  s'était  fort  épaissie;  son  teint  de  jeune  fille  avait  pris  un  éclat 
violâtre  qui  contrastait  avec  sa  chevelure  d'un  blond  argentin. 
C'était  une  de  ces  figures  qu'on  voit  de  loin,  haute  en  couleur,  de 
grands  traits,  un  beau  nez  aquilin,  frémissant,  que  faisaient  res- 
sortir deux  signes  autrefois  charmans,  maintenant  un  peu  verru- 
queux.  Le  menton  tendait  à  se  relever  sous  la  barbe  soyeuse  et 
fine,  d'un  ton  clair,  qui  se  détachait  comme  une  touffe  d'épis  murs 
sur  un  champ  de  coquelicots.  Le  regard  était  toujours  vif,  aimable, 
trop  étincelant  pour  redevenir  tendre.  La  bouche  était  restée  saine 
et  riche,  mais  le  charme  du  sourire  était  effacé.  On  sentait  que  le 
vin  et  d'autres  excès  avaient  moissonné  la  fleur  d'une  jeunesse  qui 
eût  pu  être  splendide  encore,  et  Henri  définissait  très  justement 
l'aspect  saisissant,  agréable  et  légèrement  grotesque  de  son  cousin 
en  disant  de  lui  :  —  C'est  un  polichinelle  encore  jeune  et  bon. 

Ayant  récapitulé  tout  ce  qui  précède  pour  savoir  comment  j'ou- 
vrirais le  feu  avec  lui,  j'arrivai  à  la  porte  de  sa  ferme.  On  me  dit 


510  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

qu'il  était  dans  un  petit  bois  voisin  et  qu'on  allait  l'appeler.  Je  con- 
fiai Bibi  aux  garçons  de  ferme,  et  me  mis  de  mon  pied  léger  à  la 
recherche  de  mon  cher  neveu. 

VI. 

Je  m'attendais  à  le  voir  en  chasse,  je  le  trouvai  étendu  sur  le  gazon 
et  dormant  sous  un  arbre.  Il  dormait  si  serré  que  je  dus  le  cha- 
touiller du  bout  de  ma  canne  pour  l'éveiller.  —  Ah!  mon  oncle! 
s'écria-t-il  en  se  dressant  d'un  bond  sur  ses  grands  pieds,  quelle 
bonne  surprise,  et  que  je  suis  content  de  vous  voir!  Justement  je 
pensais  à  vous! 

—  C'est-à-dire  que  tu  rêvais  de  moi? 

—  Oui  peut-être;  je  dormais?  N'importe,  vous  étiez  dans  mon 
idée.  Je  vous  voyais  Mché  contre  moi;  ce  n'est  pas  vrai,  n'est-ce 
pas? 

—  Pourquoi  serais-je  fâché? 

—  C'est  qu'il  y  a  bien  longtemps  que  je  n'ai  été  vous  voir;  j'ai 
tant  d'occupation  ici  !  , 

—  Je  m'en  aperçois  bien.  La  fatigue  t'accable,  c'est  pour  cela  que 
tu  es  forcé  de  faire  la  sieste  n'importe  où. 

—  Yenez  voir  mes  plans,  mon  oncle,  vous  me  donnerez  vos 
conseils. 

—  Une  autre  fois.  Je  suis  venu  pour  te  demander  un  renseigne- 
ment. Tu  connais,  m'a-t-on  dit,  une  jeune  personne  qui  s'appelle 
M"«  de  Nives? 

A  cette  brusque  attaque,  Jacques  tressaillit.  —  Qui  vous  a  dit 
cela,  mon  oncle?  Je  ne  la  connais  pas. 

—  Mais  tu  connais  des  gens  qui  la  connaissent,  quand  ce  ne  se- 
rait que  Miette!  Elle  a  dû  te  parler  quelquefois  de  son  ancienne 
amie  de  couvent? 

—  Oui,  non,  attendez!  Je  ne  me  souviens  pas.  Vous  voudriez... 
Qu'est-ce  que  vous  voudriez  donc  savoir? 

—  Je  voudrais  savoir  si  elle  est  idiote. 

Ce  mot  brutal  tomba  comme  une  seconde  pierre  sur  la  tête  de 
Jacques,  et  son  teint  vermeil  pâlit  légèrement.  ~  Idiote  !  M"^  de 
Nives  idiote  !  qui  prétend  cela? 

—  Un  père  de  famille  qui  est  venu  me  consulter  ce  matin,  parce 
qu'un  de  ses  fils  veut  demander  cette  jeune  personne  en  mariage 
dès  qu'elle  sortira  du  couvent.  Eh  bien  !  ce  père  a  ouï  dire  que  la 
demoiselle  ne  jouissait  pas  de  sa  raison,  qu'elle  était  épileptique» 
folle,  ou  imbécile. 

—  Ma  foi,...  reprit  Jacques,  qui,  à  peine  revenu  de  sa  surprise, 


LA    TOUR    DE    PERCEMONT.  511 

commençait  à  se  remettre  en  garde,  je  ne  sais  pas,  moi  !  comment 
le  saurais-je? 

—  Alors,  si  tu  ne  sais  rien,  je  vais  trouver  Miette,  qui  sera  mieux 
informée  et  me  renseignera  volontiers. 

De  nouveau  Jacques  se  troubla.  —  Miette  ira  vous  trouver,  mon 
oncle?  il  n'est  pas  nécessaire  d'aller  chez  elle. 

—  Pourquoi  n'irais-je  pas?  ce  n'est  pas  si  loin  ! 

—  Elle  est  probablement  sortie  aujourd'hui.  Elle  avait  des  em- 
plettes à  faire  à  Riom. 

—  N'importe,  j'irai,  et,  si  je  ne  la  trouve  pas,  je  lui  laisserai  un 
mot  pour  qu'elle  m'attende  demain. 

—  Elle  ira  chez  vous,  mon  oncle.  Je  lui  ferai  savoir  que  vous 
l'attendez. 

—  Ah  çà,  tu  crains  donc  bien  de  me  voir  aller  à  Vignolette? 

—  C'est  pour  vous  épargner  de  la  peine  inutile,  mon  oncle! 

—  Tu  es  bien  bon  1  Je  crois  plutôt  que  tu  crains  de  me  laisser 
surprendre  un  secret  ! 

—  Moi?  Gomment?  Pourquoi  dites -vous  cela? 

—  Tu  sais  bien  que,  pas  plus  loin  qu'hier  soir,  Henri  a  décou- 
vert que  Miette  lai  cachait  un  secret  très  douloureux  pour  lui,  pour 
moi  par  conséquent. 

—  Pour  vous,  pour  lui  ?  Je  n'y  suis  pas,  mon  oncle  ! 

—  Quelle  comédie  joues-tu  là?  N'as-lu  pas  tout  avoué  à  Henri? 

—  Il  vous  a  dit...  Je  n'ai  rien  avoué  du  tout. 

—  Tu  lui  as  avoué  que  Miette  avait  chez  elle  un  amoureux  pré- 
féré et  que  mon  fils  n'avait  plus  qu'à  se  retirer. 

—  Moi,  j'ai  avoué  cela?  Jamais,  mon  oncle,  jamais!  Il  y  a  eu 
quiproquo  !  Ma  sœur  n'a  pas  d'autre  amoureux .  Est-il  possible  que 
vous  doutiez  de  la  probité  et  de  la  pudeur  de  Miette?  Un  amoureux 
chez  elle  quand  je  n'y  suis  pas  !  Sacrebleu,  mon  oncle  !  si  un  autre 
que  vous  me  disait  cela... 

—  Alors  la  personne  cachée  à  Vignolette  serait  une  femme. 

—  Ce  ne  peut  pas  être  un  homme,  je  jure  que  la  chose  est  im- 
possible et  qu'elle  n'est  pas! 

—  Tu  dois  en  être  sûr;  tu  vas  souvent  chez  Miette... 

—  Je  n'y  ai  pas  mis  les  pieds  depuis  un  mois. 

—  C'est  étrange!  Est-ce  qu'elle  t'a  défendu  d'y  aller? 

—  Je  n'ai  pas  eu  le  temps. 

—  Allons  donc!  Ou  te  voit  à  toutes  les  foires  des  environs! 

—  Pour  mes  affaires,  pas  pour  mon  plaisir!  Je  ne  cours  plus  la 
prétentaine,  mon  oncle,  je  vous  le  jure. 

—  Tu  songes  à  te  marier? 

—  Peut-être. 


512  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Avec  une  héritière? 

—  Avec  une  personne  que  j'aime  depuis  longtemps. 

—  Et  qui  n'est  pas  idiote? 

—  Aimer  une  idiote  !  Quelle  horreur! 

—  Tu  ne  serais  pas  comme  ce  jeune  homme  qui  recherche  M"®  de 
Nives  pour  sa  fortune  et  qui  ne  s'embarrasse  pas  si  elle  distingue 
sa  main  droite  de  sa  main  gauche?  Tu  conçois  l'inquiétude  du  père 
de  famille  qui  m'a  consulté  sur  ce  point.  Il  regarderait  son  enfant 
comme  déshonoré,  si  la  chose  était  certaine. 

—  Ce  serait  une  vilenie,  une  lâcheté  certainement;  mais  qui  a 
fait  courir  ce  bruit-là  sur  M'^"  de  Nives?  Ce  doit  être  sa  belle-mère. 

—  Tu  la  connais  donc,  sa  belle-mère?  Voyons,  dis-moi  ce  que  tu 
sais! 

—  Mais  je  ne  sais  rien  du  tout  !  Je  ne  sais  que  ce  que  l'on  dit,  ce 
que  vous  avez  entendu  dire  mille  fois.  Le  comte  de  Nives  avait 
épousé  une  aventurière  qui  aurait  chassé  et  persécuté  l'enfant  de  la 
première  femme.  On  a  même  dit  qu'elle  était  morte  dans  un  cou- 
vent, cette  jeune  fille! 

—  Ah!  tu  la  croyais  morte? 

—  On  me  l'avait  dit. 

—  Eh  bien!  je  t'apprends  qu'elle  est  vivante,  et  si  mes  inductions 
ne  m'égarent  pas,  car  elle  s'est  enfuie  du  couvent,  elle  est  mainte- 
nant cachée  à  Vignolette. 

—  Ah  !  elle  s'est  enfuie? 

—  Oui,  mon  garçon ,  avec  un  amoureux  qui  a  de  très  grands  pieds, 
Jacques  Ormonde  regarda  involontairement  ses  pieds,  et  puis  les 

miens,  comme  pour  faire  une  comparaison  qui  ne  lui  était  jamais 
venue  à  l'esprit.  Peut-être  jusqu'à  ce  jour  ne  s'était-il  pas  douté 
qu'il  pût  y  avoir  une  imperfection  dans  sa  personne. 

Je  vis  bien  qu'il  était  démonté,  et  que,  si  je  le  poussais  encore  un 
peu,  il  allait  tout  me  révéler;  mais  j'avais  voulu  le  pénétrer  et  je 
ne  voulais  pas  de  confidences.  Je  changeai  brusquement  la  conver- 
sation. 

—  Parlons  de  ta  sœur,  lui  dis-je,  est-il  vrai  qu'elle  soit  fâchée 
contre  M'"«  Chantebel? 

—  Ma  tante  l'a  beaucoup  blessée,  elle  lui  a  donné  à  entendre 
qu'elle  ne  voyait  pas  de  bon  œil  son  mariage  avec  Henri. 

—  Je  sais  qu'il  y  a  eu  un  malentendu  entre  elles,  comme  il  y  en 
a  eu  un  entre  Henri  et  toi.  J'espère  que  tout  sera  réparé,  et,  puis- 
que tu  es  sûr  que  Miette  n'a  pas  formé  d'autres  projets... 

—  Gela,  je  vous  le  jure,  mon  oncle! 

—  Eh  bien  !  je  vais  en  cause'r  avec  elle.  Viens  avec  moi  jusqu'à 
Vignolette. 


LA    TOUR    DE    PERCEMONT.  513 

—  Oui,  mon  oncle,  jusqu'à  mi-chemin,  car  j'ai  ici  des  maçons 
qui  brouillent  tous  mes  plans  quand  j'ai  le  dos  tourné. 

Quand  nous  fûmes  à  peu  de  distance  de  Vignolette,  Jacques  me 
pria  de  le  laisser  retourner  à  ses  travaux.  Il  semblait  craindre  d'al- 
ler plus  loin.  Je  lui  rendis  sa  liberté,  mais,  quand  nous  nous  trou- 
vâmes un  peu  loin  l'un  de  l'autre,  je  remarquai  fort  bien  qu'il  ne 
retournait  pas  à  Ghampgousse.  Il  se  glissait  dans  les  vignes  comme 
pour  surveiller  le  résultat  de  ma  visite  à  sa  sœur. 

Je  fouettai  mon  cheval  et  lui  fis  doubler  le  pas.  Je  ne  voulais  pas 
que  Jacques  arrivât  avant  moi  par  les  petits  sentiers  et  qu'il  pré- 
vînt sa  sœur  de  mon  arrivée.  Cependant,  comme  il  me  fallait,  pour 
entrer  en  voiture,  tourner  autour  de  la  ferme,  je  n'étais  pas  cer- 
tain qu'avec  ses  grandes  jambes  et  les  habitudes  du  chasseur  qui 
passe  à  travers  tout,  il  n'eût  gagné  les  devans,  quand  je  pénétrai 
sans  me  faire  avertir  dans  le  jardin  de  ma  nièce. 

Elle  était  dans  son  verger  et  vint  à  moi,  portant  un  panier  de 
pêches  qu'elle  venait  de  cueillir,  et  qu'elle  posa  sur  un  banc  pour 
m'enibrasser  cordialement.  —  Asseyons-nous  là,  lui  dis-je,  j'ai  à 
te  parler,  et,  pour  m'asseoir,  je  relevai  une  ombrelle  de  soie  blanche 
doublée  de  rose,  qui  était  étendue  sur  le  banc.  Est-ce  à  toi,  ce  joli 
joujou?  dis-je  à  Miette.  Je  ne  te  savais  pas  si  merveilleuse? 

—  ison,  mon  oncle,  répondit-elle  avec  la  franche  décision  qui 
était  le  fond  de  son  âme  et  de  son  caractère.  Ce  joujou  n'est  pas  à 
moi,  il  est  aune  personne  qui  demeure  chez  moi. 

—  Et  que  j'ai  mise  en  fuite? 

—  Elle  reviendra,  si  vous  consentez  à  la  voir  et  à  l'entendre;  elle 
désire  vous  parler,  car  depuis  hier  soir,  je  lui  ai  fait  comprendre 
qu'elle  n'avait  rien  de  mieux  à  faire. 

—  Alors  tu  as  vu  ton  f^ère  aujourd'hui? 

—  Oui ,  mon  oncle.  Je  sais  qu'Henri  a  surpris  quelque  chose  ici. 
J'ignore  s'il  vous  l'a  dit,  j'ignore  ce  qu'il  en  pense;  mais,  moi,  je 
ne  veux  pas  avoir  de  secrets  pour  vous,  et  j'ai  dû  faire  comprendre 
à  la  personne  qui  m'avait  confié  les  siens  que  je  ne  voulais  pas  vous 
faire  de  mensonges.  Yous  venez  pour  m'interroger,  mon  oncle,  me 
voilà  prête  à  répondre  à  toutes  vos  questions. 

VII. 

—  Eh  bien!  mon  enfant,  repris-je,  je  ne  te  ferai  que  celles  aux- 
quelles tu  peux  répondre  sans  rien  trahir.  Je  ne  te  demanderai  pas 
le  nom  de  la  personne,  je  crois  que  je  le  sais.  Je  ne  demanderai 
pas  non  plus  à  la  voir.  Je  ne  m'intéresse  qu'à  ce  qui  concerne  per- 
sonnellement ton  frèro  et  toi,  car  il  m'importe  grandement  que 

TOME  XII.  —  1875,  33 


51 A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Jac(fUPS  ne  te  prenne  pas  pour  complice  d'une  folie  dont  les  consé- 
quences seraient  graves,  fâcheuses  tout  au  moins. 

—  Mon  oncle,  je  vous  Jure  que  je  ne  comprends  plus  ce  que  vous 
me  dites.  Jacques  n'est  pour  rien  dans  la  décision  que  j'ai  pri-se 
d'accuellir  cette  personne  et  de  la  proléger  autant  qu'il  me  serait 
possible. 

—  Tu  dis  que  Jacques  n'est  pour  rien...  et  tu  le  jures,  Emilie?  tu 
n'as  jamais  menti,  toil 

—  Jamais!  reprit  Miette  avec  cette  expression  toute-puissante  de 
la  vérité  qui  n'a  pas  besoin  de  preuve  pour  s'imposer. 

—  Je  te  crois,  ma  fille,  je  te  crois!  m'ecriai-je;  ainsi  M"''  de...  — 
ne  la  nommons  pas!  —  est  venue  chez  toi,  il  y  a  un  niois,  seule  et 
de  son  plein  gré,  c'est-à-dire  sans  que  personne  te  l'ait  amenée  en 
lui  peisuadant  d'y  venir,  et  sans  que  personne  l'ait  aidée  à  fran- 
chir les  murs  de  sa  prison? 

Avant  de  répondre,  Miette  hésita  un  instant,  comme  si  je  faisais 
naître  en  elle  un  soupçon  qu'elle  n'avait  pas  encore  eu.  —  La  vé- 
rité que  je  puis  jurer,  reprit-elle,  la  voici  :  un  soir  du  mois  dernier 
j'étais  seule  ici.  Jacques  avait  été  à  la  foire  d'Ârtonne.  Il  était  ab- 
sent depuis  plus  de  huit  jours  quand  j'entendis  sonner  à  la  grille. 
Je  pensai  que  c'était  lui,  et,  tout  en  n)e  levant,  je  devinai  qui  oe 
devait  être,  car  j'avais  reçu  une  lettre  qui  m'annonçait  un  projet, 
un  espoir  d'évasion,  et  qui  me  demandait  l'asile  et  le  secret.  Je  me 
levai  donc  sans  avertir  mes  domestiques  qui  dormaient.  Je  courus 
à  la  grille;  je  reconnus  la  personne  que  j'attendais.  Je  la  fis  en- 
trer; sa  chambre  était  préparée  à  tout  événement.  Je  n'ai  eu  pour 
confidente  que  ma  vieille  Nicole,  dont  je  suis  sûre  comme  de  moi- 
même. 

—  Et  cette  personne  était  seule? 

—  Non,  elle  était  accompagnée  de  la  Charliette,  sa  nourrice^  qui 
avait  préparé  de  longue  main  et  réussi  à  opérer  sou  évasion. 

—  Qu'est  devenue  cette  femme? 

—  Elle  ne  s'est  pas  arrêtée  chez  moi.  Elle  est  de  Riom,  et  s'y  est 
réinstallée  avec  son  mari.  C'est  une  personne  qui  ne  me  plaît  guère, 
mais  elle  vient  voir  Marie  de  temps  en  temps  pour  lui  dire  ce  que 
fait  sa  belle-mère,  qu'elle  s'est  chargée  de  surveiller. 

—  Dis-moi  ce  que  Jacques  a  fait  quand  ton  amie  a  été  installée 
chez  toi? 

—  Jjicques  est  revenu  deux  jours  après,  et  n'a  pas  vu  ma  recluse. 
J'ai  été  au-devant  de  lui  sur  le  chemin  et  je  lui  ai  dit  :  Tu  ne  peux 
pas  remettre  les  pieds  chez  nous,  cela  prêterait  à  la  médisance.  J'ai 
chez  moi  une  amie  qui  ne  doit  voir  peisonne.  Va-t'en  coucher  à 
Champgousse.  Je  te  porterai  tes  affaires  demain  et  je  t'aiderai  à 


LA.    TOUR    DE   PERCEMONT.  hi^ 

l'installer.  Tu  voulais  commencer  à  bâtir,  commence;  ne  reviens 
pas  chez  nous  d'ici  à  un  mois,  et  garde  le  secret  le  plus  absolu. 

Jacfjues  a  [)roinis  de  ne  pas  chercher  à  voir  mon  amie  et  de  ne 
parler  d'elle  à  personne.  Il  a  tenu  pai'ole. 

—  Tu  eu  es  sûre  ? 

—  Oui,  mon  oncle,  quand  même  vous  penseriez  que  je  me  trompe, 
reprit  Miette  avec  fermeté;  je  sais  toutes  les  légèretés  qu'on  peut 
reprocher  à  nnm  frèie,  m<iis,  pour  ce  qui  me  concerne,  il  n'en  com- 
mettra j  tmais.  Il  sont  très  bien  que,  s'il  venait  ici,  il  serait  vite 
accusé  de  faire  la  cour  à  mon  auiie,  et  que  je  jouerais,  moi,  un 
vilain  rôle. 

—  Quel  vilain  rôle,  ma  chère?  Voilà  le  seul  point  qui  m'intéresse. 
Gomment  jugt  rais-tu  ta  situation,  si  Jacques  avait  des  prétentions 
sur  cette  demoiselle? 

—  Jacques  ne  peut  pas  avoir  la  moindre  prétention,  il  ne  la  con- 
naît pas. 

—  Mais  je  suppose... 

—  Qu'il  m'ait  trompée?  C'est  impossible!  ce  serait  très  mal! 
Cette  demoiselle  est  riche  et  noble.  C'est  un  parti  au-dessus  de 
Jacques;  si,  pour  se  rendre  possible,  il  eût  cherché  à  la  connaître, 
à  se  faire  aimer,  à  profiler  de  son  séjour  chez  moi  pour  la  compro- 
mettre, je  passerais  pour  la  complice  d'une  intrigue  assez  lâche, 
ou  pour  une  dupe  parfaitement  ridicule.  N'est-ce  pas  votre  avis, 
mon  oncle? 

A  mon  tour,  j'hésitai  à  répondre.  Le  grand  Jacques  me  sem- 
blait assez  léger  et  assez  positif  en  même  temps  pour  tromper  sa 
sœur. 

—  Ma  mignonne,  lui  dis-je  en  l'embrassant,  personne  ne  t'accu- 
sera jamais  de  tremper  dans  une  intrigue  quelconque,  et  s'il  y 
avait  des  gens  assez  malavisés  pour  cela,  ton  oncle  et  ton  cousin 
leur  frotteraient  les  oreilles. 

—  Mais  matante  Chantebel  !  reprit  Miette  avec  uee  expression 
de  fierté  douloureuse.  Ma  tante  a  des  préventions  contre  moi,  et 
peut-être  déjà  s'est-elle  laissé  dire  quelque  chose  sur  mon  compte? 

—  Ta  tante  lî'a  rien  entendu  dire.  Oublie  ce  qu'elle  t'a  dit,  elle 
réparera  son  étourderie  ;  car  elle  est  étourdie,  ma  chère  femme, 
je  ne  peux  pas  le  nieir;  mais  elle  est  bonne  et  elle  t'estime. 

—  Elle  ne  m'aime  pas,  mon  oncle,  je  l'ai  bien  senti  la  dernière 
fois  que  nous  nous  sommes  vues,  et  elle  a  mis  dans  l'esprit  d'Henri 
des  préventions  contre  moi. 

— Mais  moi,  je  ne  compte  donc  pas?  Je  suis  là,  et  je  t'aime  pour 
quatre.  Dis-moi  une  seule  chose  :  as-tu  toujours  de  l'afleciion  pour 
Henri? 


516  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Pour  Henri  comme  il  était  autrefois,  oui;  à  présent,  je  ne  sais 
pas,  c'est  une  connaissance  à  refaire.  Il  a  changé  de  figure,  de 
langage  et  de  manières.  Il  me  faudrait  le  temps  de  le  retrouver, 
mais  d'ici  à  quelques  semaines  il  ne  peut  pas  revenir  chez  moi,  et 
je  ne  peux  pas  aller  chez  vous,  vous  en  savez  maintenant  la  cause. 

—  Bien,  remettons  à  quelques  semaines  l'examen  que  tu  dois 
faire  de  lui,  et  réponds  à  une  dernière  question.  Tu  connais  bien  la 
personne  à  laquelle  tu  donnes  asile? 

—  Oui,  mon  oncle. 

—  Tu  l'aimes? 

—  Beaucoup.  ^ 

—  Et  tu  l'estimes? 

—  Je  crois  fermement  qu'elle  n'a  jamais  eu  rien  de  grave  à  se 
reprocher. 

—  Elle  a  de  l'esprit? 

—  Beaucoup  d'esprit  et  d'intelligence. 

—  Elle  est  instruite? 

—  Gomme  on  peut  l'être  au  couvent;  elle  lit  beaucoup  mainte- 
nant. 

—  Et  de  la  raison,  en  a-t-elle? 

—  Beaucoup  plus  que  la  personne  qui  a  fait  son  malheur  et  qui 
la  persécute. 

—  Assez  !  Pour  le  moment,  je  n'en  veux  pas  savoir  davantage.  Je 
ne  désire  pas  voir  ton  amie  avant  d'avoir  quelque  chose  de  sérieux 
à  lui  dire. 

—  Ah  !  mon  oncle,  s'écria  Miette,  qui  ne  manquait  pas  de  péné- 
tration. Je  devine!  Vous  avez  été  consulté,  vous  êtes  chargé  de... 

—  J'ai  été  consulté,  mais  je  suis  tout  à  fait  libre  d'agir  comme 
je  l'entends.  Pour  rien  au  monde,  je  ne  m'engagerais  dans  une  af- 
faire où  ton  nom  pourrait  être  prononcé  aux  débats;  mais  il  n'y 
aura  pas  d'affaire,  sois-en  sûre,  et,  s'il  y  en  avait,  je  refuserais  de 
plaider  contre  celle  qui  est  ta  cliente  et  ta  protégée.  Seulement, 
comme  il  est  plutôt  question  jusqu'à  présent  de  transaction,  j'ai  le 
droit  de  donner  de  bons  conseils  aux  deux  parties.  Dis  donc  à  ton 
amie  qu'elle  a  fait  une  grande  faute  contre  la  prudence  en  quittant 
son  couvent  à  la  veille  d'en  sortir  de  plein  droit,  et  laisse- moi  te 
dire  que  tu  as  fait,  toi,  en  l'y  encourageant,  une  étourderie  dont  je 
ne  t'aurais  jamais  crue  capable. 

—  Non,  mon  oncle,  j'ai  été  abusée  par  les  apparences.  Marie 
m'écrivait  :  «  Je  suis  majeure,  mais  on  ne  se  dispose  pas  à  me 
rendre  ma  liberté.  Je  n'ai  pas  d'autre  parti  à  prendre  que  de  fuir; 
toi  seule  au  monde  peux  me  donner  asile.  Le  veux-tu?  »  Je  ne  pou- 
vais pas  refuser.  C'est  en  arrivant  ici  qu'elle  m'a  appris  qu'il  s'en 


LA    TOUR    DE    PERCEMONT.  517 

fallait  de  quelques  semaines  qu'elle  eût  atteint  sa  majorité.  Je  con- 
naissais bien  Marie,  je  savais  qu'elle  avait  un  an  de  moins  que  moi, 
mais  je  ne  savais  pas  son  jour  de  naissance.  Quand  je  l'ai  su,  j'ai 
compris  qu'elle  devait  rester  bien  cachée,  et  j'ai  pris  toutes  les 
précautions  possibles.  J'y  avais  réussi  jusqu'à  présent.  Marie  ne 
sort  pas  dô  l'enclos,  et  mes  métayers  sont  des  gens  sûrs  et  dévoués 
qui  ne  connaissent  pas  son  nom,  qui  n'ont  pas  vu  sa  figure,  et  qui, 
sans  être  dans  la  confidence,  sont  assez  méfians  pour  ne  pas  ré- 
pondre aux  questions  qu'on  pourrait  leur  faire. 

—  Eh  bien  !  ma  chère  fille,  redouble  de  précautions,  car,  à  l'heure 
qu'il  est,  M"^  Marie  est  encore  sous  la  dépendance  de  sa  tutrice,  et 
celle-ci  pourrait  la  faire  amener  chez  elle  ou  reconduire  au  cou- 
vent... entre  deux  gendarmes,  comme  on  dit! 

—  Je  le  sais,  mon  oncle,  je  le  sais!  aussi  je  ne  dors  que  d'un 
œil.  Si  pareille  chose  arrivait...  Pauvre  Marie!  je  la  suivrais  :  on 
me  verrait  dans  le  pays  conduite  par  la  gendarmerie. 

—  Et  comme  Jaquet  ne  le  soulfrirait  pas,...  ni  moi  non  plus  si 
je  me  trouvais  là,  nous  serions  dans  de  belles  affaires!  L'amitié  est 
une  bonne  chose,  mais  je  trouve  que  ton  amie  a  beaucoup  usé, 
pour  ne  pas  dire  abusé,  de  la  tienne. 

—  Elle  est  si  malheureuse,  mon  oncle!  si  vous  saviez...  Ah!  je 
voudrais  qu'elle  vous  parlât  et  vous  racontât  sa  vie! 

—  Je  ne  veux  pas  la  voir,  je  ne  le  dois  pas.  11  m'est  impossible 
d'être  dans  la  confidence  de  sa  présence  ici.  Souviens-toi  que  cela 
gâterait  tout  et  que  je  ne  pourrais  plus  lui  être  utile.  Donc  je  m'en 
vais,  je  ne  l'ai  pas  vue,  tu  ne  me  l'as  pas  nommée,  je  ne  sais  abso- 
lument rien.  Embrasse-moi  et  dis  à  ta  recluse  qu'elle  ne  doit  pas 
même  laisser  traîner  ses  ombrelles  dans  ton  jardin. 

—  Emportez  ce  panier  de  pêches,  mon  oncle,  ma  tante  les  aime. 

—  Non!  tes  pêches,  quoique  superbes,  sont  moins  veloutées  et 
moins  fraîches  que  toi,  et  comme  je  ne  dirai  pas  à  la  maison  que  je 
t'ai  vue,  je  ne  veux  rien  emporter  du  tout.  Me  permets-tu  de  dire 
seulement  à  Henri  que,  le  mois  prochain,  tu  consentiras  à  refaire 
connaissance  avec  lui? 

—  Vous  lui  direz  donc,  à  lui,  que  vous  m'avez  vue? 

—  Oui,  à  lui  seul,  mais  il  ne  saura  rien  de  ton  secret. 

—  Alors,  mon  oncle,  dites-lui,...  dites-lui,...  ne  lui  dites  rien; 
sachez  avant  tout  ce  que  ma  tante  a  contre  moi.  Tant  qu'elle  me 
sera  contraire,  je  ne  veux  penser  à  rien. 

George  Sand. 

{La  seconde  partie  au  prochain  n".) 


LE 


MUSÉE-BRITANNIQUE 


I. 

L'HISTOIRE  DU  MÏÏSÉE,   SES   ORIGINES. 
SES    PROGRÈS   JUSQU'A    LA    CONSTRUCTION    D'UN   ÉDIFICE    SPÉCIAL. 


I.  Lives  of  Vie  founders  of  the  Brilish  Muséum,  wilh  notices  of  its  chief  augmentors  and  ôther 
benefaclois,  i5~0--370,  by  Edward  Edwards,  London  1870.  — II.  liiitish  Muséum,  Aecounts 
of  the  incarne  and  expenditure,  etc.  (rapports  annuels  imprin  es  par  l'ordre  de  la  chambre 
des  communes),  ISia-lSlS.  —  III.  liepoit  front  the  selecl  commilleeon  the  condition,  manage- 
ment and  affciirs  of  the  Brilish  Muséum,  1835.  —  IV.  Report  from  the  selecl  eommitlee  on 
publie,  libraries,  1849.  —  V.  Report  to  the  commissionners  appomtcd  to  inquire  inl-o  Ihe  conr 
slUution  and  government  of  the  British  Muséum,  1850.  —  VI.  Report  from  the  sélect  eom- 
mitlee on  the  Brilish  Muséum,  1860.  —  Vil.  Brilish  Muscum,  a  guide  to  the  exhibition  rooms 
of  the  departments  of  natural  hislory  and  antiquiiies,  1874. 


Le  Musée-Britannique  {Dritîsh  Muséum)  n'est  point,  comme  le 
Louvre  à  Paris ,  un  des  premiers  édifices  qui  frappent  les  yeux  du 
voyageur  quand  il  visite  la  capitale  de  l'Ani.  leterre  ;  il  ne  décore 
point,  comme  la  Galerie  nationale,  une  des  places  principales  de 
Londres.  Quelques  pas  seulement,  il  est  vrai,  le  séparent  de  l'une 
des  rues  les  plus  animées  et  les  plus  brillantes;  tout  près  de  lui, 
par  cette  interminable  et  large  voie  qui  de  Hyde-Park  s'étend  et  se 
prolonge  sous  divers  noms  jusqu'à  la  Bourse  et  à  la  Banque, 
court  à  grand  bruit  le  flot  toujours  renouvelé  des  piétons  et  des  voi- 
tures, cette  marée  vivante  qui  le  matin  vient  remplir  les  bureaux 
de  la  Cité,  et  qui  le  soir,  plus  impétueuse  encore  et  plus  pressée, 


LE    MUSÉE-BRITANNIQUE.  519 

redescend  et  s'écoule  par  mille  chemins.  Malgré  le  voisinage  d'Ox- 
ford-street,  les  environs  du  musée,  aujourd'hui  même,  font  encore 
songer  au  temps  où,  dans  la  seconde  moitié  du  dernier  si('>cle,  Mon- 
tagu-house,  dont  les  bâtimens  actuels  occupent  la  place,  et  qui  fut 
le  premier  abri  des  collections  naissantes,  était  de  ce  côté  l'une 
des  dernières  maisons  de  la  ville  et  en  marquait  dans  ces  parages 
comme  la  frontière  septentrionale;  au-delà  commençaient  des  jar- 
dins et  des  prés  qui  allaient  jusqu'à  la  colline  et  au  bourg  d'High- 
gate.  Prés  et  jardins  ont  disparu  depuis  bien  des  années;  bien  loin 
au-delà  de  cette  ancienne  limite,  dans  la  direction  du  nord,  de 
nouveaux  quartiers  se  sont  bâtis  et  peuplés,  avec  leurs  mornes  files 
de  basses  et  sombres  maisons,  toutes  semblables  les  unes  aux  au- 
tres; pourtant  toute  cette  région  a  gardé  plus  de  squares  qu'aucun 
autre  district  urbain  :  on  y  voit  plus  d'arbres  et  de  gazons,  ne  fût-ce 
qu'à  travers  des  grilles,  et  de  beaux  platanes,  derniers  restes  d'un 
petit  parc  dont  quelques  vieillards  se  rappellent  les  ombrages, 
égaient  de  leur  aimable  et  tendre  feuillage  les  abords  du  musée. 
De  tous  ces  omnibus  multicolores  qui  partout  ailleurs  se  croi- 
sent en  tout  sens  et  se  disputent  les  cliens,  pas  un  ne  passe  par 
ces  rues  tranquilles  et  presque  désertes;  pas  de  gare  souterraine 
du  chemin  de  fer  métropolitain  qui  vomisse  à  la  surface  du  sol  des 
bandes  nombreuses  de  visiteurs.  Les  curieux  viennent  un  à  un;  s'il 
en  est  que  des  voitures  déposent  à  la  porte,  celles-ci  se  hâtent  de 
rentrer  dans  le  tumulte  des  quartiers  populeux  et  commerçans;  le 
silence  se  refait  bien  vite.  Au  milieu  même  de  cette  ville  aflairée,  le 
plus  grand  marché  du  monde,  l'ardent  foyer  d'une  vie  politique  in- 
tense et  passionnée,  tout  semble  inviter  ici  au  recueillement,  à  la 
méditation  du  passé  et  à  la  recherche  des  lois  éternelles. 

On  n'est  donc  point  conduit  au  seuil  du  Musée-Britannique  par 
le  mouvement  même  de  la  foule,  on  n'y  arrive  point,  sans  s'en  dou- 
ter, par  de  monumentales  et  solennelles  avenues,  comme  aux  Of- 
fices ou  au  palais  Pitii,  comme  au  Gapitole  ou  au  Vatican.  Pour  le 
voir,  il  faut  le  chercher.  C'est  un  soin  dont  on  est  d'ailleurs  ample- 
ment payé.  Tout  esprit  cultivé,  tout  homme  qui  a  l'amour  de  la 
science  et  le  goût  des  arts  n'en  franchira  point  la  porte  sans  une 
sorte  d'émotion  religieuse;  quand  il  en  quittera  les  galeries  pour  n'y 
point  revenir  de  sitôt,  il  emportera  un  regret,  celui  de  partir  avant 
d'avoir  joui  de  ces  trésors  comme  il  l'aurait  voulu,  une  espérance, 
celle  de  renouveler  ce  pèlerinage.  C'est  qu'il  n'est  point  de  curiosité 
qui  ne  trouve  ici  à  se  satisfaire,  c'est  qu'aucun  dépôt  ne  renferme, 
réunies  sous  un  même  toit,  des  richesses  aussi  variées.  A  lui  seul,  le 
Musée-Britannique  répond  à  notre  Muséum  du  Jardin  des  Plantes,  à 
notre  Bibliothèque  nationale,  à  notre  Louvre;  il  n'y  manque  que  la 


520  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

peinture  et  la  sculpture  modernes,  qui  sont  à  la  Galerie  nationale  et 
à  South-Kensington.  Sans  sortir  d'une  seule  enceinte,  les  énidits 
ont  sous  la  main  un  admirable  ensemble  d'imprimés  et  de  mnnu- 
scrits  qu'ils  consulteront  dans  la  salle  de  lecture  la  mieux  ordonnée 
et  la  plus  commode  qu'il  y  ait  au  monde  ;  les  naturalistes  disposent 
de  merveilleuses  collections,  lentement  formées  par  les  recherches 
d'un  peuple  commerçant  et  navigateur;  aux  savans  qui  s'occupent 
de  déchiffrer  les  alphabets  et  les  idiomes  perdus  pour  rétablir  les 
pages  déchirées  du  livre  de  l'histoire,  l'Egypte  et  l'Assyrie,  l'Étru- 
rie,  la  Lycie  et  l'île  de  Chypre  offrent  quelques-unes  de  leurs  plus 
précieuses  dépouilles;  enfin,  sans  parler  des  bijoux,  des  bronzes, 
des  vases,  des  terres  cuites  que  renferment  les  salles  consacrées 
aux  antiquités  grecques  et  romaines,  sans  parler  même  des  débris 
du  Mausolée  et  des  colonnes  sculptées  d'Éphèse ,  l'archéologue  et 
l'artiste,  s'ils  veulent  pénétrer  le  secret  du  génie  et  du  prestige 
d'Athènes,  s'ils  veulent  se  faire  quelque  idée  de  ce  que  dut  être  le 
Parthénon  dans  sa  première  fleur  de  beauté,  quand  il  sortit  des 
mains  d'Ictinos  et  de  Phidias,  ne  peuvent  plus  se  contenter  d'avoir 
visité  et  longuement  étudié  les  ruines  de  l'Acropole;  au  voyage  de 
Grèce,  il  leur  faut  ajouter  celui  de  Londres,  et  passer  en  face  des 
marbres  d'Elgin  quelques-unes  de  ces  heures  que  n'oublient  point 
ceux  qui  en  ont  savouré  les  délices. 

Le  musée  où  sont  rassemblés  aujourd'hui  tant  de  matériaux 
scientifiques  et  de  tels  chefs-d'œuvre  de  l'art  a  été  fondé,  par  acte 
du  parlement,  dans  le  cours  de  l'année  1753;  mais  c'est  seule- 
ment dans  la  première  moitié  de  ce  siècle  qu'il  a  pris  de  l'im- 
portance, que  l'opinion  s'y  est  intéressée,  que  les  pouvoirs  publics 
s'en  sont  préoccupés,  et  qu'ils  ont  commencé  à  lui  fournir  libérale- 
ment les  moyens  de  se  développer  et  de  saisir,  pour  augmenter  ses 
collections,  toutes  les  occasions  propices.  Les  bâtimens  mêmes  qu'il 
occupe  aujourd'hui,  et  où  il  se  trouve  déjà  à  l'étroit,  ont  été  con- 
struits de  1823  à  1852,  sur  les  plans  de  Robert  et  de  Sydney 
Smirke.  Quant  à  la  nouvelle  salle  de  lecture,  dont  les  Anglais  sont 
fiers  à  juste  titre,  elle  ne  date  que  de  1856.  L'édifice,  de  trois  côtés 
enveloppé  de  maisons,  ne  se  montre  que  par  sa  façade  tournée  vers 
le  sud,  le  long  de  Great-Russell-street;  cette  façade,  avec  son  pa- 
villon central  orné  d'un  fronton  décoré  par  Westmacott,  avec  ses 
deux  ailes  en  saillie  et  sa  haute  colonnade  ionique,  a  des  défauts 
de  plan  et  d'exécution  qui  frappent  tout  d'abord  un  homme  du  mé- 
tier; pour  n'en  indiquer  qu'un,  la  saillie  des  deux  ailes,  auxquelles 
l'architecte  a  donné  les  mêmes  dimensions  qu'au  pavillon  central, 
semble  diminuer  celui-ci,  qui  se  trouve  plus  éloigné  du  specta- 
teur; la  perspective  altère  ainsi  les  proportions  au  détriment  de 


LE   MUSÉE-BRITANNIQUE.  521 

l'effet  général.  L'ensemble  ne  manque  pourtant  pas  d'ampleur  et  de 
noblesse;  par  malheur,  faute  de  place  pour  les  ateliers  et  les  ma- 
gasins, on  a  bouché  les  portiques  jusqu'au  tiers  environ  de  la  hau- 
teur des  colonnes,  on  a  bâti  là  des  galeries  en  planches  qui  sont 
bien  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  disgracieux  et  de  plus  triste  à  l'œil. 
La  balustrade  de  l'atiique  qui  surmonte  l'entablement  se  profilerait 
avec  bonheur  sur  l'azur  du  ciel  et  le  vert  des  platanes,  si  quel- 
que chose  se  détachait  jamais  sous  ce  ciel  presque  toujours  bas 
et  voilé,  si  tout  ne  s'y  éteignait  et  ne  s'y  confondait  dans  la 
brume.  Le  climat  est  vraiment  ici  cruel  pour  les  architectes  et  les 
sculpteurs!  On  a  beau  s'être  servi  d'une  belle  pierre,  dont  le  grain 
serré  résiste  aux  intempéries  de  l'hiver  et  garde  aux  arêtes  des 
moulures  toute  leur  netteté;  les  brouillards,  mêlés  de  fumée  de 
charbon,  déposent  sur  toutes  les  surfaces  que  baigne  l'air  du  dehors 
une  épaisse  couche  de  crasse  et  de  suie.  Cette  teinte  fuligineuse 
n'est  par  malheur  pas  même  uniforme;  elle  est  tachée  de  blan- 
cheurs importunes  qui  en  font  encore  ressortir  l'opacité  et  la  lai- 
deur. Tel  plan  vertical,  le  long  duquel  glisse  librement  l'eau  de 
pluie,  est  resté  presque  blanc  ;  tout  ce  qu'abrite  une  saillie  est  en- 
fumé et  sombre.  C'est  surtout  dans  les  sculptures  que  cette  inéga- 
lité de  ton  produit  un  effet  déplorable.  On  obtient  ainsi  un  mélange 
de  noirs  et  de  clairs  où  la  couleur  acquise  du  marbre  contrarie,  en 
le  faussant  ou  l'exagérant,  le  jeu  naturel  de  la  lumière  et  de  l'ombre 
tel  que  l'avait  cherché  l'artiste.  Sous  cette  espèce  de  voile  qu'in- 
terrompent et  que  déchirent  par  endroits  des  jours  mal  placés,  le 
mouvement  et  le  modelé  des  figures  se  dérobent. 

Par  ses  origines,  par  l'âge  des  collections  qui  en  ont  fourni  le 
premier  noyau,  le  Musée-Britaunique  a  donc  un  passé  qui  repré- 
sente déjà  plus  d'un  siècle,  et  l'Angleterre  n'a  rien  épargné  pour 
que  l'édilice  fût  digne  des  trésors  qu'il  renfermait.  Il  forme  ainsi 
comme  la  transition,  il  tient  le  milieu  entre  ces  musées  tout  jeunes, 
tels  que  celui  de  South-Kensington ,  qui  sont  nés  de  l'industrie 
contemporaine  et  qu'elle  a  bâtis  en  fer,  comme  des  halles  ou  des 
gares,  et  ces  vieux  musées,  enfans  de  la  renaissance  italienne  ou 
française,  qui  sont  eux-mêmes  des  bâtimens  admirés,  des  modèles 
de  goût,  la  représentation  attachante  et  sincère  d'une  époque  pas- 
sionnée pour  les  arts,  d'un  génie  original.  Ce  n'est  point  le  Vatican, 
les  Olïices  ou  le  palais  Piiti,  ni  le  Louvre;  il  n'a  point,  comme  ces 
glorieux  édilices,  cette  beauté  architecturale  et,  si  l'on  peut  ainsi 
parler,  ce  caractère  personnel  qui  n'appartiennent  qu'aux  œuvres 
de  peuples  et  de  siècles  privilégiés;  il  n'a  pas  ce  prestige  des  sou- 
venirs lointains  que  le  temps  seul  peut  donner,  comme  seul  il  fait 
croître  ces  grands  chênes  et  ces  ormes  puissans  qui  font  le  charme 


522  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  la  campagne  anglaise.  Ce  n'est  pourtant  pas,  comme  le  musée  de 
Souih-Keiisington,  un  nouveau-né  qui  a  grandi  trop  vite,  un  parvenu 
qui  s'est  mis  dans  ses  meubles  en  jetant  l'argent  par  les  fenêtres, 
en  aclietani  sans  compter  tout  ce  qu'il  trouvait  sur  le  marché. 

Par  l'esprit  dont  étaient  animés  les  créateurs  des  collections  d'où 
est  sorti  le  Musée-Biiiannique,  celui-ci  relève  d'une  double  tra- 
dition. C'est  d'une  part  ce  grand  mouvement  de  recherches  sur 
l'histou-e  et  les  antiquités  nationales  qui  commence  en  Angleterre 
vers  la  fin  du  xvr siècle,  et  qui  ne  fut  pas  étranger  aux  révo' niions 
politiques  du  xvir;  c'est  d'autre  part  cet  élan  de  curiosité  scienti- 
fique dont  Bacon  a  donné  le  signal,  et  qui  bientôt  s'est  poursuivi  si 
brillamment  avec  les  Locke  et  les  Newton,  avec  les  premiers  mem- 
bres de  la  Société  i^oyale;  mais  l'œuvre  commencée  avec  tant  d'ar- 
deur par  quelques  homines  éminens  fut  ensuite  entravée  par  bien 
des  défaillances  et  des  langueurs.  Le  germe  fécond  qu'ils  avaient 
confié  au  sol  est  resté  longtemps  comme  endormi  et  presque  sté- 
rile. Le  musée  a  été  fondé  une  seconde  fois,  vers  le  commencement 
de  notre  siècle,  par  l'importance  qu'y  ont  prise  en  quelques  années 
les  monumens  des  civilisations  antiques.  Alors,  grâce  aux  sacrifices 
généreusement  consentis  par  les  représentans  de  la  nation,  ce  grand 
dépôt  s'est  enrichi  et  augmenté  avec  une  rapidité  qui  s'explique 
par  l'opulence  du  peuple  anglais  et  par  le  point  d'honneur  qu'il  s'est 
fait  de  ne  se  laisser  dépasser  par  personne  dans  cette  voie;  alors  a 
été  bâti  l'édilici^  actuel.  Dans  ce  sens,  le  Musée-Biiiannique,  comme 
les  musées  de  Berlin  et  de  Munich,  date  du  xix''  siècle;  il  est  le  fils 
de  celte  seconde  renaissance  dont  la  flamme  a  jailli  vers  la  fin  du 
siècle  dernier  sur  plusieurs  points  de  l' Europe  à  la  fois,  et  que  ca- 
ractérisent les  progrès  de  la  critique  et  la  prédominance  de  la  mé- 
thode historique.  Par  les  chefs-d'œuvre  de  l'art  attique  jusqu'alors 
inconnus  qu'il  a  offerts  dès  1816  aux  yeux  soudainenjent  éblouis 
des  archéologues  et  des  artistes,  il  niarque  une  époque  qui  a  son  im- 
portance dans  l'histoire  de  l'esprit  humain  :  c'est  le  niotnent  où  le 
monde  iiioderne  s'aperçoit  que  jusqu'alors  l'Italie  lui  avait  masqué 
et  caché  la  Grèce.  Derrière  les  lettres  et  les  arts  de  Rome,  littéra- 
ture d'imitation,  arts  de  décadence,  on  a  tout  d'un  coup  vu  repa- 
raître le  pur  ^énie  de  la  Grèce,  cette  mère  de  l'épopée,  de  l'ode  et 
du  drame,  de  l'éloquence  politique,  de  l'hl-stoire  et  de  la  philoso- 
phie, de  la  Grèce,  (jui  dans  le  domaine  de  la  plastique  a  découvert 
ou  du  moins  combiné  ei  fixé  dans  leurs  plus  heureuses  proportions 
les  plus  belles  formes  architecturales,  et  donné  de  la  figure  hu- 
maine l'interpréiaiion  la  plus  fidèle  et  en  même  temps  la  plus  noble 
qui  en  ail  jamais  été  présentée.  C'était  comme  si,  dans  ce  loiutain 
du  passé, 


LE   MUSEE-KRITANNIQUE.  523 

Dans  ces  grands  horizons  pleins  de  rayonnemens, 

que  le  regard  de  l'historien  interroge  et  sonde  pour  y  retrouver  les 
traits  et  la  physionomie  des  grands  peuples  d'autrefois,  on  voyait 
soudain  se  dresser,  par-delà  les  sept  collines  couvertes  de  leurs 
énormes  et  pompeux  édifices,  de  leurs  thermes  et  de  leurs  amphi- 
théâtres, l'acropole  d'Athènes  vue  de  la  plaine  au  moment  où  le  so- 
leil couchant  en  caresse  amoureusement  les  marbres  et  teint  d'un 
rose  tendre  la  façade  des  Propylées,  le  fronton  occidental  du  Par- 
thénon  et  la  tribune  des  Caryatides. 

I. 

Il  importe  de  montrer  comment  il  se  fait  que  le  Musée-Britannique 
réunisse  encore  aujourd'hui  des  collections  qui  partout  ailleurs  se 
sont  formées  et  développées  séparément;  il  importe  aussi  d'expli- 
quer par  suiie  de  quelles  circonstances  le  musée,  traité  d'abord  avec 
indifférence  par  la  couronne,  le  parlement  et  la  nation  ,  a  fini  par 
s'imposer  à  leur  attention  et  à  leur  intérêt.  Ce  qu'est  aujourd'hui  ce 
grand  établissement,  dont  aucun  Anglais  ne  parle  sans  un  légitime 
orgueil,  on  ne  saurait  le  comprendre,  si  l'on  n'en  esquisse  rapide- 
ment l'histoire.  Pour  bien  rendre  compte  de  ces  apparentes  singu- 
larités, l'historien  ne  doit  même  pas  s'arrêter  à  ce  que  les  Anglais 
appellent  l'acte  d'incorporation,  c'est-à-dire  à  la  prise  de  posses- 
sion par  l'état  et  à  la  charte  de  fondation;  il  lui  faut  remonter, 
comme  on  aime  à  le  faire  aujourd'hui  pour  les  hommes  célèbres 
dont  on  écrit  la  biographie,  jusqu'au-delà  du  jour  de  naissance  offi- 
ciel, jusque  dans  la  période  de  gestation  (1). 

Les  écrivains  anglais  sont  les  premiers  à  le  remarquer  :  le  Mu- 
sée-Britannique ne  doit  pour  ainsi  dire  rien  aux  princes  qui  se  sont 
succédé,  dans  ces  derniers  siècles,  sur  le  trône  de  la  Grande-Bre- 
tagne. Il  en  est  tout  autrement  en  France;  dès  la  fin  du  xiv®  siècle, 
Chai  les  Y  forme  cette  librairie  du  Louvre  qui  est  devenue  avec  le 
temps  la  Bibliothèque  royale;  plus  tard,  Valois  et  Bourbons  achètent 

(I)  C'e-t  au  livre  de  M.  Edward  Edwards,  Lives  of  tlie  fouwlers  of  the  Brilish  J/u- 
seum,  que  sont  empruntés  la  plupart  des  détails  q  li  suivent.  L'ouvrage  est  écrit  avec 
quelque  afîertation;  il  n'est  pas  très  bien  composé,  et  contient  bitu  des  faits  et  des 
discussions  qui  ne  se  rattachent  que  de  loin  au  sujet;  mais  co  n'en  est  pas  moins  un 
précieux  répertoire  de  renseignemens  presque  toujours  puisés  à  dn  bonnes  sources  st 
dont  beaucoup  ne  se  trouvent  nulle  part  ailleurs.  Tous  l'^s  ouvriers  de  la  première  et 
de  la  dernière  heure  qui  ont  apporté  leur  pierre  à  l'édifice,  l'auteur  en  parle  avec  un 
affci  tueux  respect  auquel  le  lecteur  s'associe  volontiers.  Le  patrioti>;me  est  d'ailleur» 
ici  exempt  de  prt^jugés;  M.  E'Iwards  sait  bien  ce  qui  a  été  fait  sur  le  continent  dans 
l'intérêt  des  sciences  et  des  arts,  il  l'indique  avec  discernement  et  convenance. 


52/i  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

en  Italie  ces  chefs-d'œuvre  de  la  peinture  moderne  et  de  la  sculp- 
ture antique  qui  sont  aujourd'hui  l'honneur  de  nos  galeries  natio- 
nales après  avoir  jadis  décoré  les  palais  de  nos  souverains.  Un  Fran- 
çois l*"'"  ne  se  contente  pas  de  faire  travailler  pour  lui,  c'est-à-dire 
pour  la  France,  les  plus  grands  artistes  de  son  temps,  les  Raphaël, 
les  André  del  Sarto,  les  Benvenuto  Cellini;  il  envoie  jusqu'en  Orient 
des  savans  chargés  de  lui  rapporter  des  marbres ,  des  pierres  gra- 
vées, des  médailles,  des  plantes  rares,  et  Louis  XIV,  dans  le  cours 
du  siècle  suivant,  reprend  avec  plus  d'éclat  encore  toutes  ces  tra- 
ditions des  Valois.  Commandes  aux  peintres  et  aux  sculpteurs, 
achats  de  manuscrits  et  de  livres,  missions  scientifiques  se  pour- 
suivent et  se  répètent,  depuis  le  xvi*  siècle  jusqu'à  nos  jours,  par 
les  ordres  des  rois  ou  de  leurs  principaux  ministres ,  au  nom  de  la 
couronne,  mais  dans  l'intérêt  du  pays  ;  les  artistes  ont  sous  les  yeux 
d'admirables  modèles,  les  érudits  trouvent  dans  ces  riches  collec- 
tions des  matériaux  qu'ils  s'exercent  à  classer  et  à  mettre  en  œuvre. 
La  France  moderne,  depuis  la  révolution,  a  rattaché  l'un  à  l'autre, 
par  le  lien  d'une  administration  commune,  tous  ces  grands  dépôts 
de  la  science  et  de  l'art,  elle  en  a  fait  l'inaliénable  propriété  de  la 
nation;  mais,  —  on  ne  saurait  l'oublier,  —  les  cadres  en  ont  été 
préparés,  et  les  plus  précieux  peut-être  des  objets  qu'ils  renfer- 
ment ont  été  recueillis  par  l'intelligente  et  libérale  initiative  de  la 
royauté  française,  dans  un  temps  où  l'on  pouvait  acquérir  à  prix 
d'argent  ce  qui  n'a  plus  de  prix  aujourd'hui,  ce  qui  ne  sortira  plus 
des  grandes  collections  nationales.  Si  Raphaël  n'avait  pas  peint  tout 
exprès  pour  François  I""  la  Sainte  Fmnille  du  Louvre,  pourrions- 
nous  espérer,  avec  toutes  les  ressources  de  notre  budget,  acquérir 
jamais  une  telle  merveille? 

Rien  de  semblable  en  Angleterre,  au  moins  jusqu'à  la  fin  du  der- 
nier siècle,  jusqu'au  règne  de  George  III.  Parmi  les  Tudors  et  les 
Stuarts,  il  y  eut  des  princes  remarquables  à  divers  titres;  mais  ils 
furent  tous  tellement  absorbés  par  la  politique,  par  la  révolution 
religieuse  qu'ils  provoquèrent  ou  qu'ils  combattirent,  par  leurs 
luttes  contre  les  parlemens,  qu'ils  n'eurent  point  le  loisir  de  recher- 
cher ces  jouissances  délicates.  Dans  la  longue  série  de  ces  princes, 
on  n'en  compte  qu'un  seul  chez  qui  les  contemporains  aient  signalé 
ces  goûts  et  ces  curiosités,  et  encore  n'a-t-il  point  régné  :  c'est 
Henry,  prince  de  Galles,  fils  aîné  de  Jacques  I".  Ce  jeune  homme, 
qui  mourut  à  dix-huit  ans,  avait  donné  de  lui  la  plus  haute  idée  à 
tous  ceux  qui  l'approchaient;  on  s'est  souvent  demandé  quel  cours 
auraient  pris  les  alfaires  de  l'Angleterre  et  ce  qui  aurait  été  changé 
dans  son  histoire,  si  Henry  eût  vécu,  s'il  avait  occupé  le  trône  à  la 
place  de  Charles  P'".  Quoi  qu'il  en  soit,  Henry  avait  la  passion  des 


LE   MUSÉE-BRITANNIQUE.  525 

livres;  dans  sa  courte  vie,  par  de  larges  et  judicieuses  acquisitions, 
il  augmenta  singulièrement  la  vieille  bibliothèque  privée  des  rois 
d'Angleterre.  Quant  aux  princes  de  la  maison  de  Hanovre,  on  sait 
combien  ils  avaient  l'esprit  épais  et  fermé.  Ils  ont  eu  l'honneur  de 
fournir  aux  partisans  de  la  monarchie  constitutionnelle  un  thème 
très  précieux;  on  a  insisté  sur  leur  médiocrité,  leur  ignorance,  leur 
égoïsme,  leurs  vices  grossiers,  et  on  en  a  rapproché  la  prospérité 
dont  l'Angleterre  a  joui  depuis  la  mort  de  la  reine  Anne,  et  les 
grandes  choses  qu'elle  a  faites  pendant  cette  période.  Nous  n'avons 
point  à  discuter  ici  l'argument;  ce  qui  est  certain,  c'est  que  de  pa- 
reils souverains  n'avaient  pas  l'intelligence  assez  cultivée,  assez  fine, 
assez  ouverte,  pour  s'éprendre  de  ce  noble  luxe  et  pour  songer  à 
doter  leur  patrie  adoptive  du  superflu^  chose  si  nécessaire.  Seul  de 
toute  sa  race,  le  malheureux  George  III,  avant  que  la  folie  ne  fût 
venue  obscurcir  et  troubler  sa  pensée,  avait  fait  preuve  sinon  d'une 
haute  portée  d'esprit  et  d'une  grande  distinction,  tout  au  moins 
d'une  curiosité  assez  éclairée  et  d'une  réelle  bonne  volonté;  il  s'in- 
téressait aux  voyages  et  aux  découvertes  des  grands  navigateurs 
conteM)porains  ;  il  aimait,  il  respectait  les  livres,  et  même  il  les  ou- 
vrait et  les  lisait  quelquefois. 

Quant  au  parlement,  il  ne  se  montra,  pendant  toute  cette  pé- 
riode, guère  plus  sensible  aux  avantages  à  retirer  de  la  fondation 
des  bibliothèques  et  des  musées.  Les  hommes  d'état  qui  le  dirigè- 
rent pendant  tout  le  xvii«  siècle  eurent  une  autre  tâche  à  remplir;  ii 
leur  fallut,  à  travers  toute  sorte  de  vicissitudes  et  de  dangers,  lutter 
contre  la  prérogative  royale,  faire  triompher  la  liberté  politique  et 
religieuse.  Leurs  successeurs,  au  siècle  suivant,  ne  furent  pas  moins 
occupés;  ils  eurent  à  fonder  la  succession  protestante  et  à  fournir 
aux  dépenses  de  toutes  ces  grandes  guéries  que  l'Angleterre  soutint 
en  Europe  et  en  Amérique,  dans  l'Inde,  en  Egypte  et  sur  toutes 
les  mers,  depuis  les  dernières  années  de  Louis  XIV  jusqu'à  la  chute 
de  Napoléon.  Parmi  les  efforts  et  les  anxiétés  de  pareilles  luttes,  ils 
sont  excusables  d'avoir  négligé  les  intérêts  de  la  science  et  de  l'art; 
personne  en  Atigleterre  ne  les  accusera  d'avoir  perdu  leur  temps. 

N'est-il  pas  naturel  d'ailleurs  que  ces  curiosités  et  ces  goûts  ne 
se  soit^nt  répandus  en  Angleterre  que  bien  après  être  devenus  très 
communs  sur  le  continent?  Ces  bibliothèques,  ces  musées  qui  jouent 
un  si  grand  rôle  dans  la  vie  intellectuelle  des  peuples  modernes, 
c'est  le  génie  de  la  renaissance  qui  les  a  fondés;  or,  dans  sa  période 
héroïque,  la  renaissance  fut  surtout  italienne  et  française.  C'est  à 
Florence  et  à  Rome  qu'après  bien  des  siècles  où  ce  culte  n'avait 
plus  eu  d'autels  on  vit  renaître  cette  adoration  émue  de  la  beauté, 
ce  sentiment  exquis  de  la  forme  vivante,  qui  avait  été  l'honneur  et 


526  REVUE   DES    DEDX    MONDES. 

la  joie  de  la  Grèce.  Grâce  aux  fréquentes  expéditions  de  nos  rois 
au-delà  des  Alpes,  la  France  des  Valois  s'initia  bien  vite  à  cette  re- 
ligion de  l'art,  et  bien  des  âmes  s'y  éprirent  d'un  enthousiasme 
sincère  pour  les  chefs-d'œuvre  retrouvés  des  anciens  ou  pour  ceux 
des  modernes  leurs  émules.  Il  en  fut  de  même  pour  les  livres,  qui 
mettaient  à  la  portée  de  tous  ces  textes  antiques  où  la  pensée  des 
grands  peuples  d'autrefois  s'exprimait  encijre  plus  claireuient  que 
dans  les  ouvrages  de  la  plastique.  Proches  parentes  et  proches  voi- 
sines, l'Italie  et  la  France  ont  cultivé  presque  avec  la  même  ardeur 
mêmes  goûts  et  mêmes  études;  sous  une  même  inHueiice,  biblio- 
thèques et  musées  se  multiplièrent  dans  les  deux  |)ays;  ;après  avoir 
fait  l'orgueil  des  seigneurs  et  des  petits  piMnces,  ils  !^e  changèrent, 
à  mesure  que  s'éteignirent  les  dynasties  locales,  en  grandes  collec- 
tions d'état,  chères  au  peuple  qui  en  jouissait,  célèbres  dans  toute 
l'Europe,  rendez-vous  des  curieux  et  des  savans. 

L'Angleterre  ne  se  trouvait  pas  dans  les  mêmes  conditions.  Elle 
était  bien  loin  de  cette  Italie  où  l'antiquité  s'était  soudain  déga- 
gée de  son  linceul,  où  les  marbres  vivans  étaient  partout  sortis 
de  terre,  comme  les  fleurs  au  printemps,  pour  réveiller  l'art  en- 
dormi. Les  luttes  religieuses  et  l'esprit  sectaire,  tout  en  trempant 
les  âmes  et  en  les  préparant  à  la  conrjuê'e  de  la  bhrné  politique, 
contribuèrent  encore  à  isoler  l'Angleierre;  plus  tard,  les  longues 
guerres  contre  la  France  eurent  un  ellét  analogue.  Aujourd'hui  l'An- 
gleterre est  en  paix  avec  tout  le  coniinent  et  l'on  va  et»  dix  heures 
de  Londres  à  Paris;  aussi,  quand  il  fait  beau,  seiaii-on  tenté  de 
prendre  le  détroit  pour  une  rivière  un  peu  plus  laii^e  que  les  au- 
tres. Craignons  que  le  chemin  de  fer  et  le  bateau  à  vap^■ur  ne  faus- 
sent nos  appréciations  historiques.  Jadis  l'Angletei  re  eiaii  bien  une 
île,  et  le  vers  de  Virgile  gardait  tout  sou  sens;  on  pouvait  parler 
des  Bretons  que  la  mer  séparait  de  iunt  le  reste  du.  ntunde, 

Penitus  toto  divisos  orbe  Britannos. 

Traverser  la  Manche  était  toujours  chose  hasardeuse;  en  temps 
de  guerre,  on  tombait  aux  mains  des  croiseurs  ennemis;  en  temps 
de  paix,  on  était  à  la  merci  d'une  bourrasque.  l!n  vo\age  sur  le 
continent  comportait  de  grands  risques  et  coûtait  tp's  cher;  il  n'é- 
tait à  la  portée  que  d'un  petit  nombre  de  [)ri\iU\i;iés;  il  restait  un 
luxe  trop  rare  pour  que  se  répandissent  dans  le  j^rns  de  la  nation 
des  goûts  qui  étaient  ailleurs  bien  moins  rai-es  et  plus  encouragés. 
En  dehors  des  questions  d'alfaires  et  de  politiipie,  l'opinioi)  en  An- 
gleterre n'était  guère  suscejvtible  de  se  passiimnei-  'pie  pour  tout  ce 
qui  touchait  à  l'interprétation  de  la  iJihle  et  à  sor^i  autoriié. 

Le  rôle  qui,  dans  l'Europe  méridionale,  avait  appartenu  aux 


LE    MUSÉE-BRITANKIQUE.  527 

princes,  S'^condôs  par  les  classes  suipérkures,  ce  rôle  que  ne  ré- 
clamèrent en  Angleterre  ni  la  couronne  ni  le  parlement,  de  simjjles 
particuliers  s'en  emparèrent  et  le  remplirent  avec  honneur.  C'est  là 
un  des  pliéiioiiièiies  qui  caractérisent  l'Angleterre  :  pas  de  pays  oii 
l'état  ait  plus  laissé  à  faire  aux  individus,  et  oii  ceux-ci  aient  a/C- 
cepté  plus  volontiers  et  plus  brillamment  exercé  certaines  attri- 
butions ailleurs  réservées  aiux  pouvoirs  publics.  Le  Musée-Iiritan- 
nique  a  dû  sa  naissance  à  des  pensées  et  à  des  libéralités  privées,  à 
la  curiosité  persévérante  de  queicjues  collectionneurs  passionnés,  à 
leur  amour  de  la  science  et  à  leur  patriotisme. 

Le  pn  mier  en  date,  sur  cette  liste  des  bienfaiteurs  de  l'Angle- 
terre, c'est  sir  Robert  Cotlon,  né  en  1570.  On  ne  saurait  ici,  comme 
les  écrivains  anglais,  entrer  dans  de  longs  détails  sur  sa  généalogie 
et  sur  sa  vie  politique.  Il  suffira  d'indiquer  que  par  les  femmes  il 
descendait  de  Robert  Bruce,  le  célèbre  libérateur  de  l'Ecosse,  d'où 
la  signature  Ho.  Cation  Bruceus,  qu'on  lit  encore  sur  les  livres  pro- 
venant de  sa  bibliothè(|ue.  Quant  à  la  part  prise  par  lui  sous  trois 
règnes  aux  all'aires  [publiques,  c'est  assez  de  rappeler  que,  sans 
être  arrivé  ni  même  avoir  jamais  aspiré  à  figurer  en  première  ligne 
dans  les  luttes  parlementaires,  ce  personnage,  membre  influent  de 
la  chambre  des  conimunes  perdant  de  longues  années,  fut  étioi- 
tement  ntêlé  à  toutes  les  graves  questions  qui  s'agitèi^ent  de  son, 
vivant.  Esprit  avisé  et  judicieux  plutôt  que  brillant,  souvent  con- 
sulté [)ar  É  isabeih  et  Jacques  l"' comme  l'un  des  homtnes  qui  con- 
naissaient le  mieux  l'histoire  et  le  droit  public  de  l'Angleterre,  il 
finit  par  être  jeté  malgré  lui  dans  l'opposition  par  les  velléités  des- 
potiques de  Charles  l''''.  D'ailleurs,  dans  la  faveur  comme  dans  la 
disgrâce,  il  n'rtaii  pas  de  ceux  à  qui  suffisent  la  politique  et  les 
perspectives  qu't-lle  ouvre  à  l'ambition.  Au  sortir  de  Canabriiige,  il 
s'était  lié  avec  quelques  hommes  distingués  que  commençaient  à, 
préoccu[)er  les  antiquités  nationales.  Le  doyen  et  le  maître  de  ee 
groupe,  c'était  Ciinden,  l'illustre  auteur  de  la  Brifaiinia.  Associé 
aux  recherches  de  Caniden,  ayant  visité  avec  lui  plusieurs  p'ovinces 
de  l'Angleterre,  (yoiiim  [»rolita  de  ces  voyages  pour  réunir  un  grand 
nombre  de  livres  et  surtout  de  pièces  manuscrites,  cariulaires, 
chartes,  poudlés.  d  »cuniens  de  toute  espèce  ayant  trait  à  l'histoire 
du  pays;  il'  ne  n  {^digea  pas  noM  plus  les  médailles.  A  ces  acquisi- 
tions il  eiiq)Ioja  la  m  rlleure  part  d'une  fortune  considérable  [jour 
le  tenq)s.  Ce  qu'd  ne  pouvait  acheter,  il  le  dut  souvent  soit  à  son 
propre  crédit  d'hoinme  politique,  soit  à  la  complaisance  de  ses 
amis  et  de  ses  nombreux  correspondans.  Aucun  souverain  anglais 
n'avait  encore  coin|)iis  liinjjortance  des  papiers  d'état;  il  n'existait 
point  d'archives  royales.  Cotton  put  donc,  sans  choquer  le  prince. 


528  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

réunir  dans  sa  galerie  une  foule  de  documens  qui,  de  nos  jours, 
seraient  regardés  comme  propriété  publique.  Est-il  vrai  qu'il  se  soit 
parfois  approprié  des  documens  sur  lesquels  il  n'avait  d'autre  droit 
que  sa  passion?  Ne  lui  arriva- t-il  point  d'emprunter  et  de  ne  ja- 
mais rendre?  On  l'en  a  beaucoup  accusé;  mais  sied-il  de  se  mettre 
à  ce  propos  en  grands  frais  d'indignation?  Un  tribunal  aurait  peut- 
être  à  condamner  Gotton,  ne  fût-ce  qu'à  restitution;  mais  de  tous 
les  historiens  qui  ont  consulté  au  musée  les  riches  recueils  formés 
par  ses  soins,  pas  un  qui  ne  protestât,  au  moins  tout  bas,  contre 
l'arrêt.  Il  convient  en  tout  cas  de  réclamer  le  bénéfice  des  circon- 
stances atténuantes.  C'est  grâce  à  ces  larcins,  selon  toute  appa- 
rence, qu'ont  été  sauvées  les  pièces  ainsi  détournées.  Gotton  était 
d'ailleurs  bien  connu;  il  ne  pouvait  se  résoudre  à  se  séparer  d'un 
manuscrit  curieux.  C'était  aux  prêteurs  h  prendre  leurs   précau- 
tions. ((  Ne  nous  induisez  pas  en  tentation,  »  dit  à  Dieu  le  chrétien 
dans  l'oraison  dominicale;  or  prêter  un  objet  rare  à  un  collection- 
neur, c'est  soumettre  le  malheureux  à  une  épreuve  vraiment  au- 
dessus  des  forces  humaines.  Tant  pis  pour  l'imprudent  qui  tente 
ainsi  son  prochain! 

La  bibliothèque  de  Gotton  était  donc  devenue  le  dépôt  le  plus 
riche  et  le  mieux  classé  de  pièces  ayant  trait  au  passé  de  l'Angle- 
terre; c'étaient  comme  des  archives  publiques  appartenant  à  un 
particulier.  Les  grands  seigneurs  y  faisaient  des  recherches  pour 
établir  leur  généalogie;  s'agissait-il  de  quelque  dispute   de  pré- 
séance ou  de  quelque  conflit  entre  des  autorités  rivales,   c'était  à 
Gotton  que  l'on  allait  demander  des  précédons  historiques.   Plus 
d'une  fois  la  couronne  et  ses  ministres  sollicitèrent  ainsi  de  Gotton 
des  avis  motivés  sur  des  questions  de  droit  international.  Ge  fut  là, 
pendant  longtemps,  la  source  de  vives  jouissances  pour  l'heureux 
propriétaire  de  ces  trésors;  mais  ce  fut  aussi  la  cause  des  chagrins 
qui  attristèrent  ses  derniers  jours.  Le  moment  était  venu  où  le 
parlement  entreprenait  de  resserrer  dans  de  plus  étroites  limites  la 
puissance  royale;  les  Stuarts  n'avaient  pas,  pour  s'imposer  au  pays, 
le  prestige  et  l'énergique  ascendant  d'un  Henry  YIII  ou  d'une  Eli- 
sabeth. Dans  la  lutte  obstinée  qui  s'engagea  bientôt  après  l'avéne- 
ment  de  Charles  P'",  les  chefs  de  l'opposition  se  placèrent  sur  le 
terrain  de  ce  que  nous  appelons  le  droit  historique.  Or  les  princi- 
paux de  ces  personnages,  Elliot,  Rudyard,  Pym,  étaient  intimement 
liés  avec  Gotton,  et  celui-ci  connaissait  trop  bien  l'histoire  de  son 
pays  pour  n'être  pas  fermement  convaincu  qu'elle  déposait  tout  en- 
tière en  faveur  du  droit  imprescriptible  que  réclamait  le  peuple 
anglais  de  ne  payer  d'impôts  que  ceux  qui  auraient  été  librement 
votés  par  ses  représentans.  Il  ne  prit  point  lui-même  une  part  très 


LE    MUSÉE -BRITANNIQUE.  529 

active  aux  débats  parlementaires,  il  était  surtout  homme  de  cabi- 
net; mais  il  ne  se  fit -point  faute  de  fournir  des  argumens  et  des 
faits  à  ces  juristes  opiniâtres  qui  ne  marchaient  que  preuves  en 
main.  Un  des  plus  célèbres  discours  d'EUiot,  prononcé  en  1625, 
passe  pour  avoir  été  préparé  par  Gotton.  Aux  yeux  de  la  cour,  cette 
bibliothèque  était  comme  l'arsenal  où  tous  les  ennemis  du  roi  ve- 
naient chercher  et  fourbir  leurs  armes.  De  là  de  grandes  colères, 
qui  se  traduisirent  d'abord  par  de  publics  affronts  infligés  à  l'a- 
mour-propre  de  Gotton;  mais  un  coup  plus  cruel  était  réservé  au 
vieillaid.  En  1629,  sous  un  prétexte  dont  ceux  même  qui  s'en  pré- 
valaient ne  pouvaient  guère  être  dupes,  le  roi  fit  apposer  les  scellés 
sur  la  bibliothèque  de  sir  Robert  Gotton,  et  le  cita,  avec  trois 
grands  seigneurs  du  parti  libéral,  devant  la  chambre  étoilée.  Le 
procès  ne  pouvait  aboutir;  il  était  facile  à  l'accusé  de  prouver 
qu'il  n*(^tait  pour  rien  dans  le  pamphlet  dont  la  paternité  lui  était 
attribuée,  ou  qu'on  lui  reprochait  d'avoir  tout  au  moins  reproduit  et 
fait  circuler;  mais  pour  un  homme  de  son  âge,  —  il  allait  avoir 
soixante  ans,  —  c'était  la  plus  dure  de  toutes  les  privations  que  de 
se  voir  chassé  de  cette  bibliothèque  où  il  vivait  depuis  tant  d'années, 
où  il  passait  ses  jours  et  une  partie  de  ses  nuits.  Comme  par  déri- 
sion, on  lui  permettait  de  se  la  faire  ouvrir,  s'il  avait  besoin  d'y 
chercher  des  pièces  pour  sa  défense,  par  un  secréiaire  du  conseil 
privé  qui  devait  en  garder  les  clés;  mais  ces  visites  rapides,  sous 
l'œil  jaloux  d'wn  surveillant,  étaient  moins  une  consolation  qu'un 
surcroît  d'amertume.  Près  de  deux  ans  se  passèrent  ainsi  :  la  pous- 
sière s'amassait  sur  les  rayons  des  douze  grandes  armoires  dont 
chacune,  surmontée  par  le  buste  d'un  empereur  romain,  était  dési- 
gnée dans  le  catalogue  par  le  nom  du  césar  qui  la  décorait;  faute 
d'air  et  de  lumière  dans  les  galeries  fermées,  les  manuscrits  souf- 
fraient de  l'humidité  et  les  tranches  des  livres  les  plus  rares  et  les 
plus  aimés  se  piquaient  et  jaunissaient.  Eu  vain,  pour  obtenir  que 
le  libre  accès  de  son  trésor  lui  fût  rendu,  le  malheureux  adressa- 
t-il  au  roi  les  plus  humbles  suppliques,  en  vain  plusieurs  des  mi- 
nistres s*eniremirent-ils  en  sa  faveur.  Charles  avait  été  blessé  dans 
son  orgueil  :  au  bout  de  quel  jues  mois,  il  leva  les  arrêts  d'abord 
infligés  à  Gotton  et  à  ses  coaccusés;  mais  les  livres  et  les  manu- 
scrits restaient  toujours  captifs.  Les  amis  du  vieillard  le  voyaient 
avec  douleur  changer  à  vue  d'œil;  a  ses  traits,  écrit  un  de  ses  com- 
pagnons d'étude,  Symond  d'Eves,  étaient  devenus  d'une  sombre 
pâleur;  on  eût  dit  la  face  d'un  mort.  »  —  «  Cette  affaire  me  tue,  » 
répondait-il  à  ceux  qui  tentaient  de  le  consoler.  Sa  faiblesse  aug- 
menta peu  à  peu;  il  prit  le  lit.  Prévenu  de  la  ijravité  du  mal,  le  roi 
se  laissa  arracher  la  permission  de  rouvrir  la  bibliothèque;  on  en 
TOHB  XII.  —  1875.  34 


530  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

prévint  en  toute  hâte  I^e  mourant.  «  Vous  venez  trop  tard,  dit-il 
au  messager,  mon  cœur  est  brisé.  »  Quelques  jours  après,  le  6  mai 
1C31,  il  expirait. 

La  passion  de  celui  que  Ta  mort  venait  de  frapper  n'avait  rien  eu 
de  puéril  ni  d'égoïste.  Ce  qu'il  avait  recherché  pendant  près  de 
quarante  ans,  ce  n'était  point  ces  raretés  qui  font  la  joie  des  biblio- 
manes,  c'était  ce  qui  pouvait  le  mieux  instruire  ses  concitoyens  de 
ce  qu'ils  étaient  le  plus  intéressés  à  savoir.  Tous  ces  documens 
qu'il  avait  réunis,  c'était  l'histoire  authentique  de  l'Angleterre;  c'é- 
tait donc  en  même  temps  comme  le  dossier  du  grand  procès  que 
l'Angleterre  soutenait  contre  ses  rois,  c'était  les  litres  retrouvés  de 
la  nation. 

La  bibliothèque  de  sir  Robert  Cotton,  par  son  caractère  histo- 
rique et  national  comme  par  la  libéralité  qui  l'ouvrait  à  toutes  les 
recherches,  avait  été  déjà  comme  une  sorte  de  bibliothèque  pa- 
blique  placée  dans  la  capitale  de  l'Angleterre.  Le  fils  du  fondateur, 
sir  Thomas,  au  milieu  de  la  guerre  civile  qui  menaça  son  repos  et 
le  mit  paifois  en  danger,  réussit  pourtant  à  la  conserver  intacte.  Il 
fit  plus  :  une  fois  la  paix  rPtablie,  if  l'entretint  et  l'augmenta.  Le 
troisième  héritier  du  titre  et  des  biens  de  la  famille,  peut-être 
embarrassé  d'une  collection  qui  tenait  beaucoup  de  place  et  de- 
mandait beaucoup  de  soin,  se  résolut  à  en  faire  don  au  pays.  Ce 
don  fut  accepté  par  acte  du  parlement,  en  1700,  sous  les  clauses 
et  dans  les  termes  qui  suivent  :  a  La  bibliothèque  cottonienne  sera 
conservée,  au  nom  de  la  famille,  pour  l'usage  et  l'avantage  du  pu- 
blic. Par  conséquent,  suivant  le  désir  diidii  sir  John  Cotton  et  à  sa 
requête,  ladite  maison  patrimoniale  et  aussi  ladite  bibliothèque, 
avec  les  lïionnaies,  médailles  et  autres  raretés  qui  s'y  rattachent, 
formera  une  fondation  per()éluelle  représentée  par  des  trustées  qui 
se  succéderont  sans  interruption.  » 

Nous  avons  conservé  ici  le  mot  anglais  trustée,  et  nous  l'emploie- 
rons souvent  dans  le  cours  de  ce  travail.  C'est  que,  pour  ce  mot, 
comme  pour  beaucoup  d'autres  termes  du  droit  anglais,  il  n'y  a 
point  d'équivalent  eu  français;  il  faudrait  se  contenter  d'à-peu- 
près,  tous  plus  ou  moins  inexacts,  he  trustée  anglais  est  un  fidéi- 
comnussaire,  propriétaire  ou  mandataire,  suivant  les  cas,  à  charge 
de  cor)S(Tver  et  de  rendre  sons  le  seul  contrôle  du  grand  chance- 
lier. Eu  Angleterre,  on  peut  faire  des  fondations  en  léguant  ou  en 
donnant  à  des  trustées.  En  France,  il  faut  léguer  ou  donner  à  un 
établissement  ayant  capacité  i)our  recevoir,  c'est-à-dire  reconnu 
par  le  gonvernetnent  connue  établissement  [)ublic  ou  d'utilité  pu- 
blicpie.  En  Angleterre  au  contraire,  par  la  simple  volonté  du  testa- 
teur, la  fondation  devient  une  personne  morale  qui  se  soutient  en 
quelque  soi  te  par  elle-même. 


LE   MUSÉE-BRITANNIQUE.  531 

Les  premiers  /n^^É-c*  désignés  par  Cotton  furent  quatre  mem- 
bres de  sa  famille,  plus  le  lord  chancelier,  le  président  de  la 
chambre  des  communes  et  le  lord  chicf  jui^lice  en  vertu  de  leur 
ofiTice.  Au  décès  de  l'un  des  fidéicoinniissaires  représentant  la  fa- 
mille {family  trustées)^  celui  qui  en  serait  alors  le  chef  désignerait 
un  successeur  parmi  ses  parens  ou  alliés. 

C'était  la  réalisation  d'une  pensée  déjà  ancienne.  Sous  Elisabeth, 
tout  un  groupe  d'hommes  distingués,  parmi  lesquels  figuraient 
Cotton  et  Camden,  avaient  demandé  à  la  reine  de  prêter  l'appui  de 
son  auguste  patronage  à  la  fondation  d'une  bibliothèque  nationale 
qui  aurait  surtout  pour  objet  de  réunir  et  de  conserver  les  princi- 
paux monumens  de  l'histoire  d'Angleterre.  Les  pétitionnaires  se 
chargeaient  des  démarches  et  frais  nécessaires;  ils  ne  demandaient 
à  la  couronne  que  son  concours  moral  et  le  droit  d'appréhender  en 
son  nom  dans  les  résidences  royales  les  documens  qui  s'y  trouve- 
raient. Elisabeth  semblait  digne  de  saisir  les  avantages  de  cette 
création;  mais  d'autres  soins  l'en  détournèrent;  le  projet  n'eut 
point  de  suite.  Cette  entre|)rise,  dont  l'honneur  avait  ainsi  échappé 
à  la  couronne,  un  particulier  l'avait  accomplie  avec  ses  propres  res- 
sources; un  des  héritiers  de  Cotton,  en  offrant  la  collection  à  l'An- 
gleterre, ne  fit  en  quelque  sorte  que  conduire  à  sa  conclusion  lo- 
gique la  pensée  de  son  aïeul.  C'est  bien  à  l'érudit  et  au  patriote,  à 
l'ami  de  Camden  et  de  Selden  comme  à  celui  de  Pym  et  d'Elliot, 
que  l'Angleterre  doit  la  première  bibliothèque  qu'un  acte  solennel 
ait  affectée  à  un  usage  public.  Les  manuscrits,  les  livres  imprimés 
qu'elle  contenait,  forment  encore  aujourd'hui,  dans  le  grand  dépôt 
national,  un  fonds  séparé  que  les  bibliophiles  ne  consultent  point 
sans  respect.  On  est  donc  en  droit  de  décerner  à  sir  Robert  Coi  ton, 
avec  M.  Ldwards,  le  litre  de  premier  fondateur  du  Musée-Biitan- 
nique.  S'il  n'a  pas  connu  le  nom,  il  a  donné  l'idée  et  l'exemple  de 
l'œuvre;  d'autres  vont  venir  qui  la  continueront  et  la  développeront. 

IL 

Le  parlement  avait  voté  5,500  livres  pour  l'achat  de  la  maison 
patrimoniale  des  Cotton,  à  Westminster,  afin,  dit  l'acte,  «  qu'il  soit 
possible  à  sa  majesté  de  faire  profiter  de  cette  précieuse  collection 
ses  pro,  res  sujets  et  les  savans  étrangers;  »  mais  le  moment  était 
mauvais.  Jamais  la  lutte  des  partis  n'avait  été  si  violente  en  Angle- 
terre et  n'avait  plus  occupé  tous  les  esprits  que  dans  ces  premières 
années  du  wif^  siècle.  La  malheureuse  collection,  laissée  pres(|u'à 
l'abandon,  fut  en  1712  transportée  à  Essex-honse,  dans  le  Strand, 
puis  en  1730  rapportée  à  Westminster  dans  Ashburnham-house.  Elle 


532  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

y  était  à  peine  depuis  quelques  mois  quand  elle  faillit  disparaître 
dans  un  incendie  :  il  fallut  jeter  en  toute  hâte  la  plupart  des  vo- 
lumes par  les  fenêtres.  Lorsqu'on  fit  ensuite  l'inventaire,  de  958  ma- 
nuscrits alors  portés  au  catalogue,  plus  de  100  étaient  «  perdus, 
brûlés  ou  entièrement  gâtés,  »  comme  le  dit  le  rapport  présenté 
aux  chambres;  un  bien  plus  grand  nombre  avait  plus  ou  moins 
souffert  du  feu.  Une  certaine  quantité  de  volumes  purent  être  dé- 
faits, réparés  et  reliés  à  nouveau  dans  un  bref  délai;  mais  beau- 
coup d'antres  étaient  restés  jusqu'à  nos  jours  dans  l'état  où  la 
flamme  les  avait  mis;  on  peut,  en  juger  par  un  de  ces  manuscrits 
qui  se  trouve  encore  aujourd'hui  exposé  au  Musée -Britannique. 
On  n'osait  toucher  à  ces  masses  de  parchemins  noircies,  froncées, 
crispées  par  la  flamme  ;  on  ^craignait  de  les  réduire  en  poussière 
en  y  mettant  le  doigt.  Il  y  avait  pourtant  là  des  trésors,  des  re- 
cueils de  pièces  que  les  historiens  ne  se  consolaient  pas  de  ne 
pouvoir  consulter.  Depuis  J82Zi,  on  s'est  donc  remis  à  l'œuvre; 
à  force  de  patience  et  de  soins,  MM.  Forshall  et  Madden,  qui  se 
sont  succédé  au  département  des  manuscrits,  ont  réussi  à  séparer 
et  à  fixer  les  feuillets  calcinés  ;  ils  ont  ainsi  pu  recomposer  près  de 
300  volumes  de  documens,  dont  beaucoup  étaient  regardés  comme 
perdus  sans  ressource  pour  la  science. 

Cet  accident  fit  accuser  de  négligence  le  célèbre  Bentley,  alors 
investi  du  titre  de  bibliothécaire,  mais  il  eut  un  heureux  contre- 
coup :  il  décida  un  officier  distingué,  le  major  Arthur  Edwards,  à 
léguer  la  somme  alors  très  considérable  de  7,000  livres  pour  la 
construction  d'un  édifice  spécial,  où  les  livres,  grâce  à  leur  isole- 
ment et  aux  précautions  prises,  se  trouveraient  mieux  protégés 
contre  de  pareilles  catastrophes.  Le  legs  était  grevé  de  rentes  via- 
gères qui  l'empêchaient  d'être  aussitôt  disponible;  on  ne  fit  donc 
rien.  Ce  qui  restait  de  la  bibliothèque  des  Gotton  resta  réuni,  dans 
Ashburnham-house,aux  livres  qui  appartenaient  à  la  couronne.  Mal- 
gré l'indifférence  des  princes  qui  s'étaient  succédé  sur  le  trône,  la  bi- 
bliothèque royale,  vers  le  commencement  du  xviir  siècle,  comprenait 
plus  de  12,000  volumes,  dont  beaticoup  de  raretés.  On  y  remarquait, 
parmi  les  manuscrits,  le  fameux  codex  ale.varidrùius,  un  des  plus 
anciens  textes  de  l'Écriture  sainte  qui  nous  soient  parvenus,  et  plu- 
sieurs vieilles  chroniques  anglaises,  transcrites  ou  composées  pour 
le  souverain  régnant,  le  groupe  des  romans  que  John  Talbot,  comte 
de  Shrewsbury,  avait  fait  recueillir  pour  Marguerite  d'Anjou,  et  la 
copie  autographe  du  Basilicon,  cette  étrange  composition  de  Jac- 
ques I",  où,  dans  la  pensée  du  royal  auteur,  son  fils  devait  ap- 
prendre son  métier  de  souverain.  Parmi  les  imprimés  se  trouvaient 
d'admirables  livres  offerts  en  divers  temps  aux  rois  de  la  maison  de 


LE    MUSÉE-BRITANNIQUE.  533 

Tudor,  entre  autres  une  superbe  série  d'ouvrages  sur  vélin ,  enri- 
chis d'enluminures,  provenant  des  presses  d'Antoine  Vérard,  de  Pa- 
ris, et  donnés  en  présent  à  Henry  VII.  Ceux  de  ces  volumes  qui  ne 
remontaient  pas  ainsi  à  des  règnes  antérieurs  avaient  été  acquis  par 
Henry,  le  fils  aîné  de  Jacques  1"',  pendant  cette  courte  vie  qui  laissa 
tant  de  regrets  et  d'espérances  déçues.  Bentley,  conservateur  tout 
ensemble  de  la  bibliothèque  royale  et  de  celle  de  Gotton  provisoi- 
rement réunies,  sentait  avec  sa  vive  intelligence  quel  parti  on  pou- 
vait d  'jà  tirer  de  ces  élémens  peu  hétérogènes  :  «  11  est  aisé  de  pré-    '' 
voir,  écrivait-il  vers  1730,  combien  la  gloire  de  notre  nation  serait 
relevée  par  la  création  d'une  bibliothèque  contenant  toute  sorte  de 
livres  et  librement  ouverte  à  tous  ceux  qui  voudraient  la  consul- 
ter. ))  Une  vingtaine  d'années  plus  tard,  deux  des  trustées  chargés 
de  veiller  sur  le  noble  héritage  légué  à  la  nation  par  la  famille 
Cotton  présentaient  au  parlement  une  pétition  qui  s'inspirait  à  peu 
près  des  mêmes  pensées  :  ils  remontraient  que  jusque-là,  pendant 
près  d'un  demi-siècle,  faute  d'un  bâtiment  convenable  et  d'une  de- 
meure fixe,  la  bibliothèque  était  restée  presque  inutile  au  public, 
qu'elle  avait  été  exposée,  par  plusieurs  dénrénagemens ,  à  toute 
sorte  de  dangers  et  qu'elle  avait  une  fois  couru  le  risque  d'être 
comphHement  détruite  par  le  feu  ;  ils  demandaient  que  l'on  com- 
mençât enfin  les  constructions  en  vue  desquelles  des  fonds  avaient 
été  laissés  par  le  major  Edwards,  a  Nous  sommes  pleinement  per- 
suadés, ajoutaient-ils,  qu'un  édifice  élevé  sur  un  plan  aussi  itnpo- 
sant  se  remplira  peu  à  peu  par  l'effet  des  libéralités  privées,  et 
qu'il  deviendra  bientôt  un  réservoir  commun  oîi  conserver  sans 
crainte  toute  espèce  de  curiosités,  tout  ce  qui,  dans  son  genre,  est 
exquis  et  rare.   De  plus,  une  institution  de  cette  sorte  affectée  à 
l'usage  du  monde  savant  sera  une  nouveauté  qui  fera  grand  hon- 
neur à  la  nation  ;  ce  sera  un  ornement  qui  manquait  depuis  long- 
temps à  cette  grande  cité  et  un  événement  qui  comptera  dans  l'his- 
toire de  notre  temps.  »  Les  pétitionnaires  avaient  un  juste  instmct 
de  l'avenir;  le  itioment  était  venu  oiî,  pour  former  ce  trésor  natio- 
nal qu'ils  devinaient  et  qu'ils  semblaient  entrevoir,  allaient  se  réu- 
nir des  collections  de  nature  et  d'origine  diverses,  fruit  des  goûts 
distingués  de  quelques  grands  seigneurs  ou  des  recherches  plus 
métbodiijues  de  quelques  savans. 

Malgré  son  importance,  la  collection  d'Ârundel  ne  nous  arrêtera 
pas;  c'est  seulement  en  1831  que,  par  suite  d'un  échange  conclu 
avec  la  Société  royale,  les  manuscrits  qu'elle  renfermait  sont  en- 
trés au  Musée-Britannique.  Quant  aux  marbres,  un  grand  nombre 
ont  été  égarés  ou  enfouis,  quelques-uns  même,  paraît-il,  changés 
en  rouleaux  pour  égaliser  ces  pelouses  anglaises  dont  le  court  et 


534  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

fin  gazon  fait  la  joie  des  joueurs  de  croc'ket;  d'autres,  en  passant 
par  les  mains  de  lord  Pomfret,  sont  arrivés  à  l'université  d'Oxford. 
Le  cabinet  de  camées  et  d'intailles  est  aujourd'hui  en  la  possession 
du  duc  de  Marlborovigh.  Le  Musée-Britannique  n'a  donc  hérité  que 
d'une  bien  faible  partie  des  objets  rassemblés  par  le  comte  d'Arum- 
del;  mais  le  nom  de  ce  personnage  n'en  méfite  pas  moins  d'être 
cité  à  côté  de  celui  de  sir  Robert  Gotlon.  C'étaient  presque  des 
contemporains;  le  comte,  né  en  1578,  avait  quelques  années  de 
moins.  Tous  les  deux  tirèrent  de  leur  rang  et  de  leur  fortune  à  peu 
près  le  même  parti;  mais,  tandis  que  Cotton  était  sttrtout  préoccupé 
des  antiquités  nationales  et  ne  quitta  jamais  l'Angleterre,  son  noble 
émule  passa  une  partie  de  sa  vie  sur  le  continent,  et,  s'il  acquit 
bien  aussi  parfois  des  livres  et  des  manuscrits,  il  rechercha  surtout 
les  statues,  les  pierres  gravées,  les  tableaux,  les  œuvres  enfin  de 
l'antiquité  grecque  ou  de  la  renaissance  italienne.  L'ambassadeur 
d'Angleterre  à  Constantinople,  sir  Thomas  Roe, -était  chergé  de  faire 
pour  lui  des  achats  de  n. arbres;  il  s-urveiîlait  un  agent  énergique 
et  habile  nue  le  comte  entretenait  en  Orient.  Get  agent  fouillait  les 
bibliothèques  des  couvens,  parcourait  la  Morée  et  visitait  toutes  les 
îles  de  l'Archipel;  c'est  ce  d  nt  témoigne  une  corn-spondance  en- 
core existante  (1).  D'autres  personnes  exploraient  l'Italie,  l'Alle- 
magne et  les  Flandres.  Arundel-house  à  Londres  était  ainsi  devenu 
une  sorte  de  tmi^ée  :  le  propriétaire  n'était  pas  moins  e;r)pressé  à 
l'ouvrir  qu'il  n'avait  été  pr -digue  à  le  foriner. 

Chassé  d'Angleterre  par  la  révolution,  lord  Arundel  mourut  en 
16Zi6  à  Padoue.  Par  malheur,  ses  descendans  immédiats  n'héritèrent 
pas  de  ses  goûts  et  n'entretinrent  même  pas  la  collection;  ils  en 
laissèrent  périr  une  partie.  Ceci  prouve  combien  étaient  encore 
rares  alors,  jusque  dans  les  rangs  de  la  plus  haute  noblesse,  ce  sen- 
timent écla  ré  du  beau,  ces  curiosités  de  l'archéologue  et  de  l'ar- 
tiste. On  n'en  doit  être  que  plus  reconnaissant  à  qui  fraya  la  voie  et 
donna  l'exemple  avec  tant  d'éclat.  Le  comte  d'Arundel  fit  école. 
A  lui  commence  la  lignée  de  ces  nobles  amateurs  qui  ont  employé 
les  ressources  de  fortunes  princières  à  enlever  dn  continent  et  à 
grouper  dans  les  c'hâteaux  de  la  Grande-Bretagne  ces  trésors  d'art 

(1)  M.  Schlieiiian  se  trouverait  là  un  prccJércsseur  qu'il  ignore  sans  doute,  lui  qui  a 
cru  mettre  la  iimiii  sur  le  trésor  de  Priaai.  Voici  ce  qu'écrit  De  Roe  en  4r)21  :  «  J'ai 
aussi  un-  pierre,  détachée  de  l'ancien  palais  de  Piiam  à  Troie,  tiiliée  en  forme  de 
corne;  mais  je  ue  puis  diie  à  quoi  elle  servait,  et  elle  n'a  pas  d'autre  beauté  que  SOQ 
antiquité  et  le  rt)érite  d'appartenir  bien  réellement  aux  ruines  de  ce  fameux  édiiice.  Je 
n'aurais  donc  [las  oso  vous  l'envoyer;  mais,  prifitaut  de  l'occasion  de  ee  messager,  je 
la  lui  ai  reuiisf  pour  (|ue  votre  seigneurie  puisse  la  voir  et  la  jeter  ensuite.  «  C'est  sans 
doute  d'Alexandria  Troas,  qui  passait  alors  pour  la  Troie  homérique,  que  provenait  la 
pierre  en  question. 


LE   MDSÉE-BRITANNIQUE.  535 

dont  l'exposition  de  Manchester,  en  1856,  a  pu  donner  qnrlque 
idée,  trésors  qui,  par  divers  chemins,  viennent  souvent  aboutir  au 
Musée-Britannique  ou  à  la  Galerie  natioiiain.  Un  siècle  environ  après 
sa  mort,  la  Sorirté  des  diletiariti  se  fondait  à  Londres,  elle  se  pro- 
posait un  rôle  qu'elle  a  rempli  au  grand  bériélice  de  l'archéologie 
classique,  celui  de  fournir  aux  déj)enses  de  voyages  d'exjvloration 
et  de  fouilles  méthodiques  en  Grèce  et  en  Orient;  les  noms  de  Chan- 
dler,  de  Stuart  et  Revett,  de  Pullan,  témoignent  de  ce  qu'elle  a  su 
accomplir  avec  ses  seules  ressources  dans  cet  ordre  de  travaux.  Or 
son  vrai  précurseur,  c'est  le  comte  d'Arundel;  dans  l'antiquité,  elle 
l'aurait  choisi  pour  son  ancêtre  déifié,  pour  son  héros  éponyme; 
elle  lui  eût  élevé  un  autel  dans  la  salle  de  ses  séances. 

C'est  plutôt  à  la  tradition  de  sir  Robert  Cotton  que  se  rattache 
un  autre  amateur  célèbre,  Robert  Harley,  premier  comte  d'Oxford, 
plusieurs  fois  ministre  sous  la  reine  Anne.  Sa  politique  a  été  très 
discutée;  mais  ce  n'est  point  par  ce  côté  qu'il  nous  intéresse,  c'est 
par  sa  passion  pour  les  livres  et  les  manuscrits.  Il  avait  commencé 
de  bonne  heure  à  créer  sa  splendide  bihliothèqtie;  au  milieu  du 
tracas  des  affaires,  comme  plus  tard  dans  la  retraite,  il  ne  ce>sa  de 
l'augutenter,  et  son  fils  aîné  l'enrichit  encore.  Elle  absorba  plusieurs 
collections  d'un  grand  prix;  pour  ne  parler  que  de  celles  qui  avaient 
été  formées  sur  le  continent,  nous  citerons  les  bibliothèques  d'Au- 
guste Loménie  de  Brienne,  de  Pierre  Ségiiier,  cham  elier  de  France, 
et  de  l'érudit  hollandais  Jean  Vossiiis.  Grâce  au  journal  du  biblio- 
thécaire Humphrey  Wanley,  nous  pouvons  suivre  pas  à  pas  les  pro- 
grès de  la  collection.  Comme  Cotton,  Oxford  recherchait  surtout  les 
documens  relatifs  à  l'histoire  d'Angleterre,  mais  sa  curiosité  était 
plus  étendue;  il  plaça  aussi  dans  ses  portefeuilles  beaucoup  de 
pièces  précieuses  ayant  trait  à  l'histoii^e  de  la  France  et  d'autres 
pays.  Son  fils  hérita  de  ses  goûts  et  continua  Sf^s  achats,  A  la  mort 
de  celui-ci,  en  17/|1,  les  manuscrits  étaient  au  noirdire  de  8,000  et 
les  imprimés  d'environ  50,000.  Toute  la  fortune  passait  à  une  fdle, 
la  duchesse  de  Portiand.  Les  livres  furent  vendus  et  dispersés. 
Quant  aux  ntanuscrits,  la  duchesse  les  offrit  au  parlement  contre  la 
somme  de  '10,000  livres,  qui  était  loin  d'en  représenter  la  valeur. 
On  verra  comment  cette  acquisition  fut  ficilitée  par  le  legs  de  sir 
Henry  Sloane  et  par  le  ntouvement  d'o[)it)ion  qu'il  provoqua. 

Deux  hommes  se  partagent  l'honneur  d'avoir  créé  ce  musée 
Sloane,  qui  devint  au  bout  de  trois  quarts  de  siècle  musée  national. 
Le  premier  en  date,  sir  William  Courien,  descendait  d'un  Flamand 
qui  vint  s'établir  en  Angleterre  vers  1570.  La  famille  prospéra,  les 
Gourten  se  tirent  négocians  et  armateurs,  ils  eurent  bientôt  des  na- 
vires sur  toutes  les  mers;  mais  en  lO/iS,  pendant  les  guerres  civiles, 


536  RE  VLB    DES    DEUX   MONDES. 

leur  flotte  marchande,  mal  protégée  par  une  marine  désorganisée, 
fut  capturée  par  les  Hollandais.  D'une  fortune  énorme,  il  ne  resta 
au  quatrième  Gourten,  né  en  16Zi2 ,  qu'une  assez  large  aisance,  et 
encore  pour  fuir  les  poursuites  des  créanciers  de  son  père  lui  fallut- 
il  d'abord  vivre  sur  le  continent  sous  un  nom  supposé;  mais  cet  exil 
développa  chez  lui  des  goûts  qui  devaient  profiter  à  son  pays.  Il 
passa  sa  jeunesse  à  Montpellier  et  y  revint  dans  son  âge  mûr;  il  y 
étudia  les  sciences  naturelles,  et  s'y  lia  avec  Locke  et  Tournefort. 
Il  parcourut  la  France,  l'Italie,  l'Allemagne,  et  tira  parti  de  celte 
existence  errante  pour  se  composer  une  collection  des  plus  variées. 
Les  suites  de  minéraux,  de  plantes,  d'animaux  empaillés  et  d'ou- 
vrages à  figures  y  occupaient  la  place  principale;  mais  il  y  avait 
aussi  tableaux  et  dessins  de  maîtres ,  monnaies  antiques  et  mo- 
dernes,  belles  médailles  de  la  renaissance. 

Les  livres  et  les  objets  précieux  n'aiment  point  à  être  logés  en 
garni;  pour  que  vraiment  on  en  jouisse,  il  faut  que  chacun  d'eux 
ait  sa  place  choisie  avec  goût,  à  portée  de  l'œil  et  de  la  main,  daus 
une  pièce  dont  on  a  soi-même  réglé  toute  la  disposition.  Gourten 
revint  donc  à  Londres  en  I68/4,  et,  toujours  sous  le  nom  de  Charl- 
ton,  s'installa  dans  un  vaste  appartement  d'Essex  Gourt,  Middle 
Temple.  Son  musée,  nous  dit-on,  y  occupait  dix  salles.  Parmi  les 
gens  de  bon  ton,  il  fut  bientôt  de  mode  d'aller  le  visiter:  Gourten 
en  faisait  les  honneurs  en  homme  qui  avait  vécu  dans  la  meilleure 
société  de  France  et  d'Italie.  Les  mémoires  du  temps,  entre  autres 
ceux  de  John  Evelyn  et  de  John  Thoresby,  nous  ont  conservé  le 
souvenir  de  plusieurs  de  ces  visites.  Les  curieux,  les  dames  de  la 
cour  passaient  là  quelques  heures  agréables;  quant  aux  savans,  ils 
obtenaient  aisément  la  permission  d'y  travailler  tout  à  leur  aise. 
Gourten  mourut  en  1702;  il  léguait  son  cabinet  au  docteur  Hans 
Sloane,  dont  il  avait  fait  la  connaissance  à  Montpellier,  et  dont  les 
voyages  et  l'amitié  avaient  enrichi  ses  herbiers  et  ses  vitrines  de 
plus  d'un  précieux  échantillon. 

Né  en  1660,  Sloane  était  d'origine  écossaise.  Il  manifesta  dès  sa 
première  jeunesse  un  penchant  des  plus  marqués  pour  les  sciences 
naturelles;  après  avoir  commencé  ses  études  de  médecine  à  Londres, 
il  alla  les  achever  à  Paris  et  à  Montpellier.  Quand  il  rentia  en  An- 
gleterre, à  vingt-quatre  ans,  sa  réputation  l'y  avait  déjà  précédé; 
l'année  suivante,  il  était  nommé  membre  de  la  Société  royale,  que 
l'on  pourrait  comparer  à  notre  Académie  des  Sciences.  Le  duc  d'Al- 
bemarle,  gouverneur  des  Antilles  anglaises,  l'y  emmena  comme 
médecin  ;  il  y  resta  deux  ans,  et  profita  de  ce  séjour  afin  de  réunir 
les  matériaux  de  plusieurs  grands  ouvrages  scientifiques  et  d'une 
galerie  d'histoire  naturelle.  Celle-ci  s'accrut  rapidement,  grâce  à  la 


LE    MUSÉE-BRITANNIQUE.  537 

situation  brillante  de  son  propriétaire  et  à  sa  vaste  correspondance; 
il  avait  la  plus  haute  clientèle  de  Londres,  il  était  premier  méde- 
cin du  roi,  qui  l'avait  anobli,  et  en  1727  il  succéda  au  grand  New- 
ton dans  la  présidence  de  la  Société  royale  :  notre  Académie  des 
Sciences  l'avait  nommé  un  de  ses  associés  étrangers.  En  1702,  le 
cabinet  de  Sloane,  quand  il  s'enrichit  du  legs  de  Gourten,  était  in- 
stallé à  Bloomsbury,  tout  près  de  l'endroit  où  s'élève  aujourd'hui  le 
Musée-Britannique;  depuis  lors,  d'année  en  année,  des  échanges, 
des  legs,  des  achats  importans,  n'avaient  pas  cessé  d'accroître  la 
collection.  Celle-ci  en  17/ii  se  trouvait  à  l'étroit  dans  la  maison  de 
Great-Russell-street.  Sloane  la  transféra  dans  le  château  qu'il  pos- 
sédait à  Ghelsea.  Ce  qui  est  aujourd'hui  un  bruyant  quartier  de 
Londres  était  alors  un  village  silencieux  et  retiré.  Les  curieux  ne 
reculaient  pourtant  pas  devant  le  voyage.  Nous  avons  le  récit  d'une 
visite  que  le  prince  de  Galles  en  17Zi8  fit  au  musée  Sloane.  «  C'est 
un  grand  plaisir  pour  moi,  dit-il  en  prenant  congé,  de  voir  en  An- 
gleterre une  si  magnifique  collection.  Elle  honore  la  nation.  Si  elle 
était  ouverte  au  public,  il  en  résulterait  des  avantages  qui  s'éten- 
draient jusqu'à  la  postérité  la  plus  reculée!  » 

La  pensée  qu'exprimait  là  l'héritier  de  la  couronne ,  Sloane  la 
nourrissait  depuis  longtemps,  et  les  dernières  années  de  sa  longue 
vie  furent  employées  à  en  assurer  la  réalisation.  Par  son  testament, 
daté  de  juillet  17â9,  il  prenait  des  mesures  pour  «  qu'en  vue  de 
ces  nobles  fins,  la  gloire  de  Dieu  et  le  bien  de  l'homme,  sa  collec- 
tion, dans  toutes  ses  branches,  pût,  sauf  cas  de  force  majeure, 
être  conservée  tout  entière  et  d'ensemble,  dans  son  château  de 
Ghelsea.  »  Il  nommait  cinquante  trustées  et  un  certain  nombre  de 
visiteurs  pris  parmi  les  plus  hauts  personnages  de  l'état  et  chargés 
de  surveiller  les  trustées.  En  échange  de  la  jouissance  perpétuelle 
qu'il  assurait  à  ses  concitoyens,  il  n'imposait  qu'une  condition  :  le 
parlement  devrait  payer  aux  enfans  de  ses  deux  filles  la  somme  de 
20,000  livres,' somme  qui  n'était  que  le  quart  de  la  valeur  des  col- 
lections et  de  l'hôtel  qui  les  renfermait.  Après  avoir  ainsi  tout  ré- 
glé, le  vieillard  s'éteignit  en  1753,  à  quatre-vingt-douze  ans.  Si  ses 
forces  physiques  avaient  baissé,  son  intelligence  avait  gardé  toute 
sa  vivacité.  Dans  les  derniers  temps,  il  se  faisait  encore  promener, 
à  l'aide  d'une  chaise  roulante,  au  milieu  de  tous  ces  objets  dont 
chacun  lui  rappelait  un  souvenir  de  jeunesse  et  de  voyage,  ou  d'é- 
tude et  d'ainiiié. 

L'opinion,  déjà  mieux  préparée,  comprit  qu'il  importait  de  saisir 
l'occasion.  C'était  le  moment  où  la  duchesse  de  Portland  oflVait 
aussi  de  céder  une  partie  du  cabinet  des  Harley.  On  vota  une  réso- 
lution intitulée  Acte  pour  V achat  du  muséum  de  sir  Ilans  Sloane 


538  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  de  la  collection  har'W'iennc  de  maiiuscrils,  et  pour  Vnrganimtion 
d'un  dépôt  général  où  Icsdiles  rolleclions,  la  bibliothique  cotto- 
m'enne  et  les  additions  postérieures  soient  mieux  accommodées  et 
mises  à  la  parlée  du  jjublic  de  manière  à  être  plus  aisément  con- 
sidlées.  Restait  à  trouver  l'argent.  Le  roi  George  II,  quand  on  lui  en 
avait  parlé,  avait  tourné  les  talons  en  répondant  :  «  Je  ne  crois  pas 
qu'il  y  ail  en  tout  20,000  livres  dans  le  trésor.  »  Ce  fut  au  zèl« 
éclairé  du  président  de  la  chambre  basse,  Arthur  Onslow,  que  l'on 
dut  le  succès  de  l'affaire.  Il  s'agissait  d'au  moins  50,000  livres.  On 
trouverait  tout  simple  aujourd'hui  de  les  obtenir  en  votant  une  lé- 
gère augmei]taiioi)  d'iuipôi;  m;iis  le  ministère  n'eût  point  alors  osé 
detnander  ce  sacrifice  en  vue  d'un  résultat  qui  semblait  n'intéresser 
que  qutdques  savans.  Onslow  eut  l'idée  d'une  loterie  autoi^isée,  et 
en  fit  adopter  le  plan.  Tous  frais  payés,  celle-ci  devait  laisser  près 
de  100,000  livres  de  bénéfice,  destinées  au  double  achat  décidé, 
puis  à  la  création  d'un  fonds  de  réserve  pour  le  nouvel  établisse- 
ment. Cet  expédient  donna  lieu  à  un  scandaleux  agiotage  et  à  des 
poursuites  devant  les  tribunaux;  mais  tous  les  billets  se  placèrent, 
et  l'on  put  acquérir  le  cabinet  de  Sloane  et  les  mannscrits  harléiens. 
Le  Musée- Britannique  était  fondé;  restait  à  lui  trouver  un  domicile 
convenable  et  à  en  faire  profiter  Je  public. 

III. 

Quoique  fait  à  titre  onéreux,  le  legs  de  Sloane,  vu  la  modicité  du 
prix  fixé  par  le  testateur,  restait  un  acte  de  libéralité  patriotique. 
Ce  bienfaiteur  avait  encore  eu  un  mériie,  c'était  de  ne  pa-s  mettre  à 
son  bienfait  de  conditions  gênantes.  Sans  doute  il  exposait,  dans 
ses  dernières  volontés,  ses  vues  personnelles  sur  l'entretien  et  le 
développement  de  son  musée;  mais  il  s'empressait  d'ajouter  :  «  Les 
administrateurs  jugeront  d'ailleurs  de  la  meilleure  voie  à  suivre 
pour  répondre  à  mon  désir  d'être  utile  au  public.  »  Il  aimait  son 
vieux  manoir  de  Chelsea,  il  avait  caressé  l'idée  que  ses  collections 
den;eureraient  dans  ces  salles  où  il  les  avait  disposées  lui-même, 
dans  ces  lieux  tout  pleins  encore  de  son  image  et  de  sa  mémoire; 
il  avait  pourtant  laissé  ses  représentans  libres  de  consentir  à  un 
déplacement,  si  l'intérêt  général  paraissait  l'exiger.  L'opinion  ne 
tarda  point  à  se  prononcer  dans  ce  sens;  on  trouvait  Chelsea  trop 
éloigné  du  centre,  —  n'oublions  pas  qu'il  n'y  avait  alors  ni  bateaux 
à  vapeur  sur  la  Tamise,  ni  chemin  de  fer  métropolitain;  on  voulait 
un  endioit  moins  reculé,  qui  n'imposât  point  aux  curieux  une  aussi 
longue  course,  mais  qui  ne  fût  pourtant  point  au  milieu  de  la  foule 
même  et  de  son  bruit.  On  songea  d'abord  à  Buckingham-house,  au- 


LE   MUSÉE-BRITANMQUE.  539 

jourd'hui  le  palais  de  la  reine.  L'édifice  était  bien  situé  et  spacieux, 
mais  il  eût  coûté  trop  cher;  on  se  décida  pour  Montaj^u-house,  dans 
le  quartier  appelé  Bloomsbury,  grand  hôtel  bâti  à  la  (in  du  siècle 
précédent,  dont  les  pièces  principales  et  le  grand  escalier  avaient 
été  décorés  par  des  peintres  français  de  l'école  de  Lebrun.  Les  dé- 
pendances en  étaient  très  vastes,  et  un  beau  jardin  entourait  les  bâ- 
timens.  L'entrée  principale  était  par  Great-RdSsell-stieet.  Le  musée 
Sloane  revenait  ainsi  s'établir  à  quelques  pas  de  la  maison  qui  lui 
avait  servi  de;  berceau;  la  bibliothèque  cottonienne  et  les  manu- 
scrits des  Harley  le  suivaient  dans  ce  nouveau  local.  Les  travaux 
d'appropriation  et  d'installation  durèrent  six  ans;  ce  fut  en  1759 
que  le  musée  fut  ouvert.  Depuis  lors,  il  n'a  plus  jamais  quitté  le 
terrain  acheté  pour  lui  avec  le  produit  de  la  loteiie  de  1753.  Comme 
un  enfant  dont  la  croissauce  ne  s'arrête  [)as,  il  a  dû  changer  de  vê- 
temens;  il  a  fallu  d'abord  agrandir  les  anciennes  constructions» 
puis  les  abattre  pour  leur  eu  substituer  de  bien  plus  spacieuses; 
mais  les  noms  de  deux  des  rues  qui  l'entourent,  Moniagu-place, 
Montagu-street,  suffiraient  encore  à  nous  avertir  que,  tout  en  se 
plaignant  souvent  d'être  trop  à  l'étroit,  il  n'a  point  déménagé. 

Dans  le  projet  de  Sloane,  à  côté  des  fidéicommissaiies  [trmlees)y 
il  y  avait  une  commission  de  surveillance  et  de  contrôle  [visiiors). 
La  charte  de  fondation,  eu  1753,  réunit  en  un  seul  corps  ces  deux 
groupes.  Elle  reprit,  dans  de  plus  larges  proi)ortions,  le  plan  qui 
avait  été  suivi  cinquante  ans  plus  tôt  lors  de  la  ces -ion  de  la  bi- 
bliothèque cottonienne;  elle  institua  quarante  et  un  administra- 
teurs, munis  de  pleins  pouvoirs,  pour  gérer  la  fortune  du  nmsée, 
décider  les  achats,  régler  tout  ce  qui  aurait  trait  à  l'arrangement 
des  collections  et  à  l'admission  du  public.  Sur  ce  nombre,  six 
étaient  les  représentans  [farmly  trustées)  des  trois  familles  Cotton, 
Harley  et  Sloane;  c'était  bien  le  moins  qu'elles  restassent  intéres- 
sées à  la  conservation  et  au  bon  emploi  de  trésors  que  l'on  devait  à 
l'intelligence  et  au  patriotisme  d'un  de  leurs  membres.  Vingt  autres 
avaient  le  titre  d'officiels  [officiai  trustées),  c'est-à-dire  qu'ils,  figu- 
raient dans  le  conseil  du  musée,  non  pas  à  titre  personnel,  mais  en 
vertu  de  leur  charge  et  tant  qu'ils  l'occupaient.  Les  administrateurs 
que  fournissaient  ces  deux  catégories  en  élisaient  quinze  autres 
[tieeted  trustées)  qui  étaient  nommés  à  vie,  parmi  les  hom  nés  qui, 
parleurs  études,  leurs  goûts  et  leur  situation,  paraissaient  le  plus 
capables  d'apporter  au  conseil  un  utile  concours.  En  tête  des  com- 
missaires officiels  étaient  placés  l'archevêque  de  Cantoib(^ry,  primat 
du  royaume,  le  lord  chaucelier  et  le  président  de  la  cha-nbre  des 
communes;  ils  sont  désignés  sous  le  nom  de  commissaires  princi- 
paux (jjrîncipal  trustées),  et  c'est  à  eux  trois  qu'est  remis  par  le 


5^0  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

parlement  le  droit  de  nommer  tous  les  employés  du  musée,  sauf  le 
conservateur  en  chef.  Celui-ci  est  désigné  par  la  couronne  sur  une 
liste  de  deux  candidats  présentée  par  ces  mêmes  personnages.  Ce 
conservateur  a  dès  lors  porté  le  titre  de  bibliothécaire  en  chef  (/?rm- 
cipal  libranan),  quoique  ce  ne  soit,  à  proprement  parler,  qu'une 
sorte  de  directeur-général.  Ce  terme  surprend  au  premier  abord; 
mais  l'explication  historique  en  est  facile  à  trouver.  La  première 
collection  qui  fut  devenue  propriété  publique  était  une  bibliothè- 
que, celle  de  Robert  Gotton,  et  la  personne  à  la  garde  de  qui  elle 
avait  été  confiée  n'avait  pu  recevoir  d'autre  titre  que  celui  de  bi- 
bliothécaire. Maintenant  encore  les  livres  et  manuscrits  restaient 
ce  qu'il  y  avait  de  plus  précieux  dans  le  musée,  tel  qu'il  était  alors 
composé;  on  n'eut  donc  point  l'idée  de  changer  la  désignation  déjà 
consacrée  par  l'usage,  et  la  tradition  une  fois  établie  s'est  toujours 
maintenue. 

Le  premier  directeur-général  ou  bibliolhécaire  en  chef,  pour  tra- 
duire fidèlement  l'expression  anglaise,  fut  le  docteur  Gowin  Knight, 
membre  du  Collège  des  ?nédecins  et  physicien  distingué.  Sous  ses 
ordres  furent  placés  trois  gardes  ou  conservateurs  {keepers),  l'un 
pour  les  livres  imprimés,  l'autre  pour  les  manuscrits,  le  dernier 
pour  l'histoire  naturelle,  à  laquelle  étaient  alors  rattachées  les  an- 
tiquités. Cette  dernière  catégorie,  qui  devait  plus  tard  prendre  une 
si  grande  importance,  était  alors  de  beaucoup  la  plus  pauvre.  Les 
médailles  en  formaient  la  principale  richesse,  un  certain  nombre 
provenaient  du  cabinet  Cotton;  mais  c'était  surtout  Gourten  et 
Sloane  qui  en  avaient  réuni  une  quantité  vraiment  considérable. 
L'inventaire  de  ce  dernier,  en  1753,  accusait  32,000  pièces,  plus 
700  pièces  gravées.  Il  y  avait  aussi  des  bronzes,  des  statuettes,  des 
bustes  d'empereurs.  Ce  qui  manquait,  c'étaient  de  grandes  statues, 
chefs-d'œuvre  de  l'art  classique.  On  verra  comment  cette  lacune  a 
été  comblée  plus  tard,  comment  le  Musée-Britannique  est  devenu 
l'un  des  sanctuaires  ot^i  resplendit  le  mieux  l'éclat  du  plus  pur  génie 
de  la  Grèce. 

D'après  le  règlement  de  1759,  le  musée  «  devait  être  ouvert  tous 
les  jours  de  la  semaine,  hors  le  samedi  et  le  dimanche;  »  mais  les 
mots  n'avaient  pas  alors  le  même  sens  qu'aujourd'hui.  Une  pièce 
était  réservée  à  quelques  travailleurs  personnellement  connus  des 
conservateurs,  qui  les  autorisaient  à  passer  leur  journée  dans  le 
musée.  Pour  tous  ceux  qui  n'étaient  pas  compris  dans  ce  petit 
nombre  de  privilégiés,  il  fallait  des  billets;  on  les  demandait  en 
s'inscrivant  chez  le  concierge,  et  l'on  venait  voir  ensuite,  quelques 
jours  après,  quand  on  serait  admis.  D'ordinaire  c'était  dans  la 
quinzaine;  mais,  comme  le  règlement  défendait  de  faire  entrer  plus 


LE    MUSÉE-BRITANNIQUE.  5A1 

de  soixante  personnes  par  jour,  il  fallait  parfois  attendre  bien  plus 
longtemps.  Voici  la  copie  d'une  affiche  à  la  main  qui  fut  placardée 
à  la  porte  du  musée  dans  un  de  ces  momens  d'encombrement  : 
«  Musée-Britannique^  9  aoiU  i776.  —  Ceux  qui  se  sont  fait  inscrire 
au  milieu  d'avril  n'ont  pu  être  encore  satisfaits.  Les  personnes  in- 
scrites sont  priées  d'envoyer  voir  chaque  semaine  chez  le  concierge 
quel  ran^  elles  occupent  sur  la  liste.  »  Ces  retards  avaient  donné 
naissance  à  une  industrie  spéciale;  il  y  avait  des  gens  qui  se  fai- 
saient délivrer  des  billets  pour  les  vendre  ensuite  à  des  provinciaux 
ou  à  des  étrangers  pressés. 

Avait-on  enfin  obtenu,  de  manière  ou  d'autre,  le  précieux  billet, 
on  se  présentait  au  musée,  et  l'on  attendait  dans  le  vestibule  jus- 
qu'à ce  qu'il  y  eût  une  dizaine  de  personnes  réunies.  La  bande  en- 
trait alors;  elle  était  conduite  par  un  employé  à  travers  les  gale- 
ries. C'est  ainsi  que  l'on  voit  aujourd'hui  les  chapelles  qui  entourent 
le  chœur  de  l'abbaye  de  Westminster;  or  quiconque  a  encore  de- 
vant les  yeux  la  face  ennuyée  du  bedeau  et  dans  l'oreille  sa  voix 
monotone  et  chantante  sait  qu'il  y  a  là  de  quoi  dégoûter  le  plus 
curieux,  agacer  le  plus  patient.  Eu  moyenne,  la  visite  durait  une 
heure;  or,  d'après  un  plan  de  Montagu- bouse  que  nous  offre 
M.  Edwards,  il  y  avait  plus  de  vingt  salles,  dont  trois  pour  les  an- 
tiquités et  les  médailles,  quatre  pour  l'histoire  naturelle,  et  le  reste 
pour  les  imprimés,  les  manuscrits  et  les  chartes.  Avec  de  légers 
changemens,  ces  règles  demeurèrent  en  vigueur  jusqu'en  1805. 

De  piquans  témoignages  contemporains,  qu'a  recueillis  et  rap- 
prochés l'historien  du  musée,  attestent  les  regrets  que  laissaient  des 
visites  aussi  incommodes,  aussi  précipitées.  En  1765,  un  Français, 
Jean  Grosley,  se  félicite  de  l'obligeance  avec  laquelle  deux  des  con- 
servateurs donnent  toutes  les  explications  qu'on  leur  demande;  «  mais 
cette  courtoisie  même,  ajoute-t-il,  engage  l'étranger  à  se  contenter 
d'un  coup  d'œil  jeté  à  la  hâte  sur  les  objets;  on  craint  d'abuser. 
Pour  que  les  intentions  du  parlement  aient  leur  plein  effet,  il  fau- 
drait que  le  public  fût  admis  plus  libéralement  et  que  pendant  les 
heures  qui  lui  sont  destinées  il  y  eût  un  gardien  présent  dans  chaque 
salle,  de  manière  qu'elles  pussent  être  toutes  ouvertes  à  la  fois.  » 
En  1782,  un  Allemand,  Charles  Moritz,  de  Berlin,  est  plus  sévère. 
«  J'ai  regret  de  le  dire,  ce  que  j'ai  vu,  ce  sont  les  salles,  les  vi- 
trines, les  tablettes,  mais  non  le  musée  lui-même,  tant  nous 
fûmes  poussés  rapidement  d'une  pièce  dans  une  autre.  La  compa 
gnie  avec  laquelle  je  faisais  cette  visite  était  très  mêlée;  il  y  avait 
des  personnes  des  deux  sexes,  et  quelques-unes,  si  je  ne  me  trompe, 
d'assez  basse  condition.  C'est  que,  le  musée  étant  la  propriété  de  la 
nation,  chacun  a,  comme  on  dit  ici,  le  même  droit  que  son  voisin  à 


5ii2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  jouir.  »  Deux  ans  après,  un  Anglais,  William  Hutton,  exprime  un 
mécoutentement  qui  touche  à  l'indignation.  Le  guide  qui  le  condui- 
sit, avec  environ  dix  autres  personnes,  mai'chait  comuie  au  pas  de 
course;  il  fallait  suivre.  Hutton  lui  posa  une  question;  la  réplique 
fut  faite  d'un  tel  ton  qu'il  ne  se  risqua  plus  à  ouvrir  la  bouche, 
il  était  remis  à  sa  place.  «  La  compagnie  comprit  la  leçon.  On  se  tut 
et  on  se  hâta.  Les  plus  hardis  se  parlaient  bas...  J'avais  le  cœur 
serré  de  penser  à  tout  ce  que  je  perdais  faute  de  quelques  rensei- 
gnemens.  En  trente  minutes  environ,  nous  finîmes  notre  voyage  si- 
lencieux à  travers  cette  demeure  princière,  voyage  qui  aurait  bien 
demandé  trente  jours...  Le  Musée-Britannique  était  ce  que  j'avais 
le  plus  désiré  voir  à  Londres;  j'en  sortis  dégoûté  et  révolté...  Le 
gouvernement  s'est  rendu  à  grands  frais  acquéreur  de  cette  rare 
collection;  il  a  pensé  qu'elle  ferait  honneur  à  la  nation  et  qu'elle 
l'instruirait;  le  sincère  récit  de  ma  visite  au  musée  montrera  jus- 
qu'à quel  point  ces  intentions  sont  réalisées.  » 

Hutton  avait  raison.  Dans  ces  conditions,  la  bibliothèque,  les 
suites  d'histoire  naturelle  et  de  médailles  pouvaient  profiter  à  quel- 
ques travailleurs  spéciaux;  en  revanche,  le  gros  du  public  n'en 
retirait  pour  ainsi  dire  aucun  avantage.  Or  le  vrai  rôle  national 
d'un  musée,  c'est  moins  peut-être  de  fournir  des  matériaux  et  des 
instrumens  d'étude  à  un  petit  nombre  de  savans  que  de  contribuer 
à  l'éducation  générale,  d'éveiller  par  les  yeux,  chez  un  peuple,  le 
sentiment  du  beau  et  le  désir  de  l'instruction.  Cette  foule  qui,  à 
Paris,  s'entasse  le  dimanche  dans  les  salles  du  Louvre  et  qui  se 
presse  aux  expositions  annuelles  n'y  fait-elle  point,  sans  le  savoir, 
une  sorte  d'apprentissage?  La  fréquentation  habituelle  des  gale- 
ries n'a-t-elle  pas  beaucoup  servi  à  développer  chez  nos  ouvriers 
ce  goût  qui  les  distingue  et  auquel  l'industrie  parisienne  doit  sa 
renommée?  Des  collections  comme  celles  de  notre  Jardin  des  Plantes 
laissent  des  impressions  d'un  autre  genre,  mais  qui  ne  sont  ni 
moins  vives  ni  moins  utiles.  Que  de  curiosités,  qui  voudront  plus 
tard  être  satisfaites,  elles  ont  suscitées  dans  l'esprit  des  jeunes  gens, 
parfois  même  d'enfans!  Sans  cette  occasion  et  ce  stimulant,  com- 
bien de  vocations  se  seraient  peut-être  toujours  ignorées  elles- 
mêmes  ! 

Tant  que  les  portes  du  Musée-Britannique  ont  été  ainsi  à  demi 
closes  et  comme  entr'ouvertes  à  regret,  il  n'a  exercé  presque  au- 
cune influence  sur  la  civilisation  anglaise,  il  n'a  eu,  si  l'on  peut 
ainsi  parler,  qu'une  existence  purement  officielle  et  théorique,  il  n'a 
point  vécu.  L'état  restait  donc,  jusqu'alors,  bien  au-dessous  de  sa 
tâche;  de  ce  capital  intellectuel,  déjà  considérable,  il  ne  tirait  que 
de  bien  maigres  fruits;  il  semblait  assez  mal  répondre  aux  vœux 


LE    3IUSÉE-BRITANNIQUE.  543 

qui  avaient  provoqué  son  intervention,  aux  espérances  qui  l'avaient 
saluée.  Pour  rassembler  ces  richesses  et  en  doter  l'Angleterre,  de 
simples  citoyens  n'avaient  reculé  devant  au(  un  effort,  aucune  dé- 
pense; n'éiait-on  pas  en  droit  de  s'étonner  que  le  parlement  se 
montrât  un  si  indolent  et  faible  continuateur  de  l'œuvre  si  vaillam- 
ment commencée?  De  tant  d'hommes  éminens  qui  en  dirigèrent  les 
délil  érations,  aucun  ne  paraissait  même  soupçonner  ce  que  pou- 
vaient être  les  besoins  du  musée  et  ce  que  rapporterait  au  pays 
l'argent  qui  serait  dépensé  pour  les  satisfa'ire.  Quand  on  jette  les 
yeux  sur  le  budget  actuel  de  ce  grand  établissement  (102,001  livres, 
environ  2,550,000  francs,  en  1873),  on  demeure  confondu  de  l'al- 
location dont  il  dut  se  contenter  pendant  longtemps.  La  chambre  ne 
donnait  que  1,000  livres  par  an;  il  fallait  subvenir  au  reste  des 
frais  avec  le  revenu  de  la  dotation  originelle  et  du  legs  Edwards, 
ainsi  qu'avec  un  mince  secours  de  la  couronne  (2/| 8  livres).  L'en- 
semble des  dépenses  ne  montait  pas  à  63,000  francs.  Aussi  les  em- 
ployés étaient -ils  très-mal  payés,  et  par  suite  on  ne  pouvait  pas 
en  exiger  beaucoup  de  travail;  chacun  d'eux  ne  devait  que  peu 
d'heures  de  service,  et  cela  de  deux  jours  l'un.  Avec  un  personnel 
aussi  insuiTisant,  il  fallait  tenir  le  public  à  distance;  à  toutes  les 
réclamations,  le  comité  répondait  que,  si  l'on  ouvrait  les  portes  à 
tout  venant,  les  vitrines  seraient  pillées.  Les  collections  restaient 
d'ailleurs  stationnaires;  tout  au  plus  les  fonds  alloués  sulTisaient-ils 
à  les  entretenir.  Pendant  une  vingtaine  d'années,  il  n'y  en  eut  point 
où  la  somme  consacrée  aux  achats,  pour  tous  les  départemens  réu- 
nis, se  soit  élevée  à  100  livres. 

Par  bonheur,  l'Angleterre  avait  la  liberté  de  la  presse,  et,  dans 
les  pays  où  la  voix  de  l'opinion  peut  se  faire  entendre,  le  remède 
est  toujours  près  du  mal.  On  s'était  plaint  de  la  parcimonie  avec 
laquelle  les  ressources  étaient  mesurées  au  musée,  et  des  précau- 
tions mesquines  qui  en  rendaient  l'accès  si  difficile.  Si  le  service 
des  billets  fut  amélioré  dès  la  fin  du  siècle,  cette  ex-igence  ne  dis- 
parut tout  à  fait  et  le  musée  ne  devint  vraiment  public  qu'en  1808; 
mais,  bien  avant  ce  temps,  le  parlement  était  entré  dans  une  voie 
nouvelle,  il  avait  commencé  à  comprendre  quel  honneur  et  quel 
profit  l'Angleterre  pouvait  tirer  de  son  musée,  et  la  main  jusqu'alors 
si  fermée  avait  commencé  à  s'ouvrir  quand  s'offrait  une  occasion 
favorable.  Ce  fut  la  collection  d'antiquités  qui  profita  la  pre'.nière 
de  ces  dispositions  nouvelles. 

Le  vent  soufflait  alors  à  l'archéologie.  Ce  qui  n'avait  été  long- 
temps qu'un  goût  d'amateur  opulent,  qu'une  élégante  distraction 
de  curieux,  tendait  à  devenir  une  science.  Les  observations  aupa- 
ravant éparses  et  sans  lien  se  rapprochaient  et  se  rejoignaient. 


544  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Déjà  les  théories  s'ébauchaient  et  prenaient  corps.  L'illustre  Winc- 
kelmann,  d'un  sûr  et  ferme  crayon,  en  traçait  les  grandes  lignes. 
Partout  d'intelligens  et  laborieux  ouvriers  concouraient  à  déblayer 
le  terrain  et  à  préparer  les  matériaux  de  l'édifice,  ils  amassaient 
des  faits,  ils  tentaient  de  les  interpréter.  Les  erreurs,  les  fantaisies 
abondaient  encore;  mais  qui  s'en  étonnerait?  Pas  de  science  où  les 
méprises  soient  plus  faciles  et  plus  excusables.  Ce  qu'elle  étudie, 
ce  sont  les  idées  d'une  civilisation  éteinte,  en  tant  qu'elles  se  sont 
manifestées  dans  les  arts  plastiques.  Les  signes  dont  elle  cherche  à 
déterminer  le  sens,  ce  ne  sont  pas,  comme  pour  les  monumens 
écrits,  des  mots  dont  la  valeur  est  connue;  ce  sont  ou  des  combi- 
naisons  de  lignes  géométriques,   ou  des  formes  empruntées  au 
monde  de  la  vie,  depuis  le  plus  humble  végétal  jusqu'à  l^'homme. 
Architecture,  peinture,  sculpture,  autant  d'expressions  du   génie 
d'un  peuple,  de  ses  sentimens  et  de  ses  pensées;  mais,  pour  n'être 
pas  moins  spontanée  et  moins  sincère,  cette  expression  est  néces- 
sairement à  distance  moins  claire  que  la  littérature.  Tandis  qu'un 
même  vocable  a  toujours  à  peu  près  même  signification,  une  même 
figure  peut,  suivant  les  circonstances,  traduire  des  idées  très  diffé- 
rentes :  ici  par  exemple,  elle  jouera  le  rôle  d'un  symbole  mystique, 
tandis  que  chez  le  même  peuple,  à  un  autre  moment,  ce  ne  sera  plus 
qu'un  pur  motif  de  décoration.  Les  contemporains  ne  s'y  trompaient 
point;  mais  nous,  que  séparent  d'eux  tant  de  siècles,  nous  sera-t-il 
toujours  aisé  de  faire    la  distinction?   Maintenant  encore,  après 
tant  de  découvertes  et  de  travaux,  des  divergences  d'opinion  se 
produisent  sans  cesse  en  pareille  matière  entre  les  interprètes  les 
plus  autorisés;  à  plus  forte  raison  dut-il  y  avoir,  au  début,  beau- 
coup d'incohérences  et  d'explications  hasardées.  Un  grand  résultat 
n'en  avait  pas  moins  été  obtenu  :  on  avait  senti  que  l'âme  et  la 
pensée  de  l'antiquité  n'étaient  pas  tout  entières  dans  les  écrits  qu'elle 
nous  avait  laissés,  et  que  l'historien  avait  tout  au  moins  autant  à 
prendre  dans  les  monumens  figurés.  L'impression  avait  été  rendue 
plus  vive  et  plus  forte  encore  par  la  découverte  d'Herculanum  et  de 
Pompéi.  C'était  toute  une  révélation  que  ce  coin  du  monde  gréco- 
romain  retrouvé  et  surpris,  sinon  dans  le  mouvement  de  sa  vie,  au 
moins  dans  l'abandon  de  son  sommeil  tant  de  fois  séculaire,  que 
ces  maisons  ornées  de  leurs  peintures,  de  leurs  meubles,  de  leurs 
ustensiles  domestiques,  que  ces  murailles  couvertes  de  graffiti  et 
comme  toutes  frémissantes  encore   des  passions  de  ces  hommes 
d'autrefois.  Tout  près  des  villes  ensevelies,  le  musée  des  Studi 
s'ouvrait  à  Naples,  pour  mieux  abriter  leurs  dépouilles  et  les  offrir 
à  l'étude  dans  un  ordre  plus  commode.  Le  bruit  de  ces  richesses 
inspirait  à  d'autres  souverains  une  heureuse  émulation;  plusieurs 


LE   MUSÉE-BRITANNIQUE.  5^5 

princes,  le  roi  de  Prusse,  l'impératrice  de  Russie,  voulaient  avoir 
leurs  musées.  Les  antiques  acquéraient  une  valeur  et  excitaient  une 
curiosité  toute  nouvelle  :  on  devinait  que  ces  monumens  allaient 
renouveler  la  connaissance  de  l'antiquité  et  projeter  des  rayons 
imprévus  jusque  dans  ces  profondeurs  sombres  du  passé,  que  sem- 
blaient devoir  nous  dérober  d'éternelles  ténèbres. 

Par  sa  situation,  l'Angleterre  n'était  point  appelée  à  prendre 
l'initiative  en  ces  matières;  mais  à  partir  de  cette  époque  elle  sui- 
vit le  mouvement,  elle  ne  marchanda  pas  les  sacrifices  que  l'on 
pouvait  se  croire  en  droit  d'attendre  et  de  sa  richesse  toujours 
croissante  et  du  goût  très  vif  pour  les  lettres  anciennes  que  les  fils 
de  ses  grandes  familles,  les  membres  des  deux  chambres  du  par- 
lement, se  piquaient  de  rapporter  des  universités  d'Oxford  et  de 
Cambridge.  Depuis  17G/i,  elle  était  représentée  à  la  cour  de  Naples 
par  William  Hamilton,  esprit  singulièrement  actif  et  curieux.  Les 
devoirs  de  sa  charge  lui  laissaient  beaucoup  de  loisirs  ;  il  commença 
par  étudier,  avec  plus  de  soin  et  de  méthode  qu'on  ne  l'avait  fait 
jusqu'alors,  les  phénomènes  volcaniques  dont  le  Vésuve  le  rendait 
témoin.  Bientôt  après,  tenté  par  toutes  les  merveilles  qui  sortaient 
de  terre  presque  sous  ses  yeux,  il  devint  archéologue  et  collection- 
neur. De  grandes  familles  napolitaines,  ruinées  par  la  vie  de  cour, 
lui  cédèrent  des  cabinets  que  plusieurs  générations  avaient  travaillé 
à  former.  Au  bout  de  huit  ans,  son  musée  renfermait  730  vases 
peints,  175  terres  cuites,  environ  350  spécimens  de  verre  antique, 
627  bronzes,  des  ustensiles  divers,  des  bas-reliefs,  des  masques  d'ar- 
gile, des  tessères,  des  ivoires,  des  gemmes,  des  bijoux,  des  fibules, 
et  plus  de  6,000  monnaies,  dont  beaucoup  étaient  d'admirables  et 
rares  pièces  de  la  Grande-Grèce.  Il  l'apporta  en  Angleterre  et  le  pro- 
posa au  Musée-Britannique;  un  appel  fut  fait  au  parlement,  qui  vota 
en  1772  les  fonds  demandés,  8,400  livres.  La  dotation  primitive  du 
musée  avait  été,  qu'on  ne  l'oublie  point,  constituée  au  moyen  d'une 
loterie;  c'est  donc  ici  la  première  somme  de  quelque  importance  que 
la  chambre  ait  allouée  pour  un  achat  de  ce  genre.  Même  au  point  de 
vue  économique,  c'était  de  l'argent  bien  placé.  Quelques  années  plus 
tard,  le  célèbre  potier  anglais,  Josiah  Wedgwood,  déclarait,  dans 
une  enquête  parlementaire,  qu'en  deux  ans  ses  produits,  imités  des 
vases  d'Hamilton,  avaient  fait  entrer  en  Angleterre,  par  le  succès 
qu'ils  avaient  eu  sur  le  continent,  un  capital  triple  de  celui  que  la 
nation  avait  consacré  à  cet  achat.  T*our  ce  qui  était  des  progrès  de 
la  science,  le  profit  fut  moins  brillant  ou  du  moins  l'effet  ne  fut  pas 
aussi  rapide.  Hors  de  l'Italie,  il  n'y  avait  peut-être  pas  de  collec- 
tion qui  renfermât  autant  de  vases  peints  et  d'aussi  beaux  échan- 
tillons de  cet  art  exquis;  mais  le  moment  n'était  pas  encore  venu  où 

TOME  xii.  —  1875.  35 


5/i6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cette  branche  de  l'archéologie  prendrait  l'importance  que  lui  mé- 
ritent la  valeur  esthétique  de  ces  monumens  et  la  variété  des  su- 
jets qu'ils  représentent.  On  s'obstinait  à  les  appeler  vases  étrus- 
ques, et  on  ne  les  regardait  guère  encore  que  comme  des  cruches 
plus  ou  moins  élégantes  de  forme  et  de  façon,  qui  pouvaient  parfois 
fournir  à  nos  potiers  quelques  modèles  heureux.  Cinquante  ans 
environ  devaient  encore  s'écouler  avant  que  la  découverte  de  la 
nécropole  de  Vulci  ne  vînt  remuer  les  esprits  et  que  le  fameux  mé 
moire  de  Gerhard,  Rapporta  inlorno  i  vasi  Volcenfi,  ne  fondât  sur 
une  base  vraiment  scientifique  l'étude  de  la  céramique  grecque. 

Sir  William  Hamilton  paraît  avoir  été  le  premier  diplomate  an- 
glais qui  ait  eu  l'idée  de  mettre  sa  haute  situation  à  profit  pour  fa- 
voriser les  progrès  de  la  science  et  pour  enrichir  les  collections 
nationales.  L'exemple  avait  été  donné  depuis  longtemps  par  les  am- 
bassadeurs de  plusieurs  puissances  du  continent.  C'était  le  Flamand 
Busbecq  qui,  se  rendant  auprès  d'Amurat  au  nom  de  l'empereur 
Maxiinilien,  avait  le  premier  rapporté  d'Ancyre  le  texte  latin  du 
testament  politique  d'Auguste;  c'était  le  marquis  de  Nointel,  qui, 
sous  Louis  XIV,  pendant  son  ambassade  en  Turquie,  faisait  dessiner 
les  frontons  du  Parthénon,  c'étaient  bien  d'autres.  Italiens  ou  Fran- 
çais, dont  il  serait  trop  long  de  citer  les  noms.  L'Angleterre  com- 
mençait tard;  mais  depuis  lors  la  tradition  inaugurée  par  le  ministre 
anglais  à  Naples  a  été  brillamment  suivie;  il  suffit  de  citer  les  noms 
de  lord  Elgin  et  de  lord  Stratford  de  Redcliffe,  qui,  tous  deux  am- 
bassadeurs près  de  la  Sublime-Porte,  ont  l'un  et  l'autre  tiré  parti 
de  leur  position  officielle  pour  doter  leur  pays  d'inestimables 
trésors. 

Le  Musée -Britannique,  depuis  l'achat  du  cabinet  Hamilton,  se 
trouvait  peut-être  le  plus  riche  qu'il  y  eût,  hors  de  l'Italie,  en  vases 
peints  et  en  terres  cuites.  La  collection  d'antiquités  égyptiennes  fut 
aussi  l'une  des  premières  d'Europe  à  prendre  de  l'importance;  il 
est  vrai  que  ce  n'étaient  point  des  mains  anglaises  qui  l'avaient 
formée.  Les  hasards  de  la  guerre  la  donnèrent  seuls  cà  l'Angleterre. 
Le  musée  possédait  bien,  depuis  sa  fondation,  quelques  momies  et 
autres  curiosités  de  ce  genre;  mais  il  n'y  avait  point  là  de  quoi  pro- 
voquer et  récompenser  l'étude.  Il  en  fut  tout  autrement  lorsqu'en 
1801  la  capitulation  d'Alexandrie,  triste  dénoûment  de  notre  bril- 
lante expédition  d'Egypte,  eut  mis  au  pouvoir  des  Anglais  un  grand 
nombre  d'objets  qui,  recueillis  par  les  soins  de  Denon  et  des  savans 
français,  devaient  être  envoyés  à  Paris.  Cette  belle  collection  fut 
donnée  par  le  roi  George  III  au  Musée -Britannique;  elle  renfer- 
mait, entre  autres  monumens  précieux,  le  sarcophage  de  Necta- 
nebo  P'',  où  le  docteur  Clarke  prétendit  reconnaître  celui  qui  avait 


LE   MDSÉE-BRITANNIQUE.  5^7 

reçu  les  cendres  d'Alexandre  le  Grand,  et  la  fameuse  pierre  de  Ro- 
sette. On  appelle  ainsi,  à  cause  de  l'endroit  où  elle  a  été  retrouvée, 
une  inscription  bilingue  qui  contient  en  grec  et  en  égyptien  un  dé- 
cret rendu  l'an  196  avant  notre  ère  en  l'honneur  de  Ptolémée  Épi- 
phane  par  les  prêtres  de  Memphis:  il  y  a  deux  textes  égyptiens, 
l'un  en  hiéroglyphes,  l'autre  en  écriture  démotique.  On  sait  que 
c'est  ce  texte  bilingue  qui,  par  les  comparaisons  qu'il  permettait,  a 
fait  sortir  l'étude  des  hiéroglyphes  de  la  voie  purement  conjectu- 
rale où  elle  s'était  attardée  jusqu'alors.  Les  recherches  de  Thomas 
Young,  entreprises  après  l'arrivée  en  Angleterre  de  la  pierre  de 
Rosette,  posèrent  les  premiers  jalons,  et,  trente  ans  plus  tard,  le 
génie  de  Ghampollion,  d'un  rapide  et  puissant  élan,  atteignait  le 
but.  Des  efforts  ultérieurs  ont  fait  porter  aux  principes  qu'il  avait 
posés  toutes  leurs  conséquences;  ils  ont  corrigé  certaines  erreurs 
de  détail  et  donné  la  clé  d'un  grand  nombre  de  caractères  nou- 
veaux; mais  c'était  toujours  en  marchant  sur  les  traces  de  Gham- 
pollion que  Lepsius  et  Rirch,  De  Rougé  et  Mariette,  obtenaient  ces 
résultats.  Lorsqu'on  1866  la  découverte  d'un  nouveau  texte  bi- 
lingue à  Canope  est  venue  donner  un  moyen  de  contrôle ,  elle  a 
confirmé  de  la  manière  la  plus  éclatante  la  sûreté  de  la  méthode 
exposée  en  1832  dans  la  Grammaire  égyptienne',  mais,  à  vrai  dire, 
la  démonstration  était  déjà  faite,  le  problème  avait  reçu  une  solu- 
tion scientifique. 

Quand  le  musée  reçut  la  pierre  de  Rosette  et  les  monumens 
égyptiens  qui  l'accompagnaient,  la  place  manquait  déjà  dans  les 
salles  destinées  aux  antiquités  ;  il  fallut  donc  mettre  provisoirement 
les  nouveau-venus  sous  des  hangars  construits  à  la  hâte.  Ge  fut 
bien  pis  encore  quand  le  musée  eut  acquis  la  collection  Towneley. 
Charles  Towneley  appartenait  à  une  famille  catholique  qui  avait 
autrefois  beaucoup  souffert  pour  sa  foi.  Le  temps  des  persécutions 
était  passé  ;  mais  les  universités  nationales  n'admettaient  encore 
sur  leurs  bancs  que  les  élèves  qui  faisaient  profession  d'appartenir 
à  l'église  d'Angleterre.  Le  jeune  homme,  comme  la  plupart  des  fils 
des  riches  familles  catholiques,  fut  donc  élevé  sur  le  continent,  au 
collège  des  jésuites  de  Douai.  Il  habita  ensuite  Paris,  puis  l'Italie, 
où  il  fit  un  séjour  de  huit  ans,  et  il  alla  même  jusque  dans  la 
Grande-Grèce  et  eja  Sicile.  Ge  fut  à  Naples,  dans  la  société  de  sir 
William  Hamilton  et  de  d'Hancarville,  qu'il  sentit  s'éveiller  en  lui 
les  instincts  du  collectionneur  en  même  temps  qu'il  acquérait  la 
connaissance  pratique  des  monumens.  Depuis  1768,  la  plus  grosse 
part  des  revenus  d'une  fort  belle  fortune  fut  consacrée  à  des  achats 
qui  témoignent  d'un  goût  éclairé.  Towneley  s'était  associé  à  plu- 
sieurs artistes  anglais  établis  à  Rome  ;  on  entreprenait  des  fouilles 


548  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  frais  communs,  en  ville  même  et  dans  la  campagne  de  Rome,  et 
l'on  en  partageait  les  fruits.  Il  n'était  pas  toujours  aisé  de  s'en- 
tendre sur  la  répartition  :  plus  d'une  fois,  surtout  quand  il  fut  re- 
.'ourné  en  Angleterre,  Towneley  crut  avoir  à  se  plaindre  de  ses 
associés;  mais  il  n'en  obtint  pas  moins  ainsi  des  marbres  de  prix 
provenant  des  ruines  de  la  villa  d'Hadrien  à  Tivoli,  de  celles  d'An- 
tonin  le  Pieux  à  Lanuvium,  et  d'autres  sites  analogues.  Ce  fut 
d'Ostie,  des  bains  de  Claude,  qu'il  tira  la  figure  drapée  qui  est 
connue  sous  le  nom  de  Vénus  Towneley,  statue  intéressante  et  qui 
a  de  belles  parties,  mais  dont  la  réputation  a  été  fort  exagérée.  En 
1777,  Towneley  vint  s'installer  avec  ses  trésors  à  Westminster, 
dans  un  hôtel  disposé  de  manière  à  les  montrer  dans  le  meilleur 
jour  aux  artistes  et  aux  savans.  Pour  s'être  fixé  à  Londres,  il  n'a- 
vait pas  renoncé  à  augmenter  sa  galerie  ;  chaque  année,  de  nou- 
veaux monumens  lui  arrivaient  d'Italie  ou  même  d'Orient,  et, 
jusque  dans  un  âge  avancé,  il  ne  regardait  point  à  partir  lui-même 
pour  Rome  quand  il  y  croyait  sa  présence  nécessaire  pour  contrôler 
le  résultat  des  fouilles  où  ses  fonds  étaient  engagés. 

Devenu  depuis  1791  un  des  trustées  du  musée,  Towneley  s'inté- 
ressait vivement  à  la  prospérité  de  cette  institution,  et  il  avait  même 
fait  un  testament  par  lequel  il  lui  laissait  son  cabinet;  mais  dans 
les  derniers  temps  il  s'était  laissé  entraîner  par  sa  passion,  et  ses 
biens  étaient  grevés  d'une  hypothèque  de  près  d'un  million  de 
francs.  Il  fut  donc  obligé,  pour  l'honneur  de  son  nom,  de  révoquer 
la  donation  déjà  préparée,  et  après  sa  mort  ses  héritiers,  en  1805, 
négocièrent  une  cession  au  musée.  Les  trustées  s'adressèrent  au 
parlement,  qui  vota  une  somme  de  20,000  livres,  très  inférieure  à 
la  valeur  réelle  de  la  galerie,  mais  acceptée  d'avance  par  le  frère 
du  défunt.  La  galerie  Towneley  entra  donc  tout  entière  dans  le 
Musée-Britannique,  et  ce  sont  encore  les  marbres  dont  elle  était 
composée  qui  forment  le  principal  ornement  des  salles  dites  gréco- 
romaines.  Sans  doute  ils  ont  perdu  de  leur  importance  depuis  que 
le  musée  s'est  récemment  enrichi  de  tant  de  marbres  vraiment 
grecs,  d'origine  certaine,  tels  que  ceux  du  Parthénon  et  de  Phiga- 
Jie,  de  Cnide  et  d'Éphèse;  en  comparaison  de  ces  monumens  au- 
thentiques, les  statues  de  provenance  italienne,  simples  copies 
d'originaux  célèbres  ou  parfois  même  copies  de  copies,  retombent 
au  second  rang.  La  galerie  Towneley  n'en  a  pas  moins  été  pour  le 
Musée-Britannique  à  peu  près  ce  que  la  galerie  Borghèse  a  été  pour 
le  Louvre,  un  riche  répertoire  de  ces  bas-reliefs,  de  ces  bustes,  de 
ces  statues  qui,  sous  l'empire,  décoraient  par  milliers  les  édifices 
publics  de  Rome  ainsi  que  les  villas  des  grands  seigneurs  et  les 
hibliothèques  des  lettrés. 


LE   MUSÉE-CRITANNIQUE.  5/19 

Le  temps  était  venu  où  les  marbres  du  Parthénon  allaient  ouvrir 
la  série  de  ces  conquêtes  qui  font  la  gloire  du  Musée-Britannique. 
Un  pair  d'Ecosse,  lord  Elgin,  avait  été  nommé  en  1799  ambassa- 
deur près  la  Porte-Ottomane.  Esprit  curieux  et  cultivé,  il  conçut 
aussitôt  la  pensée  de  tirer  parti  de  sa  mission  pour  faire  mieux 
connaître  les  monumens  de  l'art  grec  que  renfermait  l'empire  turc. 
Il  demanda  aux  ministres  de  lui  adjoindre  des  dessinateurs  et  des 
mouleurs,  tout  un  personnel  comme  celui  dont  s'étaient  entourés 
en  pareille  situation  les  Nointel  et  les  Choiseul-Gouffier.  Le  cabinet 
avait  d'autres  affaires  en  tête;  on  ne  daigna  même  pas  répondre. 
L'Écossais  est  tenace;  lord  Elgin  résolut  de  reprendre  pour  son 
propre  compte  le  projet  auquel  le  gouvernement  avait  refusé  de 
s'associer.  A  son  passage  en  Sicile,  il  prit  à  ses  gages  un  peintre 
habile,  Lusieri,  et  plusieurs  praticiens  et  mouleurs.  Une  fois  à  Gon- 
stantinople,  il  obtint  du  divan  la  permission  d'installer  ses  artistes 
à  Athènes  pour  y  faire  des  dessins  et  y  prendre  des  moulages. 
Bientôt  il  fît  lui-même  le  voyage  de  l'Attique.  Là  tout  le  convain- 
quit que  les  monumens  laissés  aux  mains  des  Turcs  étaient  voués 
à  une  destruction  plus  ou  moins  rapide,  mais  certaine.  Les  uns, 
comme  les  figures  des  frontons,  servaient  de  but  aux  balles  des 
chasseurs,  quand  ils  déchargeaient  leurs  fusils  avant  de  rentrer  en 
ville.  D'autres  étaient  retaillés  par  le  ciseau  du  marbrier  turc,  pour 
prendre  forme  de  cippes  et  trouver  place  dans  les  cimetières.  Il  y 
avait  aussi  le  four  à  chaux;  ce  qu'il  a  dévoré  de  marbres  est  in- 
imaginable. Enfin  la  catastrophe  du  Parthénon,  au  temps  de  Moro- 
sini,  n'avait  pas  rendu  plus  prudens  les  maîtres  de  l'Acropole;  c'é- 
tait maintenant  le  temple  d'Erechthée  qui  servait  de  poudrière.  Le 
meilleur  moyen  de  sauver  ce  qui  restait  encore  de  tant  de  mer- 
veilles, n'était-ce  donc  pas  d'enlever  et  de  mettre  en  sûreté  tout  ce . 
qui  pouvait  être  déplacé? 

Les  circonstances  étaient  d'ailleurs  des  plus  favorables.  L'Egypte, 
reconquise  par  les  victoires  navales  des  Anglais,  donnait  a  l'ambas- 
sadeur d'Angleterre  un  crédit  exceptionnel.  Combinée  avec  un 
usage  libéral  et  judicieux  du  bakchich  ou  cadeau,  cette  influence 
pouvait  tout.  Lord  Elgin  obtint  un  firman  qui  non-seulement  lui 
donnait  pleine  liberté  de  faire  mouler  et  dessiner  tout  ce  qu'il  vou- 
drait, mais  qui  l'autorisait  aussi  «  à  enlever  du  temple  des  idoles 
tous  morceaux  de  pierre  portant  des  inscriptions  ou  des  figures.  » 
Avant  la  fin  de  1802,  plus  de  trois  cents  ouvriers  étaient  à  l'œuvre 
dans  l'Acropole.  Sous  la  direction  de  Lusieri,  les  travaux  se  pour- 
suivirent, plus  ou  moins  activement,  jusqu'en  1816.  Les  caisses 
que  cet  agent  expédia  à  diverses  reprises  en  Angleterre  contenaient, 
outre  un  certain  nombre  de  marbres  acquis  soit  en  Attique,  soit 


550  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dans  d'autres  parties  de  la  Grèce,  outre  une  colonne  et  une  des  ca- 
riatides du  temple  d'Erechthée,  dix-sept  statues  ou  fragmens  de  sta- 
tues des  frontons  du  Parthénon,  plus  de  la  moitié  de  la  frise  de  la 
cella,  et  quatorze  métopes.  Après  bien  des  traverses,  lord  Elgin, 
qui  avait  été  retenu  prisonnier  en  France  à  la  rupture  de  la  paix 
d'Amiens,  finit  par  arriver  en  Angleterre;  sa  collection  fut  déballée 
et  mise  sous  les  yeux  des  archéologues  et  des  artistes.  Les  avis 
furent  partagés.  Il  se  trouva  de  prétendus  connaisseurs,  membres 
de  la  Société  des  dileitanti,  qui  ne  craignirent  point  d'imprimer 
des  assertions  comme  celles-ci  :  «  Phidias  n'a  jamais  travaillé  le 
marbre...  Ces  sculptures  si  vantées,  loin  de  remonter  au  siècle  de 
Périclès,  sont  tout  au  plus  du  temps  d'Hadrien.  Ce  sont,  à  les  juger 
le  plus  favorablement,  de  simples  sculptures  décoratives,  œuvres 
de  beaucoup  de  personnes  différentes,  dont  plusieurs,  même  à  une 
époque  moins  cultivée,  n'auraient  jamais  mérité  le  titre  d'artistes.» 
En  revanche,  Canova,  quand  il  visita  l'Angleterre  en  1815,  mani- 
festa en  présence  de  ces  marbres  l'admiration  la  plus  enthousiaste, 
et  l'éminent  archéologue  Ennius  Quirinus  "Visconti  déclara  qu'il  y 
trouvait  «  la  perfection  même  de  l'art.  »  Grâce  à  ces  témoignages 
imposans  et  à  ceux  d'autres  savans,  de  peintres,  de  sculpteurs, 
l'opinion  finit  par  se  prononcer;  si  bien  des  protestations  s'éle- 
vaient, en  Angleterre  même,  contre  la  conduite  de  lord  Elgin  et  la 
traitaient  de  brigandage,  il  n'y  eut  bientôt  plus  qu'une  voix  dans 
toute  l'Europe  sur  le  mérite  des  sculptures  qu'il  avait  dérobées  à 
l'acropole  d'Athènes.  En  1816,  la  chambre  des  communes  nomma 
une  commission  pour  examiner  la  question  de  savoir  «  s'il  conve- 
nait que  cette  collection  fût  achetée  par  l'état,  et,  dans  le  cas  où 
elle  se  prononcerait  pour  l'affirmative,  quelle  somme  devait  être 
allouée  à  cet  effet.  »  Lord  Elgin  évaluait  ses  dépenses,  en  y  com- 
prenant l'intérêt  des  sommes  engagées,  au  chiffre  de  7/i,000  livres 
(1,850,000  francs);  il  consentit  pourtant  à  s'en  dessaisir  contre  le 
paiement  de  35,000  livres.  Le  parlement  eut  donc  raison  de  ranger 
lord  Elgin  parmi  les  bienfaiteurs  du  musée  en  décidant  que  lui  et 
les  héritiers  de  son  titre  figureraient  à  perpétuité  parmi  les  trustées 
de  ce  grand  établissement  national. 

Un  an  auparavant,  le  musée  avait  acquis  pour  19,000  livres  un 
autre  ouvrage  important  de  la  sculpture  grecque,  la  frise  du  temple 
d'Apollon  Epicourios,  à  Bassai,  près  Phigalie,  en  Arcadie.  Ce  temple 
avait  été  bâti  par  Ictinos,  l'architecte  même  du  Parthénon,  et  les 
bas-reliefs  qui  le  décoraient  avaient  été  retrouvés  en  1812  et  dé- 
gagés des  monceaux  de  débris  qui  les  couvraient  par  les  efforts  et 
aux  frais  communs  d'un  groupe  de  voyageurs  que  dirigeait  un  savant 
architecte,  Gh.  R.  Cockerell.  Malgré  certains  défauts  d'exécution  qui 


LE   MUSÉE-BRITANNIQUE.  551 

frappent  tout  d'abord,  cette  frise  est  bien  un  monument  du  plus 
beau  siècle  de  l'art;  elle  prêtait  à  d'intéressantes  comparaisons 
avec  les  bas-reliefs  attiques.  Certaines  périodes,  certaines  formes 
du  génie  antique,  étaient  donc  déjà  très  richement  représentées  au 
Musée-Britannique;  mais  les  bronzes  et  les  monnaies  étaient  encore 
de  nombre  et  de  mérite  inférieur.  Ces  lacunes  furent  comblées  en 
18'25  par  le  legs  que  fit  au  musée  un  de  ses  trmlees  les  plus  actifs 
et  les  plus  compétens,  R'chard  Payne  Knight,  le  savant  et  para- 
doxal éditeur  d'Homère.  Le  cabinet  qu'il  avait  mis  de  longues  an- 
nées à  former  valait,  dit-on,  au  moment  de  sa  mort,  environ 
60,000  livres  (1,500,000  fr.).  Son  médaillier  mettait  le  Musée-Bri- 
tannique, au  moins  pour  la  série  des  monnaies  grecques,  à  peu  près 
au  niveau  du  cabinet  de  Paris;  ses  bronzes,  dont  plusieurs  étaient 
de  provenance  grecque  bien  authentique,  en  faisaient  un  rival  du 
cabinet  de  Naples,  tout  riche  que  fiât  celui-ci  des  dépouilles  de 
Pompéi  et  d'Heixulanum. 

Yingt  ans  avaient  suffi  pour  donner  à  l'Angleterre  un  musée  des 
antiques  qui  pouvait  soutenir  la  comparaison  avec  ceux  même  de 
pays  bien  plus  favorisés  par  leur  situation  géographique  et  leurs 
traditions.  Dès  1805,  lors  de  l'achat  de  la  galerie  Towneley,  les 
antiquités  furent  érigées  en  un  département  spécial,  et,  les  salons 
de  3Iontagu-house  étant  devenus  tout  à  fait  insuffisans  pour  tant 
de  nouveaux  et  précieux  objets,  il  fallut  construire  tout  exprès  dans 
le  jardin  une  galerie  où  le  premier  conservateur  des  antiques,  Tay- 
lor  Combe,  se  trouva  bientôt  à  l'étroit.  Quand  il  mourut,  en  1826, 
quelques-unes  des  plus  récentes  acquisitions  étaient  entassées  faute 
de  place  sous  des  hangars  en  planches. 

IV. 

La  collection  des  antiques  s'était  donc  accrue  pendant  le  premier 
quart  du  xix^  siècle  avec  une  rapidité  surprenante,  et  avait  été  la 
premièi^e  à  former  un  nouveau  département;  mais  pendant  ce  temps 
les  autres  collections  n'avaient  pas  cessé  non  plus  de  s'augmenter. 
Les  deux  successeurs  du  premier  bibliothécaire  en  chef,  le  docteur 
Maty  et  le  docteur  Morton  (1772-1799),  avaient  été,  comme  Gowin 
Knight,  des  médecins;  on  aurait  pu  s'attendre  à  ce  que,  fidèles  aux 
exemples  de  sir  Hans  Sloane,  ils  s'occupassent  surtout  du  cabinet 
d'histoire  naturelle.  Il  n'en  fut  rien;  à  peine  pendant  la  seconde 
moitié  du  dernier  siècle  les  vitrines  et  les  herbiers  s'enrichirent-ils 
de  quelques  échantillons  d'espèces  nouvelles  rapportés  par  Cook  et 
par  d'autres  navigateurs.  Au  contraire,  durant  cette  même  période, 
sans  que  le  parlement  y  fût  pour  beaucoup,  ni  que  les  chefs  pré- 


552  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

posés  l'un  après  l'autre  à  la  direction  du  musée  témoignassent  d'un 
grand  zèle  pour  ses  progrès,  la  bibliothèque  proprement  dite  grossit 
assez  vite.  Un  de  ses  premiers  bienfaiteurs  fut,  en  1759,  un  riche 
négociant,  Salomon  Da  Costa,  Juif  d'Amsterdam  établi  depuis  de 
longues  années  en  Angleterre;  il  fit  don  d'une  précieuse  collection 
de  livres  et  de  manuscrits  hébraïques  «  en  reconnaissance,  écri- 
vait-il, de  la  généreuse  protection  dont  l'avaient  couvert  la  tolé- 
rance et  la  justice  du  gouvernement  britannique.  »  Sa  lettre  d'envoi 
aux  trustées  se  termine  par  une  sorte  de  prière  pour  le  musée  qui 
venait  de  s'ouvrir  :  «  puisse-t-il  croître  et  multiplier  pour  l'avan- 
tage de  cette  nation  et  de  toute  l'espèce  humaine!  w  L'optimiste 
même  le  plus  confiant  n'aurait  pu  prévoir  alors  co-mbien  ce  vœu  se- 
rait brillamment  réalisé  avant  qu'un  siècle  eût  achevé  de  s'écouler. 

Bientôt  après,  la  bibliothèque  recevait  de  George  III  la  Collection 
Thomasoiiy  une  admirable  suite  de  pamphlets  politiques  réunie  pen- 
dant la  révolution  par  le  libraire  de  ce  nom;  il  y  avait  plus  de 
33,000  pièces  séparées.  Vers  le  même  temps,  le  grand  acteur  David 
Garrick  léguait  une  série  unique  de  vieilles  pièces  du  théâtre  an- 
glais, dont  beaucoup,  sans  lui,  seraient  aujourd'hui  perdues.  D'au- 
tres donations,  dont  chacune  a  sa  valeur  propre,  furent  faites  par 
Thomas  Birch,  Musgrave,  Tyrwhitt  et  Cracherode;  mais  ce  fut 
seulement  en  1805  que  le  parlement  contribua  à  enrichir  la  biblio- 
thèque. Près  de  5,000  livres  furent  votées  pour  lui  assurer  la  pos- 
session des  manuscrits  qu'avait  réunis  Shelburne,  premier  marquis 
de  Lansdowne.  Cet  admirable  cabinet  était  comme  le  complément 
naturel  des  fonds  Cotton  et  Harley;  entre  autres  trésors,  il  compre- 
nait les  papiers  de  Burghley,  le  premier  ministre  d'Elisabeth.  A 
partir  de  ce  moment,  les  libéralités  parlementaires  devinrent  fré- 
quentes. Il  serait  trop  long  d'énumérer  les  diverses  bibliothèques 
qui  furent  acquises  depuis  lors  pour  combler  telle  ou  telle  lacune. 
En  1832,  le  legs  de  Francis  Egerton,  comte  de  Bridgewater,  faisait 
entrer  dans  le  musée  une  foule  de  documens  importans  pour  l'his- 
toire de  France  ou  d'Italie  et  lui  assurait  de  plus  un  capital  dont 
le  revenu  était  destiné  à  l'achat  de  nouveaux  manuscrits;  c'est  en- 
viron 12,000  francs  à  dépenser  par  an. 

Dans  l'intervalle,  l'Angleterre  avait  enfin  eu  un  prince  dont  les 
goûts  ont  servi  le  Musée-Britannique  et  y  ont  laissé  de  nobles  traces. 
Dire  que  George  III  aimait  les  lettres,  ce  serait  mal  s'exprimer;  il 
avait  reçu  une  éducation  trop  incomplète,  il  avait  l'esprit  trop  lent 
et  trop  terne  pour  mériter  cet  éloge.  Pour  lui,  la  littérature  an- 
glaise commençait  au  règne  de  la  reine  Anne.  On  sait  ce  qu'il  pen- 
sait du  plus  grand  poète  de  l'Angleterre.  Dans  un  instant  d'épan- 
chement,  il  disait  à  miss  Burney  :  «  Y  eut-il  jamais  fatras  pareil  à 


LE   MUSÉE-BRITANKIQUE.  553 

la  moitié  de  Shakspeare?  Seulement,  vous  savez,  on  ne  doit  pas  le 
dire.  »  Tout  au  moins  aimait-il  les  livres,  ce  qui  est  déjà  presque 
une  vertu.  A  peine  sur  le  trône,  le  roi,  pourvu  d'un  bon  bibliothé- 
caire, aidé  des  conseils  de  Johnson,  et  consacrant  à  ce  luxe  intel- 
ligent les  reven'US  que  les  autres  princes  de  la  maison  de  Hanovre 
avaient  fait  passer  dans  l'électorat  ou  gaspillés  en  de  grossiers  plai- 
sirs, s'était  mis  à  acheter  en  Angleterre  et  sur  le  continent;  il  avait 
au  bout  de  quelques  années  possédé  beaucoup  de  raretés,  entre 
autres  une  très  belle  suite  de  cartes  géographiques,  et  la  plus  belle 
collection  qui  existât  des  livres  si  recherchés  qui  soiit  sortis  des 
presses  du  premier  imprimeur  anglais,  Caxton,  vers  IZiSO.  Quand 
George  III  mourut  en  1820,  sa  bibliothèque,  qui  occupait  une  partie 
de  Buckingham-Palace,  comprenait  environ  8Zi,000  volumes,  dont 
beaucoup  du  plus  grand  prix.  Son  fils  et  successeur,  George  IV, 
était  depuis  longtemps  décidé  à  s'en  défaire;  il  détestait  la  lecture, 
il  avait  besoin  d'argent  pour  ses  chevaux  et  ses  maîtresses ,  et  il 
ne  se  fût  jamais  résigné  à  payer  des  appointemens  aux  conserva- 
teurs, à  continuer  de  recevoir  les  ouvrages  en  cours  de  publication, 
à  dépenser  ainsi  pour  de  vieux  livres  plus  de  50,000  francs  par  an. 
A  peine  roi ,  il  songea  donc  à  vendre  la  bibliothèque  à  l'empe- 
reur de  Russie,  qui  en  offrait  180,000  livres.  La  négociation  s'é- 
bruita; l'opinion  se  prononça  avec  une  extrême  vivacité  contre  ce 
projet;  le  ministère  intervint.  Le  roi  déclara  que,  s'il  lui  fallait  re- 
noncer aux  roubles  russes,  il  en  voulait  l'équivalent  en  livres  ster- 
ling. Cet  équivalent,  les  ministres  finirent  par  le  trouver  dans  un 
fonds  commode  qui  avait  déjà  rendu  plusieurs  services  de  ce  genre, 
celui  des  droits  de  l'amirauté.  Une  fois  largement  indemnisé,  le  roi 
tailla  sa  plus  belle  plume  pour  écrire  au  premier  ministre,  lord  Li- 
verpool,  une  lettre  officielle  où  il  se  félicitait  «  d'avoir  pu  saisir  cette 
occasion  pour  favoriser  les  progrès  de  la  littérature  de  son  pays. 
Je  sens  aussi,  ajoutait -il,  qu'en  agissant  ainsi  je  paie  un  juste 
tribut  à  la  mémoire  d'un  père  dont  la  vie  a  été  ornée  de  toutes  les 
vertus  publiques  et  privées.  »  Les  exécuteurs  testamentaires  du  feu 
roi  se  prêtèrent  à  cette  cession  :  ils  savaient  que,  si  la  folie  n'eCit 
troublé  son  intelligence  dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  ce 
prince  eût,  selon  toute  apparence,  offert  à  la  nation  ce  que  celle-ci 
se  trouvait  maintenant  acquérir  à  beaux  deniers  comptans.  Seule- 
ment, pour  mieux  perpétuer  la  mémoire  du  royal  collectionneur, 
ils  exigèrent  des  trustées  la  promesse  que  la  bibliothèque  royale 
formerait  toujours,  sous  ce  titre,  un  fonds  séparé.  Malgré  les  ten- 
tatives de  quelques  conservateurs  qui  auraient  voulu  répartir  livres 
ou  manuscrits  dans  les  séries  auxquelles  ils  se  rattachent  naturel- 
lement, la  parole  donnée  a  été  tenue  jusqu'à  ce  jour.  Le  parlement 


hbh  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tint  à  honneur  de  voter  les  crédits  suffisans  pour  bâtir  et  meubler 
une  salle  destinée  à  recevoir  la  collection  princière,  et  cette  salle, 
digne  du  nom  qu'elle  porte  et  des  trésors  qu'e-lle  renferme,  a  été 
coni prise,  lois  de  la  reconstruction  générale,  dans  les  bâtimens  du 
nouveau  musée. 

Au  monjent  même  où  l'on  transportait  les  livres  du  roi  de 
Buckingham-Palace  dans  leur  nouvelle  demeure  de  Great-Russell- 
street,  en  1827,  la  bibliothèque  de  sir  Joseph  Banks,  hardi  voya- 
geur, botaniste  éminent,  longtemps  président  de  la  Société  royale, 
prenait  le  même  chemin.  Banks,  depuis  bien  des  années  l'un  des 
trustées  du  musée,  la  lui  avait  léguée  tout  entière.  Elle  avait  un 
caractère  tout  spécial;  pas  de  publication  scientifique  moderne  qui 
ne  s'y  trouvât,  pas  de  recueil  périodique  consacré  à  des  recherches 
d'histoire  naturelle  dont  elle  ne  contînt  de  longues  et  belles  suites; 
Banks  était  riche,  et  il  avait  vécu  jusqu'à  quatre-vingt-un  ans. 

A  force  d'absorber  ainsi  des  collections  privées  dont  chacune  ré- 
pondait à  des  goûts  et  à  des  besoins  déterminés,  la  bibliothèque 
nationale,  vers  1830,  commençait  à  prendre  tournure,  à  s'arrondir, 
à  se  compléter.  Jusque  dans  les  premières  années  de  ce  siècle,  on 
pouvait,  suivant  le  point  de  vue  où  l'on  se  plaçait,  en  vanter  les 
richesses  ou  en  déplorer  les  lacunes;  par  suite  de  la  manière  dont 
elle  s'était  ainsi  formée,  sans  plan  systématique,  sans  crédits  régu- 
liers, elle  était,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  toute  pleine  de  trous.  Ce 
fut  seulement  en  1812  que  le  parleuient  vota,  pour  quatre  ans, 
une  somme  annuelle  de  1,000  livres  destinée  à  boucher  quelques- 
uns  de  ces  trous,  et  peu  à  peu  ces  crédits,  demandés  et  accordés 
d'abord  à  titre  exceptionnel,  devinrent  permanens  et  tendirent  à 
croître,  quoiqu'assez  lentement,  d'année  en  année.  Dans  les  comptes 
de  1S32,  les  livres  et  manuscrits  achetés  pendant  l'exercice  finan- 
cier figurent  pour  une  somme  de  1,513  livres  (37,825  francs). 

Les  collections  d'histoire  naturelle  avaient,  quoique  plus  lente- 
ment, suivi  la  même  marche  que  les  antiquités,  les  manuscrits  et 
les  livres.  Pendant  le  xv!!!""  siècle,  elles  étaient  restées  à  peu  près 
ce  que  Sloane  les  avait  faites;  on  ne  cite  guère,  comme  additions  de 
queli[ue  importance,  qu'une  belle  collection  de  fossiles  anglais, 
donnée  en  1766  par  un  des  trustées,  Brander,  et  en  1769  une  série 
d'oiseaux  empaillés  achetés  en  Hollande.  Cook  avait  ollert  le  pre- 
mier kangourou  que  l'on  eut  vu  en  Europe;  d'autres  navigateurs, 
ainsi  que  Banks  au  retour  de  ses  voyages,  avaient  fait  des  présens 
qui  pi(|uaient  la  curiosité  du  public;  mais  tout  cela  restait  bien 
fragmentaire,  bien  incomplet,  plutôt  calculé  pour  amuser  les  yeux 
des  visiteurs  que  pour  fournir  aux  savàns  des  matériaux  classés  avec 
métliude.  En  1810,  en  1822,  des  crédits  votés  par  la  chambre 


LE   MUSÉE-BRITANNIQUE.  555 

avaient  permis  l'achat  de  plusieurs  séries  importantes  d'échantil- 
lons de  minéralogie;  mais  le  legs  de  sir  Joseph  Banks,  en  1827,  eut 
une  bien  autre  importance.  En  même  temps  que  ses  livres,  le  musée 
recevait  son  herbier,  où  étaient  venus  s'absorber,  par  des  acquisi- 
tions répétées,  ceux  de  plusieurs  botanistes  célèbres.  On  prit  avec 
intelligence  et  décision  les  mesures  nécessaires  pour  que  les  libé- 
ralités de  Banks  portassent  des  fruits  qui  fissent  honneur  au  pays; 
on  créa  pour  la  botanique  un  département  spécial,  dont  le  premier 
titulaire  fut  M.  Brovvn,  collaborateur  et  ami  de  sir  Joseph  Banks. 

Une  réforme  opérée  en  1809  avait  partagé  le  musée  en  quatre 
départemens,  placés  chacun  sous  la  direction  d'un  conservateur 
[keeper)  (1),  livres  imprimés,  mnnuscrils,  antiquités,  histoire  natu- 
relle', le  jour  était  venu  où  il  fallait  opérer  de  nouveaux  démem- 
bremens.  Le  nombre  des  visiteurs  s'accroissait  en  même  temps 
que  la  richesse  des  galeries.  On  sentait  de  plus  en  plus  la  néces- 
sité de  placer  à  la  tête  de  chacune  des  provinces  de  ce  royaume 
scientifique  un  homme  vraiment  spécial,  qui  en  connût  les  res- 
sources et  les  besoins,  qui  en  mît  les  trésors  à  la  portée  des  tra- 
vailleurs. Les  fonctions  du  directeur-général  et  des  conservateurs 
avaient  cessé  d'être  d'honorables  sinécures.  Le  quatrième  biblio- 
thécaire en  chef,  Joseph  Planta  (1799-1827),  avait  surtout  pris  à 
cœur  de  faciliter  aux  curieux  l'accès  du  musée;  il  avait,  par  de- 
grés, obtenu  du  conseil  la  suppression  de  toutes  les  précautions 
puériles,  de  toutes  les  restrictions  gênantes,  suppression  qui  avait 
exigé  une  augmentation  sensible  du  personnel.  Ce  fut  sous  lui  que 
les  galeries  d'exposition,  comme  les  salles  d'histoire  naturelle  et 
d'antiquités,  devinrent  vraiment  publiques.  En  1827,  quand  la  mort 
l'enleva  à  ses  fonctions,  le  musée  était  ouvert  trois  jours  par  se- 
maine à  tout  venant,  mais  cela  seulement  pendant  quarante  des 
semaines  de  l'année;  c'était  encore  un  bien  long  chômage.  Pourtant 
le  nombre  des  visiteurs  avait  cru  rapidement.  Avec  le  système  des 
billets,  en  1807,  on  en  avait  compté  13,0Zi6;  j'en  trouve  31,309  en 
1812,  79,131  en  1827.  De  même  pour  la  salle  de  lecture  :  au  com- 
mencement du  siècle,  elle  ne  recevait  pas  200  personnes  par  an; 
on  en  admit  1,950  en  1810,  A, 300  en  1815,  8,820  en  1820,  et 
22,800  en  1825.  La  progression  est  ici  plus  rapide  encore  et  plus 
frappante.  Le  nombre  des  volumes  que  renfermait  la  bibliothèque, 
sans  compter  les  manuscrits,  était  évalué  en  1827  à  150,000.  Là, 
comme  dans  tout  le  reste  de  l'édifice,  la  place  manquait,  elle  man- 
quait pour  les  livres,  elle  manquait  pour  les  antiquités  et  les  objets 

(1)  C'est  le  terme  qui  a  prévalu  dans  l'usage;  mais  à,  l'origine  chacun  de  ces  chefs 
de  département  portait  le  titre  de  sous-bibliothécaire  [under-librarian). 


556  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'histoire  naturelle,  elle  manquait  pour  le  public,  qui  devenait  de 
plus  en  plus  exigeant,  qui  voulait  jouir  de  tout  ce  qu'avaient  laissé 
à  son  intention  de  généreux  bienfaiteurs,  de  tout  ce  qui  avait  été 
acquis  avec  son  propre  argent.  Le  vieil  hôtel  aristocratique  qui  avait 
offert  aux  collections  naissantes  un  abri  si  convenable  ne  suffisait 
plus  à  ces  vastes  répertoires  des  œuvres  de  la  nature  ou  des  créa- 
tions du  génie  humain.  Le  musée  étouffait  dans  son  vêtement  de 
pierre,  devenu  trop  étroit,  et  le  faisait  craquer  de  toutes  parts.  En 
vain  y  avait-on  déjà  ajouté  des  bâtimens  séparés,  comme  la  galerie 
Towneley,  comme  la  bibliothèque  royale;  une  foule  d'objets,  faute 
d'espace,  ne  pouvaient  être  exposés.  On  se  décida  en  1830  à  jeter 
bas  Montagu-house,  et  à  remplacer  cette  habitation  par  un  palais 
construit  tout  exprès,  sur  les  plans  de  l'architecte  Robert  Smirke, 
en  vue  de  sa  destination  spéciale.  Ce  qui  restait  d'arbres  séculaires 
tomba  sous  la  cognée;  les  pelouses  disparurent.  L'édifice,  avec  les 
maisons  destinées  aux  conservateurs,  couvrit  tout  le  terrain  qu'oc- 
cupaient autrefois  les  jardins.  Les  travaux  marchèrent  d'ailleurs 
lentement  par  suite  de  l'insuffisance  des  premiers  crédits  accordés 
et  surtout  de  la  nécessité  où  l'on  était  de  ne  déplacer  les  collec- 
tions qu'au  fur  et  à  mesure  de  l'achèvement  des  salles  qui  leur 
étaient  destinées.  L'œuvre,  on  peut  le  dire,  n'a  été  terminée  qu'en 
1856,  par  la  construction  de  la  nouvelle  salle  de  lecture. 

Le  Musée-Britannique,  on  l'a  vu  naître  des  goûts  distingués,  de 
la  haute  curiosité  et  des  préoccupations  patriotiques  de  quelques 
hommes  éminens,  qui  devançaient  leur  pays  et  leur  siècle,  tels  que 
les  Gotton,  les  Harley,  les  Arundel  et  les  Ilans  Sloane;  on  l'a  vu, 
par  la  secrète  puissance  des  nobles  pensées  dont  il  était  le  symbole, 
s'imposer  à  l'indolente  froideur  de  princes  étourdis  ou  grossiers, 
à  l'indifférence  d'un  parlement  et  de  ministres  tout  occupés  d'af- 
faires, intéresser  peu  à  peu  l'opinion  publique  et  finir  par  obtenir 
des  grands  pouvoirs  de  l'état  l'attention  bienveillante  et  les  crédits 
qui  lui  étaient  nécessaires  pour  vivre  et  pour  grandir.  On  se  prê- 
tera, nous  l'espérons,  à  le  suivre  avec  nous  dans  ses  destinées  nou- 
velles, à  partir  du  jour  où,  au  lieu  d'un  domicile  d'occasion  et  de 
rencontre,  il  a  reçu  de  la  munificence  nationale  un  palais  que  l'on 
s'est  tout  au  moins  proposé  de  rendre  digne,  par  son  ampleur  et  sa 
beauté,  des  merveilles  qu'il  renferme  et  qu'il  expose  si  libérale- 
ment à  l'admiration  et  aux  recherches  des  artistes  et  des  savans. 

George  Perrot. 


L'ORIGINE  DES  CROYANCES 


RELATIVES 


A   LA  VIE   FUTURE 


I.  Early  history  of  Mankind,  par  B.  Tylor,  Londres  1871.  —  II.  A  critieal  history  of  the 
doctrine  of  a  future  life,  par  William  Rounseville- Alger,  New-York,  1811.  —  III.  Prime- 
val  Man,  par  le  due  d'Argyll,  Londres  1870.  —  IV.  L'IImnme  avant  l'histoire,  par  sir 
John  Lubbock,  trad.  par  M.  Barbier,  Paris  1867.  —  V.  Les  Origines  de  la  civilisation, 
par  le  même,  trad.  française,  Paris  1873.  —  "VI.  Les  Pionniers  français  dans  l'Amérique  du 
Nord,  par  Parkman,  trad.  française  do  M™»  la  comtesse  de  Clermont-Tonnerre,  Paris  1874. 


Dans  la  science  comme  dans  la  politique,  notre  époque  est  déci- 
dément peu  clémente  aux  prétentions  du  droit  divin.  11  n'y  a  pas 
bien  longtemps  encore,  peu  de  gens  contestaient  que  l'homme  n'eût 
été  établi  par  Dieu  même  souverain  de  tous  les  êtres  qui  l'entou- 
rent :  l'origine  sacrée  de  cette  royauté  rencontre  aujourd'hui  de 
véhémens  et  nombreux  adversaires.  Pour  en  rechercher  les  titres, 
on  fouille  curieusement  les  archives  du  genre  humain  ;  on  éventre 
les  cavernes  à  ossemens  de  la  Dordogne  et  des  Pyrénées,  les  tas  de 
coquillages  des  côtes  du  Danemark,  les  tumuli  de  partout;  on  bou- 
leverse les  couches  du  diluvium,  des  terrains  quaternaires  et  ter- 
tiaires, et  l'on  ne  trouve  plus,  nous  dit-on,  à  la  place  de  l'Adam 
biblique,  rayonnant  de  beauté,  d'intelligence,  qu'un  troglodyte  mi- 
crocéphale, aux  appétits  de  brute,  sans  famille,  presque  sans  lan- 
gage, condamné,  pour  ne  pas  périr,  à  une  lutte  de  tous  les  instans 
contre  les  grands  pachydermes,  et  tenant  sa  royauté  précaire  d'un 
couteau  de  silex  ou  d'un|harpon  d'os.  Puis,  à  défaut  de  documens 


558  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

positifs,  on  remonte  par  l'induction  dans  un  passé  encore  plus  loin- 
tain, et  l'on  nous  montre,  aux  derniers  âges  de  l'époque  secondaire, 
quelques  singes,  plus  heureux  ou  plus  avisés  que  les  autres,  pre- 
nant lentement  l'habitude  de  la  station  droite,  et,  grâce  à  quelque 
privilège  fortuit  de  leur  organisation  cérébi'ale,  tiaiisformant  en 
sons  articulés,  symboles  de  la  pensée  naissante,  les  cris  rauques  qui 
n'avaient  traduit  jusque-là  que  de  bestiales  sensations.  Quant  à 
cette  noblesse  originelle  dont  le  récit  de  la  Genèse  fait  resplendir 
le  signe  au  front  du  premier  honmie,  quant  à  ces  facultés  supé- 
rieures par  lesquelles  se  serait  établie  tout  d'abord,  sans  transition 
possible  de  la  bête  à  nous,  la  souveraineté  du  règne  humain^  cer- 
taine science  les  déclare  absolument  chimériques.  Nulle  différence 
de  nature  entre  l'intelligence  de  l'animal  et  la  nôtre.  De  part  et 
d'autre,  les  opérations  mentales  sont  les  mêmes,  les  produits  seuls 
diffèrent  :  l'homme  a  plus  d'idées,  il  aperçoit  plus  de  rapports,  il 
généralise  davantage;  mais  ni  l'abstraction,  ni  le  jugement,  ni  la 
généralisation  ne  lui  appartiennent  en  propre.  La  moralité,  la  reli- 
giosité, qu'on  a  tenté  de  maintenir  comme  suprêmes  barrières  entre 
l'animalité  et  l'humanité,  se  résolvent  pour  l'analyse  en  des  concep- 
tions qui  ne  supposent  nullement  chez  l'homme  d'antres  facultés 
que  celles  dont  sont  doués  les  mammifères  les  plus  parfaits. 

Nous  voudrions  chercher  dans  cette  étude  quelle  est,  suivant  la 
théorie  transformiste,  l'origine  des  idées  de  l'âme,  de  l'immorta- 
lité, de  la  vie  future.  Peuvent-elles  sortir,  par  une  évolution  natu- 
relle, d'opérations  ou  de  facultés  mentales  qui  nous  soient  com- 
munes avec  les  animaux?  Ceux-ci  sont-ils  capables  de  les  former 
comme  nous?  N'impliquent-elles  à  aucun  degré  l'intuition  d'un  prin- 
cipe cpie  l'expérience  ne  donne  pas,  le  pressentiment  d'une  destinée 
qui  ne  s'accomplit  pas  tout  entière  dans  les  étroites  limites  du 
monde  sensible?  On  voit  la  gravité  du  problème.  Les  questions 
d'origine,  que  la  prudence  de  Jouffroy  proposait  d'ajourner,  s'im- 
posent impérieusement  au  spiritualisme  contemporain  :  de  témé- 
raires hypothèses  les  soulèvent,  les  résolvent  de  lotnes  parts  au- 
tour de  lui;  il  faut  qu'il  les  regarde  en  face  et  prenne  souci  d'y 
faire  des  réponses  qui  donnent  une  force  nouvelle  aux  preuves  dont 
il  s'est  contenté  jusqu'ici.  Le  temps  est  passé,  nous  senihle-t-il,  où 
l'on  pouvait  étudier  les  idées  et  les  croyances  fondamentales  qui 
constituent  l'esprit  humain  sans  s'inquiéter  des  dé\elopppmens  suc- 
cessifs, des  métamorphoses  infinies  qui,  à  travers  les  siècles,  sous 
l'influence  des  causes  les  plus  diverses,  ont  amené  «-es  idées  et  ces 
croyances  au  degré  de  précision,  d'abstraction,  de  ,c:'^Miéralité,  d'au- 
torité, qu'elles  semblent  posséder  naturellement  aujourd'hui.  Il  faut 
faire  sa  place  dans  notre  philosophie  au  point  de  vue  historique  et 


LA    CROYA^'CE    A    LA    VIE    FUTURE.  559 

évolutionniste  :  la  psychologie  comparée  des  races,  depuis  l'homme 
primitif  jusqu'à  l'Européen  cultivé  du  xix^  siècle,  doit  devenir  un 
des  chapitres  les  plus  importans  de  la  science  de  l'âme.  ISous  sommes 
en  un  mot  pour  une  application  aussi  large  que  possible  de  la  mé- 
thode expérimentale,  qui,  entre  les  mains  de  Jouffroy  et  de  ses  dis- 
ciples, n'a  guère  eu  d'autre  objet  que  l'étude  du  moi  individuel.  A 
celte  condition  seulement,  les  résultats  auront  toute  la  valeur  d'in- 
ductions légitimes  et  seront  à  l'abri  des  chances  d'erreur  auxquelles 
une  expérience  dont  la  base  est  trop  étroite  a  tant  de  peine  à  se 
soustraire. 

I. 

Pour  surprendre  à  leur  origine  les  idées  vraiment  essentielles  à 
l'esprit  humain,  il  semble  que  le  moyen  le  plus  sûr,  ce  soit  d'obser- 
ver les  enfans;  mais  on  s'aperçoit  bien  vite  que  la  chose  n'est  pas 
aussi  facile  qu'elle  en  a  l'air.  Si  l'on  veut  en  effet  que  les  observa- 
tions îiient  toute  la  valeur  requise,  il  faut  qu'elles  portent  sur  la 
première  enfance,  qu'elles  saisissent  l'homme  en  quelque  sorte  au 
moment  où  il  vient  au  monde,  où  nulle  idée  d'importation  étran- 
gère n'a  pu  encore  pénétrer  dans  son  espiit.  Or  une  telle  condition 
est  de  tout  point  irréalisable.  Aucun  souvenir  ne  peut  remonter 
jusque-là,  et  les  vagissemens  du  nouveau-né  ne  nous  disent  rien 
de  ce  qui  se  passe  dans  le  mystère  de  son  intelligence  endormie. 
Plus  tard,  quand  le  premier  langage  traduira  au  dehors  les  premiers 
essais  de  la  pensée,  cette  pensée,  tout  enveloppée  de  sensations, 
presque  inconnue  pour  elle-même,  sans  nulle  empreinte  de  person- 
nalité, sera  déjà  le  reflet  plus  ou  moins  fidèle  des  pensées  qui  l'en- 
tourent et  la  sollicitent;  l'homme  est  autrui  avant  d'être  lui-même. 
Ajoutez  que,  quelque  disposé  qu'on  soit  à  ne  pas  exagérer  le  rôle  de 
l'hérédité,  il  est  difficile  de  prouver  que  l'enfant  n'apporte  pas,  im- 
primées pour  ainsi  dire  dans  les  plis  de  son  cerveau,  quelques-unes 
des  dispositions  intellectuelles  de  ses  parens,  de  ses  ancêtres,  de  sa 
race  tout  entière. 

L'enfant  ne  nous  apprend  donc  rien  sur  les  idées,  les  dispositions 
mentales  de  l'humanité  naissante.  Aussi  a-t-on  fini  par  s'adresser 
aux  peuples  sauvages.  On  croyait  saisir  là  le  genre  humain  près  de 
sa  source;  on  avait  la  rare  fortune  de  rencontrer  dans  des  corps 
adultes  des  intelligences  qu'on  se  figurait  vierges  de  toute  idée  fac- 
tice, de  toute  croyance  artificielle,  ayant  de  plus  à  leur  service  des 
langues  qu'il  n'était  pas  impossible  d'interpréter.  Les  sauvages  de- 
vinrent bieniôL  les  oracles  d'une  certaine  philosophie. 

Locke  fut,  à  notre  connaissance,  le  premier  artisan  de  leur  crédit. 


560  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

H  fit  servir  leur  témoignage  à  battre  en  brèche  les  idées  innées  de 
Descartes.  Un  vieil  argument  prétend  fonder  les  principales  vérités 
de  la  métaphysique,  de  la  morale,  de  la  religion  naturelle,  sur  le 
consentement  universel  du  genre  humain.  Locke  feuilleta  les  voya- 
geurs et  prouva  ou  crut  prouver  que  les  idées  d'un  Dieu  créateur, 
d'une  âme  immortelle,  d'une  règle  absolue  des  mœurs,  sont  com- 
plètement étrangères  à  l'esprit  d'un  grand  nombre  de  peuplades 
sauvages.  La  philosophie  française  du  xviii^  siècle,  issue  de  Locke, 
le  suivit  dans  cette  voie.  Les  sauvages  devinrent  à  la  mode;  on  les 
enrôla  contre  le  rationalisme  métaphysique  du  siècle  précédent  ;  on 
leur  fit  dire  à  peu  près  tout  ce  qu'on  voulut.  Sous  la  bannière  de 
Jean-Jacques,  ils  montaient  à  l'assaut  de  la  civilisation  ;  sous  celle 
d'Helvétius ,  ils  combattaient  pour  la  morale  du  plaisir  et  de  l'é- 
goïsme. 

L'homme  de  la  nature  passe  à  l'état  de  personnage  d'opposition; 
on  le  pare  de  toutes  les  vertus  :  il  est  sincère,  exempt  de  préjugés, 
surtout  sensible;  le  despotisme  des  tyrans,  la  fourberie  des  prê- 
tres, n'ont  pas  encore  altéré  la  naïve  ingénuité  de  son  âme  ni  faussé 
l'heureuse  rectitude  de  son  jugement.  Il  ignore  les  arts  corrupteurs, 
le  joug  des  conventions  sociales,  les  scrupules  d'une  pudeur  hypo- 
crite. Sur  la  foi  suspecte  de  je  ne  sais  quel  voyageur,  Helvétius 
nous  apprend  qu'à  Siam  la  loi  ordonne  aux  femmes  de  s'offrir  à 
tout  venant,  et  le  voilà  près  de  s'attendrir  au  spectacle  de  cette 
touchante  promiscuité. Toute  cette  société,  raffinée  à  l'excès,  étouffe 
dans  ses  salons  dorés  et  rêve  les  huttes  de  bambou  d'Otaïti. 

Par  malheur,  Otaïti  est  loin  de  Paris;  il  fallait,  sur  le  compte  des 
sauvages,  se  contenter  de  relations  d'une  exactitude  souvent  dou- 
teuse. Que  n'eût-on  pas  donné  pour  avoir  sous  la  main  un  sauvage 
authentique  qu'on  pût  interroger,  examiner  à  loisir  et  qui  fût  le  té- 
moignage vivant  de  cet  état  de  nature  célébré  par  les  philosophes, 
comme  autrefois  l'âge  d'or  par  les  poètes  !  Aussi  fut-ce  un  cri  de 
joie  quand  on  apprit  qu'on  avait  découvert  dans  une  forêt  de  l'Avey- 
ron  un  vrai  sauvage.  Les  docteurs  en  idéologie  s'apprêtaient  à  faire 
l'étude  minutieuse  d'un  si  précieux  sujet.  L'illusion  fut  de  courte 
durée  ;  on  reconnut  que  l'homme  de  la  nature  n'était  qu'un  pauvre 
idiot  échappé  d'une  maison  de  fous.  A  la  même  époque,  Palissot 
avait  jeté  un  juste  ridicule  sur  ces  doctrines,  qui  prétendaient  nous 
offrir  comme  modèles  des  ancêtres  à  quatre  pattes,  et  vers  1780  on 
parlait  déjà  moins  des  sauvages. 

D'importans  travaux,  surtout  en  Angleterre  et  en  Amérique,  les 
ont  récemment  remis  en  honneur.  Des  explorations  nombreuses  et 
répétées  chez  les  tribus  indiennes  du  continent  américain,  au  centre 
de  l'Australie  et  de  l'Afrique,  dans  les  îles  de  l'Océanie,  presque 


LA  CROYANCE  A  LA  VIE  FUTURE.  561 

jusqu'aux  deux  pôles,  ont  accumulé  les  renseignemens  les  plus  pré- 
cis, les  plus  variés.  L'archéologie  préhistorique,  la  philologie  com- 
parée, ont  apporté  leur  contingent  de  lumières;  le  transformisme  a 
fourni,  avec  quelques  faits  bien  constatés,  de  séduisantes  conjec- 
tures, et  aujourd'hui  les  données  expérimentales  d'une  psychologie 
de  l'humanité  primitive  ne  font  pas  absolument  défaut.  Ces  don- 
nées ,  M.  Tylor,  dans  son  Histoire  primitive  du  genre  humain^ 
M.  M'Lennan  dans  son  Mariage  ])rimitif,  M.  Alger  dans  son  His- 
toire critique  de  la  doctrine  d'une  vie  future,  M.  de  Quatrefages 
dans  son  remarquable  livre  sur  V  Unité  de  l'espèce  humaine,  le  duc 
d'Argyll  dans  son  court  et  substantiel  écrit  sur  V Homme  primitif, 
M.  Lubbock  enfin  dans  ses  deux  ouvrages  si  complets,  V Homme 
avant  l'histoire  et  les  Origines  de  la  civilisation,  —  les  ont  habile- 
ment mises  en  œuvre  :  sans  poursuivre  tous  le  même  but,  sans 
aboutir  aux  mêmes  conclusions,  ils  ont  employé  cette  même  mé- 
thode qu'on  pourrait  appeler  d'expérience  psychologique  externe, 
dont  l'observation  des  sauvages  constitue  l'essentiel  procédé. 

Nous  n'avons  nulle  envie  de  mettre  en  doute  l'importance  de 
cette  sorte  d'observation  :  elle  répond  à  ce  besoin  d'enquête  histo- 
rique qui  est  l'un  des  caractères  éminens  et  l'un  des  titres  de  notre 
époque.  En  nous  faisant  assister  aux  humbles  commencemens  du 
développement  humain,  elle  nous  permet  de  suivre  la  formation 
lente  d'idées  et  de  croyances  qu'on  était  tenté  de  regarder  autrefois 
comme  autant  d'aperceptions  a  priori,  de  formes  de  l'intelligence, 
inexplicables  autrement  que  par  une  mystérieuse  innéité.  Elle  con- 
firme en  bien  des  cas  cette  loi  de  continuité  qui  est  un  des  postulats 
de  la  raison  humaine,  et  dont  les  évolutionnistes,  après  Leibniz, 
mais  autrement  que  lui,  s'efforcent  de  retrouver  la  présence  et  l'ac- 
tion dans  la  totalité  des  phénomènes  observables. 

Malheureusement  une  foule  de  causes  d'erreur  rendent  fort  diffi- 
cile l'emploi  légitime  d'un  pareil  procédé.  Les  assertions  des  voya- 
geurs sont  souvent  suspectes.  S'ils  ne  méritent  pas  toujours  une 
entière  créance  quand  il  s'agit  des  armes,  des  habitations,  des  cou- 
tumes, des  caractères  ethnologiques,  des  productions  et  de  la  faune 
du  pays,  avec  quelles  précautions  ne  doit-on  pas  accepter  leur  té- 
moignage sur  les  idées  morales  et  religieuses  des  peuplades  qu'ils 
ont  visitées  !  Ces  idées  sont  généralement  fort  confuses  dans  l'esprit 
des  sauvages;  la  langue  qui  les  traduit  est  des  plus  rudimentaires  : 
comment  exprimerait- elle  les  plus  simples  abstractions?  De  plus 
les  sauvages  n'aimeni  pas  qu'on  les  interroge  sur  certaines  choses  : 
il  semble  que  leurs  superstitions  leur  apparaissent  plus  terrifiantes 
quand  elles  prennent  un  corps  par  le  langage,  ou  qu'ils  craignent 
de  livrer  à  la  risée  des  blancs  des  croyances  d'autant  plus  vénéra- 

TOME  xrr.  —  1875,  ,  36 


562  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

bles  pour  eux  qu'elles  les  font  plus  trembler.  Ajoutez  chez  la  plu- 
part une  invincible  paresse  d'esprit,  une  incapacité  presque  absolue 
de  suivre  un  certain  ordre  logique  de  pensées,  qui  les  rendent  indif- 
férens  à  tout  ce  qui  n'a  pas  pour  objet  l'immédiate  satisfaction  des 
besoins  physiques.  Les  croyances  morales  et  religieuses  sont  deve- 
nues pour  eux  comme  des  coutumes  qu'ils  observent  par  tradi- 
tion sans  trop  s'inquiéter  de  leur  origine  et  de  leur  signification. 

A  ces  difficultés  de  l'enquête  se  joignent  celles  de  l'interprétation. 
INotre  état  intellectuel,  moral,  social,  religieux,  est  tellement  diffé- 
rent de  celui  des  sauvages  que  nous  avons  la  plus  grande  peine  à 
entrer  dans  leur  esprit.  Voyageurs  et  missionnaires  les  abordent 
avec  des  idées  préconçues,  et  courent  risque  de  les  voir  plus  ou 
moins  dégradés  qu'ils  ne  sont.  En  outre  il  leur  arrive  de  générali- 
ser trop  vile  et  de  conclure  sans  précaution  de  quelques  individus  à 
toute  une  race.  De  là  sur  les  mêmes  peuplades  des  renseignemens 
souvent  contradictoires. 

Admettons  enfin  que  toutes  ces  causes  d'erreur  n'existent  pas. 
Supposons  que  nous  ayons  aujourd'hui  les  élémens  exacts,  complets, 
authentiques,  d'une  psychologie  des  sauvages;  aurions-nous  mis  la 
main  sur  les  vraies  origines  des  idées  et  croyances  fondamentales 
de  l'humanité?  Pourrions-nous  nous  flatter  de  posséder  une  image 
à  peu  près  fidèle,  au  point  de  vue  moral  et  religieux,  de  l'homme 
primitif?  Nullement,  car  ici  nous  avons  à  compter  avec  une  opinion 
qui  porte  le  caractère  de  la  probabilité  la  plus  haute  :  c'est  celle 
qui  ne  voit  dans  les  sauvages  actuels  que  les  débris  de  races  dégé- 
nérées. Cette  hypothèse  fut  pour  la  première  fois  soutenue  avec 
éclat  par  M.  de  Bonald,  il  l'appuyait  principalement  sur  des  argu- 
mens  de  l'ordre  théologique.  Vivement  attaquée  par  les  transfor- 
mistes, dont  la  théorie  exige  impérieusement  que  l'homme  primitif 
ait  été  aussi  voisin  que  possible  de  la  brute,  elle  a  trouvé  récem- 
ment d'habiles  défenseurs  chez  les  adversaires  de  M.  Darwin  et  de 
son  école.  Au  premier  rang  se  sont  placés  en  Angleterre  l'archevê- 
que Whately  et  le  duc  d'Argyll. 

L'archevêque  Whately  part  de  ce  fait,  établi  suivant  lui  par  l'ex- 
périence, qu'aucune  race  absolument  sauvage  ne  peut  d'elle-même 
s'élever  à  un  état,  même  peu  avancé,  de  civilisation.  Il  cite  comme 
exemple  les  indigènes  de  la  Nouvelle-Zélande,  qui  «  paraissaient  être 
dans  un  état  tout  aussi  avancé  quand  Tasman  a  découvert  le  pays 
en  16/i2  qu'ils  l'étaient  quand  Cook  les  a  visités  cent  vingt- sept 
ans  plus  tard.  »  L'existence  actuelle  de  nations  civilisées  prouve 
donc  que  les  premiers  hommes  ont  possédé  un  minimum  d'indus- 
trie, de  moralité,  do  religion,  qu'il  est  difficile  de  déterminer,  mais 
qui,  'dans  tous  les  cas,  fut  bien  supérieur  au  niveau  des  peuplades 


LA  CROYANCE  A  LA  VIE  FUTURE.  563 

aujourd'hui  les  plus  dégradées.  Pour  Whately,  l'homme  primitif  fut 
nécessairement  pasteur  et  agriculteur. 

Ces  assertions  sont  assez  contestables.  L'état  stationnaire  des 
indigènes  de  la  Nouvelle-Zélande  ne  prouve  rien  :  une  période-  de 
cent  vingt-sept  ans  est  beaucoup  trop  courte  pour  produire  un 
changement  appréciable  de  condition  chez  les  sauvages.  Plusieurs 
faits  d'ailleurs  établissent  jusqu'à  l'évidence  que  ceux-ci  sont  ca- 
pables de  progrès.  De  plus,  si  l'homme  primitif  avait  connu  l'agri- 
culture et  l'élevage  des  troupeaux,  comment  expliquer  que,  chez  un 
grand  nombre  de  peuplades,  deux  arts  aussi  utiles  se  soient  per- 
dus? Les  indigènes  de  l'Australie,  ceux  des  deux  Amériques,  igno- 
raient l'un  et  l'autre.  Dira-t-on  que  leurs  ancêtres  plus  civilisés  ne 
les  ignoraient  pas,  mais  qu'une  lente  décadence  en  a  peu  à  peu 
eflacé  jusqu'au  souvenir?  En  ce  cas,  on  trouverait  aujourd'hui  à 
l'état  sauvage,  en  Américpie  et  en  Australie,  des  troupeaux  de  bes- 
tiaux, descendans  de  ceux  qui  auraient  été  importés  à  l'origine; 
on  trouverait  tout  au  moins  des  squelettes  attestant  l'existence  an- 
térieure d'animaux  domestiques,  bœufs,  moutons,  etc.;  or,  ni  en 
Australie  ni  en  Amérique,  on  n'en  a  jamais  découvert  aucun.  De 
même  nul  doute  qu'on  n'eût  découvert  des  variétés  de  plantes  sau- 
vages témoins  de  l'antique  présence  des  céréales,  si  l'agriculture 
avait  autrefois  fleuri  sur  ces  deux  conlinens. 

Telles  sont  les  solides  argumens  de  M.  J.  Lubbock  contre  la  thèse 
de  l'archevêque  Whately.  Le  duc  d'Argyll  maintient  les  conclusions 
de  Whately,  mais  en  les  appuyant  de  meilleures  preuves.  Il  établit 
une  distinction,  heureuse  selon  nous,  entre  le  degré  de  savoir  et 
le  degré  de  moralité  des  races  sauvages.  Il  admet  que  le  savoir  a  pu 
à  l'origine  être  à  peu  près  nul  et  l'état  industriel  rudimentaire,  il 
abandonne  l'hypothèse  peu  défendable  d'un  peuple  primitif  agri- 
culteur et  pasteur;  mais  il  soutient  que,  dès  le  premier  jour,  l'hu- 
manité fut  pourvue  d'idées  morales  assez  pures;  elles  furent  alors, 
selon  lui,  comme  elles  le  sont  encore,  les  conditions  essentielles  de 
tout  progrès. 

Les  coutumes  barbares  et  immorales,  l'absence  de  toute  reli- 
gion, que  constatent  chez  certains  peuples  sauvages  les  relations 
des  voyageurs,  s'expliquent  donc  uniquement  par  une  décadence 
plus  ou  moins  profonde.  Ce  sont  les  signes  et  les  effets  d'une  dévia- 
tion dans  le  développement  humain,  et  non  les  caractères  naturels 
d'une  première  et  universelle  période  de  ce  développement.  Quant 
aux  causes  qui  ont  pu  abaisser  au-dessous  même  du  niveau  primor- 
dial ces  races  déshéritées,  le  duc  d'Argyll  les  cherche  dans  l'in- 
fluence funeste  d'un  milieu  inhospitalier.  Reléguées  par  l'invasion 
et  la  conquête  à  l'extrémité  des  continens,  parmi  les  rochers  volca- 


564  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

niques  de  la  Terre-de-Feu  ou  dans  cette  lugubre  nuit  du  pôle  nord 
qui  dure  six  mois,  contraintes,  pour  ne  pas  mourir,  à  raidir  sans 
cesse  toutes  les  forces  de  leur  corps  et  de  leur  esprit,  elles  ont  dû 
perdre  peu  à  peu  les  plus  nobles  traits  de  l'humanité.  Et  de  fait, 
c'est  aux  extrémités  septentrionale  et  méridionale  de  l'Amérique, 
au  sud  de  l'Afrique,  chez  les  Boschimans,  les  Fuégiens,  les  Esqui- 
maux, que  l'humanité  semble  le  plus  près  de  se  confondre  dans 
l'animalité.  «  L'occupation  constante  d'un  chasseur  esquimau,  dit 
le  duc  d'Ârgyll,  est  de  se  tenir  à  l'affût,  auprès  d'un  trou  dans  la 
glace,  pendant  de  longues  heures,  avec  une  température  de  30  de- 
grés au-dessous  de  zéro,  attendant  qu'un  veau  marin  vienne  res- 
pirer. Et  quand  enfin  il  a  frappé  sa  proie,  son  seul  bonheur  est  de 
se  gorger  de  la  chair  et  de  la  graisse  crue  de  l'animal.  Il  est  pres- 
que impossible  à  l'homme  civilisé  de  concevoir  une  vie  aussi  mi- 
sérable et,  sous  bien  des  rapports,  aussi  brutale  que  la  vie  de  ce 
peuple  pendant  la  longue  nuit  de  l'hiver  arctique.  » 

M.  Lubbock  combat  vivement  les  assertions  du  duc  d'Argyll.  A 
l'en  croire,  le  duc  a  calomnié  les  Esquimaux  pour  les  besoins  de  sa 
cause,  et,  invoquant  à  son  tour  le  témoignage  toujours  complaisant 
des  voyageurs,  M.  Lubbock  nous  montre,  sous  ces  huttes  de  neige, 
à  la  lueur  fumeuse  et  nauséabonde  de  l'huile  de  baleine,  l'aimable 
simplicité  et  toutes  les  vertus  de  l'âge  d'or.  11  remarque  en  outre 
que  dans  les  contrées  les  plus  favorisées  de  la  nature,  au  Brésil  par 
exemple,  les  indigènes  sont  plus  sauvages  que  ceux  des  latitudes 
polaires.  Ce  n'est  pas  uniquement  la  conquête  qui  a  peuplé  de  fu- 
gitifs les  extrémités  des  continens,  c'est  encore  et  surtout  l'émigra- 
tion provoquée  par  l'accroissement  de  la  population.  Ces  essaims, 
successivement  détachés  de  la  grande  ruche  humaine,  ne  furent  pas 
nécessairement  de  faibles  vaincus  :  ce  furent  presque  toujours  d'é- 
nergiques aventuriers,  les  meilleurs  et  les  plus  courageux  de  la 
tribu,  qui  s'en  allaient,  pleins  de  confiance,  droit  devant  eux,  jus- 
qu'au jour  où  la  terre  leur  manquait. 

Ces  vues  de  M.  Lubbock  ont  leur  valeur  :  il  se  rencontre  avec 
Buckle  dans  l'opinion,  confirmée  par  l'histoire,  que  les  pays  les  plus 
fertiles,  dispensant  l'homme  de  tout  effort,  sont  peu  propres  au  dé- 
veloppement de  la  civilisation.  Pourtant  il  est  bien  douteux  aussi 
que  les  climats  extrêmes  n'opposent  pas  des  obstacles  presque  in- 
vincibles au  progrès  humain.  Il  semble  difficile  de  contester  qu'à 
l'origine  la  guerre  et  la  conquête  n'aient  eu  la  plus  grande  part 
dans  la  dispersion  des  hommes  sur  la  surface  entière  du  globe. 
D'ailleurs  les  causes  de  cette  dispersion  importent  assez  peu.  Sur- 
vivans  dépossédés  des  races  vaincues  ou  colons  volontaires,  les  an- 
cêtres des  sauvages  ont  pu  également,  par  des  circonstances  fort 


LA  CROYANCE  A  LA  VIE  FUTURE.  565 

diverses,  descendre  peu  à  peu  l'échelle  de  la  dégradation  jusqu'au 
point  où  nous  les  voyons  presque  immobiles  aujourd'hui. 

Quelques  faits  bien  constatés  permettent  de  conclure  qu'il  en  fut 
souvent  ainsi.  Les  Boschimans  par  exemple  ont  été  présentés  par 
certains  voyageurs  comme  une  race  à  part,  la  dernière  des  races 
humaines.  Bory  de  Saint- Vincent  nous  les  montre  tellement  abru- 
tis, qu'ils  ne  peuvent  même  servir  comme  esclaves;  sans  habitations, 
nus,  errant  dans  les  forêts  par  petites  bandes  ou  familles  séparées, 
se  nourrissant  de  racines  sauvages,  d'œufs  de  fourmis,  de  lézards, 
de  serpens,  d'insectes  immondes,  à  peine  sont-ils  au-dessus  de 
l'orang-outang.  Voilà  peut-être  le  vrai  point  de  départ  de  l'huma- 
nité, l'image  fidèle  de  l'homme  au  sortir  de  la  brute!  —  Informa- 
tions prises,  le  tableau  a  été  trouvé  beaucoup  trop  sombre,  et  des 
inductions  tirées  de  la  comparaison  des  langues  ont  établi  l'identité 
de  race  entre  les  Boschimans  et  les  Hottentots.  Chassés  de  leur  pays 
à  la  suite  de  luttes  intestines,  ces  malheureux  Boschimans,  de  pas- 
teurs qu'ils  étaient,  sont  devenus  voleurs;  traités  en  bêtes  fauves, 
ils  en  ont  pris  l'aspect  et  les  mœurs.  Leurs  ancêtres  n'avaient  pas 
subi  cette  honteuse  dégradation,  et  n'étaient  pas  sans  doute  infé- 
rieurs à  ces  Hottentots  modernes  sur  l'intelligence  et  la  moralité 
desquels  Kolben  nous  a  laissé  des  témoignages  presque  flatteurs. 

Ce  fait,  signalé  par  le  docteur  Prichard,  d'autres  encore  recueillis 
par  M.  Tylor,  donnent  un  grand  poids  à  l'opinion  que  les  races  qui 
occupent  aujourd'hui  les  derniers  degrés  de  l'échelle  humaine  sont 
tombées  fort  au-dessous  du  niveau  primitif.  Il  est  d'ailleurs  impos- 
sible de  concevoir  que  l'homme  ait  jamais  vécu  en  dehors  de  toute 
société,  fût-ce  la  plus  étroite,  la  famille,  et  toute  société  implique, 
chez  ceux  qui  la  composent,  certaines  notions  morales  élémen- 
taires, les  idées  de  justice,  de  droit  et  de  devoir.  Ces  idées,  à  leur 
tour,  en  impliquent  d'autres,  celles  d'une  sanction  de  la  vie  future, 
d'un  être  rémunérateur  et  vengeur.  Les  concepts  moraux  essentiels 
à  l'humanité  s'enchaînent  par  les  liens  d'une  déduction  invincible; 
poser  l'un  d'eux,  c'est  les  poser  tous.  Sans  doute,  à  l'origine,  cette 
déduction  ne  fut  pas  clairement  aperçue,  une  intuition  aussi  vive 
qu'indistincte  précéda  l'analyse  et  la  réflexion,  mais  le  fait  primor- 
dial et  vraiment  caractéristique  de  l'esprit  humain  fut  la  conscience 
immédiate  d'une  règle  du  bien  et  du  mal,  quelles  qu'en  aient  été 
les  applications  particulières,  et  de  ce  fait  découla,  selon  nous,  l'en- 
semble des  doctrines  religieuses  et  des  croyances  relatives  à  la  des- 
tinée de  l'âme  après  la  mort. 

Ce  sont  là,  il  est  vrai,  des  considérations  a  priori;  elles  ne  nous 
dispensent  pas  de  suivre  les  transformistes  sur  leur  propre  terrain 
et  de  discuter  l'explication  qu'ils  prétendent  fournir.  C'est  ce  que 


566  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

nous  allons  faire;  mais  auparavant  il  était  indispensable  de  réduire 
à  leur  juste  valeur  les  inductions  tirées  de  l'état  mental  des  sau- 
vages contemporains.  11  fallait  prouver  que  ceux-ci  n'ont  aucun 
titre  pour  représenter  à  nos  yeux  l'humanité  primitive,  et  fût-il 
établi  que  la  croyance  à  l'immortalité  de  l'âme  est  totalement  étran- 
gère à  certaines  peuplades,  on  n'en  saurait  légitimement  conclure 
qu'elle  n'est  pas  un  des  caractères  disiinctifs  de  l'espèce  humaine, 
et  qu'elle  n'est  autre  chose  que  le  pioduit  ultérieur  et  pour  ainsi 
dire  accidentel  de  facultés  qui  nous  sont  communes  avec  les  ani- 
maux (1). 

II. 

La  mort  est  un  phénomène  qui  imprime  une  violente  secousse  à 
toute  imagination.  On  a  peine  à  concevoir  l'impression  qu'il  dut 
faire  sur  l'esprit  des  premiers  hommes.  Ce  chef  de  la  tribu,  si  fort, 
si  redoutable,  presqu'un  dieu  pour  les  siens,  le  voilà  raide,  im- 
mobile, glacé.  Parmi  tant  d'épouvantes  qui  assiègent  de  toutes 
parts  le  malheureux  sauvage,  celle-là  fut  la  plus  terrible.  La  nuit, 
les  cerveaux  sont  hantés  par  l'image  du  mort,  et,  comme  il  arrive 
en  songe,  on  le  voit  plus  grand,  plus  vigoureux;  il  semble,  comme 
dit  Lucrèce,  mouvoir  des  membres  plus  vastes,  posséder  une  vie 
plus  pleine,  être  invulnérable  à  tous  les  coups.  Au  réveil,  on  s'in- 
terroge, on  se  communique  les  visions  du  sommeil  :  le  chef  est  vi- 
vant, puisqu'on  l'a  vu;  ces  intelligences  ignorantes  distinguent  mal 
entre  les  fantômes  imaginaires  qui  flottent  dans  le  crépuscule  des 
rêves  et  les  réalités  que  les  sens  perçoivent.  Pourtant  le  cadavre 
est  là  :  on  l'assied  dans  sa  hutte,  devenue  chambre  funéraire;  ce 
n'est  pas  ce  corps  inerte  qui  a  triomphé  de  la  mort  :  qu'est-ce 
donc?  Une  forme  qui  lui  ressemble,  quelque  chose  sans  doute  qui 
vivait,  se  mouvait  avec  lui,  et  s'est  brusquement  séparé  de  lui,  son 
ombre  peut-être?  Oui,  car  au  coucher  du  soleil,  à  cette  heure  où 
l'imagination  se  sent  envahir  par  les  vagues  inquiétudes  de  la  nuit, 

(1)  Il  est  prol3al)le  du  reste  que  le  nombre  des  peuplades  et  des  races  étrangères  à 
ces  croyances  a  été  fort  exagéré.  «  Il  n'y  a  pour  ainsi  dire  pas  une  nation  de  la  Guinée, 
dit  Prichard,  qii  ne  croie  que  l'ànie  est  immortelle,  qu'elle  continue  à  vivre  après  la 
séparation  du  corps,  qu'elle  a  certiiins  besoins,  accomplit  certaines  actions  et  est  ca- 
pable spécialement  d'éprouver  du  bonheur  ou  du  malheur.  »  Quant  aux  peuples  civi- 
lisés de  rancien  monde,  M.  Henri  Martin  a  vigoureusement  réfuté  l'opinion  de  ceux 
qui  prétendent  qu'on  ne  trouve  pas  trace  dans  les  livres  saints  des  Hébreux  de  la 
croyance  à  rimniortalité,  et  tout  récemment  M.  Ravaisson,  dans  uu  beau  mémoire  sur 
les  Monumens  funéraires  chez  les  anciens,  a  montré  que  certaines  scènes  des  monu- 
mens  grecs,  appelées  généralement  des  adieux,  expriment  au  contraire  une  foi  très 
manifeste  à  une  réunion  ultérieure. 


LA  CROYANCE  A  LA  VIE  FUTURE.  567 

l'ombre  est  plus  grande  que  le  corps  auquel  elle  s'attache  :  plus 
grande  aussi  que  son  corps  était  l'image  du  chef  apparu.  De  là 
cette  croyance,  universelle  dans  l'enfance  des  peuples,  que  ce  qui 
survit  à  l'homme,  c'est  son  ombre;  de  là  aussi  l'opinion  de  certaines 
tribus  sauvages,  que  les  cadavres  ne  font  pas  d'ombre  au  soleil. 
Yoilà,  selon  M.  Spencer,  —  reproduisant,  sans  s'en  douter,  une 

vieille  théorie  de  Lucrèce  sur  la  formation  de  l'idée  des  dieux, 

voilà,  selon  l'école  transformiste,  le  point  de  départ  de  la  croyance 
à  la  vie  future.  Est-il  donc  besoin,  pour  en  expliquer  l'origine, 
d'avoir  recours  à  je  ne  sais  quel  instinct  supérieur,  privilège  exclu- 
sif de  l'espèce  humaine?  L'imagination  et  le  rêve  suffisent.  Or  cer- 
tains animaux  rêvent  et  imaginent.  M.  Darwin  avait  un  chien  oui 
témoignait  sa  frayeur  en  voyant  remuer  l'ombre  d'un  parasol.  De 
la  peur  des  ombres  à  celle  des  esprits,  il  n'y  a  qu'un  pas.  La 
croyance  à  l'immortalité  est  en  germe  dans  le  cerveau  du  chien. 

Suivons  maintenant  les  déveioppemens  naturels  que  cette  croyance 
dut  prendre  dans  l'esprit  humain.  Il  est  possible  qu'à  l'origine  les 
sauvages,  fascinés  par  le  prestige  que  la  puissance  des  chefs  exer- 
çait sur  leur  imagination,  leur  aient  attribué  le  privilège  à  peu  près 
exclusif  de  l'immortalité.  En  effet,  selon  le  témoignage  de  M.  Lub- 
bock,  «  aux  îles  Tonga,  les  chefs  sont  immortels,  les  Toas  ou  peuple 
sont  mortels;  quant  à  la  classe  intermédiaire  ou  Blooas,  il  y  a 
grande  différence  d'opinion.  »  Mais  la  piété  filiale  dut  être  aussi 
forte  et  produire  les  mômes  effets  que  le  respect  inspiré  par  les 
chefs.  Comment  croire  que  l'image  des  parens  morts  n'ait  pas  visité 
le  sommeil  des  enfans?  Et  comment  la  tendresse  filiale  n'eût-elle 
pas  accueilli  avec  joie  l'espérance  à  laquelle  l'illusion  du  rêve  sem- 
blait l'inviter?  L'amour  ne  se  résigne  pas  à  l'anéantissement  de 
l'objet  aimé.  Les  parens  morts  existent  donc  encore;  mais  cette 
existence  ne  dure  pas  plus  longtemps,  selon  l'opinion  primitive, 
que  leur  souvenir  dans  l'âme  de  leurs  enfans.  On  trouve  chez  cer- 
taines peuplades  sauvages  la  croyance  que  les  parens  survivent, 
mais  non  les  grands-parens. 

La  plus  simple  des  analogies,  le  désir  de  retrouver  plus  tard  les 
êtres  aimés,  l'horreur  instinctive  du  néant,  conduisirent  promp- 
tement  l'homme  à  penser  que  quelque  chose  de  lui  devait  sub- 
sister après  sa  mort.  D'ailleurs  ce  même  phénomène  du  rêve,  point 
de  départ  de  toute  cette  série  d'inductions,  ne  lui  prouvait-il  pas 
que  sa  pensée  pouvait  quitter  son  corps  immobile  et  se  trouver  in- 
stantanément transportée  aux  contrées  les  plus  éloignées?  «  Les 
Dayaks,  dit  M.  Saint-^John,  cité  par  M.  Tylor,  regardent  les  songes 
comme  des  événemens  réels.  Ils  croient  que  pendant  le  sommeil 
l'âme  tantôt  reste  dans  le  corps,  tantôt  l'abandonne  et  voyage  au 
loin;  ils  pensent  aussi  que,  soit  qu'elle  demeure  dans  le  corps  ou 


568  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

s'en  éloigne,  elle  voit,  entend,  parle  et  possède  une  prescience 
dont  elle  ne  jouit  plus  à  l'état  de  veille.  Les  évanouissemens  sont 
regardés  comme  produits  par  le  départ  de  l'âme,  occupée  à  quel- 
que lointaine  expédition.  Lorsqu'un  Européen  rêve  à  sa  patrie  ab- 
sente, les  Dayaks  pensent  que  son  âme  a  supprimé  l'espace  et  a 
rendu  une  rapide  visite  à  l'Europe  durant  la  nuit.  Un  grand  nombre 
de  tribus  croient  d'une  manière  analogue  que  les  songes  sont  des 
incidens  qui  surviennent  à  l'âme  pendant  ses  excursions  hors  du 
corps,  et  cette  idée  se  traduit  par  une  répugnance  superstitieuse  à 
réveiller  un  dormeur,  dans  la  crainte  de  bouleverser  son  corps.  Le 
père  Gharlevoix  a  trouvé  simultanément  les  deux  théories  en  ques- 
tion chez  les  Indiens  de  l'Amérique  du  Nord.  Un  songe  peut  être 
ou  bien  une  visite  faite  par  l'âme  à  l'objet  dont  on  rêve,  ou  bien 
une  vision  de  l'une  des  deux  âmes  du  dormeur  pendant  son  voyage 
à  travers  le  monde;  chaque  homme  en  effet  a  deux  âmes  dont  l'une 
reste  toujours  dans  le  corps.  Les  mêmes  Indiens  pensent  que  les 
songes  sont  d'origine  surnaturelle,  et  que  c'est  un  devoir  religieux 
d'y  conformer  sa  conduite.  Us  ne  peuvent  comprendre  que  les  blancs 
traitent  les  songes  comme  une  chose  sans  conséquence.  » 

On  voit  par  là  toute  l'importance  du  rêve  dans  la  formation  des 
idées  relatives  à  l'existence  de  l'âme,  à  ses  fonctions  et  à  sa  desti- 
née après  la  mort.  Les  philosophes  pensent  avec  raison  que,  pour 
prouver  l'immortalité  de  l'âme,  il  faut  établir  d'abord  qu'elle  peut 
exister  indépendamment  du  corps;  cette  démonstration  préliminaire, 
l'humanité  naissante  crut  la  voir  dans  le  fait  mystérieux  du  rêve. 
On  retrouverait  la  trace  vivante  de  ces  croyances  jusqu'aux  époques 
les  plus  civilisées.  Platon,  Gicéron,  toute  l'antiquité,  tout  le  moyen 
âge,  sont  convaincus  que  le  sommeil  nous  met  en  relation  directe 
avec  les  esprits  des  morts,  les  êtres  surnaturels ,  et  voilà  qu'au- 
jourd'hui même  un  homme  formé  pourtant  aux  sévères  méthodes 
de  la  science  contemporaine,  M.  Figuier  (1),  nous  propose  de  re- 
venir purement  et  simplement  à  ces  antiques  traditions.  Dans  ce 
phénomène  du  sommeil ,  la  physiologie  ne  voit  plus  qu'un  état 
particulier  du  cerveau,  ce  qui  fournit  aux  matérialistes  un  de  leurs 
plus  spécieux  argumens;  il  serait  assez  remarquable  qu'il  eût  donné 
naissance  au  spiritualisme. 

Mais  l'idée  philosophique  de  l'immortalité  fut  lente  à  se  dégager 
des  naïves  et  grossières  croyances  qui  furent  son  berceau.  Cette 
ombre  séparée  du  cadavre,  qui,  affectueuse  ou  terrible,  visite  la 
nuit  les  vivans,  est  encore  toute  matière,  matière  subtile  et  insai- 
sissable, vapeur  ou  fumée,  dont  le  moindre  choc  peut  dissiper  la 
fragile  existence.  Aussi  l'hiver,  quand  siffle  la  rafale,  et  que  la  tem- 

(1)  Le  Lendemain  de  la  mort,  Paris  1871. 


LA  CROYANCE  A  LA  ^lE  FUTURE.  569 

pête  déchaîne  au  loin  ses  colères,  le  sauvage,  enfermé  dans  sa 
pauvre  hutte,  la  pensée  toute  pleine  de  celui  qui  vient  de  partir, 
croit  entendre  au  dehors  comme  des  gémissemens  humains;  c'est 
l'âme  que  bat  la  tourmente,  et  dont  les  vents  emportent  peut-être 
la  vie  précaire  avec  les  lambeaux  déchirés.  Ces  terreurs  primitives 
laissèrent  longtemps  leur  empreinte  sur  les  imaginations.  Dans 
l'entretien  suprême  de  Socrate  avec  ses  disciples,  ceux-ci,  des  sages 
pourtant,  semblent  craindre  pareille  disgrâce  pour  l'âme  adorée  du 
maître  (1) ,  et  Virgile  nous  montre  aussi  les  âmes  se  déployant  au 
vent,  comme  des  voiles  de  navire,  pour  se  purifier  de  leurs  souil- 
lures. 

Panduntur  inanes 
Suspensae  ad  ventos. 

L'ombre  matérielle  a  dû  conserver  les  appétits,  les  besoins  et 
les  goûts  de  son  existence  terrestre.  Elle  a  faim  et  soif;  aussi  met- 
on  dans  le  tombeau,  près  du  cadavre  assis,  de  quoi  boire  et  man- 
ger. Cette  coutume  paraît  bien  avoir  été  universelle;  de  là  les  ban- 
quets funèbres,  si  souvent  figurés  sur  les  monumens  et  les  vases 
de  l'antiquité  classique;  de  là  les  libations  aux  mânes  du  défunt. 
Chez  certaines  tribus  sauvages,  quand  un  enfant  meurt,  la  mère 
vient  presser  ses  mamelles  gonflées  sur  le  tertre  qui  recouvre  le 
corps,  et  laisse  couler  à  travers  le  sol,  comme  pour  ranimer  les 
lèvres  glacées  du  petit  être,  la  nourriture  tout  imprégnée  d'amour 
et  de  vie.  Si  le  mort  était  un  guerrier,  un  puissant,  il  faut  à  son 
ombre  les  armes,  les  femmes,  les  esclaves  qu'il  avait  ici-bas;  mais 
les  êtres  vivans  ne  peuvent  accompagner  le  mort  qu'en  devenant 
eux-mêmes  des  ombres  :  on  les  immole.  Quelquefois  on  égorgeait 
des  prisonniers  sur  le  tombeau  d'un  chef,  simplement  pour  lui  faire 
cortège  dans  l'autre  monde;  c'était  donner  à  son  ombre  une  sorte 
de  garde  d'honneur  formée  d'ombres.  Achille,  dans  V Iliade,  ensan- 
glante ainsi  les  funérailles  de  son  ami  Patrocle. 

Une  induction  fort  naturelle  conduisit  à  penser  que  les  animaux 
ont  aussi  des  âmes.  Comme  nous,  ils  vivent  et  se  meuvent  :  la  mort 
doit  donc  laisser  subsister  d'eux  ce  qui  subsiste  de  nous-mêmes,  un 
fantôme,  une  ombre,  ayant  des  facultés  analogues,  supérieures 
peut-être  à  celles  que  manifestait  le  vivant.  Il  semble  en  effet  que 
les  sauvages  révèrent,  avec  une  sorte  de  terreur  superstitieuse, 
dans  l'animal  un  principe  qui  devient  plus  puissant  par  la  mort. 

(1)  «  Il  me  paraît...  que  vous  craignez,  comme  les  enfans,  que,  quand  l'âme  sort  du 
corps,  les  vents  ne  l'emportent,  surtout  quand  on  meurt  par  un  grand  vent.  —  Sur 
quoi  Cébès  se  mettant  à  rire  :  —  Eh  bien  !  Socrate,  prends  que  nous  le  craignons,  ou 
plutôt  que  ce  n'est  pas  nous  qui  le  craignons,  mais  qu'il  pourrait  bien  y  avoir  en 
nous  un  enfant  qui  le  craignît...  etc.  »  [Phédon.) 


570  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Aux  poissons  qu'ils  ont  pris  dans  leurs  filets,  aux  bêtes  qu'ils  ont 
blessées  de  leurs  flèches,  les  indigènes  de  l'Amérique  du  Nord  adres- 
sent des  prières  et  des  excuses.  Les  Hurons  promettaient  aux  pois- 
sons, s'ils  consentaient  à  se  laisser  prendre,  de  rendre  tous  les  res- 
pects possibles  à  leurs  arêtes  (1).  Il  est  clair  que  ce  que  les 
sauvages  redoutent  et  implorent  ainsi,  ce  n'est  pas  la  malheureuse 
bête  désarmée  dont  ils  vont  faire  leur  nourriture,  c'est  l'âme  qu'ils 
placent  en  elle,  âme  qui,  dégagée  du  corps,  va  peut-être  déployer 
contre  eux  des  pouvoirs  inconnus  et  les  persécuter  de  sa  vengeance. 

Ces  idées  expliquent  l'usage  presque  universel  aux  époques  hé- 
roïques de  sacrifier  sur  la  tombe  des  chefs  et  des 'guerriers  leurs 
chevaux  de  prédilection;  nous  en  trouvons  des  exemples  jusque 
dans  la  deuxième  moitié  du  xvn*  siècle  :  aux  funérailles  de  Jean- 
Casimir  de  Pologne,  son  cheval  fut  égorgé  solennellement.  De  même 
quand  un  enfant  vient  de  mourir,  les  Groënlandais  ont  l'habitude 
de  tuer  un  chien,  pour  que  l'ombre  sagace  de  l'animal  serve  de 
guide  dans  l'autre  monde  à  l'âme  inexpérimentée  et  peureuse  du 
défunt. 

Mais  l'analogie  alla  plus  loin  encore,  et  attribua  une  âme  même 
aux  objets  inanimés.  On  trouve  souvent  dans  les  plus  anciens  tu- 
muli  des  armes  qui  évidemment  ont  été  brisées  à  dessein.  Ce  fait 
paraît  avec  raison  à  M.  Lubbock  la  preuve  que  ces  peuplades  croient, 
en  brisant  les  objets,  les  faire  mourir,  et  qu'alors,  non  pas  l'objet 
lui-même,  mais  son  ombre  sert  dans  l'autre  monde  au  défunt.  Ce- 
lui-ci, passé  à  l'état  de  fantôme,  ne  pourrait  faire  usage  d'arcs,  de 
flèches,  de  haches,  de  couteaux,  tels  que  ceux  qu'il  employait  pen- 
dant sa  vie;  mais  des  ombres  conviennent  à  une  ombre,  et  l'homme 
retrouve  après  sa  mort,  impalpables  et  pourtant  matériels  comme 
lui,  tous  les  objets  qui  lui  furent  chers  ici-bas.  Chasseur,  il  pourra, 
dans  les  plaines  sans  fin,  poursuivre  et  percer  un  gibier  sans  cesse 
renaissant;  guerrier,  il  livrera  d'interminables  batailles  où  les  forces 
ne  s'épuisent  jamais,  où  les  blessures  guérissent  d'elles-mêmes; 
enfant,  il  aura  sa  poupée,  que  sa  mère  pleurante  a  déposée  près 
de  lui  dans  son  tombeau. 

Ainsi,  parallèlement  au  monde  réel,  on  fut  amené  à  concevoir 
un  monde  d'ombres  et  de  fantômes,  image  exacte  de  l'autre.  Quand 

(1)  Chez  les  Hurons,  «  les  ossemens  du  castor  étaient  l'objet  d'une  tendresse  parti- 
culière, et  on  les  dérobait  soigneusement  aux  chiens,  de  peur  que  l'esprit  du  castor  dé- 
funt ou  ceux  de  ses  confrères  survivans  n'en  prissent  ombrage.  : —  M.  Kinncy  rapporte 
la  stupéfaction  d'un  groupe  d'Indiens  auxquels  on  montra  un  daim  empaillé;  croyant 
que  son  esprit  serait  offensé  de  cet  indigne  traitement  de  ses  restes,  ils  l'entourèrent 
en  lui  faisant  mille  excuses  et  on  fumant  devant  lui  en  guise  d'offrande  expiatoire.  » 
{Les  Pionniers  français  de  l'Amérique  du  Nord,  par  Parkman,  introduction,  p.  lv.) 


LA  CROYANCE  A  LA  YIE  FUTURE.  571 

ScaiTon,  parodiant  Virgile,  fait  la  description  burlesque  des  champs 
élysées,  où 

L'on  voyait  romliro  d'un  cocher 
Qui  tenait  l'ombre  d'une  brosse, 
Et  frottait  l'ombre  d'un  carrosse, 

il  exprime,  sans  le  savoir,  une  conception  à  laquelle  s'arrêta  sérieu- 
sement l'esprit  humain  pendant  la  première  phase  de  son  déve- 
loppement (1). 

Dans  cette  croyance  bizarre  et  pourtant  naturelle,  on  a  voulu  voir 
le  germe  de  ce  qui  sera  plus  tard  le  monde  intelligible  de  Platon. 
La  subtile  et  profonde  théorie  des  idées  ne  serait  en  quelque  sorte 
que  la  traduction  scientifique  des  grossières  opinions  des  sauvages. 
Les  ressemblances  en  effet  ne  manquent  pas.  D'abord  le  mot  même 
qui,  dans  le  langage  de  Platon,  exprime  la  réalité  intelligible, 
ei^oç,  îf^éa,  veut  dire  au  propre  image  ou  fantôme;  puis  Platon,  on 
le  sait,  reconnaît  des  idées  de  toutes  choses,  même  des  objets  ina- 
nimés, même  de  ceux  qui  sont  fabriqués  par  la  main  de  l'homme  : 
il  est  question  dans  la  République  de  l'idée  du  lit.  —  Mais  ceux  qui 
font  de  pareils  rapprochemens  oublient  que  pour  Platon  Vidée  n'est 
rien  de  matériel,  qu'elle  échappe  à  toute  prise  des  sens  et  ne  peut 
être  perçue  que  par  la  plus  haute  faculté  de  l'intelligence,  l'intui- 
tion rationnelle.  Nombre  des  sauvages  au  contraire  est  encore  ma- 
tière; impalpable,  elle  est  pourtant  visible.  Pour  établir  la  moindre 
filiation  entre  des  conceptions  d'ordre  si  profondément  opposé,  il 
faudrait  prouver  que  la  sensation  ou  son  résidu,  l'hallucination  du 
rêve,  peut  d'elle-même,  et  sans  le  concours  d'opérations  supé- 
rieures que  la  sensation  n'engendre  ni  n'explique,  introduire  l'es- 
prit dans  la  sphère  des  vérités  absolues,  éternelles,  immuables,  de 
ces  choses  en  un  mot  dont  les  caractères  excluent  précisément  tous 
ceux  de  la  réalité  matérielle  et  sensible. 

Et  pourtant,  au  fond  des  grossières  croyances  dont  nous  venons 
de  faire  le  rapide  exposé,  il  y  a,  selon  nous,  un  élément  supra- 
sensible  que  les  transformistes  n'ont  pas  aperçu,  et  qui  suffit  pour 

(1)  «  A  Tonga,  dit  Mariner,  cité  par  M,  Lubbock,  on  suppose  que  les  âmes  vont  au 
Bolotou,  une  grande  île  située  au  nord-ouest,  île  émaillce  de  toute  sorte  de  plantes 
utiles  et  magnifiques,  produisant  toujours  les  fruits  les  plus  délicieux,  les  fleurs  les 
plus  splendides,  et,  dès  que  l'on  cueille  ces  fleurs  et  ces  fruits,  d'autres  viennent 
immcdiateiuent  les  remplacer...  L'île  de  Bolotou  est  si  éloignée,  qu'il  serait  dangereux 
pour  les  canots  des  indigènes  de  s'aventurer  jusque-là...  Jls  croient  cependant  qu'un 
canot  parvint  une  fois  à  atteindre  le  Bolotou.  L'équipage  débarqua,  mais  dès  que 
les  hommes  voulurent  toucher  à  quelque  chose,  ils  ne  purent  rien  prendre,  tout  dis- 
paraissant comme  une  ombre.  Aussi,  sur  le  point  de  mourir  de  faim,  ils  durent  se 
rembarquer,  et  ils  parvinrent  heureusement  à  revenir  sains  et  saufs.  » 


572  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

rendre  incomplète  et  vicieuse  l'explication  qu'ils  prétendent  donner 
de  l'origine  des  opinions  relatives  à  l'immortalité  de  l'âme.  Cet  élé- 
ment, c'est  l'idée  de  permanence,  de  substance,  qu'éveille  d'abord 
en  nous  le  sentiment  intérieur.  Qu'est-ce  donc  qui  fait  l'homme, 
j'entends  l'homme  moral,  sinon  qu'il  est  une  personne,  qu'il  peut 
dire  moi?  Et  comment  dirait-il  moi^  s'il  ne  se  distinguait  de  ce 
qui  l'entoure,  et  si,  par-delà  les  sensations  qui,  simultanées  ou  suc- 
cessives, viennent  de  toutes  parts  faire  impression  sur  lui,  il  ne 
saisissait  en  lui-même,  plus  clairement  à  mesure  qu'il  se  développe, 
quelque  chose  qui  demeure  immobile,  identique,  invariable,  une 
réalité  vivante  qui  ne  s'épuise  ni  ne  se  disperse  dans  la  multitude 
des  phénomènes  attestés  par  la  conscience  ou  rappelés  par  la  mé- 
moire? Voilà  le  premier  fondement  de  toute  croyance  à  une  âme 
immortelle,  et  voilà  pourquoi  l'animal  ne  peut  s'élever  jusque-là. 
Emporté  par  le  torrent  des  sensations  que  les  objets  extérieurs  ou 
les  instincts  font  naître  en  lui,  l'animal  est  incapable  de  se  ressai- 
sir, de  se  poser  par  un  acte  de  réflexion  en  face  de  ces  hallucina- 
tions qui  l'obsèdent;  il  est,  pour  ainsi  parler,  successivement  cha- 
cune d'elles;  il  ne  dit  pas  moi^  il  n'est  pas  une  personne. 

Dans  la  formation  de  la  croyance  à  la  survivance  de  l'âme,  j'ac- 
corde toute  l'importance  qu'on  voudra  aux  phénomènes  du  som- 
meil, à  l'horreur  instinctive  de  la  mort,  en  un  mot  à  tout  ce  qui, 
dans  notre  nature,  nous  est  commun  avec  la  bête;  mais  tout  cela 
ne  suffit  pas.  S'il  n'eût  porté  en  lui-môme  comme  un  pressentiment 
d'immortalité,  l'homme  aurait  eu  beau  voir  en  songe  l'image  de 
son  père  ou  du  chef  de  sa  tribu  :  en  retrouvant  le  lendemain  le  ca- 
davre immobile  à  la  même  place,  il  eût  convaincu  son  rêve  d'er- 
reur et  se  fût  résigné  à  penser  que  tout  est  bien  fini  avec  le  dernier 
soupir.  De  plus,  en  admettant  qu'à  l'origine  le  genre  humain,  dans 
son  ignorance,  ait  donné  aux  rêves  une  créance  absolue,  les  pro- 
grès de  l'expérience,  du  savoir,  l'auraient  à  mesure  affaiblie  et 
détruite  :  la  foi  dans  l'immortalité  de  l'âme  aurait  ainsi  peu  à  peu 
disparu,  et  depuis  longtemps  il  n'en  serait  plus  question.  Si  donc, 
même  aujourd'hui,  l'homme  s'obstine  à  penser  qu'il  ne  meurt  pas 
tout  entier,  c'est  qu'il  y  a  dans  cette  espérance  autre  chose  qu'une 
illusion  de  sauvages  :  il  la  puise  aux  sources  vives  de  sa  conscience, 
dans  l'infaillible  sentiment  qu'il  a  de  sa  propre  personnalité.  Par 
une  fausse  induction,  il  peut  avoir  attribué  primitivement  à  tous 
les  êtres,  même  aux  objets  inanimés,  une  âme  semblable  à  la 
sienne;  mais  la  science  les  en  a  bientôt  dépouillés.  Elle  n'a  pu, 
elle  ne  pourra  jamais  arracher  à  l'homme  la  conviction  qu'il  sur- 
vit à  son  corps,  parce,  qu'il  se  sent  d'autre  nature  que  ce  qui  meurt 
en  lui. 


LA  CROYANCE  A  LA  VIE  FUTURE.  573 


III. 


Nous  venons  de  signaler,  dans  la  formation  des  croyances  rela- 
tives à  l'immortalité,  le  rôle  d'un  élément  que  la  théorie  transfor- 
miste néglige  parce  qu'elle  est  impuissante  à  l'expliquer.  Il  en  est 
un  autre  dont  elle  ne  paraît  pas  non  plus  tenir  compte  et  qui  est 
peut-être  plus  essentiel  encore,  c'est  l'élément  moral. 

Il  est  remarquable  que  M.  Lubbock,  dans  son  important  ouvrage, 
les  Origines  de  la  civilisation,  mentionne  à  peine  les  idées  des  sau- 
vages sur  les  peines  et  les  récompenses  de  la  vie  future.  L'auteur, 
qui  est  darwinien,  s'est  peut-être  senti  embarrassé  pour  expliquer 
ces  opinions  significatives  par  les  principes  du  transformisme  :  il 
est  en  effet  difficile  de  supposer  qu'il  ait  ignoré  les  témoignages 
nombreux  et  frappans  recueillis  par  le  docteur  Prichard,  et  plus 
récemment  par  M.  Alger. 

On  ne  peut  guère  douter  que  la  croyance  à  une  justice  distribu- 
tive  dans  l'autre  monde  ne  soit  aussi  ancienne,  aussi  générale  que 
celle  qui  affirme  la  survivance  de  quelque  chose  de  nous  après  la 
mort;  parfois  même  elle  atteste  chez  d'ignorans  sauvages  une  dé- 
licatesse de  sens  moral  dont  on  peut  à  bon  droit  s'étonner. 

Nous  ne  voudrions  présenter  ici  que  les  traits  les  plus  saillans 
et  les  plus  caractéristiques  des  opinions  primitives  sur  la  destinée 
de  l'âme  après  cette  vie.  Selon  M.  Alger,  les  Fuégiens,  ces  sauvages 
que  quelques  voyageurs  nous  dépeignent  comme  les  derniers  des 
hommes,  à  peine  au-dessus  de  la  brute,  pensent  que  l'âme  compa- 
raît devant  le  tribunal  de  Ndengei.  Debout  près  de  Ndengei  est  un 
géant  énorme  :  armé  d'une  hache,  il  cherche  à  mutiler,  à  tuer  les 
âmes  qui  se  présentent  au  jugement. 

Dans  presque  toutes  les  mythologies  primitives,  on  retrouve, 
sous  une  forme  plus  ou  moins  grossière,  l'idée  d'une  première 
épreuve  qui  précède  pour  les  âmes  celle  du  jugement.  Ainsi  les 
Groënlandais  pensent  que  l'âme,  après  sa  mort,  erre  pendant  cinq 
jours  autour  d'un  affreux  rocher  couvert  de  sang  caillé.  «  Les  tra- 
ditions des  Hurons,  dit  M.  Parkman,  s'accordent  pour  représenter 
le  voyage  des  âmes  entouré  de  difficultés  et  de  périls  ;  il  leur  fal- 
lait traverser  une  rivière  rapide,  sur  une  poutre  tremblant  sous 
leurs  pas,  pendant  qu'un  chien,  gardien  féroce,  s'opposait  de  l'autre 
rive  à  leur  passage  et  cherchait  à  les  précipiter  dans  l'abîme.  Cette 
rivière  était  pleine  d'esturgeons  et  de  poissons  que  les  ombres  har- 
ponnaient pour  leur  subsistance  ;  au-delà,  se  voyait  un  étroit  sen- 
tier serpentant  entre  des  rochers  mouvans,  qui  s'écroulaient  sous 
eux,  écrasant  sous  leurs  débris  les  moins  agiles  des  pèlerins.  »  Se- 
lon les  nègres  aminans,  les  bons  esprits  eux-mêmes  sont  obligés, 


b7!i  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

avant  d'aller  à  Dieu,  de  subir  les  persécutions  des  mauvais  esprits 
ou  didis,  qui  cherchent  à  les  saisir  et  à  les  entraîner.  De  là  l'usage 
de  consacrer  des  offrandes  à  ces  didis  pour  satisfaire  à  leurs  exi- 
gences. De  même,  dans  la  mythologie  classique,  il  faut,  au  seuil 
du  monde  infernal,  apaiser  les  trois  gueules  de  Cerbère.  —  Sous 
toutes  ces  croyances  diverses,  n'y  a-t-il  pas  l'idée  que  l'homme,  si 
vertueux  qu'il  ait  été  ici-bas ,  emporte  toujours  quelque  souillure 
que  l'expiation  doit  effacer,  et  n'est-ce  pas  là  comme  une  informe 
ébauche  de  la  doctrine  du  purgatoire? 

La  notion  du  jugement  ne  se  présente  pas  partout  sous  l'image 
d'un  juge  et  d'un  tribunal.  Quelquefois  la  sentence  résulte  simple- 
ment de  la  facilité  avec  laquelle  l'âme  triomphe  des  obstacles 
qu'elle  rencontre  sur  sa  route.  Certains  nègres  de  Guinée  sont  con- 
vaincus qu'au  sortir  de  cette  vie  chaque  âme  est  accompagnée  par 
deux  esprits,  l'un  bon,  l'autre  mauvais.  Sur  le  chemin  qu'elle  par- 
court, il  est  un  passage  dangereux  :  un  mur  se  dresse  en  travers. 
L'âme  pieuse,  aidée  par  le  bon  génie,  franchit  le  mur  aisément; 
l'âme  perverse  s'y  brise  la  tête.  C'est  une  conception  fort  analogue 
à  celle  du  fameux  pont  Al-Sirat  des  musulmans. 

Le  monde  infernal  est  ordinairement  un  lieu  sombre  et  souter- 
rain. Il  est  gouverné  par  un  roi,  quelquefois  par  une  reine;  les 
Groënlandais  par  exemple  croient  à  une  sorte  de  Proserpine  qui 
trône  au  fond  d'une  caverne,  entourée  de  monstres  marins.  Les 
damnés  servent  de  pâture  aux  démons,  ou  bien  traînent  une  exis- 
tence lamentable,  se  nourrissant  de  cendres,  de  serpens,  de  lézards 
et  de  papillons. 

Un  des  châtimens  les  plus  fréquens  des  âmes  qui  ont  mal  vécu, 
c'est  de  revenir  sur  terre,  d'errer  autour  des  demeures  qu'elles  ha- 
bitaient ici-bas,  d'épouvanter  et  de  tourmenter  les  vivans.  Selon 
certaines  tribus  nègres,  les  âmes  qui  sont  devenues  la  proie  des 
mauvais  esprits  remplissent  l'air  de  tumulte,  font  du  bruit  dans  les 
buissons,  troublent  le  sommeil  de  ceux  qu'elles  haïssent.  Si  une 
âme  apparaît  trois  jours  après  la  mort,  on  en  conclut  qu'elle  n'est 
pas  allée  à  Dieu,  et  le  cadavre  est  brùIé  sans  honneur.  Mais  les 
âmes  des  bons  ne  reviennent  pas  :  Socrate  dans  le  Phcdon  dit  la 
même  chose.  N'est-ce  pas  une  vue  d'une  moralité  profonde  et  dé- 
licate que  le  principal  châtiment  de  ceux  qui  ont  fait  le  mal  en  cette 
vie,  c'est  de  rester  malfaisans  après  leur  mort? 

Quant  aux  félicités  des  âmes  vertueuses,  les  croyances  varient 
suivant  la  nature  des  misères  auxquelles  les  sauvages  sont  en  proie 
pendant  cette  vie.  L'Esquimau,  glacé  par  l'éternel  et  implacable 
hiver  du  pôle,  rêve  un  été  sans  fin,  un  soleil  qui  ne  se  voile  jamais, 
une  abondance  intarissable  de  volailles  et  de  poissons.  Sa  terre  est 
trop  nue,  son  ciel  trop  lugubre,  pour  qu'il  songe  à  y  placer  son  pa- 


LA.  CROYANCE  A  LA  YIE  FUTURE.  575 

radis;  c'est  dans  les  abîmes  de  l'océan  que  le  cherche  sa  naïve  re- 
connaissance ,  car  c'est  l'océan  qui  le  nourrit.  Le  Kaintschadale 
aspire  après  sa  mort  à  un  Kamstschatka  idéal,  riche  en  poisson  et 
en  gibier,  sans  volcans,  sans  marais,  et  surtout  sans  Russes  ni  Co- 
saques. Là  seront  réparées  toutes  les  inégalités  d'ici-bas,  là  celui 
qui  n'avait  sur  terre  que  peu  de  chiens  (c'est  le  plus  précieux  auxi- 
liaire de  ces  pauvres  gens)  en  possédera  un  grand  nombre  affran- 
chis de  la  fatigue  et  de  la  mort.  Pourtant  c'est  dans  le  ciel  que 
l'imagination  primitive  s'est  presque  toujours  figuré  la  demeure  des 
bienheureux.  La  voie  lactée  en  est  la  route,  et  les  sauvages  du  pôle 
croient  voir  des  danses  d'esprits  célestes  dans  les  mystérieux  fré- 
missemens  de  l'aurore  boréale. 

Quelles  vertus  méritent  le  paradis,  quels  crimes  sont  dignes  de 
l'enfer?  Ici,  il  faut  l'avouer,  les  idées  sont  assez  vagues.  Les  sau- 
vages ont  sans  aucun  doute  conscience  d'une  distinction  primitive, 
absolue,  entre  le  bien  et  le  mal;  mais  la  qualification  des  actes  par- 
ticuliers diffère  beaucoup  selon  les  peuplades,  les  climats,  les 
degrés  de  civilisation.  En  général,  ceux-là  paraissent  avoir  conquis 
des  titres  à  une  meilleure  existence  qui  ont  été  braves  et  adroits 
dans  les  combats.  Les  services  rendus  à  la  tribu ,  dont  l'existence 
est  si  précaire  au  milieu  des  luttes  incessantes  qu'il  lui  faut  sou- 
tenir avec  d'implacables  voisins,  passent  avant  tous  les  autres;  puis 
viennent  parmi  les  plus  glorieux  mérites  les  exemples  de  courage 
et  de  succès  dans  la  perpétuelle  bataille  contre  les  dures  nécessités 
de  la  vie  physique.  On  va  au  ciel,  selon  les  Esquimaux,  pour  avoir 
dompté  beaucoup  de  veaux  marins,  bravé  les  mers  et  les  tempêtes  : 
n'est-ce  pas  encore  travailler  au  bien  des  autres  que  de  leur  mon- 
trer comment  on  triomphe  d'une  nature  ennemie?  Les  femmes  qui 
meurent  en  couches  ont  aussi  gagné  le  paradis,  car  elles  aussi  ont 
vaillamment  payé  leur  dette  à  la  communauté,  et  par  une  pitié  tou- 
chante l'infortune  suprême  de  quitter  la  vie  au  moment  d'être  mères 
leur  est  comptée  pour  une  vertu. 

Réciproquement  ce  sont  les  faibles  et  les  lâches,  et,  chez  les 
peuplades  déjà  plus  civilisées,  les  parjures,  les  meurtriers,  les 
adultères,  qui  méritent  avant  tous  les  autres  de  descendre  au 
séjour  infernal.  Sous  la  contrainte  des  plus  impérieux  besoins  de 
l'homme  plaça  d'abord  presque  toute  la  morale  dans  l'accomplisse- 
ment des  actes  utiles  pour  assurer  son  existence  et  celle  de  la  tribu 
dont  il  faisait  partie;  mais  peu  à  peu,  et  à  mesure  qu'il  parvint  à 
subsister  au  prix  de  moindres  efforts,  des  besoins  supérieurs  s'é- 
veillèrent dans  son  âme;  il  prit  de  sa  dignité  une  conscience  plus 
claire  et  plus  délicate,  et  de  nouveaux  devoirs  lui  apparurent  qui, 
accomplis  ou  violés,  le  rendraient  digne  dans  une  autre  vie  de  ré- 
compenses moins  grossières  ou  de  châtimens  moins  matériels. 


576  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Notre  intention  n'est  pas  de  suivre  dans  ses  progrès  ultérieurs  le 
développement  des  croyances  relatives  à  la  destinée  de  l'âme;  nous 
avons  essayé  de  montrer  que  la  théorie  transformiste  est  loin  de 
donner  de  l'origine  de  ces  croyances  une  suffisante  explication. 
Nous  avons  mis  en  lumière  deux  élémens  essentiels  dont  elle  ne 
rend  pas  compte  :  la  conscience  qu'a  l'homme  d'être  une  personne 
permanente,  identique,  capable  de  dire  moi,  et  la  conception  d'une 
justice  réparatrice  au-delà  de  cette  vie.  Ni  l'une  ni  l'autre  de  ces 
deux  notions  ne  peut  se  ramener  à  ces  illusions  du  sommeil  et  de 
l'imagination  ignorante,  qui,  selon  les  transformistes,  donnèrent 
seules  naissance  à  l'idée  d'une  âme  immortelle.  L'animal  est  égale- 
ment incapable  de  les  concevoir  ,car  s'il  ne  peut,  dans  le  courant 
des  sensations  qui  fatalement  l'entraînent,  saisir  une  personnalité 
distincte  de  ces  sensations  mêmes,  il  ne  peut  davantage,  et  par  le 
même  motif,  s'élever  à  l'intuition  absolue  d'une  loi  obligatoire  et 
des  sanctions  qu'elle  suppose. 

Entre  ces  deux  élémens  supérieurs,  impliqués  dans  la  croyance  à 
l'immortalité,  l'analyse  découvre  le  plus  intime  rapport.  En  effet,  si 
l'homme  a  conscience  d'être  une  activité  libre,  il  ne  se  peut  qu'il 
ne  conçoive  en  même  temps  la  loi  de  cette  liberté;  et,  d'autre  part, 
c'est  sans  doute  parce  qu'il  eut  dès  l'origine  l'idée  de  cette  loi  qu'il 
prit  conscience  de  sa  liberté  et  de  sa  personnalité.  II  est  probable 
que  la  première  alternative  entre  deux  déterminations  également 
possibles,  l'une  approuvée,  l'autre  condamnée  par  le  sens  moral, 
lui  révéla  du  même  coup  la  loi  obligatoire  gravée  au  plus  profond 
de  son  être,  et  le  caractère  éminent  de  sa  propre  nature,  capable 
d'obéir  ou  de  se  soustraire  à  cette  loi. 

C'est  donc  la  conception  d'une  règle  des  mœurs  qui  est  le  fait 
distinctif,  l'exclusif  privilège  de  notre  espèce.  C'est  d'elle  que  dé- 
coulent véritablement  toutes  les  croyances  dont  nous  avons  retracé 
dans  cette  étude  un  rapide  tableau.  Naïves  et  grossières  à  l'origine, 
elles  portent  cependant  l'empreinte  de  la  noblesse  essentielle  au 
genre  humain.  Par  les  progrès  de  la  réflexion  et  de  la  moralité,  elles 
s'épurent  et  se  spiritualisent  à  mesure  :  l'âme  cesse  d'être  un  fan- 
tôme pour  devenir  une  essence  vraiment  immatérielle,  le  paradis  et 
l'enfer  ne  sont  plus  que  la  possession  ou  la  privation  de  la  vérité  et 
de  la  perfection  suprêmes;  mais  ces  progrès  attestent  que  le  fonds 
même  de  telles  croyances  est  impérissable  :  aux  rayons  de  la  science 
se  sont  évanouies  les  superstitions  primitives  ;  le  dogme  d'une  vie 
future  et  d'une  souveraine  justice  n'a  pas  pâli  devant  eux.  Et  quelle 
science  en  effet  pourrait  jamais  forcer  l'homme  à  croire  que  la  mort 
l'engloutit  tout  entier,  que  ses  misères  sont  sans  espérance  et  que 
toute  justice  se  consomme  ici-bas? 

Ludovic  Carrau. 


LA 


CULTURE  DU  COTON  EN  EGYPTE 

ET  LES   FILATEURS   ANGLAIS 


I. 

Il  y  a  longtemps  que  l'Egypte  n'est  plus  le  grenier  de  l'Europe; 
d'autres  pays  sur  le  vieux  continent  et  dans  l'Amérique  du  INord 
ont  le  privilège  de  combler  les  lacunes  qui  se  manifestent  dans  les 
récoltes  du  globe.  Ce  privilège  est  la  juste  récompense  des  efforts 
d'une  agriculture  libre  et  intelligente,  qui  a  su  se  débarrasser  des 
entraves  du  despotisme  en  dirigeant  la  production  vers  la  quantité 
sans  jamais  cesser  de  viser  à  la  qualité.  En  Egypte,  on  produit  peu 
et  de  qualité  médiocre  sur  un  sol  admirablement  approprié  à  la 
culture  des  grains  et  des  semences  oléagineuses.  Le  froment  de  la 
vallée  du  Nil  est  chargé  de  terre,  mal  récolté  et  préparé,  et  tel- 
lement saturé  de  sels  hygrométriques  que  la  conservation  en  est 
presque  impossible;  il  devient  aussitôt  la  proie  des  charançons. 
Les  semences  de  lin  renferment  toujours  de  20  à  30  pour  100  de 
graines  de  moutarde  et  autres  graines  étrangères,  et  la  culture  du 
sésame  est  à  peu  près  abandonnée.  L'indigo  de  la  Ilaute-Égypte, 
d'une  teinte  parfaite,  est  brûlé  et  terreux ,  et  l'opium ,  tiré  des 
mêmes  provinces,  du  Saîd,  contient  plus  de  feuilles  et  de  suc  de 
laitue  que  de  larmes  de  pavot;  mais,  de  tous  les  produits  de  ce 
pays  prédestiné  et  si  fertile,  le  coton  mako  ou  d'Egypte  est  celui 
qui  intéresse  le  plus  l'industrie  occidentale.  La  guerre  de  séces- 
sion a  tellement  dérangé  l'assiette  économique  de  l'offre  et  de  la 
demande  que  la  répétition  très  possible  d'une  calamité  pareille  ne 
nous  trouverait  pas  mieux  préparés.  Aussi  l'Europe  est-elle  atten- 
tive à  toutes  les  circonstances  morales  et  matérielles  qui  pourraient 
influer  sur  la  production  générale  de  cet  article. 

TOME  XII.  —  1875.  37 


578  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

Le  coton  d'Egypte  est  fin,  souple  et  soyeux;  il  est  recherché  et 
apprécié,  mais  il  n'est  pas  absolument  indispensable.  Or  depuis 
quelque  temps  les  consommateurs  européens  avaient  remarqué  une 
grande  irrégularité  dans  la  quantité  des  assortimens  exportés  d'A- 
lexandrie. Avant  de  manifester  leur  mécontentement,  les  filateurs 
crurent  devoir  attendre.  Le  mal  n'ayant  fait  qu'empirer,  ils  se  sont 
plaints.  Dans  le  courant  du  mois  de  juin  187Zi,  une  adresse  signée 
des  principaux  industriels  cotonniers  de  Bolton  était  présentée  à 
lord  Derby  avec  prière  de  la  communiquer  au  khédive  d'Egypte. 
On  signalait  dans  ce  document  la  détérioration  graduelle  du  coton 
égyptien,  et  on  annonçait  que,  si  des  mesures  efficaces  n'étaient  pas 
prises,  les  consommateurs  seraient  forcés  d'abandonner  l'usage  des 
produits  de  la  vallée  du  Nil.  Tous  les  fdateurs  anglais  se  sont  joints 
à  leurs  collègues  de  Bolton.  Ce.  qui  confirme  la  légitimité  de  leurs 
plaintes,  c'est  que  leurs  confrères  d'Alsace  et  de  Suisse  s'étaient  mis 
les  premiers  en  campagne. 

Depuis  deux  ou  trois  ans  en  effet,  les  industriels  de  ces  pays 
avaient  reconnu  une  altération  notable  dans  le  classement  des 
cotons  qui  leur  étaient  adressés,  et  vers  la  fin  de  1872,  à  la  suite 
de  diverses  réunions  des  intéressés  tenues  à  Zurich  et  où  siégeaient 
des  délégués  alsaciens,  les  filateurs  assemblés  résolurent  de  ne 
payer  dorénavant  que  les  90  pour  100  des  factures,  laissant  le 
solde,  soit  10  pour  100,  comme  garantie  à  régler  après  l'arrivée 
de  la  marchandise.  Il  faut  dire  ici  que,  depuis  l'invention  du  té- 
légraphe électrique,  c'est  le  fil  qui  transmet  les  offres  fermes  aux 
consommateurs  de  coton  par  simple  désignation  de  classement, 
prix  franco  à  bord,  et  de  quantité.  Cette  voie  de  correspondance 
est  coûteuse  et  forcément  sobre  de  détails;  les  échantillons  ne  sui- 
vent pas  les  offres,  il  faut  s'en  rapporter  au  type,  à  la  bonne  foi, 
c'est-à-dire  au  génie  commercial  des  intermédiaires,  et  payer  par 
acceptation  de  traites  tirées  souvent  avant  le  départ  du  coton.  Ainsi 
le  filateur  mal  servi  par  son  agent  se  trouvait  en  face  d'une  partie 
de  coton  inférieur  au  type  désigné  et  déjà  payé;  quelle  ressource 
lui  restait-il  pour  avoir  raison  d'un  intermédiaire  récalcitrant  ou  de 
mauvaise  foi?  Celle  d'un  recours  aux  tribunaux  égyptiens,  remède 
deux  fois  pire  que  le  mal. 

La  résolution  prise  ne  pouvait  être  un  ultimaîiim.  On  se  fit  de 
mutuelles  concessions  :  les  traites  sur  crédits  ouverts  continue- 
raient à  être  formées  pour  le  total  de  la  facture,  mais  les  tribu- 
naux de  Zurich  connaîtraient  des  différends  avec  recours  à  la  voie 
arbitrale  le  cas  échéant;  c'était  le  plus  court.  Malgré  cet  arran- 
gement, les  classifications  n'ont  pas  changé.  Si  les  plaintes  des 
industriels  suisses  et  alsaciens  ne  se  sont  pas  encore  reproduites, 
il  faut  l'attribuer  à  la  lassitude  :  on  accepte  trop  souvent  comme 


LA  CULTURE  DU  COTON  EN  EGYPTE.  579 

mal  qu'on  ne  peut  empêcher  ce  qu'avec  une  dose  raisonnable  d'hon- 
nête persévérance  on  réformerait  sûrement.  Un  mal  réel  existe 
donc.  Est-ce  le  coton  qui  souffre,  ou  la  faute  est- elle  ailleurs? 
Nous  pensons  qu'en  dehors  du  mal  matériel  que  nous  allons  faire 
connaître  bien  des  discussions  pourraient  être  évitées,  si  les  fila- 
teurs  fixaient  des  limites  d'achat  moins  étroites  et  si  les  inter- 
médiaires ne  cherchaient  jamais  à  doubler  leur  commission  par 
des  combinaisons  étrangères  à  la  stricte  bonne  foi;  mais,  avant 
d'entrer  au  cœur  de  la  question,  il  convient  d'apprécier  le  degré 
d'influence  qu'ont  exercé  sur  l'industrie  cotonnière  en  général  les 
circonstances  difficiles  qui  ont  entravé  son  champ  d'exploitation. 

Depuis  la  guerre  de  sécession,  qui,  après  avoir  temporairement 
tari  la  principale  source  où  s'alimentait  la  fabrication  européenne, 
créa  d'autres  lieux  de  production,  l'industrie  cotonnière  s'est  con- 
sidérablement modifiée  en  s'adaptant  aux  exigences  d'une  situation 
nouvelle,  et  il  s'est  accompli  un  grand  mouvement  décentralisateur. 
Ces  points  lumineux,  si  petits  comme  surface,  mais  si  grands,  si 
puissans  comme  foyers  d'activité  et  de  richesse,  Liverpool  et  Man- 
chester, d'où  rayonnent,  après  y  avoir  convergé  sous  la  forme  de 
matière  première,  les  produits  variés  de  l'industrie  anglaise,  ont  vu 
leur  apogée  de  splendeur.  La  France,  la  Suisse,  la  Belgique,  l'Alle- 
magne, l'Italie  et  l'Espagne  ont  plutôt  augmenté  que  ralenti  leur 
fabrication  cotonnière.  Les  efforts  de  la  Russie  dans  ce  sens  redou- 
blent, et,  favorisés  qu'ils  sont  d'un  côté  par  des  droits  protecteurs, 
de  l'autre  par  des  débouchés  indigènes  et  limitrophes  peu  acces- 
sibles à  la  concurrence  étrangère,  il  est  probable  que  le  vaste  em- 
pire des  tsars  verra  prospérer  dans  son  sein  l'industrie  à  laquelle 
l'Angleterre  doit  une  partie  de  sa  richesse.  Eu  un  mot,  partout  où 
le  coton  pourra  être  transporté  à  prix  réduit,  partout  où  les  moyens 
améliorés  de  fabrication  pénétreront,  on  produira  du  fil  et  des  tis- 
sus. Pourtant  ces  succès  ou  ces  empiétemens  partiels  sur  un  ordre 
de  choses  commercial  unique,  considéré  pendant  longtemps  comme 
inexpugnable,  ne  représentent  encore  que  très  faiblement  la  décen- 
tralisation industrielle  qui  se  prépare. 

Les  États-Unis  de  l'Amérique  du  Nord,  en  1860,  filaient  et  tis- 
saient pour  Jes  besoins  indigènes  environ  âOO,000  balles  de  leur 
coton  annuellement,  soit  une  quantité  équivalente  à  une  abondante 
récolte  en  Egypte,  1,800,000  quintaux.  Les  progrès  de  cette  indus- 
trie naissante  ont  été  tels,  en  dépit  d'obstacles  économiques  pres- 
que insurmontables  et  de  prévisions  contraires,  qu'un  peu  moins  du 
tiers  de  la  récolte  de  1872-1873,  qui  dépassa  h  millions  de  balles, 
a  été  retenu  dans  les  états  manufacturiers.  En  d'autres  termes,  la 
filature  dans  la  grande  république  absorba  trois  fois  plus  de  coton 
en  1873  qu'en  1860,  au  delà  de  1,250,000  balles,  représentant 


580  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

6,250,000  quintaux.  Ces  chiffres  sont  menaçans  pour  l'Angleterre, 
qui  ne  consomme  guère  plus  du  double,  soit  au  maximum  13  mil- 
lions de  quintaux,  et  qui  considérait  les  États-Unis  comme  son 
meilleur  marché.  Ils  sont  menaçans  pour  l'Europe,  où  la  consom- 
mation générale  n'excède  pas  20  millions  de  quintaux.  Ces  6  mil- 
lions iront  en  augmentant  et  diminueront  d'autant  le  stock  possible 
d'une  qualité  qu'aucune  autre  contrée  n'a  encore  pu  produire.  Dis- 
traite d'une  récolte  destinée  à  l'accroître,  mais  qui  tardera  à  dé- 
passer 5  millions  de  balles,  et  convertie  en  produits  au  moins  égaux 
à  ceux  des  fabriques  européennes ,  cette  importante  fraction  d'wne 
production  qui  règle  les  marchés  du  monde  ne  créera-t-elle  pas 
bientôt  une  formidable  concurrence  à  l'exportation  du  vieux  conti- 
nent? Cela  est  d'autant  plus  probable  que  la  compétition  a  déjà 
commencé  avec  assez  de  succès  du  côté  des  Américains  pour  que  la 
presse  anglaise  ait  jugé  convenable  d'avertir  l'industrie  de  la 
Grande-Bretagne  d'un  fait  économique  dont,  il  y  a  quinze  ans,  les 
plus  fortes  têtes  de  l'école  de  Manchester  niaient  jusqu'à  la  plus 
lointaine  possibilité. 

La  concurrence  des  États-Unis  est  d'autant  plus  dangereuse  que 
les  tissus  propres  aux  marchés  de  l'Indo-Chine  qu'elle  y  transporte 
sont  encore  exempts  de  ces  apprêts  frauduleux  à  la  craie  que  les 
manufacturiers  anglais  emploient  depuis  quelques  années  pour  se 
créer  un  profit  en  augmentant  le  poids  et  en  cachant  la  fabrication 
plus  que  légère  de  la  marchandise  exportée.  Il  est  donc  évident 
que  les  progrès  des  États-Unis  dans  la  branche  d'industrie  que 
l'Angleterre  a  pu  considérer  longtemps  comme  son  monopole  com- 
mencent à  peser  sur  la  production  ouvrée  générale.  En  y  ajoutant 
les  autres  facteurs,  diminution  de  gain ,  renchérissement  de  la  vie 
matérielle,  fréquence  des  grèves,  etc.,  on  comprend  le  malaise 
voisin  du  découragement  qui  rend  malgré  lui  le  chef  d'industrie 
prudent,  presque  timide.  Lorsque  l'hiver  s'annonce  rigoureux, 
toute  fourrure  est  bonne  et  trouve  acheteur;  dans  le  cas  contraire, 
la  marte  zibeline  ne  vaut  pas  même  une  peau  de  chat.  Il  n'y  a  donc 
pas  lieu  de  s'étonner  si  devant  l'incertitude  des  débouchés  les  fila- 
teurs  manifestent  quelque  hésitation  aux  achats,  et  si  les  limites 
qu'ils  fixent  se  ressentent  de  la  situation  critique  des  affaires. 

La  question  principale  qui  se  pose  naturellement  est  celle-ci  :  le 
coton  d'Egypte,  le  mako,  a-t-il  dégénéré  depuis  l'introduction  de 
cette  culture  dans  la  vallée  du  Nil  par  Méhémet-Ali?  Il  y  a  lieu  en- 
suite de  se  demander  si  les  moyens  d'irrigation  et  la  culture  elle- 
même  y  sont  à  la  hauteur  de  l'immense  développement  qu'a  pris 
depuis  la  guerre  de  sécession  la  production  de  ce  textile  en  Egypte, 
enfin  si  la  culture  du  coton  dans  cette  contrée  fertile  est  appelée 
à  s'accroître  ou  bien  si  elle  restera  stationnaire.  C'est  à  ces  trois 


LA   CULTURE    DU    COTOxX    EN   EGYPTE.  581 

points  de  vue  que  nous  examinerons  les  questions  soulevées  par 
l'adresse  des  fîlateurs  de  Bolton,  fortifiée  des  plaintes  de  l'industrie 
continentale.  Nous  dirons  brièvement  comment  la  culture  du  coton 
s'est  implantée  en  Egypte,  nous  décrirons  les  tentatives  faites  pour 
l'introduction  de  sortes  supérieures,  les  dilTérens  modes  de  produc- 
tion usités,  et  nous  nous  appliquerons  particulièrement  à  recher- 
cher et  à  dénoncer  les  causes  de  la  décadence  qui  a  été  signalée. 

II. 

L'Egypte  d'aujourd'hui,  eu  égard  à  son  développement  plus  agri- 
cole qu'industriel,  aux  fortunes  grandioses  qui  s'y  sont  faites  et  qui 
s'étalent  à  côté  de  l'extrême  misère  des  fellahs,  est  l'œuvre  indirecte 
de  la  guerre  de  sécession,  œuvre  facilitée  par  un  régime  économique 
et  administratif  puisé  aux  traditions  pharaoniennes  les  plus  pures. 
La  rébellion  des  états  du  sud,  en  arrêtant  d'un  coup  l'exportation 
en  Europe  et  la  production  du  coton  le  plus  nécessaire  et  le  plus 
estimé,  détermina  en  même  temps  une  hausse  dont  le  premier  ré- 
sultat fut,  partout  où  le  coton  était  cultivé  et  partout  où  il  pouvait 
l'être,  un  développement  d'efforts  qui  furent  couronnés  de  succès 
divers.  En  ce  qui  concerne  l'Egypte,  la  récolte  de  1861,  vendue  en- 
viron /42  millions  de  francs,  fut  suivie  d'autres  qui  jusqu'à  la  paix 
réalisèrent  annuellement  187  millions  de  francs.  Aujourd'hui  le 
produit  de  ce  chef,  basé  sur  1,650,000  quintaux  en  moyenne,  s'é- 
lève à  ilik  millions  de  francs.  Une  pareille  augmentation,  presque 
spontanée,  de  la  richesse  publique  et  des  ressources  matérielles 
dans  un  pays  agricole  transforma  complètement  le  régime  écono- 
mique de  l'Egypte.  C'est  de  cette  crise  historique  que  date  le  dé- 
veloppement sérieux  de  la  culture  du  coton  dans  la  vallée  du  Nil. 
La  grande  demande  et  la  liberté  accordée  aux  Européens  d'acheter 
dans  l'intérieur  les  produits  du  pays,  de  traiter  directement  avec  les 
fermiers  et  les  propriétaires  agriculteurs,  ont  fait  ce  miracle. 

Sous  Méhémet-Ali ,  la  liberté  du  commerce  n'existait  pas.  Le 
vice-roi  était  une  manière  de  propriétaire  de  l'Egypte  avec  les  fel- 
lahs pour  fermiers.  Le  chef  de  l'état  s'attribuait  dans  chaque  pro- 
vince des  villages  entiers,  véritables  districts  qu'il  faisait  cultiver 
pour  son  compte  et  qu'on  nomme  shijjliks.  Quelques  dignitaires, 
d'anciens  camarades  de  Méhémet-Ali,  sortis  comme  lui  d'un  esca- 
dron de  bachi-bozouks  albanais,  avaient  reçu  des  abadielis^  terrains 
exempts  de  droits,  ou  des  villages  entiers  qu'ils  cultivaient  en  ogdoy 
c'est-à-dire  en  assumant  sur  eux  la  charge  de  l'impôt,  et  dont 
ils  étaient  en  quelque  sorte  les  propriétaires.  Enfin  le  reste  de 
la  terre  occupée  et  arable,  c'est-à-dire  arrosable  par  canaux  ou 
sakiehs,   était  dans  les  mains  des  populations  décimées  par  la 


582  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

guerre  et  la  peste  sous  la  direction  des  cheiks-cl-beled,  au  nombre 
de  quatre  par  village.  Chaque  village  était  tenu  d'ensemencer  en 
coton  une  superficie  de  terrain  déterminée,  et  tous  les  produits  du 
sol  sans  exception,  en  dehors  du  grain  destiné  à  la  nourriture  des 
habitans  et  du  fourrage  pour  les  animaux,  arrivaient  dans  les  shunas 
ou  magasins  du  gouvernement,  disséminés  à  l'intérieur,  après  quoi 
le  vice-roi  faisait  créditer  le  village  à  un  prix  arbitraire  tout  à  son 
avantage,  et  vendait  à  ses  agens  commerciaux ,  aux  maisons  d'A- 
lexandrie ou  à  la  consommation,  les  marchandises  accumulées  dans 
ses  entrepôts.  On  voit  que  Méhémet-Ali  inaugura  le  régime  de  la 
vice-royauté  omnipotente  du  prince  gouverneur,  cultivateur  et  mar- 
chand. La  tradition  ne  s'en  est  ni  perdue,  ni  altérée.  Les  comptes  de 
chaque  village,  tenus  par  des  scribes  cophtes,  étaient  arrêtés  chaque 
année,  et  le  surplus  des  recettes,  tous  frais,  avances,  etc.,  déduits, 
passait  aux  intéressés,  qui  souvent  restaient  débiteurs  de  l'état. 

De  ce  système,  qui  dura  jusqu'au  règne  d'Abbas-Pacha,  il  résul- 
tait pour  le  coton  une  culture  mieux  surveillée,  moins  pratique 
peut-être,  mais  plus  réguHère  qu'aujourd'hui,  d'autant  plus  uni- 
forme que  les  superficies  affectées  à  cette  plante  étaient  moins 
considérables.  Enfin  les  instructions  transmises  aux  moudirs  ou 
gouverneurs  de  provinces  enjoignaient  à  ceux-ci  de  faire  soumettre 
les  semences  destinées  à  la  reproduction  à  un  examen  scrupuleux, 
et  de  ne  les  prendre  que  parmi  celles  tombées  d'un  duvet  qui  avait 
été  séché  au  soleil  et  non  au  four,  comme  les  sept  huitièmes  de  la 
récolte  l'étaient  alors.  Les  graines  ainsi  choisies  et  qui  sortaient  des 
premières  noix  mûries  au  soleil  d'août  après  une  large  irrigation 
d'eau  nouvelle,  parfaitement  saines,  étaient  très  propres  à  l'ense- 
mencement de  terres  encore  riches  et  bien  travaillées.  D'ailleurs  la 
dégénérescence  plus  ou  moins  lente  de  toute  graine  reproduite  dans 
le  même  milieu  climatérique  et  hygrométrique  se  trouvait  çà  et  là 
combattue,  sinon  arrêtée,  par  le  soin  que  prenaient  les  nazirs  des 
shifïliks  vice-royaux  de  dépayser  les  semences  à  chaque  période 
quinquennale. 

Aucun  choix  ni  classement  du  coton  n'avait  lieu  sur  la  planta- 
tion même,  d'où  le  mako,  mis  en  sacs  non  pressés,  au  fur  et  à  me- 
sure de  l'égrenage,  s'en  allait  dans  les  shunas  provinciales.  Là,  les 
balles  pesées  étaient  ouvertes  et  classées  suivant  la  finesse,  la  force 
et  la  netteté  de  la  fibre  :  hàl-hâl  (toute  première),  hàl  (première), 
aivsât  (seconde  ou  moyenne),  dûn  (bas  ou  troisième).  Il  n'y  avait 
pas  d'autres  assortimens  admis  ni  même  demandés,  et  les  classifi- 
cations anglo-françaises,  qui  parfois  n'aboutissent  qu'à  d'inextri- 
cables chicanes,  étaient  ignorées.  Les  premières  quantités  livrées 
aux  shunas  formaient  l'élite  de  la  récolte;  elles  provenaient  de  la 
cueillette  des  mois  d'août  et  de  septembre,  la  plus  mûre  et  dont 


L\    CULTURE    DU    COTON   EN   EGYPTE.  5*83 

les  fruits  s'étaient  largement  épanouis  sous  les  prolifiques  irriga- 
tions du  JNil  limoneux  et  alors  plein.  Cette  cueillette  sentait  rare- 
ment l'ardeur  du  four;  un  chaud  soleil  et  la  maturité  complète  des 
semences  rendaient  celles-ci  assez  résistantes  pour  ne  pas  s'écraser 
sous  les  cylindres  défectueux  et  primitifs  du  douaUb.  11  est  vrai  que 
l'imperfection  de  cet  appareil  d'égrenage  était  des  plus  nuisibles  au 
coton  lui-même. 

Bien  que  les  premières  cueillettes  fussent  emmagasinées  de  ma- 
nière à  passer  avant  les  suivantes  sous  les  cylindres,  l'extrême 
lenteur  du  procédé,  le  manque  de  bras  expérimentés,  ne  permet- 
taient pas  de  giner  plus  de  250  livres  de  coton  en  graines  par  se- 
maine et  par  gin  ou  doualib  produisant  80  livres  de  lainage  net. 
On  comprend  combien  l'accumulation  et  le  séjour  prolongé  dans 
des  locaux  bas  et  humides,  mal  aérés,  du  coton  cueilli  quotidien- 
nement devaient,  par  la  fermentation  lente  qui  en  résultait,  nuire 
à  la  soie.  La  dessiccation  artificielle  n'améliorait  rien,  loin  de  là,  et 
malgré  toutes  les  précautions  prises  le  plus  beau  lainage  était  ma- 
culé de  semences  écrasées  dont  il  conservait  des  portions  jaunâtres 
et  huileuses.  Le  duvet  lui-même  se  trouvait  saupoudré  des  fins  dé- 
bris de  l'enveloppe  première  de  la  noix,  et  donnait  au  coton  mako 
moyen  et  bas  l'aspect  malpropre  qui  en  resta  la  marque  caractéris- 
tique jusqu'à  l'introduction  par  l'auteur  de  ce  travail  (185/i-55)  en 
Angleterre  et  en  Egypte  de  l'égreneuse  américaine  de  Mac-Arthy. 
Cette  machine  délivre  environ  2  quintaux  de  fibre  nette  par  10  heures 
de  travail,  et  comme  les  ateliers  de  25  à  50  gins  mus  par  la  vapeur 
ne  sont  pas  rares,  et  que  le  coton  ainsi  égrené  est  non-seulement 
propre,  mais  acquiert  en  passant  sous  les  cylindres  une  régularité 
de  soie  désirable,  on  se  rend  facilement  compte  de  la  promptitude 
avec  laquelle  une  récolte  brute  de  5,500,000  quintaux  peut  fournir 
annuellement  au  commerce  environ  1,800,000  quintaux  égyptiens 
de  mftA-o  net.  Jusqu'en  1853,  alors  que  la  vallée  du  Nil  ne  produi- 
sait que  le  tiers  à  peine  de  cette  quantité,  le  coton  d'une  récolte 
n'était  pas  fini  d'égrener  lorsque  la  campagne  suivante  commençait; 
aujourd'hui  le  lainage  peut  aller  directement  du  champ  à  l'usine. 
La  possession  de  ce  moyen  d'égrenage  a  beaucoup  contribué  au 
développement  de  la  culture  du  ynako  en  Egypte,  puisque  la  récolte 
commencée  en  août  peut  être  expédiée  et  en  partie  consommée  en 
Europe  à  la  fin  de  janvier  suivant.  En  outre  la  graine  du  coton  a 
pris  une  place  si  considérable  dans  la  famille  des  semences  oléa- 
gineuses que  des  cargaisons  très  nombreuses  en  sont  exportées  pour 
l'Angleterre  et  la  France.  Les  usines  de  Douvres  seules  en  consom- 
ment la  plus  grande  partie,  et  l'huile  tirée  de  cette  semence,  ex- 
purgée et  clarifiée,  rendue  insipide  et  incolore,  sert  aujourd'hui  à 
sophistiquer  dans  le  midi  de  la  France,  à  Gênes,    à  Livourne,  à 


584  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Lucques,  les  meilleures  qualités  d'huile  comestible.  La  fabrication 
du  savon  l'utilise,  et  les  /<?//«/«  préparent  leurs  alimens  avec  l'huile 
de  coton  non  épurée,  acre  et  noirâtre,  telle  qu'elle  coule  des 
presses.  Enfm  l'ancien  mode  d'égrenage  rendait  difficile  l'extraction 
du  duvet  des  noix  mal  ouvertes  et  de  celles  non  arrivées  à  matu- 
rité, que  les  fellahs  mélangeaient  à  l'époque  de  l'extraction  des 
plantes.  De  cette  cueillette  tardive,  séchée  dans  le  four,  sortait  et 
sort  encore  aujourd'hui  une  certaine  quantité  de  coton  court  et 
faible,  très  blanc,  que  les  producteurs  ou  les  intermédiaires  égré- 
neurs  et  les  acheteurs  emballent  avec  de  la  marchandise  meilleure. 
L'opération  est  assez  adroitement  exécutée  pour  qu'il  soit  difficile  de 
découvrir  la  fraude  sans  un  examen  minutieux. 

Abbas-Pacha,  successeur  de  Méhémet-Ali,  agronome  pratique  et 
dont  les  vues  économiques  dépassaient  de  beaucoup  ce  qu'on  peut 
attendre  d'un  prince  oriental,  en  ouvrant  l'intérieur  de  l'Egypte  au 
commerce  européen,  s'attacha  spécialement  à  développer  la  culture 
du  coton,  qui  avait  pour  lui  un  attrait  particulier.  Ayant  pu  ap- 
précier les  aptitudes  du  sea-island,  il  tenta  d'ajouter  au  mako  la 
production  de  cette  qualité  supérieure.  Dans  ce  dessein,  il  se  pro- 
cura des  graines  des  meilleures  plantations  de  la  Floride,  et  en  fit 
semer  dans  tous  les  villages  où  son  grand-père  avait  tenté  cette  cul- 
ture, mais  sur  une  échelle  réduite.  Ce  coton  si  cher  et  si  recherché 
réussit  fort  bien  malgré  l'inintelligence  de  ceux  qui  le  cultivèrent. 
Méhémet-Ali  avait  fait  instruire  des  jeunes  gens  en  vue  de  la  pro- 
duction du  sea-island,  mais,  chaque  nouveau  vice-roi  s'empres- 
sant  de  faire  le  contraire  de  son  prédécesseur,  les  bonnes  traditions 
furent  abandonnées;  cependant  la  culture  survécut.  Saïd-Pacha  se 
procura  par  les  mêmes  intermédiaires  des  graines  de  la  Floride  et 
en  ordonna  fensemencement  dans  certaines  provinces,  où  la  ré- 
partition eut  lieu  selon  la  nature  du  terrain.  Il  y  avait  progrès,  mais 
tout  était  fait  à  la  légère  et  selon  l'usage  oriental  :  ouragan  d'é- 
nergie puérile  au  début  suivi  de  calme  plat  et  de  négligence  ab- 
solue. Ce  prince  fut  le  dernier  importeur  de  cette  semence.  Il  est 
difficile  aujourd'hui  de  savoir  dans  quelle  localité  en  Egypte  le 
sea-island  a  le  mieux  réussi;  ce  qui  est  malheureusement  certain, 
c'est  qu'il  a  été  négligé,  presque  oublié.  Le  khédive  paraît  le  tenir 
en  mince  estime,  car  depuis  son  avènement  (1863)  aucun  renou- 
vellement de  la  graine  n'a  eu  lieu,  que  nous  sachions.  Les  semences 
de  sea-island,  sans  cesse  utilisées  sur  les  mêmes  terrains,  se  sont 
atrophiées,  et  ne  produisent  maintenant  qu'un  lainage  dégénéré, 
quoique  toujours  relativement  fin,  souple  et  à  longues  soies,  et 
malgré  tout  de  beaucoup  supérieur  au  mako.  C'est  ce  coton  que  les 
classificateurs  appellent  gallin. 

Lorsque  Méhémet-Ali  introduisit  pour  la  première  fois  en  Egypte 


LA  CULTURE  DU  COTON  EN  EGYPTE.  585 

(1838),  à  la  demande  de  M.  Salters  Elliot  de  Savamiah,  la  culture 
du  sea-island,  son  but  était  de  rechercher  le  rayon  agraire  le  plus 
apte  à  la  propagation  d'une  si  précieuse  espèce,  sans  préjudice  de 
la  production  du  mako,  la  seule  espèce  égyptienne,  et  qu'il  encou- 
ragea par  tous  les  moyens.  Une  concession  de  terrain  fut  accordée 
à  M.  Salters  Elliot,  et  une  plantation  modèle,  formée  sur  le  point 
le  mieux  approprié,  reçut  de  nombreux  élèves.  Abbas  et  Saïd  con- 
tinuèrent la  lettre  de  l'œuvre,  moins  l'esprit;  néanmoins  le  premier 
de  ces  princes  s'attacha  particulièrement  à  faire  cultiver  le  sea-is- 
land dans  les  provinces  de  Sharkie  et  de  Garbie.  Le  domaine  du 
Ouadi,  Tel-el-Kebir ,  Abou-Ahmed  et  d'autres  terrains  situés  sur 
les  deux  rives  du  canal  de  Zagazig,  entre  le  bourg  de  ce  nom  et 
l'isthme  de  Suez,  récoltaient  encore  en  lb6(5  du  sca-island  très  peu 
dégénéré.  Ces  localités  étaient  situées  on  ne  peut  plus  favorable- 
ment pour  le  succès  de  l'espèce  américaine,  cultivée  au-delà  de 
l'Atlantique,  à  la  température  près,  dans  des  conditions  physiques 
assez  analogues.  Un  sol  sablonneux,  abrité  contre  les  vents  du  sud 
par  les  dunes  du  désert,  reposé  pendant  des  siècles ,  enrichi  des 
détritus  amenés  par  les  infiltrations  de  la  branche  tanitique,  enfin 
soumis  à  la  puissante  influence  de  l'atmosphère  chaude,  imprégnée 
d'humidité  alcaline  que  produisent  les  lacs  Menzaieh  et  Belah,  tout 
concourait  pour  assurer  une  réussite  qui  ne  demandait  qu'un  peu 
plus  d'intelligence  administrative  et  de  science  économique.  Le 
gouvernement  actuel  s'est  excusé  de  ne  pas  avoir  poursuivi  les 
utiles  tentatives  de  ses  prédécesseurs,  sous  prétexte  que  le  sea-is- 
land rend  beaucoup  moins  que  le  mako,  qu'il  mùiit  imparfaitement 
et  qu'enfin  les  semences  dégénèrent.  Ces  raisons,  en  apparence 
plausibles,  sont  combattues  victorieusement  par  la  pratique  chez 
les  cultivateurs  intelligens. 

Les  semences  importées  provenaient  des  meilleures  plantations 
de  la  Floride  et  des  basses  contrées  [Sea-Island],  dont  les  produits 
moyens  sont  cotés  à  l'heure  qu'il  est  de  18  à  19  pence  la  livre, 
soit  environ  2  francs,  contre  6  ou  7  pence  que  valent  sur  le  même 
marché  de  Liverpool  les  uplands  et  le  mako,  même  classifica- 
tion. Dans  tous  les  terrains  propices  et  bien  préparés,  auxquels  les 
graines  furent  confiées,  le  rendement  ne  resta  jamais  inférieur, 
dans  les  pires  conditions,  à  290  rotolis  nets  (130  kilogrammes)  par 
fcddan  (1).  Aux  environs  du  Caire,  dans  plusieurs  villages  de  la  pro- 
vince de  Sharkie,  la  moyenne  a  été,  de  1856  à  1866,  de  289  ro- 
lolis.  A  Solimanieh,  où  durant  la  même  période  150  feddans  furent 
constamment  par  rotation  alFectés  à  cette  culture,  le  produit  net 
dépassa  322  rotolis  avec  une  irrigation  laissant  beaucoup  à  désirer, 

(1)  Le  feddan  vaut  un  demi-hectare. 


B86  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

et  sous  la  direction  de  nazirs  européens,  moins  efficace  que  celle 
des  intendans  indigènes.  Enfin  la  ferme  de  M.  Salters  EUiot,  cul- 
tivée à  l'américaine,  donna  la  première  année  170  kilogrammes 
par  feddan,  la  seconde  176,  la  troisième  171  kilogrammes,  et  les 
deux  suivantes,  qui  furent  les  dernières  de  la  gestion,  une  moyenne 
de  178  kilogrammes  de  soie  nette.  Ces  essais,  faits  sur  une  sérieuse 
échelle,  puisque  sur  1,600  feddans  concédés  500  étaient  toujours 
ensemencés  de  coton,  dont  200  de  sea-island,  durèrent  de  1839 
à  18/i3  inclusivement.  Il  est  vrai  que  la  culture  de  cette  sorte  était 
soignée  et  que  les  plantes,  placées  à  au  moins  1'",30  de  distance, 
toujours  sur  un  seul  pied,  végétaient  dans  un  terrain  où  pas  un 
brin  d'herbe  parasite  ne  se  faisait  voir. 

Nous  ne  sommes  pas  en  mesure  d'indiquer  ici  le  prix  auquel  ce 
sea-island  fut  vendu  en  Angleterre  :  les  acheteurs  exportateurs  ne 
s'en  sont  jamais  vantés,  probablement  afm  de  ne  pas  se  créer  de 
compétition;  mais  voici  ceux  des  produits  de  Solimanieh  :  27,  26, 
28  pence  contre  29,  32,  31,  cours  des  provenances  directes  d'Amé- 
rique. Cinq  ans  plus  tard,  le  même  article  valait  6  pence  de  moins; 
mais  l'administration  de  la  plantation  était  changée  et  la  culture 
presque  abandonnée.  Voilà,  ce  nous  semble,  une  réponse  suffisam- 
ment précise  aux  argumens  de  la  partie  adverse.  Complétons-la 
cependant  par  quelques  détails.  Dans  les  deux  plantations  citées,  la 
culture  de  sea-island  était  strictement  soumise  aux  règles  que 
voici  :  labourage  et  fumure  à  /i5  centimètres  de  profondeur  aussitôt 
que  l'inondation  abondante  et  prolongée  du  terrain  le  permettait; 
à  une  irrigation  régulière,  ayant  toujours  lieu  vers  le  milieu  de  la 
nuit,  se  joignaient  des  binages  répétés,  toute  végétation  étrangère 
était  sarclée,  et  une  seule  plante  de  coton  croissait  à  chaque  place. 
Venait  ensuite  l'élagage  des  branches  inférieures  et  gourmandes; 
puis,  au  fur  et  à  mesure  des  progrès  de  la  plante,  l'étêtement  des 
brins  portant  des  fruits  tardifs  supposés  ne  pouvoir  plus  atteindre 
une  complète  maturité.  Ces  suppressions,  pratiquées  de  l'autre  côté 
de  l'Atlantique  partout  où  un  pied  de  coton  fin  est  élevé,  sont  d'au- 
tant plus  nécessaires  en  Egypte  que  la  plante  y  est  stimulée  par 
d'abondantes  irrigations,  qu'elle  y  croît  vite  en  faisant  beaucoup  de 
bois  pendant  que  le  pivot  se  développe  et  s'enfonce  lentement  en 
terre.  Dans  les  Florides,  c'est  presque  le  contraire  qui  a  lieu  ;  mal- 
gré cette  différence,  l'élagage  et  l'étêtement  sont  inséparables  d'une 
intelligente  culture. 

Le  sea-island,  conduit  dans  les  meilleures  conditions,  marque 
vite  et  montre  au  moins  30  pour  4  00  de  plus  de  noix  que  le  mako. 
Si  d'un  autre  côté,  plus  le  coton  est  fin  et  soyeux,  moins  il  pèse  eu 
égard  à  son  volume,  il  ne  faut  pas  oublier  que  la  valeur  vénale  est 
pour  ainsi  dire  mesurée  à  la  longueur  de  la  fibre.  Or,  en  supposant 


LA  CULTURE  DU  COTON  EN  EGYPTE.  587 

même  qu'un  feddan  ne  donnât  que  260  livres  de  sea-island  mid- 
dling,  évalué  à  Liverpool  au  minimum  à  16  pence  la  livre,  ce  qui 
ferait  A16  francs,  combien  produirait  un  feddan  de  mako?  Environ 
AOO  livres,  que  l'on  peut  évaluer  à  33Zi  francs.  Encore  avons-nous 
supposé  que  le  sea-island  est  classé  middling  (moyen),  tandis  que 
plus  du  tiers  toucherait  probablement  à  la  classification  supérieure; 
le  prix  de  iil6  francs  est  donc  un  minimum.  Par  une  culture  intel- 
ligente, le  feddan  ensemencé  de  bonnes  graines  de  sea-island  ne 
produira  jamais  moins  de  550  francs  vendu  à  Liverpool.  On  voit 
que  les  répugnances  des  adversaires  de  la  plante  américaine,  au 
lieu  d'être  justifiées,  ne  peuvent  tenir  contre  des  faits  qui,  quoique 
isolés,  sont  avérés.  Aujourd'hui  même  les  producteurs  du  sea-island 
dégénéré,  connu  sous  le  nom  de  gallin,  ne  pourront  nier  la  plus- 
value  qu'ils  en  tirent. 

En  effet,  à  côté  du  7nako,  —  la  seule  qualité  égyptienne,  —  le 
gallin  n'est  autre  que  le  produit  des  graines  abâtardies  des  Florides. 
Dans  la  province  de  Sharkie  existe  un  petit  village  du  nom  de  Gal- 
lin, ne  produisant  qu'une  très  minime  quantité  de  coton  et  où  sans 
doute  le  sea-island  a  été  semé  autrefois;  plusieurs  villages  de  la 
même  province  et  des  provinces  voisines  possèdent  également  quel- 
ques graines  de  la  même  provenance,  et  fournissent  au  marché 
leur  minime  contingent  de  sea-island  dégénéré.  Quant  à  l'origine 
de  la  désignation,  au  lieu  de  la  chercher  dans  le  nom  du  village  en 
question,  on  la  trouvera  plutôt  dans  la  corruption  franque  de  la 
classification  indigène  hàl-hàl,  devenue  hallin,  gallin,  et  cette  sup- 
position est  d'autant  plus  admissible  que  le  g  dans  gallin  se  pro- 
nonce comme  Vh  adouci.  A  part  le  lainage  d'origine  américaine, 
l'Egypte  ne  cultive  donc  qu'une  seule  espèce  de  coton,  le  inako 
ou  jumel  {gossypiiim  arboreum  JEgyplii),  arbuste  plutôt  annuel 
que  bisannuel.  On  a  de  la  peine  à  comprendre  pourquoi  les  ex- 
portateurs donnent  à  l'article  égyptien  unique  une  foule  de  noms 
divers  :  coton  blanc,  beledi,  ashrnouni,  etc.  Ashmouni  répond  à 
mako  de  bonne  et  saine  venue  dans  ses  trois  classifications  indi- 
gènes, teinte  riche  voisine  de  beurre  frais,  soie  souple  et  longue, 
poids  spécifique  léger.  Quant  à  coton  blanc  et  beledi  (du  pays),  ces 
deux  dénominations  ne  représentent  qu'un  choix  moyen  ou  très 
inférieur,  très  bas  du  mako.  Le  redressement  de  cette  erreur  était 
d'autant  plus  urgent  que  l'industrie  colonnière  en  Europe  a  eu 
plusieurs  fois  à  souffrir  de  ces  classifications  abusives  (1). 

(1)  Ce  cfui  a  pu  ajouter  à  cette  confusion,  c'est  que  depuis  quelques  années  des 
particuliers  ont  introduit  clandestinement  des  semences  de  coton  américain  dont  la 
produit,  inférieur  au  mako  pour  la  longueur  et  la  finesse  de  la  fibre,  possède  cepen- 
dant une  blancheur  et  donne  un  rendement  qui  en  justifieraient  jusqu'à  un  certain 
point  l'introduction,  si  le  fait  eût  été  rendu  public,  et  si  l'on  avait  cvitc  les  mélanges. 


588  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Depuis  l'introduction  dajwnel,  les  soins  donnés  par  l'agriculture 
à  cette  plante  ont  varié  avec  les  gouvernemens  qui  se  sont  succédé 
en  Egypte.  Arrivée  à  son  faîte  comme  qualité  et  préparation,  la 
production  fut  dirigée  par  la  guerre  de  sécession  vers  la  quantité. 
Et  comme  il  n'existe  aucun  contrôle  gouvernemental,  comme  les 
provinces  n'ont  ni  vie  ni  autonomie  communale,  partant  ni  émula- 
tion administrative,  ni  comices  agricoles,  la  cupidité  native  du 
fellah  reste  aux  prises  avec  son  insouciance,  son  ignorance  et  son 
manque  complet  de  culture  intellectuelle.  Chargé  d'impôts,  de 
taxes  nouvelles  de  toute  sorte,  forcé  de  prendre  part  à  des  em- 
prunts nationaux  plus  ou  moins  inscrits  au  grand-livre,  de  payer 
les  droits  sur  le  sol  de  cinq  et  six  ans  anticipés,  le  fellah  cherche  à 
produire  le  plus  qu'il  peut  avec  le  moins  de  frais  et  de  peine  pos- 
sible. Au  lieu  d'être  encouragé  dans  cette  culture,  le  paysan  égyp- 
tien en  est  plutôt  éloigné  par  les  procédés  fiscaux  dont  on  use 
envers  lui.  Ainsi  le  gouvernement,  pensant  qu'une  nouvelle  éléva- 
tion du  droit  territorial  serait  peu  appréciée  dans  ce  moment,  a 
imaginé  d'arriver  au  même  résultat  en  réduisant  fictivement  le 
feddan,  mesure  agraire  qui  sert  de  base  à  l'impôt  et  qui  valait  à 
peu  près  1/2  hectare;  le  fermier  ou  le  propriétaire  de  100  feddans 
réels  acquitte  la  taxe  pour  130,  la  superficie  légale  ayant  été  dimi- 
nuée d'autant.  Pourvu  que  le  fellah  paie,  on  n'exige  de  lui  rien  de 
ce  que  précisément  on  devrait  lui  demander  en  l'imposant  moins. 

Après  la  mort  de  Méhémet-Ali,  les  règlemens  concernant  les  se- 
mailles du  mako  sont  tombés  en  désuétude,  et  ce  n'est  que  le 
12  décembre  187/i  que  le  khédive,  pressé  sans  doute  par  les 
plaintes  renfermées  dans  l'adresse  des  filateurs  de  Bolton,  a  envoyé 
à  ce  sujet  une  circulaire  aux  moudirs  des  provinces.  Ces  instruc- 
tions fort  louables  resteront  lettre  morte  ;  nous  craignons  fort 
qu'elles  n'aient  été  rédigées  que  pour  donner  pour  la  forme  satis- 
faction à  l'industrie  européenne.  Néanmoins  on  ne  serait  pas  fondé  à 
prétendre  que  le  mako  a  dégénéré  en  Egypte.  De  bonnes  semences 
dans  un  bon  terrain  convenablement  arrosé  et  cultivé  donneront 
toujours  du  coton  de  premier  choix  à  la  première  cueillette,  du 
moyen  à  la  seconde  alternant  avec  du  meilleur,  et  du  coton  bas  à 
la  dernière.  Si  ces  assortimens  provenant  d'une  qualité  de  semence 
unique,  le  mako,  étaient  vendus  séparément  en  balles,  honnête- 
ment ,  marqués  d'un  chiffre  indiquant  la  classification ,  personne 
ne  se  plaindrait. 

S'il  est  juste  de  dire  que  le  mako,  définiiivement  acclimaté  de- 
puis près  d'un  demi-siècle  en  Egypte,  n'a  pas  dégénéré ,  il  ne  l'est 
pas  moins  de  confesser  que  dans  l'ensemble  des  récoltes  actuelles 
la  qualité  est  moins  satisfaisante.  11  est  certain  que  l'échelle  des 
classifications  a  considérablement  varié  depuis  dix  ans,  inclinant 


LA    CULTURE    DU    COTON    EN   EGYPTE.  589 

insensiblement  vers  une  moyenne  plus  basse,  et  indiquant  pour  les 
cinq  dernières  années  une  diminution  de  18  pour  100  dans  le  total 
des  classemens  élevés,  répartie  sur  les  assortimens  inférieurs.  Quant 
aux  beaux  types  indigènes  du  mako,  on  les  retrouve,  partout  où  la 
culture  ne  laisse  rien  à  désirer,  dans  les  terrains  de  premier  ordre, 
ce  qui,  sans  être  une  preuve  irréfragable  de  la  pureté  générale  des 
graines,  démontre  cependant  que  les  qualités  originales  et  essen- 
tielles du  j'umel  existent  encore  intactes  à  côté  d'un  relâchement 
positif,  mais  remédiable,  dans  le  régime  agronomique  de  la  plante. 

III. 

Les  causes  de  cette  décadence  très  réelle  ne  sont  pas  nombreuses. 
11  dépend  plus  du  vice-roi  que  du  fellah  lui-même  de  les  faire  ces- 
ser; le  terrain  y  est  pour  peu  de  chose,  l'atmosphère  n'y  est  pour 
rien.  L'état  prend  et  exige  trop;  le  cultivateur  découragé  ne  tient 
pas  à  améliorer,  loin  de  là,  et  les  produits  du  sol  se  ressentent  na- 
turellement d'un  régime  économique  insupportable.  Que  le  fellah 
soit  dégrevé  ou  plutôt  que  les  taxes  ne  pèsent  pas  sur  lui  au-delà 
de  ses  forces,  et  on  le  verra,  si  l'administration  le  guide  paternelle- 
ment, donner  à  la  terre  ce  que  le  fisc  exigeait  injustement  de  lui. 
D'un  autre  côté,  les  frais  généraux  de  culture  se  sont  considérable- 
ment accrus,  la  vie  est  plus  chère  même  pour  le  frugal  paysan.  Les 
effets  de  la  dernière  épizootie  se  font  encore  sentir,  et  les  animaux 
propres  à  la  manœuvre  des  puits  à  roues,  s'ils  sont  moins  rares,  se 
paient  aussi  cher  que  leur  nourriture.  Voilà  pour  l'irrigation  par  les 
moyens  primitifs,  les  meilleurs  parce  qu'ils  réunissaient  le  bon 
marché  à  l'efficacité.  Quant  à  l'arrosement  par  machines  à  vapeur, 
le  plus  puissant  et  le  plus  sûr  sans  contredit,  outre  que  le  système 
n'est  pas  à  la  portée  de  tous,  le  charbon,  quoique  moins  cher  au 
port  de  débarquement,  coûte  beaucoup  par  le  transport,  sans 
compter  les  frais  de  personnel  et  de  réparations.  Enfin,  bien  que 
de  nouveaux  canaux  aient  été  ouverts  sur  des  terrains  jusqu'alors 
incultes,  les  anciens  ne  sont  pas  régulièrement  dragués  et  réparés. 
Les  propriétés  du  khédive  et  des  daims  de  la  famille  vice-royale, 
qui  se  trouvent  infailliblement  au  premier  plan  sur  le  parcours  des 
canaux,  outre  qu'elles  sont  servies  avant  le  voisin,  absorbent  une 
grande  portion  du  débit  des  eaux.  D'ailleurs  il  est  certain ,  malgré 
la  légende  biblique,  que  l'eau  du  Nil,  pour  produire  ses  meilleurs 
effets,  doit  être  répandue  sur  les  terres  avant  que  le  limon  qu'elle 
tient  en  dissolution  ne  se  soit  précipité,  après  un  long  repos  et  sur- 
tout après  avoir  passé  d'écluse  en  écluse  dans  plusieurs  petits  canaux. 

Si  l'on  prend  en  considération  la  grande  étendue  de  terrain  cul- 
tivé en  coton,  et  le  médiocre  assolement  des  plantations  dans  un 


590  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

rayon  qui  ne  se  développe  pas,  on  arrivera  à  cette  conclusion,  qui 
fait  sourire  les  vieilles  barbes  en  Egypte,  que  le  sol  est  fatigué  et 
appauvri,  et  que  les  eaux  du  fleuve,  répandues  au  loin,  perdent  de 
leur  fertilité.  Il  en  est  pourtant  ainsi.  Dans  les  crues  moyennes,  les 
terres  mal  situées  reçoivent  peu  d'eau  nouvelle,  partant  peu  de 
limon;  malgré  cela,  la  culture  générale  continue  sur  le  même  pied 
que  pendant  les  bonnes  années,  au  détriment  de  la  quantité  et  de 
la  qualité  des  produits.  En  ce  qui  concerne  l'ensemencement ,  le 
terrain  n'est  pas  en  Egypte,  comme  en  Europe,  recouvert  d'engrais 
que  la  charrue  enterre  pour  le  mieux  assimiler.  Après  une  irriga- 
tion complète  et  prolongée  du  champ,  suivie  d'une  façon  de  la- 
bour, de  petits  creux  sont  pratiqués  à  la  main ,  où  les  graines  de 
coton  sont  déposées  avec  une  poignée  de  fiente  de  pigeon.  La  ger- 
mination ainsi  forcée  envoie  le  long  pivot  de  la  plante  dans  un  sol 
à  peine  détrempé  et  qui  ne  reçoit  pas  une  particule  d'engrais ,  car 
la  charrue  arabe,  qui  effleure  à  peine  le  sol,  ne  l'a  pas  même  dé- 
rangé. L'arbuste,  placé  dans  une  terre  que  rien  n'a  préparée  ni 
amendée,  y  vit  donc  par  un  pivot  de  /i5  centimètres  de  longueur 
que  rien  ne  nourrit  et  qui  absorbe  promptement  tous  les  sucs. 

Le  terrain  égyptien  est  homogène  dans  toute  la  vallée  du  Nil,  et 
l'alluvion  nilotique  y  est  déposée  sur  un  sous-sol  sablonneux  en 
couches  variant  de  3  à  6  mètres  d'épaisseur;  mais,  quelle  que  soit 
la  richesse  de  cette  alluvion  ,  elle  diminue  à  la  longue ,  et  la  terre 
perd  peu  à  peu  par  l'appauvrissement  des  eaux  et  la  multiplicité 
des  cultures  son  pouvoir  fertilisant.  Aux  États-Unis,  dans  les  bas- 
sins de  rOhio  et  du  Mississipi,  formés  des  plus  riches  alluvions 
connues,  le  sol  a  fini  par  s'épuiser,  et  les  planteurs  de  coton, 
n'ayant  plus  le  choix  cle  terrains  qu'ils  abandonnaient  pour  d'au- 
tres encore  vierges,  en  sont  arrivés  aux  engrais  appropriés  à  la 
production  de  l'article.  L'Egypte  doit  en  faire  autant ,  car  l'épui- 
sement du  sol  fera  des  progrès,  et  plus  on  tardera,  moins  le  re- 
mède sera  efficace.  Dans  les  meilleures  conditions  de  cette  culture, 
avec  de  l'engrais  et  de  l'eau  en  abondance,  le  rendement  des  terres 
à  coton  s'élèvera  à  une  moyenne  de  5  quintaux  (225  kilog.)  au 
minimum ,  et  la  qualité  y  trouvera  des  garanties  qui  n'existent 
plus;  mais  ce  qui  est  facile  ailleurs,  où  les  nations  savent  accom- 
plir ce  qui  est  pour  elles  d'un  intérêt  vital,  qui  le  fera  en  Egypte, 
où  les  populations  n'ont  pas  de  vie  politique,  où  la  conviction  et 
l'élan  manquent  absolument?  Les  h  millions  de  fellahs  que  nourrit 
la  terre  des  pharaons  s'agitent  et  travaillent  pour  un  homme,  le 
khédive,  qui  représente  et  absorbe  à  lui  seul  l'Egypte  tout  en- 
tière. L'agriculteur,  race  antique  qui  a  résisté  aux  révolutions  des 
siècles,  ne  s'appartient  pas  plus  que  le  sol  n'est  à  lui;  né  pour 
obéir,  payer  et  produire  sans  cesse,  il  n'a  plus  de  volonté.  On  ne 


LA   CULTURE    DU   COTON   EN  EGYPTE.  591 

peut  donc  rien  lui  demanàer  de  ce  qui  ailleurs  élargit  le  cercle  de 
l'action  économique  d'où  découle  la  richesse  des  nations.  Le  fel- 
lah égyptien  est  une  bête  de  somme,  ni  plus  ni  moins,  et,  si  le  co- 
ton exporté  n'est  plus  le  même,  c'est  implicitement  la  faute  du 
vice-roi.  C'est  à  lui,  chef  de  l'Egypte,  fermier-général  de  cette  terre 
fertile  et  classique,  qu'incombe  le  devoir  de  réformer  ce  qui  exige 
impérieusement  d'être  réformé,  de  demander  au  sol  tout  ce  qu'il  peut 
donner  en  lui  restituant  ses  bienfaits  sous  une  autre  forme,  et  en 
traitant  les  habitans  comme  la  terre  même,  humainement  et  avec 
intelligence.  11  faut  que  le  pouvoir  trace  la  route  à  suivre,  et  que 
chacun  soit  tenu  de  n'en  pas  sortir.  Lorsque  le  bon  exemple  ne 
suffît  pas,  la  coercition  est  nécessaire.  Le  khédive  veut  et  accom- 
plit beaucoup  de  choses  bonnes  sur  ses  propres  domaines;  rien  ne 
serait  plus  facile  que  de  les  exiger  des  paysans  travaillant  pour 
leur  propre  compte. 

Dans  les  propriétés  particulières  du  vice-roi  et  celles  de  sa  riche 
et  nombreuse  famille,  où  les  bras  ne  manquent  jamais,  où  l'irriga- 
tion est  bien  entendue  et  les  travaux  agricoles  relativement  aussi 
parfaits  que  possible,  le  coton  mako  donne  jusqu'à  6  quintaux  nets 
par  feddan.  Ce  n'est  pas  là  la  moyenne,  mais  avec  l'engrais  néces- 
saire et  une  meilleure  culture  ce  chiffre  pourrait  devenir  général. 
Les  cotons  des  dairas  ne  sont  en  général  guère  meilleurs  que  la 
moyenne  de  la  production  égyptienne;  cependant  il  s'y  trouve  des 
parties  que  l'on  peut  assimiler  aux  plus  beaux  échantillons  de  mako 
obtenus  depuis  les  premiers  jours  de  sa  culture  dans  cette  contrée. 
Le  khédive  et  sa  famille  pourraient  être  plus  exigeans.  Pourquoi  ce 
résultat,  qui  représente  environ  Zt50  francs  par  feddan,  outre  le 
bois  et  les  semences,  n'est-il  pas  atteint  par  les  fellahs  agricul- 
teurs? La  réponse  est  simple  :  parce  que  généralement  les  bras,  les 
animaux  et  par  conséquent  l'eau  leur  font  défaut,  —  parce  que  le 
capital  qu'ils  n'ont  pas  ne  leur  arrive  que  par  le  canal  de  la  plus 
ruineuse  usure.  Aussi  peut-on  affirmer  que  3  quintaux  de  duvet  net 
représentent  la  moyenne  maximum  des  plantations  de  coton  non 
possédées  par  le  khédive,  sa  famille  et  ses  adhérens.  Il  ne  serait 
donc  pas  exagéré  de  dire  que,  si  tous  les  terrains  ensemencés  de 
viako  étaient  travaillés  comme  le  sont  les  shiffliks  princiers,  la  pro- 
duction atteindrait  2  millions  1/2  de  quintaux  au  lieu  de  1  million  1/2 
qu'elle  rend  à  peine  bon  an  mal  an.  Eu  moins  de  deux  années,  ce 
résultat  pourrait  être  obtenu. 

Que  répondra-t-on  à  ces  faits?  —  Si  l'argent  manque  aux  fellahs, 
que  l'on  fonde  des  banques  agricoles!  —  Bien,  mais  comment  con- 
fier des  capitaux  à  des  agriculteurs  qui  ne  sont  pas  propriétaires  de 
droit,  qui  peuvent  être  appelés  subiteuient  à  payer  six  ou  douze  ans 
de  contributions  foncières  par  anticipation,  dans  un  pays  où  il  n'y 


592  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

a  ni  cadastre  ni  régime  hypothécaire  possible,  dans  un  pays  enfin 
où  la  tenure  de  la  terre  et  les  droits  qui  en  découlent  relèvent 
d'une  jurisprudence  à  la  fois  religieuse  et  civile?  Et  la  corvée,  qui 
approvisionne  de  bras  les  shifjliks  de  la  famille  vice- royale  en  di- 
minuant d'autant  les  moyens  d'action  sur  les  terres  laissées  aux 
fellahs!  Pour  donner  une  idée  exacte  de  la  position  économique 
faite  aux  fellahs ,  il  suffira  de  connaître  la  manière  dont  se  traitent 
les  affaires  dans  l'intérieur  et  la  nature  des  relations  entre  le  pro- 
ducteur agricole  et  l'acheteur  ou  les  intermédiaires  de  celui-ci. 

On  sait  que,  le  télégraphe  ayant  modifié  les  anciennes  conditions 
de  l'offre  et  de  la  demande,  et  l'argent  étant  à  bon  marché  en  Eu- 
rope, les  matières  premières  sont  presque  toujours  plus  chères  sur 
les  lieux  de  production  qu'ailleurs.  Les  fausses  nouvelles  se  con- 
fondent avec  les  vraies,  quelques  centimes  de  hausse  enlèvent  les 
esprits,  la  moindre  demande  d'un  article  est  exagérée  aussitôt,  et 
les  dépêches  annonçant  la  baisse  ramènent  le  calme  sans  inquiéter 
personne;  on  y  croit  à  peine,  tellement  la  fiction  est  entrée  dans  les 
habitudes  commerciales.  Le  coton  suit  la  règle  commune  :  le  cours 
de  cet  article  en  Egypte,  comparé  jour  par  jour  avec  celui  de  Liver- 
pool,  offre  plus  souvent  le  pair  que  profit,  quand  il  n'est  pas  supé- 
rieur. Ceci  paraîtra  paradoxal.  Comment  vivent  donc  les  négocians  , 
dira-t-on,  et  près  de  2  millions  de  quintaux  s'exportent-ils  annuel- 
lement sans  une  meilleure  chance  de  gain  que  celle  qui  peut  naître 
entre  le  départ  et  l'arrivée  de  la  marchandise?  Rien  n'est  plus 
vrai  cependant.  Le  coton  acheté  en  Egypte  par  ordres  exprès  pour 
compte  des  filateurs  laisse  à  l'intermédiaire  une  commission  plus 
ou  moins  enflée.  Celui  qui  est  expédié  en  consignation  a  été  géné- 
ralement manipulé,  mélangé,  et  a  déjà  donné  un  profit  à  l'exporta- 
teur. C'est  du  moins  ainsi  que  les  choses  se  passent  en  Egypte.  Si 
les  évaluations  faites  à  Alexandrie  sont  basses,  il  se  peut  même 
que  la  moyenne  des  classemens  sur  le  marché  anglais  donne  un 
bénéfice.  Ces  cas  sont  rares  :  la  vue,  le  loucher  et  les  autres  sens 
sont,  dit-on,  altérés  au  soleil  d'Egypte,  et  le  /"«^'r  d'Alexandrie  n'est 
souvent  que  middlîng  à  Liverpool.  Restent  les  fluctuations  du 
marché.  Les  vrais  gagnans  sont  les  agens  chargés  de  la  vente  en 
Europe;  aussi  plusieurs  grandes  maisons  d'Egypte  ont-elles  leurs 
propres  succursales  en  Angleterre.  En  dehors  de  cette  combinai- 
son, les  consignataires  sont  à  plaindre.  A  coté  des  alternatives  di- 
verses de  Vaventure,  il  y  a  les  arcanes  du  connnerce,  qui,  sans 
être  la  source  du  Pactole,  sèment  cependant  de  quelques  paillettes 
d'pr  les  opérations  auxquelles  donnent  lieu  les  produits  du  sol 
égyptien.  La  plupart  des  exportateurs  obtiennent  de  leurs  agens 
d'outre-mer  des  crédits  exceptionnels  en  blanc,  c'est-à-dire  qui  ne 
sont  représentés  par  aucune  marchandise  et  dont  les  bénéficiaires 


LA  CULTURE  DU  COTON  EN  EGYPTE.  593 

doivent  faire  les  fonds  à  chaque  échéance  des  traites  fournies,  les- 
quelles se  renouvellent  ainsi  plus  ou  moins  indéfiniment.  Ces  facili- 
tés, disons  cet  argent  coûte  peu  à  celui  qui  en  jouit  :  une  provision 
de  banque,  quelque  petit  intérêt  en  cas  de  retard,  et  çà  et  là  une 
perte  au  change.  Comparées  aux  taux  égyptiens,  ces  conditions  sont 
très  avantageuses.  Les  sommes  ainsi  obtenues,  employées  en  place- 
mens  financiers  sur  les  valeurs  locales,  rendent  un  gros  intérêt, 
s'élevant  quelquefois  à  30  pour  100  par  année,  ou  bien  elles  sont 
envoyées  dans  les  villages,  avancées  aux  cultivateurs  à  un  taux 
variant  de  Zi  à  5  pour  100  par  mois  et  remboursables  en  produits 
au  cours  du  jour  de  la  livraison,  souvent  au-dessous.  A  l'aide  de 
ces  combinaisons  financières  fort  à  la  mode,  le  mystère  des  opéra- 
tions commerciales  s'explique,  et  la  position  des  fellahs  produc- 
teurs est  clairement  établie.  Exploités  par  les  intermédiaires  et  par 
l'administration,  mal  ou  jamais  protégés,  enfin  n'ayant  de  liberté 
que  pour  produire  davantage  au  profit  de  qui  les  gouverne,  les 
agriculteurs  égyptiens  sont  exclus  du  progrès  général. 

Revenons  à  la  qualité  du  inako.  Celle-ci  dépend  non-seulement 
du  terrain  et  de  la  graine,  mais  encore  en  grande  partie  du  mode 
de  culture  employé.  La  pluie  étant  rare  en  Egypte,  le  Nil  seul 
fournit  de  l'eau,  et,  comme  il  n'est  pas  également  haut  toute  l'an- 
née, le  genre  de  culture  se  règle  sur  l'éiiage  du  fleuve.  De  là  deux 
systèmes  de  produire  le  coton  :  l'un,  appelé  misgaivéy  est  pratiqué 
sur  les  terres  situées  près  du  Nil  ou  des  grands  canaux,  où  l'arro- 
sement  est  possible  pendant  la  durée  de  la  culture,  de  mars  en 
septembre.  Cette  méthode  est  rémunératrice  et  rend  dans  les  bonnes 
terres  bien  travaillées  de  5  à  6  quintaux  de  coton  net,  fort,  souple, 
fin  et  long,  par  feddauj  elle  demande  des  bras,  des  bestiaux  pour 
élever  l'eau  ou  des  machines,  enfin  elle  exige  plus  de  soins  et  de 
labeur.  L'autre  méthode  s'appelle  bâli  (d'été  ou  sèche);  elle  a  lieu 
sur  les  terres  hautes,  éloignées  des  canaux  et  tenues  par  des  fellahs 
peu  favorisés.  On  arrose  la  plante  durant  la  première  pousse,  puis, 
si  cela  est  possible,  quelqu*^.  peu  de  mai  en  août,  à  l'aide  de  puits 
faiblement  alimentés.  Quand  anivo  la  nouvelle  eau,  la  plantation 
en  absorbe  ce  qu'il  lui  faut.  Le  rendt  ment  bâli  est  moitié  moindre, 
et  le  lainage  sort  plus  blanc,  mais  |'lus  faible  et  généralement  de 
qualité  moyenne.  Enfin,  dans  quelques  localités  où  une  économie 
forcée  est  de  rigueur,  on  coupe  le?  plantes  de  colon  au  niveau  du 
sol,  on  inonde  le  champ,  sur  leq/iel  on  jette  du  bcrsynt  (luzerne), 
et  le  fellah  se  ménage  deux  récoltes,  une  de  fourrage  et  l'autre 
très  réduite  de  coton  blanc  et  court,  sec  et  cassant.  C'est  ce  der- 
nier mode  de  culture  expédiiif,  peu  coûteux,  à  deux  fins,  et  qui 
malheureusement  est  plus  répandu  qu'on  ne  le  suppose,  qui  fournit 

ï'JMB  XII.  —  1875.  38 


59/i  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

au  commerce,  avec  les  bas  classemens  du  hâli  et  le  duvet  extrait 
des  fruits  mal  mûrs,  le  coton  dégénéré  et  blanc  dont  se  plaignent 
les  filatem's  étrangers.  Les  fellahs  le  cèdent  à  bas  prix,  mélangé 
ou  tel  quel,  aux  acheteurs,  qui  le  mêlent  à  d'autres  assortimens, 
pour  faire  aller  le  tout  ensemble. 

A  l'égrenage,  le  coton  rencontre  d'autres  ennemis  de  sa  virginité 
mercantile.  Les  appareils  Mac-Arthy  sont  disposés  dans  les  usines 
de  telle  sorte  que  le  duvet  nettoyé  tombe  sur  une  seule  ligne  le 
long  de  laquelle  le  surveillant,  plus  ou  moins  intéressé,  se  promène 
en  enlevant  devant  chaque  rouleau  les  portions  de  lainage  jurant 
par  leur  finesse  ou  leur  basse  qualité  avec  l'ensemble  du  stock. 
Cette  cueillette,  on  le  pense  bien,  se  fait  avec  plus  ou  moins  d'at- 
tention, suivant  que  le  coton  appartient  à  l'égreneur  ou  à  un  client 
absent,  qui  fait  nettoyer  à  façon.  Le  mal  ne  se  borne  pas  là.  Les 
mélanges  ruineux  qui  s'opèrent  dans  les  usines  sont  répétés  au 
pressage,  aux  villages  ou  à  Alexandrie,  le  tout  compliqué  d'autres 
pratiques,  dont  l'une  est  l'arrosage  du  coton.  Le  résultat  est  clair. 
Les  échantillons  de  première  qualité  deviennent  plus  rares,  la  ma- 
jeure partie  en  est  proinptement  exportée,  quelques  portions  en 
servent  à  saler  les  secondes  qualités,  manipulées  avec  ce  qu'il  y  a 
de  mieux  dans  les  plus  basses,  dont  le  marchand  égyptien  s'appli- 
que à  réduire  autant  que  possible  la  quantité. 

La  cause  de  tout  le  mal,  c'est  que  les  usines  à  égrenage  sont  des 
entreprises  particulières,  complètement  indépendantes  des  planta- 
tions et  des  planteurs.  A  l'exception  des  daïras  vice-royales  et  de 
quelques  grands  dignitaires,  les  agriculteurs  font  généralement 
égrener  leur  récolte  à  façon.  Quelquefois  ils  la  vendent  en  graines 
aux  chefs  d'usines  ou  aux  agens  acheteurs,  à  la  charge  de  qui 
tombe  l'opération.  Sans  accuser  personne,  il  est  permis  d'indiquer 
les  inconvéniens  de  ce  système,  qui  contribue  à  mettre  de  plus  en 
plus  les  malheureux  fellahs  dans  les  mains  de  ceux  qui  les  exploi- 
tent. Le  propriétaire  du  coton  perd  de  vue  sa  marchandise,  qui  lui 
est  rendue  en  sacs  dont  le  contenu  n'est  pas  toujours  facile  à  visi- 
ter, et,  comme  un  g;  and  nombre  d'égreneurs  sont  eux-mêmes  spé- 
culateurs, qu'une  stricte  honnêteté  n'est  pas  ici  la  vertu  domi- 
nante, il  est  facile  d'imaginer  les  arrangemens,  les  combinaisons 
qui  ont  lieu  aux  dépens  d'un  article  dont  la  valeur  peut  varier  de 
1  à  2  dollars  par  quintal  sans  offrir  une  différence  appréciable  à 
l'œil.  On  se  rend  ainsi  aisément  compte  du  manque  complet  d'ho- 
mogénéité du  duvet  qui  a  frappé  la  filature  européenne.  Nous  avons 
rencontré  plus  d'une  fois,  cette  année  encore,  dans  des  balles 
pressées  du  poids  de  h  quintaux,  soumises  à  notre  examen,  les 
classifications  les  plus  diverses ,  même  du  coton  de  deux  ou  trois 


LA   CULTURE   DU   COTON   EN   EGYPTE.  595 

ans  et  pas  mal  de  lainage  très  blanc,  très  net,  sorte  de  fruits  tar- 
difs mûris  au  four;  la  balle  elle-même  avait  déjà  son  passeport 
signé  fair!  Cette  façon  de  traiter  l'article,  le  marché  et  les  cliens 
est  déshonnête,  inintelligente,  et  nuit  à  la  communauté  commerciale 
en  général.  Le  commerce  du  coton  est  noble  ;  il  exige  de  grandes 
connaissances  pratiques  et  emploie  d'énormes  capitaux;  pourquoi 
le  ravaler  aux  répréhensibles  tripotages  dont  se  rendent  coupa- 
bles certains  marchands  de  vins,  les  revendeurs  de  lait  et  autres 
sophisticateurs  devenus  les  fléaux  de  l'industrie  et  de  la  consomma- 
tion? Le  mode  d'égrenage  à  façon  a  encore  le  grave  inconvénient  de 
produire  des  semences  tellement  mélangées  qu'il  devient  impossible 
de  les  choisir  pour  la  reproduction.  La  circulaire  du  vice-roi  à  ce 
sujet  ne  parera  à  aucun  des  mauvais  résultats  dénoncés  ;  il  faudra 
recourir  à  un  autre  moyen.  Aux  États-Unis,  chaque  plantation  a 
son  usine  d'égrenage  où  plusieurs  appareils  plus  petits  sont  mus  à 
la  main.  L'agriculteur  y  a  donc  le  contrôle  des  qualités  et  des  se- 
mences, et  jamais  il  n'est  exposé,  jamais  il  n'expose  personne  à 
semer  des  graines  impropres  à  la  reproduction. 

11  ressort  de  cette  étude  :  i"  que,  si  le  coton  mako  n'a  pas  dégé- 
néré, les  moyens  de  culture  actuels  ne  sont  plus  en  rapport  avec 
une  production  annuelle  de  1,800,000  quintaux,  2°  que  le  sol,  sur 
tous  les  points  éloignés  des  grandes  artères  d'irrigation,  commence 
à  s'appauvrir,  faute  de  limon  fertilisant  et  d'engrais,  3"  que  les  re- 
proches' fondés  adressés  au  coton  d'Egypte  reposent  sur  l'inéga- 
lité croissante  des  qualités,  laquelle  provient  non-seulement  du 
relâchement  de  la  culture,  expliqué  par  la  position  économique  faite 
aux  fellahs,  mais  encore  de  pratiques  commerciales  auxquelles  il  est 
urgent  de  mettre  un  terme.  Il  est  donc  permis  de  dire  que  toutes 
les  causes  indiquées  rentrent  non-seulement  dans  la  compétence 
du  khédive,  mais  qu'il  dépend  de  lui  seul  de  les  faire  disparaître. 
Les  pratiques  et  les  manipulations  du  commerce  n'auront  plus  leur 
raison  d'être  lorsque  la  culture  du  coton,  convenablement  amélio- 
rée, offrira  une  homogénéité  d'ensemble  d'où  les  trois  classemens 
indigènes,  les  seuls  rationnels,  sortiront  sans  effort.  Il  appartient 
par  conséquent  au  vice -roi  de  rendre  au  coton  d'Egypte  la  réputa- 
tion méritée  dont  il  jouissait  sous  l'administration  de  prédécesseurs 
dont  les  moyens  d'action  étaient  de  beaucoup  inférieurs  à  ceux 
dont  il  dispose. 

Il  est  indispensable  que  les  agriculteurs  restent  dans  leurs  vil- 
lages et  n'en  puissent  être  enlevés  sous  le  bâton,  comme  cela  se 
pratique  pour  le  paiement  des  taxes  forcées,  pour  aller  augmenter 
la  production  chez  leur  maître.  Lorsque  le  travail  sera  mieux  dis- 
tribué, les  récoltes  de  coton  augmenteront  sans  nuire  aux  autres 
articles. 


596  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

En  bonne  agriculture,  il  n'en  coûte  pas  plus  de  produire  du  bon 
coton  que  du  mauvais  ou  du  médiocre,  et  il  est  tout  simplement 
absurde  de  dire,  comme  l'a  écrit  un  ami  assez  mal  inspiré  du  vice- 
roi,  que  «  le  fellah  cultive  la  qualité  qui  lui  tourne  le  mieux  à 
compte.  »  Ainsi  que  nous  l'avons  expliqué,  en  Egypte,  en  dehors 
du  galliïiy  une  seule  sorte  de  coton  est  produite,  le  mako:  meilleur 
il  est,  mieux  il  se  vend.  Voilà  la  loi  el  les  prophètes  en  matière  éco- 
nomique. Les  daïras  vice-royales  s'efforcent  de  cultiver  ce  qu'il  y  a 
de  mieux  et  par  les  meilleurs  moyens  possibles.  Rien  ne  leur  man- 
que, ni  eaux  ni  bras,  car  elles  ont  la  corvée  à  leur  service.  Le  suc- 
cès ne  couronne  pas  toujours  leur  œuvre,  car  l'œil  du  maître  est 
absent  :  les  terres  des  princes  couvrent  une  immense  superficie. 
Aussi  les  cotons  des  daïras  sont-ils  quelquefois  très  diversement 
classifiés  en  Europe. 

En  résumé,  la  culture  du  coton  doit  s'accroître  en  Egypte  pour 
plusieurs  raisons  dont  voici  les  principales.  L'augmentation  progres- 
sive de  la  population  du  globe,  quoique  imparfaitement  connue, 
est  un  fait  incontestable,  en  même  temps  qu'un  facteur  puissant 
dont  les  conséquences  se  feront  sentir  sur  les  matières  de  première 
nécessité,  surtout  à  l'égard  de  celles  dont  la  culture  est  soumise  à 
des  conditions  climatériques  qui  la  limitent  absolument.  Le  coton, 
devenant  toujours  plus  recherché,  sera  naturellement  cultivé  da- 
vantage, il  est  même  douteux  que  la  production  soit  toujours  à  la 
hauteur  de  la  consommation.  11  est  permis  cependant  de  se  pronon- 
cer pour  ratfirmative,  l'assiette  économique  maintenue  par  les  lois 
de  la  demande  et  de  l'offre  tendant  à  égaliser  et  à  répandre  les 
moyens  de  production.  Les  Indes  orientales  ont  fait  leurs  preuves  à 
cet  égard.  Enfm  les  Etats-Unis  du  nord  de  l'Amérique,  pour  les  mêmes 
motifs  et  afin  de  satisfaire  au  développement  de  l'industrie  coton- 
nière  dans  leur  sein,  produiront  et  absorberont  chaque  année  plus 
de  coton  récolté  chez  eux.  Il  est  moins  certain,  toutes  choses  égales, 
que  la  quantité  dont  ils  disposeront  en  faveur  de  l'Europe  reste  ce 
qu'elle  est  maintenant,  et  môme  que  pour  un  temps  elle  ne  diminue 
pas,  car  la  mise  en  culture  de  nouvelles  terres  dans  les  états  co- 
tonniers demande  une  augmentation  de  bras  accoutumés  à  une 
température  élevée,  et  le  travailleur  propre  à  la  culture  du  coton 
dans  les  états  du  sud  tend  à  devenir  le  rara  avis.  Le  surplus  des 
besoins  du  monde  industriel  devra  donc  être  tiré  des  contrées  déjà 
connues  par  la  quantité  et  la  qualité  du  coton  qu'elles  livrent  au 
commerce;  parmi  ces  pays,  l'Egypte  occupe  une  place  dont  l'im- 
portance ne  peut  que  s'accroître. 

John  Ninet. 


UNE   NOUVELLE   HISTOIRE 


L'ANCIEN  ORIENT   CLASSIQUE 


Histoire  ancienne  diS  feupks  de  l'Orient,  par  M.  G.  Maspero,  1  vol.  in-12i  Hachette,  1875. 


C'a  été  dans  tous  les  temps  une  entreprise  difficile  que  de  tracer 
un  tableau  d'ensemble  offrant  en  un  clair  et  attachant  résumé  les 
destinées  de  ces  grands  peuples  de  l'antique  Orient,  qui  ont  reçu  les 
premiers,  puis  accru  dans  la  mesure  de  leurs  forces,  et  enfin  trans- 
mis à  la  Grèce  le  dépôt  sacré  de  la  civilisation.  Un  Hérodote  seul 
parmi  les  anciens  a  pu,  dans  une  époque  de  transition,  comprendre 
clairement  une  si  grande  tâche  et  la  conduire  à  si  brillante  fin. 
Ce  n'est  pas  qu'il  l'ait  seul  tentée.  Plus  d'un,  parmi  ceux  des  écri- 
vains ses  contemporains  que  l'on  désigne  un  peu  confusément  sous 
le  nom  de  logographes,  a  bien  aperçu  que  la  guerre  des  Perses 
contre  la  Grèce  allait  marquer  le  terme  d'une  période  orientale 
dont  il  serait  intéressant  de  reprendre  les  souvenirs,  ne  fût-ce  que 
pour  rehausser  la  victoire  du  jeune  Occident;  mais,  outre  que  le 
livre  d'Hérodote  nous  est  seul  resté  à  peu  près  intact,  tandis  que 
ceux  des  autres  n'ont  subsisté  qu'en  fragmens  souvent  informes, 
nous  avons  le  droit  de  penser  qu'ils  lui  étaient  de  beaucoup  infé- 
rieurs, à  voir  le  renom  particulier  qu'il  s'était  acquis,  et  à  juger 
d'après  le  suprême  talent  dont  chaque  page  chez  lui  fournit  la 
preuve.  Le  double  charme  d'Hérodote  vient  de  ce  qu'il  est  encore 
poète  et  déjà  historien.  Poète,  il  l'est  dès  ses  premières  hgnes,  dès 
l'admirable  exposition  de  son  vaste  récit,  alors  que,  remontant  à 
l'époque  héroïque,  aux  temps  de  la  guerre  de  ïroie,  il  redit  ce^ 


598  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

enlèvemens  de  femmes,  d'Io  et  d'Hélène  par  les  Asiatiques,  d'Eu- 
rope et  de  Médée  par  les  Grecs,  antiques  agressions,  antiques  re- 
vanches, par  où  s'inaugurait  la  lutte  destinée  à  s'achever  aux  jour- 
nées de  Marathon,  de  Salamine  et  de  Mycale.  Poète,  il  l'est  sans 
cesse  par  sa  vive  imagination,  par  ses  impressions  religieuses,  par 
son  style  imprégné  des  souvenirs  d'Hésiode  et  d'Homère;  il  repré- 
sente ce  moment  littéraire  et  moral  où  de  la  poésie  épique  s'est  dé- 
tachée l'histoire.  —  Historien  proprement  dit,  il  l'est  déjà  par  sa 
sérieuse  recherche  de  la  vérité,  par  sa  critique  réfléchie,  par  sa 
science  acquise,  par  son  regard  étendu  et  son  intelligence  sereine. 
Fier  du  triomphe  remporté  par  le  génie  hellénique  et  ionien,  il 
entreprend  de  raconter  la  lutte  entre  les  Perses  et  les  Grecs;  mais, 
pour  mieux  faire  ressortir  la  gloire  des  vainqueurs,  il  veut  donner 
la  mesure  du  colosse  barbare.  Il  retrace  donc  l'histoire  de  ce  vaste 
empire  des  Perses,  qui  a  fmi  par  dominer  toute  l'Asie  antérieure 
avec  l'Egypte,  et  par  mettre  un  pied  sur  l'Europe  orientale.  Chaque 
fois  que  dans  le  cours  de  cette  histoire  il  rencontre  une  nouvelle 
conquête  du  grand  roi,  Médie,  Lydie,  Assyrie,  Babylonie,  Egypte, 
il  reprend,  depuis  la  plus  haute  antiquité  à  laquelle  il  puisse  at- 
teindre ,  les  annales  du  peuple  conquis ,  et  par  l'accumulation  de 
cette  puissance  il  accroît  la  honte  de  sa  défaite.  Voilà  le  but 
moral  de  son  œuvre.  Ce  qu'il  a  réuni  de  connaissances  diverses 
au  prix  de  voyages  lointains  et  difliciles  est  surprenant,  mais 
laisse  voir  pourtant  ses  promptes  limites.  De  même  que  le  nom  de 
Rome  n'est  pas  prononcé  dans  son  livre,  bien  qu'il  y  soit  ques- 
tion de  la  Grande-Grèce,  de  même  le  monde  hébraïque  lui  échappe 
en  Orient,  à  moins  que  son  Histoire  d'Assyrie,  aujourd'hui  perdue, 
n'ait  pu  contenir  quelques  données  à  ce  sujet.  Il  est  bien  entendu 
aussi  que,  sauf  un  petit  nombre  de  vagues  indications  sur  l'Inde, 
l'Asie  orientale  lui  est  restée  entièrement  inconnue;  surtout  il  a 
ignoré  les  langues  de  l'Orient,  de  manière  à  demeurer,  malgré  sa 
vive  intelligence,  aveugle  à  tant  de  témoignages  écrits  ou  figurés. 
Tel  qu'il  est,  son  précieux  ouvrage  nous  offre,  pour  la  période  qu'il 
a  embrassée,  un  cadre  à  peu  près  complet  de  l'histoire  orientale 
classique,  c'est-à-dire  de  l'histoire  des  peuples  de  l'ancien  Orient 
qui  se  sont  trouvés  en  rapports  directs  avec  la  Grèce. 

Comment  la  science  moderne,  comment  la  science  de  nos  jours 
se  comportera-t-elle  envers  de  pareils  sujets?  La  distinction  d'un 
domaine  proprement  classique  subsistera-t-elle  à  ses  yeux,  ou  bien 
aura-t-elle  découvert  des  relations  non  connues  d'Hérodote  lui- 
même  entre  l'extrême  Asie  et  la  Grèce?  Nous  pouvons  juger  de  ces 
questions  et  de  bien  d'autres  par  le  nouveau  résumé  de  Y  Histoire 
ancienne  des  peuples  de  l'Orient  que  vient  de  publier  un  jeune  et 
habile  savant,  M.  Maspero.  Éminent  égyptologue,  orientaliste  au 


l'histoire  des  peuples  de  l'orient.  599 

moins  très  compétent,  il  s'était  préparé  à  cette  œuvre  d'ensemble 
par  une  série  déjà  longue  de  publications  toutes  spéciales  et  par 
un  enseignement  où  il  avait  renouvelé  et  continué  les  meilleures 
traditions  de  son  maître,  M.  de  Rougé.  Or  on  s'aperçoit  dès  le  pre- 
mier coup  d'oeil  qu'il  n'a  pas  dans  son  livre  un  autre  cadre  que  le 
vieil  historien  grec.  Il  paraît  avoir  pensé  que  l'état  de  nos  connais- 
sances ne  permet  pas  encore  d'écrire  l'ancienne  histoire  de  grands 
empires  tels  que  l'Inde  proprement  dite  et  la  Chine;  il  aura  estimé 
en  outre  que  le  cercle  des  relations  et  des  idées  politiques  où  ces 
peuples  ont  vécu  a  formé  un  monde  à  part,  non  absolument  soli- 
daire des  civilisations  dont  notre  Occident  a  subi  l'influence.  Le 
point  de  départ  de  son  livre  n'est  pas  le  même  que  celui  du  récit 
d'Hérodote,  car  il  n'a  pas  sans  cesse  en  vue,  comme  lui,  de  rehaus- 
ser la  victoire  hellénique;  mais  la  lutte  qui  vers  le  commencement 
du  v^  siècle  avant  l'ère  chrétienne  a  mis  aux  prises  l'OcciJent  et 
l'Orient  s'impose  également  à  l'écrivain  du  xix*  siècle  comme  terme 
final  de  toute  une  spéciale  antiquité  commune  à  un  même  groupe 
de  grands  peuples.  Gomme  Hérodote,  il  parle  uniquement  de  l'E- 
gypte, de  la  Ghaldée,  des  deux  empires  dont  INinive  et  Babylone  ont 
été  alternativement  les  capitales,  des  Phéniciens,  de  la  Médie,  de 
la  Lydie,  de  la  Perse,  et,  comme  Hérodote,  il  s'arrête  au  commen- 
cement de  la  guerre  médique.  S'il  n'omet  pas  ce  qui  concerne  les 
Juifs,  il  refuse  à  cette  histoire  le  caractère  particulier  que  leurs 
livres  sacrés  réclament,  et  il  confond  en  des  séries  purement  chro- 
nologiques celles  des  informations  de  ces  livres  qu'il  accepte  comme 
historiques,  sans  s'expliquer  assez  sur  le  degré  d'antiquité  ou  d'au- 
thenticité, sur  tout  le  caractère  des  plus  antiques  données  que  ces 
livres  renferment.  Son  plan  unique  est  de  présenter  chronologique- 
ment, période  par  période,  les  divers  ensembles  qu'offre  l'histoire 
comparée  des  diverses  civilisations,  c'est-à-dire  qu'au  lieu  de  pré- 
senter une  à  une,  pour  toute  l'étendue  de  la  période  qu'il  em- 
brasse, des  histoires  distinctes,  toute  celle  de  l'Egypte  d'abord,  puis 
celle  des  Babyloniens,  puis  celle  des  Perses,  il  institue  des  époques 
dans  lesquelles  figurent  tous  ces  peuples  en  même  temps;  il  trace 
à  travers  l'histoire,  si  l'on  peut  parler  ainsi,  des  lignes  horizontales 
et  non  verticales.  De  là  un  peu  moins  de  simplicité  dans  la  suite  de 
son  exposition,  mais  aussi  moins  de  dangers  de  répétition  et  plus 
de  logique.  C'est  un  tableau  synoptique  que  l'auteur  a  voulu  pré- 
senter, au  risque  de  se  créer  quelques  difficultés  de  plus  dans  un 
domaine  où  l'érudit,  bien  loin,  ce  semble,  de  pouvoir  encore  fixer 
une  chronologie  sévère,  doit  se  résigner  à  beaucoup  douter  et 
beaucoup  ignorer.  Au  reste,  si  l'économie  de  son  volume  semble 
avoir  pu  l'entraîner  quelquefois  à  des  divisions  qui  appellent  la  cri- 
tique, ce  n'est  pas  lui  cependant  qu'il  est  besoin  de  beaucoup  pré- 


600  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

munir  contre  certains  périls,  car  nul  esprit  n'est  plus  scientifique, 
nul  en  même  temps  n'est  plus  sincère,  plus  clairvoyant  dans  les 
choses  antiques  et  plus  réservé.  Il  est  très  intéressant  de  le  voir 
quitter  ses  études  spéciales  pour  résumer  dans  un  manuel  les  ré- 
sultats acquis  jusqu'à  ce  jour  par  la  science.  C'est  ici  qu'éclate  le 
triomphe  de  cette  science  moderne  —  ou,  pour  mieux  dire,  contem- 
poraine, puisque  ses  principales  découvertes,  pour  ce  qui  regarde 
l'ancien  monde  oriental,  datent  tout  au  plus  des  cinquante  dernières 
années.  Que  dirait  aujourd'hui  le  vieil  Hérodote,  si  de  retour  sur  la 
terre  il  refaisait  son  voyage  d'Assyrie  ou  d'Egypte?  Quel  serait  son 
étonnement  de  voir  interpréter  par  les  desceiidans  de  barbares  in- 
només  ces  écritures  hiéroglyphique  et  cunéiforme  que  les  savaiis 
et  les  prêtres  de  son  temps  ne  comprenaient  déjà  plus  sans  doute 
et  ne  pouvaient  plus  qu'à  peine  lui  expliquer!  Ce  n'est  pas  au  livre 
d'Hérodote  seulement,  c'est  à  celui  de  RoUin  que  l'on  peut  compa- 
rer le  nouveau  volume  sans  diminuer  de  beaucoup  l'effet  des  con- 
trastes; l'œuvre  de  M.  Maspero  est  bien  choisie  pour  cette  expé- 
rience :  il  enregistre  à  chaque  page  des  interprétations  ou  des  faits 
qui  paraissent  pour  la  première  fois  dans  un  ouvrage  de  vulgarisa- 
tion et  d'histoire  générale. 

» 
I. 

Il  est  particulièrement  intéressant  de  lire  dans  ce  volume  les 
chapitres  qui  traitent  de  l'histoire  de  l'ancienne  Egypte,  d'abord  à 
cause  du  nouvel  aspect  que  les  découvertes  récentes  ont  donné  à 
cette  histoire,  et  puis  parce  que  l'auteur  a  contribué  pour  sa  bonne 
part  à  ces  découvertes,  et  se  trouve  ainsi  tout  prêt  à  les  bien  juger 
et  à  les  bien  exposer.  Depuis  près  de  dix  années,  M.  Maspero, 
digne  élève  de  M.  de  Rougé  et  bientôt  maître  lui-même,  a  travaillé 
sans  relâche,  avec  une  rare  sagacité,  au  déchiffrement  des  docu- 
mens  hiéroglyphiques;  il  a  fait  connaître,  en  les  traduisant  et  en 
les  commentant,  soit  dans  sa  chaire  du  Collège  de  France,  soit  dans 
un  grand  nombre  de  recueils  savans,  une  foule  de  textes  qui  n'é- 
taient pas  encore  entrés  dans  la  science;  il  a  prétendu  même  un 
jour,  dans  sa  thèse  de  docteur  (1),  nous  initier  aux  secrets  du 
«  genre  épistolaire  »  de  l'époque  pharaonique,  entreprise  un  peu. 
prématurée,  les  papyrus  qu'il  avait  à  sa  disposition  ne  lui  révélant 
encore  nulle  Sévigné,  nul  Voltaire,  rien  que  des  scribes  pédans,  ha- 
bitués à  varier  par  des  détails  instructifs  peut-être,  mais  singulière- 
ment monotones,  d'éternels  formulaires.  En  somme,  il  n'est  presque 
pas  une  des  pages  concernant  l'Egypte  dans  le  volume  de  M.  Mas- 

(1)  Du  Genre  épistolaire  chez  les  anciens  Égyptiens,  un  vol.  ia-S",  Franck,  1872. 


l'histoire  des  peuples  de  l'orient.  601 

psro  qui  ne  contienne,  soit  grâce  aux  propres  recherches  de  l'au- 
teur, soit  grâce  aux  découvertes  qu'il  met  habilement  en  œuvre, 
quelque  nouveauté  :  nous  ne  parlons  pas  seulement  d'additions 
utiles  aux  nomenclatures  des  rois;  à  côté  de  ces  résultats  scientifi- 
ques d'une  incontestable  valeur  figurent  d'excellentes  pages ,  for- 
tement écrites,  où  se  résume  l'ensemble  des  dernières  informations. 
Pour  mieux  la  faire  connaître,  interrogeons  cette  œuvre  sur  quel- 
ques points,  sur  ceux-là  principalement  que  transformera  désormais 
une  autre  lumière. 

Nous  n'avons  pas  à  revenir  sur  le  progrès  merveilleux  de  l'égyp- 
tologie  dans  notre  siècle  :  il  a  été  décrit  plusieurs  fois  dans  cette 
Revue  par  les  plumes  les  mieux  autorisées.  Rappelons  seulement 
quelques  principales  dates  à  peu  près  toutes  françaises.  Pendant 
l'expédition  d'Egypte,  qui  fit  jaillir  tant  de  lumières,  M.  Bouchard, 
l'ingénieur,  trouve  la  fameuse  pierre  trilingue  de  Rosette,  1799; 
c'est  le  point  de  départ  d'une  étude  désormais  sérieuse  des  carac- 
tères hiéroglyphiques.  Silvestre  de  Sacy,  le  Suédois  Akerblad,  l'An- 
glais Young,  le  Danois  Zoéga,  s'appliquent  à  déchiffrer  le  monument 
récemment  acquis;  mais  ChampoUion  le  jeune,  comme  par  une  ré- 
vélation subite,  en  trouve  le  secret,  qu'il  expose  à  l'Académie  des 
Inscriptions  le  17  septembre  1822  dans  sa  célèbre  lettre  à  M.  Da- 
cier.  Silvestre  de  Sacy  l'acclame,  M.  de  Blacas  lui  fait  obtenir  une 
mission  en  Italie,  puis  en  Egypte;  mais  le  cruel  climat  qui  a  déjà 
tué  Belzoni  va  tuer  encore  Nestor  Lhôte,  Dajardin  et  ChampoUion 
lui-même,  qui  meurt  à  quarante-deux  ans,  au  mois  de  mars  1832,  en 
laissant  à  son  pays,  à  la  science,  au  xix^  siècle,  une  des  plus  bril- 
lantes et  des  plus  fécondes  découvertes.  Les  vingt  volumes  in-folio 
de  dessins  et  de  manuscrits  qti'il  laisse  après  sa  mort  témoignent  de 
l'effrayant  travail  auquel  il  s'est  livré,  et  transmettent  son  enseigne- 
ment avec  son  exemple.  Immédiatement  après,  l'ingénieux  Italien 
Rosellini,  MM.  Wilkinson  et  Lepsius  continuent  avec  mérite,  il  est 
vrai,  les  études  égyptologiques,  visitent  la  vallée  du  Nil,  publient  les 
monumens  figurés;  mais  l'héritier  véritable  du  maître,  après  quel- 
ques années  d'un  inquiétant  silence  parmi  nous,  est  le  vicomte  Em- 
manuel de  Rougé,  qui,  s' attachant  aux  analyses  grammaticales,  et 
fort  d'une  excellente  discipline  philologique,  donne  ses  premiers 
développemens  à  la  science  que  ChampoUion  a  fondée.  Cependant  à 
ces  vigoureuses  études  il  fallait  fournir  des  alimens,  c'est-à-dire  des 
textes;  les  efforts  de  la  philologie  eussent  été  arrêtés  ou  tout  au 
moins  ralentis  pendant  une  période  critique,  si  Auguste  Mariette 
n'avait  bientôt,  avec  une  invincible  ardeur,  avec  un  dévoûment 
extraordinaire,  à  travers  des  dangers  et  des  anxiétés  sans  nombre, 
fait  revivre  merveilleusement  l'Egypte  souterraine.  Depuis  le  1""  no- 
vembre 1850,  jour  où  pour  la  première  fois,  avec  vingt  fellahs  seu- 


602  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lement,  à  ses  risques  et  périls,  il  commença  de  remuer  le  sable 
pour  trouver,  sur  la  foi  de  Strabon,  le  Serapeum  de  Memphis,  jus- 
qu'au moment  où  nous  écrivons,  il  n'a  cessé  d'enlever  à  ce  sable, 
c'est-à-dire  sinon  à  la  destruction,  du  moins  à  l'oubli,  les  monu- 
mens  d'une  civilisation  qu'Hérodote  lui-même  avait  à  peine  soup- 
çonnée. Le  musée  de  Boulaq  et  le  musée  égyptien  du  Louvre 
contiennent  aujourd'hui  les  splendides  témoignages  de  ses  heureux 
travaux,  dont  le  récit,  à  vrai  dire,  est  épique.  Dans  cette  longue 
lutte,  d'abord  contre  les  préjugés  despotiques  et  aveugles,  puis 
contre  les  ténèbres  souterraines,  contre  l'ophthalmie  et  les  terreurs 
du  désert,  c'est  l'homme  intelligent  et  courageux  qui  a  vaincu,  et  la 
science  avec  lui.  M.  Mariette,  occupé  aujourd'hui  de  la  publication 
de  son  Tejiiple  de  Dcndei'uh,  aura  vu  se  former,  grâce  aux  moyens 
d'étude  qu'il  a  tant  contribué  à  multiplier,  toute  une  phalange  de 
jeunes  égyptologues,  MM.  Maspero,  Pierrot,  Giébault,  pour  succé- 
der à  Devéria,  à  M.  Ghabas  et  à  d'autres. 

Avons-nous  désormais  un  assez  grand  nombre  de  textes  de  l'an- 
cienne l^gypte  traduits  avec  sûreté ,  définitivement  accueillis  par 
la  science,  pour  nous  faire  de  la  civilisation  pharaonique,  de  la 
tournure  d'esprit  et  d'intelligence  de  ces  peuples,  une  idée  moins 
vague  que  celle  qui  nous  a  été  transmise  par  les  Grecs?  C'est  la 
première  question  en  vue  de  laquelle  nous  pouvons  interroger  le 
livre  de  M.  Maspero,  avec  la  certitude  d'y  rencontrer  d'intéres- 
santes réponses,  auxquelles  se  pourront  ajouter  encore  des  indi- 
cations utiles. 

On  pense  bien,  à  se  rappeler  seulement  les  témoignages  des  an- 
ciens, que  la  littérature  religieuse  doit  tout  d'abord  abonder  dans 
les  monumens  écrits  ou  figurés  d'un  tel  peuple.  Les  peintures  mu- 
rales conservéeis  de  l'ancienne  Egypte  présentent  presque  toutes 
des  scènes  d'adoration,  et  de  même  beaucoup  des  papyrus  qui  ont 
subsisté  jusqu'à  nous  contiennent  uniquement  des  invocations  et 
des  prières.  On  sait  que  le  Rituel  funéraire  occupe  le  premier  rang 
parmi  les  œuvres  de  cette  sorte  ;  presque  toute  momie  offre,  parmi 
les  enroulemens  de  ses  bandelettes,  des  fragmens  de  ces  formules 
sacrées  qu'elle  est  supposée  réciter  en  l'honneur  des  dieux.  —  En 
dehors  des  textes  innombrables  qui  se  rapportent  au  culte,  nous 
n'en  possédons  pas  qui  traitent,  à  vrai  dire,  de  philosophie;  mais 
nous  avons  du  moins,  dans  le  papyrus  donné  par  M.  Prisse  à  notre 
Bibliothèque  nationale,  des  fragmens  de  traités  de  morale,  en 
particulier  l'opuscule  déjà  célèbre  sous  le  nom  d^ Instructions  de 
Ptah  Eotep.  Dans  le  pur  domaine  littéraire,  on  peut  compter  d'a- 
bord de  nombreux  morceaux  de  poésie  vraiment  épique,  comme 
ces  grands  récits  d'expéditions  guerrières  gravés  et  peints  sur  les 
colonnes  et  les  murs  des  palais,  puis  des  œuvres  de  pure  rhéto- 


l'histoire  des  peuples  de  l'orient.  603 

rique,  comme  ces  lettres  de  scribes  commentées  par  M.  Maspero, 
en  troisième  lieu  des  ouvrages  écrits,  ce  semble,  uniquement  pour 
le  plaisir  de  l'esprit,  comme  le  roman  des  Deux  Frères  ou  celui  du 
Prince  destiné.  On  peut  y  ajouter  des  fragmens  relatifs  à  l'adminis- 
tration de  la  justice  et  du  droit,  et  de  véritables  mémoires,  comme 
l'autobiographie  d'Amenemha  I"'  et  celle  de  l'aventurier  Saneha.  Ce 
sont  là,  avec  les  grandes  inscriptions  contenant  des  récits  de  vic- 
toires, les  élémens  d'une  sérieuse  information  historique.  Viendrait 
ensuite  une  littérature  toute  scientifique,  des  traités  de  médecine, 
de  géométrie,  de  calcul,  des  descriptions  de  métiers,  etc.  Les  œu- 
vres de  l'art  égyptien  sont  le  commentaire  direct  et  lumineux  des 
textes.  Il  y  a  longtemps  qu'on  sait  quels  graves  problèmes  suscite 
l'étude  de  cet  art  vraiment  original,  mais  non  pas  dégagé  de  toute 
solidarité  avec  l'art  hellénique.  Le  nombre  de  ces  problèmes  s'est 
accru  avec  celui  des  monumens  découverts.  Enfin  le  progrès  des 
études  hiéroglyphiques  a  enrichi  et  fortifié  une  science  déjà  puis- 
sante, la  philologie  comparée,  et  l'a  conduite  à  des  solutions  inat- 
tendues, peut-être  définitives,  sur  quelques-unes  des  difficultés 
concernant  la  primitive  antiquité  égyptienne. 

Ces  sources  d'instruction,  désormais  nombreuses,  ne  permettent- 
elles  pas  de  donner  quelque  sorte  de  réponse  à  la  question  de 
savoir  si  ces  peuples,  dont  les  annales  positives  remontent  à  une 
antiquité  formidable,  à  quatre  mille  ans  au  moins  avant  l'ère  chré- 
tienne, avaient  une  réelle  parenté  d'intelligence  avec  les  autres 
peuples  historiques?  On  a  dit  par  exemple  que  le  génie  égyptien 
avait  à  peine  une  histoire,  qu'il  n'était  qu'immobilité,  qu'il  n'avait 
pas  connu  le  changement  et  le  progrès.  Cette  sorte  cl'axiome  de 
nos  anciens  livres  est  désormais  démenti,  et  les  destinées  égyp- 
tiennes rentrent,  comme  on  devait  s'y  attendre,  dans  les  condi- 
tions ordinaires  de  l'humanité.  Ethnographiquement,  cette  race  est 
parente  non  pas  des  nègres  de  l'Afrique,  comme  on  l'a  cru,  mais 
des  populations  blanches  de  l'Asie  antérieure;  sa  langue  se  rap- 
proche de  l'hébreu  et  du  syriaque.  On  peut  l'appeler  une  race 
proto-sémitique,  en  ce  sens  que  «  l'égyptien  et  les  langues  di- 
verses des  Sémites,  après  avoir  appartenu  au  même  groupe,  se  sont 
séparés  de  très  bonne  heure,  quand  leur  système  grammatical  était 
encore  en  voie  de  formation.  Désunies  et  soumises  à  des  influences 
diverses,  les  deux  familles  ont  fait  un  différent  usage  des  élémens 
qu'elles  possédaient  en  commun.  Tandis  que  l'égyptien,  cultivé  plus 
tôt,  s'arrêtait  dans  son  développement,  les  langues  sémitiques  con- 
tinuaient le  leur  pendant  de  longs  siècles  encore  avant  d'arriver  à 
la  forme  qu'on  leur  voit  aujourd'hui.  »  Ainsi  s'exprime  M.  Mas- 
pero; M.  de  Rougé  pensait  de  même  :  il  y  avait,  suivant  lui,  un  rap- 
port évident  entre  la  langue  de  l'Egypte  et  celles  de  l'Asie  ceci- 


60i  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dentale,  mais  ce  rapport  était  assez  éloigné  pour  avoir  laissé  au 
peuple  égyptien  sa  physionomie  distincte. 

On  a  donc  eu  tort,  ce  semble,  de  vouloir  assimiler  le  génie  hé- 
braïque au  génie  égyptien,  et  certains  livres  de  la  Bible  à  quelques- 
unes  des  compositions  littéraires  de  l'époque  pharaonique.  C'est  là, 
croyons-nous,  un  paradoxe  qu'un  esprit  même  ingénieux  ne  sau- 
rait faire  accepter.  On  a  pris  pour  singulier  exemple  le  peu  qui  nous 
est  resté  de  contes  ou  de  romans  écrits  dans  la  langue  des  hiérogly- 
phes. Ni  l'un  ni  l'autre  des  deux  principaux  récits  que  nous  avons 
conservés  ne  paraît  pourtant  se  prêter  à  de  telles  comparaisons.  Un 
grand  roi  longtemps  sans  enfans  invoque  les  dieux  et  obtient  un 
fiis,  mais  que  menace,  suivant  la  prédiction  des  sept  déesses  Ha- 
thors,  la  morsure  d'un  chien,  ou  d'un  serpent,  ou  d'un  crocodile. 
Le  jeune  prince  grandit  enfermé;  du  haut  de  sa  tour,  il  aperçoit  un 
chien  qu'il  admire  et  se  fait  donner.  Il  s'en  va  en  Mésopotamie;  là 
réside  une  belle  princesse  prisonnière;  celui-là  seul  qui  escaladera 
sa  fenêtre  escarpée  la  délivrera  et  l'épousera.  Notre  prince  est 
l'heureux  vainqueur;  il  est  sauvé  par  sa  femme  du  serpent  et  par 
son  chien  du  crocodile,  qui  allait  le  surprendre  pendant  son  som- 
meil... Le  manuscrit  s'arrête  là;  mais  le  lecteur  devine  bien  que  le 
chien  favori  va  être  l'instrument  fatal.  N'a-t-on  pas  ici  un  récit  lé- 
gendaire commun  à  beaucoup  de  civilisations,  une  histoire  comme 
celle  du  fils  de  Crésus,  confié  si  malheureusement  aux  soins  d'A- 
draste,  ou  bien  un  conte  comme  celui  de  la  Belle  au  bois  dormant, 
tuée  par  la  pointe  de  sa  quenouille  acérée?  Il  n'y  a  nulle  apparence 
d'analogies  bibliques;  l'inévitable  fatalité,  c'est  là  un  thème  que 
connaissait  familièrement  l'imagination  de  tous  les  peuples  antiques. 
—  Le  roman  des  Deux  Frères  a  été,  plus  facilement  encore  que 
celui  du  Prince  destina,  comparé  à  certains  morceaux  de  la  Bible. 
On  l'a  voulu  placer  à  côté  de  l'histoire  de  Joseph  parce  qu'il  y  est 
en  effet  question,  au  commencement,  d'une  coupable  séduction  ten- 
tée par  une  femme  et  vertueusement  repoussée.  Toute  la  première 
partie  du  récit  égyptien  est  d'ailleurs  empreinte  en  effet  d'une  cou- 
leur morale  qui  peut  offrir  quelque  occasion  de  rapprochement, 
mais,  croyons-nous,  vague  et  superficiel.  On  se  rappelle  ce  récit, 
fort  curieux  d'ailleurs.  Il  y  avait  deux  frères,  Anepou  et  Bataou.  La 
femme  du  premier  sollicite  au  crime  son  beau-frère  ,  qui  prend  la 
fuite;  elle  le  calomnie  donc  auprès  de  son  mari,  qui  le  poursuit 
pour  le  tuer.  Au  moment  où  il  va  être  atteint,  Bataou  invoque  le 
dieu  Soleil,  et  aussitôt  un  large  ruisseau  coule  et  sépare  les  deux 
frères.  Ce  miracle  et  les  protestations  que  Bataou  prononce  d'une 
rive  à  l'autre  détrompent  Anepou,  qui  de  retour  chez  lui  tue  sa 
femme.  —  Voilà,  il  est  vrai,  du  surnaturel,  et  qui  ne  sort  pas  du 
cadre  moral  où  se  renferme  d'ordinaire  la  littérature  hébraïque.  Le 


l'histoire  des  peuples  de  l'orient.  605 

commencement  de  la  seconde  partie  offre  encore  de  semblables  in- 
tentions; mais  bientôt  la  suite  les  dément  et  court  à  la  dérive.  Ba- 
taou  se  retire  dans  la  vallée  du  Cèdre,  où  les  dieux  lui  donnent  une 
compagne.  Un  jour  que  cette  femme  prend  le  bain,  une  boucle 
coupée  de  sa  chevelure  tombe  au  fleuve  et  se  retrouve  dans  les 
vêtemens  du  pharaon,  qu'on  y  a  lavés  et  qu'elle  parfume.  ^VmiOU- 
reux  de  cette  beauté  inconnue,  ce  dernier  la  fait  chercher  et  lui  ex- 
prime sa  passion;  elle  y  cède.  Bataou,  trahi  par  elle,  est  assassiné, 
mais  il  revit;  tantôt  il  est  l'arbre  magnifique  à  l'ombre  duquel  la 
reineparjure  veut  dormir,  et  il  se  penche  àson  oreille  en  lui  disant  : 
«  Je  suis  ton  époux,  dont  tu  as  causé  la  mort;  »  tantôt  il  devient 
le  superbe  Apis  que  le  pharaon  et  sa  cour  viennent  adorer,  et  quand 
la  reine  s'agenouille  et  prie,  il  se  penche  à  son  oreille  et  lui  dit  : 
«  Je  suis  ton  époux,  dont  tu  as  causé  la  mort...  »  Assurément  si 
l'auteur  du  récit,  interprète  ou  non  d'imaginations  légendaires,  a 
voulu  traduire  et  personnifier  le  remords,  il  semble  qu'il  y  a  réussi; 
cependant  voilà  qu'aussitôt  après  la  narration  dévie  en  inventions 
incohérentes  et  bizarres.  L'arbre  dont  la  fleur  a  conservé  intact  le 
cœur  de  Bataou  est  abattu;  la  reine  vient  à  en  avaler  une  graine; 
elle  conçoit,  et  son  fruit  se  trouve  être  Bataou  lui-même,  qu'elle 
épouse  à  nouveau...  Voilà  de  puériles  inventions,  qui  ne  se  règlent 
sur  aucune  logique  et  ne  suivent  que  le  caprice.  Il  est  assez  évi- 
dent que  nous  ne  sommes  pas  ici  en  présence  d'un  génie  simple  et 
fort  comme  le  génie  hébraïque.  Ce  qui  anime  les  pages  de  la  Bible, 
c'est  le  souffle  puissant  du  surnaturel,  directe  émanation  du  plus 
haut  esprit  religieux.  Ce  qui  brille  dans  les  compositions  égyptiennes, 
c'est  le  merveilleux,  le  fantastique,  dont  l'éclat,  si  une  ferme  rai- 
son ne  le  dirige,  est  toujours  suspect  et  fragile. 

Toutefois  une  vive  intelligence  n'a  pas  manqué;  aussi  ne  doit-on 
pas  croire  que  les  vicissitudes  ordinaires  aient  fait  défaut  à  l'histoire 
égyptienne.  Ce  peuple  a  eu  visiblement  son  adolescence,  sa  virilité, 
son  âge  mûr.  Les  chronologistes  distinguent  désormais  dans  ses  an- 
nales, qui  se  complètent  chaque  jour,  un  ancien,  un  moyen  et  un 
dernier  empire.  On  le  voit  partagé  d'abord  en  beaucoup  d'états  gou- 
vernés par  des  dynasties  parallèles  et  réunis  ensuite  en  une  vaste 
et  forte  monarchie;  il  subit  la  domination  étrangère,  celle  des  Hyc- 
sôs  envahisseurs,  avant  de  se  répandre  lui-même  au  dehors  par  des 
invasions  victorieuses.  La  distinction  de  ces  périodes  est  confirmée 
par  l'histoire  de  l'art.  On  acceptait  jadis  pour  types  de  la  sculpture 
nationale  ces  statues  des  dernières  époques  qui  offraient,  avec  leurs 
bras  collés  aux  corps,  des  visages  et  des  attitudes  raides  et  impas- 
sibles; mais  les  découvertes  des  archéologues  nous  ont  révélé  toute 
une  période  primitive  pendant  laquelle  cet  art  égyptien  s'est  montré 
de  fort  libre  allure.  Qu'on  visite  au  musée  de  Boulaq  les  statues  en 


606  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

bois  tirées  des  plus  anciens  tombeaux,  ou  bien  au  mu&ée  du  Louvre 
la  statuette  du  scribe  accroupi  et  celles  de  plusieurs  fonctionnaires, 
avec  leurs  femmes  et  leurs  enfans,  qui  se  trouvent  aujourd'hui  sur 
le  palier  du  grand  escalier  du  musée  Charles  X,  on  reconnaîtra,  en 
présence  de  ces  divers  monumens,  un  art  indépendant,  visant  à 
la  reproduction  des  allures  naturelles  et  au  portrait,  et  non  pas  en- 
chaîné, comme  il  le  sera  plus  tard,  par  des  liens  hiératiques.  Si  ce 
n'est  pas  là  du  progrès,  c'est  au  moins  du  changement;  le  progrès 
réel  se  retrouve,  tout  au  moins  pour  ce  qui  concerne  les  arts,  dans 
le  perfectionnement  des  procédés  et  l'habileté  croissante  de  la  main- 
d'œuvre  :  la  gravure  sur  granit,  remarquable  chez  les  Égyptiens  dans 
tous  les  temps,  est  surtout  admirable  sur  les  sarcophages  de  l'époque 
la  moins  ancienne,  celle  des  rois  saïtes. 

En  tout  cas,  le  caractère  propre  de  ce  peuple  est  bien  son  es- 
prit religieux.  On  trouvera  dans  le  livre  de  M.  Maspero  sur  ce 
sujet  les  données  les  plus  précises  et  les  plus  nouvelles.  Le  point 
important,  désormais  hors  de  doute,  c'est  qu'il  faut  cesser  de  mé- 
connaître la  pensée  de  monothéisme  qui  se  dégage  si  clairement 
de  l'ancienne  religion  égyptienne,  avec  certains  dogmes  du  spiri- 
tualisme le  plus  élevé.  Hérodote  nous  dit  déjà  que  les  Égyptiens 
reconnaissent  un  dieu  unique,  sans  commencement  ni  fin.  Jam- 
blique,  disciple  de  Porphyre  au  iv**  siècle  après  l'ère  chrétienne, 
déclare  qu'ils  avaient  un  seul  dieu,  adoré  sous  divers  noms,  selon 
ses  divers  attributs;  ce  dieu  est  double  en  ce  sens  qu'il  est  dieu 
s'engendrant  lui-même,  dieu  se  faisant  dieu,  -ptoTOi;  tou  Trpwxou 
6eoO,  «  le  un  de  un,  »  comme  traduit  M.  de  Rougé.  Les  textes  égyp- 
tiens abondent  pour  attester  «  ce  dieu  suprême,  seul  générateur 
dans  le  ciel  et  sur  la  terre,  et  non  engendré,...  seul  dieu  vivant, 
qui  s'engendre  lui-même,  qui  existe  dès  le  commencement,  sei- 
gneur des  êtres  et  des  non-êtres,  qui  a  tout  fait  et  n'a  pas  été  fait.  » 
Que  des  croyances  hautement  spiritualistes  s'ajoutent  dans  l'an- 
cienne religion  à  cette  idée  fondamentale,  il  y  en  a  aussi  beaucoup 
de  preuves,  telles  que  l'importance  attribuée  aux  tombeaux  et  l'ex- 
trême soin  consacré  à  l'embaumement  de  la  momie.  Celle-ci  de- 
vient l'objet  d'une  sorte  de  transfiguration  mystique.  On  lui  met 
sur  la  poitrine  le  bijou  représentant  l'épervier  sacré,  c'est-à-dire  le 
souffle  de  l'âme  humaine.  A  la  place  du  cœur,  on  introduit  le  scara- 
bée de  pierre  dure,  symbole  du  passage  de  la  mort  à  la  vie.  La  boîte 
ou  le  sarcophage  qui  la  renferme  sont  couverts  au  dedans  et  au  de- 
hors de  représentations  et  d'inscriptions  dévotes.  A  l'intérieur  du 
couvercle,  au-dessus  de  la  momie,  figure  la  déesse  du  ciel,  que  le 
mort  invoque  en  ces  termes  ou  par  d'autres  formules  analogues  : 
«  0  ma  mère  le  ciel,  qui  t'étends  au-dessus  de  moi,  fais  que  je  de- 
vienne semblable  aux  constellations!  Que  le  ciel  étende  ses  bras 


l'histoire  des  peuples  de  l'orient.  607 

vers  moi  pour  dissiper  mes  ténèbres  et  me  ramener  à  la  lumière!  » 
Au  fond  du  cercueil,  la  déesse  de  l'Amenti  ou  du  séjour  des  ombres 
est  figurée.  Au  chevet,  le  bouquet  de  lotus,  présage  d'une  nouvelle 
naissance,  et,  sur  le  bouton  de  ce  lotus  qui  va  s'épanouir,  l'enfant 
divin,  image  du  soleil  levant,  c'est-à-dire  de  l'éternelle  jeunesse 
divine.  Le  sarcophage  est  lui-môme  couvert  d'images  symboliques; 
on  peut  en  voir  un  très  bel  exemple  au  musée  du  Louvre  sur  celui 
dont  les  deux  moitiés,  avec  d'admirables  gravures,  sont  dressées 
sur  le  palier  du  grand  escalier.  M.  de  Rougé  les  a  fort  bien  dé- 
crites l'une  et  l'autre  dans  son  précieux  catalogue  de  la  collec- 
tion. Isis  et  Nephtys,  les  deux  déesses,  tendent  les  voiles,  qui 
sont  enflées  du  souffle  de  la  vie;  elles  assistent  l'âme  dans  son 
funèbre  voyage  vers  la  scène  du  jugement,  et  de  nombreuses  in- 
scriptions leur  prêtent  une  voix  que  la  traduction  nous  fait  en- 
tendre :  «  Je  viens  à  toi,  je  suis  près  de  toi,  pour  donner  l'haleine 
à  tes  narines,  pour  que  tu  respires  les  souffles  du  dieu  Atmou,  pour 
réjouir  ta  poitrine,  pour  que  tu  sois  déifiée!  »  Vient  la  scène  du  ju- 
gement; l'âme  va  être  pesée  dans  la  balance;  le  cynocéphale  est 
assis,  emblème  d'équilibre;  un  des  plateaux  contient  l'âme,  dans 
l'autre  est  une  plume  d'autruche,  signe  de  justice  et  de  vérité. 
C'est  le  dieu  Ilorus,  fils  d'Osiris,  qui  procède  à  la  pesée  suprême; 
mais  il  prête  au  mort  son  assistance,  il  appuie  furtivement  du  doigt 
sur  le  plateau  qui  devra,  en  l'empoitant,  décider  du  côté  de  l'in- 
dulgence et  du  pardon,  —  expression  délicate  d'une  réelle  con- 
fiance dans  la  commisération  divine.  Quelle  que  soit  cependant 
celte  encourageante  bonté  des  dieux,  il  y  a  des  peines  pour  l'âme 
condamnée  aussi  bien  que  des  récompenses  pour  l'âme  justifiée; 
mais  il  est  remarquable  que  les  châtimens  ne  sont  pas  éternels,  en 
ce  sens  qu'ils  se  terminent  par  une  seconde  et  définitive  mort,  pen- 
dant que  les  âmes  pures  continuent  de  cultiver  avec  bonheur  les 
champs  d'Osiris.  Il  est  très  vrai  du  reste  que  cette  idée  de  mono- 
théisme s'efface  pour  bien  des  âmes,  et  laisse  place  à  des  cultes  qui 
tombent  dans  l'idolâtrie.  C'est  là  que  se  marque  l'infériorité  des 
Egyptiens  comparés  aux  Hébreux.  M.  Mariette,  dans  son  mémoire 
sur  la  mère  d'Apis,  le  plus  important,  à  certains  égards,  de  ses 
nombreux  écrits,  a  très  finement  signalé  la  différence  qu'établit 
entre  les  deux  conceptions  religieuses  l'emploi  fréquent  de  deux 
remarquables  formules,  ici  :  le  seigneur-les  dieux  créèrent,  là,  c'est- 
à-dire  en  hébreu  ;  le  seigneur-les  dieux  créa.  Voilà  nettement  ac- 
cusée la  séparation  de  deux  races  dont  l'une  incline  forcément  au 
monothéisme  et  l'autre,  malgré  une  croyance  primordiale  et  fon- 
cière en  un  seul  Dieu,  au  polythéisme. 

Après  cela,  on  ne  doit  pas  croire  qu'une  parfaite  unité  de  croyances 
existât  plus  en  Egypte  que  chez  tout  autre  peuple  intelligent  et  ac- 


608  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tif.  La  construction  de  grands  monumens  comme  les  pyramides 
prouve  bien  que  la  multitude  était  soumise  ou  bien  se  soumettait 
d'elle -mçme  à  un  pouvoir  despotique;  mais  on  n'aperçoit  ni  abru- 
tissement ni  révolte,  et  au  contraire  M.  Maspero  a  recueilli  de  très 
curieux  témoignages  de  liberté  d'esprit  et  de  doutes  religieux.  Le 
chapitre  125  du  Rituel  funéraire  lui  a  offert  de  belles  expressions, 
qu'il  a  soigneusement  traduites,  de  bienveillance  et  même  de  cha- 
rité universelle.  Son  livre  tout  entier  démontre  en  un  mot  que  la 
race  égyptienne  n'a  pas  été  impitoyablement  courbée  sous  la  servi- 
tude d'un  climat  ou  d'un  gouvernement  tels  que  ceux  de  l'extrême 
Orient;  il  n'y  a  pas  eu  de  castes;  la  femme  n'y  a  pas  été  enfermée 
dans  le  harem  ;  ces  peuples  ont  connu  le  commerce,  l'industrie,  les 
sciences.  Il  y  a  eu  là  en  réalité  une  race  intelligente  qui  a  mérité 
d'éclore  la  première  à  un  rôle  déterminé  dans  l'histoire.  La  pre- 
mière peut-être  elle  a  reçu  le  don  de  l'écriture;  mais  ce  privilège  a 
eu  pour  elle  ses  dangers  :  l'écriture,  qui  peut  favoriser  en  tous  les 
temps  la  paresse  d'esprit,  lui  a  procuré ,  ce  semble,  une  maturité 
trop  hâtive  ;  elle  paraît,  bien  que  nous  l'ayons  vue  en  possession 
de  quelques  hautes  idées  religieuses,  s'être  arrêtée  dans  le  commun 
usage  au  bon  sens  pratique,  à  une  morale  passablement  terre  à 
terre.  Elle  n'a  pas  été  précisément  une  grande  race,  mais  une  race 
utile,  forte  par  la  discipline  et  par  la  durée.  Elle  a  eu  après  tout 
les  qualités  des  premiers  éducateurs,  la  patience,  la  ténacité,  le 
bon  vouloir.  C'est  de  quoi  expliquer  l'intérêt  qu'offre  l'étude  de  son 
passé,  et  de  quoi  faire  comprendre  le  grand  rôle  qu'elle  a  joué  dans 
les  époques  primitives. 

II. 

Après  le  déchiffrement  de  l'écriture  hiéroglyphique,  celui  des 
caractères  cunéiformes  fera  le  plus  grand  honneur  à  la  science  phi- 
lologique du  xix*  siècle.  La  découverte  de  Champollion  avait  été 
due  à  une  sorte  d'aperception  subite  de  ce  puissant  esprit  ;  l'autre 
conquête  ne  se  fit  que  pas  à  pas,  depuis  les  premières  tentatives  de 
Grotefend  jusqu'aux  succès  de  MM.  Westergaard,  Rawlinson  et  Op- 
pert,  de  M.  Joachim  Menant  et  de  M.  G.  Smith.  Les  heureuses  campa- 
gnes archéologiques  de  M.  Mariette  avaient  pourvu  la  science  égyp- 
tologique  de  textes  nombreux  et  variés;  l'assyriologie  dispose  aussi 
désormais  de  pareils  documens  en  séries  innombrables ,  dus  pour 
la  plupart  aux  missions  anglaises  et  françaises  dirigées  il  y  a  trente 
ans  vers  les  ruines  du  grand  empire  dont  Babylone  sur  l'Euphrate 
et  Ninive  sur  le  Tigre  ont  été  alternativement  les  puissantes  capi- 
tales. Nous  n'avons  pas  à  redire  les  courageuses  fouilles  de  notre 
consul  M.  Botta  sur  l'emplacement  de  Ninive  dès  18Z|3,  les  travaux 


l'histoire  des  peuples  de  l'orient.  609 

de  M.  Layard  venus  à  la  traverse  après  la  révolution  de  18â8,  les 
explorations  françaises  reprises  en  1851;  —  les  musées  de  Paris 
et  de  Londres  se  sont  inégalement  enrichis  à  la  suite  de  ces  <ii- 
verses  missions  :  nous  avons  conquis  de  majestueux  débris  du  pa- 
lais du  roi  Sargon;  le  Musée-Britannique  a  obtenu  un  nombre  con- 
sidérable de  petits  monumens  aussi  intéressans  au  point  de  vue  de 
l'art  qu'utiles  pour  la  philologie  et  l'histoire.  Une  expédition  fran- 
çaise fut  aussi  dirigée  en  1851  vers  l'emplacement  de  Babylone; 
mais  la  nature  du  sol  et  des  constructions  locales,  faites  en  pisé, 
n'avait  laissé  que  d'informes  et  friables  décombres,  où  M.  Oppert 
put  toutefois  recueillir  des  cylindres  gravés  et  de  menus  objets, 
sans  compter  les  importantes  données  topographiques  dont  il  a  tiré 
si  bon  parti  dans  son  intéressant  ouvrage  sur  VExpêdition  en  Mé- 
sopotamie. 

Le  meilleur  profit  de  ces  explorations  était  non  pas  de  rapporter 
des  taureaux  ailés  et  des  fragmens  d'architecture  appartenant  au 
viii®  siècle  avant  Jésus-Christ ,  mais  d'accumuler  des  textes  cunéi- 
formes pouvant  nous  révéler  une  antiquité  bien  plus  reculée  et  in- 
struire non-seulement  l'historien,  mais  aussi  le  philologue.  D'où 
venait  ce  singulier  système  d'écriture?  Quel  peuple  l'avait  le  pre- 
mier pratiqué?  Se  reliait-il  par  de  secrètes  et  primitives  analogies 
au  système  adopté  par  l'Egypte?  Était-il  l'attribut  particulier  de  la 
race  touranienne  et  des  peuples  accadiens?  Les  études  spéciales 
qui  se  rapportent  à  ces  diverses  questions  ont  accompli  dans  ces 
dernières  années  de  tels  progrès  que  M.  Maspero  ne  fait  pas  diffi- 
culté d'enregistrer  déjà  dans  son  résumé  d'histoire  générale  quel- 
ques-unes des  réponses  proposées.  Il  ne  donne  pas  toutes  ces  ré- 
ponses pour  définitives,  assurément;  mais  il  les  tient  pour  sérieuses, 
pour  acceptables  en  partie,  et,  chemin  faisant,  il  peut  en  effet  si- 
gnaler des  résultats  désormais  dignes  d'être  admis  par  la  science.  Il 
a  fort  bien  montré  en  particulier  que  les  caractères  cunéiformes  ont 
remplacé  des  signes  représentant,  comme  les  primitifs  hiéroglyphes, 
les  images  des  objets  désignés;  l'abréviation  et  la  corruption  de  ces 
caractères  ont  finalement  abouti  à  l'unique  emploi  d'un  signe  qui 
représente  le  clou,  cuneiis,  à  cause  de  la  matière  sur  laquelle,  dans 
ces  contrées,  on  était  obligé  d'écrire.  On  n'avait  ni  papyrus,  ni 
écorce,  on  n'avait  qu'une  argile  facile  à  pétrir  et  dont  on  faisait  des 
tablettes;  sur  ces  tablettes,  avant  qu'elles  ne  fussent  entièrement 
séchées,  on  écrivait  avec  un  style  taillé  en  biseau;  une  patiente 
étude  retrouve  dans  les  groupes  de  signes  ultérieurement  employés 
les  équivalons  de  certaines  formes  qu'on  avait  voulu  figurer  d'abord. 
L'emploi  des  polyphones  yenait  ajouter  à  l'obscurité  d'un  pareil  sys- 
tème, et  la  preuve  des  embarras  qu'il  suscitait  même  aux  Assyriens 

TOMB  XII.  —  1875.  39 


610  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

et  aux  Babyloniens  se  trouve  clans  cette  curieuse  circonstance  qu'une 
bonne  moitié  des  textes  cunéiformes  que  nous  possédons  aujour- 
d'hui se  compose  de  vocabulaires  et  de  syllabaires  évidemment  des- 
tinés à  seconder  une  très  pénible  étude. 

On  ne  saurait  affirmer  que  toutes  les  traductions  de  cunéiformes 
proposées  aujourd'hui  par  les  plus  sérieux  assyriologues  soient  à 
l'abri  des  doutes  et  des  contestations;  on  peut  dire  du  moins  que 
certaines  épreuves  par  eux  subies,  alors  par  exemple  que  plusieurs 
d'entre  eux,  traduisant  chacun  isolément  un  même  texte,  obtenaient 
des  résultats  identiques,  ont  augmenté  à  bon  droit  la  confiance.  Nous 
avons  désormais,  pour  nous  faire  une  idée  de  la  civilisation  assyrio- 
babylonienne  comme  pour  ce  qui  concerne  l'Egypte,  un  très  grand 
nombre  de  documens  variés.  Ceux  qui  intéressent  l'histoire  ou  la  lit- 
térature religieuse  figurent  dans  un  très  curieux  recueil  que  nous 
aurions  pu  citer  aussi  pour  l'égyptologie,  et  dont  les  volumes  aujour- 
d'hui parus  ont  suivi  non  pas  la  publication,  mais  du  moins  la  rédac- 
tion de  l'œuvre  de  M.  Maspero.  Nous  voulons  parler  des  Records  of 
thejjast,  série  préparée  par  les  soins  et  aux  frais  de  la  Société  biblique 
de  Londres  pour  faire  connaître  tous  les  morceaux  traduits  des  textes 
hiéroglyphiques  ou  cunéiformes  qui  peuvent  éclairer  la  primitive  his- 
toire des  sociétés  humaines.  Les  érudits  de  tous  les  pays  sont  con- 
viés à  cette  œuvre  commune;  les  documens  y  sont  donnés  avec  une 
traduction  anglaise  en  face  du  texte,  avec  des  notes  et  une  courte 
introduction.  C'est  là  qu'il  faut  désormais  chercher  ces  feuillets 
épars  de  littératures  ou  d'annales  qu'on  avait  lieu  de  croire  à  jamais 
perdues  pour  l'humanité.  L'émotion  fut  grande  en  Angleterre,  où 
les  problèmes  d'antiquités  religieuses  sont  toujours  attentivement 
étudiés,  quand  on  apprit,  ces  dernières  années,  qu'un  des  employés 
du  Musée -Britannique  venait  de  trouver  et  de  traduire  un  long  texte 
cunéiforme,  donnant  à  sa  manière  une  version  très  ancienne  d'une 
des  traditions  sur  le  déluge.  M.  G.  Smith,  devenu  par  là  prompte- 
ment  célèbre,  poursuit  l'interprétation  des  innombrables  textes 
que  lui  fournit  la  bibliothèque  du  roi  Assour-bani-pal,  trouvée  par 
M.  Layard  dans  les  ruines  de  Ninive ,  et  rapportée  au  musée  de 
Londres  en  plus  de  dix  mille  tablettes  d'argile  couvertes  d'une 
écriture  cunéiforme  cursive,  très  fine  et  très  serrée.  Il  y  a  de  tout 
dans  cette  bibliothèque  :  des  récits  de  campagnes  et  de  victoires 
(M.  G.  Smith  en  a  tiré  un  volume  in-quarto  qu'il  a  intitulé  Annales 
d' Assour-bani-pal) y  des  prières  aux  dieux,  des  hymnes,  des  frag- 
mens  mythologiques,  des  écrits  sur  la  politique  et  le  gouvernement, 
des  répertoires  de  géographie,  des  traités  de  science  et  particuliè- 
rement d'astronomie.  C'est  dire  que  les  assyriologues  interprètes 
des  cunéiformes  ne  sont  pas  assez  nombreux;  la  récolte  des  textes 


l'histoire  des  peuples  de  l'orient.  611 

est  abondante,  il  faudrait  que  le  nombre  des  travailleurs  ne  nous 
fît  pas  défaut. 

Ce  qui  concerne  les  derniers  progrès  de  nos  connaissances  sur 
l'ancienne  Perse  offre  aussi  beaucoup  d'intérêt.  On  sait  quelle  page 
importante  est  l'inscription  de  Bisoutoun  :  elle  a  renouvelé  toute 
l'histoire  du  règne  de  Darius  père  de  Xerxès.  Nous  n'avons  pas  be- 
soin de  suivre  M.  Maspero  dans  cette  autre  carrière,  où  nous  aurions 
seulement  à  redire  sa  recherche  scrupuleuse  des  nouveaux  élémens 
de  la  science.  Une  seule  question  nous  reste  à  toucher  d'un  mot.  Le 
livre  de  M.  Maspero  fait  partie  d'une  collection  publiée  par  une  li- 
brairie classique,  et  destinée  en  même  temps  à  la  jeunesse  qui  étu- 
die et  aux  gens  du  monde.  Ira- 1- il  cependant  de  lui-même  à  cette 
double  adresse?  L'auteur,  il  faut  le  dire,  ne  semble  pas  l'y  avoir 
précisément  destiné.  Quoiqu'un  assez  grand  nombre  de  ses  pages 
soient  bien  exposées  et  bien  écrites,  un  certain  appareil  scienti- 
fique, —  notes  et  parenthèses  d'une  érudition  toute  spéciale,  dis- 
cussions de  détails,  citations  scrupuleusement  traduites,  et  à  cause 
de  cela  même  hérissées  de  doutes,  d'équivoques ,  de  gloses,  —  n'y 
est  pas  le  moins  du  m.onde  dissimulé.  Le  plan  adopté  ne  laisse  pas 
non  plus  d'engendrer  quelque  complication;  l'auteur  ne  paraît  pas 
avoir  eu  pour  but  principal  d'écrire  un  livre  d'enseignement  secon- 
daire; il  a  visé,  je  ne  dirai  pas  plus  haut,  mais  à  côté,  à  ce  qu'on 
appelle  l'enseignement  supérieur,  ou  même  ailleurs  encore,  au  pur 
profit  scientifique.  S'il  avait  écrit  spécialement  pour  la  jeunesse  de 
nos  collèges,  pour  l'éducation  publique,  comme  l'ont  fait  avant  lui 
en  pareille  occasion  MM.  Robiou  (1)  et  François  Lenormant  (2),  il 
aurait  multiplié  les  traits  moraux  semblables  à  ceux  que  de  bien 
faciles  souvenirs  viennent  de  nous  rappeler  en  outre  de  ceux  qu'il 
a  recueillis.  Il  a  pu  penser  que,  dans  la  transformation  rapide  de 
nos  connaissances  sur  l'Orient  classique,  le  plus  pressé,  le  plus  pra- 
ticable, non  pas  le  moins  difficile,  était  de  hâter  cette  transforma- 
tion, de  conquérir  aussi  étendu  et  aussi  incontesté  que  possible  le 
nouveau  domaine.  Il  a  fait  œuvre  purement  scientifique;  les  maîtres 
liront  son  livre  et  s'y  instruiront  avant  leurs  élèves.  Ce  qui  est  sûr, 
c'est  que  nul  ne  pourra  plus  traiter  des  vivantes  questions  relatives 
aux  plus  anciennes  annales  de  ces  peuples  historiques  sans  consul- 
ter son  remarquable  volume,  écrit  avec  un  rare  savoir  et  une  louable 
passion  de  vérité. 

A.    GlFFROY. 

(1)  Histoire  ancienne  des  peuples  de  l'Orient  jusqu'au  début  des  guerres  médiques, 
mise  au  nive  iU  des  plus  récentes  découvertes,  1  vol.  in-1'2;  Douniol,  1S62. 

(2)  Manuel  d'histoire  ancienne  de  l'Orient  jusqu'aux  guerres  médiq.ies,  2  vol.  in-12 
Lévy  fils,  1868. 


LA 


RECHERCHE  DE  LA  PATERNITÉ 


I.  Le  Droit  commun  en  Allemagne  sur  les  enfans  naturels  comparé  au  droit  français  et 
anglais,  par  Zachariœ.  —  II.  L'Enfant  né  hors  mariage,  par  M.  Emile  Accolas.  —  III.  Des 
Preuves  et  de  la  recherche  de  la  paternité  naturelle,  par  M.  Charles  Jacquier,  docteur  en 
droit. 


I. 

Les  jurisconsultes  et  les  économistes  s'abstiennent  généralement 
d'écrire  des  drames  ou  des  romans,  et  il  est  permis  de  croire  que 
la  littérature  d'imagination  ne  s'en  trouve  pas  sensiblement  appau- 
vrie. Les  progrès  de  la  science  de  la  législation  et  de  l'économie  po- 
litique seraient -ils  fort  retardés,  si  les  romanciers  de  leur  côté 
imitaient  cette  réserve  prudente  dans  la  solution  des  problèmes 
sociaux?  Nous  concevons  fort  bien  qu'à  l'aspect  des  vices  et  des  mi- 
sères dont  la  société  abonde  on  soit  tenté  de  ne  point  se  borner  à 
les  peindre,  et  qu'on  veuille  entreprendre  d'y  porter  remède.  C'est 
là  un  sentiment  des  plus  louables  et  qui  témoigne  des  meilleures 
intentions.  Seulement  telle  est  la  complication  des  moindres  pro- 
blèmes sociaux,  qu'il  faut,  pour  les  aborder  avec  quelques  chances 
de  succès,  autre  chose  que  de  bonnes  intentions;  il  faut  une  pré- 
paration spéciale,  une  certaine  connaissance  des  sujets  que  l'on 
traite,  un  esprit  d'analyse  et  de  réflexion  tourné  dans  une  direction 
qui  n'est  pas  celle  du  roman.  Cette  préparation  indispensable  ne 
manquait-elle  pas  à  M,  Eugène  Sue  par  exemple  lorsque,  après 


LA  RECHERCHE  DE  Là  PATERNITE.  613 

avoir  dramatisé,  dans  les  Mystères  de  Paris,  les  exploits  des  es- 
carpes et  des  choiirineursy  il  cherchait  de  quelle  façon  on  pourrait 
concilier  le  juste  châtiment  du  crime  et  la  satisfaction  des  exigences 
de  la  sûreté  publique  avec  l'amélioration  morale  des  scélérats  les 
plus  endurcis?  La  solution  de  M.  Eugène  Sue,  c'était,  on  s'en  sou- 
vient, «l'aveuglement»  substitué  à  la  guillotine.  Cette  solution 
philantropique  n'eut  point  le  succès  que  l'immense  retentissement 
des  aventures  du  prince  Rodolphe  semblait  lui  promettre,  et  il  ne 
se  trouva  point,  même  dans  les  jeunes  républiques  nègres  de  la  côte 
de  Guinée,  une  législature  disposée  à  remplacer  la  peine  de  mort 
par  la  privation  de  la  vue. 

L'échec  de  M.  Eugène  Sue  en  matière  de  législation  pénale  n'a 
point  découragé  M.  Alexandre  Dumas  fils.  L'illustre  auteur  de  la 
Dame  aux  Camélias,  du  Demi-Monde  et  de  la  Femme  de  Claude 
n'a  pas  voulu  se  borner  à  faire  de  la  morale  au  théâtre.  Tantôt 
dans  une  préface,  tantôt  dans  une  simple  lettre,  il  a  abordé,  avec 
un  entrain  irrésistible  et  la  s-ûreté  de  main  d'un  homme  accoutumé 
à  dénouer  les  écheveaux  les  plus  embrouillés,  les  questions  morales 
et  pénales  que  soulèvent  l'adultère  et  la  séduction  ;  mais,  s'il  pro- 
cède d'Eugène  Sue,  ce  n'est  point  par  les  tendances  philanthropi- 
ques. M.  Alexandre  Dumas  est  un  moraliste  de  l'école  de  Zenon  et 
un  criminaliste  de  l'école  de  Dracon.  Il  ne  recule  pas,  lui,  devant 
la  peine  de  mort,  on  pourrait  même  lui  reprocher  de  n'en  être 
pas  assez  économe.  Tandis  que  le  code  se  contente  de  l'appliquer, 
—  encore  est-ce  en  admettant  des  circonstances  atténuantes, — 
aux  cas  d'assassinat  et  d'incendie,  il  n'hésite  pas  à  l'étendre  à 
l'adultère  féminin ,  et  telle  est  même  à  ses  yeux  la  monstruosité 
de  ce  dernier  crime,  qu'il  saute,  dans  son  impatience  de  justicier, 
par-dessus  la  maxime  routinière  qui  défend  de  se  faire  justice  soi- 
même.  Tue-la,  crie-t-il  au  mari  offensé,  c'est-à-dire  fais-toi  juge 
dans  ta  propre  cause  et  fais-toi  bourreau.  II  n'y  a  plus  aujourd'hui 
en  France  qu'un  seul  exécuteur  des  hautes-œuvres  ;  si  les  théories 
pénales  de  M.  Alexandre  Dumas  venaient  à  prévaloir  un  jour,  il 
pourrait  y  en  avoir  autant  que  de  maris  offensés.  Nous  voici  bien 
loin  de  «  l'aveuglement  »  philanthropique  de  M.  Eugène  Sue.  Sur 
le  chapitre  de  la  séduction  et  de  ses  conséquences,  M.  Alexandre 
Dumas  n'est  pas  plus  accommodant.  Tout  le  monde  sait  à  quelle 
occasion  il  a  jugé  opportun  de  donner  sa  consultation  en  ces  ma- 
tières. Grâce  à  M.  Alexandre  Dumas,  l'affaire  Marambot  est  deve- 
nue aussi  populaire  que  l'Affaire  Clemenceau.  Un  séducteur  peu 
délicat  refuse  d'épouser  la  fille  qu'il  a  mise  à  mal,  le  père  donne 
un  coup  de  couteau  au  séducteur;  voilà  un  fait  divers  assez  vul- 
gaire et  qu'aucune  législation  pénale  n'empêchera  absolument  de 


Qill  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

se  produire  aussi  longtemps  qu'il  y  aura  des  séducteurs  trop  peu 
scrupuleux  et  des  pères  d'un  tempérament  trop  sanguin.  Ce  n'est 
pas  certes  que  ce  fait  divers  ne  mérite  l'attention  des  moralistes  et 
des  criminalistes,  et  l'on  conçoit  que  l'auteur  de  la  préface  de  Ma- 
non Lescaut  n'ait  point  laissé  échapper  cette  occasion  propice  de 
légiférer  sur  la  séduction  et  la  recherche  de  la  paternité  après  avoir 
légiféré  sur  l'adultère.  C'est  une  justice  à  rendre  à  cet  inflexible 
criminaliste  que  le  séducteur  de  l'innocence  ne  le  trouve  pas  plus 
disposé  à  l'indulgence  que  la  femme  adultère.  «  Vous  allez  voir, 
dit-il  en  commençant  son  réquisitoire,  que  je  vais  être  amené  fa- 
talement et  avec  la  loi,  qui  se  fera  ma  complice,  tout  en  se  voilant 
le  visage,  à  conclure  par  :  tue -le,  comme  sur  une  autre  question 
j'ai  été  amené  à  conclure  par  :  tue-la.  »  Cependant  cette  conclusion 
impitoyable  et  symétrique  n'est  point  définitive.  H  y  en  a  une  autre, 
que  disons-nous?  il  y  en  a  deux  autres,  auxquelles  M.  Alexandre 
Dumas  s'arrête  de  préférence  :  la  première  consiste  à  assimiler 
simplement  la  séduction  au  vol  et  à  rendre  le  séducteur  passible 
d'une  amende  de  10,000  à  100,000  francs  selon  la  fortune  du  cou- 
pable, ou,  s'il  est  sans  fortune,  d'un  emprisonnement  qui  pourra 
être  de  dix  années  et  ne  pourra  être  moindre  de  deux.  En  outre, 
«  si  un  enfant  est  résulté  de  ces  relations,  cet  enfant  recevra  d'of- 
fice le  nom  du  père,  qui  devra  en  outre  placer  sur  sa  tête  une 
somme  équivalente  à  celle  que  la  mère  aura  reçue.  »  La  seconde 
solution  de  M.  Dumas  consiste  au  contraire  à  réhabiliter  la  séduc- 
tion en  considération  des  services  qu'elle  a  rendus  à  l'humanité  en 
donnant  le  jour  à  une  foule  d'individualités  illustres,  et  qu'elle  ne 
manquerait  de  lui  rendre  avec  plus  d'abondance  encore  pour  peu 
qu'elle  fût  encouragée.  L'encouragement  consisterait  dans  un  article 
ainsi  conçu  :  «  l'état  se  chargera  de  tous  les  enfans  naturels  et  les 
fera  élever  avec  le  plus  grand  soin.  » 

On  pourrait  reprocher  sans  doute  à  ces  deux  solutions  de  ne  point 
se  rattacher  logiquement  l'une  à  l'autre.  On  n'aperçoit  pas  bien  au 
premier  abord  comment  la  séduction  peut  tour  à  tour  être  consi- 
dérée et  punie  comme  un  vol,  puis  réhabilitée,  utilisée  et  même 
primée;  mais  qu'importe  après  tout,  si  l'une  de  ces  deux  solutions 
est  la  bonne?  Il  suffira  de  biffer  l'autre  sans  s'inquiéter  davantage 
de  la  logique.  Nous  pouvons  donc  passer  outre  et  rechercher  si 
la  séduction  peut  être  correctement  assimilée  au  vol.  M.  Alexandre 
Dumas  n'y  voit  aucune  différence.  Dérober  l'honneur  d'une  jeune 
fille  ou  voler  un  mouchoir,  à  ses  yeux  c'est  tout  un.  On  lui  a  fait 
remarquer  cependant  qu'il  est  sans  exemple  qu'un  mouchoir  ait  ja- 
mais été  se  placer  de  lui-même  sous  la  main  d'un  voleur  ou  mani- 
festé une  propension  naturelle  à  être  volé,  et  cette  observation  ne 


LA    RECHERCHE    DE    LA    PATERNITÉ.  615 

saurait  être  négligée.  Il  y  a  là  certainement  un  élément  juridique 
qui  a  échappé  à  l'analyse  de  Fauteur  de  la  Barne  aux  Camélias  et 
qui  rend  sa  démonstration  tout  au  moins  incomplète.  Faut-il  ajouter 
encore  que,  si  la  séduction  est  un  vol,  il  ne  suffît  pas  de  rendre  le 
séducteur  passible  de  simples  dommages-intérêts  calculés  d'après 
le  chiffre  de  sa  fortune?  Une  pénalité  afïlictive  est  indispensable,  et 
cette  pénalité,  ce  n'est  pas  d'après  le  chiffre  de  la  fortune  du  cou- 
pable qu'il  conviendrait  de  la  graduer,  mais  d'après  le  caractère 
plus  ou  moins  pernicieux  du  délit  ou  du  crime,  vol  simple,  vol  do- 
mestique, vol  avec  effraction,  etc.  Évidemment  cette  première  solu- 
tion laisse  à  désirer.  Que  dirons-nous  de  la  seconde?  M.  Alexandre 
Dumas  invoque  non  sans  quelque  complaisance  le  dicton  populaire 
qui  prétend  que  les  enfans  de  l'amour  sont  les  plus  intelligens  et  les 
plus  beaux,  et  il  cite  à  l'appui  une  foule  de  grands  hommes,  depuis 
Hercule  jusqu'à  Jacques  Delille,  qui  n'avaient  point  un  état-civil  ré- 
gulier. Voilà  un  argument  dont  on  ne  saurait  dissimuler  la  gravité; 
mais  M.  Alexandre  Dumas  en  a-t-il  bien  mesuré  toute  la  portée?  Si 
le  dicton  populaire  avait  raison,  et  s'il  était  avéré  aussi,  suivant  un 
autre  dicton  populaire  dont  l'autorité  n'est  pas  moindre,  que  «  le 
mariage  est  le  tombeau  de  l'amour,  »  suffu'ait-il  bien  de  réhabiliter 
et  d'encourager  les  unions  illégitimes?  Ne  faudrait-il  point  recourir 
à  une  mesure  plus  radicale  et  prohiber  résolument  le  mariage  comme 
une  cause  d'abêtissement  et  d'enlaidissement  de  l'espèce  humaine? 
L'intelligence  et  la  beauté  ne  sont  pas  déjà  si  répandues  qu'il  soit 
permis  de  reculer  devant  la  suppression  d'une  institution  qui  em- 
pêche de  les  propager.  L'abolition  du  mariage  pour  cause  d'uti- 
lité publique  et  esthétique,  telle  est  la  conclusion  de  l'argumen- 
tation de  ce  logicien  terrible.  Cette  conclusion  se  heurterait  sans 
doute  à  la  foule  des  préjugés  qui  poussent  au  mariage;  mais  en 
attendant  qu'elle  eût  réussi  à  en  avoir  raison,  l'adoption  du  dé- 
cret proposé  par  M.  Dumas  ne  porterait-elle  pas  à  cette  institution 
surannée  un  coup  formidable?  Si  l'état  se  chargeait  de  tous  les  en- 
fans  naturels  en  acceptant  l'obligation  de  les  faire  élever  avec  le 
plus  grand  soin,  ne  verrait-on  pas  aussitôt  une  foule  de  gens  qui 
ont  grand'peine  à  nourrir  des  enfans  légitimes  et  qui  les  élèvent 
sans  aucun  soin,  renoncer  au  mariage  pour  donner  leur  clientèle  à 
l'état?  L'affluence  serait  énorme  dans  les  bureaux,  et  Dieu  sait  si 
les  ressources  ordinaires  du  budget  pourraient  y  suffire.  Il  faudrait 
emprunter. 

Nous  n'insisterons  pas  davantage  sur  les  conséquences  singu- 
lières des  solutions  de  M.  Dumas.  Il  n'est  pas  inutile  de  faire  remar- 
quer cependant  que  ces  solutions,  dans  lesquelles  d'ailleurs  tout 
n'est  pas  à  rejeter,  n'ont  rien  d'absolument  neuf.  La  recherche  de 


616  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  paternité  et  la  répression  sévère  de  la  séduction  étaient  en  vi- 
gueur sous  l'ancien  régime.  L'abandon  des  enfans  aux  soins  pater- 
nels de  l'état  date  d'une  époque  bien  plus  reculée  encore.  Le  ma- 
riage et  la  paternité  légale  sont  relativement  modernes.  Il  y  a  eu 
dans  l'histoire  de  l'humanité  une  très  longue  période  dans  laquelle 
le  mariage  était  inconnu,  et  de  nos  jours  encore  en  Australie,  aux 
îles  Mariannes,  aux  Fidji,  les  indigènes  ne  reconnaissent  aucun  lien 
de  parenté  entre  le  père  et  le  fils  (1).  C'est  la  mère  qui  se  charge 
seule  des  enfans  avec  l'assistance  de  la  tribu,  autrement  dit  de  l'é- 
tat. Yoilà  où  nous  ramènent  les  théories  et  les  solutions  progres- 
sives de  M.  Dumas,  mais  faut-il  s'en  étonner?  Les  réformateurs  qui 
ont  fait  depuis  Rousseau  le  plus  de  bruit  dans  le  monde  ont-ils 
trouvé  mieux  que  le  communisme  et  la  promiscuité  des  sexes? 

II. 

Il  y  a  un  siècle,  la  question  de  la  recherche  de  la  paternité  occu- 
pait les  esprits  comme  elle  les  occupe  encore  aujourd'hui  :  seule- 
ment c'était  dans  un  sens  précisément  opposé.  L'ancien  droit  coutu- 
mier  accordait  pleinement  la  recherche  de  la  paternité,  et  il  mettait 
même  au  service  des  victimes  de  la  séduction  un  arsenal  dé  pé- 
nalités et  une  provision  d'indemnités  bien  propres  à  faire  reculer 
les  don  Juan  les  plus  téméraires.  Une  fille  séduite  pouvait  intenter 
à  son  séducteur  une  action  criminelle  dite  plainte  en  gravidation-, 
si  la  séduction  avait  produit  toutes  ses  conséquences,  elle  pouvait 
joindre  à  l'action  criminelle  une  action  civile,  et  se  faire  allouer, 
outre  le  remboursement  des  frais  de  gésine,  une  prestation  d'ali- 
mens  pour  l'enfant.  Enfin,  sa  déclaration  faite  dans  les  douleurs 
était  acceptée  comme  parole  d'Évangile  en  vertu  de  la  maxime  : 
creditur  virgini  parturienti.  Malheureusement  les  victimes  de  la 
séduction  ne  se  montrèrent  pas  toujours  dignes  de  la  confiance  de 
la  justice  :  abusant  de  la  foi  due  à  leurs  déclarations,  elles  mirent 
en  cause  des  innocens,  quelquefois  même  à  l'instigation  des  cou- 
pables. Cet  abus  paraît  avoir  été  croissant  avec  la  corruption  des 
mœurs,  et  il  finit  par  rendre  horriblement  précaire  la  sécurité  des 
plus  honnêtes  gens.  Dans  un  discours  qui  eut  un  immense  reten- 
tissement, l'avocat-général  Servan  mit  à  nu  cette  plaie  et  conclut 
en  demandant  sinon  l'interdiction  de  la  recherche  de  la  paternité, 
du  moins  l'abandon  d'une  maxime  faite  pour  protéger  les  défail- 
lances de  la  vertu  et  qui  tournait  au  profit  du  vice  (2). 

(1)  Giraud-Teulon,  les  Origines  de  la  famille, 

(2)  Ce  discours  a  été  reproduit  par  M.  Emile  Accolas  dans  son  livre  intitulé  TJSn- 
fant  né  hors  mariage. 


LA    RECHERCHE    DE    LA   PATERNITÉ.  617 

«  En  vertu  de  cette  rigoureuse  maxime,  s'écriait-il,  on  condamne  un 
citoyen  sans  l'entendre,  on  le  condamne  sur  la  déposition  d'un  seul  té- 
moin, qui  dépose  sur  ses  propres  intérêts,  on  le  condamne  pour  un  dé- 
lit si  secret  par  sa  nature  que  cette  unique  déposition  ne  peut  être  ni 
confirmée  ni  combattue  par  aucune  autre.  Ah!  quel  est  donc  le  témoin 
à  qui  sont  accordés  des  privilèges  qui  eussent  honoré  le  vertueux  Gaton? 
C'est  une  fille  convaincue  de  faiblesse  et  pour  le  moins  soupçonnée  de 
licence;  on  nous  donne  pour  garant  de  sa  conduite  une  pudeur  qu'elle 
n'a  plus,  et  parce  qu'elle  a  trahi  ses  plus  chers  intérêts,  on  prétend 
qu'elle  ne  saurait  violer  ceux  des  autres.  » 

Le  sévère  avocat-général  établit  cependant  deux  catégories  de 
filles  séduites  :  celles  qui  méritent  la  confiance  que  les  tribunaux 
ont  en  leurs  déclarations ,  et  celles  qui  ne  la  méritent  pas.  Les 
premières  ont  toute  sa  sympathie,  et  il  est  disposé  à  les  croire  sur 
parole;  seulement  c'est  à  la  condition  qu'elles  n'ouvrent  pas  la 
iDouche.  «  Je  croirai,  dit-il,  même  sur  ses  faiblesses,  le  témoignage 
d'une  fille  qui  se  tait,  et  jamais  celui  d'une  fille  qui  ose  parler;  je 
croirai  ses  larmes  et  jamais  ses  récits.  »  Cette  concession  faite, 
l'orateur  reprend  avec  une  nouvelle  vigueur  son  réquisitoire,  et  il 
expose  en  termes  saisissans  les  motifs  qui  doivent  faire  récuser  le 
témoignage  de  la  fille  qui  ose  parler. 

«  Quand  on  voit  une  fille  se  présenter  à  un  ministère  public  pour  lui 
dévoiler  son  affreux  état,  en  nommer  l'auteur,  désigner  les  époques, 
faire  consacrer  sous  ses  yeux  et  sur  un  papier  éternel  l'histoire  de  sa 
diffamation,  quand  après  un  tel  malheur  une  fille  se  montre  encore 
sensible  à  l'intérêt,  quand  elle  ose  envisager  des  dédommagemens  pour 
une  perte  qui  n'est  bien  sentie  qu'autant  qu'on  la  croit  inestimable, 
alors  on  doit  se  dire  :  Voilà  une  fille  qui  a  franchi  toutes  les  barrières 
de  son  sexe,  rien  ne  peut  plus  l'arrêter;  je  m'en  défie,  non  parce  qu'elle 
a  commis  une  faute,  mais  parce  qu'elle  a  conçu  et  exécuté  le  dessein 
de  la  publier;  dès  ce  moment,  je  vois  dans  son  caractère  une  audace 
qui  la  bannit  de  son  sexe  :  elle  n'est  plus  femme,  elle  n'a  plus  le  frein 
de  son  sexe  ni  celui  du  nôtre;  tout  homme  me  serait  moins  suspect,  et 
je  me  rappelle  que  plus  une  fille  est  timide  au  premier  pas,  plus  elle 
est  hardie  au  second.  » 

Elle  n'est  pas  seulement  hardie,  elle  est  invinciblement  portée?* 
au  mensonge,  surtout  si  elle  aime ,  car,  dans  l'opinion  de  l'austère 
magistrat,  «  pour  les  femmes,  le  premier  inconvénient  de  l'amour 
est  l'habitude  de  la  fausseté;  une  fille  qui  a  su  tant  de  fois  tromper 
une  mère  craindra-t-elle  d'abu.'=îer  un  moment  un  notaire?  » 


618  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Cette  fille  qui  a  perdu  toute  honte  trompera  donc  le  notaire;  au 
besoin  même,  elle  sera  le  jouet  de  son  séducteur,  et  elle  se  rendra 
complice  des  machinations  les  plus  noires  :  si  le  séducteur  est  pauvre, 
elle  s'entendra  avec  lui  pour  faire  retomber  le  poids  de  leur  faute 
commune  sur  quelque  personnage  riche  et  considéré;  si  le  séduc- 
teur est  riche  et  puissant,  elle  en  chargera,  à  son  instigation,  et 
terrifiée  par  ses  menaces,  un  homme  de  sa  condition,  un  homme 
obscur!  Quelques  assiduités,  quelques  familiarités  innocentes  servi- 
ront de  prétexte  à  l'accusation  ;  qu'osera-t-il  répondre?  L'accusation 
est  la  conviction  même,  et,  s'il  se  plaint,  on  promettra  de  l'apaiser. 
Et  qu'on  ne  dise  point  qu'il  s'agit  de  simples  suppositions,  ce  sont 
des  faits  que  la  corruption  des  mœurs  a  rendus  de  plus  en  plus  fré- 
quens.  Cette  corruption,  elle  déborde,  elle  envahit  les  ateliers  des 
artisans  et  les  chaumières  du  peuple.  Une  nation  entière  et  toute 
nouvelle  est  apparue  parmi  les  femmes.  Cette  nation  est  celle  des 
femmes  entretenues,  dont  le  nombre ,  dans  les  principales  villes, 
rivalise  avec  celui  des  épouses  légitimes.  A  quelle  cause  faut-il  at- 
tribuer un  tel  désordre?  Est-ce  à  l'amour?  JNon!  C'est  à  l'appétit 
immodéré  du  luxe  qui  a  débordé  des  premiers  rangs  pour  inonder 
les  derniers. 

«  Ce  n'est  point  l'amour,  ce  n'est  point  cette  faiblesse  si  excusable 
dans  les  deux  sexes  et  si  aimable  dans  les  femmes,  ce  n'est  point  le 
sentiment  que  la  nature  même  peut  inspirer,  qui  a  produit  le  désordre; 
c'est  une  vanité  folle  et  la  contagion  de  l'exemple.  Dans  lesf)liesde  cet 
ordre,  un  ruban  fait  aujourd'hui  plus  de  conquêtes  que  l'amour  le  plus 
pur  n'en  eût  fait  autrefois.  » 

Le  résultat  de  cette  dépravation  lamentable  des  mœurs  du  peuple 
a  été  l'abus  éhonté  des  déclarations,  a  les  prétendues  victimes  de 
Ja  séduction  se  faisant  un  gain  odieux  de  ce  que  les  maximes  de  la 
justice  leur  avaient  accordé  comme  une  confiance  honorable.  »  Dès 
lors  plus  de  sécurité  dans  les  familles!  ni  le  rang,  ni  l'âge,  ni  l'exer- 
cice de  toutes  les  vertus  n'ont  fourni  un  abri  assuré  contre  des 
accusations  perverses,  et  l'orateur  de  conclure  en  rappelant  des 
exemples  bien  faits  pour  porter  avec  une  crainte  salutaire  la  con- 
viction dans  l'esprit  de  ses  graves  auditeurs. 

«  Que  ne  m'est-il  permis,  messieurs,  de  vous  révéler  les  abus  énormes 
que  l'adoption  de  cette  maxime  {creditur  virgini  parturienti)  renouvelle 
tous  les  jours!  Si  je  ne  craignais  de  mêler  le  ridicule  à  la  gravité  de 
notre  ministère,  je  dirais  qu'on  a  vu  plus  d'une  fois  de  jeunes  débau- 
chées se  faire  un  jeu  de  rejeter  le  fruit  de  leurs  vices  sur  des  hommes 


LA  RECHERCHE  DE  LA  PATERNITE.  619 

irréprochables,  sur  des  ecclésiastiques  pieux  et  respectés;  la  prélature 
même  n'a  pas  été  exempte  de  ces  attentats. 

«  A  la  vue  de  ce  spectacle  inouï,  où,  par  les  plus  bizarres  contrastes, 
on  voyait  un  homme  grave  et  sage,  accablé,  confus  de  tenir  dans  ses 
bras  l'enfant  d'une  prostituée  qui  l'en  proclamait  le  père  aux  yeux  de 
la  justice,  à  ces  scènes  scandaleuses,  vous  dirai-je  que  tous  les  hon- 
nêtes gens  gémissaient  et  tremblaient  pour  eux-mêmes,  tandis  que  le 
libertinage  seul  osait  rire?  Ah  !  quelle  est  la  vertu  si  ferme  qui  puisse 
se  croire  à  l'abri  des  accès  de  folie  d'un  libertin  et  de  la  vénalité  d'une 
fille?  Quel  est  le  magistrat,  l'homme  public  qui  ne  pourrait  être  vic- 
time de  sa  propre  maxime?  » 

Ce  réquisitoire  coloré  eut  un  succès  considérable,  la  maxime 
virginî  partiirienti  creditiir  ne  s'en  releva  point,  et  la  recherche 
de  la  paternité  elle-même  en  fut  atteinte.  Aussi,  lorsque  la  conven- 
tion entreprit  d'effacer  les  préjugés  contre  les  enfans  naturels  en  les 
plaçant,  en  matière  de  succession,  à  peu  près  sur  le  même  pied  que 
les  enfans  légitimes  (loi  du  12  brumaire  an  ii),  s'abstint- elle  de 
leur  accorder  le  droit  de  rechercher  leur  père.  C'était  Cambacérès 
qui  remplissait  les  fonctions  de  rapporteur,  et  dans  son  ardeur  d'é- 
galité, il  ne  reculait  point  même  devant  l'assimilation  des  enfans 
adultérins  aux  enfans  légitimes.  «  Si  je  n'avais  à  vous  présenter 
que  mon  opinion  personnelle,  lisons-nous  dans  son  rapport,  je  vous 
dirais  :  Tous  les  enfans  indistinctement  ont  le  droit  de  succéder  à 
ceux  qui  leur  ont  donné  l'existence.  Les  différences  établies  entre 
eux  sont  l'effet  de  l'orgueil  et  de  la  superstition;  elles  sont  igno- 
minieuses et  contraires  à  la  justice.  »  Cependant  il  consentait  à  faire 
quelques  concessions  motivées,  disait-il,  par  l'état  actuel  de  la  so- 
ciété et  la  transition  d'une  législation  vicieuse  à  une  législation 
meilleure.  Les  enfans  nés  de  père  et  mère  non  engagés  dans  les 
liens  du  mariage  obtinrent  seuls  des  droits  de  successibilité  égaux 
à  ceux  des  enfans  légitimes,  les  successions  collatérales  exceptées, 
et  ces  droits  demeurèrent  subordonnés  à  une  possession  d'état  qui 
ne  pouvait  résulter  que  a  de  la  présentation  d'écrits  publics  ou  pri- 
vés, ou  de  la  suite  de  soins  donnés  à  titre  de  paternité  et  sans  in- 
terruption, tant  à  leur  entretien  qu'à  leur  éducation.  »  Le  sort  des 
enfans  naturels  ainsi  réglé,  la  convention  s'occupa  des  filles-mères. 
Elle  leur  accorda,  on  doit  en  convenir,  une  compensation  des  plus 
flatteuses  en  échange  de  l'abandon  de  la  maxime  qui  avait  fourni 
un  si  beau  thème  à  l'éloquence  de  l'avocat-général  Servan,  en  dé- 
crétant que  «  toute  fille  qui  pendant  dix  ans  soutiendra  avec  le 
fruit  de  son  travail  son  enfant  illégitime  aura  droit  à  une  récom- 
pense publique.  »  Mais,  hélas!  la  réaction  allait  venir,  et  elle  devait 


620  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

emporter  l'égalité  en  matière  de  succession  accordée  aux  enfans 
naturels,  et  les  récompenses  publiques  si  judicieusement  allouées 
aux  filles-mères,  sans  restituer  aux  uns  et  aux  autres  le  bénéfice 
de  la  recherche  de  la  paternité.  C'est  dans  la  séance  du  26  bru- 
maire an  x  (17  novembre  1802)  que  la  question  fut  portée  au  con- 
seil d'état,  en  présence  du  premier  consul.  Plusieurs  membres, 
Gambacérès,  Boulay,  Defermon,  Tronchet,  Malleville  et  le  premier 
consul  lui-même  prirent  part  à  la  discussion;  mais,  sauf  Defermon, 
qui  présenta  une  observation  timide  en  faveur  d'une  allocation  de 
dommages-intérêts  à  la  femme  et  à  l'enfant  délaissés,  tous  les 
membres  furent  d'accord  sur  la  nécessité  d'interdire  la  recherche 
de  la  paternité.  Il  n'y  eut  d'objections  que  pour  le  rapt  et  le  viol. 
On  admit  pour  le  cas  d'enlèvement  l'exception  qui  a  été  formulée 
dans  le  second  paragraphe  de  l'article  340  du  code,  et  quelques 
membres  voulaient  étendre  cette  exception  au  cas  de  viol.  Le  pre- 
mier consul  s'y  opposa  en  invoquant  les  principes.  «  La  loi  doit  pu- 
nir, dit-il,  l'individu  qui  s'est  rendu  coupable  de  viol;  mais  elle  ne 
doit  pas  aller  plus  loin.  »  Il  résumait  d'ailleurs  de  la  façon  péremp- 
toire  qui  lui  était  propre  son  opinion  sur  la  question  soumise  au 
conseil  en  déclarant  que  «  la  société  n'a  pas  intérêt  à  ce  que  les 
bâtards  soient  reconnus  (1).  »  Personne  ne  s'avisa  de  répliquer. 
L'ex-rapporteur  de  la  loi  de  brumaire,  Gambacérès  lui-même,  se 
tut;  la  question  était  vidée,  et  le  premier  paragraphe  de  l'article  3A0 
du  code  civil  fut  rédigé  en  ces  termes  simples  et  formels  :  a  la  re- 
cherche de  la  paternité  est  interdite.  » 


III. 


L'ancien  droit  anglais  admettait,  comme  le  vieux  droit  français, 
la  recherche  de  la  paternité,  et  il  autorisait  même  dans  cette  re- 
cherche une  rigueur  peu  encourageante  pour  les  émules  de  Love- 
lace.  Lorsqu'une  femme  ayant  conçu  hors  mariage  désignait  sous 
serment  le  père  de  son  enfant,  le  juge  commençait  par  délivrer 
contre  l'individu  dénoncé  une  ordonnance  d'arrestation,  en  vertu 
de  laquelle  il  était  retenu  en  prison  jusqu'à  ce  qu'il  eût  fourni  une 
caution  suffisante  pour  subvenir  aux  frais  d'entretien  de  l'enfant; 
en  outre  il  était  tenu  de  comparaître  à  la  prochaine  session  des 
assises  pour  discuter  et  plaider  sa  cause.  Quant  à  la  mère,  elle 
n'était  tenue  que  subsidiairement,  c'est-à-dire  à  défaut  du  père,  à 
supporter  le  poids  de  sa  faute.  Si  le  père  et  la  mère  se  sauvaient  de 

(1)  Procès-verbaux  du  conseil  d'état. 


LA  RECHERCHE  DE  LA  PATERNITÉ.  621 

la  paroisse,  les  inspecteurs  des  pauvres  saisissaient  leurs  biens,  et 
en  assignaient  le  produit  à  l'élève  et  à  l'éducation  de  l'enfant,  qui 
tombait  à  la  charge  de  la  paroisse.  L'humanité,  dit  Blackstone,  a  en- 
gagé la  loi  à  recevoir  la  déclaration  des  mères  un  mois  après  la  nais- 
sance de  l'enfant,  mais  cette  tolérance  a  été  souvent  fort  à  charge 
aux  paroisses  en  ce  qu'elle  donnait  au  père  le  temps  de  s'échapper 
pour  aller  vivre  ailleurs  (1).  Des  modifications  ont  été  introduites 
dans  cette  législation  par  la  loi  des  pauvres  de  183/i.  La  mère  a  été 
rendue  exclusivement  responsable  de  l'entretien  de  l'enfant  natu- 
rel dans  le  cas  oii  elle  en  aurait  les  moyens;  dans  le  cas  contraiie, 
il  y  est  pourvu  aux  frais  de  la  paroisse,  et  celle-ci  est  autorisée  à 
poui'suivre  à  l'effet  d'obtenir  des  alimens  pour  l'enfant  l'individu 
dont  la  mère  dénonce  la  paternité.  Toutefois  cette  déclaration  seule 
n'est  pas  jugée  suffisante  ;  il  faut  qu'elle  soit  appuyée  par  un  té- 
moignage étranger  et  à  la  satisfaction  des  juges  [it  shall  be  corro- 
horated  in  some  material particular  by  other  teslimony  to  ihe  satis- 
faction of  the  court).  Parmi  les  motifs  invoqués  en  faveur  de  ces 
restrictions,  il  faut  noter  d'abord  cette  considération  financière,  que 
les  dépenses  des  paroisses  étaient  plutôt  augmentées  que  diminuées 
par  suite  des  frais  qu'occasionnaient  les  poursuites  toujours  incer- 
taines en  reconnaissance  de  paternité,  ensuite  cette  autre  considé- 
ration, où  se  trahit  l'influence  des  doctrines  auxquelles  Maltiius 
avait  attaché  son  nom,  que  la  rigueur  excessive  de  la  loi  provo- 
quait des  mariages  précoces  et  réprouvés  par  la  prudence,  parce 
que  le  père  de  l'enfant  naturel  se  décidait  souvent  à  épouser  la 
mère  pour  se  libérer  de  l'emprisonnement  et  de  la  poursuite  en  re- 
connaissance. Il  faut  avouer  que  cette  dernière  considération  était 
plutôt  recommandable  sous  le  rapport  économique ,  —  il  s'agissait, 
ne  l'oublions  pas,  dans  cette  enquête,  des  moyens  de  prévenir  la 
multiplication  des  pauvres,  —  que  sous  le  rapport  moral.  Le  re- 
mède proposé  pouvait  être  bon  pour  empêcher  la  multiplication 
excessive  des  enfans  légitimes,  mais  l'était-il  au  même  degré  pour 
empêcher  celle  des  enfans  illégitimes? 

Aux  Etats-Unis,  en  Suisse  et  dans  le  plus  grand  nombre  des  états 
de  l'Allemagne,  la  recherche  de  la  paternité  est  autorisée,  mais 
avec  des  précautions  destinées  à  prévenir  les  abus  que  dénonçait 
si  éloquemment  l'avocat-général  Servan.  En  Bavière,  le  code  Maxi- 
milien  par  exemple  déclare  que  la  simple  dénonciation  de  la  mère 
n'est  pas  une  preuve  suffisante  contre  le  père,  si  elle  n'est  appuyée 
sur  d'autres  indices  constans  et  dignes  de  foi.  Le  code  général  des 

(1)  Blackstone,  Commentaires  sur  les  lois  anglaises,  t.  II,  chap.  viii.  —  Des  Parens 
et  des  Enfans. 


622  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

états  prussiens,  prévoyant  les  difficultés  que  la  preuve  de  la  pater- 
nité peut  présenter,  a  spécifié  de  même  plusieurs  présomptions  lé- 
gales auxquelles  le  juge  doit  avoir  recours  pour  l'appréciation  de 
cette  preuve.  On  peut  néanmoins  signaler  dans  ces  législations  des 
bizarreries  qui  ont,  non  sans  quelque  raison,  soulevé  la  contro- 
verse. La  paternité  y  est  admise  non-seulement  au  singulier,  mais 
encore  au  pluriel,  et  dans  ce  cas  le  code  général  des  états  prus- 
siens [das  Allgcmeine  Lcmdrecht),  aussi  bien  que  le  code  Maximilien 
en  Bavière,  se  prononce  en  faveur  de  la  responsabilité  solidaire. 

A  l'époque  où  la  loi  anglaise  sur  la  recherche  de  la  paternité  a 
été  modifiée  dans  un  sens  restrictif,  la  question  se  trouvait  fort  dé- 
battue en  Allemagne.  Le  célèbre  jurisconsulte  Zachariœ  notamment 
se  signala  dans  cette  polémique.  Dans  une  sorte  de  consultation  (1) 
qui  eut  un  grand  retentissement,  il  se  prononça,  au  triple  point  de 
vue  du  droit,  de  la  morale  et  de  la  politique,  contre  la  recherche  de 
la  paternité.  La  consultation  de  l'illustre  professeur  n'est  pas  moins 
curieuse  à  bien  des  égards  que  le  plaidoyer  de  l' avocat-général 
Servan,  et  elle  mérite  qu'on  s'y  arrête. 

Si  le  jurisconsulte  allemand  est  moins  élégant  et  moins  fleuri  que 
le  magistrat  français,  il  n'est  pas  moins  subtil,  et,  comme  nous  le 
verrons  tout  à  l'heure,  en  dépit  de  sa  gravité  professionnelle,  il  est 
infiniment  plus  badin.  Il  ne  conteste  point  certes  aux  enfans  natu- 
rels le  droit  de  demander  des  alimens  à  leur  père  et  par  consé- 
quent de  le  poursuivre  en  reconnaissance  de  paternité;  il  va  même 
plus  loin.  «  En  équité,  dit-il,  et  sur  ce  point  il  se  rencontre  avec  les 
législateurs  de  la  convention,  les  enfans  naturels  devraient  être 
légalement  et  sous  tous  les  rapports  assimilés  aux  enfans  légitimes; 
ils  devraient  par  exemple  pouvoir  réclamer  le  même  entretien,  la 
même  éducation,  les  mêmes  droits  de  succession,  car,  ajoute-t-il, 
les  devoirs  des  parens  restent  les  mêmes,  que  l'enfant  soit  né  dans 
le  mariage  ou  hors  du  mariage,  et  les  devoirs  des  parens  ne  sont- 
ils  pas  la  mesure  du  droit  des  enfans?  »  Voilà  qui  va  bien,  et  on 
pourrait  croire  que  le  savant  jurisconsulte  allemand  doit  être  rangé 
parmi  les  précurseurs  de  M.  Dumas;  mais,  il  y  a  un  terrible  mais  ! 
L'enfant  ne  peut  en  aucun  cas  être  admis  à  prouver  que  tel  ou  tel 
individu  est  son  père.  Il  a  tous  les  droits  possibles,  seulement  il 
lui  est  interdit  de  les  faire  valoir.  D'abord  il  faut  écarter  la  dé- 
claration de  la  mère.  La  mère  est  partie  en  cause,  testis  in  pro- 
pria causa-,  son  témoignage  n'est  pas  seulement  suspect,  il  est  en- 


(1)  Le  Droit  commun  en  Allemagne  sur  les  enfans  naturels,  comparé  au  droit  fran- 
çais et  anglais  en  ce  qui  concerne  la  recherche  de  la  paternité.  —  Archives  de  droit 
et  de  législation,  t.  I",  p.  2G9. 


LA  RECHERCHE  DE  LA  PATERNITE.  623 

lièrement  récusable.  Or,  le  témoignage  de  la  mère  écarté,  comment 
la  preuve  de  la  paternité  pourrait-elle  être  fournie?  Les  enfans  légi- 
times ont  en  leur  faveur  la  présomption  légale  :  pater  is  est  quem 
nuptiœ  demonstrant.  Cette  présomption  les  dispense  de  prouver 
leur  filiation.  Les  enfans  naturels  ne  pouvant  s'en  prévaloir,  et  le 
témoignage  de  la  mère  étant  frappé  de  nullité,  à  quel  moyen  pour- 
ront-ils recourir  pour  faire  valoir  leur  droit  théorique?  Le  droit  ne 
leur  en  fournit  aucun.  Le  droit  ne  peut  être  invoqué  en  faveur  de 
la  recherche  de  la  paternité.  En  revanche,  n'a-t-elle  pas  de  son 
côté  la  morale  et  la  religion?  Pas  davantage,  encore  moins  s'il  est 
possible. 

Ah  !  sans  doute,  reprend  le  savant  et  subtil  professeur  d'Heidel- 
berg,  l'interdiction  de  la  recherche  de  la  paternité  pourrait  être 
taxée  d'immorale  et  d'irréligieuse,  si  elle  se  fondait  sur  l'affirmation 
que  l'enfant  naturel  n'a  point  de  droits  ou  en  a  moins  que  l'enfant 
légitime;  mais  ces  droits,  on  ne  les  lui  refuse  point,  on  les  lui  accorde 
de  la  manière  la  plus  complète.  Seulement,  la  preuve  de  la  paternité 
ne  pouvant  être  acquise,  en  vertu  de  la  nature  même  des  choses, 
ces  droits  qu'on  lui  reconnaît  sans  réserve  aucune,  on  lui  refuse 
l'autorisation  de  s'en  prévaloir,  voilà  tout.  En  cela,  l'interdiction  de 
la  recherche  de  la  paternité  est-elle  en  opposition  avec  la  morale? 
Bien  au  contraire.  «  Ce  refus  d'une  action  en  justice  est  fondé  sur 
les  principes  mêmes  de  la  morale,  loin  d'être  en  opposition  avec 
eux.  En  effet,  l'un  des  premiers  et  des  plus  impérieux  coinmande- 
mens  de  la  morale  est  celui-ci  :  ne  faites  pas  de  tort  à  autrui ,  ne 
soumettez  personne  arbitrairement  à  une  contrainte  physique.  Or 
n'est-ce  pas  l'arbitraire  le  plus  manifeste  de  condamner  quelqu'un 
sur  des  preuves  insuffisantes?  Il  est  facile  de  comprendre  comment 
des  hommes  estimables,  justement  indignés  de  la  conduite  d'un 
individu  qui,  selon  toutes  les  apparences,  ayant  séduit  une  femme 
et  l'ayant  rendue  mère,  renie  cependant  légèrement  sa  paternité, 
il  est  facile,  dis-je,  de  comprendre  que  ces  hommes  se  trouvent 
offensés  par  une  loi  qui,  pour  ainsi  dire,  accorde  aide  et  protection 
à  un  semblable  scandale;  mais  cette  indignation  morale,  inspirée 
par  une  action  coupable,  ne  devient-elle  pas  elle-même  immorale 
du  moment  qu'elle  a  pour  résultat  de  porter  atteinte  à  l'impartia- 
lité du  juge?  »  En  fait  d'argumentation,  n'est-ce  pas  le  fin  du  fin? 

Maintenant,  au  point  de  vue  de  la  politique,  autrement  dit  de 
l'utilité  publique,  faut-il  regretter  que  le  droit  commande  d'inter- 
dire la  recherche  de  la  paternité?  Pas  le  moins  du  monde.  La  poli- 
tique est  aussi  complètement  d'accord  sur  ce  point  avec  le  droit  que 
la  morale  et  la  religion.  C'est  la  troisième  proposition  du  savant 
docteur,  et  il  la  démontre  en  déployant  à  la  fois  les  ressources  de 


624  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

l'analyse  psychologique  la  plus  déliée  et  de  la  plus  vaste  érudition. 
Il  s'applique  surtout  à  justifier  l'interdiction  de  la  recherche  de  la 
paternité  du  reproche  d'encourager  la  multiplication  des  enfans  na- 
turels, et  il  se  sert  à  cette  fin  d'une  comparaison  tout  à  fait  ingé- 
nieuse et  même  galante.  On  peut  comparer,  dit-il,  toute  femme 
nubile  et  non  mariée  à  une  forteresse.  Celui  qui  nourrit  le  dessein 
de  la  séduire,  et  d'une  manière  générale  tous  les  célibataires  va- 
lides peuvent  être  considérés  comme  formant  l'armée  de  siège,  à 
laquelle  il  arrive  aussi  que  les  hommes  mariés  fournissent  leur  con- 
tingent. Les  femmes  succombent,  comme  les  forteresses,  quand 
l'attaque  est  bien  dirigée  ou  quand  elles  sont  mal  défendues.  Il 
s'agit  de  savoir  si  elles  se  rendent  le  plus  souvent  par  suite  de  la 
vigueur  de  l'attaque  ou  de  la  faiblesse  de  la  défense.  M.  Zachariae 
se  prononce  sans  hésiter  en  faveur  de  la  seconde  hypothèse.  On  a 
toute  raison  de  croire,  dit-il,  que  les  citadelles  féminines  capitulent 
généralement  faute  d'une  résistance  assez  énergique  et  prolongée. 
Qu'en  doit-on  conclure?  N'est-ce  pas  que  le  moyen  le  plus  propre  à 
les  encourager  à  la  résistance,  c'est  de  leur  rendre  aussi  redoutables 
et  aussi  pesantes  que  possibles  les  conséquences  de  la  capitulation? 
Oîi  donc,  remarque  ce  profond  analyste  du  cœur  féminin,  où  donc  le 
séducteur  prend-il  ses  armes  les  plus  redoutables?  IN'est-ce  point 
dans  cette  faiblesse  de  caractère  qui  abandonne  sans  défense  aux 
impressions  du  moment  le  cœur  d'une  femme  savourant  avec  délices 
le  poison  de  la  flatterie,  et  se  confiant  aveuglément  aux  sermens  d'un 
amour  éternel?  Yoilà  le  côté  faible  de  la  citadelle,  et  ce  n'est  pas  le 
seul  !  11  y  en  a  un  autre  encore  qui  se  trouve  indiqué  au  livre  III  des 
Métamorphoses  d'Ovide  (1),  et  qu'un  jurisconsulte  aussi  érudit  ne 

(1)  Forte  Jovem  memorant,  diffusum  nectare,  curas 

Deposuisse  graves,  vacuaque  agitasse  remissos 
Cum  Junone  jocos,  et  :  major  vestra  profecto  est, 
Quam  quae  contingat  maribus,  dixisse  voluptas. 
Illa  negat.  Placuit  quse  sit  sententia  docti, 
Quaerere,  Tiresiae,  Venus  huic  erat  utraque  nota. 
Nam  duo  magnorum  viridi  coeuntia  silva 
Corpora  serpentum  baculi  violaverat  ictu, 
Deque  viro  factus  (  mirabile  !  )  femina,  septera 
Egerat  autumnos.  Octave  rarsus  eosdem 
Viderai,  et  :  vestrse  si  taiita  potentia  plagœ, 
Dixit,  ut  auctoris  sortem  in  contraria  rautet, 
Nunc  quoque  vos  feriam.  Percussis  anguibus  îsdem 
Forma  prier  rediit,  genitivaque  rursus  imago. 
Arbiter  hic  igitur  sumptus  de  lite  jocosa, 
Dicta  Jovis  firmat;  gravius  Saturnia  justo, 
Nec  pro  materia  fertur  doluisse ,  suique 
Judicis  seterna  damnavit  lumina  nocte. 

(Ovide,  Métamorphoses,  livre  III,  v.  318  et  suiv.) 


LA  RECHERCHE  DE  LA  PATERNITE.  625 

pouvait  passer  sous  silence.  Il  semblera  peut-être  singulier  que 
l'autorité  d'Ovide  et  l'opinion  de  Tirésias  soient  invoquées  pour  ré- 
soudre une  question  de  droit,  mais  aucun  témoignage  ne  doit  être 
dédaigné  dans  une  enquête  bien  faite ,  et  d'ailleurs  qui  mieux  que 
l'auteur  de  l'Art  d'aimer  a  connu  le  cœur  féminin?  Ajoutons  que 
les  observations  particulières  du  savant  professeur  d'Heidelberg 
corroborent  sur  ce  point  délicat  et  décisif  le  témoignage  du  poète 
des  Métamorphoses.  Il  est  donc  parfaitement  établi  de  par  Ovide 
et  M.  Zachariœ  que  c'est  bien  moins  à  la  vigueur  de  l'attaque  qu'à 
la  mollesse  de  la  défense  qu'il  convient  d'attribuer  la  chute  des 
forteresses  féminines.  Et  voilà  pourquoi  il  faut  interdire  la  recherche 
de  la  paternité. 


lY. 


Il  y  a  cependant  dans  la  consultation  du  jurisconsulte  d'Heidel- 
berg une  observation  dont  on  ne  saurait  contester  la  justesse,  c'est 
que  la  condition  des  enfans  naturels  restera  toujours,  quoi  qu'on 
fasse,  à  bien  des  égards  inférieure  à  celle  des  enfans  légitimes.  Ce 
qui  leur  manquera  toujours,  dit-il  avec  raison,  et  ce  que  rien  ne 
saurait  remplacer  dans  leur  éducation,  c'est  le  bon  exemple  des 
parens.  Que  sera-ce  donc,  ajoute  avec  une  logique  particulière  cet 
adversaire  radical  de  la  recherche  de  la  paternité,  si  les  lois  aggra- 
vent encore  sans  nécessité  la  position  malheureuse  et  non  méritée 
que  leur  fait  leur  naissance?  Sous  ce  rapport,  peut-on  du  moins  si- 
gnaler quelque  progrès?  Dans  les  mœurs,  ce  progrès  existe  sans  au- 
cun doute.  Les  injustes  préjugés  qui  repoussaient  jadis  les  enfans 
naturels  en  faisant  retomber  sur  leurs  têtes  innocentes  la  responsa- 
bilité de  la  faute  de  leurs  parens,  ces  préjugés  se  sont  fort  adoucis, 
s'ils  n'ont  point  entièrement  disparu.  Nul,  sauf  peut-être  dans  les 
couches  les  plus  basses  et  les  plus  grossières  de  la  société,  ne  s'a- 
vise plus  de  reprocher  à  un  enfant  naturel  l'irrégularité  de  sa  nais- 
sance. L'expression  même  qui  les  désignait  et  qu'on  leur  jetait 
comme  une  flétrissure  a  presque  cessé  d'être  usitée.  Ce  n'est  plus 
un  terme  de  bonne  compagnie,  et  à  l'exception  de  Napoléon,  qui 
ne  se  piquait  point  de  ces  délicatesses,  on  s'abstenait  déjà  de  l'em- 
ployer dans  la  discussion  du  conseil  d'état  de  1802.  D'un  autre  côté, 
toutes  les  carrières  leur  sont  ouvertes;  ils  ne  sont  plus  obligés  comme 
les  bossus,  les  borgnes  et  les  manchots,  d'obtenir  une  autorisation 
spéciale  de  la  cour  de  Rome  pour  être  admis  à  la  prêtrise;  mais  sous 
d'autres  rapports  les  institutions  et  les  lois  n'ont-elles  pas  aggravé 
leur  situation  au  lieu  de  l'améliorer?  Dans  l'antiquité,  ils  apparte- 

TOME  XII.  —  1875.  40 


626  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

naient  à  ceux  qui  les  recueillaient,  ils  étaient  esclaves;  au  moyen 
âge,  ils  étaient  serfs,  serfs  de  l'église  pour  la  plupart.  Leur  condition 
était  dure  assurément,  puisqu'ils  se  trouvaient  à  peu  près  assimilés 
aux  bètes  de  somme,  mais  du  moins  ils  avaient  un  propriétaire  ou 
un  seigneur  intéressé  à  leur  existence.  On  les  élevait  par  intérêt  et 
on  leur  faisait  donner  les  soins  nécessaires  comme  s'il  s'était  agi 
d'un  cheval  ou  d'un  bœuf.  S'ils  montraient  d'heureuses  disposi- 
tions, s'ils  manifestaient  dès  leur  jeune  âge  des  aptitudes  et  des 
qualités  susceptibles  de  devenir  lucratives,  on  les  cultivait  en  vue 
des  profits  qu'on  en  pouvait  tirer.  Tout  en  rapportant  davantage  à 
leur  maître,  ils  recueillaient  de  leur  côté  une  partie  des  bénéfices 
de  cette  culture  plus  raffinée,  ils  s'élevaient  à  la  condition  d'affran- 
chis, et  plus  tard  d'hommes  libres.  Lorsque  l'esclavage  eut  disparu, 
lorsque  les  liens  du  servage  se  furent  relâchés,  à  la  différence  des 
enfans  légitimes,  leur  condition  devint  pire.  Les  enfans  légitimes 
possédaient  une  famille,  un  père  et  une  mère  qui  étaient  leurs  tu- 
teurs naturels  et  qui  se  chargeaient  des  soins  et  de  la  dépense  né- 
cessaires pour  faire  d'un  enfant  un  homme.  Les  enfans  naturels  au 
contraire,  n'ayant  plus  de  propriétaires,  n'avaient  plus  de  tuteurs; 
personne  n'était  plus  intéressé  à  recueillir  ces  épaves  de  la  misère  et 
du  vice,  puisqu'il  n'était  plus  permis  de  les  exploiter.  La  charité  vint 
alors  à  leur  aide,  mais  la  charité  est,  hélas  !  un  mobile  moins  actif 
que  l'intérêt,  et  ses  ressources  sont  limitées.  On  fut  obligé  de  sup- 
pléer à  l'insuffisance  de  la  charité  volontaire  au  moyen  de  la  charité 
imposée,  et  la  paroisse  devint  la  tutrice  et  la  nourricière  des  enfans 
abandonnés.  Ce  fardeau,  qui  grevait  des  communautés  en  général 
très  pauvres,  explique  la  rigueur  des  anciennes  lois  et  coutumes  re- 
latives à  la  recherche  de  la  paternité.  La  paroisse  n'était-elle  pas 
intéressée  à  réduire  au  minimum  cette  dépense  dont  chacun  sentait 
directement  le  poids?  Si  la  maxime  creditur  virgini  parturienti 
n'était  pas  infaillible,  si  l'abus  qu'on  en  pouvait  faire  était  inquié- 
tant même  pour  les  magistrats  et  les  dignitaires  ecclésiastiques, 
l'inconvénient  de  grever  à  l'excès  les  maigres  ressources  de  la  pa- 
roisse ou  de  laisser  périr  d'innocentes  créatures  ne  devait-il  pas 
l'emporter  sur  les  risques  accidentels  qui  pouvaient  naître  de  l'abus 
des  déclarations?  D'ailleurs  cet  abus,  l'avocat-général  Servan  lui- 
même  en  tombe  d'accord,  n'était  devenu  insupportable  qu'à  la 
longue,  par  gradations,  lorsque,  les  foyers  de  population  s'étant 
multipliés  et  agrandis,  les  mœurs  avaient  commencé  à  se  gâter. 
Voici  cependant  que  la  charité  publique,  suivant  en  cela  le  mou- 
vement général,  se  centralise  de  plus  en  plus,  voici  que  la  tutelle  des 
enfans  abandonnés  devient  une  affaire  d'administration,  à  laquelle 
la  commune,  qui  a  succédé  à  la  paroisse,  n'intervient  plus  que  pour 


LA  RECHERCHE  DE  LA  PATERNITE.  627 

une  faible  quote-part,  les  départemens  et  l'état  lui-même  se  char- 
geant du  reste.  L'intérêt  qu'avaient  les  contribuables  des  petites 
paroisses  à  diminuer  un  fardeau  qui  pesait  directement  sur  leurs 
épaules  va  s'afTaiblissant  à  mesure  que  ce  fardeau  se  confond  et 
se  délaie  pour  ainsi  dire  dans  la  masse  noire  de  l'impôt.  Alors 
aussi  on  est  plus  frappé  des  inconvéniens  des  procédés  primitifs  en 
usage  pour  rechercher  la  paternité,  on  écoute  plus  volontiers  les 
réclamations  et  les  plaintes  des  personnages  respectables  que  ces 
méthodes  sommaires  et  imparfaites  plongent  dans  une  inquiétude 
légitime,  et  l'on  se  décide  à  en  tarir  la  source  :  on  interdit  la  re- 
cherche de  la  paternité;  mais  qu'advient-il  des  enfans  abandonnés 
sous  ce  nouveau  régime?  En  se  chargeant  libéralement  de  leur 
destinée,  l'administration  de  l'assistance  publique  s'acquitte-t-elle 
à  leur  égard  de  ses  devoirs  de  tutelle  de  manière  à  ne  laisser  re- 
gretter ni  à  eux  ni  à  la  société  elle-même  l'ancien  régime?  Sur  ce 
point,  l'histoire  et  la  statistique  des  enfans  naturels  peuvent  faire 
concevoir  des  doutes. 

Nous  sommes  tout  d'abord  frappés  de  ce  fait  attristant,  que  le 
nombre  des  infanticides  n'a  point  cessé  de  s'accroître  en  France  de- 
puis le  commencement  du  siècle.  De  1826  à  1853,  il  a  été  de 
3,671,  ou  de  131  par  année;  de  185/i  à  1870,  il  est  de  3,Zio7,  soit 
de  203  par  an.  En  même  temps,  on  remarque  que  le  nombre  des 
enfans  naturels  mort-nés  s'élève  à  8,02  pour  100,  tandis  que  celui 
des  enfans  légitimes  n'est  que  de  Zi,03  pour  100.  D'un  autre  côté, 
le  nombre  des  enfans  trouvés  et  abandonnés,  qui  était  de  ZiO,000 
en  1788,  montait  à  55,700  en  1810,  à  8Zi,500  en  1815,  à  97,900 
en  1818,  à  lll,Zi00  en  1823,  à  131,000  en  1833;  depuis  cette  épo- 
que, la  suppression  des  tours  a  fait  abaisser  ce  chiffre  d'environ  un 
vingtième  :  il  était  de  125,977  en  1861;  mais,  comme  on  vient  de 
le  voir,  les  infanticides  n'ont  pas  suivi  ce  mouvement  de  décrois- 
sance. Quelle  est  la  proportion  des  enfans  naturels  dans  ce  troupeau 
infortuné  des  enfans  dits  assistés  ?  La  statistique  officielle  ne  nous 
la  fait  point  connaître  d'une  manière  précise;  elle  nous  apprend 
seulement  que  les  orphelins,  enfans  légitimes  pour  la  plupart,  n'y 
figurent  que  pour  environ  9  pour  100.  Enfin  nous  savons  qu'on 
compte  en  moyenne  75,000  enfans  naturels  sur  1  million  de  nais- 
sances annuelles,  qu'un  tiers  de  ce  nombre  est  reconnu  par  la  mère 
et  un  quatorzième  seulement  par  le  père,  ce  qui  laisse  un  total  an- 
nuel de  50,000  enfans  naturels  non  reconnus,  absolument  dépour- 
vus d'état  civil,  et  qui  n'ont  en  grande  majorité  d'autre  tutrice  et 
d'autre  nourricière  que  l'administration  de  l'assistance  publique. 
C'est  à  elle  que  revient  l'obligation  de  les  recueillir,  de  les  nourrir  et 
de  les  élever  de  manière  à  en  faire  autant  que  possible  des  citoyens 


628  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Utiles.  Ainsi  se  trouve  réalisé,  au  moins  dans  une  certaine  mesure, 
qu'il  ne  serait  point  d'ailleurs  bien  difficile  d'augmenter,  le  vœu 
philanthropique  de  M.  Dumas  :  «  l'état  se  chargera  de  tous  les  en- 
fans  naturels  et  les  fera  élever  avec  le  plus  grand  soin.  »  De  quelle 
manière  est-il  donné  satisfaction  à  ce  vœu  dans  la  pratique  admi- 
nistrative? 

Certes  nous  ne  mettons  pas  en  doute  le  bon  vouloir  et  le  zèle 
de  l'administration;  nous  sommes  persuadé  qu'elle  fait  tout  ce  qui 
dépend  d'elle  pour  s'acquitter  au  mieux  de  ses  obligations  à  l'égard 
de  ses  nombreux  pupilles.  Malheureusement  ses  ressources  sont 
limitées,  elle  dispose  à  peine  du  nécessaire,  et  elle  est  obligée 
par  conséquent  de  procéder  avec  une  stricte  économie  (1).  En  1848, 
elle  avait  dû  abaisser  à  h  francs  les  mois  de  ses  nourrissons.  A  ce 
taux,  elle  ne  trouvait  plus,  comme  on  le  suppose  aisément,  que  le 
rebut  du  marché  des  nourrices.  Un  jour,  l'excellent  M.  de  Wat- 
teville,  inspecteur-général  des  établissemens  de  bienfaisance,  de- 
mandait à  une  robuste  paysanne  de  la  Beauce  pourquoi  elle  avait 
renoncé  au  métier.  «  C'est  que  je  trouve  à  présent  plus  de  profit  à 
élever  des  porcs,  »  répondit  sans  sourciller  la  naïve  campagnarde. 
Depuis  cette  époque,  les  mois  de  nourrice  ont  été  augmentés ,  mais 
la  mortalité  des  enfans  assistés  n'en  demeure  pas  moins  exces- 
sive. Faut-il  s'en  étonner?  Faut-il  même  s'en  affliger?  La  destinée 
de  ces  pupilles  de  l'administration  est-elle  si  enviable?  Comment 

(1)  Voici  quels  étaient  le  montant  et  la  provenance  des  recettes  du  service  des  enfans 
assistés  en  1861  : 

Produits  de  fondations  spéciales 459,702  fr. 

Ressources  hospitalières 1,911,703 

Produits  des  amendes  et  confiscations.  .  .  .         189,447 

Allocations  départementales 6,581,102 

Contingens  des  communes 1,272,970 

Autres  ressources 109,088 

Total 10,524,012  fr. 

La  loi  du  5  mai  1869  a  modifié  la  répartition  des  dépenses  de  ce  service.  Payées  au- 
trefois par  les  départemens  aidés  du  concours  des  communes,  elles  sont  aujourd'hui 
à  la  charge  des  départemens  (sauf  contribution  des  communes)  et  de  l'état.  Les  hos- 
pices n'y  affectent  plus  que  le  produit  des  fondations  spéciales  faites  en  faveur  des 
enfans  abandonnés.  La  part  contributive  de  l'état  est  du  cinquième  des  dépenses  dites 
intérieures,  frais  de  séjour  des  enfans  dans  les  hospices  dépositaires,  frais  de  layettes 
et  entretien  des  nourrices  sédentaires.  L'état  paie  en  outre  les  dépenses  d'inspection 
et  de  surveillance. 

La  dépense  moyenne  annuelle  de  chaque  enfant  assisté  a  augmenté  avec  le  prix  des 
choses  depuis  un  demi-siècle.  Elle  était  en  1^24-33  de  82  fr.,  —en  1834-43  de  80  fr., 
—  en  1844-52  de  85  fr.,  —  en  185i-60  de  103  fr.,  —  en  1861  de  113  fr.  —  (Maurice 
Block,  Statistique  de  la  France  comparée  avec  les  divers  pays  de  l'Europe.  —  Élablis- 
semens  de  bienfaisance,  t.  I",  p.  319.) 


LA  RECHERCHE  DE  LA.  PATERNITÉ.  629 

sont-ils  élevés  et  que  deviennent-ils?  «  Ils  sont  d'abord,  dit  M.  B.-B. 
Remâcle  (1),  entre  les  mains  de  cultivateurs  qui  les  emploient  à 
à  la  garde  du  bétail  ou  à  d'autres  usages  domestiques,  quand  ils  ne 
les  font  pas  mendier.  Bien  jeunes  encore,  ils  gagnent  à  la  sueur  de 
leur  front  le  morceau  de  pain  qu'ils  reçoivent,  en  butte  aux  bruta- 
lités de  leurs  maîtres,  bien  plus  que  l'objet  de  leurs  attentions.  Ne 
nous  hâtons  pas  de  les  plaindre;  la  vie  qui  se  prépare  pour  eux  sera 
dure,  et  ils  ont  besoin  de  s'y  faire;  mais  cette  ignorance  profonde 
dans  laquelle  ils  ont  vécu  jusque-là,  est-ce  à  la  suite  d'un  trou- 
peau ou  auprès  de  nourriciers  aussi  ignorans  qu'eux  qu'ils  en 
sortiront?..  Dans  les  12,000  enfans  placés  à  la  campagne  par  les 
hospices  de  Paris  en  1821,  il  ne  s'en  trouva  que  1,500  qui  appris- 
sent à  lire  et  à  écrire.  Cependant  la  connaissance  de  ces  élémens 
devant  les  rendre  plus  utiles  à  leurs  maîtres ,  ceux-ci  étaient  in- 
téressés à  la  leur  donner.  Si  les  inspecteurs  eussent  recherché  com- 
bien, parmi  ces  malheureux,  savaient  leur  catéchisme,  nous  crai- 
gnons que  le  nombre  n'en  eût  été  trouvé  encore  plus  restreint.  » 
Voilà  comment  on  les  élève.  Ce  qu'ils  deviennent,  la  statistique 
officielle  ne  se  donne  point  la  peine  de  nous  en  informer.  Elle  a  bien 
d'autres  affaires!  Ne  faut-il  pas  qu'elle  suppute  avec  une  précision 
mathématique  le  nombre  des  œufs  de  poule  qui  s'exportent  chaque 
année  de  France  en  Angleterre,  et  les  paquets  d'aiguille  que  l'An- 
gleterre nous  fournit  en  échange?  Mais  voici  des  indications  qui 
peuvent,  jusqu'à  un  certain  point,  suppléer  à  cette  lacune  de  la 
statistique  officielle.  «  Je  suis  convaincu,  lisons-nous  dans  un  mé- 
moire de  M.  de  Bondy,  préfet  de  l'Yonne,  que  si  l'on  recherchait 
l'origine  de  tant  de  jeunes  vagabonds  qui  se  présentent  fréquem- 
ment dans  les  préfectures  pour  y  obtenir  des  secours  de  route, 
c'est-à-dire  le  moyen  d'errer  en  France,  sans  but  et  sans  espoir  dé- 
terminés, il  se  trouverait  qu'un  fort  grand  nombre  d'entre  eux  sont 
des  enfans  trouvés  dont  se  débarrassent  ou  s'inquiètent  peu  leurs 
offices  respectifs,  parce  qu'ils  ont  atteint  l'âge  passé  lequel  les  pen- 
sions cessent'd'être  payées  (2).  »  D'un  autre  côté,  Parent-Duchate- 
let,  dans  son  livre  sur  la  prostitution  dans  la  ville  de  Paris,  assure 
que  sur  1,183  filles  nées  à  Paris  et  sur  l'origine  desquelles  on  a  pu 
avoir  des  renseignemens,  il  y  a  9!i6  enfans  légitimes  et  237  enfans 
naturels,  soit  le  quart  environ.  Il  faut  bien  convenir  que  ces  ren- 
seignemens ne  sont  point  propres  à  faire  souhaiter  que  tous  les  en- 


(1)  Des  Hospices  d'enfans  trouvés  en  Europe  et  principalement  en  France  depuis 
leur  origine  jusqu'à  nos  jours. 

(2j  Mémoire  sur  la  nécessité  de  réviser  la  législation  actuelle  concernant  les  enfans 
trouvés  et  abandonnés  et  les  orphelins  pauvres. 


630  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fans  naturels  soient  confiés  désormais  à  l'état,  dût-il  s'engager  for- 
mellement à  les  élever  avec  le  plus  grand  soin  ;  peut-être  même  en 
conclura-t-on  que  la  plus  mauvaise  tutelle  paternelle  est  préfé- 
rable à  la  meilleure  tutelle  administrative. 

Où  donc  est  le  remède,  s'il  n'est  point  dans  l'extension  de  la  tu- 
telle administrative?  Il  est  dans  l'accroissement  du  nombre  des  re- 
connaissances, et  dans  la  diminution  des  naissances  illégitimes, 
et  il  ne  peut  être  que  là.  Or  l'interdiction  de  la  recherche  de  la 
paternité  a  eu  pour  résultat  naturel  de  diminuer  le  nombre  des 
reconnaissances,  aujourd'hui  réduites  à  un  quatorzième,  tout  en 
contribuant,  en  dépit  des  démonstrations  émdites  et  des  compai-ai- 
sons  galantes  de  M.  Zacharias,  à  augmenter  le  nombre  des  nais- 
sances. S'il  est  vrai  que  les  citadelles  féminines  tombent  plus  sou- 
vent par  suite  de  la  mollesse  de  la  défense  que  par  le  fait  de  la 
vigueur  de  l'attaque,  celle-ci  ne  devait-elle  pas  cependant  se  trou- 
ver sensiblement  amortie  lorsque  l'assaillant  était  obligé  de  payer 
sa  gloire? 

Est-ce  à  dire  qu'il  faille  pousser  les  choses  jusqu'à  assimiler  ju- 
ridiquement la  séduction  au  vol?  Nous  n'irons  pas  si  loin.  Que  l'hon- 
neur d'une  jeune  fille  soit  un  capital,  nous  le  voulons  bien  ;  mais 
sauf  les  cas  de  violence  et  même  de  promesses  mensongères,  que 
le  code  ne  laisse  point  sans  répression  (1),  on  ne  voit  pas  pourquoi 
elle  ne  défendrait  pas  ce  bien  précieux  comme  elle  défend  au  besoin 
sa  montre  et  ses  pendans  d'oreilles.  En  cette  matière  délicate,  le 
jugement  rendu  par  le  sage  gouverneur  de  l'île  de  Barataria  ne 
constitue-t-il  pas  un  précédent  que  les  théories  morales  et  écono- 
miques de  M.  Alexandre  Dumas  n'ont  point  réussi  à  infirmer?  Mais 
si  la  fille  séduite  et  même  la  fille-mère  ne  méritent  pas  tout  l'inté- 
rêt que  leur  témoignait  la  convention,  qui  osera  dire  que  la  condi- 

(1)  Des  dommages-intérêts  sont  en  ce  cas  fréquemment  alloués  par  les  tribunaux 
aux  victimes  de  la  séduction,  en  vertu  de  l'article  1382  du  code  civil,  ainsi  conçu  : 
«  Tout  fait  quelconque  de  l'homme  qui  cause  à  autrui  un  dommage  oblige  celui  par 
la  faute  duquel  il  est  arrivé  à  le  réparer.  »  M.  Jacquier  cite  au  sujet  de  l'application 
de  cet  article  aux  cas  de  séduction  trois  arrêts  de  cassation  des  10  mars  1808,  25  mars 
1845  et  26  juillet  1864,  arrêts  repoussant  dos  objections  tirées  de  l'interdiction  de  la 
recherche  de  la  paternité,  u  Attendu,  est-il  dit  dans  ce  dernier,  que  l'arrêt  attaqué, 
loin  d'autoriser  la  recherche  de  la  paternité  adultérine,  a  déclaré  formellement  au 
contraire  que  cette  recherche  serait  positivement  prohibée  par  la  loi;  qu'il  n'a  fondé 
la  condamnation  prononcée  que  sur  le  préjudice  causé  à  la  fille  G.  par  le  fait  de  L., 
et  sur  l'engagement  par  lui  pris  de  le  réparer;  que,  considérant  cette  clause  d'obliga- 
tion comme  fondée  sur  l'article  1382  du  code  Napoléon,  il  a  déclaré  qu'on  ne  devait 
pas  la  rechercher  dans  des  suppositions  qui  la  rendraient  nulle  et  contraire  aux  lois  et 
aux  bonnes  mœurs;  d'où  il  suit  que  ledit  arrêt  n'a  violé  ni  les  articles  334,  335,  3-il 
code  Napoléon,  ni  aucune  autre  loi.  »  —  Ch.  Jacquier,  Des  Preuves  et  de  la  recherche 
de  la  'paternité  naturelle,  ch.  II,  p.  27. 


LA  RECUERCHE  DE  LA  PATERNITÉ.  631 

tion  des  enfans  naturels  est  aujourd'hui  réglée  d'une  manière  con- 
forme à  l'utilité  générale  et  à  la  justice?  L'article  203  du  code  civil 
porte  que  les  époux  contractent  ensemble  l'obligation  de  nourrir, 
entretenir  et  élever  leurs  enfans,  et  de  l'aveu  de  l'adversaire  le 
plus  intraitable  de  la  recherche  de  la  paternité,  M.  Zacharias  lui- 
même,  cette  obligation  s'applique  aussi  bien  à  l'enfant  naturel  qu'à 
l'enfant  légitime.  Quand  le  père  s'y  dérobe,  c'est  au  détriment  de 
la  mère,  sur  laquelle  retombe  tout  le  fardeau  de  cette  obligation, 
dont  elle  est  presque  toujours  incapable  de  s'acquitter  seule;  c'est 
au  détriment  de  l'enfant,  qui,  à  défaut  du  père  qui  se  soustrait  à  ce 
fardeau  et  de  la  mère  qui  y  succombe,  se  trouve  jeté  dans  les  bras 
administratifs  de  la  charité  publique;  c'est  enfin  au  détriment  de 
la  société,  qui  supporte  en  dernière  analyse  le  dommage  de  cette 
banqueroute  de  la  paternité,  et  qui  est  par  conséquent  intéressée, 
n'en  déplaise  à  Napoléon  jurisconsulte,  à  ce  que  «  les  bâtards  soient 
reconnus.  »  Il  est  donc  strictement  équitable  de  contraindre  ce 
père  lâchement  défaillant  à  s'acquitter  d'une  obligation  qu'il  a  libre- 
ment contractée,  et  qu'il  n'a  aucun  droit  de  rejeter  sur  autrui. 
Toute  la  question  se  réduit  à  savoir  s'il  est  possible  de  l'y  obliger. 
Les  procédés  auxquels  l'ancien  régime  avait  recours  pour  atteindre 
ce  but  étaient  primitifs  et  barbares,  et  nous  concevons  volontiers 
qu'on  ne  veuille  point  revenir  aux  pratiques  que  dénonçait  avec  des 
accens  si  pathétiques  l'avocat-général  Servan;  mais  l'exemple  de 
l'Angleterre,  des  États-Unis,  de  l'Allemagne,  de  la  Suisse,  n'atteste- 
t-il  pas  qu'il  y  en  a  d'autres?  On  peut  du  moins  les  mettre  à  l'é- 
tude, et  puisque  nous  vivons  dans  le  siècle  des  enquêtes,  pourquoi 
n'en  ouvrirait-on  pas  une  sur  la  recherche  de  la  paternité? 

G.    DE   MOLINARI. 


IMPRESSIONS 

DE  VOYAGE   ET   D'ART 


VIII, 

SOUVENIRS    DU    LYONNAIS    ET    DE    L'AUVERGNE  (l). 


I.    —   VILLÉGUTCRK   EN    LYONNAIS.    —   LBS   CHATEAUX   DE    LA    FLACHÈRE   ET    DE   MONMELAS. 
—   LE  CARDINAL  DE  TOCRNON.   —  TARARE.   —  VILLEFRANCHE.   —   ARS. 

Reprenant  ces  excursions  à  travers  la  France,  interrompues  par  la 
maladie,  au  point  même  où  je  les  avais  laissées  il  y  a  plus  d'une 
année,  je  veux  continuer  à  chercher  sur  le  sol  de  notre  pays  ce  qui 
reste  encore  de  vivant  parmi  les  témoignages  du  passé,  non  pour  en 
accabler  le  présent,  mais  pour  lui  donner  au  contraire  des  motifs  de 
confiance  et  d'espoir.  Vous  rappelez-vous  ce  petit  conte  de  Voltaire 
dont  les  personnages  élèvent  un  temple  au  dieu  Temps  avec  cette 
inscription  :  à  celui  qui  console?  Cette  inscription  est  vraie  de  plus 
d'une  manière,  car  ce  n'est  pas  seulement  parce  qu'il  efface  et  fait 
oublier,  c'est  aussi  parce  qu'il  conserve  et  force  à  se  souvenir  que 
le  temps  est  consolateur.  Oh  oui!  sans  doute,  l'histoire  est  pesante 
et  la  tradition  lourde  aux  nations  clans  leurs  momens  de  prospé- 
rité et  de  gloire;  alors  du  passé  on  ne  sent  que  la  chaîne,  des 
longs  siècles  on  ne  sent  que  l'écrasement.  Volontiers  il  semble  qu'ils 
ne  se  sont  prolongés  jusqu'à  nous  que  pour  faire  obstacle  à  la  géné- 
reuse activité  du  présent  et  le  frustrer  du  résultat  de  ses  efforts. 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  août  1874. 


IMPRESSIONS    DE   VOYAGE    ET    D'aRT.  633 

"Viennent  cependant  les  jours  de  tristesse  et  d'épreuve,  et  il  se  trou- 
vera que  ce  tyran,  le  passé,  possède  aussi  ses  baumes  pour  nos 
blessures,  ses  cordiaux  pour  nos  découragemens,  surtout  ses  caï- 
mans pour  nos  irritations.  Combien  la  fortune  a  de  retours  dans 
les  récits  qu'il  nous  fait  !  combien  le  génie  humain  y  montre  de 
ressources!  combien  la  nature  y  opère  de  lentes  guérisons  et  com- 
bien la  Providence  y  crée  de  soudains  miracles!  A  tout  le  moins  il 
est  une  consolation  qu'il  réussit  toujours  à  nous  donner,  c'est  de 
nous  sauver  du  désespoir  en  nous  montrant  combien  de  fois  les  na- 
tions ont  été  désespérées,  et  ont  eu  raison  de  l'être  en  apparence. 
Pourquoi  faut-il  que  la  réciproque  ne  soit  jamais  vraie,  et  qu'il  ne 
nous  enseigne  pas  aussi  sûrement  la  défiance,  en  nous  montrant 
combien  de  fois  les  nations  ont  été  confiantes  et  ont  dû  se  repen- 
tir de  l'avoir  été? 

Au  moment  de  quitter  Lyon  pour  prendre  le  chemin  de  l'Au- 
vergne, d'aimables  amis  m'enlevant,  malgré  ma  résistance,  me  con- 
duisirent au  château  de  La  Flachère,  propriété  de  M.  le  comte  de 
Chaponay,  où  je  reçus  la  plus  généreuse  des  hospitalités,  et  où  j'eus 
le  plaisir  de  dormir  sous  des  rideaux  d'une  très  belle  perse  parse- 
més de  coqs  fantastiques,  amusante  traduction  emblématique  du 
nom  du  propriétaire,  perse  expressément  fabriquée  pour  lui  sur  les 
dessins  qu'il  en  a  donnés  (1).  Le  château  de  La  Flachère,  situé  sur 
une  éminence  sans  raideur  ni  escarpemens,  à  quelque  distance  du 
gros  bourg  de  Bois-d'Oingt,  n'a  rien  à  démêler  avec  le  passé,  si  ce 
n'est  pour  les  formes  de  son  architecture,  car  il  est  de  construction 
toute  récente.  Malheureusement  inachevé  encore,  il  n'en  est  pas 
moins  une  des  plus  jolies  créations  de  M.  Viollet-Le-Duc,  qui  a  su 
y  fondre  avec  un  goût  parfait  les  plus  charmantes  des  architectures 
du  xvi^  siècle  et  de  l'époque  Louis  XIII.  Une  élégante  diversité  règne 
dans  cette  construction  soignée  où  l'on  a  accès  par  les  quatre  côtés, 
et  qui  présente  ainsi  comme  quatre  façades  dont  la  moins  belle  est 
la  principale;  mais  que  la  façade  de  derrière  est  donc  jolie  avec  son 
pont-levis  en  miniature  aboutissant  à  une  étroite  entrée  noyée  dans 
l'ombre  de  deux  gracieuses  tourelles  qui  ont  l'air  de  la  refouler 
doucement,  et  que  les  deux  rampes  des  escaliers  des  façades  laté- 
rales sont  d'un  dessin  heureux  !  Aucun  éclectisme  dans  cette  diver- 
sité, c'est-à-dire  aucune  marqueterie,  aucune  juxtaposition  de  styles 
différens;  c'est  comme  un  exquis  consommé  architectural  où  les 
formes  variées  dont  l'artiste  s'est  souvenu  ont  disparu  en  se  fon- 

(1)  Ce  blason  parlant,  s'il  en  fut,  s'il  traduit  littéralement  la  forme  moderne  du 
nom,  est  loin  d'en  faire  apparaître  le  sens  étymologique  et  la  provenance  historique. 
Ce  n'est  pas  un  coq,  c'est  une  source  jaillissant  de  terre  qu'il  faudrait  pour  traduire  la 
signification  réelle  de  ce  nom,  Chaponay,  Caput  aquœ,  le  chef,  la  tête  de  l'eau. 


634  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dant  les  unes  dans  les  autres  et  ne  se  révèlent  que  par  leur  saveur. 
Les  motifs  d'excursion  abondent  aux  environs  du  château  de  La 
Flachère.  Ce  château  de  Bagnols,  encore  en  assez  bon  état  de  con- 
servation, quoiqu'il  soit  passablement  délabré,  appartint  jadis  au 
maréchal  de  Saint-André,  et  fut  honoré  un  siècle  plus  tard  de  la  visite 
de  M'"*  de  Sévigné.  Là-bas  se  présente  modestement  une  maison  que 
nul  ne  songerait  à  remarquer,  si  on  ne  prenait  le  soin  de  vous  la  dé- 
signer :  ce  fut  la  maison  de  campagne  de  Roland  de  La  Plairière,  le 
ministre  girondin  de  Louis  XVI,  mari  d'une  femme  plus  grande  que 
lui,  mais,  je  le  crains  bien,  moins  foncièrement  honnête.  Ailleurs, 
sur  une  éminence  qui  domine  la  verdoyante  vallée  de  l'Azergue,  le 
château  de  Châtillon  dresse  fièrement  ses  restes  superbes.  Des  diffé- 
rentes familles  nobles  qui  ont  possédé  ce  château,  une  seule,  celle 
des  Balzac,  a  laissé  ici  un  souvenir.  La  pierre  tombale  qui  recouvrit 
les  restes  de  celui  des  Balzac  qui  fut  serviteur  de  Charles  Vlll  est 
encore  scellée  dans  le  pavé  d'une  ravissante  chapelle  entièrement 
restaurée  dans  ces  dernières  années.  Ilippolyte  Flandrin  a  eu  le 
temps  d'en  orner  l'autel  de  peintures  représentant  les  apôtres  dont 
il  a  ingénieusement  changé  les  types  arrêtés  par  la  tradition,  c'est- 
à-dire  qu'au  lieu  de  représenter  des  hommes  dans  toute  la  plénitude 
de  la  maturité  et  portant  les  marques  de  la  vie,  il  a  donné  à  ses 
saints  personnages  le  même  âge  qu'avait  leur  maître  lorsqu'il  se 
sépara  d'eux,  bien  légère  hardiesse,  mais  que  l'orthodoxie  si 
connue  d'Ilippolyte  Flandrin  ne  permet  point  de  ne  pas  remarquer, 
et  qui  ne  laisse  pas  que  de  produire  une  impression  quelque  peu 
bizarre,  tant  l'imagination  habituée  aux  types  consacrés  a  de  peine 
à  se  figurer  un  saint  Paul  sans  fortes  rides  et  sans  sévérité  d'as- 
pect, et  un  saint  Pierre  autrement  que  chauve.  Ces  édifices  et  ces 
ruines  sont  encadrés  dans  un  paysage  qui  vaut  la  peine  d'être  re- 
marqué, car  il  a  son  originalité  propre  parmi  tous  les  autres  pay- 
sages des  régions  montagneuses.  Il  ne  faut  chercher  ici  ni  les  émi- 
nences  isolées  du  Forez,  qui  semblent  avoir  jailli  du  sol  tout  exprès 
pour  rompre  la  monotonie  de  la  plaine,  ni  les  enchaînemens  des 
forteresses  naturelles  de  l'Auvergne,  ni  les  élévations  modérées  et 
alternant  sagement,  pour  ainsi  dire,  avec  la  plaine,  du  Limousin  et 
de  la  Marche,  ni  les  cirques,  les  gorges  profondes,  et  les  entonnoirs 
au  vert  sombre  des  campagnes  du  Yelay.  Le  Lyonnais  surtout,  dans 
la  région  où  nous  voici,  présente  un  sol  bosselé  sur  toute  sa  super- 
ficie d'éminences  singulièrement  inégales,  presque  sans  alternances 
de  plaines.  Contemplée  d'en  haut,  cette  campagne  ressemble  à  un 
interminable  entassement  de  taupinières  énormes  étroitement  ser- 
rées les  unes  contre  les  autres,  ou  mieux  encore  à  une  succession 
de  ces  gigantesques  monumens  funèbres  connus  sous  le  nom  de 


IMPRESSIONS    DE   VOYAGE   ET   d'aRT.  635 

tumuli  et  composés  de  terre  et  de  gazon  que  les  peuples  barbares 
élevaient  jadis  à  leurs  chefs  et  à  leurs  guerriers  fameux.  Un  Grec  des 
vieux  âges  y  aurait  vu  sans  trop  d'efforts  d'imagination  un  antique 
champ  de  bataille  où  quelque  peuple  de  titans  avait  trouvé  sa  sé- 
pulture après  y  avoir  sans  doute  trouvé  la  défaite.  De  cette  quantité 
et  de  cette  inégalité  d'éminences  qui  se  superposent  les  unes  aux 
autres  sans  cependant  se  dominer,  il  résulte  une  illusion  qui  à  cer- 
taines heures  et  surtout  vers  le  soir  a  sa  grandeur  et  sa  beauté.  Ces 
élévations  ne  formant  nulle  part  aucune  de  ces  formidables  mu- 
railles aux  fortes  arêtes  qui  le  circonscrivent  despotiquement,  l'ho- 
rizon reste  fluide,  et  l'œil  plonge,  pour  ainsi  dire,  dans  une  mer 
de  montagnes  non-seulement  aussi  bleue  et  aussi  brumeuse,  mais 
aussi  mouvante  et  moulouiumtr  que  la  mer  véritable.  C'est  une  illu- 
sion bien  connue,  mais  je  doute  qu'il  se  rencontre  beaucoup  de  ré- 
gions où  elle  soit  à  ce  point  identique  à  la  réalité. 

La  ville  toute  moderne  et  tout  industrielle  de  Tarare  n'a  rien 
qui  puisse  attirer  bien  fortement  le  curieux  des  choses  de  l'esprit, 
si  ce  n'est  son  nom  singulier  et  pimp:int  qui  rappelle  le  litre  d'un 
conte  d'IIamilton  dont  le  héros  n'a  qu'à  le  prononcer  pour  qu'il  lui 
arrive  aussitôt  les  aventures  les  plus  merveilleuses.  Ne  fût-ce  qu'en 
souvenir  de  ce  nom  à  l'influence  malicieusement  magique,  nous 
aurions  payé  notre  visite  à  cette  ville,  qui  se  trouvait  d'ailleurs  à 
nos  portes.  Dans  les  villages  que  nous  traversons,  chemin  faisant, 
retentit  partout  le  bruit,  disons  mieux,  le  heurt  sec  des  métiers  à 
tisser,  et  je  retire  de  la  conversation  de  mes  hôtes  quelques  ren- 
seignemens  sur  la  vie  et  les  habitudes  des  populations  ouvrières  du 
Lyonnais,  vici,  me  dit-on,  il  y  a  presque  autant  de  tisseurs  qu'il  y  a 
de  couteliers  à  Thiers,  de  chaudronniers  à  Saint-Flour,  et  de  den- 
tellières au  Puy  et  dans  les  campagnes  du  Velay.  L'ouvrier  tra- 
vaille isolément  ou  en  famille  ;  les  fabriques  sont  rares,  et  celui 
qui  viendrait  à  Lyon  par  exemple  pour  y  étudier  les  diverses  opé- 
rations du  tissage  des  étoffes  de  soie  courrait  risque  de  s'en  re- 
tourner déçu,  s'il  ne  s'adressait  pas  à  ces  intérieurs.  Les  moralistes 
de  l'économie  politique  se  plaisent  à  attribuer  une  influence  cor- 
ruptrice à  la  vie  en  commun  des  manufactures;  cependant,  si  le 
peuple  de  Lyon  est  aussi  perverti  qu'où  le  dit  par  les  doctrines 
pernicieuses,  l'influence  des  manufactures  n'y  est  certainement 
pour  rien.  Une  particularité  assez  curieuse  résultant  de  la  nécessité 
du  logement  pour  tant  d'ouvriers  exerçant  tous  la  même  industrie 
semblerait,  il  est  vrai,  compenser  cette  absence  de  manufactures. 
Les  faubourgs  de  Lyon  en  effet  se  composent  en  grande  partie  de 
hautes  maisons  presque  exclusivement  occupées  par  des  ménages 
d'ouvriers  tisseurs;  mais  ce  rapprochement  ne  produit  aucun  travail 


636  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

en  commun,  autant  d'étages,  autant  de  métiers  isolés.  On  pourrait 
croire  ces  maisons  bien  préparées,  s'il  en  fut,  pour  être  des  pha- 
lanstères en  miniature,  et  pour  être  acquises  et  régies  selon  les 
principes  de  l'association  et  de  la  solidarité  :  eh  bien  !  elles  sont  au 
contraire  acquises  et  régies  selon  les  lois  de  la  propriété  la  plus 
stricte  et  les  principes  de  l'individualisme  le  plus  marqué,  car  il 
arrive  fréquemment  qu'elles  sont  possédées  par  dix  ou  quinze  pro- 
priétaires à  la  fois,  chaque  habitant  s'étant  rendu  acquéreur  d'un 
étage  ou  d'une  moitié  d'étage.  Voilà  des  immeubles  qui  doivent 
être  assez  difficiles  à  vendre  et  sur  lesquels  il  doit  être  malaisé 
d'emprunter  par  hypothèque. 

Tarare  est  une  petite  ville  neuve,  propre,  presque  jolie,  presque 
élégamment  assise  au  pied  de  sa  montagne,  et  qui  porte  sans  trop 
de  désavantage  son  nom  coquet  et  tapageur  comme  un  commence- 
ment de  fanfare.  Nous  n'y  avons  trouvé  que  ce  qu'il  faut  y  cher- 
cher, des  mousselines;  mais  plusieurs  des  apprêts  de  ces  légères 
étoffes  nous  ont  réellement  intéressé.  Savez-vous  par  exemple  en 
quoi  consiste  l'opération  du  flambage?  Lorsque  la  mousseline  est 
tissée,  elle  présente  sur  toute  son  étendue  une  multitude  de  petits 
points  de  duvet  dont  on  chercherait  vainement  à  la  débarrasser  par 
d'autres  moyens  que  celui  du  feu.  Une  machine  met  en  mouvement 
deux  rouleaux,  dont  l'un  cède  progressivement  la  mousseline  et 
dont  l'autre  la  reçoit  et  l'enroule  progressivement  aussi.  Pour  aller 
de  l'un  à  l'autre,  la  mousseline  passe  au-dessus  d'une  rampe  de 
becs  de  gaz  qui  flambent  l'étoffe  sans  la  roussir  ni  la  brûler,  opé- 
ration bien  simple,  mais  qui  ne  laisse  pas  que  de  causer  un  certain 
étonnement  à  cause  de  l'extrême  légèreté  de  l'étoffe,  et  aussi  parce 
que  le  mouvement  qui  la  déroule  est  loin  d'être  rapide.  L'apprêt  qui 
consiste  à  appliquer  sur  l'étoffe  les  broderies  qui  forment  les  des- 
sins de  fleurs  ou  d'autres  ornemens  est  aussi  fort  amusant.  Un  pa- 
pier huilé  sur  lequel  est  pointillé  le  dessin  qu'on  veut  imprimer  est 
appliqué  sur  la  mousseline;  sur  le  revers  de  ce  papier,  on  passe  un 
rouleau  chargé  d'une  sorte  d'encre  grasse  qui  marque  le  dessin  que 
des  ouvrières  exécutent  en  quelques  instans  en  cousant  tout  le  long 
des  lignes  des  bandes  d'étroits  lacets  qui  font  sur  l'étoffe  si  peu  de 
saillie  qu'ils  ont  souvent  l'air  d'avoir  été  tissés  avec  elle.  Vient  en- 
suite l'opération  la  plus  délicate,  celle  des  jours  ou  grilles  qu'il 
faut  ouvrir  pour  marquer  le  calice  d'une  fleur,  la  séparation  des 
pétales,  les  nervures  de  ses  feuilles,  etc.  Deux  ou  trois  coups  d'ai- 
guille pour  déchirer  l'étoffe  et  croiser  les  fils,  et  le  tour  est  exécuté 
par  nos  ouvrières  de  Tarare  avec  une  rapidité  et  une  adresse  qui 
dépassent  de  beaucoup  la  rapidité  et  l'adresse,  déjà  si  grandes  d'or- 
dinaire, des  mains  féminines.  Autant  d'opérations  diverses,  autant 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'aRT.  637 

d'industries  et  d'ateliers;  Tarare  ne  possède  véritablement  qu'une 
seule  grande  fabrique,  celle  de  M.  Martin,  et  celle-là  n'a  pas  pour 
objet  la  fabrication  de  la  mousseline,  mais  celle  du  velours  et  de 
la  peluche.  M.  Martin,  qui  a  gardé  reconnaissance  à  la  Revue  des 
Deux  Mondes  des  mentions  fréquentes  dont  son  établissement  a 
été  l'objet ,  nous  fit  visiter  avec  l'obligeance  la  plus  empressée  ses 
ateliers  et  très  particulièrement  l'orphelinat  qui  leur  est  adjoint, 
et  où  AOO  ou  500  jeunes  filles  font  leur  apprentissage  en  payant 
pour  tous  frais  d'éducation,  de  logement,  de  nourriture,  le  mince 
salaire  qui  peut  récompenser  un  travail  encore  inhabile  ou  d'exé- 
cution facile,  comme  le  moulinage  et  le  dévidage  de  la  soie,  qui 
sont  ceux  auxquels  elles  sont  pour  la  plupart  occupées.  Tous 
comptes  faits,  les  dépenses  de  l'orphelinat  excèdent,  me  dit-on, 
chaque  année  d'environ  50,000  francs  le  produit  du  travail  novice 
de  ces  jeunes  filles.  Nous  n'avons  rien  à  ajouter  à  l'éloquence  de  ce 
chiffre;  tout  éloge  d'un  tel  emploi  de  la  fortune  serait  superflu,  il 
suffit  de  le  mentionner. 

Après  l'excursion  à  Tarare,  mes  hôtes  de  La  Flachère  voulurent 
me  conduire  au  château  de  Monmelas,  appartenant  à  M.  le  comte 
Philippe  de  Tournon,  qui  nous  y  reçut  avec  une  courtoisie  dont  il 
serait  difficile  de  perdre  le  souvenir.  Parmi  les  choses  précieuses 
que  possède  le  château,  on  me  montra  divers  objets  qui  conservent 
la  mémoire  du  cardinal  François  de  Tournon.  Abbé  de  la  Chaise- 
Dieu  en  Auvergne,  évêque  d'Embrun,  puis  de  Bourges,  puis  arche- 
vêque de  Lyon,  puis  cardinal,  négociateur  de  François  I"  et  de 
Henri  II  auprès  de  l'Espagne  et  du  saint-siége,  président  du  déce- 
vant colloque  de  Poissy,  il  fut  même  un  instant  désigné  pour  la  pa- 
pauté à  la  mort  du  pape  Garaffa,  et  faillit  renouveler  ainsi  au  profit 
de  l'influence  française  l'histoire  d'Adrien  d'Utrecht,  le  précepteur 
de  Charles-Quint.  C'est  un  des  hommes  les  plus  illustres  de  sa 
maison  et  l'un  des  personnages  les  plus  considérables  du  xvi*  siècle. 
Un  vieux  tableau  conservé  à  la  galerie  du  château  de  Monmelas  le 
représente  présidant  le  colloque  de  Poissy;  mais,  si  nous  voulons 
savoir  dans  quel  esprit  il  exerça  cette  fonction  et  quelle  fut  la  vraie 
nature  de  ses  opinions,  adressons-nous  plutôt  à  ce  rituel  manuscrit 
et  orné  d'enluminures  expressément  copié  pour  lui  par  un  moine 
relevant  de  son  autorité.  Ce  manuscrit  est  contemporain  du  con- 
cile de  Trente,  dont  les  doctrines  n'eurent  pas  de  plus  zélé  partisan 
que  le  cardinal  de  Tournon.  N'est-ce  pas  en  effet  la  préoccupation 
de  ces  doctrines  qui  se  laisse  apercevoir  dans  ce  symbole  eucharis- 
tique choisi  pour  blason  ecclésiastique  par  le  cardinal,  un  calice  sur 
lequel  pleut  la  manne  céleste  avec  cette  devise  :  non  que  super  ter- 
ram?  C'est  ce  blason  de  sa  foi  qui  forme  le  frontispice  même  du 


638  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

manuscrit  de  Monmelas.  Que  ce  petit  détail  dit  de  choses  pour  celui 
qui  se  souvient  du  rôle  du  cardinal  de  Tournon  dans  nos  troubles 
civils  et  religieux,  et  par  exemple  comme  il  éclaire  avec  vivacité  la 
scène  fameuse  de  la  première  séance  du  colloque  de  Poissy,  quand 
Théodore  de  Bèze,  arrivant,  dans  son  exposé  de  la  doctrine  protes- 
tante, à  la  question  de  la  transsubstantiation,  déclara  audacieuse- 
ment  que  Jésus-Chinst  est  aussi  éloigné  de  V eucharistie  que  le  ciel 
l'est  de  la  terre!  Alors,  disent  unanimement  tous  les  contemporains, 
le  cardinal,  se  levant  en  grand  courroux,  s'écria  que  l'orateur  avait 
blasphémé  et  insulté  par  ses  paroles  à  la  présence  de  leurs  majes- 
tés, puis  il  demanda  le  renvoi  de  la  réponse  à  une  autre  séance. 
L'homme  qui  avait  choisi  un  tel  blason  ecclésiastique  pouvait  diffi- 
cilement en  effet  entendre  sans  fréuîir  un  pareil  langage,  car  c'était 
plus  qu'une  négation  de  sa  foi  que  Théodore  de  Bèze  avait  proféré, 
c'était  une  insulte  à  ses  armes  et  connue  une  sorte  d'injure  person- 
nelle. Grâce  à  ce  frontispice,  l'imagination  pénètre  dans  la  vie  se- 
crète de  cette  scène,  elle  entre  dans  l'âme  même  de  l'un  des  prin- 
cipaux personnages  et  en  touche  en  quelque  sorte  un  des  ressorts 
importans.  Tel  est  en  histoire  le  rôle  de  ces  choses  de  l'art;  rare- 
ment elles  apportent  des  documens  nouveaux,  elles  ne  disent  que  ce 
que  l'on  sait,  mais  elles  le  disent  avec  un  accent  de  poésie  ou  de 
passion  qui  le  fait  comprendre  avec  intimité  et  ne  permet  plus  de 
l'oublier.  Continuons,  pour  mieux  nous  en  convamcre,  de  feuilleter 
le  manuscrit  du  château  de  Monmelas. 

Voici  les  vignettes  qui  entourent  les  prières  des  morts  à  la  fin  du 
volume  :  qu'elles  sont  lugubres!  tout  le  mobilier  du  trépas,  la  bière, 
les  flambeaux  funèbres,  la  pioche,  la  bêche,  le  linceul,  la  tête  de 
mort,  forme  autour  de  la  page  manuscrite  la  plus  affreuse  des  guir- 
landes :  on  dirait  véritablement  la  chanson  du  fossoyeur  d'Hamlet 
traduite  par  l'enluminure  : 

Une  pioche  et  une  bêche,  une  bêche, 
Et  un  linceul  pour  vêtement, 
Oh!  et  une  fosse  d'argile. 
C'est  tout  ce  qu'il  faut  à  un  tel  hôte. 

Ces  vignettes  sont  mieux  que  des  enjolivemens  ;  elles  marquent 
une  date  importante  dans  les  transformations  du  sentiment  reli- 
gieux. C'est  certainement  une  des  premières  expressions  de  ce  tour 
lugubre  d'imagination  que  le  catholicisme  issu  du  concile  de  Trente 
sut  imprimer  aux  âmes  religieuses;  on  y  surprend  tout  près  de  sa 
source  encore  ce  sentiment  simple  et  fort  de  la  mort  matérielle  né- 
cessaire pour  parler  à  des  âmes  déjà  remplies  de  doute  et  que  ne 
toucheraient  plus  suffisamment  les  craintes  et  les  espérances  d'où- 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE   ET    d'aRT.  639 

tre-tombe.  Pour  celui  qui  douterait,  ou  n'aurait  souci  de  son  éter- 
nité heureuse  ou  malheureuse,  voici  le  cadavre  et  son  dernier  loge- 
ment avec  tous  les  outils  qui  servent  à  le  construire.  Voilà  un  fait  au 
moins  inniable;  que  le  bel  esprit  douteur  essaie  de  bien  rire  en  con- 
templant cet  avenir  qui  est  le  sien  !  En  dépit  de  la  vogue  des  danses 
macabres  dans  les  deux  derniers  siècles  du  moyen  âge,  on  ne  trou- 
verait certainement  rien  d'analogue  aux  vignettes  dont  je  viens  de 
parler  dans  les  manuscrits  des  époques  antérieures.  Nous  venons 
de  rappeler  la  chanson  du  fossoyeur  d'Umnlet-,  le  violent  mau- 
vais goût  de  ces  images  annonce  en  effet  comme  vaguement  l'ap- 
proche de  Shakspeare  et  de  ses  contemporains;  elles  se  ressentent 
aussi  de  l'approche  ou  plutôt  de  la  présence  de  l'imagination  espa- 
gnole, volontiers  amie  du  funèbre,  qui  vient  d'apparaître  dans  la 
rehgion  avec  Ignace  de  Loyola  et  ses  compagnons. 

Les  compagnons  de  Loyola!  ils  n'eurent  pas  de  plus  chaud  pro- 
tecteur que  le  cardinal  de  Tournon.  11  semble  avoir  été  parmi  ceux 
qui  comprirent  des  premiers  le  mécanisme  et  le  but  de  cet  ordre, 
car  on  le  voit  étendre  dès  l'origine  sa  faveur  sur  eux  en  toute  cir- 
constance. Pendant  qu'il  était  archevêque  de  Lyon,  deux  disciples 
de  Loyola,  dont  l'un,  Alphonse  Salmeron,  si  célèbre  par  les  doc- 
trines sur  l'infaillibilité  papale ,  qu'il  vint  porter  avec  Lainez  au 
concile  de  Trente ,  arrivèrent  dans  cette  ville  et  furent  aussitôt 
après  leur  arrivée  mis  en  prison  comme  sujets  de  l'empereur,  avec 
qui  la  France  était  alors  en  guerre.  Le  cardinal  de  Tournoii  en  fut 
instruit  et  les  fit  rendre  à  la  liberté.  C'est  lui  plus  que  personne 
qui  les  introduisit  en  France,  et,  aussitôt  introduits,  il  leur  donna  la 
direction  du  collège  de  Tournon,  qu'il  avait  fondé.  En  vérité,  si  l'on 
voulait  définir  d'un  trait  net  et  rapide  le  caractère  du  cardinal,  il 
suffirait  de  dire  que  parmi  les  grands  personnages  du  xvi"  siècle, 
aucun  ne  représenta  au  même  degré  le  type  du  conservateur. 
D'autres  mêlèrent  à  leur  conservatisme  des  visées  ambitieuses  ou 
des  vues  personnelles,  lui  ne  semble  avoir  eu  d'autre  but  que  le 
maintien  des  doctrines;  mais  ce  but,  il  le  poursuivit  en  toute  cir- 
constance avec  une  opiniâtreté,  un  acharnement  et  un  esprit  de 
suite  des  plus  remarquables.  Les  mémoires  du  xvi^  siècle  nous  le 
montrent  poursuivant  l'hérésie  avec  une  vigilance  qui  ne  laissait 
échapper  aucune  occasion.  Au  plus  fort  de  la  nouveauté  de  la  ré- 
forme, alors  que  la  lutte  n'était  pas  encore  engagée  et  que  bien  des 
esprits  parmi  les  puissans  étaient  incertains  ou  marquaient  une 
tendance  à  écouter  les  nouvelles  doctrines ,  François  I"',  gagné  par 
sa  sœur,  la  reine  Marguerite  de  Navarre,  avait  consenti  à  recevoir 
Mélanchthon  et  à  converser  avec  lui.  Le  cardinal  de  Tournon  apprit 
le  fait  et  alla  se  placer  dans  l'antichambre  du  roi,  le  livre  de  saint 


6ii0  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Irénée  contre  les  hérétiques  à  la  main ,  afin  d'avoir  un  point  de 
départ  tout  trouvé  pour  dissuader  François  I*""  d'exécuter  la  pro- 
messe qu'il  avait  donnée  à  sa  sœur.  Il  réussit,  et  peut  par  consé- 
quent être  regardé  comme  un  des  premiers  auteurs  de  la  longue 
lutte  qui  commença  peu  de  temps  après,  comme  un  des  magiciens 
qui  firent  tourner  le  vent,  et  changèrent  en  tempête  la  brise  favo- 
rable qui  poussa  un  moment  vers  la  réforme  notre  monde  lettré  et 
élégant  d'alors.  Bien  des  années  après  cette  circonstance,  la  seconde 
Marguerite  nous  montre  dans  l'intérieur  de  Catherine  de  Médicis 
les  mêmes  tiraillemens  que  nous  venons  de  voir  à  la  cour  de  Fran- 
çois P'".  Son  frère  Anjou,  le  futur  Henri  III,  avait  dans  sa  première 
jeunesse  des  vivacités  protestantes  qui  se  traduisaient  par  une  sorte 
de  persécution  contre  Marguerite,  dont  il  brûlait  les  livres  d'heures 
qu'il  remplaçait  par  les  psaumes  huguenots.  «  Mais,  dit  la  prin- 
cesse, M'"*  de  Gurton,  ma  gouvernante,  me  menait  souvent  chez  le 
bonhomme,  M.  le  cardinal  de  Tournon,  qui  me  conseillait  et  forti- 
fiait à  souffrir  toutes  choses  pour  maintenir  ma  religion ,  et  me  re- 
donnait des  heures  et  des  chapelets  au  lieu  de  ceux  que  m'avait 
brûlés  mon  frère  d'Anjou.  »  Nous  avons  vu  son  rôle  au  colloque  de 
Poissy  ;  il  nous  faut  ajouter  que  ce  fut  à  peu  près  lui  qui  fit  échouer 
cette  entreprise  par  la  manière  violente  dont  il  leva  la  séance  dès 
le  début  de  cette  assemblée,  conduisant  ainsi  à  une  rupture  ou- 
verte une  tentative  conçue  dans  une  pensée  de  compromis.  L'image 
physique  du  cardinal  est  loin  de  démentir  le  portrait  moral  que 
nous  venons  d'en  tracer.  Pendant  que  nous  écrivons  ces  lignes, 
nous  avons  sous  les  yeux  le  fac-similé  d'une  médaille  qui  le  repré- 
sente et  qui  fut  frappée  en  son  honneur  au  Puy-en-Velay  lors  d'un 
de  ses  passages  dans  cette  ville.  C'est  un  visage  mâle  et  fort,  ayant 
quelque  ressemblance  avec  celui  de  Rabelais,  pour  la  fermeté  seu- 
lement, cela  va  sans  dire,  car  la  physionomie  est  empreinte  d'une 
véritable  austérité,  —  en  résumé  ne  présentant  aucun  caractère 
d^ idéalité,  ce  qui  est  la  marque  irrécusable  du  conservateur-né  et 
par  nature. 

La  reine  Marguerite,  lorsqu'elle  fut  arrivée  en  âge  de  défendre 
elle-même  ses  livres  d'heures  et  ses  chapelets,  parmi  ses  dames 
d'honneur  en  compta  une  du  nom  de  Tournon,  proche  parente  du 
cardinal,  laquelle  eut  une  fille  dont  la  charmante  reine  nous  a  ra- 
conté la  touchante  et  tragique  histoire.  Elle  était  aimée,  elle  aimait; 
ce  génie  du  malentendu  dont  les  anciens  ont  oublié  de  faire  une  di- 
vinité et  qui  méritait  cependant  d'être  divinisé  pour  son  pouvoir  de 
malfaisance,  —  car  il  est  presque  aussi  puissant  que  l'amour,  dont  il 
accompagne  chacun  des  pas  pour  séparer  ceux  que  le  premier  veut 
unir,  —  profitant  d'une  absence  forcée,  souffla  dans  l'âme  de  l'amant 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET   d'aRT.  641 

quelque  fausse  interprétation  de  cette  absence,  d'où  à  la  première 
entrevue  silence  glacial,  froideur  imméritée,  adieux  méprisans,  et 
toutes  les  autres  cruelles  vengeances  que  l'amour  courroucé  sait 
tirer  de  ceux  qu'il  veut  punir.  M^'*"  de  Tournon  fut  tellement  frappée 
au  cœur  par  ce  revirement  inattendu  qu'elle  en  mourut  presque 
sur-le-champ.  Cependant,  à  peine  éloigné,  son  amant  est  saisi  de 
repentir;  il  se  met  en  route  en  se  répétant  ce  proverbe  italien  :  la 
forza  d'amore  non  risgiiarda  al  delitto,  et  arrive  à  Namur,  où  il 
compte  obtenir  son  pardon.  A  peine  entré  dans  la  ville,  un  obstacle 
imprévu  lui  barre  le  passage;  il  s'enquiert,  apprend  que  cet  obstacle 
est  le  cortège  funèbre  de  sa  bien-aimée  et  tombe  évanoui  de  son 
cheval.  N'est-ce  pas  que  voilà  une  histoire  que  la  première  reine  de 
Navarre  aurait  aimé  à  raconter  et  qui  aurait  fait  belle  figure  dans  le 
recueil  de  Boccace,  surtout  dans  celui  de  Bandello  ?  Quelle  bonne 
fortune  c'eût  été  pour  nous,  si,  parmi  les  curiosités  du  château  de 
Monmelas,  nous  avions  pu  rencontrer  quelque  relique  de  cette  tou- 
chante personne  !  mais  son  souvenir  ne  vit  plus  qu'à  demi  effacé 
dans  le  récit  de  Marguerite  de  Valois,  où  notre  visite  à  Monmelas 
nous  a  rappelé  que  nous  le  trouverions. 

Par  compensation,  nous  avons  fait  connaissance  à  Monmelas  avec 
l'image  d'une  autre  héroïne  d'amour,  mais  d'un  siècle  moins  pas- 
sionné et  d'une  destinée  moins  tragique,  une  très  belle  personne 
qui  fut  une  des  unités  de  ce  chiffre  effrayant  de  maîtresses  que 
M'"^  Gampan  attribue  au  roi  Louis  XV,  et  qui  bat  la  fameuse  liste 
de  don  Juan.  Un  beau  portrait,  qui  rappelle  ceux  de  Nattier  pour  la 
composition  et  ceux  de  Largillière  pour  le  coloris,  la  représente 
debout  et  s'occupant  à  couper  avec  des  ciseaux  les  ailes  de  l'amour, 
qui  se  laisse  faire  sans  trop  de  résistance  et  qui  se  blottit  contre  les 
jupes  de  sa  Dalila  à  moitié  par  complaisance  sensuelle,  à  moitié 
par  effroi.  Cette  allégorie  facétieusement  anacréontique,  comme  les 
aimaient  les  artistes  du  xyiii*'  siècle,  ne  laisse  pas  que  de  faire  rê- 
ver. C'est  sans  doute  pour  le  fixer  qu'elle  lui  coupe  les  ailes,  mais 
qui  peut  comprendre  cependant  l'amour  sans  ailes?  Si  par  hasard, 
en  voulant  le  forcer  à  la  fidélité,  elle  lui  faisait  du  coup  perdre  sa 
beauté?  Serait-ce  encore  l'amour,  cet  enfant  qui,  morose  et  maus- 
sade, se  traînerait  lourdement  à  terre,  impuissant  à  s'envoler 
comme  un  oiseau  déplumé?  Peut-être  en  le  fixant  va-t-elle  le  dé- 
naturer, peut-être  en  lui  imposant  la  contrainte  de  la  constance 
va-t-elle  le  rendre  moins  enviable,  et  alors  est-il  bien  sûr  qu'elle 
ne  trouve  pas  que  la  constance  en  faveur  de  celui  dont  elle  l'a  exi- 
gée est  pour  elle-même  un  poids  trop  lourd?  Il  y  a  aussi  bien  des 
manières  de  couper  les  ailes  de  l'amour,  et  la  plus  sûre  est  souvent 
l'amour  lui-même.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  dame  possède  toutes  les 

TOME  XII,  —  1875.  41 


642  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

grâces  requises  pour  faire  tourner  à  bien  cette  délicate  expérience, 
et  l'on  conçoit  sans  effort  que  l'amour  se  fixe  auprès  d'elle  sans 
trop  regretter  ses  ailes.  Le  visage  est  rond  et  mignon,  la  physiono- 
mie subtile  et  enjouée,  les  yeux  vifs  et  malicieux;  il  y  a  là  tout  ce 
c[u'il  faut  de  mutinerie  pour  réussir  dans  l'entreprise  que  nous  lui 
voyons  commencer,  car  ce  sont,  dit-on,  les  caractères  faits  de  mu- 
tinerie et  d'enjouement  qui  réussissent  le  plus  sûrement  à  fixer 
l'amour  quand  il  n'est  pas  entièrement  noble.  Un  buste  charmant 
d'Houdon,  conservé  aussi  à  Monmelas,  nous  présente  une  variante 
de  la  même  personne,  moins  mutine  et  plus  langoureuse,  le  regard 
mourant,  les  lèvres  voluptueuses  et  éclairées  d'un  sourire  légère- 
ment enivré.  Le  buste  et  le  portrait  se  complètent  l'un  l'autre  sans 
contradiction,  et  nous  donnent  également  l'impression  d'une  per- 
sonne enjouée,  espiègle,  douce  et  un  peu  sensuelle. 

Un  très  beau  portrait  du  grand  dauphin ,  fils  de  Louis  XV,  en 
uniforme  des  gardes-françaises,  mérite  aussi  l'attention,  bien  que 
le  ton  en  soit  un  peu  terne  et  que  la  coiffure  militaire  dont  la  tête 
du  prince  est  enlaidie  soit  du  plus  désagréable  effet.  La  physionomie 
est  froide  et  trahit,  dirait-on,  une  certaine  fatigue  ou  une  certaine 
faiblesse  d'âme;  quelques-uns  des  traits  sont  beaux  et  rappellent 
ceux  de  son  père  Louis  XY ,  moins  la  grâce  et  l'attrait  cepen- 
dant, mais  la  plupart  rappellent  ceux  de  sa  mère  Marie  Leck- 
zinska  :  la  ressemblance  est  fort  naturelle,  mais  jamais  elle  ne  nous 
avait  paru  aussi  étroite  que  dans  ce  portrait.  Enfin,  avant  de  nous 
éloigner  de  ce  château  de  Monmelas,  où  nous  avons  trouvé  tant  de 
choses  intéressantes ,  contemplons  encore  une  fois  et  saluons  ce 
portrait  de  la  comtesse  de  Tournon,  du  temps  de  l'empire,  qui  est 
pour  nous  une  ancienne  connaissance.  Avez -vous  vu  ce  portrait 
à  l'exposition  générale  des  œuvres  d'Ingres,  et  vous  le  rappelez- 
vous  ?  Le  maître  était  bien  jeune  encore  quand  il  le  peignit  ;  il  n'a- 
vait pas  encore  raffmé  sur  les  procédés  de  son  art,  il  n'avait  pas 
encore  acquis  toutes  les  ressources  et  toutes  les  ruses  de  son  sa- 
voir-faire, s'est-il  jamais  approché  davantage  de  la  vie?  car  c'est  la 
vie  que  cette  adorable  laide  déjà  vieillissante,  somptueusement  fa- 
gotée d'une  lourde  robe  de  velours  vert,  avec  sa  chevelure  d'un  très 
beau  noir  ébouriffée,  ses  yeux  pétillans  de  malice,  son  nez  trop  court 
pour  les  expressions  de  l'orgueil,  mais  non  pour  celles  du  dédain, 
sa  bouche  pincée  et  moqueuse,  son  visage  rond  et  resplendissant 
de  bonne  humeur.  Et  qu'il  y  a  de  liberté  et  d'indépendance  d'esprit 
sous  cette  malice  et  cette  bonne  humeur  !  Gomme  on  devine  faci- 
lement la  parfaite  insouciance  du  qu'en  dira-t-on,  l'habitude  de 
penser  et  d'agir  sans  contrainte ,  l'absence  de  toute  hypocrisie  de 
tenue  et  de  propos ,  la  haine  des  méchans ,  le  mépris  des  sots  et 


IMPRESSIONS   DE   VOYAGE   ET   d'aRT.  6!lo 

l'impatience  des  ennuyeux!  Depuis  Riquet  à  la  houppe,  jamais  lai- 
deur, si  laideur  il  y  a,  ne  fut  plus  séduisante. 

La  petite  ville  de  Villefranche  est  à  une  heure  à  peine  du  château 
de  Monmelas  (1).  Nous  lui  devons  une  visite,  car  elle  a  joué  un  rôle 
important  dans  l'histoire  du  Beaujolais ,  dont  elle  fut  la  capitale 
sous  les  ducs  de  Bourbon,  notamment  sous  Pierre  de  Beaujeu,  qui 
en  fit  une  de  ses  résidences  préférées,  et  c'est  Villefranche  qui  dé- 
termina vers  la  fin  du  xiv^  siècle  le  changement  de  la  maison  féo- 
dale souveraine  par  l'émotion  populaire  qui  suivit  l'histoire  de  la 
demoiselle  de  La  Bassée.  Vous  ne  connaissez  pas  la  demoiselle  de 
La  Bassée?  C'était  la  fille  d'un  bourgeois  important  de  Villefranche, 
qu'Edouard,  dernier  comte  de  l'ancienne  maison  du  Beaujolais,  eut 
l'idée,  fâcheuse  pour  la  morale  et  malencontreuse  pour  ses  intérêts, 
de  mettre  à  mal.  En  parcourant  les  livres  et  les  albums  étalés  sur 
les  tables  des  salons  de  Monmelas,  je  rencontre  justement  le  fac- 
similé  d'une  peinture  sur  verre  de  la  fin  du  xiv«  siècle,  représen- 
tant Edouard  jouant  aux  échecs  avec  ladite  demoiselle;  mais  ce  que 
la  peinture  ne  dit  pas,  c'est  qu'il  perdit  la  partie  malgré  sa  puis- 
sance. Ces  sortes  de  libertés  ne  plaisaient  pas  plus  alors  qu'elles  ne 
plairaient  aujourd'hui,  elles  plaisaient  même  d'autant  moins  qu'elles 
acquéraient  plus  de  gravité  par  l'inégalité  des  conditions,  et,  quoi- 
qu'on lut  encore  en  pleine  féodalité,  les  hommes  de  ce  temps 
croyaient  qu'il  existait  certaine  chose  qui  s'appelle  la  justice,  et 
savaient  au  besoin  l'exiger  sans  avoir  la  prétention  de  l'avoir  in- 
ventée. Plainte  fut  portée  au  roi  par  le  père  de  la  jeune  fille,  et 
Edouard,  pour  éviter  la  confiscation  de  son  fief,  fut  obligé  de  le 
céder  au  duc  de  Bourbon.  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  d'un  passé  aussi 
ancien  que  parle  la  Villefranche  d'aujourd'hui  ;  cependant ,  si  elle 
ne  porte  plus  de  marques  du  xiV'  siècle,  elle  en  porte  de  bien 
nombreuses  encore  de  la  fin  du  xv^  Les  vieilles  demeures  abon- 
dent, et  la  grande  rue  particuHèrement  offre  sur  toute  son  éten- 
due une  foule  de  maisons  qui  ont  conservé  tous  leurs  caractères 
d'autrefois,  façades  sculptées,  rampes  à  vis,  logffie  ou  galeries 
à  jour,  à  cintres  bas  d'aspect  lourd,  établies  à  chaque  étage  et  par- 
courant l'édifice  sur  toute  sa  longueur,  portes  intérieures  décorées 
de  blasons  seigneuriaux  où  dominent  les  cerfs  ailés  des  anciens 
ducs  de  Bourbon.  La  plus  remarquable  de  ces  maisons  est  celle  où 
habita,  dit-on,  Pierre  de  Beaujeu;  elle  présente  encore  intacte  sa 
charmante  façade  ornée  de  feuillages  et  de  guirlandes  du  gothique 
de  la  tout  à  fait  dernière  période.  C'est  du  reste  le  style  qui  prévaut 
à  Villefranche  dans  tous  ces  témoins  du  passé,  constructions  parti- 

(1)  M.  le  comte  de  Tournon  profite  de  cette  proximité  pour  aller  chaque  semaine 
pendant  les  vacances  faire  des  conférences  aux  ouvriers  de  la  ville  afin  de  les  initier 
au  mécanisme  des  grandes  institutions  modernes  de  crédit  et  de  commerce. 


644  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

culières  ou  édifices  religieux.  Là  où  ce  gothique  fleuri  s'épanouit 
dans  tout  son  luxe,  et  on  peut  dire  dans  toute  son  extravagance, 
c'est  à  l'église  de  Notre-Dame.  Ce  ne  sont  que  festons,  guirlandes 
et  ornemens;  si  ce  n'est  ni  très  beau  ni  même  très  joli,  c'est  au 
moins  très  paré  et  au  demeurant  d'aspect  très  gai.  L'intérieur  a  de 
l'élégance  et  plus  de  simplicité  que  la  façade;  je  n'y  ai  rencontré 
rien  de  bien  remarquable,  si  ce  n'est  un  autel  sculpté  par  M.  Fa- 
bisch  avec  cette  délicatesse  et  cette  distinction  qui  lui  sont  propres, 
représentant  les  scènes  principales  de  la  vie  de  Jésus  après  la  résur- 
rection. Pendant  que  je  visite  cette  église,  un  jeune  habitant  de 
Villefranche,  qui  a  bien  voulu  me  diriger  dans  ma  promenade,  me 
signale,  en  me  montrant  une  porte  latérale,  une  amusante  locution 
populaire,  née  de  la  corruption  du  vieux  mot  huys.  Cette  porte,  me 
dit-il,  s'appelle  le  petit  êtui^  en  sorte  qu'on  dit  :  je  reviendrai  de  la 
messe  par  \e  jyetit  étid,  j'irai  à  vêpres  par  \e  petit  étui.  Cette  trans- 
formation est  à  placer  à  côté  de  celle  qui  de  saint  Théofred  a  tiré 
saint  Chûffre,  et  de  celle  qui  du  nom  vulgaire  d'un  vieil  échevin  de 
Paris  a  tiré  le  nom  à  tournure  sentimentale  de  la  rue  Git-le-Cœur. 
Ma  dernière  excursion  en  Lyonnais  a  été  consacrée  au  bourg 
d'Ars,  rendu  fameux  par  un  de  ses  curés,  M.  Vianney,  que  le  monde 
catholique  actuel  vénère  déjà  comme  un  candidat  à  la  canonisation. 
Ars  est  donc  un  but  de  pèlerinage  et  voit  aflluer  de  tous  les  dépar- 
temens  voisins  de  nombreux  visiteurs;  aussi,  pour  mettre  cette  lo- 
calité à  la  hauteur  de  ses  nouvelles  destinées  religieuses,  on  y 
élevé  un  temple  somptueux  et  bizarre  qui  à  l'extérieur  ressemble^ 
quelque  peu  à  une  mosquée,  et  dont  à  l'intérieur  le  chœur  seule- 
ment est  achevé.  Le  curé  d'Ars  a  beaucoup  édifié  par  la  parole,  et 
de  ses  dires  recueillis  de  toutes  parts  on  a  composé  un  petit  livre 
qui  s'appelle  V Esprit  du  curé  d  Ars.  On  y  trouve  des  pensées  ex- 
cellentes sans  grand  relief,  des  sentimens  fins  enveloppés  dans  des 
images  justes  sans  grande  nouveauté,  et  une  expression  souvent 
exquise  de  la  volupté  du  bien,  mais,  faut-il  le  dire?  il  est  évident 
que  ces  pensées  et  ces  sentimens  ne  sont  plus  sur  le  froid  papier 
ce  qu'ils  furent  s'échappant  de  lèvres  vivantes,  et  que,  pour  en 
bien  juger,  il  faudrait  leur  redonner  l'accent,  le  geste  et  l'onc- 
tion du  curé  d'Ars.  Cependant,  si  nous  ne  pouvons  juger  de  son 
esprit  en  toute  compétence,  nous  aurons  la  hardiesse  de  juger  de 
ses  vertus,  et  nous  osons  jurer  qu'elles  furent  vraies  et  profondes, 
car  nous  avons  visité  la  chambre  où  il  habita  et  le  lit  où  il  reposa 
pendant  la  plus  grande  partie  de  son  pèlerinage  terrestre.  C'est  la 
chambre  et  le  lit  d'un  paysan,  et  d'un  paysan  médiocrement  favo- 
risé de  la  fortune  encore;  ce  qui  est  sûr,  c'est  que  le  dernier,  le  plus 
humble  et  le  moins  exigeant  des  socialistes  n'en  voudrait  pas.  Le 
curé  d'Ars  passe  pour  avoir  beaucoup  converti  autour  de  lui  ;  mais 


IMPRESSIONS   DE   VOYAGE   ET   d'aRT.  6â5 

la  vertu  est  comme  le  génie,  même  en  faisant  beaucoup,  elle  fait 
encore  bien  peu,  jugez-en  par  la  preuve  que  voici.  Pendant  que 
nous  allons  visiter  la  maison  du  curé,  laissant  notre  voiture  sous  la 
garde  de  notre  cocher,  lequel  est  un  domestique  de  confiance,  une 
main  adroite  et  agile  est  venue  choisir  et  enlever,  en  plein  jour,  en 
pleine  place  publique,  le  plus  beau,  le  plus  élégant  et  le  plus  neuf 
de  nos  paletots.  Voilà,  j'imagine,  qui  prouve  l'impuissance  de  la 
vertu  en  ce  monde,  ne  pus-je  me  défendre  de  m' écrier,  lorsqu'à 
notre  retour  nous  eûmes  découvert  le  larcin.  Valait-il  vraiment 
bien  la  peine  que  le  bon  curé  passât  sa  vie  à  édifier  et  à  prêcher 
ses  ouailles  pour  laisser  après  lui  parmi  ses  paroissiens  une  telle 
graine  de  truand?  Notez  bien  que  le  vol,  outre  qu'il  était  un  délit, 
était  encore  une  insulte  impie  envers  la  mémoire  du  bon  curé,  car 
il  n'a  pas  échappé  au  malfaiteur  que  ce  que  nous  venions  chercher 
à  Ars  c'était  le  souvenir  d'un  homme  de  bien,  et  par  conséquent  la 
pensée  de  cet  homme  dont  il  connaît  la  vie  a  été  présente  à  son 
esprit  pendant  qu'il  commettait  son  méfait,  en  sorte  que  son  larcin 
équivalait  à  peu  près  à  nous  dire  :  Vous  voyez  comme  le  vieux 
niais  m'a  bien  converti  et  quel  cas  je  fais  de  ses  sermons.  Oh  non! 
il  n'est  pas  vrai,  comme  le  disait  en  se  donnant  la  mort  le  héros 
stoïque,  que  la  vertu  ne  soit  qu'un  nom;  seulement,  étant  données 
les  conditions  de  notre  monde  sublunaire,  il  faut  lui  souhaiter 
d'avoir  le  plus  souvent  possible  la  force  pour  compagne  ou  pour 
servante. 

II.    —    RIOM.    —    l'abbaye    de    MOZAT. 

Trois  villes  en  Auvergne  situées  côte  à  côte,  pour  ainsi  dire  se 
touchant  du  coude,  se  partageaient  autrefois  toute  la  société  auver- 
gnate :  Riom,  Montferrand  et  Glermont.  A  Glermont  appartenaient 
la  bourgeoisie  et  le  commerce.  A  Montferrand,  qui  n'est  en  quelque 
sorte  qu'un  faubourg  de  Glermont,  résidait  la  noblesse  ;  quant  à 
Riom,  il  avait  tiré  un  tel  lustre  de  sa  population  savante  et  lettrée 
de  magistrats  et  de  parlementaires  qu'il  lui  prenait  de  temps  à  autre 
la  fatuité  de  se  proclamer  la  vraie  capitale  de  l'Auvergne,  et  le  dé- 
sir de  réclamer  ce  titre,  ce  qui,  ainsi  que  nous  l'apprend  Fléchier, 
établissait  entre  cette  ville  et  Glermont  une  sorte  de  rivalité  qui  se 
traduisait  par  des  quolibets  et  des  chansons  malicieuses.  Les  trois 
villes  conservent  encore  leur  aspect,  sinon  leurs  hôtes  d'autrefois. 

G' est  la  première  ville  d'Auvergne  que  l'on  rencontre  en  entrant 
dans  la  province  par  le  Bourbonnais,  et  c'en  est  aussi  la  plus  jolie; 
je  partage  entièrement  à  cet  égard  l'avis  de  Fléchier,  bien  que  des 
personnes  dont  le  goût  a  le  droit  d'être  difiicile  et  dédaigneux 
m'eussent  assuré  avant  mon  départ  que  je  la  trouverais  intolérable- 


646  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  maussade.  Bien  loin  d'être  maussade,  elle  est  presque  gaie, 
et  elle  le  serait  tout  à  fait,  si  les  tons  gris  et  bruns  de  la  pierre  de 
lave  de  Volvic  dont  elle  est  bâtie  tout  entière  ne  lui  donnaient  un 
petit  aspect  de  sévérité  qui  fait  un  contraste  très  souvent  heureux 
avec  les  ornemens  gracieux  ou  fantasques  sculptés  sur  les  façades 
de  ses  maisons  de  la  renaissance.  De  ce  mélange  de  sévérité  dans 
l'aspect  général  et  de  grâce  dans  les  ornemens  résulte  une  sorte  de 
tenue  à  la  fois  sérieuse  et  souriante  qui  seyait  parfaitement  à  une 
ville  où  l'ancienne  magistrature  de  la  province  faisait  résidence, 
car  cette  tenue  correspondait  avec  exactitude  au  caractère  de  ses 
hôtes.  Ce  qui  contribue  encore  à  cet  aspect  aimable  de  Riom,  c'est 
la  parfaite  conservation  de  toutes  ces  anciennes  demeures.  Rien  ne 
donne  ici  ce  sentiment  de  la  ruine  et  de  l'abandon  qui  d'ordinaire 
vous  saisit  si  fortement  lorsqu'on  visite  des  lieux  d'où  les  habitans 
légitimes  ont  disparu  sans  retour,  comme  à  la  petite  ville  de  Mont- 
ferrand,  tout  près  de  là,  par  exemple,  dont  les  vieux  hôtels,  bien 
qu'habités  encore,  paraissent  vides  et  déserts.  On  dirait  que  ces 
demeures  n'ont  pas  changé  d'habitans,  et  qu'elles  ont  passé  à  des 
successeurs  si  légitimes  que  les  anciennes  habitudes  se  sont  conti- 
nuées sans  difficulté.  En  outre  de  sa  sévère  gentillesse,  Riom  pos- 
sède un  autre  mérite  qui  ne  pourra  manquer  d'être  apprécié  par 
tout  voyageur  en  Auvergne,  son  extrême  propreté.  Pas  de  ruelles 
étroites  et  d'impasses  infectes  comme  à  Glermont,  rien  des  odeurs 
nauséabondes  et  des  ordures  de  Billom,  rien  des  fanges  noires  de 
Besse  en  Chandesse,  mais  des  rues  suffisamment  larges,  bien  ba- 
layées et  bien  arrosées,  sans  air  vicié,  sans  fermentation  de  ma- 
tières corrompues,  sans  parfum  asphyxiant  d'engrais  humain  en- 
tassé et  échauffé.  Issoire  excepté,  nulle  autre  ville  en  Auvergne  ne 
se  recommande  par  une  toilette  aussi  soigneusement  faite  et  un 
sentiment  aussi  exact  des  exigences  de  l'hygiène  élémentaire. 

Riom,  il  est  vrai,  doit  en  partie  sa  propreté  et  sa  gaîté  à  une  parti- 
cularité qui  fait  défaut  à  plus  d'une  ville  d'Auvergne,  notamment  à 
Glermont,  l'abondance  de  l'eau.  On  ne  peut  y  faire  dix  pas  sans  ren- 
contrer une  fontaine,  et  l'on  sait  à  quel  point  cet  élément  de  pureté 
contribue  à  rendre  aimables  les  lieux  qu'il  favorise.  Ces  fontaines 
méritent  aussi  une  mention,  car  elles  sont  au  nombre  des  curiosités 
de  Riom,  non  certes  pour  leurs  formes  et  pour  leur  élégance,  mais 
pour  les  inscriptions  dont  elles  sont  invariablement  ornées.  Il  y  en 
a  de  françaises,  il  y  en  a  de  latines  en  plus  grand  nombre  encore; 
on  dirait  que  cet  humble  emploi  du  talent  poétique  a  paru  tout 
particulièrement  tentant  aux  beaux  esprits  du  Riom  d'autrefois.  Je 
me  suis  donné  la  peine  de  les  relever  pour  la  plupart  à  cause  de 
leur  abondance  même;  elles  ne  sont  pas  d'ailleurs  sans  nous  don- 
ner leur  atome  d'instruction.  Celle  de  la  place  Saint-Amable  par 


IMPRESSIONS    DE   VOYAGE   ET    d'aRT.  6Û7 

exemple  nous  apprend  qu'il  y  eut  en  Auvergne  au  dernier  siècle 
un  intendant  du  nom  de  Balainvilliers,  et  qu'il  mérita  l'admiration 
et  la  reconnaissance  de  ses  administrés  pour  avoir  érigé  cette  fon- 
taine à  une  place  où  on  n'avait  pas  cru  possible  d'attirer  l'eau  en 
appelant  à  son  aide  toutes  les  ressources  de  l'art  hydraulique  : 

Un  prodige  de  l'art  te  soumit  la  nature. 
Pour  porter  jusqu'à  nous  de  son  sein  l'onde  pure, 
Ta  voix,  Balainvilliers,  sut  changer  en  canaux 
L'indocile  rocher  d'où  découlent  ces  eaux. 

Indocile  rocher^  parce  que  la  fontaine  fut  creusée  dans  le  silex. 
L'inscription  de  la  fontaine  placée  près  de  la  sainte-chapelle  nous 
apprend,  de  manière  à  ne  pas  en  douter,  qu'il  y  eut  là  un  couvent 
ou  un  hôpital  : 

Esca  fami,  morbisquo  salus,  sitientibus  unda, 
Sunt  quse  dat  Christi  munera  vera  domus. 

Toutes  ces  inscriptions  ne  sont  pas  composées  aussi  bien  que 
celle-là  selon  les  règles  classiques  du  genre.  Quelquefois  la  fantai- 
sie l'emporte,  et  le  caractère  propre  du  poète  trouve  moyen  d'y  per- 
cer. Par  exemple  ce  fut  incontestablement  un  amateur  de  l'anti- 
thèse, des  pointes  subtiles  et  du  cliquetis  de  mots  qui  composa 
celle  de  la  fontaine  de  la  petite  place  Saint-Jean  : 

Hic  non  Jordanis 
IVcc  tamcn  Joannis, 
Unde  finit  unda 
Ore  sitient  ora. 

D'autres  encore  sont  assez  obscures.  En  voici  une  à  l'angle  de  la 
rue  Sirmond,  d'où  il  semble  résulter  que  la  source  fut  appelée  et 
que  la  fontaine  fut  établie  par  le  poète  lui-même,  et  peut-être  mal- 
gré l'incrédulité  de  ses  concitoyens  : 

Nunc  bibe  qui  nondum  poteras,  mihi  credere  Nymphae  ; 
Si  tibi  nulla  fides,  non  mihi  nullus  amor.  1714. 

Mais  n'apercevez-vous  pas  à  la  lumière  de  ces  inscriptions  quelque 
chose  du  Riom  du  dernier  siècle?  Une  petite  ville,  comme  il  en 
exista  tant  autrefois,  pleine  de  gens  de  loisir,  tout  confits  en  dévo- 
tion classique,  s'arausant  dans  leur  demi-solitude  provinciale  à  des 
études  innocentes  ou  désintéressées,  non  exempts  de  vanité  toute- 
fois et  ne  dédaignant  ni  le  sourire  approbateur  de  leurs  égaux,  ni 
même  l'admiration  ébahie  de  l'ignorance  respectueuse,  pénétrés 
enfin  de  l'importance  de  la  prosodie,  et  bien  persuadés  qu'il  n'y  a 
pas  de  meilleur  emploi  du  temps  et  de  meilleure  preuve  de  génie 


648  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

que  d'aligner  des  rimes  françaises  ou  d'estropier  sa  pensée  pour 
l'enfermer  dans  des  nombres  latins. 

Partout  dans  Riom  nous  remarquons  ce  même  caractère  de  pro- 
preté. Les  églises  sont  bien  balayées  et  sans  la  moindre  trace  de 
moisissures,  les  édifices  publics  tenus  avec  une  netteté  irrépro- 
chable. La  ville  possède  un  petit  musée;  c'est  un  modèle  de  bon 
arrangement  qui  fait  honneur  au  conservateur,  M.  Mandet,  magis- 
trat lettré  et  auteur  d'une  intéressante  Histoire  du  Velay  qui  aurait 
été  meilleure  encore  qu'elle  n'est,  si  l'écrivain  eût  été  mieux  con- 
vaincu que  l'histoire,  pour  être  poétique,  n'a  pas  besoin  d'être  pré- 
sentée dans  le  style  des  Mousquetaires  d'Alexandre  Dumas.  Une 
première  salle  a  été  consacrée  tout  entière  aux  portraits  qu'on  a  pu 
réunir  des  hommes  illustres  de  l'Auvergne,  et  Dieu  sait  si  la  liste 
en  est  longue,  car  l'Auvergne  a  été  à  cet  égard  une  des  provinces 
les  plus  fertiles,  et  une  des  choses  qui  attristent  le  plus  le  voyageur 
qui  la  parcourt  aujourd'hui  est  de  remarquer  que  de  tant  de  gloire 
il  reste  si  peu  de  vestiges.  La  plupart  de  ces  portraits  sont  des 
copies  malheureusement.  Cependant  parmi  les  plus  modernes  il  y 
en  a  quelques-uns  d'originaux  qui  ont  de  l'intérêt.  De  ce  nombre 
sont  un  portrait  de  Chamfort  déjà  vieillissant  et  un  portrait  de  Du- 
leure  jeune,  qui  est  tout  à  fait  charmant.  On  aime  parfois  à  imagi- 
ner une  relation  entre  la  personne  physique  d'un  écrivain  et  ses 
ouvrages;  mais,  s'il  exista  jamais  homme  dont  les  écrits  soient  peu 
faits  pour  éveiller  l'idée  de  grâce  et  de  charme,  c'est  bien  Dulaure, 
l'auteur  à  tendances  jacobines  de  V Histoire  de  Paris.  Cette  beauté 
physique,  Dulaure  la  conserva  toute  sa  vie,  comme  en  témoigne  un 
admirable  médaillon  de  David  d'Angers  que  possède  le  musée  de 
Clermont  et  qui  le  représenta  au  déclin;  seulement,  à  mesure  que 
l'homme  avait  vieilli,  sa  beauté  s'était  dépouillée  de  sa  vivacité  et 
de  sa  naïveté  pour  se  mouler  sur  les  qualités  de  l'âme  dont  elle 
était  le  masque  inséparable;  ces  beaux  traits  du  vieillard  ont  comme 
son  talent  solidité  et  pesanteur,  en  sorte  que  le  portrait  de  la  vieil- 
lesse confirme  la  vérité  de  l'opinion  que  semblait  démentir  le  por- 
trait de  la  jeunesse.  Marilhat  le  paysagiste  est  là  aussi  avec  ses 
traits  d'enfant  malingre,  sa  physionomie  étonnée,  ses  yeux  rêveurs 
et  comme  distraits ,  donnant  l'idée  d'une  personne  fragile  à  l'ex- 
cès, peu  faite  pour  supporter  la  fatigue  des  longs  travaux  et  qui 
se  brisera  au  premier  choc.  En  dehors  de  ces  quelques  portraits, 
la  seule  œuvre  qui  m'ait  arrêté  au  petit  musée  de  Riom  est  une 
Sainte  Famille  de  provenance  hollandaise  traitée  dans  le  goût  ha- 
bituel des  peintres  des  Pays-Bas.  Jordaëns  par  exemple  a  repré- 
senté je  ne  sais  combien  de  fois  ce  ménage  populaire,  le  père  à  son 
établi,  la  mère  à  son  rapiéçage,  et  l'enfant  jouant  avec  les  rabots 
et  les  scies  du  charpentier  ou  s'exerçant  à  ses  travaux  d'apprentis- 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'aRT.  649 

sage.  C'est  la  même  scène,  mais  avec  un  sentiment  de  pureté,  de 
candeur  et  de  vraie  piété  qui  triomphe  de  l'infériorité  relative  de 
l'exécution.  Pendant  que  le  saint  ménage  travaille  en  plein  air  dans 
la  cour  du  charpentier,  de  petits  anges  invisibles  sans  doute  aux 
personnages,  car  ceux-ci  ne  semblent  pas  les  apercevoir,  montent 
et  descendent  les  escaliers  de  la  petite  maison,  dont  ils  paraissent 
avoir  l'habitude  autant  que  du  séjour  du  ciel.  Ces  anges,  qui  sont 
là  comme  chez  eux,  c'est  le  symbole  charmant  de  l'habitude  des 
bonnes  pensées  et  du  régime  des  bonnes  mœurs.  Ces  bonnes  pen- 
sées ne  relèvent  ni  de  l'inspiration  momentanée,  ni  de  la  faveur 
intermittente  de  la  grâce;  ce  ne  sont  pas  des  visites  passagères  de 
l'esprit,  c'est  l'atmosphère  même  qui  enveloppe  les  personnages 
qui  se  lèvent  avec  elles,  préparent  avec  elles  leurs  repas,  manient 
l'aiguille  ou  le  rabot  avec  elles ,  vaquent  avec  elles  aux  soins  les 
plus  humbles  du  ménage,..ratmosphère  qu'on  peut  observer  autour 
des  personnes  qui  ont  mené  une  vie  religieuse  obscure  et  tran- 
quille, celle  que  j'observai  moi-même  un  jour  dans  la  petite  ville 
de  Neuwied  sur  le  Rhin  autour  d'une  vieille  sœur  morave  que  je 
trouvai  ratissant  de  vulgaires  carottes,  et  dont  le  visage  était  tout 
lumineux  de  l'empreinte  qu'y  avait  laissée  une  longue  vie  mysti- 
que. Vous  connaissez  cet  épisode  du  Wilhehii  Meîstcr  de  Goethe 
intitulé  la  Fuite  en  Egypte,  ce  ménage  de  pieux  ouvriers  rencontré 
par  Wilhelm  pendant  ses  années  de  voyage,  et  qui  par  les  âges,  les 
caractères,  les  attitudes,  les  similitudes  d'aventures  et  de  situation, 
présente  une  combinaison  de  circonstances  qui  reproduit  jusqu'à 
l'identité  la  sainte  famille  traditionnelle?  Eh  bien!  cette  petite 
toile  du  musée  de  Riom,  c'est  la  sainte  famille  de  Wilhelm  Meisier 
marquée  du  sceau  démocratique  du  protestantisme  des  Pays-Bas. 

L'église  de  Saint-Amable  est  la  plus  ancienne  et  la  plus  impor- 
tante des  églises  de  Riom,  et  cependant  elle  nous  occupera  peu. 
C'est  affaire  aux  archéologues  de  discuter  la  date  de  son  origine, 
et  la  raison  des  styles  si  contraires  qui  s'y  ren(  entrent.  Selon  Sa- 
varon,  elle  ne  remonterait  pas  plus  haut  que  le  commencement  du 
xii«  siècle,  et  aurait  été  le  résultat  d'un  vœu  d'Etienne,  sixième 
du  nom,  évêque  de  Glermont,  qui,  assiégé  dans  le  château  de  Riom 
par  le  comte  d'Auvergne  de  cette  époque  et  attendant  le  secours  de 
Louis  le  Gros,  promit  à  saint  Amable  qu'il  lui  élèverait  une  superbe 
église  s'il  garantissait  le  château.  Selon  Mérimée  au  contraire,  elle 
devrait  remonter  au  commencement  du  xi«  siècle,  bien  qu'il  ne  lui 
découvre  pas  d'existence  authentique  avant  1077,  année  où  elle  fut 
donnée  à  un  collège  de  chanoines.  Peut-être  ces  dates  sont-elles 
plus  conciliables  qu'il  ne  semble,  et  Saint-Amable  est-il  le  produit 
de  plusieurs  époques  très  rapprochées  l'une  de  l'autre,  ce  qui  ex- 
pliquerait les  différences  de  style  qui  se  rencontrent  dans  cet  édi_ 


650  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

fice.  A  l'extérieur,  c'est  une  église  byzantine,  ceintres  bas  et  étroits, 
absides  en  forme  de  four,  cordons  de  mosaïque,  rien  n'y  manque; 
à  l'intérieur,  le  style  ogival  domine  en  partie  dans  la  nef  et  entiè- 
rement dans  le  chœur;  seulement  les  sculptures  des  chapiteaux  ap- 
partiennent au  style  byzantin,  et  byzantin  de  la  plus  ancienne  épo- 
que, ce  qui  rend  l'énigme  un  peu  plus  difficile  à  déchiffrer  encore. 
Mais  pourquoi  la  partie  extérieure  de  l'église  ne  serait -elle  pas 
l'église  primitive,  et  la  grande  nef  h  temple  de  l'évêque  Etienne? 
Dans  cette  hypothèse,  l'édification  prétendue  de  Saint-Amable  par 
ce  prélat  aurait  consisté  dans  un  remaniement  général  ou  même 
dans  une  reconstruction  totale  de  l'intérieur,  ce  qui  n'a  rien  d'im- 
probable. Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  singularité,  et  bien  que  l'église 
soit  nue  et  sans  ornemens,  elle  peut  se  recommander  de  son  archi- 
tecture; cela  est  froid,  imposant,  sévère,  de  proportions  grandioses, 
frisant  le  sublime  sans  l'atteindre,  noble  sans  attrait,  élevé  sans 
élancement,  en  résumé  fait  pour  plaire,  surtout  aux  gens  du  métier, 
plutôt  que  pour  parler  à  l'imagination,  et  donnant  une  impression 
semblable  à  celles  que  donnent  certaines  œuvres  grandioses  de  la 
littérature  classique  dont  on  reste  étonné  sans  en  avoir  été  ému. 

^oiYe-Dsime-du.-Marthuret  (du  martyre  ou  des  douleurs)  n'a  pas 
l'importance  architecturale  de  Saint-Amable,  mais  elle  est  faite 
pour  plaire  davantage  au  commun  des  visiteurs.  Église  de  la  der- 
nière période  du  gothique,  —  pour  la  façade  principale  au  moins, 
—  elle  serait  tout  à  fait  charmante,  si  son  clocher  n'était  surmonté 
d'un  affreux  dôme  à  jour,  ou,  pour  être  plus  exact  encore,  d'une 
lourde  calotte  supportée  par  de  lourds  piliers,  qui  a  l'air  d'un  vilain 
petit  temple  latin  en  rotonde  réduit  à  l'état  de  pigeonnier.  Il  faut 
croire  du  reste  que  ce  dôme,  d'un  goût  détestable,  a  paru  jadis  le 
comble  du  beau  à  quelques  personnages  importans  de  Riom,  car  je 
le  retrouve  encore,  au  déplaisir  de  mes  yeux,  coiffant  un  ravissant 
beffroi  gothique  orné  de  sculptures,  parmi  lesquelles  le  collier  de 
coquillages  de  l'ordre  de  Saint-Michel,  qui  donne  sa  date  exacte. 
Sur  la  façade  principale  de  Notre-Dame -du-Marthuret,  au  sommet 
de  la  porte,  se  présente  une  vierge  sculptée,  très  en  honneur  dans 
la  contrée,  et  qui  mérite  plus  encore  que  la  dévotion,  cela  soit  dit 
sans  irrévérence.  C'est  une  œuvre  de  la  renaissance  d'un  goût  très 
particulier  et  même  un  peu  bizarre;  une  vierge  distinguée  plutôt 
que  belle  et  originale  plutôt  que  simple.  Pourquoi  la  dévotion  du 
peuple  s'est-elle  portée  sur  une  image  qui  précisément  n'a  rien  de 
populaire,  il  est  assez  difficile  de  le  dire,  si  ce  n'est  pas  pour  cette 
raison  même;  mais  nous  avons  rencontré  bien  souvent  le  même  fait, 
notamment  à  Rome,  où  la  population  entoure  de  ses  faveurs  et 
comble  de  ses  présens  certaine  madone  du  Sansovino,  œuvre  d'un 
art  accompli  et  conçue  dans  un  sentiment  qui  est  à  l'opposé  du  sen- 


LMPRESSIOKS    DE    VOYAGE   ET    d'aRT.  Ô5:J 

timent  populaire.  C'est  que  le  peuple  n'aime  que  ceux  qui  s  ont  très 
près  ou  très  loin  cIj  lui,  qui  lui  ressemblent  étroitement  ou  qui  en 
diffèrent  absolument,  et  qu'à  cet  égard  nous  sommes  bien  tous  un 
peu  comme  le  peuple.  La  taille  est  droite,  élancée,  un  peu  maigre, 
mais  cette  maigreur  n'a  rien  d'ascétique,  car  elle  résulte  visible- 
ment d'une  préoccupation  moins  sévère  que  celle  de  l'ascétisme, 
celle  de  l'élégance.  Le  visage,  sans  beauté  sérieuse,  est  plein  de 
séduction,  séduction  quelque  peu  excentrique  et  compliquée,  où  il 
entre  dix  nuances  contraires,  de  la  naïveté  et  de  la  subtilité,  de  la 
candeur  et  de  la  préciosité.  La  tête  un  peu  inclinée  sourit  légère- 
ment en  regardant  l'enfant,  et  ce  sourire  rappelle  le  rictus  adorable 
qui  pince  les  lèvres  et  allonge  les  bouches  des  vierges  de  Luini. 
Il  est  évident  que  cette  statue,  qui  ne  se  rapporte  que  faiblement 
aux  types  généraux  et  consacrés  de  la  Vierge,  est,  ou  bien  un  poT- 
trait  de  quelque  jeune  fille  noble  du  pays,  ou  bien  une  œuvre  tout 
individuelle  où  l'artiste,  avec  un  raffinement  studieux,  s'est  efforcé 
de  reproduire  un  certain  type  de  grâce  et  d'élégance  qui  tourmen- 
tait particulièrement  son  cerveau.  Notre  époque  est  volontiers  portée 
à  croire  que,  si  nos  artistes  n'ont  pas  une  force  de  conception  com- 
parable à  celle  des  artistes  des  siècles  passés,  ils  l'emportent  en 
revanche  par  le  sentiment  des  nuances;  cependant  plus  on  consi- 
dère d'œuvres  des  artistes  de  la  renaissance,  et  plus  on  reste  étonné 
de  la  variété  extraordinah'e  de  leurs  pensées  sur  un  même  sujet  et 
de  la  profondeur  délicate  avec  laquelle  ils  en  ont  marqué  les  carac- 
tères les  plus  fugitifs.  Si  nous  n'en  sommes  pas  frappés  plus  sou- 
vent, c'est  peut-être  tout  simplement  que  les  thèmes  sur  lesquels 
se  portaient  leurs  méditations  habituelles  ont  cessé  de  nous  être  fa- 
miliers ou  ne  nous  préoccupent  plus  au  même  degré. 

Cette  église  du  Marthuret  va  nous  fournir  une  preuve  curieuse 
de  l'intimité  savante  avec  laquelle  les  artistes  du  xvi"  siècle,  même 
les  plus  petits  et  les  plus  obscurs,  même  les  anonymes,  possédaient 
et  pénétraient  leurs  sujets.  Dans  une  des  premières  chapelles  se 
trouve  une  bande  de  vitraux  divisée  en  trois  compartimens  repré- 
sentant la  Vierge,  saint  Jean  et  saint  Jacques,  et  datée  du  mi- 
lieu du  xvi"  siècle.  Nous  passerons  sur  les  deux  premiers  person- 
nages, bien  que  la  Vierge,  qui  a  l'air  de  n'être  que  bonté,  réponde 
exactement  à  cette  espérance  d'une  inépuisable  compassion  qui 
porte  le  fidèle  à  la  prier,  bien  surtout  que  le  saint  Jean  soit  re- 
marquable par  un  mélange  de  candeur  et  d'enthousiasme  qui  con- 
vient parfaitement  à  son  caractère;  mais  certes  celui  qui  peignit  le 
saint  Jacques  avait  compris  à  fond  le  sens  de  l'épître  qui  porte  le 
nom  de  cet  apôtre.  Ce  saint  Jacques,  c'est  le  type  même  du  bon 
socialiste  tel  que  nous  le  connaissons  par  une  expérience  souvent 
répétée,  pour  avoir  vécu  déjà  longtemps  dans  notre  société  démo- 


652  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cratique,  tel  aussi  que  l'orageuse  fermentation  du  xvi^  siècle  l'avait 
présenté  plus  d'une  fois  sans  doute  au  peintre  de  ce  vitrail  :  des 
traits  maigres  et  irréguliers,  un  visage  allongé,  le  nez  mince  à  sa 
racine  et  charnu  à  son  extrémité,  un  front  faible,  quelquefois  élevé, 
mais  sans  domination,  des  cheveux  plats  légèrement  repoussés  vers 
l'oreille,  un  air  doux  et  béat,  un  regard  d'où  jaillit  une  bienveil- 
lance quelque  peu  ironique,  un  ensemble  de  physionomie  où  se  ré- 
vèlent une  obstination  souriante  et  un  pacifique  entêtement.  Tels 
sont  les  traits  du  saint  Jacques  de  ce  vitrail,  tels  sont  encore  ceux 
auxquels  vous  reconnaîtrez  les  honnêtes  chercheurs  de  la  nouvelle 
pierre  philosophale.  Il  n'y  a  pas  en  effet  que  les  familles  et  les  races 
qui  possèdent  des  types;  avez-vous  remarqué  que  les  diverses  doc- 
trines morales  et  les  diverses  opinions  politiques  possèdent  chacune 
le  leur,  tant  notre  chair  est  plastique  et  tant  notre  âme  la  modèle  à  sa 
propre  image?  Au  temps  heureux  du  roi  Louis-Philippe,  un  de  nos 
amis  prétendait  reconnaître  à  première  vue  un  partisan  du  National 
et  un  lecteur  passionné  d'Armand  Marrast  ;  nous  renouvelâmes  plu- 
sieurs fois  cette  expérience,  elle  se  vérifia  toujours. 

La  Sainte-Chapelle,  le  monument  le  plus  renommé  de  Riom,  est 
un  des  témoignages  de  la  magnificence  de  cette  première  branche 
de  Valois,  qui,  ainsi  que  nous  l'avons  fait  remarquer  naguère  en 
parlant  des  ducs  de  Bourgogne,  peut  hardiment  être  comparée  pour 
la  prodigalité  et  le  goût  des  arts  à  la  branche  d'Angoulême,  et  qui 
ne  compta  jamais  qu'un  ladre,  le  roi  Louis  XI.  Elle  fut  bâtie  vers  la 
fin  du  xiv*^  siècle  par  Jean,  duc  de  Berry,  à  qui  cette  partie  de  l'Au- 
vergne, érigée  en  duché,  fut  donnée  par  surcroît  en  apanage  (1). 
C'était  un  dur  exacteur,  disent  presqu'à  l'unanimité  tous  les  his- 
toriens, et  dont  les  populations  du  midi  gardèrent  longtemps  mau- 
vais souvenir;  l'image  que  nous  présente  de  lui  sa  statue  funèbre 
conservée  dans  la  crypte  de  la  cathédrale  de  Bourges  est  donc 
bien  menteuse,  car  c'est  l'expression  même  de  la  bonté,  et  on  peut 

(1)  L'Auvergne  est  une  des  provinces  où  il  est  le  plus  difficile  de  se  tirer  avec  clarté 
de  l'inextricable  enchevêtrement  des  successions  féodales  et  des  transferts  de  pouvoir 
qui  en  étaient  la  conséquence.  Anciennement,  la  Haute-Auvergne  était  divisée  en  deux 
comtés,  le  comté  d'Auvergne  et  le  comté  de  Ctermont.  Sous  le  règne  de  Philippe-Au- 
guste, une  querelle  armée  do  deux  frères  de  la  maison  de  La  Tour,  Guy,  comte  d'Au- 
vergne, et  Robert,  évêque  de  Clermont,  ayant  amcHé  une  intervention  du  roi,  le  comté 
fut  confisque  et  donné  à  Guy  de  Dampierre,  qui  le  tint  en  fief  de  la  couronne.  Saint 
Louis,  par  obéissance  au  testament  de  Louis  VIII,  son  père,  le  donna  à  son  frère  Al- 
phonse, qui  à  sa  mort  le  légua  au  roi  Philippe  le  Hardi,  fils  de  saint  Louis,  malgré  les 
prétentions  de  Charles  de  Valois,  le  célèbre  conquérant  de  la  Sicile.  Charles  fut  dé- 
bouté de  ses  prétentions,  et  le  comté  d'Auvergne  demeura  annexé  à  la  couronne  jusqu'en 
1360,  où  il  fut  érigé  en  duché  pour  Jean  de  Berry.  Ce  dernier,  quoiqu'il  eût  promis 
que,  dans  le  cas  où  il  mourrait  sans  héritier  mâle,  ledit  duché  reviendrait  do  nouveau 
à  la  couronne,  sut  profiter  de  la  puissance  qu'il  s'était  acquise  pendant  la  minorité  de 
Charles  VI  pour  le  faire  passer  en  dot  à  sa  fille  Marie,  femme  de  Jean  I"  de  Bourbon. 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE   ET    d'aRT.  653 

défier  hardiment  quiconque  la  verra  d'en  porter  un  autre  jugement. 
Toutefois  la  tyrannie  d'une  passion  dominante  produit  souvent  des 
résultats  analogues  à  ceux  de  la  méchanceté,  et  il  est  probable  en 
conséquence  que  les  prodigalités  de  Jean  eurent  maintes  fois  les 
mêmes  effets  qu'aurait  eus  l'avarice.  Gomme  son  frère  Charles  V, 
il  aima  les  beaux  manuscrits  ;  comme  son  frère  Philippe  de  Bour- 
gogne, il  aima  les  beaux  édifices,  et  comme  son  frère  Louis  d'Anjou, 
il  aima  les  meubles  précieux,  les  joyaux  de  prix  et  les  pierres  rares 
richement  serties.  Sa  collection  de  bagues  était  si  célèbre  qu'on  ve- 
nait la  voir  des  quatre  points  cardinaux  et  que  son  neveu  Arthur 
de  Richemont,  —  le  futur  connétable  et  duc  de  Bretagne,  —  ayant 
eu  besoin  dans  sa  jeunesse  d'échapper  à  une  surveillance  politique 
trop  étroite,  prétexta,  pour  s'évader  et  respirer  un  ])eu  plus  libre- 
ment, d'un  désir  ardent  de  voir  les  bagues  de  son  oncle,  sans  que 
personne  en  fût  étonné.  I!  faut  croire  qu'il  porta  en  Auvergne  cette 
même  rage  de  joyaux  et  de  bagues,  car  je  lis  dans  Savaron  que 
Martin  de  Charpaignes,  évêque  de  Glermont  et  ancien  chancelier  de 
Jean ,  chargea  à  sa  mort  son  neveu  Guillaume  de  Charpaignes, 
évêque  de  Poitiers,  de  présenter  de  sa  part  à  Charles  VII  le  rubis 
que  le  duc  lui  avait  donné. 

Qu'on  blâme  ou  non  ces  prodigalités  du  prince,  toujours  est-il 
que  Piiom  lui  doit  encore  aujourd'hui  son  principal  ornement.  Ce 
n'est  pas  cependant  que  cette  Sainte-Chapelle  soit  un  édifice  à  faire 
pâmer  d'admiration;  c'est  un  vaisseau  nu  et  sans  colonnes,  plus 
haut  que  large,  flanqué  de  deux  chapelles  profondes,  se  terminant 
en  ovale  et  fermé  sur  les  côtés  et  à  son  extrémité  d'immenses  ver- 
rières qui  laissent  passer  la  lumière  à  flots.  Quoique  la  sobriété 
soit  d'ordinaire  une  des  conditions  de  l'élégance,  on  ne  peut  s'em- 
pêcher de  trouver  qu'ici  l'économie  d'ornemens  a  été  cependant 
poussée  à  l'excès.  En  revanche,  les  verrières  qui  sont  postérieures 
à  Jean  de  Berry  sont  admirables.  Au  bas  de  la  principale,  Jean, 
très  jeune,  est  agenouillé  avec  sa  femme,  Jeanne  d'Armagnac,  tous 
deux  assistés  de  leur  patron  commun  Jean-Baptiste;  à  sa  suite, 
après  un  intervalle ,  un  autre  couple  princier  se  présente,  assisté 
d'un  patron  qu'on  reconnaît  aisément  pour  le  roi  saint  Louis  et 
d'une  sainte  qui  fait  hésiter  entre  sainte  Catherine  et  sainte  Mar- 
guerite. Quel  est  ce  second  couple?  Est-ce  Jean  de  Bourbon,  le 
gendre  du  duc  de  Berry,  qui,  pour  marquer  sa  descendance  directe 
de  saint  Louis,  s'est  fait  représenter  assisté  du  pieux  roi?  Je  n'ai 
pu  le  reconnaître  lors  de  ma  visite  à  Riom,  et  je  n'ai  pu  découvrir 
depuis  aucun  renseignement  à  ce  sujet.  Peu  importe  d'ailleurs  ce 
détail,  car  l'intérêt  de  ces  verrières  est  non  pas  dans  ces  groupes 
princiers,  mais  dans  la  manière  dont  les  artistes  ont  compris  les 
saints  personnages  qu'ils  représentent,  et  ici  encore  nous  avons  une 


Qbh  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

preuve  nouvelle,  —  et  des  plus  remarquables,  —  de  ce  sentiment 
profond  des  nuances  qui  nous  avait  déjà  arrêté  par  deux  fois  à 
Notre-Dame-du-Marthuret.  Ces  personnages  se  divisent  en  pro- 
phètes et  en  apôtres,  et  rien  n'est  plus  frappant  que  le  contraste 
intelligent  que  le  peintre  a  su  établir  entre  eux.  Les  prophètes  sont 
pleins  de  caractère  et  d'énergie,  mais  avec  une  empreinte  forte- 
ment marquée  d'étrangeté.  Bizarrement  costumés,  les  traits  rava- 
gés par  les  fatigues  de  l'inspiration,  les  yeux  saillans  et  pleins  de 
songes,  ce  sont  de  vieux  Juifs  tout  à  fait  bizarres,  et  des  Juifs  vé- 
ritables, car  l'artiste  semble  s'être  inspiré  directement  des  types  que 
pouvaient  lui  présenter  en  foule  les  innombrables  ghettos  des  villes 
du  xv«  siècle.  J'en  vois  un  surtout,  coiffé  d'un  chapeau  baroque  et 
la  taille  serrée  dans  un  justaucorps  vert,  qui  se  retourne,  le  visage 
courroucé,  comme  pour  gourmander  un  incrédule  ou  un  libertin 
dont  vous  avez  rencontré  certainement  le  double  dans  quelque  quar- 
tier juif  de  telle  ou  telle  ville  européenne.  A  moitié  sorciers,  à  moitié 
pontifes,  leur  aspect  parle  de  quelque  chose  d'occulte  et  de  secret  qui 
agit  par  eux  et  dont  ils  ne  sont  pas  entièrement  les  maîtres.  Ce  sont 
visiblement  gens  à  chercher  à  tâtons  dans  les  ténèbres  l'issue  qui  con- 
duit au  jour,  à  lutter  dans  le  silence  des  solitudes  avec  les  énigmes, 
à  passer  rêveusement  les  heures  du  jour  à  interpréter  les  songes  des 
nuits,  à  répondre  en  paroles  obscures  ou  d'un  sens  incertain.  Chez 
les  apôtres  au  contraire,  rien  de  bizarre,  rien  d'égaré,  rien  d'occulte; 
des  visages  aux  traits  calmes  et  sévères  comme  la  raison,  fermes  et 
réguliers  comme  la  certitude,  lumineux  comme  la  clarté  et  l'évi- 
dence. Entre  ces  prophètes  et  ces  apôtres,  il  y  a,  toutes  nuances 
gardées,  la  même  différence  qui  vous  saisirait,  si  après  avoir  con- 
templé une  série  de  portraits  de  vieux  savans  de  la  renaissance, 
monstres  d'érudition  et  prodiges  d'imagination  conjecturale,  vous 
contempliez  une  série  de  portraits  d'hommes  célèbres  duxviii'^  siècle. 
A  l'extrémité  de  l'un  des  faubourgs  de  Riom  se  trouve  le  village 
de  Mozat,  dont  l'église  paroissiale  fut  celle  d'une  des  plus  anciennes 
abbayes  de  France.  Cette  abbaye  fut  fondée  dans  la  seconde  moitié 
du  vii^  siècle  par  un  personnage  d'origine  romaine  nommé  Galmi- 
nius  et  par  sa  femme  Namadia.  C'était  à  peu  près  dans  le  même 
temps  où  saint  Philibert  fondait  les  abbayes  de  Jumiéges  et  de 
Noirmoutiers;  on  peut  comprendre  par  ce  double  exemple  d'un 
noble  romain  et  d'un  noble  franc  concourant  avec  une  ardeur  égale 
à  la  même  œuvre  d'édification  à  quel  point  le  christianisme  possé- 
dait dans  ces  temps  troubles  les  âmes  capables  de  civilisation  mo- 
rale. Il  était  tout  pour  ces  âmes,  le  refuge  contre  la  barbarie  de 
l'époque,  la  foi  qui  alimentait  et  dirigeait  la  vie  intérieure,  le  prin- 
cipe et  le  levier  d'action  qui  dirigeait  la  vie  extérieure  et  pratique. 
Calminius  ou  saint  Galmin,  comme  il  est  communément  appelé, 


■    IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    D'aRT.  655 

travailla  beaucoup  dans  sa  vie,  grâce  à  sa  foi  chrétienne.  Pour  sa- 
voir ce  qu'il  fit,  adressons-nous  à  un  de  ces  documens  peints  ou 
sculptés  que  dans  ces  excursions  nous  aimons  à  consulter  de  pré- 
férence aux  documens  écrits;  nous  en  avons  un  ici  qui  est  de  pre- 
mier ordre,  la  châsse  même  du  saint,  superbe  ouvrage  duxii^  siècle, 
en  cuivre  émaillé,  qui  se  voit  encore  à  côté  de  la  châsse  de  saint 
Austremoine  dans  la  sacristie  ds  l'église  de  Mozat.  Sur  les  quatorze 
panneaux  peints  qui  composent  cette  châsse,  cinq  se  rapportent  au 
saint,  et  sur  ces  cinq  trois  sont  consacrés  à  ses  travaux ,  qui  sont 
tous  du  même  ordre,  des  constructions  de  monastères,  dont  des  lé- 
gendes latines  placées  au  bas  des  peintures  nous  donnent  les  noms. 
Le  premier  de  ces  monastères  fut  construit  dans  le  diocèse  du  Puy- 
en-Velay  en  l'honneur  de  saint  Théofred;  c'est  la  célèbre  abbaye 
de  Saint-Ghaffre ,  qui  a  donné  naissance  à  la  petite  ville  du  Mo- 
nastier,  une  de  nos  futures  étapes  dans  ces  excursions.  Le  se- 
cond fut  fondé  dans  le  diocèse  de  Limoges,  c'est,  dit-on,  l'ori- 
gine de  la  ville  de  Tulle  ;  le  troisième  fut  construit  en  Auvergne, 
et  c'est  l'abbaye  qui  nous  occupe  en  cet  instant.  Trois  abbayes, 
dont  deux  sont  devenues  les  germes  de  villes  ;  peu  de  gens  ont 
travaillé  d'une  manière  plus  pratique  non-seulement  pour  leur 
temps ,  mais  pour  la  postérité .  Après  ces  fondations ,  les  deux 
pieux  époux  avaient  réellement  droit  au  repos,  et  c'est  en  effet  de 
ce  repos  que  nous  parlent  les  deux  autres  panneaux,  qui  ont  rap- 
port à  leur  vie.  Dans  l'un  Namadia,  et  dans  l'autre  Galminius,  nous 
sont  représentés  couchés  au  tombeau,  tandis  que  leurs  âmes  mon- 
tent au  ciel  portées  par  des  anges  sur  de  belles  nappes  blanches 
comme  l'âme  de  Dagobert  dans  le  fameux  tombeau  de  Saint-Denis. 
Six  autres  panneaux  de  cette  châsse  admirable  sont  consacrés  aux 
apôtres  et  aux  personnes  divines  mêmes,  le  Père  bénissant  le  monde, 
la  Vierge  et  l'Enfant,  le  Christ  en  croix  ;  enfin  deux  autres  sont 
consacrés  l'un  à  saint  Austremoine,  fondateur  du  christianisme  en 
Auvergne,  l'autre  à  l'abbé  de  Mozat,  personnage  du  nom  de  Pierre, 
qui  fut  le  donateur  de  cet  ouvrage,  en  sorte  que  la  légende  de  Gal- 
min  et  de  Namadie  se  trouve  enveloppée  et  comme  sertie  dans  les 
images  de  la  sainteté  la  plus  auguste,  comme  une  pierre  précieuse 
d'un  ordre  secondaire  qui  serait  entourée  d'une  couronne  de  rubis 
et  de  diamans.  C'était  la  méthode  ordinaire  du  moyen  âge  pour 
rehausser  les  vertus  d'une  existence  individuelle,  mais  rarement 
elle  fut  appliquée  d'une  manière  plus  complète  et  plus  riche  que 
dans  cette  châsse  de  saint  Calmin. 

L'église  abbatiale  telle  qu'elle  se  présente  aujourd'hui  est  le  ré- 
sultat de  deux  reconstructions,  l'une  du  xii"  siècle  et  l'autre  du  xv% 
c'est  assez  dire  que  deux  styles  y  sont  réunis  :  les  nefs  sont  ro- 
manes de  la  dernière  époque,  le  chœur  et  un  bon  nombre  des  cha- 


656  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pelles  sont  gothiques.  La  reconstruction  du  xv^  siècle  fut  très 
probablement  regardée  à  l'époque  où  elle  se  fit  comme  un  progrès 
sur  l'architecture  précédente,  le  gothique  étant  alors  la  mode  ré- 
gnante, en  réalité  elle  ne  fut  au  contraire  qu'une  sorte  de  barbarie. 
Combien  ce  chœur  sans  profondeur  ni  liberté,  étoufle  qu'il  est 
entre  ses  murailles,  paraît  étroit  et  mesquin  lorsqu'on  tourne  ses 
regards  du  côté  de  la  grande  nef,  et  comme  il  fait  regretter  le 
chœur  ancien,  qui  sans  doute,  comme  ceux  de  toutes  les  belles 
églises  romanes  d'Auvergne,  Notre- Dame-du-Port  de  Glermont, 
Saint-Nectaire,  Saint-Paul  d'Issoire,  était  fermé  à  jour  par  une  co- 
lonnade disposée  en  cercle  ou  en  ovale  arrondi,  et  entouré  d'une 
allée  circulaire  donnant  accès  à  une  succession  de  chapelles  rayon- 
nantes !  Tout  l'intérêt  se  concentre  sur  les  nefs  et  principalement 
sur  les  chapiteaux  des  colonnes,  qui  sont  ornées  de  sculptures  de  la 
plus  grande  beauté.  Ces  sculptures  sont  de  deux  sortes,  les  bas- 
reliefs  historiés  et  les  simples  figures  de  décoration.  Les  bas-reliefs 
historiés,  parmi  lesquels  je  reconnais  la  délivrance  de  saint  Pierre 
et  Jonas  avalé,  puis  vomi  par  la  baleine,  ne  sont  pas  exempts  de 
cette  raideur  automatique  et  de  ces  irrégularités  de  dessin  qui  ca- 
ractérisent d'habitude  les  productions  de  l'art  roman  toutes  les  fois 
que  le  groupe  humain  est  appelé  à  en  faire  partie.  En  revanche,  les 
sculptures  d'ornemens  et  les  figures  qui  ont  un  sens  symbolique 
relèvent  de  l'art  le  plus  consommé  et  le  plus  exquis.  Ce  serait  à 
croire  ces  sculptures  d'une  époque  bien  postérieure  à  la  leur,  car 
la  renaissance  n'a  rien  produit  de  plus  délicat,  de  plus  capricieux 
et  de  plus  fini  :  les  deux  enfans  par  exemple,  qui,  à  l'extrémité  de 
l'une  des  collatérales,  présentent  deux  sortes  de  boucliers  qui  peu- 
vent bien  être  des  tables  d'armoiries,  sont  deux  figurines  voisines 
de  la  perfection.  La  renaissance  n'a  rien  produit  de  plus  capricieux, 
yiens-je  d'écrire;  si  on  veut  en  effet  ne  prendre  ces  figures  que  pour 
des  caprices  du  ciseau,  l'imagination  y  trouvera  encore  son  compte; 
mais,  nous  l'avons  déjà  remarqué  plus  d'une  fois,  le  caprice  était 
inconnu  à  ces  vieux  artistes,  et  il  n'est  pas  besoin  de  contempler 
longtemps  les  chapiteaux  à  figures  symboliques  de  l'église  de  Mo- 
zat  pour  deviner  le  contraste  théologique  qu'ils  veulent  insinuer 
dans  l'esprit  sans  le  déclarer  ouvertement.  Ce  contraste,  c'est  celui 
de  la  nature  humaine  déchue  et  de  la  nature  humaine  rachetée. 
Les  figures  qui  se  répètent  avec  alternance  de  chapiteau  en  chapi- 
teau accusent  ce  contraste  jusqu'à  la  plus  claire  évidence.  Voici  des 
centaures  et  voici  des  hommes  montés  sur  des  chèvres;  qu'est-ce 
sinon  les  symboles  de  la  force  brutale,  de  la  bestialité  et  de  la  sensua- 
lité? D'autre  part,  voici  un  enfant  à  cheval  sur  le  poisson,  emblème 
de  Jésus-Christ;  qu'est-ce  sinon  le  symbole  de  la  nature  humaine 
rendue  à  son  innocence  première  par  les  mérites  du  rédempteur  ? 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'aRT.  657 

Tout  près  de  l'enfant,  sur  une  seconde  face  du  chapiteau ,  est  une 
figure  qui  paraît  être  le  bon  pasteur  relevant  la  brebis  abattue,  al- 
légorie qui  fortifie  et  complète  le  sens  de  la  première.  Ces  deux 
natures  ainsi  opposées  dans  des  chapiteaux  différons  sont  réunies  et 
placées  souvent  côte  à  côte  dans  le  même  chapiteau  pour  que  le  con- 
traste soit  en  quelque  sorte  mieux  accusé.  Ici  j'aperçois  juxtaposés 
un  singe  et  un  ange.  Ailleurs  deux  figures  qu'on  reconnaît,  à  ne 
pas  s'y  méprendre,  pour  le  génie  du  bien  et  pour  le  génie  du  mal. 
Il  est  encore  un  symbole  qui  revient  bien  souvent,  celui  de  la 
vigne,  du  raisin,  de  la  coupe,  et  il  n'est  pas  bien  difficile  de  recon- 
naître que,  par  ces  symboles  de  l'eucharistie ,  l'artiste ,  ou  plutôt 
celui  qui  guida  sa  pensée ,  a  voulu  indiquer  le  moyen  de  rachat 
toujours  présent  et  toujours  efficace  par  lequel  l'âme  humaine  re- 
tirée du  vice  originel  peut  s'empêcher  d'y  retomber.  J'insiste  sur 
l'interprétation  de  ces  chapiteaux,  parce  qu'il  se  rencontre  des  con- 
naisseurs d'ailleurs  souvent  fort  judicieux  qui  s'obstinent  à  ne  vouloir 
attribuer  qu'à  la  fantaisie  des  artistes  ces  décorations  des  chapiteaux 
romans.  J'ai  eu  le  regret  de  trouver  que  Mérimée  était  trop  souvent 
du  nombre  de  ces^connaisseurs;  il  ne  lui  a  pas  échappé  cependant 
que  la  plupart  de  ces  figures  sont  symboliques,  mais  ces  allégories, 
dont  le  sens  crève  les  yeux,  il  les  déclare,  qui  le  croirait? d'une  in- 
terprétation très  difficile  aujourd'hui.  Il  est  mieux  inspiré  lorsqu'il 
trouve  à  ces  chapiteaux  une  étroite  ressemblance  avec  ceux  de  Saint- 
Julien  de  Brioude.  C'est  à  croire  en  effet  que  ce  sont  les  mêmes 
confréries  d'artistes  qui  ont  sculpté  les  uns  et  les  autres ,  fait  qui 
n'a  d'ailleurs  rien  de  fort  étonnant  lorsqu'on  songe  à  la  faible  dis- 
tance qui  sépare  Mozat  de  Brioude. 

Quelques  curiosités  sont  à  noter  dans  l'église  de  Mozat.  La  plus 
remarquable  consiste  en  deux  chapiteaux  séparés  de  leurs  colonnes, 
débris  probables  de  quelque  ancienne  reconstruction,  qu'on  a  pla- 
cés aux  deux  côtés  de  la  porte  principale.  L'un  de  ces  chapiteaux 
représente  les  scènes  du  tombeau  et  de  la  résurrection  dans  un  style 
entièrement  semblable  à  celui  des  chapiteaux  de  Saint-Paul  d'Is- 
soire.  Le  second  chapiteau,  une  chose  admirable,  représente  des 
figures  de  fantaisie,  purement  décoratives ,  deux  par  chaque  face, 
à  genoux,  se  tournant  le  dos  et  se  rejoignant  par  les  pieds,  dont  ils 
présentent  les  plantes  en  l'air  comme  deux  sortes  de  supports  vides 
que  caressent  sur  l'une  des  faces  ^ne  pomme  de  pin,  sur  l'autre  une 
fleur  dont  le  calice  s'ouvre  en  forme  de  lèvres ,  sur  la  troisième  une 
plante  à  trois  pétales,  dont  l'une  les  enlace  en  forme  de  langue  vé- 
gétale. C'est  le  plus  grand  style  possible  de  l'art  décoratif  que  ce 
chapiteau,  qui  est  à  enlever,  quelque  jour  où  on  aura  une  minute 
pour  y  penser,  et  à  transporter  à  l'École  des  Beaux-Arts.  Les  ver- 

TOMB  xii.  —  1875.  42 


658  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rières  du  chœur,  dont  quelques  parties  sont  encore  fort  belles,  sont 
raalheureusement  aujourd'hui  dans  un  trop  grand  état  de  confu- 
sion pour  mériter  longtemps  l'attention;  néanmoins  il  s'y  rapporte 
un  fait  qui  a  son  intérêt.  C'est  à  Mozat  que  fut  signé  un  des  traités 
qui  firent  poser  les  armes  aux  états  féodaux  de  la  ligue  du  bien 
public  contre  Louis  XI.  Le  roi,  dont  on  sait  le  caractère  aussi  dévot 
qu'astucieux,  ne  pouvait  manquer  une  si  belle  occasion  de  faire 
connaissance  avec  des  reliques  nouvelles;  aussi  s'empressa-t-il  d'a- 
dresser les  plus  humbles  prières  à  monseigneur  saint  Austremoine, 
comme  nous  l'avons  vu  à  Auxerre  adresser  ses  adorations  à  mon- 
seigneur saint  Edme.  En  souvenir  de  cette  visite,  le  roi  Louis  XI  fut 
représenté  dans  les  verrières  du  chœur,  et  l'on  y  voit  encore  au- 
jourd'hui un  fragment  de  ce  témoignage  de  la  reconnaissance  mo- 
nastique. Ce  fut  au  contraire  tout  autre  chose  que  de  la  reconnais- 
sance que  s'attira  de  la  part  des  moines  de  Mozat  un  autre  Louis, 
bien  que  très  pieux  aussi,  Louis  XllI.  Certains  subsides  réclamés 
par  l'abbaye  avaient  été  refusés,  paraît-il,  et,  pour  tirer  vengeance 
de  ce  refus,  un  moine,  réfecturier  de  l'abbaye,  du  nom  de  Richeroy, 
fit  réparer  à  ses  frais  la  crypte  de  l'église,  et  en  fit  murer  l'entrée 
d'une  pierre  gravée  de  deux  inscriptions,  l'une  latine  et  l'autre 
française.  Voici  cette  dernière,  qui  est  une  épigramme  sous  forme 
de  calembour  et  qui  se  lit  encore  à  l'entrée  du  chœur  : 

Curieux  de  mon  auteur,  passant,  arrête-toi  ; 

Ce  n'est  pas  un  roy  riche,  mais  c'est  un  Riche-roy. 

Cette  épigramme,  qui  est  à  placer  à  côté  des  inscriptions  des  fon- 
taines de  Riom,  porterait  décidément  à  croire  que  l'amour  des 
pointes  fut  jadis  au  nombre  des  faiblesses  des  beaux  esprits  de 
cette  région. 

Mozat  a  trouvé  son  historien  dans  ces  dernières  années ,  un  en- 
fant du  pays,  M.  Gomot,  dont  on  ne  saurait  assez  recommander  les 
recherches  à  tous  ceux  qui  seraient  curieux  de  connaître  dans  ses 
plus  minutieux  épisodes  la  longue  existence  de  cette  abbaye  (1). 
Son  livre  est  excellent,  et  je  ne  puis  lui  trouver  qu'un  seul  défaut, 
qui  d'ailleurs  est  inévitablement  celui  de  tous  les  bons  livres  his- 
toriques, c'est  que  l'auteur  semble  y  plaider  un  peu  trop  la  cause 
du  sujet  qu'il  a  choisi.  Mozat,  abbaye  secondaire,  placée  sous  l'au- 
torité de  Cluny,  n'eut  jamais  d'influence  sur  le  mouvement  général 
des  choses,  et,  si  elle  eut  une  importance  considérable  pour  la  pro- 
vince de  l'Auvergne,  cela  tint  peut-être  à  ce  seul  fait,  c'est  que  de 

(1)  Histoire  de  Vabbaije  royale  de  Mozat,  par  M.  Hippolyte  Gomot;  Paris,  Aubry, 


IMPRESSIONS    DE    VOYAGE    ET    d'aRT.  659 

toutes  les  abbayes  de  ce  pays  c'était  celle  qui  contenait  les  reliques 
les  plus  insignes,  comme  on  disait ,  et  les  plus  vénérables.  A  cette 
mention  des  reliques  considérées  comme  titres  d'importance,  plus 
d'un  de  nos  lecteurs  sourira  peut-être  ;  que  voulez-vous  !  chaque 
peuple  a  ses  mœurs,  dit  Voltaire,  et  moi  j'ajoute  :  chaque  siècle 
a  aussi  les  siennes.  L'histoire  de  Mozat,  dont  les  moines  n'eurent 
pas  toujours  une  existence  en  harmonie  avec  ces  pieux  souvenirs, 
ne  le  prouve  que  trop.  De  toutes  les  provinces  de  l'ancienne  France, 
l'Auvergne  fut  peut-être  celle  où  le  clergé ,  tant  séculier  que  régu- 
lier, donna  le  plus  de  sujets  de  plaintes  aux  deux  derniers  siècles; 
nous  avons  à  cet  égard  deux  autorités  irrécusables,  l'évêque  Fié- 
chier  et  l'évêque  Massillon. 

Tout  le  monde  a  lu  les  mémoires  de  Fléchier  sur  les  grands 
jours  d'Auvergne,  et  nous  verrons  Massillon  obligé  d'avoir  recours 
à  toute  son  autorité  pour  maintenir  la  discipline  ecclésiastique  dans 
son  diocèse.  Il  faut  lire,  dans  le  livre  de  M.  Gomot,  ce  qui  se  pas- 
sait à  l'abbaye  de  Mozat  sous  le  gouvernement  de  dom  Antoine  Ri- 
goulet,  prieur  souverain  en  l'absence  de  l'abbé  François  d'Albon; 
c'est  une  suite  de  scènes  où  le  grotesque  et  l'odieux  se  combinent 
en  proportions  si  égales  qu'elle  compose  la  mieux  réussie  des  tragi- 
comédies.  Deux  moines  qui,  pour  se  venger  de  deux  habitans  de 
Mozat,  se  ruent  sur  eux,  en  pleine  église,  la  dague  au  poing  et  vê- 
tus en  gentilshommes,  —  un  prieur,  grand  chasseur  et  grand  ama- 
teur de  fauconnerie,  qui,  pour  punir  ce  scandale,  ne  trouve  rien  de 
mieux  que  de  tirer  l'épée  contre  les  coupables,  lesquels  soulèvent 
une  révolte  et  l'assiègent  dans  sa  chambre  en  lui  criant  qu'ils  vont 
lui  couper  les  oreilles,  — ce  même  prieur,  convaincu  de  faits  scan- 
daleux, déposé  solennellement  au  nom  du  cardinal  Mazarin,  abbé 
de  Gluny,  en  pleine  église,  cloches  sonnantes,  cierges  éteints,  puis 
revenant  deux  ans  après,  audacieusement,  reprendre  un  beau  soir 
possession  de  son  ancienne  autorité  au  mépris  de  sa  destitution  et 
de  sa  dégradation  publiques,  voilà  quelques-unes  des  scènes  que 
le  livre  de  M.  Gomot  fait  passer  sous  nos  yeux.  Ce  sont  les  scènes 
mêmes  des  grands  jours  de  Fléchier,  et  elles  auraient  pu  figurer 
dans  le  dossier  des  célèbres  assises,  tant  elles  en  sont  rapprochées. 

Emile  Montégut. 


LES   DESTINÉES 


DE    LA 


NOUVELLE  POÉSIE  PROVENÇALE 


Lis  Jsclo  d'or,  par  M.  Frédéric  Mistral,  1  vol.  iii-8°;  Avignon. 


Avez-vous  voyagé  sur  les  côtes  de  Provence?  Vous  êtes-vous  pro- 
mené le  long  de  ce  beau  rivage  où  l'air  est  si  doux,  la  mer  si  bleue, 
la  terre  si  riche,  la  batellerie  des  petits  ports  si  vive  et  si  alerte? 
De  Marseille  à  Toulon,  du  côté  de  Cassis  et  de  La  Giotat,  vers  le  golfe 
de  Leques  ou  le  cap  de  la  Gide,  plus  loin  encore,  après  la  Seyne, 
après  Toulon,  après  Hyères,  avez-vous  admiré  ce  merveilleux  en- 
semble de  lignes  et  de  couleurs,  de  vie  active  et  de  rêveuse  indo- 
lence? Si  vous  avez  parcouru  ces  bords,  parmi  tant  de  merveilles 
réunies  à  souhait  pour  le  plaisir  des  yeux,  vous  avez  remarqué  un 
phénomèHe  particulièrement  poétique.  Vers  le  soir,  à  l'heure  où  le 
soleil  s'incline  à  l'horizon,  on  voit  apparaître  au  loin  comme  des  îles 
d'or  sur  la  mer  légèrement  assombrie.  Ce  sont  les  derniers  rayons 
du  soleil  couchant  qui  vont  frapper  tous  ces  îlots,  toutes  ces  pointes 
de  roc,  Pomègue,  Le  Maire,  Jaros,  éparpillés  dans  les  eaux  de  Mar- 
seille, ou  les  îles  d'Hyères  au-delà  de  Toulon,  ou  là-bas,  plus  loin 
que  Fréjus,  en  face  de  Cannes  la  souriante,  le  groupe  illustre  des 
îles  de  Lérins.  Vraies  îles  d'or  en  effet,  quand  le  soleil  les  illumine, 
paradis  enchantés  qui  éblouissent  le  regard  et  font  que  l'imagina- 
tion s'y  crée  un  monde  idéal.  Seulement  cette  transfiguration  ne 
dure  point;  aux  heures  éclatantes  succèdent  les  heures  noires,  et 


LA   NOUVELLE    POESIE    PROVENÇALE.  661 

les  îles  d'or  deviennent  des  îles  de  pierre.  Montez  en  bateau,  faites- 
vous  conduire  à  ce  point  lumineux,  que  trouvez-vous?  La  plupart 
du  temps,  des  masses  de  rochers,  quelquefois  une  nature  aimable 
comme  aux  îles  d'Hyères  ou  de  grands  souvenirs  comme  à  Lérins. 
Rochers,  nature,  souvenirs,  tout  cela  certes  a  son  caractère  et  son 
prix,  bien  que  l'étinceiant  mirage  ait  promis  autre  chose.  Si  l'île 
d'or  a  disparu,  il  reste  toujours  une  île,  un  refuge,  un  lieu  où 
prendre  pied,  un  lieu  que  baigne  la  plus  poétique  des  mers  et  d'où 
l'on  peut  voir  à  toute  heure  le  rivage  de  notre  France. 

Cette  belle  image  des  îles  d'or,  évoquée  à  nos  yeux  par  le  titre 
du  recueil  de  vers  que  vient  de  publier  M.  Frédéric  Mistral,  me  re- 
présente dans  un  symbole  exact  les  destinées  de  la  nouvelle  poésie 
provençale.  Ai-je  besoin  de  dire  qu'il  ne  s'agit  pas  du  mirage  et 
de  ses  illusions?  L'épigramme  serait  bien  inopportune  au  moment 
de  citer  un  nom  qui  rappelle  des  succès  poétiques  aussi  durables 
que  brillans.  Nous  voulons  seulement  indiquer,  comme  M.  Frédéric 
Mistral  lui-même  l'a  fait  à  sa  manière,  que  la  nouvelle  poésie  pro- 
vençale a  eu  des  origines  très  simples,  très  modestes,  et  que,  mal- 
gré les  lueurs  splendides  qui  en  ont  transfiguré  le  caractère,  elle 
fera  bien  de  s'y  rattacher  en  toute  franchise.  Les  îles  d'or!  En  in- 
scrivant ces  mots  à  la  première  page  de  son  livre,  le  poète  a  un 
scrupule,  et  il  s'empresse  d'y  répondre  ainsi  :  «  Ce  titre,  j'en  con- 
viens, peut  sembler  ambitieux,  mais  on  me  pardonnera  quand  on 
saura  que  c'est  le  nom  de  ce  petit  groupe  d'îlots  arides  et  rocheux 
que  le  soleil  dore  sous  la  plage  d'Hyères.  »  Des  îlots  arides,  des 
landes  rocheuses,  tel  a  été  aussi  le  point  de  départ  de  cette  poésie 
provençale  de  nos  jours  qu'a  dorée  bientôt  une  si  éclatante  lu- 
mière. Il  est  bon  de  se  rappeler  ce  point  de  départ.  C'est  bien  là,  je 
n'en  saurais  douter,  le  sens  des  paroles  que  nous  venons  de  trans- 
crire. Ajoutons  que,  de  ces  îlots  arides  transformés  aujourd'hui  en 
verdoyantes  oasis,  il  ne  faut  jamais  perdre  de  vue  la  terre  de  la  pa- 
trie, pas  plus  qu'on  ne  la  perd  des  îles  d'Hyères,  des  îles  de  Lérins, 
de  toutes  les  îles  d'or  disséminées  sur  nos  côtes  de  Provence.  Si  tel 
est  le  sens  de  ce  titre,  nous  n'avons  pas  à  excuser  ici  une  image  trop 
ambitieuse;  au  contraire,  nous  félicitons  le  poète  de  l'inspiration 
doublement  fdiale  qui  le  ramène  avec  tant  de  grâce  dans  sa  véritable 
voie. 

Où  donc  est- il  né,  cet  art  provençal  du  xix®  siècle?  Où,  comment, 
par  quels  soins  s'est  épanouie  la  fleur  charmante?  J'ai  raconté  ici 
même  cette  touchante  histoire  (1).  La  poésie,  qui  a  fini  par  charmer 

(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  15  octobre  1859,  l'étude  intitulée  la  Nouvelle  poésie 
provençale.  MM.  J.  RoumaniUej  F.  Mistral  et  Th.  Aubanel. 


662  REVUE  DES  DEUX  MOINDES. 

toute  une  partie  de  la  France,  et  qui,  populaire  dans  le  midi,  est 
devenue  pour  le  nord  un  sujet  de  surprise  et  d'attention  studieuse, 
a  eu  les  comraencemens  les  plus  humbles.  Ah!  certes,  l'image  des 
îlots  arides  n'est  que  trop  exacte;  c'était  bien  en  des  terres  ro- 
cheuses qu'avait  péri  de  siècle  en  siècle  la  végétation  des  anciens 
jours.  La  vieille  langue  de  la  Provence,  la  langue  des  sirventes  et 
des  canzones,  la  langue  de  tous  ces  chantres  d'amour,  les  maîtres 
de  Dante,  dont  Fauriel  a  si  bien  fait  revivre  les  inspirations,  cette 
noble  langue  défigurée,  mutilée,  détruite,  avait  subi  dans  le  cours 
des  siècles  un  outrage  pire  que  la  mort;  elle  ne  servait  plus  qu'à 
l'expression  des  pensées  grossières.  La  littérature  populaire  confiée 
à  l'idiome  d'Arnaud  Daniel  et  de  Bernard  de  Ventadour  était  la  lit- 
térature des  cabarets.  Facéties,  gros  mots,  pensées  grivoises,  chan- 
sons libertines,  tel  était,  il  y  a  une  trentaine  d'années,  le  fonds 
littéraire  de  la  Provence  pour  ceux  qui,  sachant  mal  le  français,  en 
étaient  réduits  à  leur  langage  usuel.  Un  jour,  le  fils  d'un  jardinier 
de  Saint-Rémy,  à  peine  sorti  des  écoles  où  il  a  cultivé  aussi  son 
jardin,  veut  faire  la  lecture  du  soir  à  sa  vieille  mère.  On  a  beau  se 
coucher  de  bonne  heure,  les  soirées  sont  longues  en  hiver;  il  serait 
doux  d'avoir  un  livre  écrit  dans  le  langage  natal,  un  livre  grave  ou 
joyeux,  qui  sût  élever  l'âme  ou  divertir  l'esprit.  Il  cherche  et  ne 
trouve  rien.  Des  vers  gracieux,  des  récits  aimables,  des  pages  qui 
puissent  répondre  honnêtement  à  un  honnête  désir  de  s'instruire, 
s'il  veut  se  les  procurer,  il  faut  qu'il  les  emprunte  aux  lettres  fran- 
çaises. C'est  ainsi  que  la  pauvre  femme,  en  son  humble  domaine 
rustique,  est  séparée  du  monde  des  idées.  La  langue  qui  pourrait 
charmer  pour  elle  l'ennui  des  heures  oisives  se  compose  de  mots 
qu'elle  n'entend  pas;  la  langue  qui  résonnerait  si  doucement  à  ses 
oreilles  ne  lui  offre  que  des  pages  illisibles.  L'honneur  de  M.  Joseph 
Roumanille  est  d'avoir  senti  avec  tant  de  vivacité  la  douleur  et  la 
honte  de  cette  situation.  Il  a  compris  que  la  langue  natale  était 
avilie,  et  il  a  conçu  le  dessein  de  la  réhabiliter.  Ce  dessein  est  de- 
venu la  tâche  de  toute  sa  vie;  grande  tâche  et  vraiment  patrio- 
tique! Il  travaillait  pour  son  père  et  sa  mère,  il  travaillait  aussi 
pour  toutes  les  familles  de  la  campagne,  pour  tous  les  ménages 
des  mas.  Du  Rhône  aux  Alpes  et  de  la  Durance  à  la  mer,  combien 
d'amis  inconnus,  se  disait-il,  accueilleront  ces  pages  que  je  vais 
leur  envoyer  !  Yoilà  comment  M.  Joseph  Roumanille  pubha  son  pre- 
mier recueil  de  poésies  provençales,  U  Margarideto.  Ces  pâque- 
rettes, comme  il  les  appelle,  c'étaient  des  fleurs  du  jardin  de  Saint- 
Rémy,  fleurs  toutes  simples,  mais  toutes  fraîches,  fleurs  de  saine 
pensée  comme  de  gai  savoir,  offrande  et  appel  adressés  du  fond  du 
Mas  des  Pommiers  à  tout  le  peuple  de  Provence. 


LA    NOUVELLE   POESIE    PROVENÇALE.  663 

L'offrande  fut  reçue  avec  grande  joie,  et  l'appel  retentit  de  tous 
côtés.  En  fait  de  poésie  et  d'art,  il  ne  faut  que  réussir  une  bonne 
fois  pour  créer  tout  un  courant  d'idées,  inspiration  chez  les  uns, 
imitation  chez  les  autres.  M.  Roumanille  obtint  ce  succès-là  du  pre- 
mier coup,  et  comme  en  toute  occasion  il  continuait  de  chanter,  ici 
un  conte  joyeux,  là  une  élégie,  comme  il  joignait  d'ailleurs  à  cette 
œuvre  de  rénovation  poétique  un  apostolat  social  et  défendait  les 
vieilles  mœurs  au  milieu  des  fièvres  de  iShS,  il  devint  bientôt  le 
chef  d'un  travail  d'esprit  qui  fut  un  véritable  événement  pour  la 
Provence  durant  plusieurs  années.  L'essaim  des  poètes  bourdonnait 
autour  de  la  ruche.  Employons  une  image  plus  locale  encore,  ce  fut 
une  vraie  farandole  comme  dans  les  fêtes  populaires  de  ces  contrées 
du  soleil.  Petits  et  grands,  jeunes  et  vieux,  se  tenaient  par  la  main 
dans  une  ronde  immense  et  s'entraînaient  l'un  l'autre  aux  sons  du 
tambourin.  Tous  ces  chants  de  provenance  si  diverse,  il  fallut  bien- 
tôt les  rassembler  pour  en  montrer  l'unité  bienfaisante  et  la  signi- 
fication sérieuse.  M.  Roumanille  fut  naturellement  l'éditeur  de  ce 
recueil.  Il  avait  été  le  premier  chef  d'orchestre,  il  devait  continuer 
de  diriger  l'œuvre  commune  jusqu'au  jour  où  des  talens  originaux 
prendraient  librement  leur  essor.  Celui  qui  écrit  ces  lignes  fut  in- 
vité à  expliquer  au  public  la  portée  de  cette  tentative,  à  en  donner 
du  moins  le  commentaire  patriotique  et  moral,  car,  en  ce  qui  con- 
cerne la  langue  même  des  écrivains  provençaux,  il  était  trop  peu 
qualifié  pour  en  parler  avec  compétence;  il  traça  donc  une  intro- 
duction qui  essayait  en  même  temps  d'être  un  "programme,  une 
exhortation,  une  sorte  d'engagement  pour  la  direction  à  suivre,  et 
ce  n'est  pas  là  un  des  moins  précieux  souvenirs  de  sa  vie  littéraire. 
Ainsi  parut  en  1S52  le  volume  intitulé  lî  Prouvençalo. 

Parmi  les  jeunes  chanteurs  qui  se  pressaient  autour  de  M.  Rou- 
manille, le  maître  en  avait  remarqué  un  qui  se  nommait  Frédéric 
Mistral.  Il  était  âgé  alors  de  vingt  et  un  ans.  Paysan,  fils  de  pay- 
sans, Frédéric  Mistral  avait  été  dans  les  collèges,  comme  disent  les 
bonnes  gens  de  la  campagne  ;  à  cette  date,  il  était  bachelier  ès- 
lettres,  et,  s'il  n'avait  pas  encore  terminé  son  droit,  il  s'en  fallait 
de  bien  peu.  Les  collèges  ne  lui  avaient  pas  fait  oublier  ses  premiers 
maîtres;  il  était  bien  l'enfant  du  sillon,  l'élève  des  laboureurs  et  le 
compagnon  des  pâtres.  Quand  les  chants  de  Joseph  Roumanille  ré- 
veillèrent la  poésie  provençale  de  son  engourdissement  séculaire,  la 
Belle  au  bois  dormant  prit  bien  des  aspects  diflérens  selon  les 
foyers  qu'elle  visitait.  Ce  fut  une  poésie  rustique,  une  poésie  franche 
et  robuste  qui  éclata  sur  les  lèvres  de  Frédéric  Mistral.  Il  eut  l'am- 
bition d'écrire  les  géorgiques  de  son  pays.  Virgile,  Homère,  Hé- 
siode, s'associaient  dans  sa  pensée  aux  scènes  qui  avaient  enchanté 


66Ù  REVUE   DES   DEU_   MONDES. 

son  enfance.  Il  retrouvait  sans  efforts  la  tradition  des  âges  primi- 
tifs. Quelques  pièces  dispersées  çà  et  là,  tantôt  de  belles  imitations 
virgiliennes,  tantôt  des  peintures  directement  inspirées  de  la  na- 
ture provençale,  furent  ses  premiers  essais.  Plusieurs  de  ces  har- 
dies ébauches  parurent  dans  le  recueil  dont  nous  parlions  tout  à 
l'heure.  Telles  sont  par  exemple  les  strophes  si  neuves  sur  le  fu- 
rieux vent  de  la  vallée  du  Rhône. 

«  Écoutez-le  :  quelle  tempête!  Où  va-t-il  et  d'où  vient-il?  Tu  es  pour 
nous  un  vrai  lléaa,  et  pourtant  nous  t'aimons,  roi  des  vents!  Grâce  à 
toi,  dans  nos  veines  circule  incessamment  un  sang  plus  vif,  et  quand 
tu  es  là  chassant  le  Rhône  en  souverain,  à  coups  de  fouet  tu  nous  re- 
mues si  l'été  veut  nous  énerver. 

«  ...  Taisez-vous,  vents  de  la  mer,  vent  de  la  tramontane,  vent  de 
Narbonne,  vous  qui,  pour  tordre  un  brin  d'osier,  êtes  forcés  de  vous 
donner  au  diable  !  Dieu  vous  fit,  molles  brises,  pour  caresser  le  bouton 
des  fleurs;  le  mistral,  il  le  créa  pour  bercer  les  chênes,  les  grands 
arbres  enfans  des  monts,  et  aussi  pour  en  être  la  hache.  » 

Dès  l'insertion  de  ces  pages  dans  le  recueil  des  Provençales,  on 
pouvait  signaler  chez  le  jeune  poète  l'ambition  de  mêler  à  la  grâce 
naturelle  de  la  langue  du  midi  la  vigueur  d'une  littérature  plus 
mâle.  Personne,  disions-nous,  ne  regrette  plus  que  lui  la  mollesse 
d'idées  et  de  style  qui  a  été  si  fatale  au  génie  de  ses  aïeux.  Il  ne 
renonce  pas  à  l'élégance,  mais  quel  sentiment  hardi  de  la  réalité, 
quelle  énergie  redoutable  dans  ses  peintures!  Soit  qu'il  chante  la 
Belle  d'août  et  qu'avec  une  grâce  funèbre  il  associe  toute  la  nature 
éplorée  aux  malheurs  de  son  héroïne,  —  soit  que,  dans  l'étrange  pièce 
intitulée  Amarun,  il  attaque  le  débauché,  le  secoue,  le  flagelle,  et 
l'enferme,  épouvanté,  au  fond  du  sépulcre  infect,  —  soit  que,  devant 
un  épi  de  folle  avoine,  son  ironie  vengeresse  châtie  l'oisiveté  inso- 
lente, toujours  il  y  a  chez  lui  une  pensée  généreuse,  une  imagina- 
tion agreste,  un  langage  imprégné  des  plus  franches  odeurs  du 
terroir.  S'il  nous  était  permis  de  nous  citer  nous-mêmes,  nous  rap- 
pellerions quel  pronostic  nous  avait  inspiré  dès  1852  la  vigueur  de 
ces  premières  ébauches.  C'est  alors  que  nous  disions  avec  confiance  : 
«  Ce  qui  a  pu  être  pour  d'autres  une  simple  farandole  est  pour  lui 
une  chose  grave.  Il  est  un  de  ceux  qui  ont  pris  le  plus  à  cœur  la 
restauration  du  pur  langage  d'autrefois.  Si  cette  école  s'organise 
avec  suite  et  produit  d'heureux  fruits,  ce  sera  en  grande  partie  à 
M.  Frédéric  Mistral  qu'en  reviendra  l'honneur.  » 

Il  serait  bien  superflu  de  rappeler  avec  quel  éclat  les  deux  poèmes 
de  Mireille  et  de  Calendal,  le  premier  surtout,  justifièrent  ces  pres- 
sentimens.  On  pouvait  attendre  beaucoup  du  jeune  maître-chanteur 


LA   NOUVELLE   POESIE    PROVENÇALE.  665 

sans  concevoir  des  espérances  si  hautes.  Un  vrai  poète  était  né,  un 
poète  dont  la  litérature  française  devait  s'honorer  autant  que  la  lit- 
térature provençale.  Il  y  eut  là  pourtant  une  déviation  fâcheuse.  Je 
ne  parle  pas  des  conditions  nouvelles  imposées  désormais  à  cette 
littérature  du  sol  natal.  Que  l'inspiration  familière  si  pieusement 
fondée  par  M.  Joseph  Roumanille  se  trouvât  transportée  en  face  du 
grand  public,  que  les  triomphes  du  dehors  pussent  coûter  quelque 
chose  à  la  sincérité  de  la  pensée  première,  en  un  mot  que  le  point 
de  départ  si  touchant,  si  modeste  de  cette  restauration  de  la  langue 
natale  fût  exposé  bientôt  à  quelque  dédain  de  la  part  des  poètes  eni- 
vrés de  bravos,  c'était  là  un  danger  assurément,  mais  un  danger  dont 
il  fallait  bien  prendre  son  parti,  puisqu'il  tenait  au  succès  même  de 
l'entreprise  commune.  Non,  ce  n'est  point  de  cela  que  je  parle, 
quand  je  signale  à  propos  de  Mireille  le  premier  symptôme  d'une 
déviation  regrettable.  Ce  symptôme,  bien  fait  pour  alarmer  les  plus 
sincères  amis  de  la  poésie  nouvelle,  c'est  l'espèce  de  fièvre  qui 
éclatait  dans  la  préface  du  poème.  L'auteur  de  cette  belle  épopée 
rustique  ne  s'était  pas  contenté  de  rajeunir  sa  langue  aux  sources 
pures,  de  reconstituer  le  vieil  idiome  avec  le  savoir  du  critique  et 
l'inspiration  de  l'artiste;  exalté  par  son  œuvre,  il  osait  mettre  la 
langue  provençale  restaurée  au-dessus  de  la  langue  française,  si 
bien  qu'on  pouvait  se  demander  s'il  ne  mettait  pas  aussi  la  petite 
patrie  au-dessus  de  la  grande. 

J'étais  un  de  ceux  que  cette  déclaration  de  guerre  à  notre  langue 
nationale  offusqua  le  plus  vivement  ;  je  la  relevai  ici  même.  Sans 
marchander  les  éloges  à  ces  grandes  scènes  de  nature  et  de  passion 
qui  font  la  beauté  de  Mireille,  je  demandai  compte  à  M.  Mistral 
de  ses  étranges  doctrines.  Autant  j'admirais  le  poète,  autant  je  ré- 
prouvais le  critique.  A  ses  affirmations  altières,  j'opposais  l'invin- 
cible autorité  des  faits.  La  langue  française  sacrifiée  à  la  langue 
provençale  !  Un  pareil  débat  pouvait  convenir  au  moyen  âge,  aux 
premiers  siècles  du  moyen  âge,  alors  que  l'idiome  du  nord,  n'étant 
pas  encore  soutenu  par  des  œuvres  immortelles,  voyait  s'épanouir 
au  soleil  sa  brillante  sœur  du  midi.  Nos  vieux  siècles,  je  le  veux 
bien,  —  le  xii%  le  xi^  surtout,  —  n'auraient  pas  été  surpris  de  ces 
prétentions-là  ;  il  est  impossible  au  xix^  de  s'y  arrêter  un  seul  in- 
stant. Quoi!  après  tant  de  victoires,  après  tant  de  courses  triom- 
phantes dans  tous  les  domaines  de  l'esprit,  la  langue  qui  a  grandi 
de  saint  Bernard  à  Mirabeau ,  de  Joinville  à  Guizot ,  de  Turold  à 
Lamartine,  une  langue  si  agile,  si  forte,  si  pleine,  la  langue  du 
moyen  âge  et  de  la  renaissance,  la  langue  du  xvii^  et  du  xviii^  siè- 
cle, la  langue  assouplie  encore  de  nos  jours  par  les  révolutions  de 
la  poésie  et  de  la  critique,  une  telle  langue  serait  tenue  en  échec 


666  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  un  icliome  qui  depuis  six  cents  ans  a  disparu  du  champ  deba  - 
taille  des  idées  et  qui,  réduit  aux  choses  de  la  vie  commune,  n'a 
pu  être,  comme  l'autre,  mille  fois  trempé  et  retrempé  dans  la  four- 
naise! Je  rappelais  à  M.  Mistral  la  lettre  que  Voltaire,  en  un  débat 
du  même  genre,  avait  écrite  à  un  apologiste  trop  enthousiaste  du 
parler  italien,  M.  Deodati  de  Tovazzi.  Je  lui  rappelais  avec  quelle 
verve  André  Chénier,  dans  un  de  ses  poèmes,  avait  développé  les 
argumens  de  Voltaire.  Il  y  avait  même  tel  et  tel  vers,  dans  la  vive 
apostrophe  de  Chénier,  qui  semblaient  directement  à  l'adresse  de 
M.  Mistral  ;  le  poétique  novateur  de  la  tin  du  dernier  siècle  ne  per- 
mettait pas  qu'on  accusât  dans  une  préface  l'indigence  de  notre 
langue,  et  quand  il  s'agissait  de  venger  ce  bel  idiome,  sa  colère 
ne  ménageait  rien.  Sans  se  rendre  a  toutes  nos  raisons,  M.  Mistral 
sentit  qu'il  faisait  fausse  route.  Avec  ces  franches  natures,  il  n'est 
rien  de  tel  que  de  parler  franc.  C'était  le  moment  où  Lamartine  le 
comparait  à  Homère,  où  d'autres,  qui  n'avaient  pas  les  mêmes  ex- 
cuses, s'exprimaient  sur  le  même  ton,  sans  tact,  sans  mesure, 
brouillant  les  choses  entrevues  de  trop  loin  et  ne  soupçonnant  pas 
quels  intérêts  se  trouvaient  en  jeu.  L'auteur  de  Mireille  ne  prit 
pas  le  change,  il  nous  écrivit  loyalement:  «  Vous  avez  secoué  le 
faux  clinquant  de  mon  succès  pour  n'en  laisser  briller  que  l'or 
pur.  »  Et  dès  la  seconde  édition  de  Mireille  la  préface  disparut. 

Cependant  ce  succès  de  Mireille^  soutenu  bientôt  par  la  publi- 
cation d'un  autre  grand  poème,  Caletidal,  œuvre  d'imagination  et 
d'art,  pleine  de  tableaux  hartiis  et  de  sentimens  héroïques,  mettait 
en  toute  lumière  la  nouvelle  poésie  provençale.  Les  jeunes  maîttes- 
chanteurs,  si  empressés  déjà  au  premier  appel  de  M.  Roumanille, 
accouraient  toujours  plus  nombreux.  Au  premier  rang,  comme  un 
troisième  chef,  s'était  placé  M.  Théodore  Aubanel,  l'auteur  du  Neuf 
thermidor,  du  Massarre  des  innocens  et  de  la  Grenade  entr'ouverte. 
Nous  ne  citerons  pas  les  autres,  de  peur  de  ne  pas  être  complète- 
ment juste,  c'est  au  public  particulier  du  terroir  de  marquer  les 
rangs  et  les  distances.  Disons  seulement  que,  depuis  le  premier 
jour,  cette  poésie  n'a  jamais  chômé,  qu'elle  n'a  manqué  à  aucune 
fête  du  pays,  qu'un  almanach  populaire  très  gai,  très  joyeux,  très 
sensé,  y  forme  désormais  une  vraie  bibliothèque  à  l'usage  du  peuple 
des  campagnes ,  et  que  l'éditeur  de  cette  petite  revue  annuelle, 
M.  Roumanille  lui-même,  pourrait  bien  quelquefois  répéter  en  sou- 
riant les  mots  de  Pline  le  Jeune  :  magnum  proventum  poetarum 
amms  hic  attulit. 

Au  milieu  de  ce  travail,  qui  rappelait  par  instans  le  bourdonne- 
ment d'une  ruche,  il  y  avait  parfois  de  bien  touchans  épisodes.  Peu 
de  temps  après  la  publication  de  Calendal,  des  Espagnols  chassés 


LA   NOUVELLE    POESIE   PROVENÇALE.  667 

de  leur  pays  par  la  guerre  civile  vinrent  se  réfugier  dans  Avignon. 
L'un  d'eux,  Catalan  d'origine,  avait  précisément  essayé  de  faire 
dans  sa  contrée  natale  ce  que  MM.  Roumanille,  Mistral,  Aubanel, 
faisaient  si  vaillamment  aU  pays  d'Arles  et  du  comtat.  Catalogne, 
Provence,  c'étaient  des  sœurs  autrefois,  c'étaient  du  moins  des 
compagnes  d'enfance  issues  du  même  sang  et  parlant  le  même 
langage.  L'homme  que  le  hasard  des  révolutions  envoyait  ainsi  aux 
bords  du  Rhône  pour  y  renouer  des  liens  rompus  depuis  des  siècles 
était  don  Victor  Balaguer,  orateur  et  poète,  qui  a  joué  un  rôle  dans 
les  cortès  d'Espagne,  qui  est  même  devenu  ministre  sous  un  des  gou- 
vernemens  nés  de  la  révolution  de  1868.  Vous  devinez  la  joie  du  poète 
catalan  quand  une  circonstance  fortuite  le  rapprocha  des  poètes  pro- 
vençaux. Une  œuvre  pareille  avait  cimenté  d'avance  letu'  amitié.  Dès 
le  premier  mot,  on  se  reconnut.  Il  lui  sembla  qu'une  patrie  nouvelle 
lui  souriait.  Plus  tard,  lorsque  les  événemens  permirent  à  Victor  Ba- 
laguer de  repasser  les  Pyrénées,  ses  amis  de  Catalogne  tinrent  à  hon- 
neur, non-seulement  de  remercier  les  Provençaux  de  l'accueil  fait  à 
leur  compatriote,  mais  de  célébrer  ensemble  leur  fraternité  recon- 
quise. Ils  chargèrent  une  main  habile  de  ciseler  une  coupe  d'argent 
qui  fût  le  symbole  de  cette  poétique  alliance.  Représentez-vous  une 
coupe  de  forme  antique  dont  le  support  est  une  tige  de  palmier. 
Autour  de  la  tige  se  dressent  deux  jeunes  filles  à  la  taille  élancée, 
au  visage  souriant,  que  désignent  d'une  façon  assez  claire  des  ar- 
moiries finement  sculptées  ;  on  reconnaît  la  Catalogne  et  la  Pro- 
vence. A  la  base  sont  inscrits  deux  vers  de  don  Balaguer,  et  deux 
vers  de  M.  Frédéric  Mistral.  Sur  les  parois,  dans  un  cartouche  où 
s'enlacent  des  lauriers,  se  lisent  les  mots  suivans  en  langue  cata- 
lane :  Record  ofert  jjer  patricis  catalans  als  [elibres  lyrocenzah  per 
la  hospitatat  donata  al  poeta  catala  Victor  Balaguer,  i867 .  La 
coupe  fut  envoyée  aux  poètes  provençaux,  non  pas  à  un  seul,  mais 
à  tous,  à  tous  les  chanteurs,  à  tous  les  fHihres]  c'est  un  terme  de 
la  vieille  langue  de  notre  midi,  qui  répond  assez  bien  à  celui  de 
maître  ès-arts,  et  que  nos  chanteurs  avaient  adopté  depuis  peu.  A 
qui  devait  être  confiée  la  garde  du  précieux  écrin?  Évidemment  au 
fondateur  de  l'école,  au  fils  du  jardinier  de  Saint-Rémy.  Quand  de 
fraternelles  agapes  réunissent  les  félibres,  M.  Roumanille  n'ijublie 
pas  la  coupe  des  Catalans ,  qui  passe  de  mains  en  mains  au  milieu 
des  chants  de  joie.  Le  plus  beau  de  ces  chants  est  celui  que  M.  Mis- 
tral a  composé,  chant  devenu  populaire  en  Provence  et  que  je  re- 
trouve dans  les  lies  cVor  : 

«  Provençaux,  voici  la  coupe  qui  nous  vient  des  Catalans,  tour  à  tour 
buvons  ensemble  le  viu  pur  de  notre  cru.  Coupe  sainte  et  débordante, 


668  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

verse  à  pleins  bords,  verse  à  flots  les  enthousiasmes  et  l'énergie  des 
forts  ! 

<(  D'un  ancien  peuple  fier  et  libre,  nous  sommes  peut-être  la  fin ,  et 
si  les  félibres  tombent,  tombera  notre  nation.  Coupe  sainte  et  débor- 
dante, verse  à  pleins  bords,  verse  à  flots  les  enthousiasmes  et  l'énergie 
des  forts! 

«  D'une  race  qui  regerme,  peut-être  sommes-nous  les  premiers  jets; 
de  la  patrie  peut-être  nous  sommes  les  piliers  et  les  chefs.  Coupe  sainte 
et  débordante,  verse  à  pleins  bords,  verse  à  flots  les  enthousiasmes  et 
l'énergie  des  forts  ! 

«  Verse-nous  les  espérances  et  les  rêves  de  la  jeunesse,  le  souvenir 
du  passé  et  la  foi  dans  l'an  qui  vient.  Coupe  sainte  et  débordante,  verse 
à  pleins  bords,  verse  à  flots  les  enthousiasmes  et  l'énergie  des  forts! 

«  Verse-nous  la  connaissance  du  vrai  comme  du  beau ,  et  les  hautes 
jouissances  qui  se  rient  de  la  tombe.  Coupe  sainte  et  débordante,  verse 
à  pleins  bords,  verse  à  flots  les  enthousiasmes  et  l'énergie  des  forts! 

((  Verse-nous  la  poésie  pour  chanter  tout  ce  qui  vit,  car  c'est  elle 
l'ambroisie  qui  transforme  l'homme  en  Dieu.  Coupe  sainte  et  débor- 
dante, verse  à  pleins  bords,  verse  à  flots  les  enthousiasmes  et  l'énergie 
des  forts  ! 

«Pour  la  gloire  du  pays,  vous  enfin,  nos  complices,  Catalans,  de 
loin,  ô  frères,  tous  ensemble  communions!  Coupe"  sainte  et  débor- 
dante, verse  à  pleins  bords,  verse  à  flots  les  enthousiasmes  et  l'énergie 
des  forts  !  )> 

Il  y  avait  bien  dans  ces  strophes  viriles  certains  mots  qui  ne  son- 
naient pas  très  juste  à  nos  oreilles.  On  pouvait  craindre  des  mé- 
prises funestes  chez  les  auditeurs  qu'enivrait  cette  espèce  de  mar- 
seillaise provençale.  Plusieurs  estimaient  que  tel  passage  éveillait 
trop  l'idée  d'une  patrie  distincte,  d'une  patrie  séparée.  Gomment 
douter  pourtant  des  sentimens  du  poète,  quand  on  le  voyait,  en  ces 
mêmes  années  et  dans  une  pièce  adressée  aux  mêmes  poètes  ca- 
talans ses  complices,  faire  cette  déclaration  :  «  Nous,  les  Proven- 
çaux, flamme  unanime,  nous  sommes  de  la  grande  France,  fran- 
chement et  loyalement;  vous,  les  Catalans,  bien  volontiers  vous  êtes 
de  la  magnanime  Espagne?  »  Gomment  douter  du  poète  qui,  après 
avoir  rappelé  avec  regrets  l'ancienne  vie  autonome  de  sa  contrée 
natale,  expliquait  si  nettement  les  transformations  nécessaires,  bien 
plus,  les  transformations  bienfaisantes  :  a  A  la  mer  doit  tomber  le 
ruisseau...  Des  perfides  froidures  de  l'équinoxe  le  blé  serré  se  pré- 
serve mieux;  et  les  petits  vaisseaux  pour  naviguer  en  sûreté,  quand 
l'onde  est  noire  et  l'air  obscur,  doivent  naviguer  de  conserve...  II 
est  bon  d'être  nombre,  il  est  beau  de  s'appeler  les  enfans  de  la 


LA   NOUVELLE   POESIE   PROVENÇALE.  669 

France,  et,  quand  on  a  parlé,  de  voir  courir  sur  les  peuples  un  es- 
prit de  vie  nouvelle.  »  Assurément,  l'homme  qui  parlait  de  la  sorte 
ne  devait  pas  être  soupçonné  de  vouloir  affaiblir  chez  ses  compa- 
triotes de  Provence  le  sentiment  de  la  grande  patrie.  Bref,  en  dépit 
de  certaines  paroles  dont  on  aurait  voulu  atténuer  l'accent,  il  était 
impossible  de  voir  dans  l'épisode  des  Catalans  autre  chose  qu'une 
aventure,  touchante  image  de  ces  mouvemens  d'expansion,  de  ces 
ardeurs  de  sympathie  qui  appartiennent  si  profondément  au  génie 
de  notre  France. 

L'aventure  eut  des  suites  dont  la  poésie  provençale  n'eut  qu'à  se 
féliciter.  Au  printemps  de  1868,  la  ville  de  Barcelone  devait  célé- 
brer ses  jeux  floraux.  Les  poètes  catalans  organisateurs  de  la  fête 
y  invitèrent  leurs  frères  des  contrées  du  Rhône.  Plusieurs  d'entre 
eux,  M.  Mistral  en  tête,  répondirent  à  cet  appel,  et  l'abbaye  du 
Montserrat  vit  arriver  sur  ses  hautes  cimes  une  légion  de  pèlerins 
enthousiastes  comme  elle  n'en  avait  pas  connu  depuis  le  xiii^  siè- 
cle. Un  savant  même,  un  des  maîtres  de  la  philologie  et  de  la  cri- 
tique érudite,  M.  Paul  Meyer,  s'était  joint  à  M.  Mistral  et  à  ses 
amis,  heureux  de  retrouver  au  grand  soleil  toutes  vives,  toutes  ra- 
dieuses, maintes  choses  qu'il  a  disputées  si  vaillamment  à  la  pous- 
sière des  manuscrits.  La  même  année,  au  mois  de  septembre,  la 
Provence  reçut  à  son  tour  les  représentans  littéraires  de  la  Cata- 
logne. Saint-Rémy,  la  jolie  petite  ville  des  Alpilles,  d'où  est  sortie 
la  renaissance  provençale,  avait  été  choisie  pour  centre  de  la  fête. 
On  s'y  souvient  encore  de  ces  journées  d'enthousiasme.  Ce  n'était 
pas  seulement  une  réunion  de  lettrés  qui  échangent  des  complimens 
et  des  toasts,  c'était  une  solennité  populaire.  L'église  y  était  asso- 
ciée comme  dans  les  cérémonies  du  moyen  âge.  Les  cloches  son- 
naient, les  hautbois  chantaient,  les  tambourins  mettaient  tout  ce 
monde  en  liesse.  Avignon  et  Arles  continuèrent  la  réception  poé- 
tique, donnant  chacune  à  la  fête  un  caractère  particulier.  Sur  la 
rive  droite  du  Rhône,  au-delà  de  Villeneuve-lèz-Avignon,  dans  ce 
pittoresque  vallon  du  chêne  vert,  d'où  l'on  domine  un  si  splendide 
pays,  la  villa  Séménow  entendit  par  un  soir  de  septembre  des  sir- 
ventes  et  des  canzones  répétés  au  loin  par  les  échos.  C'est  là  que 
M.  Mistral  lut  pour  la  première  fois  son  poème  du  Tambour  d' Ar- 
éole que  nous  avons  traduit  et  publié  ici  même  quelques  semaines 
plus  tard  (1).  Quelles  fêtes  aussi  dans  les  arènes  d'Arles  !  Et  quels 
entretiens  aux  Aliscamps  !  On  sait  que  le  souvenir  du  Dante,  évoqué 
par  un  vers  de  la  Divine  Comédie,  plane  sur  l'austère  allée  au  mi- 

(1)  Voyez,  dans  la  Eevue  du  15  novembre  1868,   les  pages  qui  portent  ce  titre  :  Un 
Mot  sur  la  fête  internationale  de  Saint-Rémy  de  Provence. 


670  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

lieu  des  tombes  romaines.  Toutes  ces  choses,  rattachées  à  la  visite 
des  Catalans,  forment  un  brillant  épisode  dans  l'histoire  de  la  nou- 
velle poésie  provençale. 

Puis  vinrent  les  institutions  littéraires,  concours  et  congrès ,  les 
premiers  très  sagement  établis  puisqu'il  s'agit  de  donner  une  direc- 
tion à  la  recrue  annuelle  des  jeunes  écrivains,  les  autres  beaucoup 
moins  heureux,  à  mon  avis,  car  ils  tendent  à  faire  oublier  deux 
choses  dont  il  faut  conserver  le  souvenir  comme  une  sauvegarde. 
Quelles  sont  ces  deux  choses?  Le  sentiment  d'où  est  née  cette  poé- 
sie nouvelle  et  le  but  qu'elle  doit  poursuivre.  Quand  je  vois  la  phi- 
lologie érudite,  la  philologie  ambitieuse  et  contentieuse,  chercher  à 
s'emparer  de  ces  poétiques  domaines,  j'éprouve  quelques  inquié- 
tudes. Fût-elle  représentée  par  les  plus  estimables  savans,  elle  me 
fait  peur.  J'aperçois  ici  deux  dangers  très  différons  pour  l'école  des 
félibres,  le  danger  du  pédantisme  et  le  danger  de  l'infatuation. 
Certes  que  des  savans  étrangers  s'occupent  de  la  langue  de  MM.  Rou- 
manille  et  Mistral ,  qu'un  professeur  de  l'université  d'Helsingfors 
annonce  pour  son  cours  de  cette  année  une  explication  grammati- 
cale du  second  chant  de  Mirêio,  qu'en  Allemagne,  en  Finlande,  en 
Suède,  l'idiome  renouvelé  de  la  Provence  soit  étudié  avec  amour, 
on  ne  peut  que  se  réjouir  d'une  telle  victoire.  Pareillement  il  est 
tout  naturel  que  nos  philologues  ne  restent  pas  indilTérens  au  réveil 
d'une  langue  qui  a  précédé  la  langue  française,  qui  produisait  déjà 
des  poèmes  alors  que  sa  sœur  du  nord  balbutiait ,  qui  du  ix^  siècle 
au  xiii«  a  donné  tant  de  preuves  de  souplesse  et  de  grâce.  Fauriel  a 
fait  un  cours  en  Sorbonne  sur  l'ancienne  poésie  provençale,  M.  Paul 
Meyer  a  complété  par  ses  recherches  personnelles  les  travaux  de  son 
illustre  devancier,  il  y  a  une  chaire  au  Collège  de  France  pour  la 
langue  française  du  moyen  âge,  il  y  a  une  école  tout  entière,  et  une 
vaillante  école,  où  s'enseigne  tout  ce  qui  intéresse  nos  vieilles 
chartes  du  nord  et  du  midi;  pourquoi  l'idiome  séculaire,  rajeuni  de 
nos  jours  par  les  félibres,  ne  serait-il  pas  l'objet  d'études  attentives 
et  précises?  Rien  de  plus  juste,  et  pourtant  on  est  toujours  tenté 
dédire  aux  disciples  de  M.  Roumanille  :  Prenez  garde!  à  chacun 
son  lot  et  sa  peine.  La  tâche  du  philologue  n'est  pas  la  tâche  du 
poète.  Que  vous  êtes-vous  proposé,  enfans  du  comtat  et  du  pays 
d'Arles?  Vous  avez  eu  le  dessein  de  créer  une  littérature  honnête, 
virile,  sérieuse  et  joyeuse  tout  ensemble,  qui  remplaçât  pour  vos 
mères,  pour  vos  femmes  et  vos  enfans  les  écrits  misérables  nés 
d'une  langue  avilie.  Que  veulent  au  contraire  ceux  qui  s'appliquent 
autour  de  vous  à  l'étude  un  peu  tumultuaire  de  ce  département  des 
langues  romanes?  Ils  veulent  des  textes  quels  qu'ils  soient.  Ils 
fouillent  partout  sans  choix,  sans  art,  et  tout  ce  qu'ils  rencontrent 


LA    NOUVELLE    POÉSIE    PROVENÇALE.  671 

ils  le  ramassent.  Les  choses  que  vous  avez  résolu  de  condamner  à 
l'oubli  reparaissent  au  jour  par  les  soins  de  ces  maladroits  auxi- 
liaires. Suscités  par  vous,  ils  travaillent  contre  vous.  Voilà  votre 
premier  péril,  si  vous  n'êtes  sur  vos  gardes,  le  danger  du  prosaïsme 
et  de  la  vulgarité.  Il  y  en  a  un  second  d'un  autre  ordre  :  à  force  de 
vous  entendre  dire  en  des  congrès  solennels  que  vous  avez  retrouvé 
une  langue  et  ressuscité  une  nation,  vous  finirez  peut-être  par 
céder  aux  tentations  décevantes.  Il  ne  faudrait  pas  qu'une  certaine 
infatuation  littéraire  vous  entraînât  à  perdre  de  vue  la  grande  com- 
munauté nationale.  Ce  fut  souvent  votre  écueil,  défiez-vous! 

On  le  voit  donc  par  ce  résumé  fidèle,  l'histoire  de  la  poésie  pro- 
vençale au  xix^  sièle  présentait  à  la  fois  des  efforts  très  dignes  de 
sympathie  et  des  symptômes  un  peu  inquiétans.  Le  grand  intérêt 
du  recueil  de  vers  que  vient  de  publier  M.  Frédéric  Mistral,  c'est 
que  le  poète,  sans  y  prétendre  et  sans  blâmer  personne,  le  plus 
simplement  et  le  plus  naturellement  du  monde,  ramène  l'entreprise 
commune  en  ses  justes  limites. 

Les  pages  qui  avaient  un  instant  déparé  Mireille  en  1859,  c'étaient 
les  pages  altières  de  la  préface,  c'est  la  préface  au  contraire  qui 
seize  ans  plus  tard  fait  la  principale  beauté  des  lies  d'or.  Voyez 
quelle  simplicité,  quelle  droiture,  quelle  largeur  d'inspiration! 
voyez  aussi  quelles  leçons  se  dégagent  de  ces  confidences  loyales! 
Les  jeunes  générations  oubliaient  peu  à  peu  le  point  de  départ  du 
félibrige  ;  c'est  Mistral  lui-même  qui  leur  rappelle  ces  touchantes 
origines.  Nous  sommes  fils  de  paysans,  dit-il,  et  quand  nous  écri- 
vons la  langue  du  pays  nous  écrivons  pour  nos  frères.  Les  aînés 
doivent  assistance  aux  plus  jeunes;  si  nous  sommes  plus  lettrés,  il 
est  juste  que  nos  études  profitent  à  notre  langue  natale,  et  par  elle 
à  ceux  qui  nous  liront.  La  poésie  que  nous  avons  créée  n'a  pas 
d'autre  raison  d'être.  Tel  est  évidemment  le  sens  de  ces  pages  si 
simples,  si  mâles,  où  le  poète  nous  raconte  sa  première  enfance  et 
l'éducation  de  son  esprit  : 

«  Je  suis  né  à  Maillane  en  1830,  le  beau  jour  de  Notre-Dame  de  sep- 
tembre. Maillane  est  un  village  du  pays  d'Arles  comptant  une  quin- 
zaine de  cents  âmes,  et  situé  au  centre  d'une  vaste  plaine  barrée  au 
midi  par  les  Alpilles  bleues. 

«  Mes  parens  habitaient  la  campagne  et  exploitaient  eux-mêmes  leur 
bien  patrimonial.  Mon  père,  qui  était  veuf  de  sa  première  femme,  avait 
cinquante-cinq  ans  lorsqu'il  se  remaria,  et  je  suis  le  fruit  de  ce  second 
lit.  Mon  pauvre  père,  —  je  l'ai  perdu  en  1855  dans  ses  quatre-vingt- 
quatre  ans,  —  était  ce  qu'on  appelle  un  homme  du  vieux  temps.  Voici 
comment  il  avait  fait  la  connaissance  de  ma  mère  :  Une  année,  à  la 


672  ÇEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Saint-Jean,  maître  François  Mistral  était  au  milieu  de  ses  blés  qu'une 
troupe  de  moissonneurs  abattaient  à  la  faucille.  Des  essaims  de  gla- 
neuses suivaient  les  ouvriers  et  ramassaient  les  épis  qui  échappaient 
au  râteau.  Maître  François,  mon  père,  remarqua  une  belle  fille  qui 
restait  en  arrière,  comme  si  elle  eût  eu  honte  de  glaner  comme  les  au- 
tres. 11  s'approcha  d'elle  et  lui  dit  :  —  Mignonne,  de  qui  es-tu?  quel 
est  ton  nom  ?  —  La  jeune  fille  répondit  :  —  Je  suis  la  fille  d'Etienne 
PouHnet,  le  maire  de  Maillane;  mon  nom  est  Délaïde.  —  Gomment,  dit 
mon  père,  la  fille  de  Poulinet,  qui  est  le  maire  de  Maillane,  va  glaner! 
—  Maître,  répliqua-t-elle,  nous  sommes  une  nombreuse  famille,  six 
filles  et  deux  garçons,  et  notre  père,  quoiqu'il  ait  assez  de  biens,  comme 
vous  savez,  quand  nous  lui  demandons  de  quoi  nous  attifer,  nous  ré- 
pond :  «  Mes  fillettes,  si  vous  voulez  de  la  parure,  gagnez-en.  »  Voilà 
pourquoi  je  suis  venue  glaner.  —  Six  mois  après  cette  rencontre,  qui 
rappelle  l'antiqne  scène  de  Ruth  et  de  Booz,  le  bon  maître  François  de- 
manda Délaïde  à  maître  Poulinet,  et  je  suis  né  de  ce  mariage. 

((  Mon  enfance  première  se  passa  donc  à  la  ferme,  en  compagnie  des 
laboureurs,  des  faucheurs  et  des  pâtres.  Je  me  souviens  toujours  de  ce 
temps  avec  délices,  comme  le  pauvre  Adam  devait  se  souvenir  du  pa- 
radis terrestre. 

«  Chaque  saison  renouvelait  la  série  des  travaux.  Le  labour,  les  se- 
mailles, la  tonte,  la  fauche,  les  vers  à  soie,  les  moissons,  le  dépicage, 
les  vendanges  et  la  cueillette  des  olives,  déployaient  à  ma  vue  les  actes 
majestueux  de  la  vie  rustique  éternellement  dure,  mais  éternellement 
honnête,  salubre,  indépendante  et  calme. 

a  Tout  un  peuple  de  serviteurs,  d'hommes  loués  au  mois,  de  journa- 
liers, allait  et  venait  dans  les  terres  du  mas,  avec  la  houe  ou  le  râteau 
ou  bien  la  fourche  sur  l'épaule ,  et  travaillant  toujours  avec  des  gestes 
nobles  comme  dans  les  peintures  de  Léopold  Robert.  Mon  vénérable  père 
les  dominait  tous,  par  la  taille,  par  le  sens,  comme  aussi  par  la  no- 
blesse. C'était  un  grand  et  beau  vieillard,  digne  dans  son  langage, 
ferme  dans  son  commandement,  bienveillant  au  pauvre  monde,  rude 
pour  lui  seul.  » 

On  retrouve  ici  le  type  de  ces  hautes  figures  agrestes  qui  tien- 
nent si  bien  leur  place  dans  Mireille,  maître  Ambroise,  le  pauvre 
vannier  de  Valabrègue,  et  maître  Ramon,  le  riche  fermier  du  ?nas 
des  Micocoules.  Ce  n'est  pourtant  pas  là  ce  qui  me  frappe  le  plus 
en  ce  moment  et  en  cet  endroit;  il  est  évident,  et  j'en  félicite  le 
poète,  qu'il  a  voulu  surtout  faire  reparaître  le  public  particulier 
auquel  s'adresse  la  nouvelle  poésie  provençale.  Gomme  le  fils  du 
jardinier  de  Saint-Rémy  est  devenu  prosateur  et  poète  pour  donner 
à  sa  mère  des  livres  qu'elle  pût  lire,  le  fils  du  fermier  de  Maillane 


LA    NOUVELLE    POÉSIE    PROVENÇALE.  673 

écrivait  ses  premiers  chants  pour  réjouir  le  cœur  de  ce  grand  vieil- 
lard. On  a  pu  en  douter  autrefois,  on  n'en  doutera  plus  désormais; 
M.  Frédéric  Mistral,  tout  en  faisant  œuvre  d'artiste,  songeait  aussi 
bien  que  Roumanille  aux  gens  illettrés  de  son  pays,  et  c'est  très 
sincèrement  qu'il  écrivait,  au  début  de  Mireille  :  «  Je  ne  chante  que 
pour  les  pâtres  et  les  gens  des  mas,  » 

Car  cantaii  que  per  vautre,  o  pastre  et  gent  di  mas! 

Si  l'élan  du  poète  et  la  curiosité  du  styliste  l'entraînaient  parfois 
au-delà  de  ses  frontières,  il  n'en  était  pas  moins,  comme  M.  Rou- 
manille, fidèle  à  sa  tâche  particulière  et  à  son  domaine  propre.  Je 
suis  charmé,  quant  à  moi,  de  voir  avec  quelle  précision  il  affirme 
aujourd'hui  ces  choses,  marquant  ainsi  le  devoir  de  tous  et  le  rap- 
pelant à  chacun. 

Voici  encore  une  autre  leçon,  non  moins  opportune  et  non  moins 
vive.  Oii  dit  que,  dans  l'effervescence  du  félibrige,  déjeunes  témé- 
raires ont  oublié  le  respect  des  vieilles  croyances,  que,  par  crainte 
de  paraître  trop  attachés  aux  traditions,  ils  ont  pris  certaines  al- 
lures peu  conformes  à  la  pensée  du  fondateur,  enfin  qu'un  esprit 
légèrement  sceptique  et  railleur  s'est  insinué  çà  et  là.  Ce  n'est  rien 
encore,  c'est  un  symptôme  pourtant,  et  un  symptôme  qu'on  ne  doit 
pas  dédaigner  sous  le  soleil  des  pays  rouges.  Si  la  nouvelle  poésie 
provençale  n'est  pas  consacrée  à  l'entretien  des  vieilles  mœurs, 
elle  n'a  plus  ni  âme,  ni  principe,  ni  raison  d'être,  elle  n'est  [rien. 
Toute  sa  force  est  dans  le  sentiment  d'où  elle  est  sortie.  Il  apparte- 
nait à  M.  Frédéric  Mistral  de  donner  cet  avertissement  à  ses  con- 
frères, et  c'est  pour  cela,  je  n'en  saurais  douter,  qu'il  a  tracé  cette 
fière  image  de  son  vieux  père.  Écoutez-le  parler,  le  bon  fermier  de 
Maillane;  ce  n'était  pas  un  homme  qui  méconnût  son  temps,  il  ne 
maudissait  pas  les  changemens  nécessaires,  il  avait  servi  la  France 
aux  heures  les  plus  sombres  de  notre  histoire;  mais,  chrétien  loyal 
et  confiant,  au-dessus  des  ruines  d'ici-bas,  il  apercevait  toujours  la 
religion  des  ancêtres. 

«  Engagé  volontaire  pour  défendre  la  France  pendant  la  révolution, 
il  se  plaisait  le  soir  à  raconter  ses  vieilles  guerres.  Sous  la  terreur,  il 
avait  creusé  un  souterrain  pour  cacher  les  suspects,  et,  tant  qu'avaient 
duré  les  discordes  civiles,  il  avait  abrité  les  proscrits  fugitifs,  de  quel- 
que parti  qu'ils  fussent. 

«  Au  plus  mauvais  de  ce  temps-là,  il  avait  été  requis  pour  transpor- 
ter du  blé  à  Paris  où  régnait  la  famine.  C'était  dans  l'intervalle  où  l'on 
avait  tué  le  roi.  La  France  épouvantée  était  dans  la  consternation.  En 
retournant  un  jour  d'hiver  à  travers  la  Bourgogne,  avec  une  pluie 

TOME  XII.  —  4875.  43 


674  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

froide  qui  lui  battait  le  visage,  et  de  la  fange  sur  les  routes  jusqu'au 
moyeu  des  roues,  il  rencontra,  nous  disait-il,  un  charretier  de  son  pays. 
Les  deux  compatriotes  se  tendirent  la  main,  et  mon  père,  prenant  la 
parole  :  —  Tiens  !  où  vas-tu,  voisin,  par  ce  temps  diabolique?  —  Citoyen, 
répliqua  l'autre,  je  vais  à  Paris  porter  les  saints  et  les  cloches.  —  Mon 
père  devint  pâle,  les  larmes  lui  jaillirent,  et,  ôtant  son  chapeau  devant 
les  saints  de  son  pays  et  les  cloches  de  son  église  qu'il  rencontrait  là 
sur  une  route  de  Bourgogne  :  —  Ah!  maudit!  lui  fil-il,  crois-tu  qu'à 
ton  retour  on  te  nommera  pour  cela  représentant  du  peuple  ? 

«  Le  fondeur  de  saints  courba  la  tête  de  honte,  et,  reniant  son  Dieu, 
il  fit  tirer  ses  bêtes. 

«  Mon  père,  je  vous  le  dirai,  avait  une  foi  profonde.  Le  soir,  en  été 
comme  en  hiver,  il  faisait  à  haute  voix  la  prière  pour  tous,  et  puis, 
quand  les  veillées  devenaient  longues,  il  lisait  l'Évangile  à  ses  enfans  et 
domestiques.  Fidèle  aux  vieux  usages,  il  célébrait  avec  pompe  la  fête 
de  Noël,  et,  lorsque  pieusement  il  avait  béni  la  bûche,  il  nous  parlait 
des  ancêtres,  il  louait  leurs  actions  et  il  priait  pour  eux.  Lui,  quelque 
temps  qu'il  fît,  était  toujours  content;  et  si  parfois  il  entendait  les  gens 
se  plaindre,  soit  des  vents  tempétueux,  soit  des  pluies  torrentielles  : 
—  Bonnes  gens,  leur  disait-il,  celui  qui  est  là-haut  sait  fort  bien  ce  qu'il 
fait  comme  aussi  ce  qu'il  nous  faut. 

«  ...  Il  fit  la  mort  d'un  patriarche.  Après  qu'il  eut  reçu  les  derniers 
sacremens,  toute  la  maisonnée  nous  pleurions  autour  du  lit.  —  Mes  en- 
fans,  nous  dit-il,  pourquoi  pleurer?  Moi,  je  m'en  vais  et  je  rends  grâce 
à  Dieu  pour  tout  ce  que  je  lui  dois  :  ma  longue  vie  et  mon  labeur  qui  a 
été  béni.  —  Ensuite  il  m'appela  et  me  dit  :  —  Frédéric,  quel  temps 
fait-il?  —  Il  pleut,  mon  père,  répondis -je.  —  Eh  bien!  dit-il,  s'il 
pleut,  il  fait  beau  temps  pour  les  semailles.  —  Et  il  rendit  son  âme 
à  Dieu.  » 

Cette  simple  et  mâle  figure,  si  franchement  dessinée,  va  devenir 
populaire  au  pays  des  Alpilles.  On  parlera  dans  les  mas  du  fermier 
de  Maillane.  J'espère  surtout  que  ces  pages  serviront  de  guide  aux 
jeunes  continuateurs  de  la  renaissance  provençale  et  les  empêche- 
ront de  s'égarer.  «  Voilà,  dit  M.  Frédéric  Mistral,  l'homme  fort,  na- 
turel et  doux  auprès  duquel  j'ai  passé  mon  enfance.  »  C'est  comme 
s'il  disait  :  «  Voilà  mon  maître,  il  m'a  enseigné  la  langue  que  je 
parle  et  la  poésie  qui  m'enchante.  »  M.  Roumanille  avait  exprimé 
les  mêmes  sentimens,  il  est  bon  que  M.  Mistral  les  exprime  à  son 
tour  avec  l'autorité  due  à  ses  grandes  idylles  épiques.  Si  on  a  tenté 
parfois  de  séparer  les  deux  poètes,  l'un  plus  simple,  plus  enraciné 
dans  le  sillon  natal,  l'autre  plus  hardi,  plus  fier  et  dont  la  voix  dé- 
passe les  horizons  delà  Provence,  on  ne  l'essaiera  plus  désormais. 


LA    NOUVELLE    POÉSIE    PUOVENrALE.  675 

L'auteur  modeste  des  ouhreto  voit  aujourd'hui  son  inspiration  et  ses 
principes  confirmés  par  l'auteur  de  Mireille.  J'insiste,  car  je  sens 
très  vivement  combien  cette  poésie,  pour  ne  pas  dévier,  a  besoin 
de  se  rattacher  sans  cesse  à  ses  origines.  M.  Mistral  commence  à  le 
sentir  de  même  et  je  ne  saurais  douter  du  sentiment  qui  l'anime 
lorsque  dans  cette  préface  du  recueil  des  lies  d'or  il  rend  un  si  tou- 
chant hommage  à  M.  Joseph  Roumanille.  Il  faut  citer  encore,  ces 
confidences  intimes  sont  précieuses  à  recueillir  : 

((  Un  événement  d'importance  majeure,  non-seulement  pour  moi, 
mais  pour  notre  renaissance,  vient  se  placer  ici.  C'était  en  1845,  au  pen- 
sionnat où  j'étais,  un  jeune  homme  de  Saint-Rémy  ayant  nom  Rouma- 
nille entra  comme  professeur.  Étant  voisins  de  terres,  —  Maillane  et 
Saint-Rémy  sont  du  même  canton,  —  et  nos  familles  se  connaissant  de 
longue  date,  nous  fûmes  bientôt  camarades.  Roumanille,  déjà  piqué  par 
l'abeille  provençale,  recueillait  en  ce  temps-là  son  livre  des  Pâquerettes. 
A  peine  m'eut-il  montré  dans  leur  nouvauté  printanière  ces  gentilles 
fleurs  de  pré,  qu'un  beau  tressaillement  s'empara  de  mon  être  et  je 
m'écriai  :  — Voilà  l'aube  que  mon  âme  attendait  pour  s'éveiller  à  la  lu- 
mière! —  J'avais  bien  jusque-là  lu  quelque  peu  de  provençal,  mais  j'étais 
ennuyé  de  voir  que  notre  langue  était  toujours  employée  en  manière 
de  dérision.  Il  est  vrai  que  j'ignorais  encore  les  fiers  poèmes  de  Jasmin. 
Roumanille  le  premier,  sur  la  rive  du  Rhône,  chantait  dignement  dans 
une  forme  simple  et  fraîche  tous  les  sentimens  du  cœur.  Donc  nous 
nous  embrassâmes  et  fîmes  amitié  sous  une  étoile  si  heureuse  que  depuis 
trente  ans  nous  marchons  de  compagnie,  sans  que  notre  affection  ou 
notre  zèle  se  soient  ralentis  jamais.  Embrasés  tous  deux  du  désir  de  re- 
lever le  parler  de  nos  mères,  nous  étudiâmes  ensemble  les  vieux  livres 
provençaux,  et  nous  nous  proposâmes  de  restaurer  la  langue  selon  ses 
traditions  et  ses  caractères  nationaux,  —  ce  qui  s'est  accompli  de  nos 
jours  avec  l'aide  et  le  vouloir  de  nos  frères  les  félibres.  » 

La  préface  des  Iles  d'or  n'est  donc  pas  seulement  un  recueil  de 
confidences  intimes,  c'est  une  sorte  de  manifeste;  il  y  a  là,  pour 
qui  sait  lire,  des  leçons  excellentes  et  qui  viennent  fort  à  point. 
J'en  dirai  autant  du  livre  même.  Il  renferme  les  mémoires  poéti- 
ques de  l'auteur,  les  pièces  qu'il  a  écrites  au  jour  le  jour  depuis 
vingt-cinq  ans,  chansons  et  sirventes,  rêves  et  plaintes,  toasts,  sa- 
luts,  cantiques,  du  milieu  desquels  se  détachent  trois  poèmes  d'une 
beauté  rare,  mais  en  même  temps  le  drapeau  de  la  grande  France^ 
comme  dit  M.  Mistral,  s'y  déploie  noblement  avec  ce  crêpe  noir  que 
nos  désastres  de  1870  ont  noué  au  sommet  de  la  hampe. 

Les  trois  poèmes  sont  la  Fin  du  moissonneur^  la  Princesse  Clé- 


676  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

mence  et  le  Tambour  d'Arcole.  Je  les  nomme  clans  l'ordre  chrono- 
logique. La  Fin  du  moissonneur,  écrite  en  1853  et  dédiée  à  M.  Mi- 
gnet,  est  un  tragique  tableau  où  se  heurtent  les  brûlans  rayons  et 
les  ombres  sinistres.  Des  moissonneurs  sont  à  l'œuvre  par  un  ar- 
dent soleil  de  juin.  Jamais  on  n'a  vu  pareille  Saint-Jean  d'été;  la 
terre  est  comme  chauffée  à  blanc  et  un  vent  de  feu  courbe  les  blés. 
Pas  une  journée  à  perdre,  pas  une  heure.  A  la  tête  de  la  troupe 
est  un  pauvre  vieillard  qui,  avec  plus  de  zèle  que  de  force,  avec 
plus  d'ardeur  que  de  solidité,  entraîne  ses  jeunes  compagnons. 
Tout  à  coup,  comme  une  flèche  embrasée,  un  rayon  du  midi  l'a 
touché  au  front,  il  trébuche,  il  chancelle;  le  gars  vigoureux  qui  le 
suit,  aveuglé  lui-même  par  le  soleil;  avance  toujours  et  frappe, 
suivant  le  rhythme  puissant  qui  conduit  son  bras  et  son  arme.  Hé- 
las !  ce  n'est  pas  une  rangée  d'épis  qui  tombe  sous  le  tranchant  du 
fer,  c'est  un  homme.  Aussitôt  on  crie,  on  accourt,  les  lieuses  de  ja- 
velles s'empressent  autour  du  blessé,  ce  sont  des  pleurs,  des  la- 
mentations ;  mais  lui,  qui  va  mourir,  il  les  console,  puis  il  regarde 
le  ciel  et  se  recommande  à  monseigneur  saint  Jean ,  patron  des 
moissonneurs,  a  0  monseigneur  saint  Jean,  souvenez-vous  de  moi! 
souvenez-vous  de  mon  coin  d'oliviers  dans  la  montagne,  veillez  sur 
ma  fille,  consolez  ma  femme,  élevez  mon  fils.  Si  parfois  j'ai  mur- 
muré, pardonnez-moi.  La  faucille,  quand  elle  rencontre  un  caillou, 
crie,  elle  aussi.  0  monseigneur  saint  Jean ,  l'ami  de  Dieu,  patron 
des  moissonneurs,  père  des  pauvres  gens,  dans  votre  paradis,  sou- 
venez-vous de  moi  !  »  Sa  figure  devient  toute  pâle,  ses  yeux  fixes 
semblent  regarder  le  soleil,  le  vieux  moissonneur  est  mort.  Muets, 
sombres,  la  faucille  en  main,  les  autres  se  sont  remis  à  moissonner 
en  toute  hâte,  car  un  mistral  de  flamme  secouait  les  épis. 

La  Princesse  Clémence,  composée  en  1803,  nous  transporte  dans 
un  monde  tout  différent.  Un  moine  du  xvi°  siècle  a  raconté  en  ses 
chroniques  une  scène  des  plus'singulières.  Il  prétend  qu'un  roi  de 
France,  de  la  branche  des  Valois,  ayant  ouï  vanter  comme  une 
merveille  de  grâce  une  jeune  princesse  de  la  maison  de  Provence, 
résolut  de  la  demander  en  mariage.  11  se  trouvait  par  malheur  que 
le  père  de  la  jeune  fille  était  boiteux.  Le  roi  de  France,  est-il  dit, 
n'était  qu'un  balourd,  et  véritablement,  si  l'histoire  est  fidèle,  ce 
balourd  montra  bien  (est-ce  le  moine  qui  parle?  est-ce  le  poète?) 
«  que  bassesse  niche  parfois  dans  le  cœur  des  plus  grands.  »  L'in- 
firmité du  père  de  la  belle  le  mettait  en  souci.  La  princesse  Clé- 
mence n'avait -elle  pas  aussi  quelque  défaut  dissimulé  avec  soin 
qui,  révélé  plus  tard,  détruirait  sa  beauté?  Suivant  le  vieux  dicton, 
un  enfant  court  le  risque  de  ressembler  à  ses  parens  par  le  pied  ou 
par  l'épaule.  Que  diraient  les  Anglais,  si  les  enfans  de  la  reine  de 


LA    NOUVELLE    POÉSIE    PROVENÇALE.  ti77 

France  allaient  être  boiteux,  bossus,  manchots  ou  bègues?  11  exigea 
donc  que  la  jeune  fille  se  montrât  sans  voile  à  ses  ambassadeurs. 
L'histoire  est  scabreuse;  le  vieux  moine  l'avait  contée  avec  une 
parfaite  candeur,  M.  Mistral  en  a  tiré  un  récit  poétique  aussi  chaste 
que  hardi.  Elle  est  charmante,  la  fière  héroïne,  et  certes  elle  ne 
permet  à  personne  de  honteuses  pensées,  quand,  après  avoir  rougi 
d'abord  aux  premières  paroles  de  l'ambassadeur,  elle  estime  à  si 
haut  prix  la  couronne  qui  lui  est  offerte,  a  Que  pour  ce  dernier 
voile  m'ait  défailli  la  couronne  de  France,  ah!  fit-elle,  on  ne  le 
dira  pas.  »  Le  nuage  léger  se  déchire,  «  et  Vénus  Arlésienne  appa- 
raît comme  le  jour  au  sommet  des  montagnes.  »  Le  poète  ajoute, 
d'après  le  vieil  historien,  que' toute  la  Provence  battit  des  mains  à 
l'héroïque  et  superbe  Clémence,  «  car  point  ne  songe  à  mal  qui  ne 
fait  mal.  » 

C'est  un  vrai  tour  de  force  que  d'avoir  raconté  une  aussi  étrange 
histoire  sans  que  la  poésie  ni  la  chasteté  aient  eu  à  y  retrancher  un 
mot.  J'aime  encore  mieux  pourtant  le  poème  si  original  intitulé 
le  Tambour  cVArcole.  Suivant  une  tradition  du  midi,  le  tambour 
qui  battit  la  charge  au  pont  d'Arcole  et  ramena  nos  soldats  ébran- 
lés était  un  enfant  de  la  Provence.  M.  Mistral  s'inspire  de  ce  souve- 
nir. D'abord  en  quelques  traits  rapides  il  montre  la  révolution,  un 
monde  qui  se  forme,  une  France  nouvelle  qui  se  lève,  les  fils  du 
nord  et  du  midi,  de  l'est  et  de  l'ouest,  tous  camarades  sous  les  trois 
couleurs,  tous  faisant  fermenter  dans  la  même  cuve  le  vin  de  la 
mère-patrie.  C'est  là  le  premier  chant  ou  le  prologue.  Le  second, 
c'est  la  bataille.  Foudroyés  par  la  canonnade,  les  soldats  de  la  répu- 
blique hésitent  un  instant  devant  le  pont  d'Arcole.  Vainement  Bona- 
parte, l'épée  dans  une  main,  le  drapeau  dans  l'autre,  s'élance  et 
crie  :  «  Grenadiers,  en  avant  !  »  les  plus  braves  sont  découragés. 
Écoutez  pourtant  cet  appel  du  tambour  ;  ah  !  voilà  des  mains  qui  ne 
tremblent  point.  Qui  donc  les  tient,  ces  baguettes-là?  Un  enfant  de 
troupe  perdu  dans  la  fournaise.  Ici  le  style  sent  la  poudre,  les  stro- 
phes sonnent  la  charge,  comme  l'instrument  du  héros  inconnu,  le 
petit  Etienne,  né  à  Gadenet,  aux  bords  de  la  Durance  : 

«  Effaré,  l'âme  en  fête,  battant,  battant  le  rappel,  il  court  se  mettre 
à  la  tête  devant  le  général. 

«  Ce  n'est  qu'une  fauvette,  pauvret!  mais  son  tambour  terrible  parle, 
et  parle  de  liberté,  d'honneur; 

«  En  colère,  en  furie,  il  parle  des  vieillards,  des  fils,  il  parle  de  la 
patrie  et  fait  dresser  les  cheveux. 

«  Et  beaux  jouvenceaux  qui  sanglotent  et  pleurent  soudain,  et  vieux 
soldats  qui  grognent  sous  leurs  catogans, 


678  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

«  Battant,  battant  la  charge,  ensemble  il  les  fait  bondir,  il  les  pousse, 
il  les  lance  pêle-mêle,  interdits  : 

«  Dans  la  sombre  bordée  qui  tonne  sur  le  pont  l'armée  s'engouffre 
en  désordre,  toute  de  front; 

((  Avec  le,  sang  qui  fume,  les  cris,  les  râles,  la  poudre  qui  s'allume, 
la  mort,  le  tourbillon, 

((  Au  chant  de  la  Marseillaise,  au  chant  de  la  liberté,  par  l'armée 
française  le  pont  est  emporté,  )) 

Après  cette  heure  terrible,  le  gars  héroïque  eut  sa  part  de  suc- 
cès ;  le  général  Bonaparte  lui  donna  devant  toute  l'armée  deux  ba- 
guettes d'honneur  faites  d'ivoire  et  d'or;  son  nom  était  dans  toutes 
les  bouches;  on  le  citait  partout  comme  un  modèle;  mais  ces 
bruits-là  passent  vite  en  des  années  qui  valent  des  siècles.  Le  len- 
demain, le  surlendemain,  la  victoire  s'est-elle  souvenue  de  lui? 
Tous  les  compagnons  du  grand  capitaine  ont  fait  leur  chemin.  Les 
voilà  ducs,  princes,  niaréchaux,  rois.  Le  pauvre  tambour,  qu'est-il 
devenu?  Il  est  gros-jean  comme  devant.  Il  vieillit  sous  le  ha,rnais, 
vétéran  inconnu;  il  vieillit  triste  et  seul  au  régiment,  car,  si  les 
recrues  remplacent  les  recrues,  les  nouveaux  camarades  n'ont 
guère  SQUci  des  anciens.  Un  jour  donc  qu'il  se  promenait  dans  Pa- 
ris, couvert  de  cicatrices,  perclus,  les  cheveux  blanchis,  tout  son 
jeune  temps  lui  repassa  devant  les  yeux,  les  marches,  les  batailles, 
les  triomphes,  la  journée  d'Arcole,  son  tambour  faisant  parler  l'âme 
irritée  de  la  patrie,  puis  l'oubli,  la  vieillesse  amère,  la  résignation 
et  le  dégoût.  Ah!  se  dit-il,  qu'est-ce  que  la  gloire?  Une  décoration 
vaine.  Qu'il  eût  mieux  valu  pour  lui  rester  sur  les  bords  de  la  Du- 
rance,  bêcher  tranquillement  la  terre,  prendre  femme,  avoir  des 
enfans,  habiter  son  nid  dans  la  paix  de  Dieu  !  Tout  en  rêvant  ainsi, 
il  arrive  sur  la  place  du  Panthéon,  où  le  fronton  de  David  venait 
d'être  découvert.  «  Eh  !  tambour,  lui  crie  un  passant,  regarde  donc; 
celui  qui  est  là-haut,  l'as-tu  vu?  »  Le  vieillard  lève  les  yeux  et  aper- 
çoit le  jeune  soldat,  avec  son  tambour  en  bandoulière,  battant  la 
charge  auprès  de  son  général.  «  Alors,  ivre  de  sa  folie  première, 
en  se  voyant  si  haut,  en  plein  relief,  sur  les  ans,  sur  les  nues,  sur 
les  orages,  dans  la  gloire,  l'azur  et  le  soleil,  il  sentit  en  son  cœur 
un  doux  gonflement  et  raide  mort  tomba  sur  le  carreau.  » 

Qui  donc  prétendait  que  M.  Frédéric  Mistral  était  moins  Français 
que  Provençal?  On  ne  chante  pas  ainsi  nos  souvenirs,  on  ne  pro- 
nonce pas,  comme  il  le  fait,  le  nom  des  Provençaux  qui  ont  illustré 
la  France,  quand  on  met  la  petite  patrie  au-dessus  de  la  grande.  Il 
faut  l'entendre,  en  toute  occasion,  citer  avec  orgueil  les  noms  de 
ses  glorieux  compatriotes,  de  ceux  qui  ont  travaillé,  chacun  selon 


LA    NOUVELLE    POESIE    PROVENÇALE.  679 

son  génie,  à  la  grande  unité  nationale,  Massillon  et  Vauvenargues, 
Mirabeau  et  le  bailli  de  Sufîren,  et  M.  Thiers,  et  M.  Mignet.  Si  des 
sentimens  peu  français,  à  ce  qu'on  assure,  ont  été  exprimés  çà  et 
là  dans  les  congrès  du  félibrige,  s'il  est  vrai  qu'en  1870  je  ne  sais 
quelles  idées  de  séparation  aient  germé  comme  des  plantes  véné-^ 
neuses  en  quelques  tètes  malsaines,  enfin,  plus  près  de  nous  encore, 
si,  aux  fêtes  du  centenaire  de  Pétrarque,  en  187/i,  le  nom  de  U 
France,  dit-on,  n'a  pas  retenti  une  seule  fois,  ce  n'est  pas  M.  Fré- 
déric Mistral  qui  peut  redouter  à  ce  sujet  les  reproches  de  sa  con- 
science. 

J'en  ai  pour  sûr  garant  le  Psaume  de  la  pénitence^  une  des  plus 
belles  pièces  du  recueil,  adressée  à  la  mémoire  d'un  de  ses  amis, 
M.  Jules  Foureau,  botaniste  lyonnais,  tué  au  combat  de  Nuits  à 
l'âge  de  vingt-six  ans.  Seigneur,  dit  le  poète ,  tu  nous  frappes  d'é- 
pouvantables coups  ;  par  le  fer  des  barbares  i\\  nous  haches  comme 
les  épis,  tu  nous  tords  comme  l'osier;  par  la  guerre  et  la  discorde, 
tu  brises  notre  orgueil  et  nous  forces  à  confesser  nos  fautes.  Puis 
après  le  tableau  de  nos  désastres,  commence  la  litanie  des  con- 
fessions :  Seigneur!  nous  avons  mal  agi,  nous  avons  rejeté  nos 
vieilles  mœurs,  nous  avons  répudié  nos  traditions,  nous  avons 
renié  notre  Dieu ,  nous  avons  foulé  aux  pieds  le  respect.  Enfin,  la 
confession  terminée,  éclate  la  clameur  suppliante  : 

«  Seigneur,  au  nom  de  tant  de  braves  qui  sont  partis  sans  défaillir, 
et  valeureux,  dociles  et  graves,  sont  tombés  dans  les  combats  -, 

(c  Seigneur,  au  nom  de  tant  de  mères  qui  pour  leurs  fils  vont  prier 
Dieu,  et  qui,  ni  Tan  prochain,  hélas!  ni  l'autre  année,  ne  les  re- 
verront; 

«  Seigneur,  au  nom  de  tant  de  femmes  qui  ont  au  seiu  un  petit  en- 
fant, et  qui,  pauvrettes!  de  leurs  larmes  mouillent  la  terre  et  le  drap 
de  leurs  lits; 

«  Seigneur,  au  nom  des  pauvres  gens ,  au  nom  des  forts ,  au  noni 
des  morts,  qui  auront  péri  pour  la  patrie,  pour  leur  devoir  et  pour 
leur  foi! 

«  Seigneur,  pour  tant  de  revers,  pour  tant  de  pleurs  et  de  douleurs, 
pour  tant  de  villes  ravagées,  pour  tant,  de  sang  vaillant  et  sain  ! 

«  Seigneur,  pour  tant  d'adversités,  de  massacres,  d'incendies ,  pour 
tant  de  deuil  sur  notre  France,  pour  tant  d'outrages  sur  notre  front; 

«Seigneur,  désarme  ta  justice!  Jette  un  regard  ici-bas,  écoute  les 
cris  des  mourans  et  des  blessés  !  » 

Malheureusement  nous  sommes  obligés  de  nous  arrêter,  les  der- 
nières strophes  gâteraient  ce  patriotique  élan.  Pourquoi  M.  Mistral, 


680  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

après  avoir  si  bien  parlé  de  la  désolation  commune,  finit-il  par  faire 
bon  marché  des  épreuves  que  Paris  subissait  alors  avec  tant  de  cou- 
rage et  de  dignité?  La  pièce  est  datée  du  mois  de  novembre  1870. 
Ce  n'était  pas  le  moment  de  faire  une  part  dans  ses  supplications, 
et  d'abandonner  la  grande  ville,  comme  une  maudite,  aux  ven- 
geances de  Dieu.  Il  y  a  là  une  page  que  je  voudrais  déchirer.  Paris, 
dans  les  soulfrances  du  siège,  a  forcé  le  respect  de  l'Europe;  en 
parler  à  cette  date  comme  en  parle  M.  Mistral,  c'est  manquer  à  la 
poésie  autant  qu'au  patriotisme.  Que  l'auteur  des  Iles  d'or  se  le 
rappelle  une  fois  pour  toutes;  s'il  veut  servir  efficacement  la  cause 
de  la  poésie  provençale,  il  fera  bien  de  répéter  souvent,  comme 
dans  les  vers  cités  plus  haut,  ces  mots  si  doux  à  prononcer  :  notre 
France. 

Tel  est  précisément  l'intérêt  de  ce  nouveau  recueil.  Une  faute 
échappée  à  l'entraînement  du  poète  ne  nous  fera  pas  méconnaître  la 
profonde  inspiration  de  son  œuvre.  La  préface  est  un  avertissement 
pour  les  félibres,  les  poèmes  principaux  leur  seront  un  modèle.  Je 
félicite  cordialement  M.  Frédéric  Mistral  d'avoir  rappelé  à  ses  jeunes 
disciples,  à  quelques-uns  même  de  ses  confrères,  quelles  furent  les 
origines  de  ce  mouvement  poétique,  quel  en  est  le  sens,  quelle  en 
est  la  portée,  et  de  leur  avoir  expliqué  en  même  temps  ce  que  vaut 
par-dessus  tout  l'unité  tutélaire  de  la  patrie.  Si  l'intention  dont 
nous  prenons  acte  n'est  pas  également  marquée  à  toutes  les  pages 
du  livre,  elle  brille  dans  les  meilleures  et  en  relève  la  beauté. 

Un  mérite  particulier  de  ces  avertissemens,  c'est  leur  caractère 
d'opportunité;  il  devenait  de  plus  en  plus  nécessaire  de  calmer  les 
têtes  folles.  On  remarquait  chez  les  plus  forts  des  symptômes  in- 
quiétans,  et  les  censeurs  les  plus  autorisés  avaient  besoin  d'être 
censurés  à  leur  tour.  Il  y  a  trois  mois  à  peine,  l'écrivain  qui  est 
incontestablement,  après  MM.  Roumanille  et  Mistral,  le  troisième 
chef  de  la  poésie  provençale  renouvelée,  M.  Théodore  Aubanel, 
adressait  aussi  des  admonitions  à  un  nombreux  auditoire.  C'était 
aux  fêtes  de  Forcalquier,  dans  une  cérémonie  où  la  poésie  s'asso- 
ciait à  la  religion.  Les  paroles  de  M.  Aubanel,  très  nobles  parfois, 
expriment  çà  et  là  des  choses  excellentes,  mais  seulement  quand  il 
se  livre  à  des  exhortations  littéraires;  or,  parmi  les  conseils  qui 
doivent  être  donnés  à  la  nouvelle  littérature  provençale,  le  plus 
urgent  à  mon  avis  est  le  conseil  patriotique,  conseil  de  sagesse  et 
de  bon  sens.  C'est  fort  bien  de  condamner  les  vers  conçus  en  mau- 
vais français  et  déguisés  en  mauvais  provençal,  indigne  mascarade, 
parodie  des  deux  langues.  C'est  fort  bien  de  protester  contre  tout 
soupçon  d'idée  séparatiste,  mais  au  moment  même  où  l'on  fait  cette 
déclaration,  pourquoi  se  donner  un  démenti  à  soi-même  en  écri- 


LA    NOUVELLE    POKSIL    PROVliNr.ALL.  t>81 

vant  des  phrases  comme  celles-ci  :  «  Écoutez,  ô  gouvernans!  si 
hauts  et  puissans  que  vous  soyez,  sachez  que  la  langue  provençale 
est  bien  au-dessus  de  vous!  Sachez  que  nous  sommes  un  grand 
peuple  et  qu'il  n'est  plus  temps  de  nous  mépriser!  Trente  départe- 
mens  parlent  notre  langue;  d'une  mer  à  l'autre  mer,  des  Pyrénées 
aux  Alpes,  des  landes  de  la  Crau  aux  plaines  du  Limousin,  le  même 
amour  fait  battre  notre  poitrine,  l'amour  de  la  terre  natale  et  de  la 
langue  maternelle.  Sachez  que  vous  arrêterez  plutôt  le  mistral 
quand  il  souille  et  la  Durance  quand  elle  déborde  que  la  langue 
provençale  dans  son  triomphe.  Sachez  que  vous  serez  tombés  de- 
puis longtemps,  alors  que  le  Provençal  toujours  jeune  parlera  en- 
core de  vous  avec  pitié  (1)  !  » 

Voilà  le  délire  qui  commence.  Il  y  a  là  d'ailleurs  autant  d'er- 
reurs que  de  mots.  M.  Aubanel  devrait  se  rappeler  que  la  division 
des  dialectes  a  été  une  cause  d'affaiblissement  et  de  ruine  pour 
l'ancienne  littérature  provençale;  où  est  donc  aujourd'hui,  d'une 
mer  à  l'autre  mer  et  du  Limousin  à  la  Crau,  l'unité  de  langage  dont 
il  est  si  fier?  Il  faut  cultiver  honnêtement  son  jardin  et  ne  pas 
prétendre  ainsi  d'un  trait  de  plume  conquérir  trente  départemens 
qui  ne  veulent  pas  être  conquis.  Au  contraire,  c'est  par  tout  le 
pays,  c'est  du  midi  au  nord  et  de  l'est  à  l'ouest,  que  règne  dans  le 
langage  comme  en  toute  chose  l'unité  nationale  indestructible.  Ah  ! 
qu'il  vaut  mieux  répéter  avec  M.  Frédéric  Mistral,  sans  aucune  ar- 
rière-pensée :  «  Nous  sommes  de  la  grande  France,  franchement  et 
loyalement  !  »  ou  bien  encore  :  «  Il  est  bon  d'être  nombre,  il  est 
bon  d'appartenir  à  une  grande  race,  et,  quand  elle  a  parlé,  de  sen- 
tir passer  sur  les  peuples  un  souffle  de  vie  nouvelle  !  »  De  quelle 
langue  a-t-il  dit  cela?  De  la  langue  qui  nous  est  commune  à  tous. 

Je  veux  en  rester  sur  ces  dernières  paroles  avec  M.  Frédéric 
Mistral.  Ses  lecteurs  les  plus  sympathiques  ont  vu  là  un  engage- 
ment. Qu'ils  y  demeurent  fidèles  lui  et  ses  amis;  leur  inspiration 
môme  y  gagnera.  Écrire  modestement  pour  le  foyer  intime,  se  rat- 
tacher fortement  au  foyer  commun,  voilà  en  deux  mots  quel  doit 
être  leur  programme  :  bouche  pro-vençale  et  cœur  français.  C'est 
alors  qu'ils  habiteront  vraiment  ces  îles  d'or  signalées  par  le  poète, 
humbles  îles,  humbles  terres  qu'illuminent  parfois  des  rayons  ma- 
gnifiques et  d'où  l'on  ne  perd  jamais  de  vue  les  rivages  et  le  dra- 
peau de  la  France. 

Saint-Kené  Taillandier. 


(1)  Voyez  Discours  de  Teodor  Aubanel  président  di  Jo  [lourau  tengu  dins  la  vilo 
coumtalo  de  Fourcauquié  pèr  H  festo  de  Nosto-Damo  de  Proiivènco  {H-'/2-'t3-'i4 
de  setèmbre  1875),  in-S",  Avignon. 


LE  DERNIER   INCIDENT 

DU  PROCÈS   ARNIM 


Pro  nihilo,  Yorgeschichte  des  Arnim'scben  Processes,  erstes  Heft.  Verlags-Magazin, 
Zurich  1876. 


Un  conservateur  prussien,  domicilié,  paraît-il,  à  Potsdam  et  dont  on 
n'a  pas  encore  découvert  le  nom,  vient  d'entreprendre  la  défense  d\i 
comte  Arnim.  Il  a  baptisé  son  apologie  du  titre  de  Pro  7iihUo,  parce 
qu'il  se  proposait  de  réduire  à  néant  les  inculpations  dont  on  a  chargé 
l'ex-ambassadeur  d'Allemagne  à  Paris  et  de  faire  annuler  par  le  tribunal 
de  l'opinion  le  jugement  qui  l'a  fi'appé.  Tout  porte  à  croire  qu'il  s'était 
assuré  au  préalable  l'assentiment  et  l'aveu  du  principal  intéressé.  Il  a 
obtenu  de  lui  la  communication  de  quelques  documens  confidentiels 
demeurés  inconnus  jusqu'à  ce  jour;  quelques-unes  de  ces  pièces  méri-? 
tent  de  figurer  à  côté  des  célèbres  dépêches  et  des  mémorables  rap- 
ports qui  avaient  été  lus  au  cours  du  procès,  et  qu'une  indiscrétion  cal- 
culée a  mis  sous  les  yeux  de  toute  l'Europe.  L'avocat  très  subtil,  très 
véhément  et  très  anonyme  qui  vient  d'entrer  en  campagne  et  s'est 
efforcé  de  démontrer  qu'il  n'y  a  plus  de  juges  à  Berlin,  a-t-il  servi  effi- 
cacement la  cause  de  son  client?  a-t-il  réussi  à  dissiper  les  préventions 
dont  le  comte  Arnim  était  l'objet?  En  lisant  le  Pro  nihilo,  les  adversaires 
du  spirituel  ambassadeur  ont-ils  été  émus  de  pitié  ou  atteints  d'un  se- 
cret remords?  Il  n'y  a  pas  d'apparence,  et  l'apologiste  visait  à  un  autre 
but.  Il  n'ignorait  pas  que  l'humilité  d'un  recours  en  grâce  et  un  acte 
solennel  de  contrition  auraient  pu  seuls  attendrir  des  juges  qui  ne  pas- 
sent pas  pour  être  enclins  à  l'attendrissement,  et  s'il  est  vrai  que  la 
contrition  parfaite  consiste,  au  dire  des  théologiens,  «  en  une  douleur 


LE   PROCÈS   ARNIM.  683 

et  une  détestation  des  péchés  commis,  jointe  à  la  volonté  de  n'en  plus 
commettre,  »  il  savait  que  le  condamné  n'était  point  contrit,  que  jamais 
il  ne  se  déciderait  à  s'écrier  dans  la  plénitude  de  son  cœur  :  Dellcta 
juventutis  mex  ne  memineris.  Domine!  Aussi  le  mystérieux  inconnu 
de  Potsdam  n'a-t-il  pas  cherché  à  désarmer  des  rancunes  qui  ne  ren^ 
trent  pas  facilement  leurs  griffes,  il  s'est  occupé  plutôt  de  les  troubler 
dans  la  jouissance  de  leur  triomphe.  Sa  brochure  ressemble  moins  à  un 
plaidoyer  qu'à  un  réquisitoire,  et  pourrait  bien  être  une  œuvre  de  ven- 
geance. 

S'il  en  est  ainsi,  l'auteur  du  Pro  nihilo  n'a  pas  manqué  son  but.  Les 
révélations  plus  ou  moins  canoniques  que  renferme  son  factum  ont 
été  jugées  non-seulement  désagréables,  mais  compromettantes  et  dan- 
gereuses. L'événement  l'a  prouvé.  Le  Pro  inhilo  a  été  saisi  à  Berlin  par 
ordre  du  ministère  public,  parce  qu'il  contient  «  des  offenses  et  des  ca- 
loranies  répétées  contre  le  chancelier  de  l'empire  et  le  ministère  des 
affaires  étrangères,  u  Deux  jours  plus  tard,  le  journal  ofTiciel  de  l'empire 
complétait  cette  déclaration  en  ajoutant  que  la  saisie  «  avait  été  ordon- 
née en  première  ligne  à  raison  d'offenses  à  la  personne  de  sa  majesté 
l'empereur.  »  Il  est  possible  que  ces  offenses  à  la  personne  de  l'empe- 
reur n'aient  été  découvertes  qu'après  coup,  il  est  possible  qu'on  les  ait 
trouvées  parce  qu'on  les  cherchait;  mais  il  est  hors  de  doute  que  l'in- 
connu de  Potsdam  s'est  tout  permis,  qu'il  a  lâché  la  bride  à  sa  plume, 
qu'il  a  divulgué  le  secret  de  certaines  confidences,  qu'il  a  tout  sacrifié  au 
désir  de  brouiller  les  cartes.  Les  personnages  les  plus  considérables  et 
même  les  plus  augustes  sont  mis  en  scène  par  lui  avec  une  liberté  dont 
ils  ont  le  droit  de  se  plaindre.  Sans  s'inquiéter  des  démentis  qu'il  était 
certain  de  s'attirer,  il  rapporte  qu'un  jour  à  Ems,  dans  l'épanchement 
d'une  conversation  intime,  le  ministre  de  l'intérieur,  M.  le  comte  Eut 
lenburg,  se  permit  deprononcerun  jugement  défavorable  sur  la  politique 
ecclésiastique  du  chancelier  de  l'empire  d'Allemagne.  Il  rapporte  aussi 
que,  le  1"  septembre  1873,  le  comte  Arnim,  ayant  obtenu  audience  de 
l'empereur  Guillaume,  eut  la  joie  de  lui  entendre  dire  «  que  la  rancune 
était  le  trait  dominant  du  caractère  de  M.  de  Bismarck,  qu'il  était  triste 
de  constater  cette  faiblesse  chez  un  homme  à  qui  on  devait  tant,  que 
son  humeur  rancunière  avait  déjà  enlevé  au  service  de  l'état  bien  des 
hommes  de  mérite,  M.  de  Goliz,  M.  de  Thiele,  M.  Savigny,M.  d'Usedom, 
M.  Werther  :  — c'est  maintenant  votre  tour,  »  aurait  ajouté  l'empereur. 

Le  même  jour,  paraît-il,  le  comte  Arnim,  déjà  gravement  malade, 
s'étant  présenté  chez  M.  de  Bismarck,  celui-ci,  «  se  pâmant  d'aise  de 
se  trouver  en  si  bonne  santé,  ouvrit  l'entretien  sur  un  ton  blessant  de 
compatissante  hauteur.  »  Le  comte  lui  ayant  demandé  pour  quel  motif 
il  le  persécutait  avec  tant  d'acharnement,  le  chancelier  de  l'empire  lui 
répondit  «  par  un  torrent  de  reproches  préparés  d'avance,  comme  le 


68Û  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

prouvaient  les  documens  rassemblés  sur  sa  table,  »  et  il  s'écria  :  «  C'est 
moi  qui  suis  le  persécuté.  Depuis  huit  mois,  depuis  un  an,  vous  m'at- 
taquez dans  ma  santé  et  dans  mon  repos.  Vous  conspirez  avec  l'im- 
pératrice, et  vous  n'aurez  pas  de  relâche  avant  que  vous  ayez  pris 
ma  place.  »  Plus  circonspect  que  son  défenseur,  plus  soucieux  des 
conséquences,  le  comte  Arnim  a  éprouvé  le  besoin  de  couper  court 
aux  suppositions  fâcheuses  qu'a  fait  naître  un  tel  récit.  Par  une  lettre 
adressée  de  Vevey  au  Times,  il  a  déclaré  solennellement  que,  pen- 
dant toute  la  durée  de  son  ambassade  à  Paris,  il  n'a  jamais  eu  au- 
cune conversation  religieuse  ni  politique  avec  l'impératrice  d'Allemagne, 
que  s'il  lui  a  écrit,  c'est  de  son  propre  mouvement,  et  que  jamais  elle 
ne  lui  a  répondu.  «  J'ignore  entièrement,  ajoute-t-il,  sur  quels  faits  a 
pu  se  fonder  M.  de  Bismarck  pour  me  dire  ce  qu'il  m'a  dit  à  ce  sujet.  » 
Cependant  nous  ne  voyons  pas  qu'il  reproche  au  conservateur  de  Pots- 
dam  la  témérité  de  ses  propos,  qui  étaient  de  nature  à  déchaîner  les 
vents  et  à  soulever  en  haut  lieu  de  redoutables  tempêtes.  N'a-t-il  plus 
rien  à  perdre,  qu'il  prenne  si  facilement  son  parti  de  tout  risquer?  Ou  se 
flatte-t-il  de  l'espoir  que  la  brochure  Pro  nihilo,  comme  l'ont  prétendu 
quelques  feuilles  allemandes,  «  portera  un  coup  au  prince  de  Bismarck 
et  que  l'avenir  le  prouvera?  »  Au  lieu  de  mettre  le  ministère  public  en 
campagne,  peut-être  M.  de  Bismarck  eût-il  été  mieux  inspiré  en  rassurant 
les  inquiétudes  excessives  de  quelques-uns  de  ses  amis,  qui  le  croyaient 
menacé,  et  en  leur  répétant  le  mot  d'Auguste  à  Tibère  :  «  Gardez-vous 
de  trop  céder  à  l'ardeur  de  votre  âge  et  de  vous  fâcher  du  mal  qu'on  dit 
de  moi;  il  doit  nous  suffire  qu'on  ne  puisse  pas  nous  en  faire.  » 

Selon  toute  apparence,  le  plaidoyer  ou  le  réquisitoire  du  conservateur 
de  Potsdam  n'apportera  pas  un  grand  changement  dans  l'opinion  qu'on 
s'était  faite,  pièces  en  main,  de  la  conduite  politique  du  comte  Arnim  et 
des  incidens  qui  ont  servi  à  la  fois  de  motifs  et  de  prétextes  à  sa  mise 
en  accusation,  a  Les  hommes,  disait  Voltaire,  sont  en  général  comme  les 
chiens  qui  hurlent,  quand  ils  entendent  de  loin  d'autres  chiens  hurler.  » 
Il  suffit  que  deux  ou  trois  gros  dogues  donnent  de  la  voix  pour  que  l'é- 
cho réponde  et  pour  que  tous  les  roquets  aboient,  les  uns  parce  qu'ils 
sont  nés  courtisans,  d'autres  parce  qu'on  les  paie  pour  cela,  d'autres 
enfin  par  un  instinct  machinal  d'imitation.  Cependant,  lorsqu'éclata 
cette  étrange  collision  qu'on  appelle  le  procès  Arnim  et  qui  tiendra  tou- 
jours sa  place  parmi  les  causes  célèbres,  il  y  avait  en  Europe  beaucoup 
de  gens  disposés  à  donner  tort  au  dogue  et  à  s'intéresser  à  sa  victime. 
Bon  gré  mal  gré,  ils  ont  fini  par  reconnaître  que  cette  victime  était  en 
quelque  mesure  responsable  de  sa  destinée,  et  que  l'homme  distingué, 
mais  imprudent,  qui  pour  son  malheur  a  été  ambassadeur  d'Allemagne 
à  Paris,  avait  pris  avec  ses  fonctions  des  libertés  que  le  droit  public 
n'autorise  pas,  qu'il  n'avait  pas  été  un  observateur  assez  scrupuleux  des 


LE   PROCKS   ARNIM.  685 

vertus  ou  des  convenances  professionnelles.  —  «  Il  était  prévenu,  a  dit 
M.  Valfrey  (1),  d'avoir  détourné  des  archives  de  sa  mission  un  certain 
nombre  de  pièces  qui  étaient  la  propriété  de  l'état.  La  revendication  de 
la  chancellerie  allemande  sur  ces  pièces  était,  selon  nous,  absolument 
légitime.  Pas  une  d'elles,  croyons-nous,  n'appartenait  au  comte  Arnim, 
même  les  plus  personnelles  et  les  plus  confidentielles.  Notre  droit  pu- 
blic n'admet  à  cet  égard  ni  distinction,  ni  équivoque,  et  devant  des  tri- 
bunaux français  M.  le  comte  Arnim  n'eût  pas  été  condamné  seulement 
pour  avoir  troublé  l'ordre  public  par  ses  détournemens,  il  l'eût  été  avant 
tout  pour  avoir  fait  sienne  une  propriété  de  l'état.  » 

Sur  un  autre  point,  l'auteur  de  la  brochure  Pro  nihilo  aura  peine  à 
modifier  le  sentiment  général.  On  croira  difficilement  sur  sa  parole  que 
le  comte  Arnim  eut  à  l'égard  de  son  chef  hiérarchique  une  attitude 
toujours  régulière  et  correcte,  qu'il  n'a  pas  profité  de  plus  d'un  incident 
pour  lui  faire  une  opposition  sourde  ou  déclarée,  et  que  M.  de  Bismarck 
n'avait  pas  raison  de  lui  écrire  à  la  date  du  20  décembre  1872  :  «  Au- 
cun département  ne  comporte  aussi  peu  que  celui  de  la  politique  étran- 
gère une  marche  dirigée  dans  deux  sens  différens.  Une  telle  manière 
d'agir  me  semblerait  aussi  dangereuse  que  dans  une  guerre  un  état  de 
choses  qui  permettrait  à  un  général  de  brigade  et  à  un  général  de  di- 
vision de  se  guider  d'après  deux  plans  contradictoires.  »  Il  lui  écrivait 
encore,  à  la  date  (Ju  19  juin  1873  :  «  Les  tendances  dont  s'inspirent  vos 
rapports  depuis  huit  mois  ne  s'accordent  point  avec  les  conseils  que  je 
donne  à  sa  majesté  touchant  notre  politique  en  France,  et  l'assenti- 
ment que  vous  avez  trouvé  chez  elle  m'a  empêché  de  soutenir  efficace- 
ment M.  Thiers.  Partant,  je  me  vois  dans  la  nécessité  de  prendre  à  mon 
compte  la  responsabilité  de  cette  faute  politique  et  de  la  situation  qui 
en  est  résultée,  bien  que  je  n'y  sois  pas  moralement  tenu  après  les  efforts 
incessans  que  j'ai  faits  pour  remonter  le  courant  (2).  » 

A  vrai  dire ,  le  conservateur  anonyme  se  fait  fort  de  démontrer  que 
les  doléances  et  les  imputations  de  M.  de  Bismarck  n'étaient  point  fon- 
dées; mais  il  n'a  pu  dissimuler  la  gravité  des  dissentimens  qui  s'étaient 
produits  entre  Berlin  et  la  rue  de  Lille,  et  qui  autorisaient  le  chancelier 
de  l'empire  à  solliciter  auprès  de  l'empereur  le  rappel  du  comte  Arnim. 
Il  demandait  instamment  ce  rappel,  mais  il  se  heurtait  contre  d'invin- 
cibles résistances.  C'est  dans  les  questions  de  personnes  qu'il  a  le  plus 
souvent  essuyé  de  pénibles  échecs,  et  il  doit  dépenser  une  notable  par- 
tie de  ses  forces  à  obtenir  les  destitutions  qu'il  juge  nécessaires  au  salut 
de  l'état.  Gomme  on   l'a   dit,   c'est  surtout  le  cas  «  lorsqu'il  s'agit 

(1)  Le  Procès  d'Arnim,  recueil  complet  des  documens  politiques  et  autres  pièces 
produites  à  l'audience  publique,  traduit  de  rallemand,  introduction  de  M.  J.  Valfrey, 

p.   VII. 

(2)  Pro  nihilo,  v.  32. 


686  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

d'hommes  à  qui  l'empereur  a  depuis  longtemps  accordé  sa  confiance, 
son  estime,  voire  ses  sympathies  particulières,  »  Et  c'est  ainsi  que  la 
guerre  entre  la  rue  de  Lille  et  la  Wilhelmsstrasse  a  pu  durer  deux 
ans;  on  travaillait  par  la  sape  de  part  et  d'autre,  on  éventait  les  mines 
de  l'ennemi  par  des  contre-mines.  Croirons-nous,  ainsi  que  l'affirme 
l'auteur  de  la  brochure,  que  M.  de  Bismarck  recourait  à  tous  les 
moyens  pour  mettre  l'ambassadeur  dans  une  situation  impossible,  et 
pour  annihiler  son  influence?  Croirons-nous  qu'il  employait  des  agens 
secrets  pour  prévenir  le  gouvernement  français  contre  celui  qui  repré- 
sentait l'Allemagne  à  Paris?  Croirons-nous  qu'un  de  ces  agens  fut  chargé 
de  répéter  à  M.  le  duc  Decazes  ce  mot  du  vindicatif  chancelier  :  «  U 
faut  que  le  duc  Decazes  soit  bien  jeune  pour  se  livrer  à  des  épanche- 
mens  vis-à-vis  d'Arnim  !  »  Cette  histoire  est  riche  en  enseignemens.  Elle 
prouve  que,  quoi  qu'on  en  dise,  il  y  a  encore  des  juges  à  Berlin,  puis- 
que le  comte  Arnim,  accusé  de  haute  trahison ,  n'a  été  condamné  que 
pour  un  délit  de  droit  commun.  Elle  prouve  que  le  régime  parlemen- 
taire a  du  bon,  puisqu'il  permet  à  un  premier  ministre  de  révoquer  un 
fonctionnaire  sans  se  croire  obligé  de  le  perdre.  Elle  prouve  encore  que 
l'homme  le  plus  puissant  ne  peut  pas  tout  ce  qu'il  veut,  et  que  les  sou- 
veraines grandeurs  ont  leurs  croix  cachées.  Elle  prouve  enfin  que  le 
pays  de  la  discipline  a  ses  indisciplinés,  qui  étonnent  le  monde  par  la 
ténacité  de  leurs  résistances,  et  que  le  pays  de  la  discrétion  produit  des 
brochures  d'une  prodigieuse  indiscrétion. 

L'opinion  bien  arrêtée  du  conservateur  de  Potsdam  est  qu'en  frap- 
pant le  comte  Arnim  M.  de  Bismarck  n'a  point  eu  en  vue  l'intérêt  de 
l'état  ni  le  rétablissement  de  la  discipline  dans  la  conduite  de  la  politi- 
que étrangère  de  l'empire,  mais  qu'il  a  consulté  seulement  ses  inquié- 
tudes, ses  animosités,  qu'il  a  voulu  se  défaire  d'un  homme  qui  lui  était 
désagréable  et  qu'il  jugeait  dangereux.  «  Il  est  naturel  de  haïr  son  héri- 
tier, surtout  quand  on  le  soupçonne  d'être  impatient,  »  lisons-nous  dans 
la  brochure.  Le  comte  Arnim  était-il  un  homme  aussi  dangereux  que  le 
pensait  le  chancelier?  Le  conservateur  anonyme  ne  nous  fournit  à  ce 
sujet  que  des  informations  insuffisantes,  obscures,  souvent  contradic- 
toires. On  dirait  qu'il  craint  de  diminuer  le  rival  de  M.  de  Bismarck  en 
le  justifiant  trop,  et  qu'en  racontant  le  passé  il  s'occupe  de  réserver  les 
éventualités  possibles  de  l'avenir.' Toutefois,  si  nous  en  jugeons  par  cer- 
tains passages  de  son  plaidoyer,  nous  pourrions  croire  qu'il  a  été  fait 
beaucoup  de  bruit  pour  rien,  que  M.  de  Bismarck  n'a  couru  aucun  dan- 
ger sérieux,  que  son  imagination  est  une  lunette  aux  verres  grossissans,  et 
qu'il  voit  des  affaires  d'état  dans  ses  moindres  contrariétés  personnelles. 
L'auteur  du  Pro  nihilo  rapporte  qu'au  début  de  l'affaire  Duchesne  le 
comte  Arnim,  persuadé  que  le  cas  n'était  pas  digne  d'attirer  longtemps 
l'attention  du  chancelier  de  l'empire,  s'abstint  cependant  de  rien  insi- 


LE    PROCÈS    ARNI.M.  687 

nuer  dans  ce  sens.  Il  craignait  que  le  chancelier  ne  lui  adressât  le 
même  reproche  que  don  Quichotte  avait  coutume  de  faire  à  Sancho 
Pansa,  à  savoir  «  qu'il  ne  se  connaissait  pas  en  matière  d'aventures.  » 
—  «  Nous  éprouvons  quelque  surprise,  est-il  dit  ailleurs  dans  la  bro- 
chure, quand  nous  voyons  un  éléphant  se  servir  du  même  instrument 
pour  soulever  des  quintaux  et  pour  ramasser  à  terre  des  aiguilles.  Le 
prince  de  Bismarck  ne  procède  pas  autrement;  mais  pour  l'éléphant, 
qui  a  le  sens  rassis  et  peu  d'imagination,  l'aiguille  n'est  qu'une  aiguille. 
Pour  le  chancelier  de  l'empire,  elle  est  un  instrument  meurtrier,  trempé 
dans  le  poison.  On  nous  a  montré  nombre  de  ces  aiguilles  qui  ont  ex- 
cité les  nerfs  malades  du  chancelier,  et  qui  ont  eu  sur  la  constellation 
politique  plus  d'influence  que  maint  coup  de  canon,  —  l'aiguille  Du- 
chesue,  Taiguille  de  la  Presse  de  Vienne,  les  aiguilles  Gerlach,  Windt- 
horst,  Lasker,  Virchow,  e  tutti  quanti.  » 

Serait-il  vrai  qu'on  ne  dispute  dans  la  Wilhelmsstrasse  que  sur  des 
pointes  d'aiguilles  ou  sur  des  têtes  d'épingles?  Il  est  permis  d'en  douter. 
Ce  n'est  un  mystère  pour  personne  que  M.  de  Bismarck  a  beaucoup 
d'ennemis  très  sérieux,  qu'à  la  cour  comme  à  la  ville  de  hautes  in- 
fluences lui  ont  souvent  été  contraires,  qu'à  l'exemple  du  loup  de  la 
fable  il  a  tout  gagné  à  la  pointe  de  l'épée,  et  qu'au  lendemain  de  la 
guerre  franco-allemande  il  a  eu  besoin  de  toute  son  énergie  pour  mettre 
sa  situation  à  l'abri  des  surprises  et  des  cabales.  L'occasion  parut  bonne 
aux  gens  qui  ne  l'aiment  pas  pour  rapporter  à  l'armée  et  à  ses  chefs 
toute  la  gloire  des  événemens  et  pour  déclarer  d'un  ton  leste  qu'il  n'y 
a  pas  d'hommes  nécessaires.  Le  chancelier  de  l'empire  a  déjoué  les  mau- 
vaises intentions  de  ses  ennemis  par  une  de  ces  manœuvres  hardies 
qu'il  exécute  avec  autant  d'habileté  que  de  résolution.  Après  avoir  passé 
près  de  dix  ans  à  batailler  contre  le  parlement,  à  pratiquer  le  système 
«  de  gouverner  avec  les  minorités,  »  changeant  tout  à  coup  de  tactique, 
il  a  cherché  dans  le  parlement  son  point  d'appui.  Il  s'est  fait  diiReichs- 
tag  un  camp  fortifié,  d'où  il  peut  braver  toutes  les  cabales.  Il  a  rompu 
ses  anciennes  alliances,  il  a  renouvelé  sa  clientèle,  il  est  devenu  le  pa- 
tron des  nationaux-libéraux.  Certes  il  n'entendait  pas  leur  accorder  cette 
extension  des  libertés  parlementaires  qu'ils  réclament.  Il  n'a  eu  garde 
d'adopter  leurs  principes,  mais  en  soulevant  la  question  religieuse  il  a 
satisfait  leurs  passions,  et  il  savait  que  lorsqu'on  donne  contentement 
aux  passions  des  hommes,  ils  deviennent  pluscoulans  sur  les  principes, 
qu'ils  sacrifient  facilement  leur  liberté  à  leur  fanatisme,  et  que  les  na- 
tionaux-libéraux feraient  les  plus  grandes  concessions  à  celui  qui  seul 
pouvait  mener  à  bonne  fin  une  campagne  contre  Rome.  Quand  le  parti 
fait  mine  de  regimber  contre  les  compromis  qu'on  lui  impose,  quand  il 
menace  de  ne  pas  voter  l'impôt  sur  les  valeurs  de  bourse  ou  sur  la  bière 
et  les  articles  additionnels  au  code  pénal,  le  bruit  court  que  M.  de  Bis- 


688  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

marck  songe  à  traiter  avec  le  Vatican  ou  à  renouer  avec  les  conserva- 
teurs. On  entend  dire  qu'il  a  eu  à  Vnrzin  de  longs  entretiens  avec  M.  Wa- 
gener,  qu'après  un  dîner  il  s'est  exprimé  fort  durement  sur  le  compte  de 
M.  Lasker,  et  que  dans  un  cercle  intime  il  a  traité  d'absurdes  les  lois  de 
mai.  C'est  ainsi  qu'il  entretient  chez  ses  nouveaux  amis  de  salutaires 
inquiétudes;  mais  depuis  longtemps  les  conservateurs  ne  peuvent  plus 
se  faire  d'illusions.  Ils  savent  combien  il  serait  difficile  à  M.  de  Bis- 
marck de  se  passer  des  nationaux-libéraux  et  aux  nationaux-libéraux  de 
se  passer  de  M.  de  Bismarck. 

Si  ce  ménage  est  souvent  troublé  par  des  dissensions,  par  des  ai- 
greurs, par  des  reproches,  par  des  méfiances,  par  de  méprisantes  hau- 
teurs, les  brouilleries  momentanées  n'aboutiront  point  à  un  divorce. 
Que  dans  cette  persuasion  les  conservateurs  prussiens  aient  compulsé 
avec  soin  la  liste  de  tous  les  hommes  politiques  de  l'Allemagne  pour  tâ- 
cher d'y  découvrir  le  successeur  prédestiné  de  l'homme  nécessaire,  la 
chose  est  hors  de  doute.  Que  dans  le  temps  ils  aient  jeté  les  yeux  sur 
l'ambassadeur  d'Allemagne  à  Paris,  qui  était  recommandé  à  leur  choix 
par  son  ambition  et  ses  talens  bien  connus,  nous  ne  pouvons  non  plus 
en  douter,  et  la  brochure  en  fait  foi.  Elle  nous  apprend  à  ce  sujet  un 
détail  piquant.  Bien  que  le  comte  Arnim  se  défiât  de  M.  le  baron  de  Hols- 
tein,  bien  qu'il  le  soupçonnât  de  correspondre  avec  M.  de  Bismarck,  il  ne 
put  se  tenir  de  lui  faire  lire  une  lettre  qu'il  avait  reçue  de  Berlin  et  dans 
laquelle  il  était  désigné  comme  l'héritier  présomptif  du  chancelier  de 
l'empire.  De  quelles  étourderies  ne  sont  pas  capables  les  gens  d'esprit  ! 
et  avec  quelle  rigueur  la  fortune  les  leur  fait  expier  !  En  poursuivant  à 
toute  outrance  l'audacieux  qui  rêvait  de  le  supplanter,  en  l'accablant 
de  tout  le  poids  de  ses  implacables  ressentimens,  M.  de  Bismarck  n'a 
pas  voulu  seulement  se  venger,  il  a  voulu  faire  un  exemple.  L'exemple 
a  été  terrible,  et  il  a  été  profitable.  Bien  des  fiertés  se  sont  assouplies, 
bien  des  inimitiés  invétérées  ont  désarmé.  Aujourd'hui  l'omnipotent 
ministre  cueille  des  fleurs  dans  plus  d'une  terre  longtemps  infertile 
qui  ne  lui  rapportait  que  des  chardons  ;  il  récolte  des  sourires  sur  des 
bouches  chagrines,  qui  lui  avaient  juré  une  haine  immortelle,  et  quand 
il  est  à  la  cour,  il  peut  dire  comme  le  Dieu  d'Israël  :  Ce  peuple  m'honore 
des  lèvres,  quoique  son  cœur  soit  loin  de  moi. 

Ce  qui  a  dû  aider  le  comte  Arnim  à  ne  pas  refuser  le  rôle  périlleux 
qu'on  lui  destinait,  c'est  l'idée  qu'il  s'est  faite  de  son  redoutable  rival. 
Si  nous  jugeons  de  ses  sentimens  par  ceux  de  son  défenseur,  qui  a  reçu 
toutes  ses  confidences,  il  est  disposé  à  croire  qu'on  a  surfait  le  génie 
politique  de  M.  de  Bismarck,  et  qu'il  n'est  pas  aussi  difficile  de  le  rem- 
placer qu'on  se  le  figure  en  Allemagne  et  ailleurs;  il  traite  de  fétichisme 
aveugle  le  culte  qu'ont  voué  ses  compatriotes  à  l'homme  supérieur  qu'il 
n'aime  pas.  Proudhon  comparait  Napoléon  P"',  affolé  par  sa  fortune,  à 


LE    PROCÈS    ARNIM.  689 

un  astre  «  qui,  poussé  loin  de  son  orbite,  n'aperçoit  plus  sa  route  dans 
l'éblouissement  de  ses  rayons  et  court  au  hasard  à  travers  l'empyrée.  » 
Valter  ego  du  comte  Arnim  compare  le  chancelier  de  l'empire  tantôt  à 
un  soleil  déraillé ,  tantôt  «  à  un  homme  désagréable  en  selle  sur  un 
cheval  emporté.  »  Il  l'accuse  de  ne  plus  prendre  conseil  que  des  ca- 
prices de  son  humeur,  de  n'avoir  plus  d'autre  règle  de  conduite  que 
«  les  vérités  de  fantaisie  qu'il  décrète,  »  et  qu'il  fait  propager  «  par  les 
cosaques  de  la  presse.  »  Il  lui  reproche  de  compromettre  les  conquêtes 
de  l'Allemagne  et  le  repos  de  l'Europe  par  une  politique  brouillonne  et 
tracassière,  «  par  son  irritabilité  nerveuse,  que  la  nation  allemande  en 
famille  trouve  supportable  et  même  charmante,  »  mais  qui  indispose  les 
peuples  étrangers.  Il  lui  reproche  encore  de  vouloir  mêler  tous  les  cabi- 
nets à  sa  querelle  avec  les  catholiques  et  de  n'y  pas  réussir,  a  Le  prmce 
de  Bismarck,  nous  dit-il,  condamne  la  politique  d'intervention,  et  cepen- 
dant il  a  entrepris  de  modifier  les  principes  de  gouvernement  des  autres 
pays  quand  ils  ne  répondent  pas  à  ses  visées  personnelles.  11  envoie  et 
recommande  à  tout  le  monde  sa  recette  contre  l'église,  même  à  ceux 
qui  ne  se  sentent  pas  malades.  Ses  journaux  la  vantent  à  l'égal  de  la 
revalescière  arabique.  M.  de  Keudell  la  prône  à  M.  Minghetti,  le  comte 
Munster  la  prêche  à  l'Angleterre  étonnée.  Le  gouvernement  français 
comme  le  gouvernement  belge  reçoivent  des  leçons  touchant  le  sens 
de  leurs  lois  pénales,  et  l'Autriche  est  accusée  sous  main  de  ne  pas  con- 
sommer une  assez  grande  quantité  de  la  revalescière  de  Varzin.  »  L'au- 
teur du  Pro  niliilo  se  plaint  aussi  que  dans  sa  politique  intérieure  M.  de 
Bismarck  use  d'une  méthode  décousue  et  saccadée,  a  qu'on  laisse  une 
affaire  cheminer  pendant  un  certain  temps,  et  qu'on  s'enveloppe  dans 
un  profond  silence,  que  tout  à  coup  on  entre  en  scène  avec  l'impétuo- 
sité de  Percy,  qu'on  bouleverse  tout  ce  qui  a  été  fait,  qu'on  censure 
ce  qu'on  ne  peut  plus  changer,  et  qu'on  disparaît  de  nouveau  comme 
une  comète  dans  un  incommensurable  éloignement.  »  Nous  avons  en- 
tendu des  Allemands  se  plaindre  que  M.  de  Bismarck  s'était  rendu  trop 
inabordable,  trop  inaccessible,  qu'il  mettait  entre  les  hommes  et  lui  non- 
seulement  la  distance  qui  sépare  Varzin  de  Berlin,  mais  la  hauteur  de 
son  mépris  et  les  profondeurs  de  son  silence.  Personne  cependant  ne 
s'était  encore  avisé,  comme  le  comte  Arnim  ou  son  avocat,  de  comparer 
Varzin  à  Caprée  et  le  chancelier  de  l'empire  allemand  à  l'empereur 
Tibère.  Personne  ne  s'avisera  non  plus  de  soutenir  avec  lui  que  le  Ri- 
chelieu de  la  Poméranie  est  redevable  de  tous  ses  succès  aux  complai- 
santes faveurs  de  la  fortune,  qui,  à  deux  reprises,  en  1863  et  en  1870, 
l'a  sauvé  d'une  situation  désespérée.  Qui  pourrait  prendre  au  sérieux 
ces  peintures  inspirées  par  la  malignité  ou  par  la  jalousie?  Les  ennemis 
de  Sylla  pensaient  déjà  rabaisser  sa  gloire  en  vantant  son  bonheur,  et 
Sylla  les  laissait  dire;  il  n'était  pas  fâché  qu'on  vît  dans  les  destins  les 

TOME  XII.  —  1875.  44 


690  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

complices  de  son  génie.  Hélas!  ce  n'est  pas  tout  de  passer  pour  heureux, 
il  faut  savoir  jouir  de  son  bonheur,  et  pour  n'en  point  jouir  il  suffit 
d'avoir  des  nerfs  trop  orageux,  il  suffit  de  ne  pouvoir  se  défaire  d'une 
mouche  qui  bourdonne  et  qui  pique,  ou  de  penser  trop  souvent  à  Kull- 
mann.  M.  de  Bismarck  disait  l'autre  jour  au  Reichstag  qu'un  pfennig  vaut 
un  million  pour  l'homme  qui  ne  l'a  pas,  et  quel  homme  est  assez  heu- 
reux pour  que  le  budget  de  son  bonheur  ne  se  balance  pas  par  un  défi- 
cit de  quelques  pfennigs  au  moins  ? 

A  mesure  qu'on  avance  dans  la  lecture  du  Pro  nihilo ,  on  s'aperçoit 
que  l'auteur  s'est  proposé  avant  tout  d'établir  un  parallèle  en  forme 
entre  deux  personnages  politiques ,  dont  l'un  lui  est  aussi  cher  que 
l'autre  lui  est  odieux,  et  de  démontrer  à  l'Europe  abusée  que  le  premier 
l'emporte  infiniment  sur  le  second  en  prévoyance  et  en  sagacité.  Le 
comte  Arnim  ou  son  avocat  insinue  que  M.  de  Bismarck,  quand  il  pu- 
blie des  documens,  s'entend  à  trier  les  chiffons,  qu'il  se  fait  la  part 
belle,  qu'il  met  en  lumière  tout  ce  qui  est  à  son  honneur,  qu'il  garde 
sous  le  boisseau  tout  ce  qui  est  propre  à  relever  les  autres.  Nous  avions 
inféré  des  pièces  du  procès  que  le  comte  Arnim  est  un  Prussien  de 
beaucoup  d'esprit,  mais  qu'il  a,  comme  tous  les  esprits  trop  vifs,  le  dé- 
faut de  ne  pas  savoir  douter.  Observateur  pénétrant  des  hommes  et  des 
choses,  il  a  vu  très  juste  en  beaucoup  d'occasions;  mais  il  a  l'imagina- 
tion mobile,  quelquefois  un  peu  trouble,  et,  lai  aussi,  il  a  commis  le 
péché  qu'il  reproche  aux  éléphans,  et  qui  consiste  à  se  servir  d'une 
trompe  pour  ramasser  une  aiguille.  Nous  savons  aussi  que  sa  plume  est 
fort  bien  taillée,  que  son  style  est  rapide  et  épicé,  qu'il  possède  tous  les 
secrets  de  la  cuisine  littéraire,  que  quelques-unes  de  ses  dépêches  sont 
des  mets  du  plus  haut  goût.  Certain  article  qu'il  fit  insérer  dans  la  Ga- 
zelie  de  Cologne  a  prouvé  jusqu'à  l'évidence  qu'il  y  a  en  lui  l'étoffe 
d'un  journaliste  de  premier  ordre.  Les  nouveaux  documens  publiés 
dans  le  P^^o  nihilo  nous  confirment  dans  l'impression  que  nous  avions 
déjà  reçue.  La  pénétration  naturelle  de  l'ex-ambassadeur  à  Paris  se  ré- 
vèle une  fois  de  plus  dans  son  rapport  du  27  mai  1873;  il  s'y  inscrivait 
en  faux  contre  les  prophéties  qui  annonçaient  une  prochaine  restaura- 
tion. «C'est  une  opinion  que  je  ne  partage  pas,  écrivait-il;  je  crois  plu- 
tôt que  la  république,  c'est-à-dire  un  état  politique  sans  empereur  ni  roi 
héréditaire,  a  aujourd'hui  plus  de  chances  de  durée  qu'auparavant.  » 
On  trouvera  aussi  des  touches  heureuses  dans  le  rapport  qu'il  adressait 
le  8  juin  de  la  même  année  à  l'empereur  Guillaume,  pour  lui  rendre 
compte  de  sa  première  entrevue  avec  le  maréchal  de  Mac-Mahon,  à  qui 
il  avait  présenté  ses  nouvelles  lettres  de  créance  :  «  Le  maréchal  était 
en  uniforme  ;  il  me  reçut  debout,  en  présence  de  son  ministre ,  et  me 
congédia  à  la  façon  d'un  souverain.  J'ai  vu  peu  de  Français  qui  ressem- 
blassent aussi  peu  à  un  Français  que  le  duc  de  Magenta.  Si  l'assemblée 


LE   PROCÈS    ARNIM.  691 

nationale  et  ses  ministres  ont  cru  posséder  en  lui  une  machine  privée 
de  volonté,  ils  pourront  faire  à  cet  égard  des  expériences  désagréables. 
Peut-être  les  manières  simples  et  sèches  d'un  homme  qui  ne  discute 
pas  sont-elles  plus  propres  à  gouverner  les  Français  que  tout  l'esprit  de 
son  prédécesseur.  »  Nous  lisons  plus  loin  a  que  de  bons  soldats  de  cette 
trempe  ont,  dans  les  derniers  temps  de  l'empire  romain,  arrêté  pour 
quelques  années  la  décadence  croissante.  »  Toutefois  le  comte  Arnim 
daignait  reconnaître  aux  Français  de  la  décadence  certaines  qualités 
qui  ont  du  prix.  «  Il  admirait  leur  probité,  il  était  convaincu  qu'ils  fe- 
raient honneur  à  leurs  engagemens,  les  ressources  extraordinaires  de 
la  France  lui  étaient  connues;  il  considérait  l'exactitude  des  Français 
dans  les  questions  d'argent,  aussi  bien  dans  les  affaires  privées  que  dans 
les  affaires  publiques,  comme  une  des  qualités  dominantes  de  ce  peuple, 
qui  à  cet  égard  n'est  inférieur  à  aucun  autre,  mais  qui  au  contraire  est 
un  modèle  digne  d'imitation.  »  Décidément  les  peuples  dégénérés  ont 
du  bon,  et  il  ne  faut  pas  trop  déprécier  les  vertus  faisandées. 

En  fin  de  compte,  sur  quoi  portaient  les  principaux  dissentimens 
entre  les  deux  hommes  d'état  qui  semblaient  se  disputer  la  confiance 
de  l'empereur  Guillaume  ?  Le  rapport  que  nous  venons  de  citer  se  ter- 
mine par  cet  aphorisme  :  «  pour  nous,  le  meilleur  gouvernement  que 
puisse  se  donner  la  France  est  celui  qui  devra  employer  la  plus  grande 
partie  de  ses  forces  à  combattre  ses  ennemis  intérieurs.  »  Dans  une 
dépêche  célèbre,  datée  du  20  novembre  1872,  M.  de  Bismarck  avait 
écrit  de  son  côté  :  «  L'inimitié  de  la  France  nous  oblige  de  désirer 
qu'elle  reste  faible.  »  Sur  ce  point  de  théorie,  il  régnait  entre  le  chan- 
celier et  l'ambassadeur  un  parfait  accord  de  sentimens;  mais  dans  l'ap- 
plication de  leur  commun  principe  ils  ne  s'entendaient  plus.  Le  comte 
Arnim  estimait  que  la  France,  quelque  gouvernement  qu'elle  se  don- 
nât, acquitterait  l'indemnité  de  guerre  jusqu'au  dernier  sou.  M.  de  Bis- 
marck ne  partageait  pas  cette  confiance,  il  était  un  créancier  plus  per- 
plexe. Voyant  dans  les  vaincus  du  jour  de  futurs  ennemis,  il  ne  pouvait 
oublier  pourtant  que  ces  ennemis  étaient  ses  débiteurs,  et,  s'il  désirait 
que  leur  gouvernement  fût  faible,  il  souhaitait  aussi  dans  l'intérêt  de 
ses  créances  que  ce  gouvernement  se  maintînt  et  jouît  de  quelque  cré- 
dit en  Europe.  On  doit  des  égards  à  ses  débiteurs,  il  est  impossible  de 
ne  pas  les  ménager  un  peu,  de  ne  pas  s'intéresser  à  leur  santé;  comme 
le  disait  Panurge  :  u  devez-vous  à  quelqu'un,  par  icelui  sera  continuel- 
lement Dieu  prié  vous  donner  bonne,  longue  et  heureuse  vie  ;  craignant 
sa  dette  perdre,  toujours  bien  de  vous  dira  en  toute  compagnie,  toujours 
nouveaux  créanciers  vous  acquerra,  afin  que  vous  fassiez  versure  et 
de  terre  d'autrui  remplissiez  son  fossé.  »  Il  paraissait  à  M.  de  Bismarck 
que  l'homme  éminent  qui  tenait  alors  les  rênes  garantissait  mieux  que 
personne  à  l'Allemagne  le  recouvrement  de  ses  créances  ;  il  désirait  lui 


692  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

conserver  la  signature  de  la  grande  maison  avec  laquelle  il  était  en  re- 
lations d'affaires,  et  en  toute  compagnie  il  disait  du  bien  de  lui. 

D'autre  part,  il  était  convaincu  que  la  France  républicaine  ne  faisait 
courir  aucun  danger  aux  monarchies  de  l'Europe,  car  pour  lui  qui  disait 
république  disait  anarchie.  Une  république  provisoire,  mal  assise  et 
contestée  lui  semblait,  entre  tous  les  régimes  que  pût  adopter  la  France, 
celui  qui  convenait  le  mieux  aux  intérêts  allemands,  d'abord  parce  qu'il 
le  jugeait  incapable  de  contracter  des  alliances  sérieuses,  ensuite  parce 
qu'il  lui  savait  gré  de  laisser  la  porte  ouverte  à  la  solution  qu'il  préfé- 
rait, c'est-à-dire  à  une  restauration  bonapartiste.  Il  s'en  est  expliqué 
plus  d'une  fois.  Dans  sa  dépêche  du  12  mai  1872,  il  déclarait  que  «  le 
parti  bonapartiste  était  celui  avec  l'aide  duquel  on  pourrait  se  flatter 
le  plus  raisonnablement  d'établir  des  rapports  tolérables  entre  l'Alle- 
magne et  la  France,  »  à  savoir  de  mettre  la  France  dans  la  complète 
dépendance  de  l'Allemagne,  6t  nous  lisons  dans  la  brochure  Pro  nihilo 
qu'au  cours  de  l'entretien  qu'il  eut  au  mois  de  septembre  1873  avec  le 
comte  Arnim,  il  se  plaignit,  «  avec  quelque  mélancolie,  que  l'empire 
eût  perdu  toutes  ses  chances.  »  Le  comte  Arnim  au  contraire  pensait  que 
la  consolidation  de  la  république  en  France  pouvait  devenir  un  danger 
pour  les  trônes,  et  il  avait  réussi,  semble-t-il,  à  communiquer  ses  in- 
quiétudes à  l'empereur  Guillaume.  «  M.  de  Bismarck,  nous  dit  l'auteur 
de  la  brochure,  condamnait  ces  inquiétudes  comme  peu  politiques;  il 
était  heureux  de  ne  les  pas  ressentir.  On  lui  donnerait  raison,  s'il  pouvait 
nous  garantir  qu'il  n'y  aura  pas  un  jour  en  Allemagne  un  gouvernement 
faible  et  impopulaire  à  côté  d'une  république  française  florissante,  res- 
pectée chez  elle  comme  au  dehors.  C'est  une  éventualité  qu'on  se  re- 
présente facilement  et  qui  devient  plus  vraisemblable  d'année  en  année, 
à  mesure  que  la  France  se  déshabitue  davantage  des  traditions  monar- 
chiques. » 

On  ne  peut  trop  s'étonner  de  l'usage  vraiment  étrange,  pour  ne  rien 
dire  de  plus,  que,  sous  l'impulsion  de  l'esprit  de  parti,  certains  journaux 
français  ont  prétendu  faire  des  dissentimens  de  M.  de  Bismarck  et  du 
comte  Arnim  au  sujet  de  la  conspiration  parlementaire  du  24  mai.  Les 
opiniois  de  ces  deux  hommes  d'état,  occupés  de  se  nuire  l'un  à  l'autre, 
étaient-elles  assez  désintéressées  pour  être  absolument  sincères,  et  ne 
voit-on  pas  que  chacun  d'eux  était  en  quête  d'argumens  ad  hominem? 

L'un  soutient  son  oracle,  et  l'autre  sa  statue  ; 
Chacun  veut  tout  tirer  à  soi. 

JN'est-il  pas  permis  de  croire  avec  M.  le  baron  de  Holstein  que,  lorsque 
le  comte  Arnim  se  montrait  favorable  à  une  restauration  monarchique, 
«  cette  politique  devait  avoir  pour  résultat  de  soulever  la  question  qui 


LE    PROCÈS    ARNIM.  693 

de  lui  ou  de  M.  de  Bismarck  dirigerait  plus  tard  les  affaires  de  l'empire 
allemand?  »  Et  quand  de  son  côté  M.  de  Bismarck  se  plaignait  que  le 
comte  Arnim  l'eût  empêché  de  prêter  main-forte  à  M.  Thiers,  n'est-il  pas 
à  présumer  qu'il  se  préoccupait  avant  tout  de  grossir  d'un  grief  de  plus 
le  dossier  qu'il  devait  soumettre  quelques  mois  plus  tard  à  l'examen  du 
ministère  public?  L'Évangile  nous  commande  d'aimer  nos  ennemis,  et 
ce  précepte  est  prodigieusement  difficile  à  pratiquer;  s'il  nous  exhortait 
seulement  à  les  admirer,  toutes  les  fois  qu'il  sont  admirables,  cette  mo- 
rale serait  mieux  proportionnée  à  l'humaine  faiblesse,  —  mais  assuré- 
ment aucune  loi  divine  ne  saurait  nous  obliger  à  tenir  nos  ennemis 
pour  infaillibles.  Admettons,  en  dépit  des  infaillibilistes  de  toute  espèce 
et  de  toute  couleur,  qu'on  peut  se  tromper  à  Varzin  et  dans  la  Wilhelms- 
strasse  comme  on  se  trompe  au  Vatican. 

Et  vraiment  qui  ne  s'est  trompé  sur  le  24  mai?  11  a  déçu  l'espoir  de 
ceux  qui  l'ont  fait  et  les  conséquences  n'en  ont  peut-être  été  appréciées 
sainement  dès  le  premier  jour  que  par  celui  contre  qui  il  était  fait.  Le 
grand  Frédéric  a  raconté  qu'au  début  de  la  première  guerre  de  Silésie, 
le  prince  d'Anhalt,  furieux  de  n'avoir  pas  conçu  le  plan  de  la  campagne, 
«  prophétisait  comme  Jonas  des  malheurs  qui  n'arrivèrent  ni  à  Ninive 
ni  à  la  Prusse.  »  Ce  même  Frédéric  nous  enseigne  qu'il  y  a  bien  de  la 
vanité  dans  les  espérances  des  hommes,  «  que  les  conjonctures  les  for- 
cent souvent  d'agir  contre  leur  volonté,  que  le  monde  se  gouverne  par 
compère  et  par  commère,  que  quelquefois,  quand  on  a  assez  de  don- 
nées, on  devine  l'avenir,  que  souvent  on  s'y  trompe,  »  M.  de  Bismarck 
se  rapprochait  de  cette  sage  réserve  lorsqu'il  chargeait  M.  de  Balan  de 
rappeler  au  comte  Arnim  que,  «  quand  il  s'agit  d'une  nation  aussi  ex- 
plosible  que  la  France,  l'avenir  ne  saurait  être  calculé.  »  Il  arrive  par- 
fois aussi  que  les  peuples  explosibles  deviennent  tout  à  coup,  pour  quel- 
que temps  du  moins,  des  peuples  sages.  Si  leur  sagesse  se  maintenait 
durant  dix  ans,  cela  suffirait  pour  dérouter  les  calculs,  pour  déranger 
les  combinaisons  des  plus  grands  et  des  plus  artificieux  politiques,  qui, 
à  l'exemple  de  certain  personnage  d'une  comédie  contemporaine,  s'é- 
crieraient avec  regret  :  «  La  France  avait  un  volcan,  et  elle  l'a  laissé 
s'éteindre.  » 

G.  Valbert. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


30  novembre  1875. 

L'assemblée  est  décidément  en  train  de  songer  à  ses  dernières  dispo- 
sitions. Tant  qu'elle  n'a  vu  que  de  loin  cette  inévitable  fin  dont  elle 
restait  toujours  libre  de  fixer  ou  de  retarder  l'heure,  elle  s'est  défendue 
des  découragemens  et  des  défaillances,  elle  a  gardé  la  fermeté  d'un 
pouvoir  qui  se  sent  nécessaire.  Maintenant  que  ses  momens  sont  comp- 
tés, elle  ne  voit  pas  sans  un  certain  malaise  ou  sans  une  certaine  mélan- 
colie cette  date  fatale  qui  semble  encore  la  troubler  quand  on  la  lui 
montre  trop  brusquement,  qu'elle  est  bien  néanmoins  obligée  de  subir. 
Elle  achève  de  vivre  au  milieu  de  la  fatigue,  des  impatiences  et  des 
préoccupations  qui  l'envahissent,  qui  se  font  sentir  dans  tout  ce  qu'elle 
fait.  L'assemblée,  il  est  vrai,  s'est  tracé  un  ordre  du  jour  qui  ne  lais- 
serait pas  de  remplir  quelques  semaines,  si  elle  persistait  à  discuter  et 
à  voter  tout  ce  qu'elle  a  devant  elle,  la  loi  sur  la  presse,  la  loi  sur  l'ad- 
ministration de  l'armée,  les  conventions  relatives  à  la  réforme  judi- 
ciaire en  Egypte,  les  concessions  de  chemins  de  fer;  mais  peut-elle  se 
promettre  d'épuiser  cet  ordre  du  jour  dans  les  conditions  extrêmes  où 
elle  se  trouve?  Ce  sera  déjà  beaucoup  si  après  la  loi  électorale  elle 
parvient  à  compléter  son  testament  par  le  vote  de  la  loi  sur  la  presse 
et  par  la  nomination  des  75  sénateurs  inamovibles  qu'elle  s'est  réservé 
le  droit  de  léguer  à  la  future  haute  chambre.  La  vérité  est  qu'obstinée 
à  mourir  comme  elle  a  vécu,  elle  porte  jusque  dans  ses  derniers  tra- 
vaux l'esprit  de  parti,  d'incohérence  et  de  division  qui  a  trop  souvent 
fait  son  impuissance. 

Qu'en  sera-t-il  de  cette  loi  sur  la  presse  que  le  gouvernement  a  pro- 
posée, que  la  commission  s'occupe  à  remanier  et  à  transformer?  Évi- 
demment on  est  dans  une  confusion  complète,  on  ne  s'entend  pas 
même  sur  les  mots;  à  force  de  subtilité  et  d'interprétations,  on  en 
vient  à  remettre  en  question  l'organisation  constitutionnelle,  sous  pré- 
texte de  batailler  sur  le  principe  du  gouvernement.  Ce  que  le  ministère 
veut,  la  commission  ne  le  veut  pas,  et  il  n'est  point  impossible  que  la 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  095 

loi  ne  reste  en  chemin,  que  tout  ne  finisse  par  un  vote  qui  laissera  les 
choses  telles  qu'elles  sont.  Le  gouvernement  n'aura  pas  peut-être  sa  loi 
sur  la  presse,  la  commission  est  fort  exposée  à  n'avoir  pas  la.  levée  de 
l'état  de  siège,  et  en  définitive  il  n'y  aura  rien  de  fait. 

Qu'en  sera-t-il  aussi  de  cette  nomination  de  sénateurs,  qui  doit  être 
le  dernier  acte  de  l'assemblée?  Ici  il  faut  bien  de  toute  nécessité  arri- 
ver à  un  résultat.  L'enfantement  ne  laisse  pas  toutefois  d'être  des  plus 
laborieux,  et  ce  serait  même  vraiment  assez  comique,  si  dans  toutes 
ces  combinaisons,  dans  tous  ces  jeux  de  stratégie  auxquels  on  se  livre, 
il  ne  s'agissait  de  la  future  représentation  du  pays.  La  difficulté  est 
de  faire  entrer  dans  une  liste  tous  ceux  qui  voudraient  y  être  et  de 
concilier  des  partis  divisés  par  de  violentes  incompatibilités  d'humeur. 
La  diplomatie  des  plus  habiles  n'a  pu  réussir  jusqu'à  présent  à  trou- 
ver le  moyen  de  contenter  tout  le  monde,  pas  plus  qu'à  découvrir  la 
proportion  exacte  des  choix  qui  pourraient  être  attribués  aux  diverses 
fractions  de  l'assemblée.  La  droite  peut-elle  admettre  la  gauche,  et 
ira-t-elle  jusqu'à  ne  pas  repousser  entièrement  l'union  républicaine? 
La  gauche  de  son  côté  admettra-t-elle  la  droite,  et  à  quelle  nuance  de  la 
droite  s'arrêtera-t-elle?  Fera-t-on  une  place  aux  partisans  de  l'appel  au 
peuple  et  aux  légitimistes  extrêmes  sans  lesquels  il  sera  malaisé  d'avoir 
une  majorité? C'est  à  qui  passera  la  revue  des  noms  et  des  prétentions. 
Les  groupes  se  comptent,  se  démènent  et  font  leurs  conditions  ou  im- 
posent des  exclusions.  Au  milieu  de  la  mêlée,  le  groupe  Lavergne  s'a- 
gite, allant  tout  affairé  du  centre  droit  au  centre  gauche,  donnant  rai- 
son à  l'un  sans  donner  tort  à  l'autre,  brouillant  ou  renouant  les  fils  de 
ses  négociations;  puis  chaque  matin  on  s'aperçoit  que  c'est  un  travail 
à  recommencer.  On  se  dit  assez  mélancoliquement  que  tout  est  incer- 
tain, qu'on  arrivera  peut-être  avec  bien  des  efforts  jusqu'au  cinquan- 
tième nom,  mais  qu'au-delà  le  hasard  sera  pour  tout  le  monde;  le  scru- 
tin ne  sera  plus  que  la  loterie  aux  inamovibles,  et  c'est  ainsi  que  se 
prépare  l'élection  des  sénateurs  dans  une  assemblée  qui  a  eu  le  mal- 
heur de  ne  jamais  savoir  ou  de  ne  jamais  pouvoir  ce  qu'elle  voulait, 
qui,  après  avoir  vécu  dans  toutes  les  contradictions,  a  tenu  à  laisser 
jusque  dans  les  chambres  futures  le  témoignage  posthume  de  ses  divi- 
sions intimes.  Heureusement  l'assemblée  ne  se  borne  pas  à  ces  dis- 
tractions, et,  en  épluchant  des  sénateurs,  elle  finit  non  sans  peine,  non 
sans  bien  des  discussions  traînantes,  par  voter  la  loi  électorale,  dont  la 
troisième  lecture  s'achève  en  ce  moment,  qui  reste  après  tout  la  chose 
essentielle  aujourd'hui,  puisqu'elle  est  le  prélude  de  la  dissolution,  le 
moyen  d'arriver  à  la  grande  consultation  populaire,  devenue  inévitable. 

On  ne  peut  pas  dire  que  cette  troisième  lecture  de  la  loi  électorale, 
qui  a  rempli  pourtant  plus  d'une  semaine,  ait  été  une  discussion  nou- 
velle de  nature  à  changer  sensiblement  les  conditions  essentielles  créées 
par  la  seconde  lecture.  11  est  évident  que  les  points  principaux  étaient 


696  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

désormais  acquis,  que  Tissue  n'était  plus  douteuse.  La  lutte  ne  s'est  pas 
moins  ravivée  au  dernier  moment,  les  questions  sérieuses  se  sont  repro- 
duites, et  une  fois  encore  le  scrutin  de  liste  et  le  scrutin  d'arrondisse- 
ment se  sont  retrouvés  en  présence  dans  un  duel  qui  n'a  pas  laissé 
d'être  intéressant.  Il  ne  s'agissait  plus,  il  est  vrai,  de  ramener  au  com- 
bat le  système  absolu  du  scrutin  de  liste,  qui  est  resté  l'autre  jour  sur 
le  champ  de  bataille.  C'était  le  tour  des  transactions  et  de  la  concilia- 
tion. On  passait  un  peu  condamnation  sur  le  principe  ou  du  moins  on 
consentait  à  le  voiler,  à  l'atténuer,  et  on  se  bornait  à  proposer  des 
moyens  intermédiaires.  Bref,  la  diplomatie  entrait  en  scène,  et  on  offrait 
de  traiter  ;  mais  la  cause  était  perdue  d'avance,  elle  avait  été  trop  dé- 
cidément jugée  pour  pouvoir  se  relever  de  la  défaite  qu'elle  avait  es- 
suyée. La  majorité  qui  avait  prononcé  ne  pouvait  que  s'accroître,  bien 
loin  de  se  débander  dans  le  feu  d'un  nouveau  combat. 

C'est  justement  ce  qui  est  arrivé.  Vainement  M.  Jozon  et  quelques 
membres  de  la  gauche  ont  proposé  de  borner  le  scrutin  de  liste  à  cinq 
noms  et  de  fractionner  les  départemens  qui  auraient  plus  de  cinq 
députés  à  nommer.  La  proposition  a  échoué  d'une  façon  assez  écla- 
tante ;  la  majorité  qui  l'a  repoussée  n'a  plus  été  seulement  de  30  voix, 
comme  à  la  seconde  lecture,  elle  a  cette  fois  dépassé  80  voix.  Vaine- 
ment un  des  hommes  les  plus  distingués  et  les  plus  modestes  de  l'as- 
semblée, M.  Francisque  Rive,  est  intervenu  avec  un  amendement  bien 
plus  modéré  encore,  qui,  en  respectant  le  système  de  circonscrip- 
tion adopté,  ne  maintenait  le  scrutin  de  liste  que  dans  les  arrondisse- 
mens  ayant  une  population  de  plus  de  100,000  habitans.  M.  Rive  n'a 
pas  été  plus  heureux,  il  venait  trop  tard;  son  amendement  n'a  pas  ré- 
sisté à  la  verve  sensée  et  impitoyable  de  M.  Dufaure,  qui  l'a  pulvérisé 
d'un  mot,  en  montrant  ce  qu'il  y  avait  d'étrange  dans  un  système  qui, 
sous  prétexte  de  remédier  aux  inconvéniens  des  deux  modes  de  scru- 
tin, aurait  pour  résultat  u  d'affliger  238  arrondissemens  des  inconvé- 
niens du  scrutin  uninominal  et  131  arrondissemens  des  inconvéniens 
du  scrutin  de  liste.  »  Après  cela ,  l'amendement  de  M.  Rive  est  resté 
enseveli  sous  les  80  voix  de  majorité  qui  avaient  enterré  l'amendement 
de  M.  Jozon.  La  question  était  évidemment  tranchée  dans  l'esprit  de 
l'assemblée.  . 

Le  scrutin  d'arrondissement  a  encore  une  fois  triomphé  de  tout,  et  il 
devait  bien  avoir  cause  gagnée  d'avance,  puisqu'il  n'a  pas  même  été 
compromis  par  M.  le  marquis  de  Gastellane,  qui  lui  a  infligé  la  dange- 
reuse protection  de  son  éloquence.  M.  de  Castellane  est  un  enfant  ter- 
rible du  parti  conservateur,  il  a  l'aplomb  d'un  jeune  grenadier  de  la 
réaction.  11  ne  perdrait  peut-être  rien  à  être  un  peu  plus  modeste,  à 
montrer  un  peu  moins  d'imperturbable  assurance  et  à  se  persuader  qu'il 
ne  suffît  pas  de  parler  à  quelques  passions  de  parti  ou  de  dérouler  un 
tissu  de  banalités  recueillies  un  peu  partout  pour  faire  sérieusement 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  697 

de  la  politique.  Si  le  parti  conservateur  n'avait  pas  d'autres  représen- 
tans  ou  d'autres  champions  pour  le  conduire  au  combat,  puisque  le 
jeune  député  du  Cantal  est  si  impatient  d'aller  au  combat,  il  serait  fort 
en  péril.  Tout  ce  qu'on  peut  dire  de  mieux,  c'est  que  le  scrutin  d'ar- 
rondissement a  triomphé  de  la  défense  de  M.  de  Castellane,  comme  il 
a  triomphé  d'une  attaque  nouvelle  et  cette  fois  bien  plus  sérieuse  de 
M.  Gambetta,  qui  est  revenu  à  la  charge  après  la  singulière  équipée  où 
il  s'était  laissé  récemment  emporter. 

M.  Gambetta  a-t-il  voulu  réparer  la  maladresse  qu'il  avait  commise, et 
rétablir  sa  réputation  de  tacticien?  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'une  fois 
de  plus  il  a  montré  qu'il  y  a  en  lui  deux  hommes,  toujours  occupés  à  se 
contredire  et  à  se  quereller,  l'un  fatalement  entraîné  par  des  inspira- 
tions ou  par  des  engagemens  de  parti,  l'autre  sentant  la  nécessité  et  le 
prix  de  la  modération.  Il  y  a  quelque  temps,  c'était  le  tour  du  tribun 
impatient  et  fougueux,  remuant  les  passions,  compromettant  par  sa  vio- 
lence ce  qu'il  voulait  servir,  blessant  ceux  qu'il  aurait  dû  ménager,  et 
cette  sortie  furieuse,  mal  calculée,  avait  le  succès  de  toutes  les  violences 
de  parti;  elle  trouvait  son  châtiment  dans  un  humiliant  échec.  Ces  jours 
derniers,  c'est  le  modéré  qui  s'est  retrouvé  maître  de  lui-même,  raison- 
nant au  lieu  de  déclamer,  évitant  d'être  agressif,  et,  si  la  cause  du  scru- 
tin de  liste  avait  pu  être  relevée,  elle  l'aurait  été  par  ce  dernier  dis- 
cours. M.  Gambetta  en  effet  a  dit  tout  ce  qu'on  pouvait  dire,  il  a  su 
trouver  et  développer  les  raisons  sérieuses  ou  spécieuses  qu'on  peut 
invoquer  en  faveur  du  scrutin  de  liste.  M.  Gambetta  s'est  exprimé  cer- 
tainement en  politique  lorsqu'il  a  parlé  de  la  nécessité  de  fonder,  pour 
la  période  qui  va  s'ouvrir  par  les  élections  prochaines,  «  un  gouverne- 
ment véritablement  fort,  puissant  sur  l'opinion  de  la  France  comme 
sur  l'opinion  de  l'Europe.  »  Il  a  eu  surtout  des  paroles  qui  sont  des 
engagemens,  qui  sont  sans  doute  l'expression  d'un  patriotisme  réflé- 
chi, lorsqu'il  a  montré  en  traits  saisissans  la  nécessité  de  la  modéra- 
tion, de  la  conciliation,  et  lorsqu'il  a  donné  la  vraie  raison,  la  meil- 
leure garantie  de  la  persistance  nécessaire  de  cette  modération  qui  a 
produit  le  25  février,  en  montrant  «  la  trouée  des  Vosges.  »  Rien  de 
mieux  que  tout  cela.  Pourquoi  donc  M.  Gambetta  n'a-t-il  pas  tenu  ce 
langage  il  y  a  trois  semaines  au  lieu  d'offenser  des  libéraux  qui,  eux 
aussi,  ont  eu  à  faire  des  sacrifices,  et  qui  les  ont  faits  dans  l'intérêt  de 
la  France?  S'il  avait  parlé  ainsi,  il  n'aurait  pas  sans  doute  sauvé  le  scru- 
tin de  liste,  il  n'aurait  pas  vraisemblablement  empêché  l'adoption  du 
scrutin  d'arrondissement;  mais  il  aurait  contribué  à  mettre  plus  de  con^ 
fiance  entre  des  partis  dont  le  rapprochement  serait  utile;  il  n'aurait 
pas  aigri  les  dissentimens,  et  à  défaut  d'un  succès  sur  la  question  du 
scrutin,  il  aurait  aidé  peut-être  à  préparer  des  conditions  plus  favorables 
pour  l'élection  des  sénateurs.  Hier,  il  était  trop  tard  pour  ces  appels  à 
la  modération,  on  le  lui  a  dit.  iSous  savons  bien  que  M.  Gambetta  a  pu 


698  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

répondre  qu'il  n'était  jamais  trop  tard  pour  la  modération,  que  la  rai- 
son qui  avait  inspiré  la  constitution  du  25  février  restait  toujours  la  rai- 
son qui  devait  rapprocher  les  partis  libéraux  pour  la  défendre  en  com- 
mun. C'était  vrai  sans  doute  à  un  point  de  vue  général,  au  point  de  vue 
politique;  seulement  ces  considérations  ne  pouvaient  plus  avoir  aucune 
influence  sur  un  résultat  désormais  assuré.  Le  scrutin  d'arrondissement 
est  resté  définitivement  victorieux. 

La  question  est  donc  tranchée.  C'est  par  le  scrutin  uninominal  que 
se  feront  les  élections,  dont  la  date  va  être  fixée  ces  jours  prochains. 
C'est  le  système  le  plus  vrai ,  le  plus  sincère,  et  cette  raison  a  décidé 
sans  nul  doute  bien  des  esprits.  Il  ne  faut  pas  croire  cependant  qu'on 
ait  tout  gagné.  Si  le  scrutin  de  liste  a  ses  inconvéniens,  qui  l'ont  fait 
justement  écarter,  le  scrutin  d'arrondissement,  lui  aussi ,  a  ses  incon- 
véniens, contre  lesquels  il  faut  dès  ce  moment  se  tenir  en  garde.  Évi- 
demment on  irait  vers  un  autre  danger,  si  les  élections  devenaient  trop 
locales,  si  elles  devaient  remplir  la  chambre  de  petites  importances 
d'arrondissement.  On  risquerait  alors  de  n'avoir  plus  qu'une  assemblée 
de  notables,  un  corps  législatif  de  l'empire  sans  l'empire,  c'est-à-dire 
une  petite  machine  sans  le  moteur  ou  le  régulateur  qui  savait  s'en  ser- 
vir et  au  besoin  s'en  passer.  11  ne  faut  pas  s'y  tromper,  ce  serait  là 
pour  le  scrutin  d'arrondissement  une  manière  de  tomber  du  côfté  où  il 
penche.  Des  assemblées  ainsi  composées  n'auraient  peut-être  pas  l'auto- 
rité et  le  prestige  nécessaires  pour  tenir  tête  à  toutes  les  crises  qui  peu- 
vent se  produire,  pour  prêter  au  gouvernement  la  force  dont  il  a  besoin 
dans  les  difficiles  conditions  créées  à  la  France  en  Europe.  Le  ministère 
ne  peut  sans  doute  intervenir  directement;  il  n'a,  que  nous  sachions, 
ni  l'intention  ni  le  pouvoir  de  revenir  à  des  candidatures  plus  ou  moins 
officielles.  C'est  surtout  aux  hommes  sensés,  réfléchis,  qui  vivent  dans 
tous  les  arrondissemens  français  de  bien  comprendre  qu'en  tenant 
compte  dans  une  juste  mesure  des  considérations  locales,  ils  ne  doivent 
pas  cependant  se  laisser  enchaîner  par  ces  petites  préoccupations,  qu'ils 
doivent  au  contraire  ne  rien  négliger  pour  créer  des  assemblées  sé- 
rieuses, intelligentes,  capables  de  porter  sans  fléchir  le  fardeau  des 
affaires  de  la  France.  Voilà  le  nouveau  problème  qui  s'élève  aujour- 
d'hui, qui  domine  même  les  questions  de  parti,  et  dont  la  solution  dé- 
pend des  élections  prochaines. 

La  saison  parlementaire  recommence  un  peu  partout  avec  l'hiver. 
Elle  a  recommencé  à  Rome  et  à  Vienne;  elle  a  recommencé  aussi  à 
Berlin,  où  M.  de  Bismarck  a  reparu  pour  venir  en  aide  au  ministre  des 
finances,  M.  Camphausen,  réduit  à  demander  à  l'Allemagne  le  prix  de 
sa  grandeur  par  de  nouveaux  impôts,  et  le  tout-puissant  chancelier  n'a 
pas  laissé  d'abord  de  se  plaindre  de  ses  souffrances,  de  l'injustice  de 
ceux  qui  lui  reprochent  de  rester  trop  longtemps  à  Varzin.  D'ici  à  peu 
enfin,  le  parlement  anglais  va  sans  doute  être  réuni. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  699 

Ce  n'est  point  au  surplus  dans  les  parlemens  que  se  passent  mainte- 
nant les  choses  les  plus  sérieuses  ou  les  plus  extraordinaires.  Les  assem- 
blées sont  pour  l'expédition  des  affaires  courantes,  pour  la  sanction  des 
faits  accomplis;  la  diplomatie  se  charge  des  grandes  combinaisons,  des 
secrets  et  des  surprises. La  question  toujours  grave  et  dominante  est  de 
savoir  ce  qui  se  prépare  en  Orient,  ce  que  se  proposent  les  cabinets  ou 
ce  que  l'imprévu  peut  faire  sortir  de  ces  complications,  devant  les- 
quelles toutes  les  politiques  semblent  hésiter  à  dire  leur  dernier  mot. 
Tout  le  monde  parle  de  la  paix;  ce  serait  pour  le  mieux,  si  en  même 
temps  on  n'avait  pas  l'air  de  se  méfier  et  de  s'attendre  à  tout.  On  est 
d'accord  ou  l'on  paraît  être  d'accord  sur  la  nécessité  de  maintenir  l'in- 
tégrité de  l'empire  ottoman,  à  la  condition  de  ne  pas  prendre  trop  au 
sérieux  cette  intégrité  et  de  se  mettre  en  mesure  de  faire  face  à  des  ac- 
cidefts  qu'on  s'expose  à  précipiter.  La  Turquie  est  dans  une  situation 
des  plus  compliquées,  des  plus  tristes,  cela  n'est  point  douteux.  Elle  ne 
peut  arriver  à  réprimer  une  insurrection  qui  dure  depuis  plus  de  six 
mois,  qui  est  la  fatale  conséquence  d'une  administration  oppressive  ; 
elle  a  profité  de  la  circonstance  pour  se  mettre  à  l'aise  avec  ses  créan- 
ciers européens  en  recourant  à  une  réduction  de  sa  dette,  qui  a  compro- 
mis son  crédit.  Elle  laisse  voir  son  impuissance  sous  toutes  les  formes. 
Et  après?  comment  se  propose -t- on  de  l'aider  à  sortir  de  là?  C'est 
M.  le  comte  Andrassy  qui  s'est  chargé,  à  ce  qu'il  paraît,  de  préparer  de 
concert  avec  la  Russie  la  charte  des  réformes  que  l'Europe  veut  deman- 
der à  la  Porte.  Déjà  le  premier  ministre  autrichien  aurait,  dit-on,  ré- 
digé son  programme,  qu'il  aurait  communiqué  à  Saint-Pétersbourg  et 
qui  touche  nécessairement  aux  points  les  plus  aigus  :  perception  des 
impôts  par  des  agens  chrétiens  dans  les  localités  chrétiennes,  tribunaux 
mixtes  pour  les  procès  entre  Turcs  et  raïas,  égalité  entre  musulmans  et 
chrétiens  même  dans  le  service  militaire.  Il  reste  à  savoir  si  ce  pro- 
gramme est  dès  ce  moment  agréé  par  le  gouvernement  du  tsar,  si, 
dans  le  cas  où  il  serait  accepté  par  la  Russie,  il  sera  subi  sans  contes- 
tation par  la  Turquie,  et  enfin  dans  quelle  mesure  les  cabinets  euro- 
péens, agissant  d'intelligence  ou  isolément,  sont  décidés  à  intervenir 
pour  la  réalisation  des  réformes  qu'ils  proposent.  Tout  cela  n'est  point 
aussi  facile  qu'on  le  croit.  Le  premier  inconvénient  de  cette  politique, 
c'est  de  placer  l'Europe  dans  l'alternative  de  reculer,  de  se  borner  à  de 
vaines  réclamations  ou  de  se  laisser  entraîner  par  degrés  dans  de  sin- 
gulières aventures.  Un  autre  danger,  qui  éclate  brusquement  aujour- 
d'hui, a  été  de  réveiller  dans  toute  sa  gravité  cette  question  d'Orient, 
que  l'Angleterre,  de  son  côté,  vient  d'aborder  à  sa  manière  avec  une 
hardiesse  dont  elle  semblait  avoir  perdu  l'habitude  depuis  bien  des  an- 
nées. L'Angleterre  a  laissé  l'Autriche  et  la  Russie  à  leurs  projets  de  ré- 
formes intérieures  pour  la  Turquie,  elle  est  allée  droit  en  Egypte,  là  où 
elle  croit  avoir  ses  intérêts  à  sauvegarder. 


700  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Le  coup  a  été  bien  monté  et  résolument  exécuté,  on  n'en  peut  dis- 
convenir. L'Angleterre  s'est-elle  assuré  d'avance  l'assentiment  plus  ou 
moins  explicite  des  autres  cabinets?  s'est-elle  méfiée  de  tout  ce  mouve- 
ment qui  se  faisait  autour  de  la  question  d'Orient ,  de  cette  stratégie 
diplomatique  qui  tend  à  enlacer  la  Turquie,  et  a-t-elle  voulu  à  tout  évé- 
nement, sans  consulter  personne,  prendre  ses  sûretés?  Toujours  est-il 
que  le  gouvernement  anglais,  profitant  de  la  détresse  financière  où  le 
vice-roi  d'Egypte  se  trouve,  comme  son  suzerain  le  sultan,  a  acheté 
pour  100  millions  au  khédive  ses  parts  de  propriété  sur  le  canal  de  Suez. 
Il  se  trouve  ainsi  substitué  au  vice-roi.  Par  cette  transaction  audacieuse, 
il  n'a  encore,  il  est  vrai,  que  177,000  actions  sur  Z|00,000,  c'est-à-di^:e 
moins  de  la  moitié.  Il  n'a  pu  acquérir  plus  de  droits  que  n'en  avait  le 
khédive  lui-même.  Il  n'est  qu'un  gros  actionnaire  de  plus  qui  dans  les 
affaires  du  canal  n'a  qu'une  faculté  d'immixtion  et  un  nombre  de  voix 
limités,  précisés  par  les  statuts  qui  sont  la  charte  de  la  compagnie  de 
Suez;  mais  il  serait  parfaitement  inutile,  ce  serait  même  montrer  de  la 
naïveté,  de  se  faire  illusion  sur  la  gravité  et  les  conséquences  possibles 
de  ce  coup  de  théâître  qui  vient  d'éclater  en  Europe  sous  la  forme,  bien 
justifiée  cette  fois,  d'une  «  nouvelle  à  sensation.  »  Les  journaux  anglais 
peuvent  bien  nous  dire  que  ce  n'est  pas  une  opération  financière,  quoique 
ce  ne  soit  pas  une  mauvaise  affaire,  que  c'est  un  acte  essentiellement  po- 
litique :  on  s'en  serait  douté.  Le  gouvernement  anglais  n'a  pas  Thabi- 
tude  de  prendre  des  actions,  surtout  pour  100  millions,  dans  une  en- 
treprise privée.  II  a  cru  évidemment  la  Turquie  plus  que  jamais  malade 
et  menacée,  il  a  trouvé  une  occasion  favorable,  il  l'a  saisie  pour  ne  pas 
se  laisser  devancer,  et  ce  que  le  gouvernement  anglais  a  fait,  ce  que 
les  journaux  de  Londres  applaudissent  avec  cette  unanimité  qu'ils  ont 
toujours  dans  les  affaires  d'intérêt  national,  le  parlement  le  sanction- 
nera, on  peut  y  compter.  On  en  doute  si  peu  que,  par  son  contrat,  le 
khédive  a  été  dès  ce  moment  autorisé  à  tirer  des  traites  sur  la  maison 
Rothschild. 

Oui,  assurément  l'acte  est  tout  politique,  et  c'est  là  précisément  ce 
qui  en  fait  la  gravité ,  car  enfin ,  si  ce  n'est  pas  une  prise  de  posses- 
sion matérielle,  territoriale  de  l'Egypte,  c'est  un  premier  pas.  L'Angle- 
terre s'est  donné  un  client  qui  a  besoin  de  plus  de  100  millions  pour  li- 
quider ses  dettes;  elle  ne  peut  plus  l'abandonner,  elle  surveillera  ses 
^nances,  elle  viendra  encore  une  fois  et  sous  d'autres  formes  à  son  se- 
cours, et  naturellement  il  lui  faudra  d'autres  gages,  des  sûretés  nou- 
velles. Où  cela  conduira-t-il  ?  Ainsi,  après  avoir  tout  fait  pour  décourager 
M.  de  Lesseps,  pour  contrarier  l'entreprise  conduite  jusqu'au  bout  par 
ce  vaillant  homme,  l'Angleterre,  se  ravisant  tout  à  coup,  ne  trouve  rien 
de  mieux  que  d'étendre  la  main  sur  cette  grande  œuvre,  au  besoin  elle 
l'achètera  tout  entière  si  l'on  veut.  Après  avoir  professé  depuis  plus 
d'un  siècle  que  l'intégrité  et  l'indépendance  de  l'empire  ottoman  sont 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  701 

une  condition  de  l'équilibre  de  l'Europe,  après  avoir  fait,  il  y  a  vingt  ans, 
la  guerre  de  Grimée  pour  disputer  au  tsar  la  protection  des  chrétiens, 
après  avoir  fermé  l'oreille  aux  propositions  que  Tempereur  Nicolas  fai- 
sait à  sir  llamilton  Seymour  relativement  à  TÉgypte,  l'vVngleterre  est  la 
première  à  donner  un  signal  qui  peut  devenir  redoutable.  C'est  son  in- 
térêt, dira-t-on,  elle  ne  peut  pas  livrer  au  hasard  de  toutes  les  compéti- 
tions un  passage  d'où  dépendent  ses  communications  avec  l'Inde.  Nous 
ne  prétendons  nullement  que  ce  ne  soit  pas  l'intérêt  de  l'Angleterre. 
C'est  peut-être  aussi  d'une  certaine  façon  un  signe  des  progrès  que  fait 
le  droit  public  en  Europe. 

Que  va-t-il  résulter  de  tout  cela?  Si  l'Angleterre  s'est  entendue  avec 
les  autres  puissances,  la  difficulté  est  moins  grave  sans  doute  au  point 
de  vue  de  ce  qui  peut  arriver  immédiatement.  Si  elle  n'a  consulté  que 
ses  convenances  et  son  audace  pour  déguiser  sous  la  forme  d'un  con- 
trat financier  ce  qui  pourrait  passer  pour  une  expropriation  graduelle  de 
l'Egypte  pour  cause  d'utilité  britannique,  il  est  possible  qu'elle  n'ait  pas 
suffisamment  calculé  l'effet  du  grand  coup  qu'elle  vient  de  frapper.  Par 
crainte  d'une  crise  qu'on  aurait  pu  éviter  encore,  elle  se  serait  exposée 
à  précipiter  la  crise  sérieuse  et  décisive.  Ce  qu'il  y  a  d'étrange,  c'est 
que  cette  question  d'Orient,  qu'on  va  chercher  dans  l'Herzégovine,  en 
Bosnie,  dans  la  Bulgarie,  aille  se  réveiller  en  Egypte,  où  l'on  croyait  qu'il 
n'y  avait  que  la  convention  sur  la  réforme  judiciaire,  soumise  en  ce  mo- 
ment à  l'assemblée  de  Versailles. 

A  dire  vrai,  cette  question  de  la  réforme  judiciaire  égyptienne,  sang 
être  assurément  dénuée  d'importance,  pâlit  un  peu  aujourd'hui  devant 
l'incident  de  Suez,  et  la  commission  parlementaire  de  Versailles,  qui  esi 
depuis  longtemps  au  travail,  choisit  peut-être  singulièrement  son  heure 
pour  proposer  à  l'assemblée  de  refuser  la  ratification  de  la  France  à  une 
œuvre  de  nécessité.  De  quoi  s'agit-il  réellement?  Il  y  a  en  présence  un 
intérêt  égyptien  et  un  intérêt  étranger.  L'objet  essentiel  de  la  réforme 
est  de  dégager  un  certain  ordre  du  chaos  judiciaire  où  l'Egypte  a  vécu 
si  longtemps,  et  d'adapter  l'ancien  régime  des  capitulations  aux  exi- 
gences d'une  situation  immensément  modifiée  par  le  développement 
des  intérêts  modernes,  surtout  depuis  que  l'isthme  est  ouvert  au  com- 
merce du  monde.  Les  anciennes  capitulations,  legs  de  la  vieille  France, 
ne  disparaissent  pas,  la  juridiction  consulaire  est  toujours  applicable 
aux  affaires  entre  sujets  d'une  même  nationalité;  le  point  particulier  et 
nouveau  de  la  réforme  est  la  création  de  tribunaux  mixtes  pour  juger 
les  procès  entre  Égyptiens  et  étrangers.  Depuis  huit  ans  déjà,  depuis 
1867  la  question  est  engagée.  Le  gouvernement  égyptien  a  proposé  sou 
programme  judiciaire,  des  négociations  ont  été  suivies  avec  les  états 
intéressés,  surtout  avec  les  grandes  puissances  de  l'Europe.  Ces  négo- 
ciations ont  abouti  à  un  système  définitif  auquel  dix-sept  cabinets  ont 
accédé,  que  le  gouvernement  français  a  fini  par  accepter  à  son  tour  avec 


702  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tout  le  monde,  sauf  la  ratification  de  l'assemblée  souveraine.  C'est  dans 
ces  conditions  que  la  commission  parlementaire  de  Versailles  propose  de 
refuser  cette  ratification,  de  retirer  la  signature  de  la  France  de  l'œuvre 
commune!  Demander  aujourd'hui  à  M.  le  ministre  des  affaires  étran- 
gères d'ouvrir  des  négociations  nouvelles,  c'est  certainement  une  illu- 
sion. M.  le  ministre  des  affaires  étrangères,  qui  n'a  point  créé  cette  si- 
tuation, qui  en  a  recueilli  l'héritage  de  tous  ses -prédécesseurs,  s'est 
déjà  employé  de  son  mieux  à  obtenir  quelques  concessions,  il  a  fait  des 
réserves  qui  ont  été  agréées,  il  a  gagné  du  temps.  Maintenant  il  n'y  a 
plus  à  reculer.  La  réforme  judiciaire  doit  être  en  vigueur  au  1"  janvier 
prochain.  Dix-sept  états  refusent  de  revenir  sur  ce  qu'ils  ont  fait,  et  le 
gouvernement  égyptien,  le  voulût-il,  ne  pourrait  pas  modifier  de  son  au- 
torité propre  ce  qui  a  été  adopté  en  commun.  C'est  à  prendre  ou  à 
laisser. 

Soit,  ajoute-t-on,  il  n'y  a  qu'à  rester  dans  les  conditions  anciennes, 
qui  offrent  plus  de  garanties,  qui  sont  plus  protectrices.  C'est  bientôt 
dit.  Qu'en  résultera-t-il  ?  Les  Français  résidant  en  Egypte  vont  évidem- 
ment se  trouver  dans  une  situation  embarrassée  et  fausse  à  côté  des 
autres  étrangers  qui  ont  accepté  le  régime  nouveau.  Les  confusions,  les 
difficultés,  les  conflits  peuvent  naître  à  tout  instant.  De  plus,  la  France 
aura  fait  en  petit,  dans  un  ordre  fort  modeste  si  l'on  veut,  ce  qu'elle  a 
fait  d'autres  fois  dans  des  circonstances  plus  sérieuses  sans  aucun  pro- 
fit; elle  se  sera  isolée!  Est-ce  bien  le  moment  pour  elle  de  se  réfugier 
dans  l'isolement  au  milieu  de  ces  complications  orientales  qui  recom- 
mencent? N'a-t-elle  pas  au  contraire  tout  intérêt  à  rester  plus  que  ja- 
mais en  communauté  d'action  avec  tout  le  monde?  On  ne  l'accusera  pas 
aujourd'hui  d'ambition ,  de  fantaisies  de  prépondérance.  Elle  est  la 
plus  désintéressée  des  nations  dans  les  conflits  qui  s'agitent,  et  dans  la 
situation  difficile  qui  lui  est  faite,  elle  peut  jouer  un  rôle  utile,  efiicace, 
par  son  désintéressement  même,  par  l'appui  qu'elle  prêtera  au  droit 
public  menacé,  aux  combinaisons  équitables  ;  mais  la  première  condi- 
tion est  de  ne  pas  paraître  avoir  toujours  une  politique  particulière,  de 
ne  pas  offrir  le  spectacle  d'une  diplomatie  désavouée  dans  un  acte  qui  n'a 
pas  une  telle  gravité,  puisque  c'est  une  expérience  limitée  à  cinq  ans, 
et  que  même  pendant  ces  cinq  ans  on  s'est  encore  réservé  le  droit  de 
se  dégager,  si  le  régime  nouveau  ne  suflîsait  pas  à  sauvegarder  les  inté- 
rêts étrangers  en  Egypte.  L'assemblée  peut  donc  sans  crainte  accorder 
cette  ratification  qu'on  lui  propose  assez  légèrement  de  refuser  :  elle 
ne  compromet  pas  les  intérêts  réels  du  pays  et  elle  maintient  l'auto- 
rité de  notre  diplomatie  dans  un  moment  où  il  est  utile  de  mettre  une 
certaine  suite  dans  ce  qu'on  fait. 

H  y  a,  nous  le  savons  bien,  des  diplomates  de  fantaisie  qui  n'y  regar- 
dent pas  de  si  près;  si  on  les  écoutait,  ils  feraient  refleurir  partout  d'un 
coup  de  baguette  l'influence  française;  ils  auraient  devancé  l'Angleterre 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  703 

à  Suez,  de  même  qu'ils  défendraient  Fintégrité  des  capitulations  à 
Alexandrie ,  tout  comme  ils  disputeraient  victorieusement  à  la  Russie 
son  influence  dans  l'Europe  orientale.  Ils  ont  les  moyens  de  tout  faire 
|i  la  fois  sans  se  préoccuper  d'aucune  dilTiculté.  On  nous  permettra  de 
douter  un  peu  de  rinfaillibilité  de  cette  sagesse,  de  l'eflicncitc  de  cette 
pétulance  agitatrice  qui  ne  tient  compte  de  rien,  qui  frapperait  des 
coups  en  l'air  au  risque  de  réveiller  les  ombrages,  les  jalousies,  les  ini- 
mitiés contre  notre  pays  et  d'offrir  des  prétextes  dont  on  ne  manquerait 
pas  de  servir  contre  nous.  Le  gouvernement  français  a  en  vérité  mieux 
à  faire  qu'à  se  laisser  aller  à  ces  conseils  imprévoyans.  Sans  s'isoler, 
sans  se  désintéresser,  il  doit  garder  une  circonspection  qui ,  à  un  mo- 
ment donné ,  sera  sa  force.  Il  est  tenu  de  montrer  que,  si  la  France 
n'est  point  impatiente,  elle  reste  une  alliée  assez  sérieuse  dans  des  cir- 
constances qu'il  n'est  point  impossible  de  prévoir.  La  France  n'a  qu'à 
ne  point  se  hâter,  à  ne  point  refuser  sa  signature  là  où  elle  peut  la 
donner  sans  péril,  à  ne  point  s'engager  dans  des  aventures  compromet- 
tantes et  à  laisser  les  événemens  éclairer  les  peuples,  les  gouvernemens 
libéraux  sur  leurs  véritables  intérêts,  sur  les  combinaisons  qui  pour- 
raient menacer  leur  indépendance,  sur  les  alliances  qui  sont  les  plus 
naturelles  pour  eux. 

On  y  viendra,  on  y  est  déjà  venu  en  partie,  et  certainement,  quelques 
efforts  que  fassent  les  partis  extrêmes  en  Italie  pour  entretenir  les  sus- 
ceptibilités contre  la  France,  il  y  a  au-delà  des  Alpes  un  instinct  qui  ne 
se  trompe  pas.  Les  Italiens  sont  de  fins  politiques,  ils  tiennent  à  sau- 
vegarder, au  milieu  des  oscillations  européennes,  la  sécurité  de  l'œuvre 
nationale  qu'ils  ont  accomplie,  et  il  ne  faut  pas  leur  demander  de  se 
montrer  insensibles  à  tout  ce  qui  rassure  ou  flatte  leur  sentiment  d'in- 
dépendance. Ils  ont  été  heureux,  il  y  a  quelque  temps,  de  recevoir  l'em- 
pereur d'Autriche  à  Venise;  ils  ont  reçu  dernièrement  de  leur  mieux 
l'empereur  d'Allemagne  à  Milan,  et  dès  les  premières  séances  du  parle- 
ment qui  vient  de  se  réunir,  ils  ont  tenu  à  constater  l'importance  de 
cette  visite;  le  gouvernement  s'est  empressé  d'élever  au  rang  d'ambas- 
sade la  légation  d'Italie  à  Berlin  de  même  que  l'Allemagne  a  fait  un 
ambassadeur  de  son  ministre  à  Rome.  Rien  de  plus  simple,  d'autant 
mieux  que  M.  Visconti-Venosta  n'a  point  caché  que  ce  ne  serait  point 
sans  doute  une  mesure  isolée,  que  selon  les  circonstances,  selon  les 
accords  qui  interviendraient,  on  agirait  d'une  manière  semblable  avec 
d'autres  puissances.  Des  rapports  amicaux,  oui  assurément,  il  y  en  a; 
mais  après  tout  la  politique  n'en  est  point  changée,  et  au  lendemain  de 
la  visite  de  l'empereur  Guillaume  à  Milan  M.  Minghetti  a  parlé  dans 
une  réunion  publique  de  façon  à  bien  laisser  comprendre  que  l'Alle- 
magne était  libre  de  suivre  la  politique  religieuse  qu'elle  voudrait,  que 
l'Italie,  elle  aussi,  restait  maîtresse  de  la  direction  de  ses  affaires.  En 
d'autres  termes,  c'est  dire  que  les  politiques  diffèrent  parce  que  les 


70ili  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

intérêts  ne  sont  pas  les  mêmes.  Que  les  affaires  d'Orient,  qui  sont  tou- 
jours menaçantes,  viennent  à  s'aggraver,  l'Italie  sentira  bien  plus  en- 
core la  force  des  liens  qui  la  rattachent  à  la  France.  Elle  verra  aussitôt 
tout  ce  qu'il  y  aurait  de  redoutable  dans  ces  combinaisons,  dans  ces 
remaniemens  de  territoires  qui  tourneraient  infailliblement  contre  ses 
intérêts,  peut-être  contre  son  indépendance,  qui  amèneraient  l'Allemagne 
plus  près  de  ses  frontières  ou  de  ses  rivages  qu'elle  ne  le  voudrait.  Que 
faut-il  pour  que  le  sentiment  de  solidarité  entre  la  France  et  l'Italie  se 
développe  et  devienne  durable  autant  qu'il  est  naturel?  11  suffît  que 
l'Italie  se  sente  rassurée  contre  les  intempérances  et  les  démonstra- 
tions cléricales  dont  elle  s'est  peut-être  quelquefois  exagéré  l'impor- 
tance, qui  n'ont  eu  aucun  effet  même  lorsqu'elles  auraient  pu  être  un 
embarras.  Le  gouvernement  français,  par  sa  prudence,  par  sa  modéra- 
tion prévoyante,  a  dissipé  les  nuages  momentanément  amassés  par 
quelques  passions  religieuses,  et  aujourd'hui  tout  ce  que  le  libéralisme, 
un  libéralisme  modéré,  gagnera  dans  les  élections  prochaines,  sera  né- 
cessairement autant  de  gagné  pour  l'alliance  des  deux  nations.  Que  les 
élections  rendent  vraiment  la  France  à  elle-même,  le  libéralisme  mo- 
déré sera  toujours  son  guide  dans  ses  alliances  comme  dans  sa  politique 
intérieure.  La  France  sera  l'amie  de  l'Espagne  constitutionnelle  comme 
elle  est  l'amie  naturelle  de  l'Italie  indépendante. 

Décidément  la  cause  carliste  est  en  décadence  au-delà  des  Pyrénées, 
et  au  besoin  rien  ne  le  prouverait  mieux  que  cette  étrange  démarche 
faite  il  y  a  quelques  jours  par  le  prétendant,  qui  a  écrit  au  roi  Alphonse 
pour  lui  offrir  généreusement  une  trêve.  Don  Carlos  proposait  au  gou- 
vernement de  Madrid  de  réunir  les  forces  des  deux  partis  pour  défendre 
Cuba  contre  les  États-Unis;  il  était  prêt  même,  assurait-il,  à  faire  partir 
sa  marine  des  côtes  cantabriques  pour  aller  attaquer  les  Américains  jus- 
que dans  leurs  ports!  C'est,  à  vrai  dire,  une  assez  plaisante  forfanterie 
qui  est  probablement  le  signe  d'une  situation  désespérée.  Le  préten- 
dant peut  bien  en  effet  continuer  à  faire  bombarder  quelques  malheu- 
reuses villes  qu'il  ne  peut  plus  même  espérer  conquérir  :  en  réalité,  il 
est  serré  de  toutes  parts;  chaque  jour  il  voit  ses  forces  diminuer,  et  des 
chefs  qui  servaient  sa  cause,  les  uns  ont  été  réduits  à  passer  en  France, 
les  autres  ont  été  emprisonnés  par  don  Carlos  lui-même  et  sont  me- 
nacés d'être  mis  en  jugement.  La  Catalogne  est  maintenant  à  peu  près 
pacifiée  par  le  général  Martinez  Campos,  elle  a  été  purgée  des  dernières 
bandes  carlistes.  Le  général  Quesada,  de  son  côté,  s'avance  au  cœur  des 
provinces  du  nord.  L'insurrection,  harcelée,  vaincue  sur  tous  les  points, 
est  obligée  de  se  replier  dans  les  montagnes,  d'uù  elle  n'a  plus  désor- 
mais la  chance  de  pouvoir  sortir. 

Est-ce  à  dire  que  la  guerre  civile  soit  tout  à  fait  près  d'être  terminée 
et  que  l'insurrection,  une  fois  rejetée  dans  la  Navarre,  soit  facile  à  domp- 
ter? Ici  les  esprits  paraissent  assez  partagés  à  Madrid.  Pour  tous,  le  dé- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  705 

noûment  n'est  plus  douteux;  seulement  les  uns  croient  qu'en  effet  il 
n'y  a  plus  qu'un  dernier  coup  à  frapper,  et  ils  insistent  pour  qu'on  réu- 
nisse toutes  les  forces  dont  on  pourra  disposer  pour  frapper  ce  coup;  les 
autres,  mettant  plus  de  prudence  dans  leur  jugement,  ou  étendant  un 
peu  plus  leurs  vues  politiques,  ne  croient  pas  à  une  solution  si  prompte, 
et  ils  n'y  croient  pas  parce  qu'ils  veulent  cette  fois  une  solution  com- 
plète et  décisive.  Il  y  a  quelque  temps  encore  sans  doute,  ils  se  seraient 
prêtés  à  un  renouvellement  des  privilèges  des  provinces  du  nord,  si  les 
populations  s'étaient  montrées  disposées  à  la  paix.  Maintenant  "que  la 
guerre  a  été  poussée  jusqu'au  bout,  ils  entendent  mettre  l'Espagne  à 
l'abri  de  ces  insurrections  périodiques,  et  la  première  condition  pour 
atteindre  ce  but  est  une  occupation  permanente  du  pays  jusqu'à  une 
pacification  complète  et  solide.  Plus  de  100,000  hommes  sont  néces- 
saires et  vont  être  réunis  pour  opérer  dans  le  nord. 

L'armée  doit  être  divisée  en  trois  corps,  l'un  sous  les  ordres  du  géné- 
ral Quesada,  l'autre  commandé  par  Martinez  Gampos,  le  troisième  par 
Moriones,  à  qui  les  montagnes  navarraises  sont  familières.  Le  jeune  roi 
Alphonse  lui-même  se  dispose  à  se  rendre  dans  le  nord,  il  restera  à 
Vittoria,  à  portée  de  l'armée  et  prêt  à  combattre  avec  elle.  Pendant 
Ce  temps ,  M.  Canovas  del  Gastillo  va  rentrer  au  gouvernement  comme 
président  du  conseil.  Ce  n'est  pas  une  politique  nouvelle  qui  revient  au 
pouvoir,  c'est  toujours  la  même  politique;  seulement  elle  va  être  de 
nouveau  conduite  par  l'homme  le  mieux  fait  pour  diriger  la  transforma- 
tion constitutionnelle  de  l'Espagne,  comme  aussi  pour  présider  aux  élec- 
tions, qui  sont  désormais  prochaines.  La  grande  question  qui  s'agite  à 
Madrid  est  celle  de  savoir  à  quelle  constitution  on  s'arrêtera.  Il  y  a  une 
chose  certaine ,  c'est  qu'on  ne  peut  pas  revenir  à  la  constitution  de 
1869,  à  moins  qu'on  ne  veuille  préparer  à  la  monarchie  d'Alphonse  XII 
le  sort  de  la  monarchie  d'Amédée.  Toutes  les  autres  constitutions,  celle 
de  1837  ou  celle  de  1845,  sont  favorables  à  une  politique  réellement 
libérale,  la  seule  à  laquelle  s'attache  M.  Canovas  del  Castillo.  L'essen- 
tiel est  d'en  finir  avec  tous  ces  conciliabules  intimes,  avec  toutes  ces  in- 
certitudes, et  de  replacer  le  plus  tôt  qu'on  pourra  l'Espagne  dans  des 
conditions  régulières.  C'est  la  pensée  du  président  du  conseil,  c'est 
aussi  la  pensée  du  jeune  roi,  qui,  bien  loin  de  se  laisser  aller  à  des 
conseils  de  réaction,  témoigne  sans  cesse  les  dispositions  les  plus  libé- 
rales, et  se  plaît  à  s'entourer  d'hommes  de  toutes  les  opinions.  Cette 
œuvre  de  fusion  de  tous  les  partis  libéraux,  habilement  préparée  par 
M.  Canovas  del  Castillo,  est  déjà  plus  qu'à  moitié  accomplie.  Elle  est  la 
meilleure  garantie  de  la  royauté  nouvelle,  de  même  que  la  paix  con- 
quise dans  le  nord  sera  le  gage  de  sa  sécurité. 

CH.    DE   MAZADE. 
TOME  XII.  —  1875.  45 


706  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

REVUE    SCIENTIFIQUE. 

Le  prix  solennel  de  20,000  fr.  que  l'Institut  décerne  tous  les  deux  ans 
en  séance  publique  devait  cette  année  être  accordé  par  l'Académie  des 
Sciences.  Ce  sont  les  travaux  de  M.  P.  Bert  qui  ont  été  couronnés,  et 
ce  choix  a  été  approuvé  sans  restriction.  L'étude  que  M.  Bert  a  faite  de 
la  respiration  offre  le  plus  grand  intérêt,  non-seulement  au  point  de  vue 
des  résultats  eux-mêmes,  aussi  inattendus  qu'importans  ,  mais  encore 
au  point  de  vue  de  la  méthode  qui  permet  d'entrevoir  la  prompte  solu- 
tion de  quelques  problèmes  physiologiques  des  plus  délicats. 

Chacun  sait  que  Lavoisier,  créateur  de  la  chimie,  est  en  même  temps 
celui  qui  a  donné  à  la  fonction  de  respiration  sa  signification  véritable  : 
consommation  d'oxygène  et  production  d'acide  carbonique.  Cette  com- 
bustion se  fait-elle  dans  les  poumons  ou  ailleurs?  Voilà  ce  que  Lavoisier 
ne  découvrit  qu'imparfaitement.  Plus  tard  Wilham  Edwards,  dans  son 
beau  livre,  Influence  des  agens  physiques  sur  la  vie,  démontra  qu'en  réa- 
lité cette  combustion  avait  lieu  non  dans  le  poumon,  mais  dans  tous  les 
tissus.  Magnus,  Liebig  et  plus  récemment  M.  Cl.  Bernard  ont  surabon- 
damment démontré  le  même  fait,  de  sorte  qu'on  doit  admettre  aujour- 
d'hui que  la  chaleur  animale  est  produite  par  les  combinaisons  chimi- 
ques qui  s'opèrent  dans  l'intérieur  des  tissus,  que  ces  combinaisons 
sont  sans  cesse  renouvelées  par  le  courant  sanguin  amené  par  les  capil- 
laires, enfin  que  c'est  une  opération  chimique  complexe  qui  d'une  part 
détruit  l'oxygène  amené  par  les  globules  rouges  du  sang  artériel,  d'autre 
part  produit  de  l'acide  carbonique,  lequel  est  entraîné  avec  le  sang  vei- 
neux. M.  Bert  a  tenté  de  rendre  le  fait  plus  démonstratif  encore.  Il  a 
fait  respirer  les  tissus  eux-mêmes,  et,  mettant  à  profit  les  expériences 
déjà  anciennes  de  Spallanzani,  il  a  institué  une  série  d'expériences  aussi 
curieuses  qu'instructives ,  prélude  de  celles  qui  lui  ont  valu  le  prix  de 
l'Académie. 

Si,  dans  une  atmosphère  d'oxygène,  au  lieu  de  plonger  un  animal  vi- 
vant on  en  met  un  fragment  quelconque  vivant  encore,  on  voit  que  ce 
tissu  se  comporte  comme  si  l'animal  subsistait  tout  entier.  11  y  a  en 
effet  absorption  d'oxygène  et  production  d'acide  carbonique.  Le  sang, 
le  tissu  osseux,  le  tissu  hépatique,  mais  surtout  le  tissu  musculaire, 
absorbent  rapidement  l'oxygène  contenu  dans  la  cloche,  et  le  volume 
d'acide  carbonique  qu'ils  exhalent  est  à  peu  près  égal  au  volume  d'oxy- 
gène qu'ils  consomment.  Il  ne  faut  pas  trouver  le  fait  surprenant,  car 
c'est  absolument  ce  qui  se  passe  dans  l'économie  quand  l'animal  vit  et 
respire.  Seulement,  au  lieu  d'emprunter  de  l'oxygène  à  la  cloche,  le 
muscle,  parcouru  dans  tous  les  sens  par  des  capillaires,  empruntera  cet 
oxygène  qui  lui  est  nécessaire  au  sang  artériel  qui  l'irrigue.  Le  sang 
est  donc  pour  tous  les  tissus  un  milieu  intérieur.  C'est  là  qu'ils  peuvent 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  707 

accomplir  leurs  fonctions,  quelle  qu'en  soit  la  nature;  c'est  là  qu'ils 
peuvent  respirer.  Ainsi  la  principale  fonction  du  sang  est  d'apporter  de 
l'oxygène  aux  tissus.  Si  donc  un  animal  a  beaucoup  de  sang,  il  aura 
aussi  beaucoup  d'oxygène  et  pourra  bien  mieux  résister  à  l'asphyxie. 
Cette  idée  si  simple  a  conduit  M.  Bert  à  expliquer  la  résistance  que  cer- 
tains animaux,  le  canard  par  exemple,  offrent  à  l'asphyxie.  Un  canard 
plonge  dans  l'eau  quatre  minutes  sans  être  incommodé,  tandis  que  pen- 
dant le  même  espace  de  temps  un  poulet  serait  noyé;  c'est  qu'en  effet  le 
canard  contient  près  de  deux  fois  autant  de  sang  qu'un  poulet.  Pour  qu'un 
canard  se  noie  aussi  vite  qu'un  poulet,  il  suffira  de  le  saigner,  et  alors  en 
quatre  ou  cinq  minutes  de  submersion  le  canard  ainsi  saigné  périra.  Un 
autre  fait  inattendu  qui  résulte  des  recherches  de  M.  Bert,  c'est  l'iné- 
galité qu'il  y  a  entre  la  vitalité  des  tissus  chez  les  animaux  nouveau- 
nés  et  les  adultes.  On  sait  depuis  longtemps  que  les  animaux  nouveau- 
nés,  les  petits  chats  par  exemple,  ne  meurent  qu'après  une  demi-heure, 
une  heure  de  submersion.  Cela  ne  tient  qu'à  une  seule  cause  :  leurs 
tissus  consomment  peu  d'oxygène,  et  par  conséquent  sont  lents  à  mou- 
rir, en  sorte  que  l'activité  des  combustions  entraîne,  s'il  y  a  asphyxie, 
une  mort  rapide,  et  que,  là  où  un  adulte  meurt,  un  nouveau-né  vit  long- 
temps encore,  là  où  un  moineau  meurt,  un  mollusque  continuera  de 
vivre  des  heures  et  des  journées  entières. 

Nous  arrivons  maintenant  à  l'influence  des  pressions  barométriques 
sur  cet  échange  de  gaz  oxygène  et  acide  carbonique  qui  constitue  la 
respiration.  C'est  le  sujet  du  travail  que  l'Académie  des  Sciences  vient 
de  couronner.  Si  on  met  un  oiseau  dans  une  cloche  contenant  de  l'air 
raréfié,  au  bout  de  quelque  temps  il  cherche  à  s'échapper  :  il  respire  dif- 
ficilement, fait  des  efforts  désespérés  d'inspiration;  puis,  après  une  lutte 
de  quelques  instans,  il  est  pris  de  convulsions  violentes  et  retombe  sur 
le  flanc,  comme  épuisé,  haletant  et  respirant  à  grand'peine.  Si ,  par  un 
robinet,  on  introduit  de  l'oxygène  dans  la  cloche,  l'animal  se  ranimera, 
et  on  assistera  à  une  véritable  résurrection.  Donc  c'est  l'oxygène  qui 
seul  entretient  la  respiration.  Voilà  le  fait  depuis  longtemps  connu,  tel 
que  Lavoisier  l'a  merveilleusement  établi.  Supposons  maintenant  qu'au 
lieu  de  laisser  l'animal  respirer  tranquillement  dans  cet  oxygène,  nous 
abaissions  la  pression.  L'oxygène  deviendra  très  raréfié,  et,  avant  que 
l'animal  soit  pris  de  convulsions,  il  faudra  que  la  pression  soit  beaucoup 
plus  faibie  que  tout  à  l'heure.  C'est  qu'en  effet,  au  lieu  d'avoir  un  mé- 
lange d'oxygène  et  d'azote  dans  les  proportions  de  1  et  de  Zj,  nous 
avons  de  l'oxygène  pur.  Ce  qui  démontre  que  la  mort  n'est  pas  due  à 
l'abaissement  de  la  pression,  c'est  qu'on  peut  introduire  de  l'azote  dans 
la  cloche;  cet  azote  ne  changera  absolument  rien  aux  conditions  de  l'ex- 
périence, et  l'animal  mourra  tout  aussi  vite  que  s'il  était  dans  l'oxygène 
raréfié.  Que  ce  soit  un  oiseau,  un  mammifère  ou  un  reptile,  le  fait  sera 
toujours  le  même,  avec  celte  différence  que,  dans  une  atmosphère  con- 


708  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

finée,  l'oiseau  meurt  plus  vite  que  le  mammifère,  et  le  mammifère  plus 
vite  que  le  reptile. 

M.  Bert  a  varié  l'expérience,  et  au  lieu  d'une  atmosphère  d'air  a 
fait  respirer  des  animaux  dans  2,  3,  4  et  5  atmosphères;  toujours  l'ani- 
mal mourait  quand  il  avait  absorbé  la  quantité  d'oxygène  qui  lui  était 
nécessaire,  en  sorte  que  dans  une  cloche  à  2  atmosphères  l'animal 
mettait  deux  fois  plus  de  temps  à  s'asphyxier  que  dans  une  cloche  à 
une  seule  atmosphère.  Ainsi,  quelles  que  soient  les  variations  de  l'ex- 
périence, toujours  on  constate  ce  fait,  que  l'oxygène  mélangé  à  l'azote 
est  respiré  comme  s'il  était  pur,  et  qu'au  point  de  vue  de  la  respira- 
tion, mettre  un  animal  dans  une  cloche  d'oxygène  pur  à  la  pres- 
sion normale,  ou  dans  une  cloche  avec  de  l'air  à  5  atmosphères,  c'est 
absolument  la  même  chose.  N'y  a-t-il  pas  là  quelque  chose  d'analogue 
à  la  loi  physique  de  la  solubilité  des  gaz,  qui,  mélangés  en  présence  d'un 
liquide,  se  dissolvent  dans  ce  liquide,  comme  si  chacun  d'eux  était 
seul?  Notons  que,  pour  que  ces  expériences  soient  rigoureuses  et  con- 
cluantes, il  faut  absolument  que  l'acide  carbonique  exhalé  soit  enlevé; 
sinon  la  présence  de  ce  gaz  troublerait  les  résultats.  En  effet,  il  est  dé- 
montré que  l'acide  carbonique  est  un  gaz  toxique,  que  sa  présence  en 
excès  dans  l'air  empêche  l'acide  carbonique  contenu  dans  le  sang  de  se 
dégager,  et  que  la  mort  surviendrait  plutôt  par  accumulation  d'acide 
carbonique  que  par  insuffisance  d'oxygène.  Les  moyens  employés  par 
M.  Bert  pour  absorber  ce  gaz  délétère  à  mesure  qu'il  se  produit  sont 
trop  minutieux  pour  être  rapportés  ici.  11  nous  suffira  de  dire  que  dans 
tous  les  cas  cette  cause  d'erreur  a  été  rigoureusement  écartée. 

On  se  tromperait  fort,  si  on  croyait  que  ces  données  n'ont  pas  d'ap- 
plication pratique.  Elles  en  ont  une  immédiate  dans  l'aéronautique. 
En  effet,  l'abaissement  de  la  pression  de  l'air  n'étant  rien,  la  diminution 
d'oxygène  étant  tout,  on  peut  y  suppléer  dans  une  certaine  mesure  en 
apportant  dans  la  nacelle  une  provision  d'oxygène.  On  sait  que  dans 
cette  funeste  ascension  qui  a  fait  périr  Crocé-Spinelli  et  Sivel,  M.  Tis- 
sandier  n'a  échappé  à  la  mort  que  par  l'oxygène  qu'il  respirait  de  temps 
à  autre.  Il  n'est  pas  besoin  d'ailleurs  de  courir  les  risques  d'une  ascen- 
sion aérostatique  pour  étudier  les  effets  de  la  raréfaction  de  l'air.  Au 
laboratoire  de  la  Sorbonne,  iM.  Bert  a  fait  construire  deux  immenses 
réservoirs  en  rapport  avec  une  machine  pneumatique  mue  par  la  va- 
peur, et  où  deux  personnes  peuvent  trouver  place.  Un  manomètre  in- 
dique l'état  de  la  pression.  Deux  petites  vitres  permettent  aux  opéra- 
teurs de  suivre  de  l'œil  l'atiitude  du  paiient,  et  chacun  peut  être  le 
patient  à  son  tour.  On  observe  alors  sur  soi-même  des  faits  fort  curieux, 
l'impuissance  du  système  musculaire  par  exemple,  et  l'incapacité  de 
tout  effort  intellectuel.  L'œil  ne  distingue  plus  les  objets,  le  ciel,  au 
lieu  d'être  bleu,  paraît  noir.  On  entend  de  sourds  bourdonnemens,  et 
la  voix  est  à  peine  perçue.   C'est  dans  ces  appareils,  et  non  dans  un 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  709 

ballon  capricieusement  ballotté  par  les  vents  à  des  hauteurs  effrayantes, 
que  l'on  peut  faire  de  vraies  études  physiologiques.  Il  est  vrai  que  l'aé*- 
ronaule  seul  peut  nous  renseigner  sur  les  courans  aériens,  la  condensa- 
tion de  la  vapeur  d'eau,  et  autres  phénomènes  météorologiques;  mais 
au  point  de  vue  physiologique  tout  peut  être  étudié  dans  l'appareil  de 
M.  Bert. 

Voici  donc  la  conclusion  physiologique  de  la  première  partie  du  tra- 
vail de  M.  Bert  :  l'oxygène  mélangé  avec  peu  d'itzoïe  ou  beaucoup  d'a- 
zote est  respiré  comme  s'il  était  seul.  Il  s'agit  de  savoir  comment  il  est 
absorbé  par  le  sang.  Sur  ce  point,  les  expériences  de  M.  Claude  Ber- 
nard sont  des  plus  concluantes.  L'oxygène  ne  se  dissout  pas  dans  le 
sang,  il  y  forme  une  combinaison  chimique,  instable  il  est  vrai,  mais 
suffisante  pour  que  ce  gaz  traverse  la  légère  trame  des  capillaires  du 
poumon  et  aille  se  porter  sur  l'hémoglobine  contenue  dans  le  globule 
sanguin.  Cette  hémoglobine  est  une  substance  albuminoïde  qui  peut  être 
isolée  du  sang  par  des  procédés  chimiques  ;  on  la  fait  cristalliser  et  on 
peut  sous  cette  forme  la  combiner  à  l'oxygène.  On  a  alors  de  l'oxyde 
d'hémoglobine.  M.  Bernard  a  montré  que,  dans  les  empoisonnemens 
par  la  vapeur  de  charbon,  il  se  forme  un  gaz  toxique,  l'oxyde  de  car- 
bone, qui  va  se  porter  sur  le  globule  pour  se  combiner  à  l'hémo- 
globine. Cette  combinaison  est  tellement  fixe  que  l'oxygène  ne  peut 
plus  déplacer  l'oxyde  de  carbone,  et  que,  le  globule  sanguin  ne  pouvant 
plus  prendre  de  l'oxygène,  l'individu  meurt  en  réalité  par  asphyxie.  De 
son  côté,  M.  Bert  a  établi  que,  si  on  augmente  la  pression  de  l'oxygène, 
l'oxygène  se  mélangera  au  sang  en  plus  grande  quantité,  mais  que  ce 
ne  sera  pas  un  véritable  mélange,  car  l'accroissement  de  la  quantité 
d'oxygène  dans  le  sang,  par  rapport  à  la  pression,  sera  bien  plus  grand 
que  si  c'était  une  simple  dissolution.  Il  en  est  de  même  quand,  au  lieu 
d'augmenter  la  pression,  on  la  diminue  lentement;  enfin  tout  semble 
confirmer  cette  vérité,  que  le  sang  veineux  au  contact  de  l'air  oxygéné 
dégage  son  acide  carbonique  et  prend  de  l'oxygène,  qui  se  fixe  sur  le 
globale,  grâce  à  l'affinité  de  l'hémoglobine  pour  ce  gaz. 

Si,  après  avoir  soumis  un  animal  à  une  pression  considérable,  on  le 
rend  brusquement  à  la  pression  normale,  ce  qu'on  peut  appeler  dé- 
comprimer, les  phénomènes  sont  alors  très  graves  :  l'animal  est  pris  de 
convulsions,  de  paralysie,  et  meurt  en  quelques  instans.  Que  s'est-il 
donc  passé?  Les  gaz  accumulés  dans  le  sang  par  la  haute  pression  à  la- 
quelle on  les  a  soumis  se  dégagent  brusquement  et  oblitèrent  les  pe- 
tits vaisseaux.  C'est  encore  l'application  d'une  loi  toute  physique  qui 
veut  que,  dans  les  canaux  étroits  et  capillaires,  la  résistance  des  gaz 
est  considérable.  Tous  les  petits  vaisseaux  sont  remplis  de  bulles  de 
gaz,  notamment  les  capillaires  de  la  moelle  épinière;  c'est  ce  qui  ex- 
plique les  paralysies  soudaines  et  les  convulsions.  L'air  a  obstrué  les 
vaisseaux  qui  portent  le  sang  au  système  nerveux  central,  et,  comme 


710  REVDE    DES    DEUX   MONDES, 

toujours,  l'effet  premier  de  cette  suppression  du  liquide  vivifiant  est  une 
excitation  de  ces  centres  qui  se  traduit  par  des  convulsions  générales, 
suivies  bientôt  d'une  paralysie  complète.  En  même  temps  le  sang,  trou- 
vant une  résistance  considérable,  ne  peut  plus  circuler,  et  le  cœur  s'ar- 
rête, vide  et  flasque,  contenant  à  peine  quelques  gouttes  d'un  sang 
rouge  et  écumeux  mélangé  à  des  bulles  de  gaz  :  seulement,  si  l'animal 
est  soumis  à  plusieurs  atmosphères  d'oxygène,  la  mort  est  moins  rapide 
et  moins  sûre  que  s'il  s'agissait  d'une  même  pression  d'air  ;  elle  recon- 
naît une  tout  autre  cause  sur  laquelle  nous  reviendrons  tout  à  l'heure, 
et  on  peut  affirmer  qu'il  n'y  a  jamais  de  bulles  de  gaz  dans  le  sang.  En 
effet  l'oxygène  de  l'air,  même  après  la  décompression,  peut  rester  dis- 
sous dans  le  sang,  tandis  que  l'azote,  qui  a  de  très  faibles  affinités  chi- 
miques, se  dégage  immédiatement. 

L'application  pratique  est  évidente.  Quand  un  pêcheur  ou  un  ouvrier 
est  sous  la  cloche  à  plongeur,  on  a  soin  de  renouveler  par  une  pompe 
foulante  sa  provision  d'oxygène,  on  fait  même  en  sorte  que  l'air  poussé 
par  la  pompe  refoule  le  liquide,  pour  que  le  plongeur  puisse  être  à  sec 
au  milieu  de  l'eau.  Mais  on  ne  peut  pas  éviter  la  pression  de  toute  la 
colonne  d'eau  qui  l'entoure,  et  quand  le  plongeur  est  à  une  profondeur 
de  10,  de  20,  de  30  mètres,  il  est  soumis  à  une  pression  de  1,  2,  3  at- 
mosphères en  plus  de  la  pression  normale  :  si  alors  on  le  ramène  brus- 
quement à  la  surface,  il  est  sujet  à  des  vertiges,  des  fourmillemens, 
des  paralysies  partielles  qu'on  doit  expliquer  par  la  présence  de  bulles 
de  gaz  dans  les  vaisseaux  du  système  nerveux.  Souvent,  ces  bulles  de 
gaz  dans  les  capillaires  offrant  une  résistance  considérable,  le  sang 
poussé  par  le  cœur  fait  effort  pour  la  vaincre,  et  rompt  le  vaisseau.  De 
là  ces  démangeaisons,  ces  hémorrhagies  de  la  peau  que  les  ouvriers 
connaissent  bien  et  qu'ils  appellent  la  puce.  Ces  accidens  peuvent  être 
conjurés,  si  on  a  soin  de  faire  la  décompression  lente,  au  lieu  de  la 
faire  brusquement,  comme  on  en  a  trop  souvent  l'habitude. 

Mais  de  tous  les  faits  nouveaux  établis  par  M.  Bert  le  plus  nouveau 
peut-être,  —  et  à  coup  sûr  le  plus  surprenant,  —  c'est  l'action  toxique 
de  l'oxygène.  On  savait  que  l'oxygène  active  la  respiration,  que  dans 
une  atmosphère  d'oxygène  pur  un  animal  devient  très  excité,  qu'il  s'a- 
gite, qu'il  bojidit,  enfin  que  toutes  les  fonctions  nutritives  sont  exaltées; 
mais,  si,  au  lieu  d'une  atmosphère  d'oxygène,  on  le  soumet  à  8  ou 
9  atmosphères  de  ce  gaz,  la  mort  survient  en  quelques  instans.  On  ne 
peut  soutenir  que  la  mort  est  due  à  l'élévation  de  la  pression,  car,  si 
au  lieu  d'oxygène  pur  on  met  de  l'air,  c'est-à-dire  un  mélange  d'oxy- 
gène et  d'azote,  l'animal  supporte  très  bien  une  pression  de  0,  7  et 
même  12  atmosphères.  Il  semble  que  dans  ce  cas  l'oxygène  se  porte 
sur  le  globule  sanguin  et  le  détruise  de  manière  à  le  rendre  incapable 
d'accomplir  sa  fonction.  La  mort  d'un  animal  dans  de  l'oxygène  com- 
primé à  8  ou  9  atmosphères  est  toute  différente  de  la  mort  par  décom- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  711 

pression  dont  nous  parlions  tout  à  l'iieure.  Il  n'y  a  pas  de  paralysie,  el 
surtout  les  accidens  ont  déjà  lieu  sous  la  cloche  de  compression,  tandis 
que  chez  les  animaux  respirant  de  l'air  comprimé  les  accidens  ne  com- 
mencent qu'au  moment  de  la  décompression.  Ce  qui  est  remarquable, 
c'est  que  l'animal,  une  fois  empoisonné  par  l'oxygène,  no  peut  plus  re- 
vivre. C'est  en  vain  qu'on  lui  rend  l'atmosphère  normale  :  si  dans  la 
cloche  il  a  déjà  été  pris  de  convulsions,  tous  les  moyens  qu'on  emploie 
pour  le  rappeler  à  la  vie  sont  inutiles.  L'oxygène  est  un  poison  qui  a 
détruit  ses  globules  et  qui  lui  prépare  une  mort  prompte. 

M.  Bert  a  eu  l'idée  très  ingénieuse  d'appliquer  aux  tissus  d'un  animal 
ce  qui  était  exact  pour  l'animal  lui-même,  et  le  fait  est  resté  vrai  pour 
les  tissus.  Non-seulement  les  tissus  deviennent  incapables  de  fonction- 
ner, mais  ils  perdent  toute  activité  chimique,  en  sorte  que  les  phéno- 
mènes de  putréfaction  sont  ralentis  et  même  suspendus.  C'est  ainsi  que 
M.  Bert  a  conservé  pendant  une  année  de  la  viande,  des  œufs,  du  lait, 
des  fruits,  qu'il  avait  soumis  à  la  pression  de  plusieurs  atmosphères 
doxygène,  sans  que  ces  substances  aient  subi  même  un  commencement 
de  moisissure  ou  de  putréfaction.  Il  est  vrai  de  dire  que  l'œuf  avait 
perdu  toute  propriété  vitale.  C'était  un  œuf  mort,  mais  arrêté  dans  sa 
mort  même,  et  gardant  tous  les  caractères  extérieurs  et  les  apparences 
de  la  vie.  Ni  à  l'œil  nu,  ni  au  microscope,  on  n'aperçoit  de  modifica- 
tion des  cellules  d'un  organisme  ainsi  éprouvé;  mais  sans  doute  il  y  a 
eu  une  sorte  de  destruction  mystérieuse  de  leurs  propriétés  actives, 
propriétés  dont  la  science  ignore  encore  la  cause  anatomique.  Le  vin 
lui-même,  soumis  à  plusieurs  atmosphères  d'oxygène,  subit  des  modifi- 
cations importantes.  Il  est  vieilli  et  dépouillé,  au  dire  des  connaisseurs, 
mais  il  a  en  même  temps  perdu  un  peu  de  son  bouquet,  ce  qui  exclut, 
au  moins  pour  le  présent,  toute  tentative  d'application  industrielle  pré- 
maturée. 

Cependant  toutes  les  substances  organiques  ne  subissent  pas  cette 
action  paralysante  de  l'oxygène  à  haute  pression.  Ainsi  par  exemple  le 
ferment  du  suc  gastrique,  la  pepsine,  le  ferment  de  la  salive,  la  ptya- 
line,  d'autre  part  certains  virus  tels  que  la  vaccine,  conservent  leurs 
propriétés  tout  aussi  actives.  M.  Bert  a  remarqué  que  le  mode  d'action 
de  l'oxygène  justifiait  la  division  déjà  ancienne  qu'on  a  établie  entre  les 
fermens  :  fermens  figurés,  fermens  amorphes;  8  atmosphères  d'oxygène 
tuent  les  fermens  figurés ,  dont  la  levure  de  bière  peut  être  considé- 
rée comme  le  type,  mais  n'altèrent  pas  la  constitution  d'un  ferment 
amorphe,  tel  que  la  pepsine.  C'est  qu'en  effet  les  fermens  amorphes  ne 
sont  pas  de  vrais  fermens;  ils  agissent  chimiquement,  par  action  cata- 
lytique,  en  provoquant  une  série  successive  de  dédoublemens  et  de  re- 
constitutions, tandis  que  les  fermens  figurés  sont  des  organismes,  des 
êtres  organisés  qui  naissent,  vivent,  se  reproduisent  et  meurent,  et  qui 


712  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pendant  toute  la  durée  de  leur  existence  ont  besoin  d'oxygène  pour  en- 
tretenir leur  activité  vitale. 

Tels  sont  les  principaux  faits  exposés  par  M.  Bert.  A  un  certain  point 
de  vue,  la  méthode  physiologique  est  complètement  changée  par  ces 
recherches,  non  pas  en  elle-même  assurément,  mais  par  la  transfor- 
mation des  moyens  d'expérience.  Par  exemple,  une  machine  pneu- 
matique ordinaire  ne  suffit  pas,  il  faut  qu'elle  soit  très  grande  et  mue 
par  la  vapeur.  Au  lieu  de  petites  cloches  en  verre,  il  faut  d'immenses 
cloches  bardées  de  fer  et  capables  de  résister  à  une  pression  de 
25  atmosphères.  Il  faut  de  plus  que  la  cloche  soit  transparente  au 
moins  en  un  point  :  le  morceau  de  verre  qui  sert  ainsi  à  éclairer  ce  qui 
se  passe  dans  les  appareils  de  compression  est  énorme,  et,  malgré  les 
précautions  qu'on  prend,  il  arrive  quelquefois  qu'il  éclate.  Au  labora- 
toire de  la  Sorbonne,  rien  n'est  plus  intéressant  que  de  voir  ces  im- 
menses appareils  aussi  délicats  que  gigantesques. 

Ce  n'est  pas  seulement  pour  l'étude  de  la  respiration  qu'il  faut  avoir 
des  appareils  très  coûteux,  c'est  pour  l'étude  de  toutes  les  fonctions 
vitales,  c'est-à-dire  de  la  physiologie  tout  entière.  Certes  ce  ne  sont 
pas  les  appareils  qui  créent  les  hommes;  vérité  vieille  sans  doute,  mais 
trop  souvent  méconnue,  mieux  vaut  un  vrai  savant  sans  appareils  qu'un 
mauvais  savant  muni  de  toutes  les  balances  et  de  tous  les  chronomètres 
du  monde;  mais,  pour  ne  pas  rester  en  arrière  des  autres  pays,  il  faut 
que  la  France  fasse  des  sacrifices  et  consacre  le  plus  d'argent  qu'elle 
pourra  à  établir  à  Paris  trois  ou  quatre  laboratoires  de  physiologie  dignes 
de  la  Faculté  de  médecine,  de  la  Faculté  des  sciences,  du  Collège  de 
France  et  du  Muséum  d'histoire  naturelle. 

Avec  les  appareils  de  précision,  avec  les  instrumens  délicats  et  per- 
fectionnés, la  physiologie  est  entrée  dans  une  voie  nouvelle.  Elle  tend 
de  plus  en  plus  à  devenir  une  science  aussi  rigoureuse  et  précise  que  la 
physique  et  la  chimie.  Ramener  les  phénomènes  de  la  vie  aux  lois  phy- 
sico-chimiques, voilà  le  problème  que  les  physiologistes  modernes  es- 
saient de  résoudre.  L'anatomie  et  l'histologie  comparées,  la  pathologie, 
la  physique  et  la  chimie  en  fourniront  la  plupart  desélémens;  mais, 
ainsi  que  le  remarque  avec  beaucoup  de  raison  M.  Bert,  il  y  a  une 
fausse  précision  et  une  vraie  précision.  La  fausse  précision,  que  trop 
souvent  de  l'autre  côté  du  Rhin  on  regarde  comme  la  science  idéale, 
consiste  à  aligner  des  chiffres  et  traiter  les  phénomènes  vitaux  avec 
une  rigueur  mathématique.  Par  malheur,  nous  ne  connaissons  pas  assez 
ces  phénomènes  pour  les  faire  entrer  dans  des  équations  algébriques. 
Il  faut  se  contenter  d'éliminer  toute  cause  d'erreur  et  de  comparer  les 
expériences  entre  elles.  Voilà  la  vraie  précision,  celle  qui  peut  mettre 
sur  la  voie  d'une  découverte  :  c'est  la  méthode  française,  moins  bril- 
lante, mais  plus  sûre  et  plus  proche  de  la  vérité  que  la  méthode  mathé- 
matique des  Allemands.  charles  richet. 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  713 

Les  quatre  livres  de  l'Imitation  de  Jésus-Christ,  traduction  de  Michel  de  Marillac, 
publiée  par  les  soins  de  M.  D.  Jouaust,  préface  par  M.  E.  Caro,  de  l'Académie 
française,  dessins  par  Henri  Lévy  gravés  à  l'eau-forte  par  Waltner,  1  vol.  gr. 
in-8°,  1875. 

La  librairie  Jouaust  vient  de  mettre  en  vente  une  édition  de  Vlmila- 
tion  de  Jésus-Christ  à  laquelle  on  peut  prédire  un  sérieux  et  légitime 
succès.  La  traduction  choisie  par  l'éditeur  est  celle  que  le  chancelier 
Michel  de  Marillac  a  donnée  en  1621  et  que  M.  de  Sacy  a  si  heureu- 
sement remise  en  lumière  il  y  a  une  vingtaine  d'années.  Le  public  sait 
avec  quel  soin  M.  Jouaust  s'applique  à  la  reproduction  de  nos  monu- 
mens  littéraires  dans  tous  les  genres;  il  serait  superflu  de  louer  ici  la 
beauté  de  l'exécdtion  typographique.  L'attrait  nouveau  de  cette  édition, 
ce  sont  les  poétiques  dessins  de  M.  Henri  Lévy,  gravés  avec  une  rare 
finesse  par  M.  Waltner,  et  l'étude  si  élevée,  si  précise,  si  pénétrante, 
que  M.  Caro  a  consacrée  à  l'œuvre  du  grand  consolateur. 

On  ferait  une  bibliothèque  de  tous  les  éditeurs,  traducteurs,  com- 
mentateurs de  Vlmitation  de  Jèsus-Christ.  Des  paroles  d'or  ont  été  pro- 
noncées au  sujet,  de  ce  livre  unique,  et,  malgré  les  vicissitudes  des 
âges,  chaque  génération  les  répète.  Après  tant  de  savans  maîtres,  com- 
ment dire  quelque  chose  de  neuf?  M.  Caro  y  est  parvenu  en  faisant 
du  point  de  vue  laïque,  — mais  du  point  de  vue  le  plus  élevé,  — sans 
nul  empressement  indiscret,  mais  aussi  sans  le  moindre  embarras, 
l'examen  philosophique  du  livre.  C'est  là  l'originalité  de  ces  pages  ex- 
cellentes. D'autres  ont  parlé  de  Vlmitation  en  curieux,  en  érudits,  en 
moralistes,  en  poètes,  en  mystiques,  et,  parmi  ces  derniers,  que  de 
belles  âmes  profondément  touchées  dont  les  joies  divines  se  fondaient 
en  larmes  !  M.  Caro  en  a  parlé  en  philosophe,  je  dis  en  philosophe  at- 
tentif, pénétrant,  qui  sait  monter  des  sphères  de  l'esprit  dans  les 
sphères  de  l'âme  pour  mettre  chaque  doctrine  à  son  rang  dans  le 
monde  des  idées  pures. 

Ce  rang,  pour  Vlmitation  de  Jésus-Christ,  dans  l'ordre  sublime  où 
nous  ravissent  ces  élans  de  la  vie  intérieure,  c'est  le  premier  de  tous. 
M.  Caro  n'a  pas  la  prétention  de  savoir  mieux  que  ses  devanciers  à  qui 
revient  l'honneur  d'avoir  composé  ce  chef-d'œuvre;  il  se  borne  à  résu- 
mer le  débat  en  vrai  critique,  c'est-à-dire  à  le  juger,  et  dans  ce  résumé 
les  plus  habiles  trouveront  encore  à  s'instruire.  L'auteur  de  Vlmitation 
est-il  un  Français,  un  Italien,  un  Allemand?  Est-ce  notre  chancelier 
Jean  Gerson?  Est-ce  le  doux  religieux  du  ;Mont-Sainte-Agnès,  Thomas  â 
Kempis?  M.  Caro  déclare  qu'après  une  enquête  scrupuleuse  il  est  obligé 
de  s'abstenir.  J'ai  à  peine  besoin  de  dire  qu'il  s'y  résigne  sans  difficulté. 
Ne  vaut-il  pas  mieux  que  l'auteur  d'un  pareil  livre  soit  demeuré  inconnu  ? 
Rechercher  trop  curieusement  sa  personne,  ne  serait-ce  pas  comme  un 
contre-sens  à  l'esprit  de  son  œuvre?  N'est-ce  pas  lui  enfin  qui  dans  une 


71Zi  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

ardente  prière  à  Dieu  a  jeté  ce  cri  profond  :  da  mihi  nesciri?  «  Respec- 
tons ce  mystère,  ajoute  M.  Caro.  L'œuvre  sans  nom  participe  d'une 
sorte  d'autorité  plus  grande;  un  nom  d'homme,  quel  qu'il  soit,  la  dimi- 
nuerait. Ce  livre  est  comme  la  grande  voix  de  l'humanité  chrétienne 
résumant  dans  un  cri  sublime  des  siècles  de  souffrance  et  une  immor- 
telle  espérance.  » 

Toute  cette  discussion,  que  j'abrège  à  regret,  est  conduite  par  M.  Caro 
avec  autant  d'art  que  de  savoir.  Ce  n'est  pas  là  pourtant  la  partie  la 
plus  originale  de  son  étude.  L'analyse  délicate  et  profonde  qu'il  a  faite 
des  méditations  du  pieux  solitaire  me  paraît  un  morceau  achevé.  Inter- 
rogeant la  psychologie  du  livre,  il  recherche  s'il  n'y  a  pas  un  ordre,  un 
plan,  une  dialectique  puissante  dans  ce  qui  semble  une  effusion  pas- 
sionnée; or  l'âme  de  l'ouvrage,  pour  qui  sait  découvrir  le  fond  sous  la 
forme,  c'est  une  science  inconnue  avant  le  christianisme,  la  science 
de  la  vie  intérieure  «  présentée  dans  le  plus  beau  jour  et  comme  dans 
un  vivant  idéal.  » 

Quels  sont,  d'après  V Imiiaiwn ,  les  actes  essentiels  de  cette  vie  inté- 
rieure? Le  premier,  c'est  de  se  retirer  du  tumulte  des  hommes,  même 
en  vivant  au  milieu  d'eux ,  de  se  créer  en  soi  un  inviolable  asile  par 
l'esprit  de  paix,  le  silence  et  la  bonne  volonté.  Avec  quelle  saveur  d'ex- 
périence, avec  quelle  connaissance  précise  du  cœur  humain,  l'auteur 
de  Vlmitation  parle  de  l'homme  de  bien  pacifique  qui  convertit  tout  en 
bien,  tandis  que  l'homme  passionné  convertit  le  bien  en  mal!  Dans  cet 
asile  et  ce  retranchement  impénétrable,  l'homme  intérieur  a  encore 
des  périls  à  éviter,  des  ennemis  à  combattre;  il  doit  se  vaincre  lui- 
même,  vaincre  non-seulement  les  tentations  grossières ,  mais  les  tenta- 
tions spirituelles  ,  la  frivolité,  le  sens  propre,  l'ambition,  l'esprit  de 
révolte  et  d'orgueil.   Persuadé  que  toutes  les  attaches  du  dehors  le 
tiennent  éloigné  de  la  véritable  vie,  il  s'efforce  de  les  rompre.  De  là  le 
goût  du  renoncement,  la  joie  du  sacrifice,  l'ardent  désir  de  s'humilier. 
Ce  n'est  pas,  comme  chez  le  sombre  misanthrope  du  xix^  siècle,  le  dé- 
goût universel  porté  jusqu'au  mépris  du  mépris.  De  l'un  à  l'autre,  sous 
des  formules  presque  semblables,  les  différences  creusent  un  abîme.  Le 
renoncement  de  Schopenhauer  a  pu  être  résumé  ainsi  :  spernere  mun- 
dum,  spernere  scipsum,  spernere  sperni;  le  renoncement  chez  l'auteur  de 
Y  Imitation  est  exprimé  en  ces  termes  :  despiccre  mundum,  despicere  se- 
îpsum,   orare  despici.  Les  deux  premières  règles  sont  les  mêmes,  la 
troisième  rétablit  la  vérité  des  situations.  Schopenhauer,  dans  son  mé- 
pris du  monde,  s'acharne  à  la  poursuite  du  néant;  l'auteur  de  Vlmita- 
tion est  appliqué  tout  entier  à  la  recherche  de  la  vie.  Si  M.  Caro  ne  fait 
pas  cette  comparaison,  il  la  suggère,  et  ce  n'est  pas  le  moindre  mé- 
rite de  CCS  pages  que  d'éveiller  et  de  féconder  la  pensée.  Non,  le  doux 
solitaire  ne  condamne  pas  la  science,  comme  on  l'a  cru  à  tort.  «  11  ne 
faut  pas,  dit-il,  blâmer  la  science,..,  la  science  considérée  en  soi  est 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  715 

bonne  et  ordonnée  de  Dieu.  Non  est  culpanda  scientia...  bona  est  in  se 
considerala  et  a Deo  ordlnata.  »  Ce  qu'il  condamno  de  son  temps,  c'est 
la  mauvaise  direction  des  facultés  de  l'esprit,  l'aridité  des  abstractions, 
la  stérilité  de  la  scolastique  :  «  0  Dieu  de  vérité!  il  m'ennuie  souvent 
de  lire  et  d'ouïr  bien  des  choses.  Que  tous  les  docteurs  se  taisent.  Vous 
seul,  parlez  à  moi  !  Taccant  omnes  doclores.  Ta  mihi  loqncrc  soins.  »  Enfin 
détaché,  dépouillé  de  tout  ce  qui  est  extérieur  et  périssable,  de  toutes 
les  sciences  fausses  qui  détournent  de  la  science  vraie,  l'homme  de 
Vlmitalion  s'efforce  de  mourir  à  lui-même  pour  renaître  en  Dieu.  Tel 
est,  du  premier  au  troisième  livre,  ce  travail  de  régénération,  ce  renou- 
vellement de  la  vie,  ce  passage  de  la  sphère  d'en  bas  à  la  sphère  supé- 
rieure. Tout  commence  par  le  détachement  successif,  tout  finit  par  le 
commerce  de  l'âme  avec  Dieu,  exprimé  en  des  dialogues  d'une  tendresse 
incomparable. 

M.  Caro,  en  historien  consommé  de  la  philosophie,  a  pris  plaisir  à 
montrer  combien  cette  doctrine,  au  seul  point  de  vue  de  la  science  psy- 
chologique, se  distingue  de  toutes  les  théories  morales  qui  l'ont  précédée. 
Il  admire  certes  autant  que  personne  et  le  De  officiis  de  Cicéron  et  VEn- 
cheiridion  d'Épictète;  quelle  distance  pourtant  de  la  plus  pure  morale  des 
anciens  à  cette  conception  si  neuve,  à  cette  pensée  tout  ensemble  si 
humble  et  si  audacieuse,  qui  descend  au  plus  profond  de  notre  âme 
pour  y  saisir  un  germe  d'infini! 

Craindra-t-on  que  de  tels  élans  ne  soient  périlleux  de  nos  jours  et  n'y 
affaiblissent  le  sens  de  la  vie  réelle?  «  Pour  moi,  dit  M.  Caro,  j'augure- 
rais bien  d'une  société  dans  laquelle  se  répandrait  le  goût  de  pareilles 
méditations,  oîi  je  verrais  refleurir,  avec  l'idée  du  sacrifice,  le  sens  du 
divin,  le  sentiment  de  la  liberté  intérieure,  l'obéissance  virile  et  volon- 
taire à  la  règle,  qui  dans  la  vie  civile  s'appelle  la  loi,  l'attachement  à 
la  cellule  agrandie  qui  s'appelle  le  foyer  domestique,  enfin  les  fortes 
vertus  de  la  discipline  qui  rendent  un  peuple  invincible,  et  tout  un 
ensemble  de  croyances  capables  de  lui  refaire  une  conscience  dans  cette 
anarchie  morale  où  le  monde  s'agite  et  se  dissout.  »  Nous  nous  garde- 
rons bien  de  rien  ajouter  à  de  telles  paroles.  On  a  vu  quel  est  le  plan  de 
cette  noble  étude;  il  suffit  d'en  avoir  indiqué  l'esprit  philosophique  et 
les  viriles  conclusions  pour  inspirer  le  désir  d'y  regarder  de  plus  près. 
Nul  penseur  sincère  ne  la  lira  sans  profit.       saixt-rené  taillandier. 


L'Histoire  de  France  racontée  à  nies  pelils-enfans ,  par~M.  Guizot,  tome  cinquième  et  dernier. 

Paris  18~5.  Hachutte. 

Quand  ici  même,  voilà  trois  ans  à  peine  (1),  M.  Vitet  saluait  l'appari- 
tion du  premier  volume  de  Vllisloire  de  Frmice  racontée  à  mes  pctils-eu' 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  mai  1872. 


716  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

fans,  et  qu'il  y  exprimait  le  vœu  de  voir  bientôt  achevé  le  monument 
qu'un  illustre  historien  élevait  à  la  mémoire  de  la  patrie,  nul  ne  pré- 
voyait que  l'historien  et  l'ami  qui  lui  rendait  hommage  dussent  nous 
être  sitôt  enlevés,  tant  il  y  avait  dans  cet  hommage  de  jeunesse  encore 
et  de  chaleur  de  cœur,  tant  il  se  déployait  de  force  et  de  vigueur  dans 
l'œuvre  que  la  mort  allait  si  brusquement  interrompre!  M.  Guizot  toute- 
fois aura  eu  ce  rare  bonheur  que  les  siens  se  soient  trouvés  capables  de 
conduire  à  sa  fin  l'œuvre  suspendue,  et  que  les  mains  pieuses  d'une 
fille  n'aient  pas  défailli  à  la  lourde  tâche  qu'il  leur  léguait.  C'est  l'esprit 
du  grand  historien  qui  revit  dans  ce  dernier  volume,  c'est  sa  pensée  pro- 
fonde qu'on  y  retrouve,  également  maîtresse  des  idées  et  des  faits,  son 
patriotisme  austère,  détaché  de  toute  haine  comme  de  toute  flatterie,  et 
si,  par  intervalles,  nous  nous  permettons  de  dire  qu'on  y  regrette  ce 
style  sobre  à  la  fois  et  plein,  cette  grande  phrase  protestante ,  tendue 
comme  une  sorte  d'hymne,  dont  il  emporte  avec  lui  le  secret,  nous 
sommes  assurés  que  la  piété  filiale  de  M""*  de  Witt  y  verra  moins  une 
critique  qu'un  dernier  hommage  au  souvenir  d'un  grand  nom. 

C'est  une  triste  époque,  triste  surtout  au  lendemain  de  ce  siècle  de 
Louis  XIV,  grand  dans  la  prospérité,  plus  grand  peut-être  dans  les  re- 
vers, que  celle  dont  le  dernier  volume  de  M.  Guizot  nous  retrace  l'his- 
toire. Stat  magni  nominis  umbra  :  la  France  du  régent  et  de  Dubois,  de 
Fleury,  de  Louis  XV,  n'est  plus  que  le  fantôme  de  la  France  d'autrefois, 
son  histoire  a  cessé  d'entraîner  dans  son  cours  l'histoire  européenne, 
c'est  contre  elle  que  l'Angleterre,  par-delà  l'Océan,  fonde  son  empire 
colonial,  c'est  sans  elle  ou  plutôt  c'est  à  la  faveur  de  son  apathie  que  la 
Russie,  que  la  Prusse,  exemples  uniques  de  nations  passées  en  un  jour 
de  la  faiblesse  de  l'enfance  à  toute  la  force  de  la  maturité,  prennent 
leur  place  au  soleil  et  s'introduisent  dans  le  système  de  l'équilibre  eu- 
ropéen. En  même  temps  qu'un  roi  sur  le  trône,  les  hommes  manquent 
sous  la  main;  la  seule  entreprise  de  quelque  grandeur  et  de  quelque 
génie  d'invention,  c'est  un  aventurier  venu  d'Ecosse  qui  la  tente;  c'est 
un  aventurier  saxon,  bâtard  d'une  race  d'aventuriers,  qui  remporte  les 
seules  victoires  dont  l'éclat  jette  sur  la  France  un  dernier  rayon,  aussi- 
tôt éclipsé.  Tout  au  loin  cependant,  aux  Indes,  en  Amérique,  les  La 
Bourdonnais,  les  Dupleix,  les  Montcalm 

Et  tant  d'autres  encor  de  qui  les  grands  courages 
Des  héros  d'autrefois  sont  les  vives  images, 

soutiennent  l'honneur  chancelant  du  nom  français.  Nous  les  connais- 
sons mal;  aussi  ne  saurait-on  savoir  à  M.  Guizot  trop  de  gré  d'avoir  gé- 
néreusement donné  dans  son  histoire,  au  récit  de  leurs  grandes  pensées 
et  de  leurs  exploits  désespérés,  la  place  que  d'ordinaire  nos  historiens 
leur  mesurent  avec  tant  d'économie.  11  serait  bon  pourtant  de  savoir 
qu'un  Français,  avec  une  supériorité  de  vues,  une  énergie  d'action  que 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  717 

n'ont  pas  dépassées  les  Clive  ni  les  Ilastings,  mais  avec  un  sentiment 
plus  profond  du  juste  et  de  riionuète,  a  conçu  le  premier  ces  moyens 
de  guerre  et  de  politique  qui  dans  le  dernier  siècle  ont  donné  l'empire 
de  rinde  aux  Anglais. 

Une  chose  du  moins  peut  nous  consoler  du  spectacle  d'incurie  et  de 
honte  que  présente  le  règne  de  Louis  XV,  je  veux  dire  l'iiifluence  que 
par  ses  écrivains  et  ses  «  philosophes  de  génie,  »  comme  les  appelle 
Grimm,  la  France  continue  d'exercer  sur  l'Europe,  M.  Guizot  s'y  est  ar- 
rête longuement,  et  ceux  qui  liront  le  chapitre  qu'il  consacre  aux  Mon- 
tesquieu et  aux  Voltaire,  aux  Diderot  et  aux  Rousseau,  y  trouveront  sur 
le  xvni^  siècle,  si  singulièrement  mélangé  de  bien  et  de  mal,  mais  u  su- 
périeur à  ses  sceptiques,  »  un  jugement  dont  il  nous  semble  qu'on  peut 
dès  à  présent  accepter  les  conclusions  comme  l'arrêt  définitif  de  l'his- 
toire. Je  croirais  faire  injure  à  M.  Guizot  en  louant  son  impartialité,  — 
n'est-ce  pas  toutefois  un  rare  méiite  à  ce  vieillard,  dont  la  foi  religieuse 
croissait  avec  les  années  d'ardeur  et  d'austérité,  que  d'avoir  su  rendre 
justice  pleine  et  entière  à  ces  maîtres  de  l'invective  et  de  la  raillerie  qui 
sont  les  hommes  de  V Encyclopédie?  C'est  qu'aussi  bien,  à  ses  derniers 
jours  comme  à  ses  débuts,  il  y  a  quelque  soixante  ans,  M.  Guizot  était 
soutenu  dans  sa  tâche  par  une  profonde  conviction  des  devoirs  de  l'his- 
torien. Lui-même  il  l'a  exprimée  dans  la  phrase  qui  termine  le  volume 
et  l'ouvrage  :  «  Dès  les  premiers  jours  de  la  réunion  des  états-généraux, 
dans  l'ardeur  d'une  discussion  violente,  Barrère  s'était  écrié  :  a  Vous 
êtes  appelés  à  recommencer  l'histoire.  »  U  se  trompait  arrogamment. 
Depuis  plurS  de  quatre-vingts  ans  la  France  moderne  poursuit  laborieu- 
sement et  au  grand  jour  l'œuvre  qui  s'était  lentement  élaborée  dans  les 
flancs  obscurs  de  la  France  ancienne.  Entre  les  mains  toutes-puissantes 
du  Dieu  éternel,  l'histoire  d'un  peuple  ne  s'interrompt  et  ne  recom- 
mence jamais.  »  Ainsi  c'était  toute  la  France,  l'ancienne  et  la  nouvelle, 
qu'il  aimait  d'un  même  amour,  —  dans  la  patrie  commune,  il  n'avait 
pas  voulu,  comme  tant  d'autres,  se  faire  une  seconde  patrie  de  ses  pré- 
jugés et  de  ses  liaisons  de  parti.  Homme  nouveau,  il  n'admettait  pas 
qu'une  seule  classe  revendiquât  elle  seule  l'ancienne  France,  mais  il 
n'admettait  pas  non  plus  qu'on  reniât  ses  origines,  et  qu'on  se  parât 
comme  d'une  marque  d'indépendance  de  ce  signe  de  l'étroitesse  d'esprit 
et  de  la  sécheresse  de  cœur.  f.  brunetière. 


I.  Ismaïlia,  a  narrative,  etc.,  by  sir  Samuel  White  Baker,  2  vol.,  Londres  1875;  Murray.  — 
II.  Ismaïlia,  récit  d'une  expédition  dans  l'Afrique  centrale,  par  sir  Samuel  White  Baker, 
traduit  par  M.  Hippolyte  "Vattemare,  avec  56  gravures  et  2  cartes,  Paris  1875;  Hachette. 

Parmi  les  explorateurs  de  l'Afrique  équatoriale,  sir  Samuel  White 
Baker  figure  au  premier  rang.  C'est  lui  qui  a  découvert  l'un  des  grands 


718  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réservoirs  que  traverse  le  Nil  avant  de  descendre  vers  les  plaines  de 
l'Egypte,  le  lac  Albert  Nyanza,  dont  Speke  avait  seulement  signalé 
l'existence  d'après  les  rapports  des  indigènes.  Le  «  voyage  aux  sources 
du  Nil,  »  qui  fut  entrepris  par  lui,  il  y  a  quatorze  ans,  et  dans  lequel  il 
n'eut  pour  compagnon  que  sa  courageuse  femme,  a  été  raconté  ici  même 
dans  tous  ses  détails.  Après  son  retour,  la  reine  d'Angleterre  lui  accorda 
le  titre  de  baronnet,  et  notre  société  de  géographie  lui  décerna  sa  grande 
médaille  d'or.  Mais  M.  Baker  était  revenu  avec  la  pensée  d'une  noble  et 
grande  entreprise  par  laquelle  il  s'est  acquis  de  nouveaux  droits  à  la  re- 
connaissance publique,  la  pensée  d'une  expédition  ayant  pour  but  la 
suppression  de  la  traite  des  noirs  dans  l'Afrique  centrale. 

Lors  de  son  premier  voyage,  il  avait  traversé  des  contrées  fertiles, 
douées  d'un  climat  salubre  et  favorable  à  l'établissement  des  Euro- 
péens, grâce  à  une  altitude  moyenne  de  plus  de  mille  mètres  au-dessus 
du  niveau  de  la  mer.  Cette  vaste  zone  était  peuplée  par  une  race  douce 
et  docile,  ne  demandant  que  la  protection  d'un  gouvernement  fort  pour 
prendre  un  grand  essor  en  développant  les  admirables  richesses  du  sol. 
Dans  certaines  régions,  le  sucre,  le  coton,  le  café,  le  riz,  les  épices, 
pouvaient  être  cultivés  avec  succès;  mais,  en  l'absence  de  toute  espèce 
de  gouvernement  civilisé,  la  traite  y  florissait,  décimant  la  population 
et  arrêtant  tout  progrès.  Des  contrées  riches  étaient  changées  en  dé- 
sert; les  femmes  et  les  enfans  étaient  emmenés  en  captivité,  les  villages 
brûlés,  les  récoltes  détruites,  les  habitans  chassés.  Les  trafiquans  qui 
se  livraient  à  cet  odieux  commerce  se  recrutaient  parmi  les  Arabes  su- 
jets du  gouvernement  égyptien;  ils  s'étaient  constitués  en  bandes  nom- 
breuses et  bien  armées  qui  ravageaient  le  pays.  On  portait  à  15,000  le 
nombre  de  ces  forbans,  sujets  du  khédive,  qui,  prétextant  le  commerce 
d'ivoire,  se  livraient  à  la  traite  des  noirs  dans  les  districts  du  Nil-Blanc. 
Quant  au  nombre  des  esclaves  enlevés  annuellement  de  l'Afrique  cen- 
trale, il  est  impossible  de  l'évaluer  exactement.  M.  Baker  pense  que 
50,000  individus  au  moins  sont  capturés  chaque  année.  M.  É.-F.  Ber- 
lioux,  professeur  d'histoire  au  lycée  de  Lyon,  dans  un  excellent  travail 
publié  par  une  société  abolitioniste  anglaise  (1),  porte  le  nombre  des 
esclaves  exportés  annuellement  à  70,000;  mais  le  chiffre  des  décès 
qu'entraînent  les  razzias  d'hommes  et  les  traitemens  barbares  infligés 
'aux  captifs  est  peut-être  cinq  ou  six  fois  plus  considérable. 

C'est  pour  mettre  un  terme  à  ces  horreurs,  ou  du  moins  pour  les  atté- 
nuer dans  la  mesure  du  possible,  que  M.  Baker  entreprit  Texpédition 
qu'il  raconte  dans  le  livre  récemment  publié  par  lui  sous  le  titre  d'7s- 
maïlia,  et  dont  M.  Ilippolyte  Vattemare  vient  de  donner  une  traduction 

(1)  The  Slave-trade  in  Africa  in  1S72,  by  E.-F.  Berlioux,  London  1872.  Marsh.  — 
Voyez  aussi  la  Traite  orientale,  par  M.  E.-F.  Berlioux.  Paris  1870.  Guillanmin. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  710 

française.  L'expédition,  organisée  sous  les  auspices  du  khédive  d'Kgypte, 
qui  avait  élevé  sir  Samuel  Baker  au  rang  de  pacha  et  l'avait  investi  du 
pouvoir  suprême  sur  les  pays  qu'il  devait  parcourir,  l'ut  orgaiiisée  en 
1809  et  dura  quatre  années;  elle  eut  pour  but  avoué  de  soumettre  à 
l'autorité  du  i^ouvernement  égyptien  les  contrées  situées  au  sud  de  Gon- 
dokoro,  de  supprimer  la  traite,  d'inaugurer  un  système  de  commerce 
régulier,  d'ouvrir  à  la  navigation  les  grands  lacs  équatoriaux,  enfin  d'é- 
tablir une  ligne  de  postes  militaires  et  d'entrepôts  commerciaux,  séparés 
les  uns  des  autres  par  une  distance  de  trois  jours  de  marche,  à  travers 
l'Afrique  équatoriale,  en  prenant  Gondokoro  pour  base  d'opérations.  Il 
faut  savoir  gré  au  khédive  d'avoir  osé  concevoir  un  tel  projet  et  surtout 
d'avoir  osé  en  confier  l'exécution  à  un  chrétien  dont  il  armait  le  bras 
d'un  pouvoir  discrétionnaire.  Le  khédive  y  risquait  sa  popularité,  car 
tous  ses  sujets,  presque  sans  exception,  regardaient  l'entreprise  avec 
un  dépit  mal  déguisé,  et  M.  Baker  ne  devait  p^  tarder  à  éprouver  les 
effets  de  l'hostilité  sourde  des  autorités,  qui  sans  vergogne  contrecar- 
raient ses  plans  et  faisaient  naître  sous  ses  pas  des  obstacles  presque 
insurmontables. 

Nous  ne  suivrons  pas  Baker-Pacha  dans  le  récit  de  son  expédition,  qui 
renferme  des  renseignemens  fort  curieux  sur  les  pays  compris  dans  le 
bassin  du  Nil-Blanc,  et  qui  -emprunte  un  intérêt  presque  dramatique 
aux  nombreuses  péripéties  de  sa  lutte  énergique  contre  les  difficultés 
sans  nombre  que  lui  suscitait  le  mauvais  vouloir  des  autorités  égyp- 
tiennes, dont  la  connivence  avec  les  marchands  d'esclaves  était  mani- 
feste. Cette  lutte,  semée  de  combats  à  main  armée,  eut  pour  résultat 
d'entraver  momentanément  la  traite  sur  les  points  oii  Baker-Pacha 
portait  ses  moyens  d'action;  mais  le  mal  était  trop  ancien,  trop  invé- 
téré, pour  céder  à  cet  essai  de  cautérisation  locale.  Il  est  vrai  qu'on  a 
officiellement  annexé  Gondokoro,  qui  a  pris  le  nom  d'Ismaïlia  en  l'hon- 
neur du  khédive,  et  que  la  traite  a  été  ostensiblement  désavouée  et 
même  prohibée  par  le  gouvernement  égyptien  ;  M.  Baker  a  infligé  des 
pertes  sensibles  à  quelques  traitans,  a  confisqué  des  bâtimens  négriers 
et  délivré  les  captifs  qu'ils  emmenaient;  mais  un  revirement  complet 
s'est  opéré  après  son  départ.  Hélas  !  les  chasseurs  d'esclaves  sont  tous 
sujets  et  même  fermiers  du  gouvernement.  L'expédition  placée  sous  le 
commandement  de  Baker-Pacha  avait  pour  objet  la  suppression  des 
compagnies  arabes  investies  du  droit  de  commerce  dans  l'Afrique  cen- 
trale, droit  qu'elles  avaient  acquis  à  beaux  deniers  comptans  en  retour 
d'une  rente  payée  au  gouverneur-général  du  Soudan.  Baker-Pacha,  muni 
d'un  firman  du  khédive  qui  rappelle  le  bon  billet  de  La  Châtre,  s'en 
allait  ruiner  les  fermiers  du  gouvernement! 

«  Sur  une  étendue  de  2,600  kilomètres,  disait  sir  Samuel  Baker  en 
terminant  son  livre,  de  Khartoum  à  l'Afrique  centrale,  le  Nil-Blanc  est 


720  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

pur  maintenant  de  l'abominable  trafic  qui  souillait  ses  eaux  depuis  tant 
d'années.  Tous  les  nuages  se  sont  dissipés.  Arrivé  au  terme  de  mon 
mandat,  je  ne  vois  plus  que  paix  et  lumière.  Gloire  à  Dieu!  »  Puis  vient 
ce  laconique  et  lamentable  épilogue  :  «  Après  mon  départ  d'Egypte, 
Abou-Saoud  a  été  mis  en  liberté,  et  le  gouvernement  a  fait  de  lui  le 
bras  droit  de  mon  successeur.  »  Il  faut  savoir  qu'Abou-Saoud  est  un 
abominable  forban,  agent  des  principaux  marchands  d'esclaves  de  Khar- 
toum,  à  qui  M.  Baker  avait  confisqué  trois  navires  avec  700  nègres,  et 
qui  devait  être  jugé  au  Caire,  devant  le  tribunal  public  des  medjildis. 
Le  khédive  s'y  refusa,  offrant  d'abord  de  déférer  la  cause  à  un  tribunal 
spécial  et  secret  ;  puis  le  négrier  fut  mis  en  liberté,  et  on  apprit  qu'il 
avait  été  pourvu  d'un  emploi  important  dans  l'expédition,  que  Baker- 
Pacha  avait  laissée  aux  mains  du  colonel  Gordon.  Peut-être  est-il  appelé 
à  succéder  au  colonel  Gordon  dans  le  commandement  de  cette  expédi- 
tion, qui  a  pour  objet  la  suppression  de  la  traite  !  On  sait  que  le  gou- 
vernement égyptien  a  besoin  de  troupes  noires  pour  ses  cadres.  Le 
territoire  annexé  a  donné  au  khédive  plusieurs  millions  de  sujets  nou- 
veaux, et  Abou-Saoud  fera  un  excellent  officier  de  recruement. 

Malgré  tout,  sir  Samuel  Baker  reste  convaincu  que  le  khédive  était 
sincère  lorsqu'il  lui  donna  la  mission  d'abolir  le  trafic  infâme  dont  ses 
gouverneurs  partagent  cependant  les  bénéfices  illégaux;  mais  il. fallait 
à  ce  souverain  un  courage  plus  qu'ordinaire  pour  lutter  contre  l'opinion 
publique  du  pays,  d'après  laquelle  l'institution  de  l'esclavage  est  abso- 
lument nécessaire  à  l'Egypte.  Et  pourtant  il  est  facile  de  comprendre 
que  la  suppression  de  la  traite  donnerait  une  immense  extension  au 
commerce  de  l'ivoire.  Ce  commerce  étant  monopolisé  par  le  gouverne- 
ment d'Egypte,  les  indigènes  ne  pourraient  plus  échanger  leur  ivoire 
contre  des  bestiaux  seulement  et  seraient  obligés  d'accepter  d'autres 
marchandises.  Les  produits  des  fabriques  européennes  se  troqueraient 
contre  l'ivoire  avec  un  bénéfice  illimité.  Enfin  la  construction  déjà 
projetée  du  chemin  de  fer  du  Caire  à  Khaitoum  et  le  transport  de  quel- 
ques sleamers  de  Gondokoro  sur  le  lac  Albert  ouvriraient  au  commerce 
honnête  l'intérieur  de  l'Afrique  jusqu'à  l'équateur;  puis,  à  la  suite  des 
trafiqiians  réguliers,  la  civilisation  prendrait  possession  d'un  immense 
territoire  habité  par  des  millions  d'hommes  pour  lesquels  ne  s'est  pas 
encore  levé  le  soleil  de  la  liberté. 


Le  directeur-gérant,  G.  Buloz. 


LA 


TOUR  DE   PERCEMONT 


SECONDE     PARTIE     (1). 


VIII. 


En  effet  j'étais  résolu  à  ne  rien  confier  à  Henri.  Il  me  fallait  pour- 
tant l'empêcher  d'accuser  Miette  et  le  consoler,  car  il  avait  beau 
faire  le  fier,  je  le  sentais  blessé  au  fond  du  cœur,  et  je  craignais  de 
le  voir  par  sa  conduite  et  son  attitude  rendre  impossible  un  ma- 
riage auquel  était  attaché,  selon  moi,  le  bonheur  de  sa  vie.  Je  ren- 
trai vers  trois  heures,  et  ne  trouvai  personne  à  la  maison.  Ma  femme 
et  mon  fils  étaient  montés  ensemble  au  manoir  de  Percemont,  où 
j'allai  les  rejoindre. 

Décidément  le  joujou  plaisait  à  Henri ,  et  sa  mère  était  en  train 
de  lui  persuader  d'y  faire  faire,  sous  prétexte  de  cabinet  de  travail, 
un  joli  appartement  de  garçon.  Je  ne  fus  pas  de  leur  avis.  Il  fallait, 
selon  moi,  laisser  le  manoir  tel  qu'il  était,  et  se  contenter  de  net- 
toyer et  rafraîchir  la  chambre  qu'y  avait  occupé  le  vieux  Coras  de 
Percemont.  —  Henri ,  leur  dis-je,  qu'il  épouse  ou  non  sa  cousine 
Emilie,  se  mariera  avant  qu'il  soit  deux  ou  trois  ans.  Qui  sait  s'il 
ira  demeurer  chez  sa  femme  ou  s'il  vivra  près  de  nous?  Dans  ce 
dernier  cas,  je  suppose  que  sa  femme  désire  habiter  le  donjon  :  il 
s'agira  alors  d'y  faire  une  grosse  dépense  en  vue  d'un  ménage  et 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  décembre. 

TOME   XII.   —  15    DÉCEMBRE   1875.  46 


722  RETUE   DES   DEUX  MONDES. 

d'une  famille.  Tout  ce  que  vous  y  feriez  aujourd'hui  ne  servira  plus 
de  rien,  et  peut-être  faudra-t-il  le  défaire;  ne  nous  pressons  donc 
pas  d'y  jeter  de  l'argent  en  pure  perte. 

Henri  se  rendit  à  la  raison.  Sa  mère  le  gronda  de  céder  toujours 
et  de  ne  tenir  à  aucune  des  idées  qu'elle  lui  suggérait.  —  Ne  viens- 
tu  pas  de  me  jurer,  lui  dit-elle,  que  tu  ne  voulais  pas  songer  au 
mariage  avant  d'avoir  atteint  la  trentaine? 

Tout  en  grondant,  elle  nous  laissa  seuls,  et  je  me  hâtai  de  dire  à 
Henri  :  —  Je  viens  de  voir  Miette.  J'en  étais  bien  sûr,  moi!  la  per- 
sonne qui  t'a  intrigué  hier  soir  chez  elle  était  une  femme. 

—  Tu  en  es  sûr,  mon  père?  Pourquoi  donc  la  cachait-elle? 

—  C'est  une  religieuse  du  couvent  de'Riom  qui  par  ordre  du  mé- 
decin doit  passer  quelque  temps  à  la  campagne.  Tu  n'ignores  pas 
que  ces  dames  sont  cloîtrées  et  ne  doivent  pas  voir  le  monde.  Cha- 
que fois  qu'une  visite  arrive,  Miette  s'est  engagée  à  l'avertir  afin 
qu'elle  ne  se  montre  pas.  Elle  a  aussi  pour  consigne  de  ne  pas  dire 
que  cette  vieille  nonne  est  chez  elle  ,  la  règle  de  l'ordre  commande 
à  celle-ci  de  vivre  et  de  mourir  au  couvent.  L'évêque,  vu  la  gravité 
du  mal,  a  accordé  une  dispense  de  deux  mois  à  la  condition  que  la 
chose  ne  serait  point  ébruitée.  C'est  un  secret  que  je  te  confie,  et 
je  te  prie  de  n'en  rien  dire  à  ta  mère.  Miette,  très  attachée  à. cette 
religieuse,  qui  lui  a  servi  de  mère  au  couvent,  se  dévoue  à  la  soi- 
gner, à  la  servir  et  à  la  tenir  cachée.  Comme  toujours,  avec  un 
cœur  d'ange.  Miette  se  fait  sœur  de  charité. 

—  Que  doit-elle  penser  de  moi  qui  l'accusais?  Est-ce  que  tu  le 
lui  as  dit? 

—  Pas  si  sot!  elle  aurait  quelque  peine  à  te  le  pardonner;  mais 
pourquoi  as- tu  envie  de  pleurer?  Pleure  si  le  cœur  t'en  dit!  seule- 
ment parle-moi  franchement  :  Emilie  t'est  plus  chère  que  tu  ne  veux 
l'avouer? 

—  Mon  père,  dit  Henri,  j'ai  envie  de  pleurer,  j'ai  envie  de  rire 
aussi. 

—  Ris  et  pleure,  mais  parle  ! 

—  Voilà  le  difficile  !  Parler,  c'est  se  résumer,  et  je  ne  vois  pas 
clair  en  moi-même.  Je  sais  bien  qu'Emilie  est  un  ange,  mieux  en- 
core, elle  est  une  sainte,  car,  si  elle  a  l'innocence  et  la  candeur 
qu'on  attribue  aux  êtres  célestes,  elle  a  le  mérite  de  l'âme  géné- 
reuse et  vaillante  qui  surmonte  toutes  les  épreuves.  Être  aimé 
d'elle  est  une  gloire,  l'avoir  pour  femme  est  une  suprématie.  Tu 
vois,  je  sais  ce  qu'elle  vaut;  mais  moi,  est-ce  que  je  vaux  quelque 
chose?  est-ce  que  je  suis  digne  d'une  telle  femme?  Qu'ai-je  fait 
pour  la  mériter?  Bien  au  contraire,  j'ai  traversé,  non  sans  quelque 
souillure,  une  vie  dont  elle  n'a  pas  la  moindre  idée,  et  d'où  j'ai  dû 


LA   TOUR    DE    PERCEMONT.  723 

chasser  son  image  pour  l'empêcher  de  me  faire  honte  de  mes  plai- 
sirs. Et  à  présent,  je  reviens  à  elle  amoindri  et  attristé.  On  devrait 
se  marier  à  dix-huit  ans,  mon  père!  dans  la  ferveur  de  la  foi  en 
soi-même,  dans  l'orgueil  de  la  sainte  innocence.  On  se  sentirait 
l'égal  de  sa  compagne,  on  serait  sûr  de  mériter  son  respect...  Oui, 
l'amour  conjugal  est  cette  chose  austère  et  sacrée  dont  on  peut  dire 
que,  si  ce  n'est  pas  tout,  ce  n'est  rien.  Eh  bien!  jusqu'à  ces  der- 
niers temps,  je  ne  l'avais  pas  compris,  et,  quand  mes  sens  m'ont 
entraîné  ailleurs,  j'ai  cru  que  je  n'enlevais  rien  à  Emilie  de  mon 
estime  et  de  mon  respect.  J'ai  vu  depuis  que  je  m'étais  trompé.  Mon 
culte  s'est  refroidi ,  j'ai  reconnu  que  je  ne  l'avais  jamais  aimée 
comme  je  le  devais,  puisque  j'avais  pu  l'oublier.  J'ai  eu  peur  d'elle 
et  de  moi;  je  me  suis  dit  qu'elle  m'était  trop  supérieure,  morale- 
ment parlant,  pour  me  revoir  avec  joie  et  pour  se  donner  à  moi 
avec  enthousiasme:  j'ai  vu  dans  le  mariage  une  chaîne  d'un  sérieux 
effrayant.  Mon  imagination  a  rêvé  d'autres  types  que  celui  de  cette 
fille  trop  parfaite  pour  moi.  Les  légères  créatures  qui  égaient  nos 
loisirs  d'étudians  ont  un  charme  funeste  pour  notre  précoce  dépra- 
vation, c'est  d'être  faciles  et  de  nous  laisser  libres.  iNous  n'avons 
rien  à  faire  pour  les  mériter,  et  rien  à  perdre  à  ne  pas  les  conser- 
ver. D'autres  sont  tout  à  fait  vénales,  et,  voulant  se  faire  payer 
cher,  ont  l'art  d'enflammer  le  désir  par  une  feinte  résistance. 
Celles-là  sont  plus  dangereuses  encore,  elles  usent  le  cerveau  et 
entament  la  raison.  J'ai  su  les  fuir  à  temps,  mais  pas  assez  vite  ce- 
pendant pour  qu'elles  n'aient  pas  altéré  en  moi  la  source  des  émo- 
tions saines.  Enfin  que  veux-tu  que  je  te  dise?  J'ai  été  un  peu  cor- 
rompu, tu  m'as  donné  trop  d'argent.  Enfant  gâté,  je  ne  me  suis  pas 
noyé,  comme  le  cousin  Jacques,  dans  les  ivresses  de  Paris,  mais 
j'ai  perdu  le  goût  du  simple  et  l'amour  du  droit  chemin  ;  j'ai  mis 
trop  de  fleurs  artificielles  dans  mon  jardin  d'amour.  La  vierge  by- 
zantine au  front  sévère  m'a  paru  trop  triste  et  trop  froide  pour  mon 
musée;  j'y  ai  mis  des  femmes  de  Gavarni,  et  à  présent  Emilie  m'in- 
timide. Je  ne  sais  plus  lui  parler,  je  n'ose  pas  la  regarder.  Je  crois 
que  je  ne  saurai  plus  me  faire  aimer.  Yeux-tu  que  je  te  dise  tout, 
que  je  te  confesse  une  chose  vraiment  honteuse?  Hier,  en  la  croyant 
infidèle,  j'ai  été  glacé  d'abord,  et  puis  tout  à  coup  furieux.  La  ja- 
lousie m'a  torturé,  je  n'ai  pas  fermé  l'œil  de  la  nuit.  Si  elle  eût  été 
là,  je  l'eusse  insultée,  battue  peut-être!  J'étais  donc  épris  d'elle 
en  la  croyant  avilie.  J'ai  eu  toutes  les  peines  du  monde  aujourd'hui 
à  ne  pas  aller  chez  elle  malgré  sa  défense  et  la  tienne.  A  présent 
tu  m'apprends  que  j'ai  été  un  fou  et  un  sot,  tu  me  montres  l'image 
d'Emilie  avec  son  auréole  immaculée,  et  me  voilà  abattu  et  repen- 
tant, mais  incertain  et  craintif.  Je  ne  sais  plus  si  je  l'aime  ! 


72li  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  C'est  bien,  c'est  bien,  répondis-je,  je  comprends  toutes  choses 
à  présent  !  Gela  devait  arriver.  Il  y  a  un  moment  dans  la  vie  où  les 
pères  les  mieux  intentionnés  sont  forcés  d'abandonner  leurs  fils  à 
la  fatalité,  bien  heureux  quand  elle  ne  les  leur  rend  pas  plus  dété- 
riorés que  tu  ne  l'es  !  Acceptons  les  faits  accomplis  et  ne  les  aggra- 
vons pas  par  des  réflexions  trop  sérieuses.  Tu  as  fait  un  voyage  où 
tu  as  été  forcé  de  manger  du  piment,  et  aujourd'hui  nos  fruits  et 
nos  laitages  te  semblent  fades.  Tu  n'es  plus  un  berger  de  Virgile. 
Patience!  ça  reviendra  !  L'homme  se  modifie  suivant  son  milieu,  tu 
en  arriveras  plus  vite  que  tu  ne  penses  à  apprécier  les  conditions 
du  vrai  bonheur.  Pour  le  moment,  oublie  un  peu  la  question  du 
mariage.  Emilie  ne  me  paraît  pas  disposée  à  te  la  rappeler.  Elle  dit 
qu'elle  ne  te  connaît  plus,  et  son  esprit,  je  l'ai  bien  vu,  n'a  plus  de 
projet  arrêté  en  ce  qui  te  concerne.  Vous  êtes  tous  deux  absolu- 
ment libres  de  recommencer  votre  roman  de  jeunesse  ou  de  le  lais- 
ser s'effacer  dans  les  nuages  roses  du  passé. 

Je  ne  suis  pas  un  alarmiste,  mais  je  ne  suis  pas  non  plus  un  in- 
souciant. Je  voyais  bien  qu'en  ceci  comme  en  tout  la  joie  est  fugitive 
et  la  sécurité  chimérique.  J'avais  attendu  comme  un  des  plus  beaux 
jours  de  ma  vie  celui  qui  me  ramènerait  mon  fils.  J'avais  été  si 
heureux  de  l'embrasser  et  j'avais  fait  tant  de  beaux  rêves  pour  lui 
en  l'attendant  !  Malgré  les  fautes  dont  il  se  confessait  et  qu'il  ne 
m'avait  point  trop  cachées  dans  ses  lettres,  il  avait  travaillé,  il  était 
en  possession  d'une  carrière  qui  pouvait  être  brillante.  Il  était  in- 
telligent, beau,  bon,  riche,  aussi  raisonnable  que  possible  à  son 
âge  dans  une  telle  situation.  Nous  avions  sous  la  main  la  perle  des 
fiancées,  riche  aussi,  bonne,  belle  comme  un  ange  et  d'une  raison 
exceptionnelle.  Ils  s'étaient  aimés,  promis  l'un  à  l'autre  au  sortir 
de  l'enfance.  J'avais  compté  qu'ils  se  reverraient  avec  joie,  et  qu'on 
parlerait  de  mariage  tout  de  suite,  —  et  déjà  on  était  refroidi  ;  ma 
femme,  que  je  croyais  raisonnable,  au  moins  sur  ce  chapitre,  tra- 
vaillait à  brouiller  tout.  Miette  s'était  aventurée  par  bon  cœur  dans 
une  situation  délicate.  Jacques  menait  sous  jeu  je  ne  sais  quelle  in- 
trigue amoureuse  qui  pouvait  compromettre  ou  affliger  sa  sœur,  et 
le  pire  de  tout,  c'est  qu'Henri,  troublé,  tourmenté  entre  l'amour  et 
le  caprice,  n'avait  pas  dormi  la  première  nuit  passée  sous  le  toit  pa- 
ternel et  souffrait  visiblement  d'un  état  de  l'âme  mal  défini  que  je 
ne  pouvais  pas  guérir.  Mon  jour  de  bonheur  n'avait  donc  pas  été 
sans  nuages,  et,  tout  en  feignant  de  rire  de  ces  petites  choses,  j'en 
ressentais  vivement  le  contre-coup. 


LA    TOUR    DE    PERCEMONT.  725 


IX. 


Notre  soirée  fut  pourtant  très  gaie  ;  des  parens  et  des  amis  vin- 
rent dîner  avec  nous.  Henri  était  aimé  de  tous,  et  tous  me  félici- 
taient d'avoir  un  tel  fils.  11  reçut  beaucoup  d'invitations  et  n'accepta 
qu'à  la  condition  que  j'irais  avec  lui.  Il  avait  été,  disait-il ,  assez 
longtemps  privé  de  me  voir  pour  qu'on  lui  permît  de  ne  point  pas- 
ser ses  vacances  sans  moi. 

II  fallut  accepter  pour  le  lendemain  une  partie  de  chasse  chez 
un  cousin  qui  demeurait  assez  loin  pour  nécessiter  une  absence  de 
deux  jours.  Jacques  Ormonde  avait  promis  d'en  être.  Il  n'y  vint  pas. 
On  n'y  pensa  guère,  la  chasse  et  le  repas  furent  très  animés;  mais 
je  remarquais  ce  soin  de  nous  éviter.  Jaquet  ne  connaissait  pas  de 
pire  effort  que  celui  de  cacher  un  secret;  donc  il  en  avait  un,  et  il 
redoutait  mon  examen.  On  nous  retint  un  jour  au-delà  de  notre 
promesse,  et  nous  ne  rentrâmes  chez  nous  que  le  lundi  dans  l'après- 
midi. 

Le  premier  objet  qui  frappa  mes  regards  en  disant  bonjour  à  ma 
femme  fut  une  jolie  petite  fille  de  six  à  sept  ans  coquettement  atti- 
fée qui  s'accrochait  en  jouant  et  en  riant  à  ses  jupes,  et  qui  me 
dit  d'un  air  mutin  :  —  G'est-il  toi  le  mari  à  Bébelle? 

—  Qu'est-ce  que  Bébelle?  et  à  qui  ce  joli  enfant-là? 

—  C'est  M"®  Léonie  de  Nives,  répondit  ma  femme  en  la  prenant 
dans  ses  bras,  elle  m'a  entendu  appeler  madame  Ghantebel  et  elle 
trouve  plus  court  et  plus  gentil  de  m'appeler  Bébelle.  Oh  !  c'est  que 
nous  sommes  déjà  une  paire  d'amies,  n'est-ce  pas,  Ninie?  Nous 
nous  convenons  beaucoup  toutes  les  deux. 

—  Mais  d'où  diable  vous  connaissez-vous?  demandai-je. 

Le  fait  me  fut  expliqué  pendant  que  l'enfant  se  remettait  à  courir 
dans  le  jardin.  M"«  de  Nives  était  venue  la  veille  pour  me  parler,  et 
ma  femme  s'était  enhardie  jusqu'à  l'accueillir  de  son  mieux.  La 
toilette  exquise  et  le  brillant  équipage  de  la  comtesse  lui  avaient 
tourné  la  tête.  Celle-ci  s'était  faite  aimable  et  séduisante  avec  la 
femme  de  l'avocat  qu'elle  voulait  gagnera  sa  cause.  Elle  avait  con- 
senti à  laisser  mettre  ses  chevaux  au  repos  pendant  deux  heures  à 
l'écurie.  Elle  avait  parcouru  le  jardin  et  même  elle  était  montée  à 
la  grande  tour  dont  M'"*  Chantebel  était  fière  de  lui  faire  les  hon- 
neurs. Elle  avait  admiré  le  site,  le  jardin,  la  maison,  les  oiseaux,  et 
avait  promis  une  paire  de  vrais  serins  hollandais  pour  la  volière. 
Enfin  elle  avait  daigné  accepter  une  collation  de  fruits  et  de  gâteaux 
qu'on  lui  avait  servie,  elle  avait  déclaré  qu'à  Nives  il  n'y  avait  ni 
poires  ni  raisins  qui  approchassent  des  nôtres.  Elle  avait  voulu  em- 


726  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

porter  la  recette  des  gâteaux.  Elle  était  partie  en  disant  qu'elle  re- 
viendrait le  lendemain. 

Elle  était  revenue  en  effet  avec  sa  fille,  comptant  me  trouver  re- 
venu aussi,  comme  j'avais  promis  de  l'être;  mais  je  ne  faisais  rien  à 
propos.  Cette  pauvre  comtesse  m'avait  encore  attendu  une  grande 
heure;  puis,  ayant  affaire  à  Riom,  elle  avait  fait  à  ma  maison  l'in- 
signe honneur  d'y  laisser  la  petite,  aux  bras  de  ma  femme,  et  elle 
allait  revenir  d'un  moment  à  l'autre.  —  J'espère,  monsieur  Chan- 
tebel,  dit  ma  femme  pour  terminer,  que  tu  vas  faire  brosser  tes 
habits,  qui  sont  couverts  de  poussière,  et  changer  ta  cravate,  qui  est 
toute  défraichicl  —  Je  remarquai  qu'elle-même  avait  fait  une  toi- 
lette de  grands  jours  pour  recevoir  sa  nouvelle  amie. 

Peu  d'instans  après,  M"""  de  INives  revint  en  effet,  ma  femme  em- 
mena courir  la  petite,  et  la  comtesse  m'annonça  qu'elle  partait  pour 
Paris,  quelqu'un  lui  ayant  écrit  qu'on  avait  vu  sa  belle-fille  entrer 
dans  un  hôtel  garni  du  faubourg  Saint-Germain  au  bras  d'un  grand 
jeune  homme  très  blond. — La  personne  qui  me  donne  cette  indica- 
tion,ajouta-t-elle,  pense  que  Marie  est  encore  là;  dans  tous  les  cas, 
je  saurai  où  elle  est  allée  en  quittant  cet  hôtel  qu'on  ne  me  dé- 
signe pas  autrement.  Je  vois  qu'on  craint  de  se  compromettre  et  de 
se  trouver  impliqué  dans  quelque  scandale.  Il  faut  que  j'aille  moi- 
même  arracher  la  vérité.  J'agirai,  je  surprendrai  Marie,  je  ferai 
constater  son  inconduite ,  et  je  la  ramènerai  pour  la  replacer  avec 
éclat  dans  son  couvent. 

—  Vous  casserez  les  vitres?  Alors  plus  d'accord  possible,  plus  de 
concessions  à  espérer  de  sa  part;  je  vous  ai  dit  et  je  vous  répète 
que  l'inconduite  n'entraîne  pas  l'interdiction. 

—  Quand  je  tiendrai  son  secret,  je  vous  l'amènerai,  monsieur 
Ghantebel,  et  vous  lui  poserez  les  conditions  de  mon  silence. 

Si  j'avais  été  bien  certain  qu'avant  de  se  réfugier  chez  Emilie, 
M"^  de  Nives,  au  sortir  du  couvent,  n'eût  pas  été  faire  une  prome- 
nade à  Paris  avec  Jacques,  soit  pour  son  plaisir,  soit  pour  consulter 
sur  sa  position,  j'aurais  pressé  la  belle-mère  de  partir.  Le  temps 
qu'elle  eût  perdu  à  chercher  M"^  Marie  où  elle  n'était  pas  eût  été 
autant  de  gagné  pour  la  sécurité  des  habitans  de  Yignolette;  mais, 
dans  le  cas  où  ce  voyage  aurait  eu  lieu  à  l'insu  d'Emilie,  M'"®  de 
Nives  pouvait  retrouver  la  trace  de  la  fugitive,  et,  avec  l'aide  de  la 
police,  arriver  à  la  découverte  de  la  vérité.  —  Je  prêchai  donc 
encore  une  fois  la  patience  et  la  prudence.  M™^  de  Nives  était  ré- 
solue à  partir,  et  elle  prit  congé  de  moi  en  disant  que  surprendre 
Marie  en  plein  égarement  était  son  plus  sûr  moyen  de  salut.  Quoi- 
qu'elle ne  s'en  vantât  pas,  il  était  bien  évident  pour  moi  qu'elle 
avait  pris  d'autres  conseils  que  les  miens,  et  qu'elle  avait  facilement 


LA    TOUR    DE   PERCEMONT. 


727 


trouvé  des  gens  disposés  à  flatter  sa  passion  et  à  entrer  dans  ses 
vues.  Sa  cause  me  devenait  de  plus  en  plus  antipathique,  et  je  me 
sentais  de  plus  en  plus  dégagé  vis-à-vis  d'elle. 

Je  ne  la  reconduisis  que  jusqu'au  jardin.  Un  autre  client  m'atten- 
dait, et  je  dus  m'occuper  de  lui  jusqu'à  l'heure  du  dîner.  Quelle  fut 
ma  surprise  lorsque,  en  entrant  dans  la  salle  à  manger,  je  vis  la 
jeune  Léonie  de  Nives  assise  sur  une  petite  chaise  haut  montée  qui 
avait  servi  à  l'enfance  d'Henri,  et  ma  femme  en  train  de  lui  nouer 
sa  serviette  autour  du  cou  ! 

M'"^  de  ïNives  avait  confié  la  veille  à  M'"^  Ghantebel  tout  ce  qu'elle 
m'avait  appris  à  moi-même.  Les  femmes  ont  une  merveilleuse  faci- 
lité à  se  lier,  quand  la  haine  d'une  part  et  la  curiosité  de  l'autre 
trouvent  l'aliment  savoureux  d'un  scandale  à  confier  et  à  écouter. 
M""'  Ghantebel  se  trouvait  donc  fort  au  courant,  et  mon  étonnement 
la  fit  rire.  Gomme  on  ne  pouvait  s'expliquer  devant  l'enfant,  on  dit 
à  Henri  et  à  moi  que  la  maman  allait  revenir  dans  la  soirée.  —  Je 
voulais  la  retenir  à  dîner,  dit  ma  femme,  mais  comme  elle  va  partir 
ce  soir  ou  demain  matin,  elle  a  trop  à  faire  à  Pxiom,  et  elle  a  bien 
voulu  me  laisser  garder  sa  petite  jusqu'à  ce  soir. 

Mais  le  soir  M'""  de  Nives  ne  revint  pas.  Ma  femme  n'en  parut 
pas  étonnée  et  fit  dresser  un  petit  lit  auprès  du  sien.  Elle  alla  désha- 
biller et  endormir  M"''  Ninie,  après  quoi  elle  revint  m'expliquer  le 
mystère. 

M'"®  de  Nives  avait  dû  prendre  à  Riom  le  train  de  5  heures;  elle 
était  en  route  pour  Paris.  Je  devais  bien  savoir  qu'elle  n'avait  pas  un 
moment  à  perdre  pour  l'affaire  qu'elle  poursuivait.  Elle  avait  craint 
les  larmes  de  sa  j)etite  fille  en  la  voyant  partir.  Elle  avait  accepté 
l'offre  de  ma  femme  de  la  garder  jusqu'au  soir,  sa  bonne  viendrait  la 
chercher  pour  la  reconduire  à  Nives  avec  la  voiture;  mais  elle  avait 
montré  de  l'inquiétude  sur  le  compte  de  cette  bonne,  ayant  décou- 
vert le  jour  même  qu'elle  avait  une  intrigue  à  Riom.  —  Cette  pauvre 
dame,  poursuivit  ma  femme,  n'est  pas  servie  comme  il  faudrait.  Ça 
n'a  jamais  bien  marché  dans  son  château  depuis  la  mort  de  son 
mari.  Les  vieux  domestiques  étaient  pour  la  fille  aînée.  Elle  a  dû  les 
mettre  tous  à  la  porte;  mais  ils  ont  laissé  dans  les  environs  leur 
mauvais  esprit  et  leurs  méchans  propos,  et  elle  a  beau  prendre  ses 
gens  à  Paris,  au  moindre  mécontentement  ils  deviennent  insolens 
et  ils  parlent  à  iNinie  de  sa  sœur  Marie,  chassée  et  enfermée  au 
couvent  à  cause  d'elle.  Tout  cela  trouble  la  tête  de  l'enfant,  et  dans 
la  dernière  absence  que  la  comtesse  a  été  obligée  de  faire,  on  en  a 
beaucoup  trop  dit  à  la  petite,  qui  en  a  pris  du  chagrin  et  s'est  mon- 
trée très  indocile  quand  sa  mère  est  revenue.  Il  paraît  aussi  que  les 
voisins  de  M'"^  de  Nives  ne  sont  pas  tous  bien  pour  elle.  Elle  n'a  plus 
de  parens,  pas  de  famille;  elle  est  vraiment  à  plaindre.  —  En  écou- 


728  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tant  ses  ennuis,  qui  me  faisaient  de  la  peine,  il  m'est  venu  à  l'idée 
de  lui  proposer  de  garder  la  petite.  —  Si  sa  bonne  a  des  intrigues, 
lui  ai-je  dit,  vous  ne  pouvez  plus  la  lui  confier.  Donnez-la-moi;  vous 
savez  qui  je  suis  et  avec  quelle  douceur  j'ai  élevé  mon  fils  et  deux 
autres  pauvres  chéris  que  j'ai  perdus.  Vous  dites  que  vous  serez 
absente  huit  jours  tout  au  plus.  Qu'est-ce  que  c'est  pour  nous  de 
garder  un  enfant  huit  jours?  Ce  sera  une  joie  pour  moi.  Chargez- 
moi  de  congédier  votre  mauvaise  bonne  quand  elle  reviendra  et  de 
vous  en  trouver  une  autre  dont  je  pourrai  vous  répondre  comme  de 
moi-même. — Elle  avait  envie  d'accepter,  elle  n'osait  pas  à  cause  de 
toi;  elle  disait  :  Ma  petite  est  bruyante.  Elle  ennuiera  M.  Chantebel. 
—  Bah!  lui  ai-je  répondu,  vous  ne  le  connaissez  pas!  C'est  un  pa- 
triarche! Il  est  bon  comme  du  pain  et  il  adore  les  enfans.  Enfin  j'ai 
si  bien  insisté  qu'elle  m'a  laissé  cette  chérie,  qui  est  un  amour 
d'enfant.  La  pauvre  femme  était  si  touchée  qu'elle  en  pleurait  et 
qu'elle  m'a  embrassée  en  me  quittant. 

—  Peste,  ma  femme!  tu  as  été  embrassée  par  une  comtesse! 
C'est  donc  ça  que  je  te  trouve  dans  la  figure  quelque  chose  de  plus 
noble  qu'à  l'ordinaire. 

—  Tu  vas  encore  railler?^ c'est  insupportable!  On  ne  peut  plus 
parler  raisonnablement  avec  toi,  monsieur  Chantebel;  tu  deviens... 

—  Insupportable ,  tu  l'as  dit. 

—  Non,  tu  es  le  meilleur  des  hommes,  tu  ne  peux  pas  me  blâ- 
mer d'avoir  accueilli  une  pauvre  enfant  qui  a  besoin  d'être  soignée 
et  surveillée  en  l'absence  de  sa  mère. 

—  Dieu  m'en  garde!  d'autant  plus  que  tu  me  fais,  sous  condi- 
tion, des  complimens  que  je  ne  veux  pas  échanger  contre  des  re- 
proches. L'enfant  ne  me  fâche  pas,  un  enfant  ne  gêne  jamais.  Gar- 
dons-la tant  qu'il  te  plaira,  mais  laisse- moi  te  dire  que  ta  belle 
comtesse  est  un  drôle  de  pistolet. 

—  Pistolet!  tu  traites  la  comtesse  de  Nives  de  pistolet!  Quel  ton 
tu  as  quelquefois,  monsieur  Chantebel  ! 

—  Oui,  j'ai  le  mauvais  ton  et  le  mauvais  goût  de  penser  qu'une 
mère  raisonnable  ne  confie  pas  son  enfant,  même  pour  huit  jours, 
à  une  personne  qu'elle  connaît  depuis  la  veille,  et  que,  si  elle  n'a 
dans  ses  anciennes  relations  ni  un  parent  dévoué,  ni  un  ami  sûr,  ni 
un  serviteur  fidèle,  il  doit  y  avoir  de  sa  faute. 

—  Tu  as  raison,  moi  je  n'aurais  pas  confié  comme  ça  Henri  à  des 
étrangers;  mais  je  ne  suis  pas  la  première  venue  pour  M'"^  de 
JNives.  Elle  a  assez  entendu  parler  de  moi  pour  savoir  que  j'ai  tou- 
jours été  une  bonne  mère  et  une  femme;  irréprochable. 

—  Ce  n'est  pas  moi  qui  dirai  le  contraire;  mais  cette  confiance 
improvisée  ne  m'en  étonne  pas  moins. 

—  11  y  a  des  circonstances  exceptionnelles,  et  tu  dois  savoir  que 


LA   TOUR    DE    PERCEMONT.  729 

ravenir  de  cette  même  enfant  dépend  du  voyage  de  sa  mère  à  Paris. 

—  Elle  t'a  donc  dit... 

—  Tout! 

—  Elle  a  eu  tort! 

—  J'ai  promis  de  garder  le  secret. 

—  Dieu  veuille  que  tu  tiennes  parole,  car  je  t'avertis  que,  si  ta 
nouvelle  amie  compromet  sa  belle-fille,  elle  est  ruinée. 

—  Oh!  que  non!  Cette  belle-fille  est  une  malheureuse  qui... 

—  Tu  ne  la  connais  pas  !  Garde  les  qualifications  qui  lui  seront 
applicables  pour  le  moment  où  nous  saurons  si  elle  est  une  victime 
ou  un  diable. 

X. 

Le  lendemain,  la  bonne  de  M"*  Ninie  n'ayant  pas  paru,  ma  femme 
la  confia  à  une  brave  fille  qui  avait  ses  parens  chez  nous  et  que 
nous  connaissions  bien.  La  petite  se  montra  fort  joyeuse  d'être  chez 
nous. 

J'étais  assez  curieux  de  connaître  ses  dispositions  à  l'égard  de  sa 
sœur,  et,  dans  un  moment  où  je  la  vis  seule  au  jardin,  trottant  sous 
les  yeux  de  ma  femme,  qui  travaillait  à  la  fenêtre  du  rez-de-chaus- 
sée, je  descendis  et  je  pris  l'enfant  par  la  main  sous  prétexte  de 
lui  mener  voir  les  lapins  dans  un  petit  enclos  où  ils  trottaient  en 
liberté.  Quand  elle  les  eut  bien  admirés,  je  la  pris  sur  mes  genoux, 
et  j'entrai  en  conversation  avec  elle. 

—  Vous  devez  avoir  à  JNives,  lui  dis-je,  des  lapins  beaucoup  plus 
beaux  que  ceux-ci? 

—  Non,  il  n'y  a  pas  de  lapins  du  tout.  Il  n'y  a  que  des  poules, 
des  chiens  et  des  chats;  mais  maman  ne  veut  pas  que  je  joue  avec, 
parce  qu'elle  ne  veut  pas  que  je  me  salisse  et  que  je  me  déchire. 
Moi,  tu  comprends,  ça  me  fâche,  parce  que  j'aime  beaucoup  les 
bêtes.  Maman  me  gronde  de  les  aimer,  parce  qu'elle  est  avare. 

—  Avare?  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire,  ce  mot-là? 

—  Ah!  dame!  je  ne  sais  pas,  moi!  c'est  les  domestiques  qui  l'ap- 
pellent comme  ça,  parce  qu'elle  les  gronde  toujours. 

—  C'est  un  vilain  mot.  Il  ne  faut  jamais  répéter  les  mots  qu'on 
ne  comprend  pas.  Je  suis  sûr  que  votre  maman  vous  aime  beau- 
coup et  qu'elle  est  très  bonne  avec  vous. 

—  Elle  n'est  pas  bonne  du  tout.  Elle  me  fouette  et  elle  me  tape, 
et  je  ne  m'amuse  que  quand  elle  n'est  pas  avec  moi. 

—  Et  vous  n'avez  pas  de  frères,  pas  de  sœurs? 

—  J'ai  une  grande  sœur  bien  bonne;  je  voudrais  toujours  être 
avec  elle. 


730  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Toujours?..  Est-ce  que  vous  la  voyez  souvent? 

—  Non,  elle  est  en  prison  dans  un  couvent.  Je  l'ai  vue...  c'est- 
à-dire  j'ai  vu  son  portrait;  elle,  je  crois  bien  que  je  ne  l'ai  jamais  vue. 

—  Alors  vous  ne  savez  pas  si  elle  est  bonne? 

—  Ma  nourrice  et  la  vieille  jardinière  m'ont  dit  qu'elle  était  en 
prison  pour  ça. 

—  Comment!  en  prison  parce  qu'elle  est  bonne? 

—  Il  paraît.  Aussi,  quand  maman  me  dit  d'être  bonne,  je  lui 
réponds  :  Non,  vous  me  feriez  aller  en  prison  aussi  !  Je  suis  bien 
contente  qu'elle  m'a  mise  chez  toi,  maman!  Tu  me  garderas  tou- 
jours, n'est-ce  pas? 

Puis,  sans  attendre  ma  réponse,  M"^  Ninie,  que  je  retenais  avec 
peine,  s'envola  pour  courir  de  plus  belle  après  les  lapins.  Je  voyais 
une  enfant  déjà  malheureuse  et  fourvoyée.  Que  sa  mère  fût  avare 
et  méchante,  je  n'en  doutais  plus.  Il  était  même  fort  possible  qu'elle 
ne  vît  dans  sa  fille  qu'un  prétexte  pour  disputer  avec  avidité  l'hé- 
ritage de  Marie.  Elle  n'avait  même  pas  la  ressource  de  l'hypocrisie 
pour  faire  des  dupes;  elle  se  faisait  haïr,  et  déjà  ses  valets  avaient 
ébranlé,  sinon  altéré  à  jamais  le  sens  moral  dans  l'âme  de  la  pauvre 
Ninie. 

Je  regardais  avec  tristesse  cette  ravissante  créature,  revêtue  de 
toute  la  beauté  physique  de  son  heureux  âge,  et  je  me  disais  qu'il 
y  avait  déjà  un  ver  rongeur  dans  le  cœur  de  cette  rose.  Je  l'obser- 
vais pour  surprendre  ses  instincts;  ils  étaient  bons  et  tendres.  Elle 
courait  après  les  lapins,  mais  pour  les  caresser,  et  quand  elle  eut 
réussi  à  en  prendre  un,  elle  le  couvrit  de  baisers  et  voulut  l'em- 
maillotter  dans  son  mouchoir  pour  en  faire  un  petit  enfant.  Comme 
l'animal  était  fort  indocile  et  menaçait  de  griffer  sa  jolie  figure,  je 
le  lui  ôtai  avec  douceur  sans  qu'elle  se  fâchât,  et  je  lui  donnai  un 
gros  pigeon  apprivoisé  qui  lui  causa  des  transports  de  joie.  D'abord 
elle  le  serra  bien  fort;  mais,  quand  je  lui  eus  fait  comprendre  qu'il 
fallait  le  laisser  libre  pour  avoir  le  plaisir  de  le  voir  revenir  et  la 
suivre  de  lui-même,  elle  m'écouta  fort  bien  et  le  toucha  délicate- 
ment; mais  c'était  une  ardeur  de  caresses  qui  révélait  toute  une 
âme  pleine  d'amour  inassouvi  et  d'expansions  refoulées. 

Le  jour  suivant  était  ma  fête,  la  Saint-Hyacinthe,  c'était  aussi  la 
fête  patronale  de  notre  village.  Deux  ou  trois  douzaines  de  cousins 
et  neveux  nous  arrivèrent  avec  femmes  et  enfans.  Ils  allèrent  s'é- 
battre à  la  fête  rustique,  tandis  que  ma  femme,  sur  pied  dès  l'au- 
rore, leur  préparait  un  festin  homérique.  Moi,  je  fus  absorbé  comme 
de  coutume  par  une  foule  de  cliens,  gros  paysans  ou  petits  bour- 
geois, qui  profitaient  de  la  fête  pour  venir  me  consulter  et  me  pri- 
ver du  plaisir  d'y  assister. 


LA   TOUR   DE    PERCEMONT.  731 

Quand  j'eus  supporté  la  fatigue  et  l'ennui  des  longues  explica- 
tions plus  ou  moins  confuses  de  ces  braves  gens,  on  sonnait  le  pre- 
mier coup  du  dîner.  Je  les  mis  résolument  à  la  porte,  non  sans  me 
débattre  jusque  sur  l'escalier  contre  leurs  recommandations  et  re- 
dites. Enlin  je  passai  au  salon  en  leur  fermant  la  porte  au  nez. 
J'eus  là  une  surprise  agréable.  Emilie  Ormonde  m'attendait,  un  gros 
bouquet  de  magnifiques  roses  à  la  main.  La  chère  enfant  se  jeta 
dans  mes  bras  en  me  souhaitant  bonne  fête,  joie,  bonheur  et  santé. 

—  Voilà,  lui  dis-je  en  la  serrant  sur  mon  cœur,  une  première 
joie  à  laquelle  je  ne  m'attendais  pas.  Es-tu  là  depuis  longtemps, 
ma  fille? 

—  J'arrive,  mon  oncle,  et  je  repars.  Il  faut  que  vous  me  permet- 
tiez de  ne  pas  dîner  avec  vous  comme  les  autres  années;  mais  vous 
savez  mes  empêchemens  :  Marie  n'est  pas  assez  prudente;  elle  s'en- 
nuie beaucoup  de  rester  enfermée.  La  pauvre  enfant  a  été  si  long- 
temps prisonnière!  Croiriez-vous  qu'aujourd'hui  elle  s'était  mis  dans 
l'esprit  de  se  déguiser  en  paysanne  pour  venir  à  la  fête?  Elle  disait 
que  personne  ne  connaît  sa  figure,  et  elle  voulait  m'accompagner 
comme  une  petite  servante.  Je  n'ai  pu  la  dissuader  qu'en  lui  pro- 
mettant de  ne  rester  absente  qu'une  heure.  Je  n'aurais  pu  consentir 
à  laisser  passer  la  journée  sans  vous  apporter  les  roses  de  Vignolette 
et  sans  vous  dire  qu'aujourd'hui  comme  toujours  vous  êtes  avec 
Jacques  ce  que  j'aime  le  mieux  au  monde. 

—  Et  ta  tante? 

—  Je  ne  l'ai  pas  vue.  Je  lui  dirai  bonjour  en  me  retirant. 

—  Gomment  lui  expliqueras-tu  que  tu  ne  restes  pas? 

—  Elle  ne  me  retiendra  pas,  mon  oncle. 

—  Et  si  je  te  laisse  aller,  moi,  vas-tu  t'imaginer  que  je  ne  t'aime 
plus? 

—  Oh!  vous,  c'est  bien  différent!  Et  puis  vous  savez  que  j'ai 
un  enfant  à  garder. 

—  Un  enfant  déraisonnable,  j'en  étais  sûr!  Tu  sais  que  la  belle- 
mère  était  ici  il  y  a  deux  jours? 

—  Oui;  je  savais  même  qu'elle  vous  a  laissé  sa  petite. 

—  Qui  t'avait  déjà  dit  cela? 

—  La  fille  de  ma  vieille  Nicole,  qui  est  venue  chez  vous  hier 
pour  rendre  des  paniers  que  vous  nous  aviez  prêtés.  Elle  a  vu  l'en- 
fant, on  lui  a  dit  que  la  mère  était  partie  pour  Paris.  Est-ce  vrai? 

—  C'est  très  vrai,  et  M"*^  Marie  risque  fort  d'être  découverte,  si 
elle  a  été  à  Paris  en  sortant  du  couvent  avant  de  venir  chez  toi. 

—  Elle  y  a  été,  mon  oncle;  je  le  sais  à  présent.  11  fallait  bien 
qu'elle  achetât  du  linge  et  des  robes,  et  surtout  qu'elle  consultât 
sur  ses  affaires,  qu'on  lui  a  toujours  laissé  ignorer. 


732  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Elle  a  été  à  Paris...  seule? 

—  Non,  avec  sa  nourrice,  celle  qui  l'a  aidée  à  s'enfuir.  Cette 
femme  lui  est  très  dévouée,  pourtant  je  la  crains;  elle  ne  comprend 
pas  la  nécessité  d'être  prudente;  elle  ne  doute  de  rien,  et,  quand 
elle  vient  voir  Marie,  je  n'ose  pas  la  laisser  seule  à  la  maison  avec 
elle. 

—  Et  Jacques?  où  est-il  pendant  ce  temps-là? 

—  Il  doit  être  à  la  danse,  et  sans  doute  il  va  venir  dîner  avec 
vous. 

—  A  la  bonne  heure  !  Va-t'en  donc,  puisqu'il  le  faut.  J'espère 
que  tu  me  dédommageras  amplement  quand  tu  ne  seras  plus  gar- 
dienne-esclave de  ta  belle  amie.  As-tu  vu  Henri? 

—  Non,  je  n'ai  vu  et  ne  veux  voir  que  vous.  Adieu  et  au  revoir, 
mon  oncle! 

On'  sonna  le  deuxième  coup  du  dîner  comme  ma  nièce  s'en  allait 
par  la  cour  de  la  ferme,  où  elle  avait  laissé  sa  carriole  et  son  domes- 
tique. Henri,  qui  arriva  par  le  jardin,  ne  la  vit  pas.  La  nuée  des 
cousins,  neveux,  petits-cousins  et  petits-neveux  arriva  aussi,  puis 
enfin  Jacques  Ormonde,  rouge  comme  une  pivoine  pour  avoir  dansé 
jusqu'au  dernier  moment.  Le  dîner  ne  fut  pas  trop  long  pour  un 
repas  de  famille  à  la  campagne;  on  savait  que  je  n'aimais  pas  à 
rester  longtemps  à  table.  Le  service  était  prompt  et  forçait  les  con- 
vives à  ne  pas  s'endormir  en  mangeant.  Dès  qu'on  eut  fini,  sentant 
le  besoin  de  respirer  le  grand  air  et  d'oublier  la  claustration  que 
m'avaient  imposée  les  cliens  de  la  journée,  je  proposai  d'aller 
prendre  le  café  chez  le  père  Rosier,  qui  tenait  un  établissement 
champêtre  au  village.  De  son  jardin,  nous  verrions  les  danses  et 
divertissemens.  Ma  proposition  fut  accueillie  avec  enthousiasme  par 
mes  jeunes  nièces  et  petits-cousins.  On  se  mit  en  route  en  riant, 
criant,  gambadant  et  chantant.  Le  village  était  à  moins  d'un  kilo- 
mètre de  la  maison  en  passant  par  les  sentiers  de  mes  prairies. 

Notre  arrivée  bruyante  fit  sortir  des  guinguettes  toute  la  jeunesse 
du  pays.  On  s'occupa  d'allumer  le  fanal,  car  il  faisait  nuit.  On  ap- 
pela les  ménétriers  épars  dans  les  cabarets.  Les  jeunes  gens  que 
j'avais  amenés  se  souciaient  fort  peu  de  prendre  le  café,  ils  vou- 
laient danser.  Le  personnel  de  la  fête  s'était  beaucoup  éclairci.  La 
danse  abandonnée  se  réorganisait  comme  il  arrive  quand  la  faim  est 
apaisée  et  que  la  soirée  commence. 

Dans  ce  quart  d'heure  d'attente  impatiente  et  de  joyeux  désordre, 
je  me  trouvai  seul  quelques  instans  sur  la  terrasse  du  père  Rosier. 
Cette  terrasse  était  un  petit  jardin  planté  de  noisetiers  au  versant 
de  la  colline  et  porté  par  le  dernier  degré  du  roc  à  deux  mètres 
perpendiculaires  au-dessus  du  niveau  de  la  place  où  l'on  dansait. 


LA.   TOUR    DE    FERCE.MONT.  733 

C'était  le  plus  joli  endroit  du  monde  pour  voir  l'ensemble  de  la 
petite  fête.  Trois  lanternes  bleues  cachées  dans  le  feuillage  simu- 
laient un  clair  de  lune  et  permettaient  de  s'y  reconnaître;  mais  rien 
encore  n'était  allumé,  et  je  me  trouvais  dans  l'obscurité,  attendant 
qu'on  me  servît,  lorsque  je  sentis  une  personne  se  glisser  près  de 
moi  et  me  toucher  légèrement  l'épaule. 

—  Ne  dites  rien,  mon  oncle,  c'est  moi,  Emilie. 

—  Et  que  fais-tu  là,  chère  enfant?  Je  te  croyais  rentrée  chez  toi? 

—  Je  suis  rentrée...  et  ressortie,  mon  oncle.  Sommes-nous  seuls 
ici  ? 

—  Oui,  pour  le  moment,  mais  parlons  bas. 

—  Oui,  certes!  Eh  bien  !  sachez  que  je  n'ai  pas  retrouvé  Marie  à 
Vignolette.  Nicole  m'a  dit  que  la  Gharliette  était  venue  en  mon  ab- 
sence, et  qu'elles  étaient  sorties  ensemble. 

—  Eh  bien  !  tu  crois  qu'elles  sont  ici  ? 

—  Oui,  je  le  crois,  et  je  les  cherche. 

—  Gomme  cela  toute  seule  au  milieu  de  ces  paysans  avinés  qui 
ne  te  connaissent  pas  tous,  car  il  en  vient  ici  de  tous  côtés? 

—  Je  ne  crains  rien,  mon  oncle.  Il  y  en  a  assez  qui  me  connais- 
sent pour  me  protéger  au  besoin.  D'ailleurs  Jaquet  doit  être  là,  et 
je  pensais  bien  que  vous  y  viendriez. 

—  Alors  ne  me  quitte  pas  et  laisse  ta  folle  courir  les  aventures  : 
il  n'est  pas  juste  que,  pour  sauver  une  personne  qui  ne  veut  pas 
qu'on  la  sauve,  tu  t'exposes,  toi,  la  raison  même,  à  quelque  insulte. 
Reste  près  de  moi.  Je  te  défends  de  t'occuper  de  M'^^  Marie.  Jacques 
est  là  pour  s'en  occuper  à  ta  place  et  à  sa  manière. 

—  Jacques  ne  la  connaît  pas,  mon  oncle  !  Je  vous  assure... 
J'interrompis  Miette  en  lui  faisant  signe  d'observer  un  couple  qui 

se  glissait  furtivement  le  long  du  rocher,  au-dessous  de  nous,  dans 
l'ombre  épaisse  que  les  noisetiers  projetaient  sur  les  plans  infé- 
rieurs. J'avais  reconnu  la  voix  de  Jacques.  Nous  restâmes  immo- 
biles, prêtant  l'oreille,  et  nous  entendîmes  le  dialogue  suivant  : 

—  Non  !  je  ne  veux  pas  rentrer  encore.  Je  veux  danser  la  bour- 
rée avec  vous.  Il  fait  nuit,  et  d'ailleurs  personne  ne  me  connaît. 

—  On  va  allumer,  et  tout  le  monde  vous  remarquera. 

—  Pourquoi? 

—  Vous  le  demandez?  Croyez- vous  qu'il  y  ait  ici  une  autre  pay- 
sanne aussi  blanche,  aussi  mince  et  aussi  jolie  que  vous  ? 

—  Vous  me  faites  des  complimens?  Je  le  dirai  à  Miette. 

—  Ne  vous  vantez  pas  de  me  connaître  ! 

—  Il  n'y  aurait  pas  de  quoi,  n'est-ce  pas? 

—  Méchante  !  allons,  rappelons  la  Gharliette,  et  allez-vous-en. 

—  Méchant  vous-même  !  Pouvez-Yous  me  faire  ce  chagrin-là  ? 


73ii  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Mon  oncle  est  ici,  et  vous  savez  qu'il  est  l'avocat  de  votre 
belle- m  ère. 

—  Ça  m'est  égal,  il  sera  le  mien  si  je  veux  !  Quand  il  me  connaî- 
tra, il  sera  pour  moi.  Vous-même  l'avez  dit.  Allons,  Jacques,  voilà 
les  cornemuses  qui  arrivent.  Je  veux  danser. 

—  C'est  donc  une  rage? 

—  Oh!  danser  la  bourrée  comme  dans  mon  enfance!  Avoir  été 
dix  ans  au  cachot,  sortir  du  froid  de  la  mort,  et  se  sentir  vivre,  et 
danser  la  bourrée  !  Jacques,  mon  bon  Jacques,  je  le  veux  ! 

Les  cornemuses  qui  se  mirent  à  brailler  interrompirent  la  conver- 
sation ou  l'empêchèrent  de  monter  jusqu'à  nous.  On  alluma  enfin  le 
fanal,  et  le  jardin  du  père  Rosier  s'illumina  aussi.  Je  vis  tous  mes 
convives,  ceux  qui  ne  dansaient  pas,  prendre  le  café  que  j'avais 
commandé,  tandis  que  les  jeunes  répandus  sur  la  place  invitaient 
leurs  danseuses. 

Je  m'éloignai  de  quelques  pas  avec  Emilie,  de  manière  à  prolon- 
ger mon  tête-à-tête  avec  elle  sans  cesser  d'observer  la  place.  Dès 
que  le  fanal  se  décida  à  briller,  nous  vîmes  très  distinctement  le 
grand  Jacques  bondir  à  la  danse  en  enlevant  dans  ses  bras  une 
svelte  et  jolie  paysanne  très  gracieusement  requinquée. 

—  C'est  bien  elle!  me  dit  Emilie  consternée;  c'est  Marie  dé- 
guisée ! 

—  Commences-tu  à  croire  qu'elle  connaît  un  peu  ton  frère? 

—  J'ai  été  trompée,  mon  oncle,  ah  !  bien  trompée  !  et  c'est  très 
mal,  cela  ! 

—  Et  à  présent  que  comptes-tu  faire  ? 

—  Attendre  qu'elle  ait  passé  sa  fantaisie,  l'aborder,  lui  parler 
doucement  comme  à  une  fille  à  mon  service,  et  la  ramener  chez 
moi  avant  qu'elle  ait  été  trop  remarquée. 

—  Attends  que  je  la  regarde,  moi. 

—  La  trouvez-vous  jolie,  mon  oncle? 

—  Ma  foi  oui,  diablement  jolie,  et  elle  danse  à  ravir. 

—  Regardez-la  bien,  mon  oncle,  vous  verrez  que  c'est  une  en- 
fant et  qu'elle  ne  sait  pas  ce  qu'elle  fait.  Elle  n'a  pas  l'idée  du  mal, 
je  vous  le  jure.  Qu'elle  ait  connu  Jacques  à  mon  insu,  qu'il  l'ait  ai- 
dée à  se  sauver,  qu'il  l'ait  accompagnée  à  Paris  comme  vous  le 
supposiez,  qu'il  l'ait  amenée  jusqu'à  ma  porte,  qu'il  l'ait  revue  de- 
puis en  secret,...  qu'ils  s'aiment,  qu'ils  se  soient  fiancés,  qu'ils 
aient  menti  pour  éviter  l'obstacle  de  mes  scrupules,  tout  cela  c'est 
possible. 

—  C'est  même  certain  maintenant. 

—  Eh  bien  !  mon  oncle,  n'importe;  Marie  est  toujours  pure  et 
plus  ignorante  que  moi,  qui  sais  de  quels  dangers  une  fille  de 


LA   TOUR   DE   PERCEMONT.  735 

vingt-deux  ans  doit  se  préserver,  tandis  qu'elle,...  elle  a  toujours 
douze  ans  1  Le  couvent  ne  lui  a  rien  enseigné  de  ce  qu'il  faudrait 
qu'elle  sût  maintenant.  Je  l'ai  retrouvée  telle  que  je  l'avais  quittée 
au  couvent  de  Riom,  aimant  le  mouvement,  le  bruit,  la  liberté,  la 
danse,  mais  ne  se  doutant  pas  qu'elle  puisse  devenir  coupable, 
et  ne  pouvant  pas  avoir  permis  à  Jacques  de  le  devenir  auprès 
d'elle. 

—  Et  pourtant,  ma  chère  Miette,  au  couvent  de  Riom,  à  qua- 
torze ou  quinze  ans,  M"^  de  Nives  avait  un  amoureux  qui  lui  écri- 
vait des  lettres  sans  orthographe,  et  cet  amoureux,  c'était  Jacques! 

—  Non,  mon  oncle,  cet  amoureux,...  faut-il  vous  le  dire?  c'était 
bien  innocent,  allez! 

—  Dis-moi  tout! 

—  Eh  bien  !  cet  amoureux  c'était  votre  fils,  c'était  Henri  ! 

—  Parles-tu  sérieusement? 

—  Oui,  j'ai  vu  les  lettres  et  j'ai  reconnu  l'écriture.  Henri  était 
alors  au  collège,  mur  mitoyen  avec  notre  couvent;  ces  écoliers  je- 
taient des  balles  par-dessus  les  murs  et  ils  y  cachaient  des  lettres, 
des  déclarations  d'amour  bien  entendu,  en  prose  ou  en  vers,  avec 
de  fausses  signatures  et  des  adresses  dont  le  nom  était  mis  au  ha- 
sard :  Louise,  Charlotte,  Marie.  —  Henri  se  plaisait  à  ce  jeu,  il  ex- 
cellait à  écrire  en  style  de  cordonnier  avec  l'orthographe  à  l'ave- 
nant. Il  signait  Jaquet,  et  adressait  ses  billets  burlesques  à  Marie, 
qui  s'en  moquait.  11  savait  son  petit  nom,  qu'il  entendait  crier  dans 
notre  jardin;  mais  il  ne  s'inquiétait  pas  de  savoir  si  elle  était  jolie, 
car  ni  dans  ce  temps-là  ni  depuis  il  n'a  vu  sa  figure.  C'est  lui  qui, 
en  riant,  m'a  raconté  tout  cela  par  la  suite. 

—  Tu  es  sûre  qu'il  ne  l'a  jamais  vue?  Moi,  j'en  doute,  regarde, 
Miette,  regarde! 

La  bourrée  était  finie,  on  allait  en  recommencer  une  autre,  et  au 
moment  où  Jacques  allait  emmener  sa  danseuse,  Henri,  s'adressant 
à  elle,  l'invitait  pour  la  suivante.  Elle  acceptait  malgré  la  visible 
désapprobation  de  Jacques.  Elle  prenait  le  bras  de  mon  fils  et  se 
mettait  à  sauter  avec  lui  d'aussi  bon  cœur  qu'avec  mon  neveu. 

—  Eh  bien!  qu'est-ce  que  cela  prouve?  me  dit  la  bonne  Emilie 
sans  aucune  velléité  de  dépit.  Henri  a  remarqué  cette  jolie  fille,  il 
s'est  dit  que ,  puisque  Jacques  la  faisait  danser,  il  pouvait  bien 
l'inviter  aussi.  Laissez-moi  me  rapprocher  d'elle,  mon  oncle,  car 
elle  commence  à  faire  sensation,  et  tout  le  monde  voudra  l'inviter 
tout  à  l'heure.  11  faut  que  je  l'emmène.  La  Charliette  est  là,  je  la 
vois,  mais  elle  la  gâte  et  la  laissera  s'exposer  trop  longtemps  aux 
regards. 

—  Va  donc,  mais  tout  ceci  m'ennuie  considérablement  !  Le  diable 


736  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soit  de  celte  demoiselle,  qui  te  causera  mille  soucis,  qui  te  com- 
promettra, c'est  presque  certain,  et  qui,  en  attendant,  danse  avec 
Henri,  tandis  que,  sans  sa  présence  chez  toi,  il  eût  su  renouer  les 
liens  tendres  et  sérieux  de  votre  affection  mutuelle,  et  qu'aujour- 
d'hui il  eût  ouvert  le  bal  avec  sa  fiancée,  au  lieu  de  danser  avec 
une  inconnue  dont  les  beaux  yeux  l'émoustillent  peut-être,  mais 
ne  sauront  pas  le  charmer. 

—  Qui  sait?  dit  Miette  avec  un  accent  profond  de  résignation 
douloureuse. 

—  Qui  sait?  m'écriai-je.  Moi  je  sais  que  je  ne  souffrirai  pas  la 
moindre  coquetterie  entre  ton  fiancé  et  la  maîtresse  de  ton  frère  ! 

—  Mon  oncle,  ne  la  perdez  pas!  reprit  vivement  la  généreuse 
fille.  Elle  n'est  la  maîtresse  de  personne  et  elle  est  libre  !  Quoi  qu'il 
arrive,  j'ai  promis  de  lui  servir  de  sœur  et  de  mère.  Je  tiendrai  ma 
parole. 

Un  incident  inattendu  nous  interrompit.  Jacques  Ormonde,  voyant 
M"*"  de  Nives  lancée  et  craignant  les  suites  de  son  imprudence,  avait 
imaginé  un  moyen  d'interrompre  le  bal.  Il  avait,  comme  pour  allu- 
mer son  cigare,  grimpé  au  fanal  et,  comme  par  mégarde,  il  l'a- 
vait éteint,  plongeant  l'assemblée  dans  l'obscurité.  Il  était  des- 
cendu en  lançant  un  retentissant  éclat  de  rire  simulé ,  et  s'était 
perdu  dans  le  petit  tumulte  provoqué  par  l'accident.  Il  y  eut  quel- 
ques instans  de  stupeur  et  de  désordre  :  les  uns  continuaient  la 
danse  en  feignant  de  se  tromper  de  danseuse,  d'autres  cherchaient 
de  bonne  foi  la  leur.  Quelques  honnêtes  filles  effarouchées  s'étaient 
retirées  près  de  leurs  parens;  d'autres,  plus  hardies,  riaient  et 
criaient  à  tue-tête.  J'étais  descendu  de  la  terrasse  avec  Miette;  au 
moment  où  le  fanal  fut  rallumé,  nous  vîmes  Jacques  errant,  désap- 
pointé, cherchant  dans  les  groupes;  Henri  et  M"*  de  Nives  avaient 
disparu  avec  ou  sans  la  Charliette. 

Je  vis  alors  que  Miette  aimait  toujours  Henri,  car  de  grosses 
larmes  brillèrent  un  instant  sur  ses  joues.  Elle  les  essuya  à  la  dé- 
robée, et,  se  tournant  vers  moi  :  —  Il  faudrait,  me  dit-elle,  empê- 
cher Jacques  de  chercher.  Il  ne  sait  pas  dissimuler,  on  s'apercevra 
de  son  inquiétude. 

—  Sois  tranquille,  lui  répondis-je,  Jacques  sait  très  bien  dissi- 
muler; lu  ne  devrais  plus  en  douter  à  présent.  Il  se  gardera  bien, 
fùt-il  jaloux,  de  chercher  noise  à  Henri,  car  ce  serait  tout  trahir  ou 
tout  avouer.  Si  M"*"  de  Nives  a  choisi  Henri  pour  son  cavalier  et 
qu'il  la  reconduise  à  Yigiiolelle,  il  ne  le  convient  pas  de  te  montrer 
à  eux  comme  une  fiancée  inquiète  ou  jalouse. 

—  Non,  certainement,  mon  oncle,  je  ne  suis  ni  l'une  ni  l'autre, 
mais... 


LA   TOUR    DE   PERCEilONT.  737 

—  Mais  voici  Jacques  qui  s'aperçoit  de  ta  présence  et  qui  vient  à 
nous.  Ce  n'est  pas  le  moment  des  explications;  fais  semblant  d'igno- 
rer tout.  Tout  à  l'heure,  c'est  moi  qui  le  confesserai. 

—  Je  ne  m'attendais  pas  au  plaisir  de  le  voir  ici,  dit  Jacques  à 
Emilie,  tu  m'avais  assuré  ne  pouvoir  venir  à  la  fête. 

—  J'arrive,  répondit  Miette;  j'avais  quelque  chose  à  dire  à  mon 
oncle.  Je  savais  qu'il  serait  ici  ce  soir. 

—  Et  tu  n'as  vu...  que  lui?  dit  Jacques  tout  éperdu. 

—  Que  lui?  si  fait,  j'ai  vu  beaucoup  de  monde. 

—  J'ai  cru  que  tu  cherchais  quelqu'un?.. 

—  Je  n'ai  cherché  que  mon  oncle,  et,  tu  vois  bien,  je  l'ai  trouvé. 
Qu'as-tu,  et  pourquoi  as-tu  l'air  si  inquiet? 

Jacques  vit  qu'il  se  trahissait,  et  il  se  hâta  de  répondre  gaîment  : 
—  Moi ,  je  ne  suis  inquiet  de  rien  !  Je  cherche  Henri  pour  qu'il  me 
fasse  vis-à-vis  à  la  danse...  avec  toi,  si  tu  veux. 

—  Merci,  je  me  retire.  Ma  carriole  m'attend  là-bas  sous  les  pins. 
Je  le  prie  d'aller  dire  à  mon  vieux  Pierre  de  brider  la  jument.  Je  te 
suis. 

—  Pourquoi  l'en  aller  tout  de  suite?  demandai-je  à  ma  nièce 
aussitôt  que  Jacques  fut  parti  en  avant.  Henri  est  sans  doute  par  ici, 
et,  si  tu  le  désirais,  il  te  ferait  danser. 

—  Mon  oncle,  Henri  est  parti  avec  Marie,  il  la  reconduit  à  Vi- 
gnolette. 

—  C'est  possible,  tout  est  possible;  mais,  réflexion  faite,  c'est 
invraisemblable;  tu  disais  qu'ils  ne  se  connaissaient  pas?  Juges- tu 
maintenant  ta  protégée  assez  folle  et  assez  imprudente  pour  avoir 
mis  Henri  dans  sa  confidence? 

—  Je  ne  sais  plus  rien,  mon  oncle,  je  ne  la  comprends  plus! 

—  Elle  est  coquette  et  légère,  cela  se  voit;  pourtant... 

—  Ils  se  sont  parlé  avec  beaucoup  de  vivacité  pendant  la  bour- 
rée, et  hier  Marie  a  écrit  une  lettre  qu'elle  a  remise  en  grand  se- 
cret au  facteur. 

—  Tu  supposes...  quoi? 

—  Marie  est  très  préoccupée  de  vous  voir  et  de  vous  consulter. 
J'ai  dû  lui  dire  votre  refus.  Elle  m'a  alors  questionnée  plus  qu'elle 
ne  l'avait  jamais  fait  sur  Henri,  sur  son  caractère,  sur  l'influence 
qu'il  doit  avoir  sur  vous.  Je  ne  serais  pas  étonnée  maintenant  s'il 
était  chargé  par  elle  de  vous  demander  une  entrevue. 

—  Si  elle  lui  avait  écrit  hier,  il  m'eût  parlé  d'elle  aujourd'hui. 
Je  crois  que  tu  te  trompes;  quoi  qu'il  en  soit,  nous  verrons  bien! 
Si  elle  l'a  pris  pour  intermédiaire,  il  me  parlera  d'elle  ce  soir;  à 
présent  que  veux-tu  faire? 

—  Rentrer  chez  moi  tout  doucement,  au  petit  pas.  Je  veux  donner 

TOME  XII.  —  1875,  47 


738  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

le  temps  à  Marie,  qui,  je  suppose,  s'en  va  à  pied,  de  retourner  à  Yi- 
gnolette,  de  quitter  son  déguisement  et  de  se  coucher  sans  me  rien 
dire,  si  bon  lui  semble.  Vous  comprenez,  mon  oncle!  Si  elle  me 
confesse  son  coup  de  tête,  j'aurai  le  droit  de  la  gronder  et  de  l'in- 
terroger. Si  elle  veut  me  le  cacher,  je  ne  peux  pas  le  lui  reprocher 
sans  la  fâcher  et  l'humilier  beaucoup.  Songez  qu'elle  est  chez  moi 
et  n'a  pas  d'autre  asile;  si  je  l'offensais,  elle  me  quitterait,  et  où 
donc  irait-elle?  Chez  cette  Gharliette,  que  je  crois  capable  de  tout? 
Non,  je  neveux  pas  qu'elle  me  quitte,  elle  se  compromettrait,  elle 
donnerait  à  sa  belle-mère  les  moyens  de  la  perdre  de  réputation  ! 

—  En  ceci  comme  en  tout,  tu  es  aussi  sage  que  généreuse,  mon 
Emilie.  Ne  lui  dis  donc  rien,  si  elle  est  assez  niaise  pour  vouloir  te 
duper;  mais  je  parlerai  à  mons  Jaquet,  moi!  Sois  tranquille,  il  ne 
saura  pas  que  tu  as  entendu  sa  conversation  avec  la  donzelle  ! 

Justement  nous  arrivions  sous  les  pins,  où,  faute  de  place  dans 
les  auberges,  nombre  de  chevaux  étaient  attachés  aux  arbres.  Ja- 
quet ne  s'occupait  pas  beaucoup  d'avertir  le  vieux  domestique  de 
sa  sœur.  Il  allait  furetant  de  tous  côtés,  cherchant  toujours  M'^*  de 
Nives,  fort  empêché  de  se  renseigner  autrement  que  par  ses  yeux, 
qui  ne  lui  servaient  guère  dans  l'ombre  épaisse  de  la  pinède.  Forcé 
d'accourir  à  mon  appel,  il  m'aida  à  embarquer  Emilie. 

Je  le  pris  alors  par  le  bras,  et,  l'emmenant  dans  une  allée  dé- 
serte, je  débutai  ainsi  :  —  Voyons ,  mon  garçon ,  que  comptes-tu 
faire  et  à  quoi  aboutira  cette  belle  intrigue  ? 

En  trois  mots,  je  lui  prouvai  que  je  savais  tout  et  qu'il  était  par- 
faitement inutile  de  nier. 

Il  respira  fortement  et  répondit  :  —  Ouf!  mon  oncle,  vous  me 
confondez;  mais  vous  me  délivrez  d'un  supplice,  et,  sauf  à  être 
bien  grondé,  j'aime  mieux  avoir  à  vous  dire  la  vérité.  Voici  l'his- 
toire de  mes  amours  avec  M"^  de  Nives. 

XI. 

«  Quand  elle  était  au  couvent  à  Riom ,  j'étais  déjcà  amoureux 
d'elle.  J'étais  sorti  depuis  longtemps  du  collège;  Henri  y  était  en- 
core. J'allais  commencer  mon  droit,  partir  pour  Paris.  Je  finissais 
mes  vacances  à  notre  maison  de  ville,  et,  d'une  des  lucarnes  du 
grenier,  je  voyais  M'^''  de  Nives  se  mettre  assez  souvent  à  la  fenêtre 
de  sa  cellule  donnant  sur  le  jardin  du  couvent.  Elle  n'avait  guère 
que  quatorze  ans,  c'est  vrai,  mais  elle  était  déjà  jolie  comme  un 
ange,  et  à  l'âge  que  j'avais  1oute  admiration  pour  la  beauté  peut 
bien  s'appeler  de  l'amour.  Seulement  j'étais  encore  trop  niais  avec 
les  personnes  de  sa  condition  pour  oser  lui  faire  comprendre  ma 


LA    TOUR    DE    PERCEMONT.  739 

passion,  et  si  par  hasard  elle  tournait  la  tête  de  mon  côté,  vite  je  me 
cachais  pour  qu'elle  ne  me  vit  point. 

«  Un  d'nianche,  Henri,  qui  venait  me  voir,  ne  me  trouvant  pas 
dans  la  maison,  s'imagina  de  me  chercher  jusqu'au  grenier,  où  il  me 
surprit  en  contemplation,  et  se  moqua  beaucoup  de  moi.  Je  l'emme- 
nai vite.  11  ne  vit  pas  celle  qui  me  charmait;  mais,  comme  il  me  ta- 
quinait avec  ses  épigrammes,  je  lui  laissai  savoir  que  j'étais  épris 
d'une  certaine  Marie  qui  était  dans  le  couvent.  Le  malicieux  ga- 
min s'imagina  alors  de  lui  écrire  des  lettres  ridicules  qu'il  signa 
Jacques,  et  dont  elle  se  moqua  imprudemment  avec  ses  compagnes. 
Elles  en  rirent  trop  haut;  les  religieuses  firent  le  guet  et  saisirent 
les  balles  élastiques  où  se  cachaient  les  billets  doux  lancés  par- 
dessus le  mur  du  collège.  M'"''  de  Mives  fut  informée  de  cette  grave 
affaire.  Ce  fut  pour  elle  un  prétexte  pour  transférer  Marie  au  couvent 
de  Clermont,  où  elle  a  passé  une  jeunesse  des  plus  malheureuses. 

((  Elle  vous  dira  elle-même  ce  qu'elle  a  souffert,  mon  oncle,  car 
elle  veut  absolument  vous  voir  et  vous  demander  conseil  et  pro- 
tection. Il  faudra  bien  que  vous  l'écoutiez.  Moi,  pendant  ce  temps-là, 
je  l'oubliais  bon  gré,  mal  gré,  car  j'étais  à  Paris,  et  mes  rêves  d'en- 
fant faisaient  place  à  des  réalités  plus  sérieuses.  Pourtant  je  n'étais 
pas  sans  savoir  combien  cette  pauvre  demoiselle  était  à  plaindre 
par  ma  faute  et  par  celle  d'Henri.  Il  n'en  savait  rien,  lui.  Miette 
n'en  parlait  qu'à  moi,  et  quelquefois  elle  me  montrait  des  lettres 
de  son  amie  qui  me  faisaient  grand'peinë;  mais  que  pouvais-je 
fau'e  pour  réparer  le  mal?  Je  n'étais  pas  un  parti  pour  elle,  je  ne 
pouvais  pas  demander  sa  main  ;  d'ailleurs  la  comtesse  ne  voulait 
pas  la  marier.  Elle  prétendait  la  forcer  à  se  faire  religieuse,  tout  en 
disant  que  c'était  sa  belle-fille  qui  avait  cette  vocation  et  repous- 
sait toute  idée  de  mariage. 

«  Le  hasard  seul  pouvait  amener  les  événemens  qui  sont  surve- 
nus. Je  me  suis  trouvé  pris  sans  réflexion  dans  un  roman,  et  il  m'a 
fallu  accepter  le  rôle  qui  m'a  été  départi. 

«  Il  y  a  deux  ans ,  j'étais  à  Clermont  pour  une  autre  affaire  de 
cœur,  que  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  ici,  —  avec  une  femme 
mariée.  C'était  pendant  les  assises,  tous  les  hôtels  étaient  pleins. 
Je  m'en  allais  par  les  rues,  ma  valise  à  la  main,  cherchant  un  gîte, 
lorsque  je  me  trouvai  en  face  de  la  Charliette.  Je  ne  savais  que 
vaguement  que  cette  femme,  mariée  et  établie  à  Riom,  avait  été  la 
nourrice  de  M"'  de  iNives,  et  j'ignorais  qu'elle  lui  fût  restée  fidèle 
comme  un  chien  l'est  à  son  maître.  Je  ne  savais  même  pas  que,  par 
dévoûment  pour  elle,  elle  se  fût  fixée  depuis  à  Clermont  avec  son 
mari.  Je  vous  le  répète  et  je  vous  le  jure,  mon  oncle,  c'est  le  hasard 
qui  a  tout  fait  en  ce  qui  me  concerne. 


740  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

«  La  Charliette  a  été  jolie;  elle  a  encore  une  figure  agréable  et 
fraîche.  J'avais  été  galant  avec  elle  à  l'âge  où  l'on  n'a  pas  encore 
l'esprit  d'être  autre  chose.  Nous  nous  connaissions  donc  fort  hon- 
nêtement, et  je  fus  aise  de  la  rencontrer.  Je  lui  fis  part  de  mon 
embarras  et  lui  demandai  si  elle  connaissait  quelque  chambre  meu- 
blée où  je  pusse  me  réfugier.  —  Vous  n'irez  pas  loin,  me  répondit- 
elle;  moi,  j'ai  une  chambre  meublée  très  propre  dont  je  ne  me  sers 
point  et  pour  laquelle  je  ne  vous  demande  rien,  trop  heureuse  de 
rendre  service  à  un  pays,  et  surtout  au  frère  de  M"*"  Miette,  qui  est 
si  bonne  et  si  serviable.  Venez  voir  si  le  logement  vous  convient. 

«  Je  la  suivis  dans  une  ruelle  étroite  et  sombre  qui  longeait  de 
grands  murs,  et  j^'entrai  dans  une  vieille  maison  plus  pittoresque 
qu'avenante;  mais  la  chambre  en  question  était  fort  propre,  et  le 
mari  de  la  Charliette  me  l'offrit  de  si  bon  cœur,  que,  pour  ne  pas 
chagriner  ces  braves  gens,  je  m'y  installai  tout  de  suite.  Je  voulais 
aller  chercher  mon  dîner  dans  quelque  hôtel;  ils  n'y  voulurent  pas 
consentir.  La  Charliette  me  dit  qu'elle  avait  jadis  fait  la  cuisine  au 
château  de  Nives,  et  qu'elle  me  servirait  des  repas  dignes  de  moi. 
En  effet  sa  cuisine  était  excellente;  mais  je  ne  suis  pas  aristocrate, 
moi,  et  je  n'aime  pas  à  manger  seul.  Je  n'acceptai  qu'à  la  condition 
d'avoir  mes  hôtes  à  ma  table  et  de  les  voir  servis  à  mes  frais  aussi 
largement  que  moi-même. 

«  La  nuit  venue,  je  sortis  en  emportant  une  clé  de  la  maison, 
et  j'allai  à  un  rendez-vous.  Ceci  ne  vous  intéresse  pas,  mon  oncle, 
mais  je  suis  forcé  de  vous  le  dire  pour  vous  expliquer  la  conversa- 
tion que  j'eus  le  lendemain  soir  avec  la  Charliette. 

«  Son  mari  était  descendu  à  l'atelier,  et  je  restai  attablé  avec  elle, 
savourant  une  eau  de  coing  de  sa  façon  qui  était  vraiment  délicieuse, 
dix  ans  de  bouteille  au  moins,  lorsqu'elle  me  dit  :  —  Vous  allez  donc 
encore  courir  ce  soir  et  rentrer  à  des  trois  heures  du  matin?  Pauvre 
garçon!  vous  vous  ruinerez  le  corps  à  ce  métier-là,  et  vous  feriez 
mieux  de  vous  marier.  Est-ce  que  vous  n'y  songez  point? 

«  —  Ma  foi  non,  répondis-je.  Je  n'ai  pas  fini  d'être  jeune. 

«  —  Mais  quand  vous  ne  le  serez  plus,  il  sera  trop  tard,  et  vous 
ne  trouverez  plus  que  du  rebut.  Si  vous  vouliez  devenir  raison- 
nable, pendant  que  vous  êtes  encore  jeune  et  beau,  je  vous  trou- 
verais peut-être  un  parti  au-dessus  de  toutes  vos  espérances. 

'(  Je  me  moquai  d'abord  de  la  Charliette,  mais  elle  m'en  dit 
tant  que  je  fus  forcé  de  l'entendre.  11  s'agissait  d'une  fortune  de 
plus  d'un  million,  une  jeune  fille  noble  que  je  connaissais  déjà, 
puisque  j'avais  été  amoureux  d'elle. 

«  —  Ah  çà  !  lui  dis-je,  est-ce  qu'il  s'agirait  par  hasard  de  la  pe- 
tite de  Nives  ?   .. 


LA.    TOUR    DE    PERCEMONT.  7àl 

«  —  La  petite  de  Nives,  rcpondit-elle,  est  maintenant  une  jeu- 
nesse de  dix-neuf  ans,  belle  et  bonne  comme  un  ange. 

«  —  Mais  elle  est  au  couvent? 

((  —  Oui,  de  l'autre  côté  de  ce  mur  contre  lequel  vous  vous  ap- 
puyez. 

«  —  Allons  donc! 

«  —  C'est  comme  je  vous  le  dis.  Cette  vieille  maison  oiî  nous 
sommes  fait  partie  des  dépendances  du  couvent.  Je  m'y  suis  établie 
comme  locataire  peu  après  l'époque  oii  M"^  Marie  y  a  été  enfermée. 
Je  le  lui  avais  promis,  et  nous  étions  d'accord  sur  la  manière  de 
nous  conduire.  Je  ne  pouvais  pas  cacher  que  j'avais  été  sa  nourrice, 
mais  j'ai  su  jouer  mon  rôle.  Les  religieuses,  qui  voulaient  la  con- 
traindre à  prendre  le  voile,  se  méfiaient  un  peu  de  moi  quand  je 
leur  demandai  de  l'ouvrage,  et  elles  me  tâtèrent  adroitement  pour 
savoir  si  je  n'encouragerais  pas  la  résistance  de  leur  pensionnaire. 
Je  fus  plus  fine  qu'elles;  je  leur  répondis  que  Marie  avait  grand  tort, 
que  l'état  le  plus  heureux  était  le  leur,  et  que  j'avais  toujours  agi 
dans  ce  sens  auprès  d'elle.  On  nous  mit  en  présence;  nous  étions 
sur  nos  gardes  :  elle  m'accueillit  très  froidement,  et  je  le  pris  avec 
elle  sur  le  ton  aigre  d'une  dévote  qui  sermonne.  Elle  m'envoya 
promener.  La  farce  était  jouée.  La  communauté  me  prit  en  grande 
estime  et  me  confia  le  blanchissage  du  linge  de  la  chapelle.  Je  m'en 
tirai  si  bien,  et  j'eus  soin  de  me  montrer  si  assidue  aux  offices  du 
couvent,  que  je  fis  bientôt  partie  du  personnel  de  service  de  la  com- 
munauté. Je  suis  libre  d'y  circuler  et  de  communiquer  librement 
avec  Marie.  Si  vous  voulez  monter  l'escalier  avec  moi,  je  vous  mon- 
trerai un  secret  que  vous  ne  trahirez  pas.  Votre  sœur  est  la  meil- 
leure amie  de  ma  chère  petite,  et  vous  ne  voudriez  pas  ajouter  à 
son  malheur. 

«  Je  jurai  de  garder  le  secret,  et  je  montai  un  petit  casse-cou 
d'escalier  à  la  clarté  d'une  chandelle  que  tenait  la  Charliette.  Je 
me  trouvai  dans  un  vieux  grenier  où,  sur  des  cordes  tendues,  sé- 
chaient des  aubes,  des  surplis,  des  linges  brodés  ou  garnis  de  den- 
telles. — Voyez,  me  dit  la  Charliette,  voilà  mon  ouvrage  et  mon  pro- 
fit. MM.  les  abbés  qui  desservent  la  chapelle  de  ces  dames  disent 
que  nulle  part  on  ne  leur  offre  des  ornemens  si  blancs,  si  bien  em- 
pesés et  sentant  si  bon  ;  mais  ça  ne  vous  intéresse  pas  :  attendez  ! 
vous  êtes  ici  dans  l'intérieur,  ou  peu  s'en  faut,  du  couvent,  car  la 
porte  que  vous  voyez  là,  au-dessus  de  ces  quatre  marches  tour- 
nantes, communique  tout  droit  avec  le  clocheton  du  carillon  qui 
annonce  les  offices.  Mon  mari,  qui  est  pieux  pour  tout  de  bon,  a  été 
agréé  dans  la  maison  pour  entretenir  et  au  besoin  réparer  ces  clo- 
chettes. Il  a  une  clé  de  cette  porte  et  ne  me  la  confierait  pour  rien 


Ih^  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

au  monde  pendant  la  nuit  ;  mais  il  faut  bien  qu'il  dorme,  le  cher 
homme,  et  quand  je  voudrai,  j'aurai  cette  clé.  Et  quand  Marie  vou- 
dra, elle  passera  par  cette  porte  pour  prendre  la  clé  des  champs! 
M'entendez-vous  à  présent? 

«  Je  n'entendais  que  trop,  et  la  pensée  d'une  si  belle  aventure 
me  rendait  presque  fou.  Mes  amourettes  en  ville  ne  me  paraissaient 
plus  rien  que  du  chiendent,  et  je  ne  sortis  pas  cette  nuit-là.  Je  ne 
fis  que  causer  avec  la  Gharliette,  qui  était  revenue  me  trouver  après 
le  coucher  de  son  mari.  Cette  diable  de  femme  me  montait  la  tête, 
et  je  ne  veux  rien  vous  cacher,  mon  oncle,  si  la  chose  eût  été  pos- 
sible en  ce  moment-là,  j'enlevais  tout  de  suite,  sauf  à  réfléchir 
après. 

«  Mais  il  fallait  que  M"^  de  Nives  y  consentît,  et  elle  n'était 
avertie  de  rien.  L'idée  de  la  Gharliette  avait  été  improvisée  en  me 
voyant.  J'avais  plusieurs  jours  devant  moi  pour  reprendre  mes  es- 
prits, et  il  me  vint  une  foule  d'objections.  Cette  demoiselle  qui  ne 
me  connaissait  pas,  qui  n'avait  sur  mon  compte  d'autres  notions 
que  le  souvenir  des  lettres  ridicules  qu'elle  m'attribuait  peut-être 
encore,  cette  fille  noble,  si  riche  et  probablement  si  fière,  rejette- 
rait à  coup  sûr  les  insinuations  de  la  Gharliette...  Quelle  fut  ma  sur- 
prise lorsque  le  lendemain  soir  la  Gharliette  me  dit  :  —  Tout  va 
bien,  elle  n'a  pas  dit  non  ;  elle  veut  vous  voir  auparavant,  car  elle 
sait  bien  que  vous  passez  pour  le  plus  bel  homme  de  notre  pays, 
mais  elle  ne  vous  a  jamais  vu.  Allez  demain  dimanche  à  la  messe 
de  la  communauté;  elle  sera  derrière  le  rideau ,  placée  de  manière 
à  pouvoir  vous  regarder;  seulement  ayez  l'air  très  recueilli,  et  ne 
levez  pas  les  yeux  de  votre  Hvre  d'heures.  Je  vous  en  prêterai  un; 
d'ailleurs  je  serai  à  côté  de  vous  pour  vous  surveiller.  Il  faut  de  la 
prudence. 

«  Je  fus  très  prudent,  personne  ne  fit  de  remarques  sur  mon 
compte,  et  Marie  me  vit  fort  bien.  Dans  la  soirée,  la  Gharliette  me 
remit  une  lettre  d'elle  que  je  sais  à  peu  près  par  cœur. 

«  —  Ma  bonne  amie,  je  l'ai  vu;  je  ne  sais  pas  s'il  est  beau  ou  s'il 
est  drôle,  je  ne  m'y  connais  pas,  mais  il  a  l'air  bon,  et  je  sais  par 
sa  sœur  qu'il  est  excellent.  Quant  à  l'épouser,  cela  demande  ré- 
flexion. Dis-lui  de  revenir  dans  un  an  :  s'il  est  décidé,  je  le  serai 
peut-être;  mais  je  ne  m'engage  à  rien,  et  je  tiens  à  ce  qu'il  le 
sache.  » 

«  J'aurais  bien  voulu  une  épreuve  moins  longue,  mais  j'abrège 
pour  ne  pas  vous  fatiguer.  La  Gharliette  ne  put  obtenir  une  meil- 
leure réponse,  et  je  m'en  revins  au  pays  très  occupé  de  mon  roman. 
Je  ne  veux  pas  mentir  et  me  faire  passer  pour  un  saint;  j'eus  bien 
encore  quelques  plaisirs ,  mais  je  n'en  étais  pas  moins  pris  dans  le 


LA    TOUR    DE    PERCEMONT.  743 

fond  du  cœur,  et  au  bout  de  l'année  d'épreuve,  c'est-à-dire  l'année 
dernière,  je  m'en  retournai  très  mystérieusement  à  Clerniont,  où 
j'avais  rompu  avec  toute  autre  affaire,  et  j'allai  m'installer  sans  bruit 
chez  la  Charliette. 

«  D'après  l'ordre  formel  de  Marie,  je  n'avais  rien  dit  à  ma  sœur; 
Miette  n'eût  d'ailleurs  pas  voulu  plaider  ma  cause,  j'en  avais  la 
certitude.  Je  savais  seulement  par  elle  que  Marie  lui  avait  confié 
son  désir  de  fuir  le  couvent,  et  qu'Emilie  l'avait  suppliée  de  prendre 
patience  jusqu'à  sa  majorité,  lui  ofl'rant  un  asile  chez  elle  aussitôt 
qu'elle  serait  libre  légalement.  Gela  ne  faisait  pas  mes  affaires; 
Marie,  n'ayant  plus  besoin  de  mon  secours  dès  qu'elle  serait  majeure, 
n'aurait  pas  la  moindre  raison  pour  me  choisir  plutôt  qu'un  autre. 

«  Pourtant  ma  soumission  à  l'épreuve  imposée  et  ma  fidélité  à 
revenir  prendre  ses  ordres  à  l'heure  dite  plaidèrent  pour  moi.  J'eus 
cette  fois  une  entrevue  avec  elle  dans  le  grenier  de  la  Charliette. 
Je  fus  ébloui  de  sa  beauté,  elle  était  habillée  en  novice,  blanche  de 
la  tête  aux  pieds  et  aussi  pâle  que  sa  guimpe;  mais  quels  yeux, 
quelle  bouche,  quelles  mains!  Je  me  sentis  fou  d'amour,  et,  malgré 
la  présence  de  la  Charliette,  qui  ne  la  quitta  pas,  je  sus  le  lui  dire. 
—  Voilà  ce  que  je  craignais,  me  dit-elle,  vous  avez  compté  sur  le 
retour,  et,  si  je  ne  vous  dis  pas  oui  tout  de  suite,  vous  allez  me 
haïr! 

«  — Non,  lui  dis-je;  je  souffrirai  beaucoup,  mais  je  me  soumettrai 
encore  un  peu. 

«  —  Un  peu  seulement?  Eh  bien  !  écoutez,  je  crois  en  vous  main- 
tenant, et  je  compte  sur  vous  pour  m'aider  à  fuir  ce  couvent,  où  je 
me  meurs,  vous  le  voyez  bien;  mais  je  n'ai  pas  le  désir  de  me  ma- 
rier encore,  et  je  ne  puis  agréer  qu'un  homme  qui  m'aimera  avec 
le  désintéressement  le  plus  absolu.  Si  vous  êtes  cet  homme-là ,  ce 
sera  à  vous  de  me  le  prouver  et  de  me  porter  secours  sans  condi- 
tion aucune. 

«  Cet  arrêt  ne  m'effraya  pas;  c'est  bien  le  diable  si  on  ne  sait  pas 
se  faire  aimer  quand  on  le  veut,  et  qu'on  n'est  pas  plus  vilain  qu'un 
autre.  Je  jurai  tout  ce  qu'elle  exigea.  Elle  me  dit  qu'elle  voulait,  au 
sortir  du  couvent,  se  réfugier  chez  Miette,  et  m'y  voir  en  secret  afin 
de  me  mieux  connaître;  mais  elle  savait  que  Miette  serait  contraire 
à  tout  projet  d'union  entre  nous.  11  me  fallait  donc  ne  lui  en  rien 
laisser  pressentir.  De  son  côté,  Marie  s'assurerait  de  son  consente- 
ment à  la  recevoir.  —  Je  ne  vous  fixe  plus  d'époque,  ajouta-t-elle, 
j'ai  fait  l'épreuve  de  votre  honneur  et  de  votre  dévoùment.  Quand 
les  circonstances  me  permettront  de  reconquérir  ma  liberté,  je  vous 
enverrai  ce  petit  anneau  que  vous  voyez  à  mon  doigt.  Gela  voudra 
dire  :  «  Je  vous  attends,  conduisez-moi  à  votre  sœur.  » 


7hll  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

«Depuis  cette  entrevue,  j'ai  été  passionnément  amoureux  de  Marie, 
et  je  vous  jure,  mon  oncle,  que  je  ne  me  suis  occupé  d'aucune  autre 
femme.  Ma  seconde  épreuve  a  été  bien  plus  longue  que  je  ne  pen- 
sais, presque  aussi  longue  que  la  première.  J'ai  su  par  la  Char- 
liette,  qui  est  venue  passer  un  jour  à  Rioni,  que  Miette  insistait 
dans  ses  lettres  pour  que  Marie  attendit  sa  majorité.  C'est  par  la 
Gharliette  que  les  deux  amies  correspondaient. 

(c  Voyant  approcher  cette  époque,  j'étais  tout  à  fait  découragé. 
Je  me  disais  que,  n'enlevant  pas,  je  ne  serais  jamais  qu'un  ami; 
mais  il  y  a  deux  mois,  un  beau  matin,  je  reçois  l'anneau  d'or  mince 
comme  un  cheveu,  bien  plié  dans  une  lettre  !  Je  pars,  je  cours,  je 
vole,  j'arrive  au  rendez-vous.  » 

—  Et  tu  enlèves?  Alors  l'histoire  est  finie? 

—  Non,  mon  oncle,  elle  commence. 

—  J'entends  bien;  mais  il  y  a  des  confidences  que  je  ne  veux 
pas  recevoir,  ou  des  vanteries  que  je  ne  veux  pas  entendre. 

—  Ni  l'un  ni  l'autre,  mon  oncle;  je  vous  dirai  la  vérité.  M""  de 
Nives  a  toujours  droit  au  respect. 

—  Ça  ne  me  regarde  pas. 

—  C'est-à-dire  que  vous  doutez!  Eh  bien!  me  croirez-vous  quand 
je  vous  dirai  que  je  me  suis  comporté,  non  comme  Polichinelle,  au- 
quel vous  me  faites  l'honneur  de  me  comparer  souvent,  mais  comme 
Pierrot,  qui  tire  les  marrons  du  feu  pour... 

—  Pour  qui? 

—  Pour  Arlequin. 

—  Qui  est  Arlequin? 

—  Vous  ne  devinez  pas? 

—  Non,  à  moins  que  tu  ne  sois  jaloux  d'Henri  parce  qu'il  a  fait 
danser  la  jolie  paysanne  de  ce  soir? 

—  Oui,  j'en  suis  très  jaloux,  parce  qu'il  y  a  autre  chose. 

—  Alors  raconte,  j'écoute  encore. 

—  Je  reprends.  «  J'arrive  à  Clermont  incognito.  Je  descends  ou 
plutôt  je  m'insinue;  je  me  glisse  de  nuit  chez  la  Charliette;  je  lui 
exprime  ma  joie,  ma  reconnaissance.  — Écoutez,  me  dit-elle,  les 
belles  paroles  ne  sont  que  des  paroles.  Me  voilà  engagée  dans  une 
affaire  grave,  et  si  mon  mari  ne  me  tue  pas  quand  il  saura  à  quel 
rôle  je  me  suis  prêtée,  il  me  battra  tout  au  moins.  Vous  allez  enle- 
ver une  fille  mineure.  Sa  belle-mère  va  faire  du  scandale,  un  pro- 
cès peut-être  où  je  serai  compromise,  en  tout  cas  chassée  du  cou- 
vent, où  j'ai  une  bonne  place,  le  moyen  de  gagner  ma  pauvre  vie, 
quoi!  Je  sais  bien  que  M"*^  Marie,  qui  est  riche,  me  dédommagera 
généreusement  de  tout  ce  que  j'aurai  fait  pour  elle;  mais  il  y  a  mon 
mari,  qui  ne  sait  rien  et  qui  ne  se  prêtera  à  rien,  ce  qui  ne  l'empê- 


LA    TOUR    DE    PERCEMONT.  745 

chera  pas  de  perdre  aussi  la  clientèle  du  couvent  et  d'être  forcé, 
par  le  bruit  qui  va  se  faire,  de  changer  de  pays.  Pour  mon  pauvre 
mari,  qui  ne  se  fera  pas  ailleurs  une  clientèle  du  jour  au  lende- 
main, ne  ferez-vous  pas,  de  votre  côté,  quelque  sacrifice?  Je  ne 
connais  pas  les  affaires,  moi,  pauvre  femme;  je  ne  sais  pas  si 
M"*  Marie  sera  maîtresse  de  me  faire  tout  le  bien  qu'elle  me  veut, 
voilà  pourquoi  je  vous  ai  mis  en  rapport  avec  elle,  vous  qui  êtes 
riche  et  généreux.  Pourtant  les  idées  changent  quelquefois;  si  vous 
veniez  à  oublier  ou  à  méconnaître  mes  services,  vous  ne  vous  êtes 
engagé  à  rien,  vous  ne  m'avez  rien  offert,  rien  promis. 

«  Je  vous  fais  grâce  du  reste,  mon  oncle.  Yous  avez  dû  prévoir  en 
m'écoutant  ce  qui  m'arrivait  alors.  Moi,  j'étais  assez  simple  pour  n'y 
avoir  pas  songé.  Je  m'étais  bien  dit  qu'il  n'y  a  pas  de  désintéresse- 
ment absolument  platonique  en  ce  monde,  et  que  le  jour  où  j'épou- 
serais M"^  de  Nives,  nous  aurions  un  beau  cadeau  de  noces  à  faire 
à  la  bonne  nourrice.  C'était  tout  simple,  ça  se  devait;  mais  je  n'avais 
pas  prévu  que  d'avance  cette  femme  me  ferait  des  conditions  et 
voudrait  me  faire  signer  un  billet  de  vingt-cinq  mille  francs.  J'hé- 
sitai beaucoup;  d'une  part,  il  me  répugnait  d'acheter  mon  mariage 
à  une  entremetteuse;  de  l'autre,  il  me  répugnait  également  de 
marchander  l'honneur  et  le  plaisir  d'enlever  ma  future.  Je  crus 
m'en  tirer  en  promettant  de  verser  une  somme  ronde  à  Paris  dès 
que  j'y  aurais  conduit  M"''  de  Nives.  Rien  n'y  fît  :  la  Gharliette  ne 
voulait  se  prêter  à  l'enlèvement  qu'avec  son  billet  en  poche.  Je  pris 
la  plume,  et  je  commençai  à  rédiger  une  promesse  conditionnelle. 
Point,  la  Gharliette  voulait  la  promesse  sans  condition.  Elle  pré- 
tendait, et  elle  avait  raison  jusqu'à  un  certain  point,  qu'un  engage- 
ment rédigé  de  cette  façon  était  compromettant  pour  elle,  pour  son 
mari  et  pour  moi-même.  Je  devais,  disait-elle,  m'en  rapporter  à  sa 
délicatesse  pour  voir  déchirer  le  billet,  si  le  mariage  n'avait  point 
lieu;  mais  moi,  je  ne  pouvais  me  résoudre  à  risquer  de  perdre  vingt- 
cinq  mille  francs  sans  compensation,  et  nous  nous  séparâmes  à  mi- 
nuit sans  avoir  rien  conclu,  la  Gharliette  me  disant  que  l'enlève- 
ment aurait  lieu  la  nuit  suivante,  si  je  cédais  à  ses  exigences. 

«  J'étais  si  agité,  si  perplexe,  que  je  ne  songeai  point  à  me  cou- 
cher. Ma  fenêtre  donnait  sur  un  carré  de  choux  entouré  d'une  petite 
palissade.  D'un  côté,  c'était  le  jardin  de  la  maisonnette  louée  par  mes 
hôtes;  de  l'autre  côté,  c'était  le  fond  du  potager  du  couvent.  11  n'y 
avait  qu'à  enjamber.  J'avais  assez  observé  pour  savoir  le  local  par 
cœur.  Du  côté  de  la  rue,  notre  petite  cour  avait  une  porte  bien 
fermée  et  un  mur  très  élevé,  garni  de  tessons  de  bouteilles;  mais 
cette  porte  appartenait  au  logement  de  la  Gharliette,  et  la  clé  n'é- 
tait pas  gardée  par  le  mari  avec  le  même  soin  que  celle  du  grenier. 


756  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Elle  restait  souvent  dans  la  serrure  à  l'intf^rieur.  11  y  avait  donc 
peut-être  moyen  de  fuir  par  là  tout  aussi  bien  que  par  le  grenier 
et  par  la  porte  de  la  maison  ;  mais  il  eût  fallu  que  M"^  de  Nives  fût 
prévenue  et  qu'elle  pût  pénétrer  du  jardin  dans  le  potager;  j'igno- 
rais absolument  si  la  chose  était  possible. 

«  A  tout  hasard,  j'eus  l'idée  d'aller  flairer  la  porte  du  petit  gre- 
nier. Qui  sait  si  je  ne  trouverais  pas  un  moyen  de  l'ouvrir?  J'es- 
sayai de  sortir.  Je  vis  que  la  Charliette  m'avait  enfermé  dans  ma 
chambre,  et  que  je  ne  pouvais  pas  faire  sauter  la  serrure  sans  un 
grand  bruit.  Je  tenais  mon  gros  couteau  de  campagne  tout  muni 
d'instrumens  à  toutes  fins,  et  je  marchais  de  la  porte  à  la  fenêtre 
sans  aucun  espoir  de  trouver  une  issue  à  ma  situation ,  lorsque  je 
crus  voir  une  forme  grisâtre  glisser  le  long  de  la  palissade,  s'en 
éloigner  et  y  revenir  avec  toutes  les  apparences  de  l'inquiétude. 
Ce  ne  pouvait  être  que  M"*  de  Nives.  Je  n'hésitai  pas.  Je  fis  avec 
mon  cigare  allumé  des  signes  qui  me  parurent  aperçus  et  com- 
pris, car  la  forme  mystérieuse  ne  s'éloigna  pas.  Alors  je  pris  les- 
tement mes  draps  de  lit,  que  je  nouai  bout  à  bout.  Je  les  attachai 
comme  je  pus  à  ma  fenêtre,  située  à  environ  six  mètres  du  sol,  et 
je  me  laissai  glisser.  Quand  le  drap  manqua,  je  lâchai  tout  et  me 
laissai  tomber  dans  les  choux,  où  je  ne  me  fis  aucun  mal.  Je  courus 
à  M"<=  de  Nives,  car  c'était  bien  elle  !  D'un  coup  de  pied  j'enfonçai 
la  palissade,  je  la  pris  par  la  main  sans  rien  dire  et  je  la  conduisis 
sans  bruit  jusqu'à  la  porte  qui  donnait  sur  la  rue.  La  clé  n'était  pas 
dans  la  serrure,  et  mon  couteau  n'était  pas  de  taille  à  lutter  contre 
cet  antique  et  monumental  ouvrage.  M"''  de  Nives,  étonnée  de  ce 
plan  d'évasion,  tout  différent  de  celui  qu'on  lui  avait  annoncé,  me 
demanda  tout  bas  où  était  la  Charliette. 

«  — Je  vais  la  chercher,  lui  dis-je;  restez  dans  l'ombre  et  ne 
bougez  pas  ! 

((  J'entrai  dans  l'atelier  de  l'artisan  pour  prendre  un  outil  quel- 
conque; mais,  comme  je  tâtonnais  dans  l'obscurité,  une  inspiration 
subite  me  rappela  une  circonstance  insignifiante  de  ma  première 
installation  chez  la  Charliette.  Ce  jour-là,  je  lui  avais  demandé  la 
clé  de  la  cour  pour  aller  à  un  rendez-vous  et  rentrer  sans  bruit.  Elle 
m'avait  dit  en  me  la  donnant  :  —  Vous  la  remettrez ,  en  rentrant, 
à  un  gros  clou  qui  est  au-dessus  de  l'établi  de  mon  mari,  afin  qu'il 
ne  s'aperçoive  de  rien.  C'est  un  dévot  qui  se  scandaliserait.  —  Je 
cherchai  aussitôt  le  clou  où,  deux  ans  auparavant,  j'avais  replacé 
cette  clé.  Elle  y  était  en  effet;  je  la  saisis  en  me  recommandant  au 
ciel  pour  que  ce  fût  la  même. 

«  C'était  la  bonne,  c'était  la  même!  Elle  tourna  sans  bruit  dans 
la  serrure,  et  moi,  me  voyant  maître  du  champ  de  bataille  en  dépit 


LA    TOUR    DE    PERCEMONT.  11x1 

de  mes  geôliers,  je  ne  pus  m'empêcher  de  dire  en  riant  :  — Tout 
va  bien  !  Mon  hôte  le  serrurier  tient  en  bon  état  tout  ce  qui  est  de 
son  ressort. 

«  —  Vous  faites  des  calembours,  dit  M"'  de  Nives  stupéfaite , 
dans  un  pareil  moment?  Vous  êtes  d'un  beau  sang-froid  ! 

((  —  iNon,  je  suis  gai,  fou  de  joie,  répondis-je  en  refermant  la 
porte  avec  précaution,  mais  il  faut  savoir  ce  qu'on  fait. 

«  —  Vous  ne  le  savez  pas!  vous  oubliez  la  Gharliette,  qui  doit 
m'accompagner  ! 

((  —  Elle  nous  attend  à  la  gare.  Courons  ! 

«  Je  l'entraîne  à  travers  les  rues  sombres  et  désertes,  et  nous  arri- 
vons bientôt  à  la  gare  du  chemin  de  fer.  Il  n'était  que  temps.  Un  train 
passait  et  s'arrêtait  cinq  minutes.  Marie  baisse  son  voile,  je  prends 
les  billets,  et  je  m'élance  avec  elle  dans  un  compartiment  vide. 

«  —  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  s'écrie- t-elle  en  se  sentant 
emportée  par  la  vapeur.  Me  voilà  seule  avec  vous  ! 

«  —  Oui,  vous  voilà  seule  avec  moi  pour  voyager.  Au  dernier 
moment,  la  Gharliette  a  manqué  de  courage,  j'en  ai  eu  pour  deux, 
x\vez-vous  confiance  en  moi?  me  regardez-vous  comme  un  honnête 
homme? 

«  —  Vous  êtes  un  héros,  Jacques!  Je  crois  en  vous.  Partons!  Si 
la  Gharliette  est  lâche,  je  ne  le  suis  pas,  moi;  mais  me  voilà  sans 
argent,  sans  paquets... 

((  —  J'ai  dans  ma  poche  tout  ce  qu'il  vous  faut.  Avec  de  l'argent, 
on  trouve  tout  à  Paris.  Vous  m'avez  dit  que  vous  me  vouliez  à  vos 
ordres  sans  conditions,  me  voilà.  Je  n'aspire  qu'à  une  récompense, 
votre  estime;  mais  je  la  veux  entière  :  votre  confiance  sera  la  preuve 
que  je  l'ai  obtenue. 

n  —  Vous  l'avez  tout  entière,  Jacques.  Je  vous  la  donne  devant 
Dieu,  qui  nous  voit  et  nous  entend! 

«  Dès  lors...  vous  comprenez,  mon  oncle?  je  me  trouvai  pris, 
et,  dans  la  plus  belle  occasion  de  ma  vie,  condamné  à  n'en  point 
profiter!  Ce  fut  une  honte  et  un  supplice;  cependant  M"''  de  Nives 
m'aida  à  me  contenir  par  l'ignorance  absolue  où  elle  était  de  mes 
agitations.  C'est  une  singulière  fille,  allez  !  hardie  comme  un  page, 
conrageuse  comme  un  lion,  innocente  comme  un  petit  enfant.  Pas 
un  brin  de  coquetterie,  et  pourtant  une  irrésistible  séduction  dans 
sa  franchise  et  sa  simplicité.  Elle  a  lu,  dans  le  vieux  château  de  son 
père,  des  romans  de  chevalerie,  je  crois  bien  qu'elle  n'a  jamais  lu 
autre  chose,  et  elle  s'est  toujours  imaginé  que  tout  honnête  homme 
était  facilement  et  naturellement  un  parfait  chevalier  des  anciens 
temps.  Elle  croit  que  la  chasteté  est  aussi  facile  aux  autres  qu'à 
elle-même.  Je  la  connus  jusqu'au  fond  du  cœur  en  deux  heures  de 


748  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

conversation,  et  plus  je  me  sentis  amoureux,  plus  il  me  fut  impos- 
sible de  le  lui  dire.  Je  ne  pus  que  protester  de  mon  dévoûment  et 
de  ma  soumission  ;  mais  d'amour  et  de  mariage,  je  vis  bien  qu'il 
n'en  fallait  pas  lâcher  un  mot. 

«  Dès  que  le  train  fut  assez  lancé  pour  qu'elle  ne  pût  songer  à 
me  quitter,  je  voulus  lui  dire  la  vérité,  et  je  lui  racontai  ma  scène 
avec  la  Gharliette.  —  Quand  j'ai  vu,  ajoutai-je,  que  cette  femme 
voulait  m'exploiter,  j'ai  perdu  toute  confiance  en  elle.  J'ai  craint 
que,  ne  pouvant  vous  rançonner  aussi,  elle  n'allât  vendre  votre  se- 
cret à  la  comtesse  de  Nives.  J'ai  refusé  son  secours  et  n'ai  plus 
compté  que  sur  moi-même  pour  vous  délivrer.  Il  est  vrai  que  le  ha- 
sard m'a  bien  servi,  car  je  ne  sais  pas  encore  pourquoi  vous  vous 
ête^  trouvée  derrière  cette  palissade. 

«  —  Je  vais  vous  le  dire,  répondit-elle.  Tout  était  convenu  pour 
mon  évasion  cette  nuit  même.  J'étais  déjà  munie  du  déguisement 
d'ouvrière  où  vous  me  voyez.  Je  devais  me  trouver  à  minuit  à  la 
porte  du  grenier,  ma  cellule  est  très  près  de  là,  et  il  m'était  facile  de 
m'y  rendre.  J'y  étais  donc  à  minuit,  mais  je  grattai  en  vain  à  cette 
porte,  je  frappai  même  avec  précaution;  elle  ne  s'ouvrit  pas,  et  rien 
ne  me  répondit.  J'y  restai  un  quart  d'heure,  dévorée  d'inquiétude 
et  d'impatience.  Je  me  dis  alors  que  le  mari  de  la  Gharliette  avait 
surpris  notre  secret  et  qu'il  avait  enfermé  sa  femme.  Pourtant  vous 
deviez  être  là,  vous,  et  vous  m'auriez  parlé  à  travers  la  serrure.  Au 
besoin,  vous  eussiez  enfoncé  la  porte.  Il  fallait  que  quelque  acci- 
dent sérieux  vous  fut  arrivé.  Je  ne  peux  pas  vous  dire  ce  que  j'ima- 
ginai de  tragique  et  d'effrayant.  Je  ne  pus  supporter  cette  angoisse, 
et  je  résolus  d'entrer  chez  la  Gharliette  par  le  potager  afin  de  savoir 
ce  qui  se  passait  entre  vous.  J'ai  escaladé  un  treillage  le  long  du 
mur  qui  sépare  notre  parterre  du  potager.  Je  suis  légère  et  adroite  : 
parvenue  au  haut  du  mur  et  voyant  un  tas  de  paille,  je  m'y  suis 
laissée  tomber.  G'est  alors  que,  courant  à  la  palissade,  j'ai  vu  votre 
cigare  briller  dans  l'obscurité,  et  vous  en  avez,  à  plusieurs  reprises, 
tiré  assez  de  bouffées  lumineuses  pour  que  j'aie  compris  que  vous 
étiez  là  et  que  vous  me  voyiez.  Quelle  terreur  j'ai  eue  en  vous 
voyant  descendre  si  hardiment  par  la  fenêtre!  Enfin  vous  voilà,  et 
ma  nourrice  m'abandonne!  Ge  que  vous  me  dites  de  sa  cupidité 
m'afflige  sans  m'étonner  beaucoup.  Elle  ne  m'a  jamais  demandé 
d'argent,  elle  savait  que  je  n'en  avais  pas;  mais  elle  savait  aussi 
que  j'en  aurais  un  jour,  et  elle  m'a  fait  comprendre  souvent  qu'elle 
avait  droit  à  ma  reconnaissance.  Je  ne  suis  pas  disposée  à  l'oublier 
et  je  ne  marchanderai  pas  avec  elle;  mais,  à  partir  d'aujourd'hui, 
je  n'accepte  plus  ses  services,  et  je  la  chasserai,  si  elle  parvient  à 
nous  rejoindre. 


LA    TOUR    DE    PEUCEMONT.  749 

«  —  Il  ne  faut  pas  qu'elle  y  parvienne  !  Fiez-vous  k  moi  pour 
rendre  les  recherches  impossibles,  rourlant  si,  par  miracle,  elle 
vous  retrouvait,  ménagez-la  et  feignez  d'ignorer  ce  que  je  vous  ai 
dit  ;  autrement  elle  courrait  vous  dénoncer. 

«  Arrivés  à  Paris  sans  encombre,  nous  nous  réfugiâmes  dans  le 
logement  de  Jules  Deperches,  mon  meilleur  ami  là-bas,  que  j'avais 
depuis  longtemps  prévenu  d'être  prêt  à  me  rendre  un  grand  ser- 
vice. En  galant  homme,  il  nous  céda  son  appartement  sans  faire  la 
moindre  question  et  sans  voir  le  visage  voilé  de  ma  compagne.  Je 
courus  louer  une  chambre  pour  moi  au  plus  prochain  hôtel,  et  je 
laissai  Marie  se  reposer. 

«  Le  lendemain  matin,  je  courais  pour  procurer  du  linge,  des 
robes,  chapeaux,  bottines  et  pardessus  à  ma  pauvre  Marie,  dé- 
nuée de  tout.  Je  n'épargnai  pas  l'argent,  je  lui  apportai  une  toi- 
lette délicieuse  et  une  autre  plus  simple  qu'elle  m'avait  demandée, 
ne  voulant  pas  attirer  l'attention  sur  elle. 

(c  Je  ne  peux  pas  vous  dire  la  joie  d'enfant  qu'elle  éprouva  à  re- 
cevoir tous  ces  cadeaux  et  à  regarder  sa  belle  robe  et  sa  riche 
lingerie,  elle  qui  depuis  des  années  portait  la  robe  de  bure  des  non- 
nettes.  Je  vis  le  plaisir  qu'elle  en  ressentait,  et  je  courus  lui  acheter 
des  gants,  une  ombrelle,  une  montre,  des  rubans,  que  sais-je!^  Elle 
trouva  que  j'avais  du  goût,  et  me  promit  de  me  consulter  toujours 
sur  sa  toilette.  Elle  était  absolument  en  confiance  avec  moi  et  m'ap- 
pelait son  frère,  son  cher  Jacques,  son  ami.  Les  plus  douces  paroles 
sortaient  de  ses  lèvres,  ses  yeux  me  caressaient;  elle  me  trouvait 
beau,  aimable,  brave,  spirituel,  charmant;  elle  m'aimait  enfin,  et 
je  crus  pouvoir  m'agenouiller  devant  elle  et  réclamer  le  bonheur  de 
baiser  sa  main. 

«  Mais  comment  pensez- vous  qu'elle  prit  la  chose?  Elle  me  ten- 
dit sa  main,  que  je  fis  la  sottise  de  vouloir  baiser  jusqu'au  coude. 
Elle  me  la  retira  brusquement,  d'abord  fâchée;  puis,  partant  d'un 
éclat  de  rire  nerveux  :  —  Qu'est-ce  que  c'est  que  ces  manières-là, 
mon  cher  Jacques?  me  dit -elle.  Je  ne  les  connais  pas,  mais  je  sens 
que  je  ne  les  aime  pas.  Yous  oubliez  qui  je  suis;...  mais  au  fait 
vous  ne  le  savez  pas,  et  je  vois  qu'il  est  temps  de  vous  le  dire. 

«  Je  ne  suis  pas  ce  que  vous  pensez,  une  fille  avide  de  liberté  et 
pressée  de  prendre  un  mari.  Je  ne  suis  pas  du  tout  décidée  au  ma- 
riage. Je  suis  pieuse,  dévote  si  vous  voulez,  et  la  vie  de  chasteté  a 
toujours  été  mon  idéal.  Je  n'ai  pas  été  malheureuse  au  couvent  par 
la  faute  des  autres.  C'est  la  règle  qui  était  mon  ennemie  et  mon 
bourreau.  11  me  faut  du  mouvement,  de  l'air,  du  bruit.  Mon  père 
était  un  cavalier  et  un  chasseur;  je  tiens  de  lui,  je  lui  ressemble, 
j'ai  ses  goûts,  la  claustration  me  tue,  j'ai  horreur  des  couvens  parce 


750  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

que  ce  sont  des  prisons  où  l'on  m'a  forcée  de  passer  ma  vie  ;  mais 
j'aime  les  religieuses  quand  elles  sont  bonnes,  parce  que  ce  sont 
des  femmes  pures  et  que  leur  renoncement  aux  douceurs  de  la  fa- 
mille me  paraît  œuvre  de  force  et  d'héroïsme.  Je  n'ai  donc  trompé 
personne  quand  j'ai  dit,  et  je  l'ai  dit  souvent,  que  j'aspirais  à  pro- 
noncer des  vœux.  Ma  belle-mère  a  compté  là-dessus;  aussi,  quand 
j'ai  refusé  de  m'engager  tout  à  fait  avant  ma  majorité,  a-t-elle  eu 
grand'peur  de  me  voir  disposer  de  ma  fortune  en  faveur  de  quel- 
que communauté,  et  s'est-elle  un  peu  fâchée  avec  la  supérieure 
des  dames  de  Glermont,  qui  ne  voulait  pas  me  trop  presser.  Moi, 
j'avais  mon  idée  que  je  n'ai  dite  à  personne  et  que  je  songe  encore 
à  réaliser.  Je  veux  ravoir  mes  biens,  et  peut-être  alors  fonderai-je 
une  compagnie  de  saintes  filles  que  j'établirai  à  Mves  pour  prendre 
soin  des  pauvres  et  des  malades  et  pour  élever  les  enfans.  Elles  ne 
seront  pas  cloîtrées,  et  nous  courrons  sans  cesse  la  campagne  pour 
porter  des  secours  et  faire  de  bonnes  œu\Tes.  De  cette  manière-là, 
il  me  semble  que  je  serai  parfaitement  heureuse.  J'appartiendrai  à 
Dieu,  et  j'aurai  pour  règle  unique  la  charité  sans  m'enfermer  vi- 
vante dans  une  tombe  où  le  cœur  risque  de  s'éteindre  avec  la  rai- 
son. Vous  voyez  donc  bien,  mon  bon  Jacques,  qu'il  ne  faut  pas  vous 
agenouiller  devant  moi  comme  devant  une  sainte,  car  je  ne  le  suis 
pas  encore,  ni  me  baisotter  les  mains  comme  à  une  belle  madame, 
car  je  ne  le  serai  jamais.  » 

0  Voilà  le  thème  de  M'^*"  de  Nives,  et,  si  vous  la  voyez,  vous  sau- 
rez qu'elle  ne  veut  pas  se  décider  encore  à  le  modifier.  Vous  me 
direz  que  c'était  à  moi,  grand  serin,  de  la  faire  changer  de  résolu- 
tion. Croyez  bien  que  j'y  ai  fait  tout  mon  possible,  mais  que  vou- 
lez-vous qu'on  persuade  à  une  femme  quand  on  n'a  que  la  parole  à 
son  service?  —  Pardon,  mon  oncle,  la  parole  est  une  belle  chose 
quand  on  s'en  sert  comme  vous;  moi,  j'ai  eu  beau  étudier  pour 
devenir  avocat,  je  parle  toujours  comme  au  village  et  je  ne  con- 
nais pas  les  subtilités  qui  persuadent.  Une  femme  est  un  être  na- 
turellement ergoteur  qu'on  ne  prend  pas  par  les  oreilles  et  qui  ne 
cède  qu'à  un  certain  magnétisme  quand  elle  ne  se  tient  pas  trop 
loin  du  fluide  ;  mais  que  faire  avec  une  personne  qui  ne  souffre  pas 
la  moindre  familiarité,  et  qui  a  en  elle  un  tel  esprit  de  révolte  et 
de  lutte  qu'il  faudrait  devenir  une  brute,  un  sauvage  pour  l'appri- 
voiser ? 

«  J'ai  dû  me  soumettre  absolument  et  devenir  un  Amadis  des 
Gaules  pour  être  souffert  à  ses  côtés.  Le  pire  de  l'affaire,  c'est  qu'à 
ce  jeu -là  je  suis  devenu  amoureux  comme  un  écolier,  et  que  la 
peur  de  la  fâcher  a  fait  de  moi  un  soulfre-douleur  et  un  esclave. 

u  Avec  cela,  elle  est  pleine  de  contrastes  et  d'inconséquences.  On 


LA   TOUR   DE   PERCEMONT.  751 

l'a  élevée  dans  le  mysticisme,  on  s'est  bien  gardé  de  lui  apprendre 
à  raisonner.  Toutes  ses  pensées  étant  tournées  vers  le  ciel ,  elle 
joue  avec  les  choses  de  la  terre  comme  avec  des  riens  charmans 
qu'elle  laissera  traîner  dès  que  l'exaltation  religieuse  la  portera  ail- 
leurs. Elle  est  folle  de  la  danse,  de  la  toilette  et  du  plaisir.  A  Paris, 
dès  le  premier  soir,  elle  voulut  aller  au  spectacle  voir  des  décors, 
des  ballets,  l'opéra,  la  féerie.  Point  de  pièces  littéraires,  point  de 
drames  de  passion,  encore  moins  de  gravelures.  Elle  n'y  compre- 
nait goutte,  elle  y  bâillait;  mais  les  palais  enchantés,  les  grottes  de 
sirènes,  les  feux  de  bengale,  c'était  de  la  joie,  du  délire.  Je  louais 
une  baignoire  bien  sombre,  je  m'engouffrais  là  dedans  avec  une 
perle  de  beauté,  mise  à  ravir,  et  les  ouvreuses,  qui  seules  voyaient 
sa  charmante  figure  dégagée  de  ses  voiles  épais,  souriaient  à  mon 
bonheur,  tandis  que  moi  je  jouais  le  rôle  d'un  grand  cuistre  con- 
damné à  expliquer  les  ficelles  et  les  machines  à  une  enfant  de  sept 
ans!  Vous  riez,  mon  oncle,  n'est-ce  pas?  » 

—  Mais  oui,  je  ris,  je  trouve  que  c'est  la  punition  bien  méritée  d'un 
don  Juan  du  quartier  latin  qui  se  mêle  d'enlever  une  novice  sans  se 
douter  de  quelle  espèce  d'oiseau  il  se  charge;  mais  allons  au  fait, 
a-t-elle  consulté  à  Paris? 

—  Parfaitement!  elle  a,  au  nombre  de  ses  bizarreries,  l'intelli- 
gence surprenante  des  affaires  et  la  mémoire  facile  des  termes  de 
droit  qui  s'y  rattachent.  Elle  a  consulté  maître  Allou  et  sait  main- 
tenant sa  position  sur  le  bout  de  son  doigt. 

—  Fort  bien  ;  mais  lui  a-t-elle  dit  qu'en  se  faisant  enlever  par 
un  gros  paladin  fort  connu  au  pays  pour  ses  bonnes  fortunes,  elle 
a  donné  des  armes  contre  elle  à  une  belle-mère  qui  est  encore  sa 
tutrice,  et  qui  peut  la  réclamer  et  la  réintégrer  de  force  au  cou- 
vent, ne  fût-ce  que  pour  huit  jours,  avec  toutes  les  fanfares  d'un 
grand  scandale? 

—  Je  ne  crois  pas  qu'elle  l'ait  dit  à  son  avocat,  mais  je  pense 
qu'elle  l'a  dit  à  son  confesseur,  car  elle  a  été  prendre  une  consul- 
tation religieuse  auprès  d'un  abbé  très  habile  et  très  influent,  le- 
quel, en  apprenant  qu'elle  avait  plus  d'un  million  à  mettre  au 
service  de  sa  foi,  l'a  trouvée  au-dessus  de  tout  soupçon  et  à  l'abri 
de  tout  danger.  Seulement  il  lui  a  conseillé  de  se  séparer  de  moi 
au  plus  vite  et  de  se  tenir  cachée  jusqu'au  jour  de  sa  majorité.  Il 
ne  lui  a  pourtant  pas  interdit  de  me  garder  pour  frère  et  ami,  car 
Marie,  qui  ne  connaît  pas  mes  fredaines  passées,  m'a  probablement 
dépeint  à  lui  comme  un  agneau  sans  tache  capable  de  l'aider  dans 
sa  sainte  entreprise.  Bref,  toutes  ces  démarches  terminées,  elle  est 
remontée  avec  moi  en  chemin  de  fer,  et  après  huit  jours  passés  en 
tête-à-tête  à  Paris  avec  votre  serviteur  elle  est  entrée  à  Vignolette 


752  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

par  une  belle  nuit  d'été,  aussi  pure  et  aussi  tranquille  qu'en  sortant 
de  son  couvent. 

—  C'est  donc  toi  qui  l'as  conduite  chez  ta  sœur  ?  Je  croyais  qu'elle 
y  avait  été  avec  sa  nourrice. 

—  Ah  !  c'est  que  j'oubliais  de  vous  le  dire  :  comme  nous  descen- 
dions de  wagon  pour  dîner  à  Montluçon,  la  Gharliette  s'est  trouvée 
face  à  face  avec  nous.  Elle  allait  à  Paris  pour  tâcher  de  nous  retrou- 
ver, et  n'espérait  pas  nous  rejoindre  si  tôt.  Docile  à  mes  conseils, 
Marie  lui  fit  bon  accueil.  —  Tu  as  donc  eu  peur  au  dernier  mo- 
ment? lui  dit- elle.  Au  fait,  tout  est  mieux  ainsi,  tu  n'es  pas 
compromise,  et  tu  peux  me  servir  plus  utilement  que  si  tu  m'avais 
suivie  à  Paris.  Tu  vas  me  conduire  chez  M"^  Ormonde,  et  tu  res- 
teras à  Riom  pour  me  renseigner  sur  les  démarches  de  ma  belle- 
mère. 

—  La  Gharliette  l'a  donc  accompagnée  à  Yignolette  et  a  été  re- 
joindre son  mari  à  Riom,  où  je  l'ai  rencontrée  depuis.  Nous  avons  eu 
une  explication  vive  tous  les  deux.  Naturellement  elle  est  furieuse 
contre  moi,  qui  ai  si  bien  réussi  à  déjouer  ses  plans.  Elle  croyait 
d'abord  que  j'avais  acquis  sur  M"^  de  Nives  des  droits  au  mariage. 
Quand  elle  a  su  qu'il  n'en  était  rien,  elle  a  relevé  la  tête  et  m'a  mis 
encore  le  marché  à  la  main,  prétendant  que,  selon  ses  prévisions, 
son  mari  chassé  du  couvent  avait  perdu  sa  position  et  rencontrait 
beaucoup  d'obstacles  pour  reprendre  celle  qu'il  avait  précédemment 
occupée  à  Riom.  Elle  me  menaçait,  à  mots  couverts,  de  tout  révéler 
à  la  belle-mère.  J'ai  dû.  financer  d'autant  plus  que  je  crois  l'honnête 
et  pieux  mari  parfaitement  d'accord  avec  la  femme  pour  exploiter  la 
situation  sans  avoir  l'air  d'en  connaître  le  fond.  Pourtant  j'en  ai  été 
quitte  à  meilleur  marché  que  le  billet  de  vingt-cinq  mille,  et  je  me 
promettais,  aussitôt  la  majorité  atteinte,  d'envoyer  promener  la 
nourrice.  Malheureusement,  et  contre  le  gré  de  ma  sœur,  qui  ne 
l'aime  pas  et  s'en  méfie,  elle  a  revu  très  souvent  Marie  depuis  qu'elle 
est  à  Yignolette.  Elle  a  gardé  fidèlement  ses  secrets,  mais  elle  n'a  pas 
manqué  de  me  desservir  auprès  d'elle,  et  je  suis  certain  qu'elle  lui  a 
suggéré  de  chercher  un  autre  mari.  De  qui  a-t-elle  fait  choix  pour 
me  supplanter,  et  sur  qui  fonde-t-elle  son  nouvel  espoir  de  fortune? 
Je  ne  sais  qu'une  chose  :  c'est  que  ce  soir  Henri  a  abordé  M"''  de 
Nives  comme  une  personne  qui  lui  aurait  donné  rendez-vous,  qu'ils 
se  sont  parlé  bas  avec  beaucoup  de  feu  pendant  les  repos  de  la 
bourrée,  et  qu'ensuite  il  a  disparu  avec  elle.  Moi  qui  croyais  avoir 
si  bien  manœuvré  en  éteignant  le  fanal,  j'ai  eu  là  une  belle  idée!  Ils 
en  ont  profité  pour  se  sauver  ensemble  ! 

—  Où  veux-tu  qu'ils  se  soient  sauvés?  Si  c'est  à  Yignolette,  je  suis 
bien  certain  qu'Henri  ne  se  permettra  pas  d'en  franchir  le  seuil. 


LA   TOUR   DE    PERCEMONT.  75 S 

—  C'est  pourquoi  je  ne  pense  pas  qu'ils  y  soient  allés.  Qui  sait  si 
Marie  n'aura  pas  eu  l'idée  de  rentrer  au  couvent  pour  passer  régu- 
lièrement les  derniers  jours  de  sa  minorité? 

—  En  ce  cas-là,  Henri  lui  aurait  donné  de  meilleurs  conseils  que 
les  tiens. 

—  Et  sa  position  serait  meilleure  auprès  d'elle,  reprit  Jacques 
avec  un  soupir. 

—  Tais- toi,  lui  dis-je.  Quelqu'un  nous  appelle...  et  c'est  la  voix 
d'Henri. 

Il  nous  eut  bientôt  rejoints.  —  J'étais  inquiet  de  toi,  cher  père, 
me  dit-il.  Tous  nos  parens  sont  partis,  regrettant  de  ne  pas  te  dire 
adieu.  Ma  mère  t'attend  encore  chez  Rosier. 

—  Et  toi,  lui  dis-je,  où  as-tu  donc  été  depuis  deux  heures  que  je 
te  cherche  ? 

—  Vous  me  cherchiez?  Pas  dans  ce  bois  mystérieux,  où  vous  êtes 
avec  Jacques  depuis  une  heure  au  moins  ? 

—  Enfin  d'où  viens-tu? 

—  De  chez  nous.  J'étais  rentré  un  peu  fatigué  et  ennuyé  de  ce 
bal  à  la  poussière;  mais,  ne  vous  voyant  pas  revenir,  je  me  suis 
dit  que  vous  aviez  peut-être  besoin  de  moi,  et  je  suis  retourné  à  la 
fête,  qui  est  finie  et  où  ma  mère  s'impatiente. 

Nous  quittâmes  Jacques  un  peu  rassuré,  et  nous  allâmes  délivrer 
M'"^  Ghantebel,  qui,  m'accusant  de  m'être  laissé  attarder  par  un 
client,  maugréait  pour  la  cent  millième  fois  contre  les  plaideurs  et 
les  avocats. 

Henri  avait-il  une  confidence,  une  ouverture  quelconque  à  me 
faire?  Pour  lui  en  fournir  l'occasion  dès  que  nous  fûmes  rentrés,  je 
passai  avec  lui  dans  sa-chambre  pour  fumer  un  cigare  avant  d'aller 
me  mettre  au  lit.  —  Tu  sais,  lui  dis-je  en  causant  avec  lui  des  in- 
cidens  de  la  journée,  que  Miette  est  venue  tantôt  m'apporter  son 
bouquet? 

—  Je  le  sais,  répondit-il,  je  regrette  de  ne  l'avoir  pas  vue. 

—  Qui  t'a  dit  qu'elle  était  venue? 

—  Un  domestique,  je  ne  sais  plus  lequel. 

—  Elle  était  ce  soir  à  la  fête.  Tu  n'es  pas  venu  de  notre  côté, 
nous  t'avons  vu  de  chez  Rosier  dansant  avec  une  très  jolie  villa- 
geoise. 

—  Oui,  j'ai  dansé  une  bourrée,  croyant  que  cela  m'amuserait 
comme  autrefois. 

—  Et  cela  t'a  ennuyé? 

—  Si  j'avais  su  que  Miette  fût  là... 

—  Tu  l'aurais  invitée,  je  suppose? 

—  Certainement;  est-ce  qu'elle  m'a  vu  danser,  elle? 

TOMB  XII.  —  1875.  48 


754  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Je  ne  sais  pas.  Je  regardais  ta  danseuse...  Sais-tu  qu'elle  est 
remarquable  ? 

—  Oui,  pour  une  paysanne  :  très  blanche  avec  de  petites  mains. 

—  Qui  est-elle  et  d'où  est-elle? 

—  Je  n'ai  pas  songé  à  le  lui  demander. 

En  répondant  ainsi,  Henri  jeta  son  cigare  dans  la  cheminée  comme 
pour  me  dire  :  Ne  serait-ce  pas  l'heure  d'aller  dormir? 

Je  le  quittai  sans  insister;  ou  il  était  sincère  et  ne  devait  pas  être 
initié  à  mes  doutes,  ou  il  voulait  se  taire  et  je  n'avais  pas  le  droit 
de  le  questionner.  Mon  fils  n'était  pas  aussi  facile  à  pénétrer  que 
son  cousin  Jacques.  Il  avait  autrement  de  force  dans  la  volonté  et 
de  portée  dans  le  caractère. 

Le  lendemain  et  le  jour  suivant,  je  fus  obligé,  pour  le  voir  un  peu, 
de  grimper  au  donjon,  où  il  s'était  installé  avec  deux  ouvriers  et  un 
domestique.  Épris  de  ce  lieu  romantique,  il  voulait  y  avoir  un  gîte 
dans  le  cas  où  le  mauvais  temps  l'y  surprendrait  dans  ses  prome- 
nades. 

—  Mais,  tu  es  bien  pressé  !  lui  dis-je  en  le  trouvant  occupé  à 
peindre  et  à  coller.  Il  était  convenu  que  je  te  ferais  arranger  une 
chambre  ou  deux  à  ton  gré,  et  tu  as  pris  trop  à  l'étroit  mes  idées 
d'économie. 

—  Point,  mon  père,  répondit-il;  je  sais  fort  bien  que  je  suis  un 
enfant  gâté  et  que  tu  n'aurais  rien  épargné;  mais,  en  examinant  le 
local,  j'ai  reconnu  qu'il  était  d'un  meilleur  air  dans  sa  vieille  rusti- 
cité que  tout  ce  que  nous  aurions  pu  y  mettre.  Voici  les  deux  pièces 
que  le  vieux  Goras  occupait,  la  chambre  à  coucher,  dont  j'ai  rem- 
placé le  lit  décrépit  par  ce  grand  sofa  de  cuir  de  Cordoue.  J'ai  visité 
les  tentures,  elles  n'étaient  salies  que  par  la  poussière.  J'ai  apporté 
un  tapis  pour  cacher  les  petits  carreaux  par  trop  ébréchés.  Les 
croisées  ferment  bien.  Ce  plafond  à  solives  noircies  par  la  fumée 
est  d'un  ton  excellent.  Bref,  il  ne  fallait  ici  que  beaucoup  de  ba- 
layage et  quelques  raccords  de  peinture  qui  seront  secs  ce  soir. 
Demain  je  pourrai  y  apporter  quelques  livres  et  une  bonne  vieille 
table,  et  j'y  serai  comme  un  prince. 

Le  lendemain  en  effet,  il  se  meubla  facilement  avec  le  surplus  de 
nos  antiquailles,  et  il  passa  l'après-midi  à  ranger  ses  livres  de  choix 
dans  les  armoires. 

Je  voulais  me  rendre  à  Vignolette  pour  savoir  si  ma  nièce  était 
un  peu  plus  tranquille,  lorsque  je  reçus  d'elle  le  billet  suivant  : 

«  Ne  vous  inquiétez  pas  de  moi,  mon  bon  et  cher  oncle,  il  n'y  a 
pas  eu  de  discussion  au  logis.  J'y  ai  trouvé  ma  compagne,  qui  était 
rentrée  avec  sa  nourrice  et  qui  ne  m'a  pas  dit  un  mot  de  son  équi- 
pée. J'ai  cru  devoir  l'ignorer  absolument  et  ne  pas  m'opposer  à  ses 


LA   TOUR    DE    PERCEMONT.  755 

promenades  du  soir  avec  cette  femme,  qui  vient  maintenant  tous 
les  jours,  et  qui  paraît  avoir  pris  sur  elle  beaucoup  plus  d'influence 
que  je  n'en  ai.  Je  ne  veux  pas  me  mêler  trop  de  leurs  petits  secrets; 
mon  devoir  se  borne  à  l'hospitalité.  Heureusement  le  temps  marche 
et  me  soustraira  bientôt  à  une  responsabilité  toujours  pénible  quand 
on  n'a  pas  l'autorité.  » 

Cette  missive  ne  me  tranquillisa  pas;  au  contraire  elle  me  tour- 
menta davantage,  et  je  me  mis  à  observer  Henri  à  la  dérobée  avec 
une  attention  scrupuleuse. 

Je  remarquai  le  soir  même  que,  comme  la  veille,  il  sortait  de 
table  au  café  et  s'en  allait,  avec  Ninie  sur  les  épaules,  faire  le  clie- 
val  dans  le  jardin.  C'étaient  des  cris,  des  rires,  puis  le  vacarme 
s'éloignait,  et  au  bout  d'une  demi -heure  la  petite  revenait  avec  sa 
bonne.  Henri  ne  reparaissait  qu'une  heure  plus  tard,  disant  qu'il 
venait  de  fumer  son  cigare  dehors  pour  ne  pas  incommoder  sa  mère. 

Le  troisième  jour  de  ce  manège,  je  voulus  en  avoir  le  cœur  net. 
C'était  possible  ce  jour-là;  M'"^  Chantebel  avait  deux  vieilles  amies 
qui  se  plongeaient  dans  les  cartes  avec  elle  aussitôt  le  repas  fini. 
Elle  ne  s'inquiétait  pas  de  la  petite  fille,  qui  paraissait  adorer  Henri, 
et  dont  Henri  paraissait  raffoler. 

Les  jours  diminuaient  rapidement  ;  j'attendis  la  demi-obscurité, 
augmentée  par  l'épaisseur  du  feuillage  encore  touffu,  pour  me  glis- 
ser dans  le  jardin,  et  de  là  dans  la  prairie  voisine,  celle  dont  le 
double  sentier  montait  d'un  côté  au  donjon,  de  l'autre  descendait 
vers  le  village. 

J'entendais  la  voix  de  l'enfant  sortir  d'un  massif  de  saules  qui 
ombrageait  une  source  à  la  lisière  du  pré,  juste  au  pied  du  roc  qui 
porte  le  donjon.  Je  me  dirigeai  de  ce  côté-là  en  rasant  les  buis- 
sons, et  bientôt  je  vis  sortir  du  massif  de  la  fontaine  Henri  portant 
INinie  dans  ses  bras.  H  prenait  par  le  plus  court,  c'est-à-dire  qu'au 
lieu  de  venir  à  moi  en  longeant  la  haie,  il  suivait  le  sentier  pour 
rentrer  dans  le  jardin.  Évidemment  il  reconduisait  l'enfant  à  la 
maison  pour  la  remettre  à  sa  bonne;  mais  il  allait  revenir.  Je  me 
tins  sur  mes  gardes,  et  je  vis  deux  femmes  sortir  de  la  saulaie, 
prendre  le  sentier  du  donjon  et  se  perdre  dans  le  feuillage  des  vignes 
qui  tapissent  le  flanc  du  monticule.  J'attendis  encore,  immobile 
dans  mon  fourré,  mais  je  ne  vis  pas  revenir  mon  fils  comme  je  m'y 
attendais.  En  réfléchissant,  je  me  dis  que,  s'il  se  rendait  au  donjon, 
il  prenait  un  chemin  encore  plus  direct  :  il  traversait  la  pépinière 
et  montait  à  pic  par  le  rocher. 

J'écoutai  sonner  l'horloge  au  clocher  du  village.  Il  n'était  que 
huit  heures,  Henri  ne  reparaissait  au  salon  qu'à  neuf.  Il  était  donc 
déjà  rendu  à  la  tour.  C'était  à  moi  d'y  aller  à  travers  les  vignes, 


756  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

puisque  les  deux  femmes  avaient  de  l'avance  sur  moi.  Je  n'hésitai 
pas,  et,  bien  que  par  là  la  montée  fût  encore  raide,  je  me  trouvai 
au  pied  de  la  tour  en  moins  de  dix  minutes.  Il  faisait  tout  à  fait 
nuit,  pas  de  lune,  un  temps  couvert,  mais  silencieux  et  calme.  Je 
n'avais  pas  grande  précaution  à  prendre  pour  me  cacher,  même  en 
me  tenant  près  de  l'entrée,  et  c'est  par  le  sens  auditif  que  je  pou- 
vais me  renseigner.  Ce  ne  fut  ni  long  ni  difficile.  Henri  et  une  des 
femmes  se  tenaient  debout  à  trois  pas  de  moi,  l'autre  femme  faisait 
le  guet  à  quelque  distance. 

—  A  présent,  disait  Henri,  êtes-vous  décidée? 

—  Décidée  absolument. 

—  Eh  bien  !  ne  revenez  pas  demain,  c'est  inutile, 

—  Oh  si,  encore  demain  !  Laissez-moi  revenir  ! 

—  C'est  fort  imprudent,  je  vous  en  avertis. 

—  Je  ne  connais  pas  la  prudence,  moi,  ne  le  savez- vous  pas? 

—  Je  m'en  aperçois  de  reste  ! 

—  Je  suis  au-dessus  de  tous  les  propos,  j'ai  un  but  plus  élevé 
que  de  veiller  à  cette  chimère  qu'on  appelle  en  langage  humain  la 
réputation.  Je  n'ai  de  comptes  à  rendre  qu'à  Dieu,  et  pourvu  qu'il 
soit  content  de  moi,  je  me  ris  de  tout  le  reste. 

—  Mais  vous  voulez  réussir,  et  il  ne  faut  pas  vous  créer  d'inu- 
tiles obstacles.  Si  on  découvre  votre  secret,  on  fera  disparaître 
l'objet  de  votre  sollicitude. 

—  Gomment  le  découvrira- t-on,  mon  secret,  si  vous  ne  me  tra- 
hissez pas? 

—  Je  ne  vous  trahirai  pas,  j'ai  juré;  mais  l'enfant  parlera. 

—  Que  pourra-t-elle  dire?  Elle  a  vu  une  paysanne  qui  l'a  em- 
brassée et  caressée,  voilà  tout  !  Mon  ami ,  laissez-moi  revenir  de- 
main! 

—  Demain  il  pleuvra  à  verse,  le  ciel  est  pris  de  partout. 

—  S'il  pleut,  n'amenez  pas  ma  Ninie;  je  viendrai  quand  même 
ici  pour  avoir  de  ses  nouvelles. 

—  Eh  bien!  à  une  condition,  ce  sera  la  dernière  fois,  et  vous  me 
laisserez  après,  tout  de  suite  après,  confier  tout  à  mon  père. 

—  Soit!  Adieu  et  à  demain!  0  mon  cher  ami,  que  Dieu  soit  avec 
vous  et  vous  bénisse  comme  je  vous  bénis  !  Adieu  ! 

Elle  appela  sa  compagne  par  un  léger  sifflement,  et  toutes  deux 
prirent  à  travers  le  bois  de  pins.  Henri  les  suivit  jusqu'à  la  lisière, 
autant  que  j'en  pus  juger  par  le  bruit  discret  de  leurs  pas  sur  les 
graviers  et  sur  les  branches  mortes. 

George  Sand. 
{La  troisième  partie  au  prochain  numéro.) 


UN 


GRAND  HOMME  DE  PROVINCE 


LE    PRESIDENT   DE  BROSSES. 

ie  Président  de  Brosses,  sa  vie  et  ses  ouvrages,  par  M.  Henri  Mamet,  1875. 


L'attention  vient  d'être  fort  à  propos  ramenée  sur  l'un  des  esprits 
les  plus  curieux  du  xviii^  siècle,  le  président  de  Brosses.  Un  jeune 
professeur,  M.  Mamet,  a  eu  la  pensée  de  résumer  dans  un  écrit 
agréable  ce  que  d'autres  critiques,  surtout  M.  Foisset  (1),  nous 
avaient  appris  de  sa  vie;  il  y  a  joint  une  étude  assez  complète  de 
ses  ouvrages,  où  ses  travaux  sur  la  linguistique,  la  géographie, 
l'histoire,  sont  analysés,  éclaircis  et  jugés.  Par  malheur,  à  toutes 
ces  analyses  il  manque  une  conclusion.  M.  Mamet  ne  nous  dit  pas 
assez  nettement  ce  qu'il  faut  penser  du  talent  de  De  Brosses  et  la 
place  qu'il  mérite  parmi  les  écrivains  de  son  temps.  Il  a  semblé 
surtout  reculer  devant  certaines  questions  qui  se  posent  inévitable- 
ment quand  on  le  lit,  et  qui  nous  intéressent  bien  plus  aujourd'hui 
que  la  plupart  de  ses  livres,  passés  de  mode. 

Je  n'en  veux  indiquer  qu'une.  —  Depuis  longtemps,  il  est  con- 
venu chez  nous  que  les  maux  dont  nous  souffrons  viennent  des  excès 
de  notre  centralisation.  C'est  un  lieu-commun  de  la  maudire,  et  à 
chacune  des  réactions  qui  suivent  nos  révolutions  périodiques,  le 

(1)  L'ouvrage  de  M.  Th.  Foisset,  le  Président  de  Drosses,  histoire  des  lettres  et  des 
parlemens  au  dix-huitième  siècle,  a  été  composé  sur  des  papiers  de  famille  et  publié 
par  l'académie  de  Dijon. 


758  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

premier  souci  de  tout  le  monde  est  de  trouver  un  moyen  de  rendre 
quelque  indépendance  politique  aux  provinces.  Jusqu'ici  ces  tenta- 
tives n'ont  guère  eu  de  résultat,  mais  on  ne  se  lasse  pas  de  les  en- 
•treprendre,  et  l'on  en  espère  toujours  les  meilleurs  effets.  Quelques 
personnes  même  vont  plus  loin  :  elles  voudraient  détruire  aussi  ce 
qu'on  appelle  la  centralisation  littéraire,  c'est-à-dire  cet  attrait  in- 
vincible que  Paris  exerce  sur  tous  ceux  qui  tiennent  une  plume  et 
cette  habitude  qu'il  a  prise  d'imposer  ses  admirations  à  toute  la 
France.  On  se  révolte  contre  le  préjugé  qui  fait  supposer  qu'on  ne 
peut  pas  écrire  de  bons  livres  en  province;  on  prétend  que  la  plu- 
part des  écrivains  de  talent  qui  s'empressent  de  quitter  leur  petite 
ville  pour  aller  se  faire  connaître  à  Paris  auraient  eu  plus  de  talent 
encore,  s'ils  étaient  restés  chez  eux.  En  y  demeurant,  ils  auraient 
mieux  conservé  leur  caractère  propre  et  celui  de  leur  pays,  tandis 
qu'à  Paris  ils  prennent  l'air  de  tout  le  monde.  On  en  conclut  que 
cette  suprématie  ou  plutôt  ce  despotisme  qu'une  ville  s'arroge  sur 
les  autres  a  fait  grand  tort  à  l'esprit  français,  et  que  sans  lui  notre 
littérature  aurait  été  plus  riche,  plus  variée,  plus  originale,  plus  vi- 
vante. Cette  opinion  a  été  plus  d'une  fois  soutenue  de  nos  jours; 
l'exemple  du  président  de  Brosses  peut  nous  aider  à  savoir  ce 
qu'elle  a  de  vrai. 

I. 

Personne  assurément  ne  paraissait  mieux  fait  que  lui  pour  mettre 
dans  ses  ouvrages  cet  accent  personnel  et  ce  tour  local  qu'on  re- 
gi^ette  de  ne  pas  trouver  plus  souvent  chez  nos  grands  écrivains. 
S'il  est  vrai,  comme  le  prétendent  certains  critiques,  que  toutes  nos 
qualités  nous  viennent  de  la  race  et  du  sol.  De  Brosses  devait  être 
de  ceux  à  qui  leur  naissance  prépare  un  génie  vigoureux  et  origi- 
nal. Il  était  d'une  maison  ancienne  et  connue,  et  comptait  parmi 
ses  aïeux  de  vaillans  soldats  qui  avaient  ser\d  avec  honneur  pen- 
dant les  guerres  d'Italie  sous  Charles  YIII  et  François  I".  Sa  fa- 
mille sortait  du  pays  de  Gex,  c'est-à-dire  de  l'extrême  frontière  de 
la  France.  On  a  remarqué  que  ces  contrées  reculées  nourrissent 
d'ordinaire  chez  ceux  qui  les  habitent  une  certaine  liberté  de  senti- 
mens  par  le  voisinage  et  le  contact  de  mœurs  et  d'opinions  diffé- 
rentes; elles  leur  donnent  de  plus  une  grande  indépendance  d'ac- 
tion en  leur  offrant  la  facilité  de  passer  au  moindre  danger  dans  un 
pays  où  l'on  ne  peut  pas  les  poursuivre.  Les  De  Brosses,  qui  étaient 
d'humeur  hardie  et  changeante,  usèrent  souvent  de  ces  facilités 
par  intérêt  ou  par  caprice.  Ils  servirent  tour  à  tour  le  roi  de  France 
et  le  duc  de  Savoie;  ils  quittèrent,  suivant  l'occasion,  leur  château 
à  Tourney  pour  Chambéry  ou  pour  Genève.  De  catholiques  zélés, 


UN   GRAND    HOMME    DE    PROVINCE.  759 

ils  devinrent  protestans  fougueux,  pour  revenir  un  peu  plus  tard  à 
la  foi  de  leurs  pères.  Sous  Louis  XHI,  ils  abandonnèrent  les  armes 
pour  la  robe,  et,  comme  ils  ne  faisaient  rien  à  demi,  ils  se  jetèrent 
dans  l'étude  de  la  jurisprudence  avec  une  ardeur  qui  leur  donna 
d'abord  une  grande  renommée.  Entrés  de  bonne  heure  au  parle- 
ment de  Bourgogne ,  ils  surent  y  conserver  une  attitude  fière  au 
moment  GÙ  tout  ployait  devant  la  royauté.  On  les  tenait  pour  des 
sujets  fidèles,  m^s  en  mêaie  temps  a  pour  de  courageux  ennemis 
du  gouvernement  arbitraire,  inaccessibles  à  la  crainte  que  donne  la 
peur  et  aux  espérances  que  la  faveur  pouvait  faire  naître.  »  En  ap- 
prenant le  décès  de  Pierre  de  Brosses,  en  170/i,  l'intendant  de  Bour- 
gogne s'écria  :  «  Il  est  mort  aujourd'hui  un  grand  républicain.  » 
Les  républicains  n'étaient  pas  communs  dans  les  parlemens  de 
Louis  XIV. 

En  prenant  place  au  parlement  de  Bourgogne,  les  De  Brosses 
étaient  venus  habiter  Dijon.  Cette  ville  est,  on  le  sait,  une  de  celles 
qui  se  sont  le  plus  longtemps  défendues  de  subir  l'ascendant  de  Pa- 
ris. C'est  là  que  l'esprit  provincial  a  le  mieux  résisté.  Elle  fut  pendant 
trois  siècles  une  sorte  de  capitale  qui  avait  ses  intérêts  distincts  et 
sa  vie  propre.  Encore  aujourd'hui,  quand  on  la  visite,  on  est  frappé 
de  lui  trouver  un  aspect  original,  un  air  de  dignité  et  de  noblesse 
qui  sent  sa  souveraine  dépossédée.  Elle  le  doit  peut-être  moins  aux 
beaux  monumens  que  lui  ont  laissés  le  moyen  âge  et  la  renais- 
sance (1)  qu'à  ces  grands  hôtels  du  xvii*^  et  du  xv!!!*"  siècle  qui  y  sont 
si  nombreux.  L'architecture  en  est  souvent  assez  ordinaire,  ils  n'ont 
rien  qui  excite  une  vive  admiration,  mais  ils  satisfont  les  yeux  par 
leurs  proportions  heureuses,  ils  nous  donnent  l'idée  d'une  vie  à 
la  fois  large  et  réglée,  d'un  luxe  raisonnable,  d'une  magnificence 
sans  forfanterie,  et  ils  ont  souvent  grand  air  dans  leur  simplicité. 
Ils  nous  rendent  surtout  le  service  de  nous  conserver  le  souvenir 
d'une  société  disparue.  C'est  là  que  résidait  cette  noblesse  parle- 
mentaire qui  jouissait  d'une  réputation  méritée  dans  tout  le  royaume, 
qui  a  fourni  plus  d'une  fois  des  premiers  présidens  aux  autres  cours 
souveraines,  qui  a  donné  à  l'état  des  ambassadeurs  et  des  ministres; 
c'est  là  qu'ont  vécu  les  Brulart,  les  Legoux,  les  Berbisey,  les  Bou- 
hier,  tous  ces  magistrats  grands  seigneurs,  dévoués  au  roi,  mais 
fort  attachés  à  leurs  privilèges,  fiers  de  leur  passé,  fidèles  à  leurs 
traditions.  Ces  nobles  maisons  qu'ils  ont  bâties  et  où  ils  ont  laissé 
comme  une  empreinte  de  leurs  goûts  nous  les  remettent  aisément 
devant  les  yeux  ;  plaçons-y  par  l'imagination  ces  conseillers  et  ces 
présidens,  qui  étaient  en  même  temps  des  gens  d'esprit,  qui  se  dé- 

(1)  Ai-je  besoin  de  rappeler  les  études  si  intéressantes  que  M.  Montcgut  a  consa- 
crée3  dans  la  Revue  aux  monumens  de  Dijon? 


760  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

lassaient  de  leurs  graves  fonction ■=;  oar  des  œuvres  légères,  et  fai- 
saient souvent  de  petits  vers  au  S'irtir  de  l'audience,  ces  abbés 
mondains  et  lettrés  qui  se  glissaieii  partout,  ces  femmes  élégantes 
que  n'effarouchait  pas  un  propos  h.'i.rdi,  et  nous  aurons  l'idée  d'une 
société  agréable  et  vivante,  fort  '  ioignée  de  cette  monotonie  en- 
nuyeuse qu'on  reproche  aujourd'i.ai  à  la  province,  et  qui  pouvait 
plaire  même  à  des  esprits  difficiles,  accoutumés  au  séjour  cîes  plus 
grandes  capitales.  On  raconte  que,  vers  J'époqu'»  dp  la  régence,  un 
grand  seigneur  anglais,  le  duc  de  Kingston,  qui  n'était  venu  à  Dijon 
que  pour  y  passer  quelques  jours,  y  resta  plusieurs  mois,  et  qu'en 
quittant  cette  aimable  ville  où  il  avait  trouvé  tant  de  gens  agréables, 
il  voulut  emmener  avec  lui  l'un  de  ceux  dont  la  conversation  l'avait 
le  plus  charmé  :  il  détermina  à  le  suivre  le  jeune  fils  d'un  conseil- 
ler aux  enquêtes,  qui  s'appelait  alors  Louis  Leclerc,  et  qui  devait 
plus  tard  illustrer  le  nom  de  Buffon. 

Tel  est  le  milieu  dans  lequel  De  Brosses  a  passé  sa  vie.  Paris 
l'attirait  peu  ;  les  devoirs  de  sa  charge  et  les  intérêts  de  sa  fortune 
l'y  appelaient  quelquefois  ;  il  y  était  bien  accueilli  et  avait  su  s'y 
faire  de  nobles  liaisons  et  des  amitiés  distinguées.  Cependant  il  re- 
venait toujours  volontiers  à  Dijon.  Il  n'était  pas  de  ceux  qui  se  re- 
gardent comme  en  exil  quand  il  leur  faut  rester  chez  eux  ;  au  con- 
traire c'est  chez  lui,  parmi  ses  amis  et  ses  collègues,  dans  la 
maison  de  sa  famille,  qu'il  aimait  à  vivre.  Voilà  donc  un  homme 
d'esprit  qui  est  resté  fidèle  à  sa  province ,  qui  doit  avoir  fort  peu 
subi  l'inQuence  de  Paris,  qu'on  accuse  de  nous  avoir  été  si  funeste; 
cherchons  s'il  a  conservé  cette  originalité  d'allures  et  ce  goût  de 
terroir  dont  on  regrette  la  perte.  S'il  s'agissait  déjuger  seulement 
l'homme  et  le  magistrat,  nous  serions  bien  forcés  de  reconnaître  que 
c'était  un  caractère  résolu  et  une  figure  énergique.  Il  défendit  cou- 
rageusement les  droits  de  sa  compagnie,  et  quand  il  crut  avoir  rai- 
son, les  menaces  ni  l'exil  ne  purent  le  dompter.  Il  avait  la  repartie 
vive  et  se  piquait  de  dire  aux  ministres  et  même  au  roi  «  la  vérité 
sans  tortillage.  »  Il  ne  montra  pas  moins  de  fermeté  dans  sa  lutte 
avec  un  souverain  plus  absolu  encore  que  Louis  XV,  et  auquel  les 
contemporains  ne  résistaient  pas.  Brouillé  avec  Voltaire,  qui  ne  vou- 
lait pas  lui  payer  «  quatorze  moules  de  bois,  »  qu'il  lui  devait  (1), 

(1)  Il  faut  lire  dans  M.  Foisset  toute  l'histoire  de  ce  débat.  Voltaire,  que  l'avarice 
poignardait  (le  mot  est  de  M'"*  Denis),  voulait  que  le  président  de  Brosses,  en  lui  cé- 
dant Tourney,  lui  fît  cadeau  pour  se  chauffer  d'une  coupe  de  bois  qui  était  déjà  ven- 
due; le  président  refusa.  «  Je  ne  pense  pas,  lui  écrivit-il,  qu'on  ait  jamais  fait  à  per- 
sonne un  présent  de  quatorze  moules  de  bois,  si  ce  n'est  ;\  un  couvent  de  capucins.  » 
La  querelle  s'envenima  si  bien  que  Voltaire  parlait  non-seulement  de  rendre  De  Brosses 
ridicule,  mais  de  le  déshonorer.  C'est  ce  qui  n'était  pas  aisé,  et  il  n'y  réussit  guère; 
mais,  quand  le  président  voulut  être  de  l'Académie  française,  Voltaire  eut  recours  à 
toute  sorte  d'intrigues  et  de  calomnies  pour  le  faire  échouer.  Il  alla  jusqu'à  écrire 


UN    GUAND   HOMME    DE    PROVINCE.  761 

il  osa  lui  tenir  tête.  A  ses  attaques  ouvertes,  à  ses  insinuations  per- 
fides, il  répondit  par  une  lettre  dans  laquelle  on  lisait  des  phrases 
comme  celles-ci  :  «  souvenez -vous,  monsieur,   des  avis  prudens 
que  je  vous  ai  donnés  en  conversation,  lorsqu'en  me  racontant  les 
traverses  de  votre  vie  vous  ajoutâtes  que  vous  étiez  d'un  caractère 
naturellement  insolent.  Je  vous  ai  donné  mon  amitié  ;  une  preuve 
que  je  ne  vous  l'ai  pas  retirée,  c'est  l'avertissement  que  je  vous 
donne  encore  de  ne  jamais  écrire  dans  vos  momens  d'aliénation 
d'esprit,  pour  n'avoir  pas  à  rougir  dans  votre  bon  sens  de  ce  que 
vous  avez  fait  pendant  le  délire...  En  vérité,  je  gémis  pour  l'huma- 
nité de  voir  un  si  grand  génie  avoir  un  cœur  si  petit,  sans  cesse 
tiraillé  par  des  misères  de  jalousie  ou  de  lésine...  Tenez-vous  pour 
dit  de  ne  m'écrire  plus  sur  cette  matière,  ni  surtout  de  ce  ton.  » 
Voltaire,  à  qui  les  souverains  parlaient  respectueusement,  n'était 
point  accoutumé  à  s'entendre  ainsi  traiter  :  aussi  nous  dit-on  qu'il 
pleura  de  rage  en  recevant  cette  fière  réponse.  Elle  nous  montre 
ce  qu'était  De  Brosses  quand  on  l'avait  blessé,  et  il  me  semble  qu'on 
y  reconnaît  le  descendant  des  grands  baillis  d'épée  du  pays  de  Gex; 
mais  je  n'ai  pas  à  m'occuper  ici  de  son  caractère  ou  de  sa  conduite 
publique  :  c'est  le  littérateur  et  non  l'homme  qu'il  s'agit  d'apprécier. 
Quelle  influence  ce  séjour  de  la  province  a-t-il  exercée  sur  son  ta- 
lent? Ses  écrits  sont-ils  vraiment  plus  originaux  de  pensée  ou  de 
style  que  s'il  les  eût  composés  à  Paris?  Yoilà  toute  la  question,  et  il 
suffit  de  jeter  les  yeux  sur  ses  principaux  ouvrages  pour  la  résoudre. 
Quand  on  parle  des  ouvrages  de  De  Brosses,  il  en  est  un  qu'il 
faut  toujours  mettre  à  part  :  ce  sont  les  charmantes  lettres  qu'il  écri- 
vit pendant  son  voyage  d'Italie.  Depuis  cinquante  ans,  on  a  beau- 
coup visité  Naples,  Venise  et  Rome,  et  ceux  qui  les  ont  admirées 
ont  rarement  résisté  au  plaisir  de  nous  le  dire,  mais  personne  ne 
l'a  si  bien  dit  que  De  Brosses,  et  aucune  relation  n'a^u  faire  oublier 
la  sienne.  Malgré  les  changemens  du  goût  public,  et,  quoiqu'il  y  ait 
aussi  une  mode  pour  les  admirations,  son  livre,  qui  date  de  plus 
d'un  siècle,  n'a  pas  vieilli  d'un  jour  ;  c'est  encore  une  des  lectures 
les  plus  instructives  et  les  plus  agréables  qu'on  puisse  faire.  Il  porte 
tout  à  fait  le  cachet  du  temps  où  il  fut  écrit;  il  en  a  gardé  quel- 
ques défauts,  par  exemple  une  pointe  de  gaillardise,  cette  hardiesse 
de  propos  qui  étaient  à  la  mode  dans  le  meilleur  monde,  et  cette 
ironie  qui  veut  avoir  l'air  de  rire  de  tout.  11  en  a  aussi  les  qualités, 
surtout  cette  ouverture  d'esprit,  cette  ardeur  de  curiosité,  ce  besoin 
de  savoir,  cette  faculté  de  comprendre  et  d'admirer  qui  semble 
alors  vraiment  s'être  élargie.  De  Brosses  s'intéresse  à  tout:  dans  ce 

(i  qu'il  serait  forcé  de  renoncer  à  sa  place,  si  l'on  en  donnait  une  à  son  ennemi.  » 
C'est  ainsi  qu'il  fit  préférer  au  président  de  Brosses  des  littérateurs  obscurs  ou  des 
hommes  de  cour  dont  le  nom  est  aujourd'hui  tout  à  fait  ignoré. 


762  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pays  qu'il  visite  et  qui  ressemble  si  peu  au  sien,  tout  le  frappe  et 
l'attire.  11  n'y  a  guère  que  la  nature  qui  lui  paraisse  à  peu  près  in- 
différente; mais  Rousseau  n'en  avait  pas  encore  fait  sentir  toutes 
les  beautés.  Contrairement  aux  habitudes  des  voyageurs  de  notre 
temps,  De  Brosses  peint  rarement  des  paysages;  le  seul  site  qu'il 
ait  décrit  avec  plaisir,  c'est  celui  des  pays  qu'on  traverse  entre  Vi- 
cence  et  Pacloue.  11  est  ravi  de  voir  «  que  les  vignes  y  forment  des 
festons  chargés  de  feuilles  et  de  fruits ,  et  que  le  chemin  est  garni 
d'arbres  en  échiquier  ou  en  quinconce,  »  et  il  ajoute  cette  réflexion 
curieuse  :  «  il  n'y  a  point  de  décoration  d'opéra  plus  belle  ni  mieux 
ornée  qu'une  pareille  campagne.  »  Yoilà  comme  il  aime  la  nature. 
Quant  aux  beautés  sévères  des  Alpes,  il  n'en  a  pas  dit  un  mot  (1), 
et  la  grandeur  majestueuse  et  triste  de  la  campagne  romaine  ne  lui 
suggère  que  cette  pensée  :  a  il  fallait  que  Romulus  fût  ivre  quand 
il  songea  à  bâtir  une  ville  dans  un  terrain  aussi  laid.  »  En  re- 
vanche quel  vif  sentiment  des  beaux-arts  !  que  de  goût  pour  les  mo- 
numens  de  l'antiquité  et  les  chefs-d'œuvre  de  la  renaissance! 
comme  il  les  décrit  avec  intelligence,  comme  il  en  parle  avec  plai- 
sir! Il  comprend  bien  l'architecture,  surtout  celle  du  xv^  et  du 
xvi^  siècle.  La  peinture  l'enchante,  et  il  l'apprécie  d'ordinaire  en 
juge  éclairé.  On  lui  reproche  sans  doute  de  trop  estimer  l'école  bo- 
lonaise et  de  donner  aux  Garraches  une  place  trop  élevée,  mais,  il 
adore  Raphaël;  Michel-Ange  lui-même,  malgré  a  ses  furies  d'anato- 
mie,  »  a  séduit  son  goût  réservé.  11  avait  d'abord  des  préventions 
((  contre  ce  terrible  dessinateur,  cet  esprit  vaste  et  féroce,  »  mais 
quand  il  voit  la  chapelle  Sixtine,  il  est  vaincu.  «  Les  figures  de  cette 
frise,  dit-il,  leur  force  et  leur  raccourci  emportent  l'imagination 
hors  d'elle-même,  comme  le  sublime  du  grand  Corneille.  »  Il  est 
surtout  amateur  passionné  de  musique.  L'opéra  italien  le  ravit,  et  il 
a  d'avance  sa  place  marquée  au  coin  de  la  reine.  Il  veut  connaître 
tous  les  compositeurs  de  son  temps,  entendre  les  virtuoses  les  plus 
célèbres.  Il  dit  d'un  opéra-bouffe  de  Pergolèse,  auquel  il  vient  d'as- 
sister :  «  On  ne  meurt  pas  de  rire,  puisque  je  suis  encore  en  vie.  » 
Au  sortir  d'un  concert  chez  l'ambassadeur  de  France  à  Turin,  il 
écrit  à  ses  amis  :  «  Je  fus  régalé  d'un  excellent  concert,  bonnes 
chanteuses,  et  de  ces  airs,  de  ces  charmans  airs  italiens;  on  n'en 
veut  pas  d'autres  en  paradis!  Ajoutez  Lanzetti,  dont  vous  connais- 
sez tout  le  mérite  sur  le  violoncelle,  les  deux  Bezzuzzi,  l'un  haut- 
bois, l'autre  basson  ,  qui  eurent  ensemble  de  petites  conversations 
musicales  dont  il  fallait  pâmer  d'aise.  Je  ne  puis  vous  exprimer  les 

(1)  Le  président,  dans  une  de  ses  lettres,  décrit  le  site  de  Tourncj^  et  le  merveilleux 
panorama  qu'on  découvre  du  château.  Il  y  est  question  de  la  vue  du  Mont-Blanc,  «  qui 
n'est  pas  un  des  moindres  oraemcns  de  cette  magnifique  décoration.  »  L'éloge  sem- 
blerait aujourd'hui  bien  froid. 


UN   GRAND   HOMME   DE   PROVINCE.  763 

ravissemens  où  cela  jette.  Je  n'ai  rien  éprouvé  en  ma  vie  de  plus 
enchanteur;  cela  ne  se  peut  comparer  qu'à  la  Nuit  du  Gorrége.» 
Avec  ce  goût  ardent  pour  les  arts  et  ces  aptitudes  diverses,  l'Italie 
devait  l'enchanter.  Il  en  revint  pénétré  pour  elle  d'une  admiration 
très  vive,  mais  parfaitement  sincère,  où  il  n'entrait  ni  mode  ni  con- 
vention. Aujourd'hui  qu'elle  a  été  si  souvent  décrite,  on  la  connaît 
avant  de  l'avoir  vue.  On  subit,  sans  le  vouloir,  l'influence  de  ceux 
qui  l'ont  visitée  avant  nous.  Dans  l'enthousiasme  qu'on  ressent  pour 
elle,  il  y  a  toujours  une  part  de  souvenir  et  d'imitation.  Comme  au 
temps  de  De  Brosses  les  voyages  étaient  moins  fréquens,  il  a  pu  se 
livrer  davantage  à  ses  sentimens  personnels,  et  toute  son  émotion 
lui  appartient.  Il  ne  nous  dit  que  ce  qu'il  éprouve,  comme  il  l'é- 
prouve, et  ce  mérite  est  devenu  si  rare  chez  les  voyageurs  de  nos 
jours  qu'on  en  est  tout  à  fait  charmé. 

Une  autre  raison  du  plaisir  que  nous  cause  son  livre,  c'est  qu'il 
nous  a  dépeint  une  société  fort  étrange  et  qui  n'existe  plus.  L'Ita- 
lie, qu'il  a  si  bien  vue,  n'est  pas  celle  que  nos  aînés  ont  visitée 
et  que  nous  voyons  aujourd'hui;  il  l'a  saisie  à  un  moment  curieux 
et  piquant.  Vers  17/i0,  quand  il  l'a  parcourue,  elle  n'avait  plus  de 
grands  écrivains  ni  de  grands  artistes  ;  tous  les  arts ,  à  l'exception 
de  la  musique,  étaient  en  pleine  décadence ,  mais  elle  n'en  était 
guère  préoccupée.  Elle  se  reposait  dans  une  inaction  joyeuse  de  sa 
longue  fécondité,  de  cette  fièvre  de  travail  et  d'invention  qui  l'avait 
fatiguée  pendant  trois  siècles.  Le  souci  de  la  vie  politique  ne  s'était 
pas  encore  réveillé  chez  elle ,  elle  ne  songeait  pas  à  réclamer  son 
indépendance  ou  à  rêver  son  unité.  Satisfaite  du  présent,  heureuse 
de  vivre,  elle  était  toute  à  la  gaîté,  à  l'insouciance,  au  plaisir.  Les 
petits  princes  entre  lesquels  elle  était  partagée  se  ruinaient  à  en- 
tretenir des  cours  fastueuses  ;  les  républiques  qui  existaient  encore 
n'avaient  pas  d'autre  affaire  d'état  que  d'inventer  des  amusemens 
nouveaux.  C'est  ainsi  que  De  Brosses  l'a  vue  et  l'a  décrite,  et  Sten- 
dhal, qui  la  connaissait  si  bien,  lui  rend  ce  témoignage  «  qu'aucun 
étranger,  avant  ni  depuis,  ne  l'a  mieux  vue  et  jugée  que  lui.  »  Il 
l'a  prise  sur  le  vif,  il  la  met  sous  nos  yeux  avec  ses  mœurs  étranges 
et  ses  contrastes  saisissans,  ces  abbés  à  talons  rouges  «  qui  dans  un 
spectacle  public,  en  présence  de  quatre  mille  personnes,  se  font 
donner  des  coups  d'éventail  sur  le  nez  par  des  courtisanes  célè- 
bres, »  ces  abbesses  qui  se  battent  à  coups  de  poignard  pour  un 
amant,  ces  podestats  a  ensevelis  dans  une  perruque  hors  de  toute 
mesure  et  de  toute  vraisemblance,  »  ces  théâtres  où  l'on  voit  plus 
de  moines  qu'à  la  procession  et  où  pendant  l'entr'acte  de  grandes 
dames  font  la  quête  pour  le  luminaire  de  la  paroisse,  ces  couvens 
«  où  les  religieuses  sont  mises  de  manière  à  faire  bien  valoir  leur 
beauté,  avec  une  petite  coiffure  charmante,  un  habit  bien  entendu 


76ll  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

qui  leur  découvre  les  épaules  et  la  gorge,  ni  plus  ni  moins  que  ceux 
des  comédiennes.  »  C'est  la  Rome  des  papes  pendant  les  agitations 
et  les  intrigues  d'un  conclave,  c'est  Naples  avec  ses  lazzariclli,  «  la 
plus  abominable  canaille,  la  plus  dégoûtante  vermine  qui  ait  jamais 
rampé  sur  la  surface  de  la  terre,  »  c'est  Venise  et  les  folies  de  son 
carnaval  qui  dure  six  mois,  «  et  où  qui  que  ce  soit  ne  va  autrement 
qu'en  masque,  même  le  nonce  et  le  gardien  des  capucins.  »  Tout 
ce  monde  bizarre,  quand  nous  lisons  les  lettres  de  De  Brosses,  passe 
devant  nos  yeux  comme  une  apparition  extravagante.  Son  livre 
nous  en  conserve  le  souvenir,  et  c'est  ce  qui  l'empêchera  d'être 
oublié. 

Mais  ce  livre  n'est  après  tout  qu'un  accident  et  un  hasard  dans  la 
vie  du  président;  on  l'aurait  fort  surpris,  j'imagine,  si  on  lui  avait 
dit  que  sa  réputation  y  resterait  attachée,  et  que  de  tous  ceux  qu'il 
avait  écrits  la  postérité  ne  se  souviendrait  que  de  celui-là.  Il  ne  l'a- 
vait pas  fait  pour  elle  et  ne  le  destinait  qu'à  quelques  personnes. 
C'est  donc  une  œuvre  intime,  personnelle,  dont  les  qualités  n'ap- 
partiennent qu'à  lui,  et  qui  ne  peut  servir  à  juger  que  son  talent 
naturel.  Si  nous  voulons  apprécier  l'influence  qu'a  pu  exercer  sur 
lui  ce  milieu  de  province  où  il  a  vécu ,  il  nous  faut  étudier  les  ou- 
vrages qu'il  a  écrits  pour  le  public.  Ceux-là  ne  ressemblent  pas 
aux  Lettres  d'Italie.  Ils  témoignent  assurément  d'un  esprit  éveillé  et 
curieux  qu'attirent  toutes  les  connaissances  humaines  et  qui  veut 
faire  des  pointes  sur  tous  les  chemins.  Il  y  montre  sans  doute  une 
science  fort  étendue,  beaucoup  de  fmesse  et  de  sagacité ,  mais  on 
ne  voit  pas  qu'ils  aient  beaucoup  gagné  à  n'être  pas  composés  à  Pa- 
ris. Ils  n'ont  rien  qui  les  distingue  des  autres  et  qui  porte  la  trace 
du  pays  où  ils  sont  nés.  On  prétend  que  les  esprits  qui  ne  se  seront 
pas  laissé  séduire  aux  charmes  de  la  capitale  conserveront  en  ré- 
compense un  air  plus  original,  et  il  se  trouve  précisément  que  ce 
qui  paraît  manquer  le  plus  aux  ouvrages  de  De  Brosses  pour  la 
pensée  et  surtout  pour  le  style,  c'est  l'originalité. 

II. 

Ceux-là  seuls  en  seront  surpris  qui  ne  savent  pas  ce  qu'était  de- 
venue la  province  sous  l'ancien  régime.  On  ne  s'en  fait  pas  toujours 
une  idée  bien  juste,  et  l'on  se  laisse  aisément  tromper  par  l'habi- 
tude qu'on  a  prise  de  faire  tout  dater  de  la  révolution.  D'ordinaire 
ceux  qui  maudissent  la  révolution  et  ceux  qui  l'exaltent,  quoique 
portant  sur  elle  des  jugemens  contraires,  s'accordent  à  la  regarder 
comme  une  rupture  complète  avec  le  passé;  mais  Tocqueville  a  vic- 
torieusement montré  qu'elle  n'en  était  le  plus  souvent  qu'une  suite 
légitime  et  la  conclusion  la  plus  naturelle.  La  plupart  des  réformes 


UN  GRAND  HOMME  DE  PROVINCE.  765 

qu'elle  a  faites  étaient  depuis  longtemps  préparées,  et  il  y  avait 
bien  des  années  que  la  France  marchait  dans  le  chemin  où  elle  l'a 
fait  courir.  Ce  n'est  pas  elle  qui  a  créé  la  centralisation  politique, 
quoiqu'on  l'en  accuse;  elle  n'a  fait  qu'achever  l'œuvre  de  Richelieu 
et  de  Louis  XIV.  Ce  n'est  pas  elle  non  plus  qui  est  coupable  de  cette 
centralisation  littéraire  qu'on  croit  funeste  à  l'originalité  de  l'es- 
prit. Quand  éclata  la  révolution,  il  y  avait  longtemps  que  la  pro- 
vince n'avait  plus  de  littérature.  S'il  se  produisait  chez  elle  quelque 
écrivain  de  talent,  il  s'empressait  de  la  quitter  pour  aller  briller 
sur  un  plus  grand  théâtre.  Malherbe,  qui  s'ennuyait  de  n'être  un 
grand  homme  qu'en  Provence,  fut  enchanté  que  le  roi  lui  donnât 
l'ordre  de  ne  plus  quitter  la  cour.  Ce  n'était  pas  seulement  pour  fuir 
sa  femme  que  La  Fontaine  partit  un  beau  jour  de  Château-Thierry; 
il  était  bien  aise  de  montrer  à  un  public  digne  de  les  entendre  ces 
vers  qu'il  s'était  mis  à  composer  en  rêvant  dans  les  bois  dont  il 
avait  la  garde.  Quant  à  ceux  qui  étaient  forcés  de  rester  chez  eux, 
ils  regrettaient  amèrement  de  vivre  «  loin  de  ces  climats  fortunés, 
qui  sont  le  siège  du  bon  goût  et  de  l'urbanité  française;  »  ils  avaient 
de  loin  les  yeux  sur  Paris  et  l'imitaient  de  leur  mieux.  Lorsque  l'Aca- 
démie française  commença  de  faire  parler  d'elle,  il  se  forma  partout 
des  réunions  de  beaux  esprits  qui  se  piquaient  de  marcher  sur  ses 
traces  et  de  discuter  comme  elle  «  sur  les  différences  et  les  confor- 
mités qui  sont  entre  l'amour  et  l'amitié,  et  si  l'amour  des  esprits 
vaut  mieux  que  l'amour  des  corps  (1).  »  Les  chefs-d'œuvre  de  Cor- 
neille et  de  Racine  ont  été,  dès  leur  apparition,  transportés  dans 
toute  la  France  par  des  troupes  errantes,  et  partout  accueillis  avec 
le  même  enthousiasme.  M'"'^  de  Sévigné  vit  jouer  Andromaque  à 
Yitré  par  des  comédiens  qui  ne  lui  déplurent  pas  et  lui  firent  pleu- 
rer plus  de  six  larmes.  «  C'est  bien  assez,  dit-elle,  pour  une  troupe 
de  campagne.  »  Les  deux  spirituels  voyageurs  Chapelle  et  Bachau- 
mont  racontent  que,  dans  une  petite  ville  ;du  Languedoc,  on  leur 
donna  la  comédie,  «  qui  fut  un  assez  grand  divertissement  pour 
eux,  parce  que  la  troupe  n'était  point  mauvaise.  »  Ils  nous  disent 
aussi  qu'ils  furent  très  surpris  de  tomber  à  Montpellier  au  milieu 
d'une  assemblée  de  belles  dames,  qu'à  leurs  petites  mignardises, 
à  leur  parler  gras,  à  leur  tête  penchée  de  côté,  ils  reconnurent  aus- 
sitôt pour  des  précieuses.  Il  y  avait  donc  des  précieuses  à  Mont- 
pellier comme  à  Paris;  elles  se  piquaient  de  connaître  VAlaric,  le 
Moïse  et  la  Pucelle;  dans  le  Cassandre,  elles  louaient  la  délicatesse 
de  la  conversation ,  dans  le  Cyriis  et  la  Clélie  la  magnificence  de 

(1)  Pellisson,  dans  son  Histoire  de  l'Académie  française,  cite  ces  sujets  parmi  ceux 
qui  occupèrent  les  premières  séances  de  l'Académie.  On  y  traita  aussi  les  deux 'questions 
suivantes,  qui  paraissent  à,  Pellisson  d'une  admirable  subtilité  métaphysique  :  «  qu'il 
y  a  quelque  chose  qui  est  plus  que  tout,  et  quelque  chose  qui  est  moins  que  rien.  » 


766  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

l'expression  et  la  grandeur  des  événemens.  Elles  voulaient  savoir 
le  nom  de  tous  les  beaux  esprits  et  se  permettaient  de  les  juger.  11 
est  vrai  qu'elles  en  parlaient  souvent  d'une  façon  plaisante  et  qui 
faisait  sourire  le  malin  Chapelle.  Vus  à  cette  distance,  les  grands 
hommes  de  Paris  produisent  d'étranges  illusions.  Ménage  leur  sem- 
blait un  esprit  galant  et  léger,  Chapelain  un  génie  fougueux  ;  elles 
croyaient  Scudéry 

Un  homme  de  fort  bonne  mine, 
Vaillant,  riche  et  toujours  bien  mis, 
Sa  sœur  une  beauté  divine, 
Et  Pellisson  un  Adonis. 

C'étaient  de  ces  «  pecques  provinciales,  »  comme  les  appelle  Mo- 
lière, qui  proclamaient  que  Paris  «  est  le  grand  bureau  des  mer- 
veilles ,  le  centre  du  bon  goût ,  du  bel  esprit  et  de  la  galanterie, 
et  qui  tenaient  que  hors  de  là  il  n'y  a  pas  de  salut  pour  les  hon- 
nêtes gens.  »  Au  fond,  tout  le  monde  pensait  comme  elles,  même 
ceux  qui  s'en  moquaient.  Quoique  alors  les  communications  fussent 
lentes  et  les  voyages  rares,  l'air  de  Paris  trouvait  moyen  de  péné- 
trer partout  ;  partout  il  était  de  bon  ton  d'en  copier  les  modes  et 
d'en  imiter  les  manières.  C'est  ainsi  que,  d'un  bout  de  la  France  à 
l'autre,  il  s'était  établi,  dès  le  xvii^  siècle,  une  sorte  d'unité  dans  le 
tour  de  l'esprit  et  dans  la  façon  de  penser  ou  d'écrire  de  toute  la 
France. 

Au  siècle  suivant,  les  rapports  entre  Paris  et  la  province  devien- 
nent encore  plus  actifs.  L'esprit  public,  qui  partout  s'éveille,  sent 
le  besoin  d'être  informé.  Dans  les  villes  les  plus  lointaines,  les 
moins  connues,  on  veut  savoir  ce  que  pensent,  ce  que  disent,  ce 
qu'imaginent  ces  grands  esprits  qui  de  Paris  mènent  l'opinion.  On 
dévore  leurs  livres;  leurs  pamphlets  interdits  et  condamnés  circulent 
sous  les  yeux  et  quelquefois  par  les  mains  de  ceux  qui  sont  char- 
gés de  les  poursuivre;  mais  des  pamphlets  et  des  livres  ne  suffisent 
pas.  Ils  ne  paraissent  qu'à  des  intervalles  irrégulieis,  et  l'ardeur 
des  esprits  est  telle  qu'on  éprouve  le  désir  d'être  renseigné  jour 
par  jour.  C'est  de  ce  temps  que  date,  sinon  la  création,  au  moins  la 
grande  vogue  des  journaux.  Ils  vont  porter  dans  tous  les  pays,  sous 
toutes  les  formes,  les  idées  nouvelles;  ils  les  introduisent  à  chaque 
instant  dans  la  critique  des  pièces  de  théâtre,  dans  ces  disserta- 
tions philosophiques  dont  ils  sont  prodigues,  et  jusque  dans  ces 
petits  contes,  moraux  ou  non,  qu'ils  insèrent  quelquefois  pour  di- 
vertir le  lecteur.  Bientôt  les  journaux  eux-mêmes  ne  paraissent  pas 
suffîsans;  ils  sont  surveillés  par  l'autorité,  corrigés  par  la  censure; 
pour  avoir  l'opinion  véritable  et  entière  des  salons  de  Paris,  on  y 
entretient  des  correspondans.  Il  y  a  des  gens  qui  font  métier  de 


UN   GRAND   HOMME   DE   PROVINCE.  767 

tout  entendre  pour  tout  répéter,  qui  courent  les  théâtres,  les  salons, 
les  antichambres,  épiant  ce  qui  se  fait,  écoutant  ce  qui  se  dit,  et 
qui,  de  retour  chez  eux,  s'empressent  d'envoyer  partout  ce  qu'ils 
savent  ou  croient  savoir.  Les  souverains  étrangers  eux-mêmes  ont 
recours  à  eux,  car  l'Europe  à  ce  moment  vit  de  la  vie  de  la  France; 
seulement,  comme  ils  peuvent  bien  payer,  ils  choisissent  d'ordi- 
naire quelque  homme  de  lettres  important  et  bien  informé.  Les 
princes  d'Allemagne  se  servent  de  la  plume  vive  et  mordante  de 
Grimm,  et  ils  ont  Diderot  par-dessus  le  marché  pour  les  tenir  au 
courant  de  la  peinture  et  des  arts.  Le  grand-duc  de  Russie  s'est 
adressé  à  La  Harpe,  qui  lui  envoie  des  lettres  pleines  de  fiel  où  il 
fait  l'apologie  de  ses  pièces  et  la  satire  de  celles  des  autres,  où  il 
attaque  tout  le  monde,  et  ses  protecteurs  plus  encore  que  ses  enne- 
mis. On  comprend  que  tous  les  curieux  de  province  ne  pouvaient 
pas  se  donner  pour  correspondans  d'aussi  grands  personnages; 
mais  ils  en  trouvaient  à  meilleur  compte  parmi  la  foule  des  littéra- 
teurs malheureux  et  des  journalistes  de  second  ordre,  dont  il  y  a 
toujours  à  Paris  une  si  grande  abondance.  Quand  on  parcourt  des 
papiers  de  famille  et  qu'on  fouille  les  bibliothèques  publiques,  il 
n'est  pas  rare  d'y  trouver  de  ces  feuilles  manuscrites  qui  contien- 
nent des  nouvelles  à  la  main  et  portent  la  trace  de  l'avidité  avec 
laquelle  on  les  a  lues.  D'ordinaire  la  littérature  en  est  pauvre;  mais 
on  ne  les  lisait  pas  pour  satisfaire  son  goût,  on  voulait  seulement 
repaître  sa  curiosité,  et  il  faut  avouer  que  le  grand  nombre  de  dé- 
tails qu'elles  renferment,  ces  anecdotes  de  toute  espèce,  ces  bons 
mots  rapportés,  ces  annonces  d'ouvrages  qui  vont  paraître,  et  ces 
critiques  de  livres  qui  viennent  d'être  publiés,  ces  comptes-rendus 
infinis  de  premières  représentations  ou  de  séances  d'académie  pou- 
vaient faire  arriver  jusqu'aux  gens  de  province  quelque  chose  de  ce 
mouvement  d'esprit  et  de  cette  fermentation  d'idées  dont  Paris  était 
alors  le  théâtre  (1). 

(1)  Voici  ua  exemple  assez  curieux  de  la  façon  dont  la  province  se  tenait  alors  au 
courant  de  tout  ce  qui  se  passait  à  Paris.  Le  marquis  de  Caumont,  l'un  des  meilleurs 
amis  de  M"'^  de  Simiane,  était  un  homme  d'esprit  qui  habitait  Avignon  et  ne  sortait 
guère  de  chez  lui,  mais  qui  voulait  être  bien  informé.  11  avait  des  correspondans  nom- 
breux à  Paris  qui  lui  racontaient  los  moiudies  nouvelles,  et  lui-même  n'ôcrivait  à  ses 
amis  que  pour  répandre  ce  qu'on  lui  avait  appris.  Quelques  fragmens  de  ces  lettres 
montreront  jusqu'à  quel  point  et  avec  quels  détails  ces  correspondans  du  marquis  le 
renseignaient  sur  les  œuvres  de  théâtre,  sur  les  livres  qui  venaient  d'être  publiés  ou 
sur  ceux  qui  allaient  paraître.  —  16  mars  1729.  m  On  m'écrit  do  Paris  que  la  comédie 
de  la  Mère  rivale  y  a  été  fort  applaudie  et  que  l'Impertinent,  de  M.  de  Boissy,  allait 
éclore,  lorsqu'un  malheureux  incident  vint  l'arrêter  la  veille  qu'il  devait  être  joué.  Un 
étranger  et  un  conseiller,  sans  y  penser,  donnèrent  au  bal  de  l'Opéra  la  même  scène 
que  l'auteur  avait  déjà  mise  dans  sa  pièce.  Sur-le-champ  défense  aux  comédiens  de 
représenter  l'Impertinent.  »  —  11  juin  1729.  «  On  m'écrit  de  Paris  que  Milton,  traduit  en 
français,  y  marche  à  petit  bruit,  et  comme  un  homme  qui  marcherait  nu-pieds.  San  g 


768  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

C'est  par  ces  communications  de  tous  les  jours  qu'une  sorte  de 
niveau  s'établit  sur  toute  la  France.  On  arrive  vite  à  imiter  ce  qu'on 
tient  tant  à  connaître  :  Paris  donna  le  ton  à  toutes  les  autres  villes, 
il  devint  le  modèle  sur  lequel  elles  voulaient  se  régler.  On  peut  dire 
que,  longtemps  avant  le  décret  de  l'assemblée  nationale  qui  sup- 
prima les  provinces,  elles  n'existaient  plus  guère,  et  que  leur 
caractère  propre  s'était  presque  entièrement  effacé.  C'est  donc 
une  grande  erreur  de  croire  qu'un  écrivain  pouvait  mieux  pro- 
téger son  originalité  en  y  séjournant;  il  serait  aisé  de  prouver 
au  contraire  que  l'originalité  y  courait  beaucoup  plus  de  risques 
qu'ailleurs.  Une  grande  ville,  quel  qu'en  soit  l'esprit ,  laisse  tou- 
jours à  un  écrivain  une  certaine  liberté  par  sa  grandeur  même. 
Les  influences  y  sont  moins  gênantes,  les  préjugés  moins  étroits;  il 
y  échappe  plus  facilement  à  une  surveillance  qui  ailleurs  peut 
l'embarrasser.  S'il  se  met  en  révolte  contre  l'opinion  commune,  il 
a  plus  de  chance,  dans  cette  variété  infinie  d'intelligences,  d'en 
trouver  quelqu'une  qui  le  suive  et  l'encourage.  Au  contraire  il  est 
rare  qu'une  petite  ville  ne  soit  pas  mortelle  à  l'indépendance  de 
l'esprit.  Il  ne  faut  guère  compter  s'y  faire  une  retraite  que  l'œil  du 

vouloir  m'asservir  au  jugement  de  la  capitale,  qui  n'est  pas  toujours  dicté  par  le  bon 
goût  et  la  saine  raison,  je  vous  dirai  que  j'ai  trouvé  des  choses  admirables  dans  ce 
poème,  que  je  ne  vois  cependant  qu'à  travers  les  épais  brouillards  d'une  traduction 
peu  digne  de  l'original.  »  — 6  janvier  1730.  «  Vous  aurez  bientôt  la  satisfaction  d'exa- 
miner les  idées  toutes  neuves  de  M.  de  La  Motte  sur  la  poésie  dramatique.  Son  théâtre 
paraît  depuis  quelques  jours  avec  une  préface  dogmatique,  où  il  expose  son  système 
avec  toute  l'intrépidité  d'un  chef  de  secte.  Il  semble  pourtant  qu'il  doive  essuyer  quel- 
ques contradictions.  L'orthodoxie  littéraire  aura  ses  tenans,  quand  ce  ne  serait  que 
l'abbé  Desfontaines,  qui  n'a  pas  de  meilleur  fonds  pour  subsister  que  les  paradoxes 
des  néologues.  »  — 11  décembre  1730.  «  On  me  mande  de  Paris  que  la  tragédie  de 
Brutus  paraîtra  bientôt.  Elle  est,  dit-on,  destinée  aux  étrennes  du  public.  Celui-ci, 
fidèle  au  premier  accueil  qu'il  a  coutume  de  faire  aux  ouvrages  de  l'auteur,  commence 
par  applaudir  sur  l'attente  d'un  chef-d'œuvre;  il  retient  toutes  les  places  d'avance  et 
s'expose  par  son  empressement  à  nuire  à  sa  propre  curiosité.  »  — 9  mai  1731.  «  M.  Bur- 
mann  a  fini  son  Claudien  et  travaille  sur  Virgile.  Ce  savant  hollandais,  connu  dans  la 
répubhque  des  lettres  par  l'amertume  de  sa  critique,  a  actuellement  la  jaunisse  :  il 
vaut  encore  mieux  que  sa  bile  s'évacue  par  ce  moyen.  »  —  12  novembre  1732.  «  Voilà 
Voltaire  qui  veut  absolument  renoncer  à  sa  réputation.  Il  prétend,  dit-on,  donner  un 
livre  des  plus  hardis  sur  la  religion.  11  est  perdu  sans  ressource,  s'il  s'avise  de  dogma- 
tiser en  prose.  C'est  sans  doute  le  succès  de  Zaïre  qui  lui  enfle  le  cœur.  Cette  tragé- 
die n'est  point  encore  imprimée,  mais  on  m'écrit  que  les  représentations  se  soutiennent 
toujours  avec  le  même  empressement  de  la  part  du  public.  »  —  19  décembre  1735. 
•cQue  dites-vous  de  la  Chartreuse  et  âes  Ombres  (de  Gresset)?  Je  trouve  dans  ces  deux 
bagatelles  une  grande  facilité,  de  l'esprit,  mais  de  cet  esprit  qui  ne  saurait  finir  et  qui 
remanie  de  cent  façons  la  môme  pensée.  Il  semble  que  ces  gens,  accoutumes  aux  exer- 
cices de  collège,  ont  de  la  peine  à  éviter  ce  défaut,  et  il  n'y  a  guère  qu'un  commerce 
du  monde  qui  puisse  retrancher  cette  abondance  tirée  de  l'art  plutôt  que  d'une  con- 
naissance pratique  des  objets.  »  Cette  correspondance  inédite  est  conservée  à  la  biblio- 
thèque de  Nîmes  dans  les  papiers  de  Séguier,  qui  contiennent  tant  de  choses  curieuses. 
—  Voyez  la  Revue  du  1"  avril  1871. 


UN  GRAND  HOMME  DE  PROVINCE.  769 

voisin  ne  parvienne  pas  à  percer;  on  y  vit  sous  le  regard  de  tout  le 
monde,  et  ceux  dont  l'esprit  dépasse  l'intelligence  commune,  étant 
plus  suspects,  sont  sûrs  d'être  plus  surveillés  (1).  Les  moindres 
convenances  y  deviennent  des  règles  impérieuses  dont  on  ne  peut 
s'affranchir  sans  crime,  les  plus  sots  préjugés  y  exigent  un  respect 
religieux  ;  on  est  contraint  de  subir  l'opinion  des  autres ,  il  faut 
s'habiller  et  penser  comme  tout  le  monde  sous  peine  d'être  mis 
hors  du  savoir-vivre  et  du  sens  commun.  On  y  est  plus  qu'ailleurs 
l'esclave  de  sa  famille,  dont  il  convient  de  partager  toutes  les 
idées,  l'esclave  de  son  rang,  l'esclave  de  ses  fonctions,  et  quand 
par  hasard,  dans  ce  milieu  médiocre,  quelqu'un  s'est  élevé  au-des- 
sus des  autres  et  qu'il  leur  a  fait  accepter  sa  supériorité,  c'est  en- 
core un  esclavage  de  plus,  car  il  faut  faire  comme  lui,  si  l'on  veut 
parvenir  où  il  est  arrivé,  et  il  n'y  a  plus  d'autre  moyen  d'être  connu 
et  distingué  que  celui  qu'a  employé  avec  succès  le  grand  homme 
du  pays. 

C'est  ce  qui  arriva  précisément  à  De  Brosses.  Il  y  avait  de  son 
temps  à  Dijon  un  important  personnage  dont  la  ville  était  fière 
et  qu'elle  proposait  à  l'admiration  de  tous  ses  enfans.  Cet  homme 
rare  avait  eu  la  bonne  fortune  de  plaire  aux  étrangers  sans  déplaire 
à  ses  concitoyens  et  de  réussir  aussi  bien  hors  de  son  pays  que  chez 
lui.  C'était  le  président  Bouhier.  Il  appartenait,  comme  De  Brosses, 
à  une  vieille  maison  parlementaire  qui  se  faisait  un  honneur  de 
cultiver  les  lettres  autant  que  le  droit.  «  J'ai  plaisir  à  penser,  di- 
sait-il, que  depuis  deux  siècles  il  n'y  a  eu  aucun  de  mes  ancêtres 
qui  n'ait  aimé  les  sciences  et  les  livres.  »  Les  livres  surtout  étaient 
chez  les  Bouhier  une  passion  de  famille  ;  les  pères  la  transmettaient 
fidèlement  à  leurs  fils,  et  par  ces  efforts  continus  ils  parvinrent  à 
réunir  une  des  plus  belles  bibliothèques  que  des  particuliers  aient 
jamais  possédée.  Quand  Bouhier  eut  quinze  ans,  son  père  lui  confia 
le  soin  de  ses  livres,  et,  comme  il  était  tourmenté  du  désir  d'ap- 
prendre, il  profita  de  ces  richesses  accumulées  par  six  générations 
de  savans  pour  acquérir  une  érudition  précoce.  Je  ne  dirai  pas, 
comme  son  ami  D'Olivet,  qu'il  devint  un  prodige  de  science,  et 
je  n'aurai  garde  de  le  comparer  aux  hommes  de  la  renaissance  ou 
du  xvi^  siècle;  entre  lui  et  les  Scaliger,  les  Godefroy  ou  les  Sau- 
maise,  la  distance  est  trop  grande.  Bouhier  appartenait,  malheu- 
reusement pour  lui,  à  une  époque  où  la  science  était  fort  abaissée. 
Les  savans  du  xvii"  et  du  xviii^  siècle  n'ont  pas  fait  de  grandes 

(1)  «  Vous  connaissez  cette  ville,  disait  Lamonnoye  précisément  à  propos  de  Dijon  : 
de  tous  les  torts  qu'on  peut  y  avoir,  le  mérite  est  sans  contredit  le  plus  grand.  Une 
multitude  d'ennemis  est  le  sort  infaillible  de  tous  ceux  qui  paraissent  vouloir  s'y  dis- 
tinguer. » 

TOM    XII.  —  1875.  49 


770  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

découvertes  ni  publié  d'ouvrages  importans.  Ils  semblaient  vivre 
frugalement  des  restes  de  leurs  prédécesseurs,  et  se  contentaient 
de  traiter  quelques  questions  de  détail  qui  avaient  été  jusque-là 
négligées.  C'est  ainsi  que  Bouhier,  en  dehors  de  ses  travaux  de 
jurisprudence  que  je  ne  puis  apprécier,  ne  composa  guère  que 
quelques  dissertations  d'histoire  ou  d'archéologie  dont  les  sujets 
n'ont  qu'une  importance  médiocre  et  qui  manquent  souvent  de 
critique.  On  est  très  surpris  par  exemple  de  le  voir  le  plus  sérieuse- 
ment du  monde  appliquer  la  chronologie  aux  légendes  de  la  mytho- 
logie grecque  ;  il  prétend  fixer  la  date  précise  de  la  naissance  d'Her- 
cule ou  de  Bacchus,  et  vous  dira  sans  sourire  en  quelle  année  exacte 
Hélène  fut  enlevée  pour  la  première  fois  à  sa  famille  et  quand  elle 
épousa  Ménélas.  Ces  sortes  de  recherches  étaient  du  goût  de  son 
temps  et  faisaient  partie  de  ce  qu'on  appelait  alors  u  la  belle  érudi- 
tion. »  Aussi  les  dissertations  de  Bouhier,  où  il  traitait  ces  graves 
questions,  furent-elles  fort  appréciées  de  tout  le  monde.  D'ailleurs  les 
érudits  de  profession,  les  pédans  de  collège  étaient  flattés  de  voir  un 
personnage  si  important,  l'un  des  premiers  magistrats  d'une  cour 
souveraine,  prendre  part  à  leurs  travaux  et  les  honorer  en  s'y  li- 
vrant. Bouhier,  qui  soignait  sa  réputation,  ne  négligeait  aucune  oc- 
casion de  leur  être  utile.  H  entretenait  avec  le  monde  entier  un 
commerce  de  lettres  et  un  échange  de  prévenances  qui  faisait  de 
tous  les  savans  de  l'univers  ses  amis  ou  ses  obligés.  Ils  le  payaient 
libéralement  en  éloges;  on  célébrait  son  nom  dans  toutes  les  lan- 
gues, et  c'est  ainsi  que,  sans  se  donner  beaucoup  de  peine,  il  obtint 
de  l'accord  unanime  de  tous  les  érudits,  qui  s'accordent  si  rarement 
ensemble,  la  gloire  d'être  l'un  des  plus  savans  hommes  de  son 
temps. 

A  cette  renommée  d'érudit  qu'on  lui  accordait  si  aisément,  Bou- 
hier en  ajouta  bientôt  une  autre.  On  l'admirait  sans  contestation 
dans  les  académies  ;  il  voulut  se  faire  connaître  dans  les  salons.  Il 
a  raconté  qu'étant  fort  incommodé  de  la  goutte,  il  imagina,  pour 
se  distraire  et  se  soulager,  de  traduire  en  vers  français  quelques 
beaux  passages  des  poètes  latins.  Ces  vers,  qu'il  lisait  volontiers  à 
des  gens  d'esprit,  furent  bientôt  fort  répandus.  II  mit  quelque  com- 
plaisance à  se  les  laisser  dérober,  et  ne  fut  sans  doute  pas  trop  mé- 
content de  les  voir  publier  par  les  libraires  de  Hollande.  Il  finit 
par  les  avouer  tout  à  fait  et  en  donna  une  édition  fort  soignée  où 
la  traduction  est  accompagnée  au  bas  des  pages  de  notes  som- 
maires en  faveur  des  gens  qui  veulent  s'instruire,  et  suivie  d'un 
commentaire  fort  détaillé  pour  les  savans  de  profession,  «  en  sorte, 
disait-il ,  que  chacun  était  servi  selon  ses  goûts.  »  Cette  diversité 
aida  beaucoup  au  succès  de  l'ouvrage  ;  les  gens  du  monde  furent 


UN   GRAND   HOMME   DE    PROVINCE.  771 

saisis  de  respect  pour  un  poète  qui  était  si  érudit,  et  les  érudits  se 
montrèrent  ravis  de  voir  un  si  savant  homme  qui  faisait  à  l'occa- 
sion de  petits  vers.  Nous  trouvons  aujourd'hui  que,  si  la  science  de 
Bouhier  est  souvent  très  solide ,  sa  poésie  est  toujours  fort  mé- 
diocre. Il  eut  l'imprudence  de  s'attaquer  d'ordinaire  à  des  œuvres 
agréables  et  frivoles  qui  voulaient  être  traitées  d'une  touche  légère, 
et  c'est  ce  qui  n'était  pas  facile  à  un  personnage  aussi  grave.  Il  n'y 
a  rien  de  plus  curieux  que  de  voir  comment  sous  sa  plume  un  peu 
lourde  toutes  les  grâces  de  l'original  se  sont  fanées.  Pour  traduire 
une  invocation  charmante  que  le  poète  de  la  Veillée deVcnxis  [Per- 
vigilium  Veneris)  adresse  à  Diane,  Bouhier  ne  trouve  rien  de  mieux 
que  de  lui  dire  : 

Ah!  si  nous  pouvions  espérer 
Que  de  ton  auguste  présence 
Tu  daignasses  nous  honorer! 

Il  n'est  pas  plus  heureux  lorsqu'après  avoir  parlé  de  la  a  mère 
d'amour,  »  il  nous  dépeint 

Son  fils,  qui  d'un  air  ingénu 
Semble  montrer  son  cœur  à  nu. 

Quelquefois  même  il  ne  se  contente  pas  d'être  lourd,  il  devient  étran- 
gement incorrect.  Dans  sa  traduction  d'une  des  plus  brûlantes  hé- 
roîdes  d'Ovide  (Bouhier  a  du  goût  pour  les  sujets  d'amour) ,  il  fait 
parler  Léandre,  que  la  tempête  retient  loin  de  sa  chère  Héro  ,  sur  les 
bords  de  l'Hellespont  ;  l'impatient  amoureux  envie  le  sort  de  ceux 
qui,  plus  heureux  que  lui,  ont  pu  traverser  la  mer,  et  dit  d'une  fa- 
çon assez  barbare  : 

O  trop  heureux  Phryxus,  dont  le  bélier  agile 
Te  servit  à  passer  cette  mer  indocile! 
Quoique  j'envierais  peu  cet  utile  secours, 
Si  la  mer  à  mes  bras  laissait  un  libre  cours. 

Ce  furent  pourtant  ces  vers  qui,  au  moins  autant  que  ses  disser- 
tations savantes,  lui  ouvrirent  les  portes  de  l'Académie  française.  Il 
y  entra  sans  résistance,  presque  sans  concurrence,  dès  qu'il  en  té- 
moigna le  désir,  et  l'Académie  fut  si  heureuse  de  le  recevoir  qu'elle 
oublia  que  ses  fonctions  le  retenaient  loin  de  Paris,  ce  qui  était  un. 
cas  d'exclusion  qu'on  appliquait  rigoureusement  à  d'autres  (1).  Cet 

(1)  Bouhier  fut  élu  à  l'Académie  française  en  1727,  à  la  place  de  Malézieu,  un 
homme  d'esprit,  qui  était  le  Voiture  de  la  petite  cour  de  la  duchesse  du  Maine.  Son 
discours  de  réception  contient  un  éloge  du  jeune  Louis  XV,  «  dans  le  sein  duquel  le 
ciel  a  versé  les  vertus  les  plus  solides,  »  et  surtout  «  d'heureuses  dispositions  pour  la 
piété.  »  Il  fut  remplacé  par  Voltaire,  qui  ne  l'aimait  pas,  et  qui,  quand  il  fut  reçu  à 


772  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

honneur,  le  plus  grand  que  pût  obtenir  un  homme  de  lettres,  mit 
le  comble  à  la  réputation  de  Bouhier.  A  Dijon  surtout,  où  il  con- 
tinuait à  résider,  il  fut  l'objet  de  toute  sorte  d'hommages  et  de  dis- 
tinctions. 11  y  vieillit  au  milieu  de  l'estime  publique,  recherché  de 
tout  le  monde  pour  les  agrémens  de  son  commerce,  respecté  de  la 
compagnie  dont  il  faisait  partie  et  qu'il  honorait  par  sa  grande  re- 
nommée, et  ses  collègues,  quand  ils  prononçaient  son  nom  dans  les 
cérémonies  officielles,  n'hésitaient  pas,  même  en  sa  présence,  à 
l'appeler  ouvertement  «  un  grand  homme.  » 

Tel  fut  le  modèle  que  De  Brosses  eut  devant  les  yeux  dès  sa  jeu- 
nesse et  que  de  bonne  heure  il  se  proposa  d'imiter.  Bouhier  avait 
été  surtout  un  érudit  célèbre;  c'est  par  l'érudition  que  De  Brosses 
voulut  s'illustrer.  Il  quittait  à  peine  le  collège  quand  il  fit  choix  du 
travail  auquel  il  résolut  de  consacrer  sa  vie.  Il  conçut  l'idée  de  choi- 
sir quelque  grand  écrivain  de  l'antiquité  qui  ne  nous  fût  parvenu 
qu'en  débris  et  d'essayer  de  le  compléter.  «  Pourquoi  ne  pas  en- 
treprendre, disait-il,  sur  les  fragmens  rassemblés  d'un  ancien  his- 
torien ce  que  d'industrieux  artistes  ont  heureusement  exécuté  sur 
des  statues  mutilées  ?  Nous  sommes  riches,  peut-être  plus  que  nous 
ne  croyons,  en  débris  informes  d'originaux  perdus.  Diodore,  Plu- 
tarque,  Josèphe,  Strabon,  Pline,  Athénée,  Diogène  Laërce,  Clément 
d'Alexandrie,  Isidore,  les  grammaiiiens,  etc.,  peuvent  en  fournir  un 
très  grand  nombre  tirés  des  anciens  historiens,  poètes  et  philo- 
sophes, dont  les  écrits  subsistaient  encore  de  leur  temps;  mais,  tan- 
dis que  ces  débris,  ainsi  désunis  et  dispersés,  ne  font  presque  au- 
cun effet,  il  s'agirait  de  ranimer  un  peu  la  cendre  des  plus  anciens 
historiens  ensevelis  dans  la  nuit  des  temps,  de  mettre  à  part  tout 
ce  qui  appartient  à  chacun,  d'en  disposer  les  fragmens  dans  leur 
ordre  naturel,  de  les  comparer  soigneusement  soit  entre  eux,  soit 
avec  les  histoires  moins  mutilées  des  mêmes  faits,  de  les  réunir 
lorsqu'ils  doivent  se  rejoindre,  de  remplir  les  intervalles,  quand 
cela  est  possible,  par  le  narré  que  fournit  un  autre  auteur  ancien, 
et  d'éclaircir  le  surplus  par  de  bonnes  explications.  »  C'est  le  travail 
qu'il  entreprit  sur  Salluste.  On  sait  que  Salluste  avait  écrit,  outre 
le  Catilina  et  le  Jugurtha  que  nous  avons  conservés,  une  grande 
histoire  qui  s'est  presque  entièrement  perdue  :  De  Brosses  forma  le 
dessein  de  publier  de  nouveau  l'œuvre  entière  du  grand  écrivain 
de  Rome.  Il  voulait  donner  des  deux  ouvrages  qui  subsistent  des 
éditions  plus  exactes  et  restituer  celui  que  nous  n'avons  plus  d'a- 

sa  place,  parla  de  lui  le  moins  qu'il  put.  Encore  eut-il  soin  de  faire  remarquer,  quand 
il  publia  son  discours,  «  qne  les  ouvrages  de  ce  genre  n'étaient  d'ordinaire  qu'un  com- 
pliment rempli  de  louanges  rebattues  et  surchargé  de  l'éloge  d'un  prédécesseur  qui  se 
trouve  souvent  être  un  homme  très  médiocre.  » 


UN    GFxAND    HOMME    DE    PROVINCE.  773 

près  les  fragmens  qui  en  restent.  Son  projet  était  tout  à  fait  arrêté 
et  son  travail  en  train  lorsqu'il  partit  pour  l'Italie.  11  allait  y  étudier 
sur  place  tous  les  monumens  antiques  qui  avaient  quelque  rapport 
avec  les  faits  racontés  par  Salluste.  11  voulait  surtout  rassembler, 
autant  qu'il  le  pourrait,  les  portraits  des  principaux  personnages 
dont  il  avait  à  parler.  «  Il  me  semble,  disait-il  très  justement, 
qu'un  lecteur  s'intéresse  davantage  aux  gens  qu'il  connaît  de  vue.  » 
Il  ne  négligea  pas  non  plus  d'étudier  tous  les  manuscrits  de  son  au- 
teur qui  se  trouvaient  dans  les  bibliothèques  italiennes.  Il  en  vit  de 
ses  yeux  sept  au  Vatican  et  vingt  à  Florence.  Il  fit  collationner  par 
des  copistes  fidèles  ceux  de  Naples,  de  Venise,  de  Milan,  u  Enfin, 
écrivait-il  à  ses  amis  en  rentrant  chez  lui,  vous  pourrez  vous  vanter 
d'avoir  un  Salluste  vu  et  revu  avec  toutes  les  herbes  de  la  Saint- 
Jean.  »  Il  semblait  que  l'œuvre  était  près  d'être  achevée,  et  pour- 
tant il  s'en  occupa  quarante  ans  encore.  Il  est  vrai  qu'il  n'y  tra- 
vaillait pas  toujours  avec  la  même  ardeur;  pendant  les  années 
heureuses  que  remplissaient  le  plaisir  ou  les  affaires,  le  Salluste 
se  reposait;  mais  il  s'empressait  d'y  revenir  aux  jours  d'exil  et  de 
solitude.  En  réalité,  malgré  beaucoup  d'infidélités  et  d'intermit- 
tences, il  y  songea  toute  sa  vie.  Dans  le  cours  de  cette  longue  pré- 
paration, le  plan  et  l'esprit  du  livre  furent  souvent  modifiés.  Ce 
devait  être  d'abord  un  ouvrage  d'érudition  pure,  et,  pour  en  éloi- 
gner les  profanes.  De  Brosses  s'était  décidé,  à  l'écrire  en  latin.  Puis, 
à  mesure  qu'il  voyait  davantage  le  monde,  ce  monde  léger  du 
xviii^  siècle  où  l'érudition  n'était  guère  en  honneur,  le  Salluste 
s'humanisait  et  prenait  un  air  moins  sévère.  Le  latin  était  remplacé 
par  le  français  et  la  science  émigrait  de  plus  en  plus  dans  les  notes. 
Il  consentit  enfin  à  le  donner  au  public,  mais  seulement  pendant  la 
dernière  année  de  sa  vie,  et  il  s'y  était  pris  si  tard  qu'il  n'en  put 
achever  lui-même  l'impression.  Il  avait  donné  à  cet  essai  de  resti- 
tution de  l'œuvre  perdue  de  Salluste  le  titre  d'Histoire  de  la  ré- 
publique romaine  pendant  le  cours  du  septième  siècle. 

III. 

Il  est  aisé  de  comprendre  pourquoi  De  Brosses  a  tant  hésité  dans 
son  âge  mûr  à  terminer  l'ouvrage  commencé  dans  un  élan  de  jeu- 
nesse. Il  avait  reconnu  sans  doute  la  difficulté  de  la  tâche  qu'il 
s'était  imprudemment  imposée.  C'est  toujours  une  entreprise  déli- 
cate de  refaire  l'œuvre  d'un  grand  écrivain  quand  il  n'en  reste 
que  quelques  débris,  d'essayer  de  prendre  ses  sentimens  et  son  lan- 
gage, de  se  mettre  à  sa  place  et  de  parler  en  son  nom;  mais  le  pé- 
ril est  grand  surtout  quand  cet  écrivain  est  Salluste.  Il  n'y  a  per- 
sonne peut-être  dont  on  puisse  moins  deviner  ce  qu'il  a  dû  penser 


77Zi  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

des  événemens  et  des  hommes.  Ce  devait  être  un  esprit  aigre,  mal- 
veillant, une  âme  inquiète  et  troublée,  pleine  d'obscurités  et  d'in- 
décisions. Pour  savoir  en  quelle  disposition  d'esprit  il  se  trouvait, 
lorsqu'à  la  fin  de  sa  vie,  définitivement  éloigné  de  la  politique, 
il  écrivit  ses  ouvrages,  nous  n'avons  que  ces  fameux  préambules 
qu'il  a  mis  en  tête  du  Catilîna  et  du  Jugurtha.  Celui  qui  les  lit  ra- 
pidement est  tenté  de  n'y  voir  que  des  lieux-communs  de  morale; 
mais  on  s'aperçoit,  quand  on  regarde  de  près,  qu'il  est  possible  d'y 
trouver  l'expression  de  ses  sentimens  personnels.  Il  faut  les  étudier 
avec  soin  et  s'efforcer  de  les  comprendre  pour  se  rendre  compte 
des  difficultés  que  De  Brosses  avait  à  vaincre  et  apprécier  le  succès 
de  son  entreprise. 

Ce  qui  se  voit  du  premier  coup,  c'est  que  l'homme  qui  a  écrit  ces 
grandes  tirades  philosophiques  qui  veulent  être  calmes  et  froides 
n'est  pas  aussi  détaché  des  choses  humaines,  aussi  tranquille,  aussi 
heureux  qu'il  cherche  à  le  paraître.  Au  milieu  de  cette  grande  exis- 
tence qu'il  s'est  faite,  et  sous  cet  air  de  philosophie  qu'il  affecte  de 
prendre,  on  aperçoit  qu'il  est  tourmenté  de  regrets  et  de  souvenirs. 
Il  a  éprouvé  des  mécomptes  qu'il  ne  pardonne  pas,  il  a  participé  à 
des  désordres  qu'il  voudrait  faire  oublier.  Ses  mécomptes  sont  ce 
qu'il  prend  le  moins  la  peine  de  dissimuler.  On  sait  que  sa  vie  poli- 
tique avait  été  mêlée  d'incidens  fâcheux  et  éclat.ans.  Entré  dans  les 
affaires  avec  de  grandes  ambitions,  le  désir  de  se  faire  vite  con- 
naître et  le  besoin  de  s'enrichir,  il  rencontra  en  face  de  lui  la  vieille 
noblesse,  qui  tenait  les  bonnes  places  et  ne  voulait  pas  les  quitter. 
Son  intérêt  fit  ses  convictions;  il  se  tourna  vers  César,  qui  attirait  à 
lui  les  ambitieux  et  les  mécontens.  Ce  parti  du  reste  était  celui  de 
la  révolution  et  de  l'avenir,  et  presque  tous  les  jeunes  gens,  comme 
c'est  l'usage,  se  rangeaient  de  ce  côté.  Avec  l'appui  de  cette  jeu- 
nesse remuante,  Salluste  parvint  aux  honneurs,  il  fut  questeur  et 
tribun;  mais,  comme  il  avait  pris  part  aux  émeutes  de  la  rue  pen- 
dant la  lutte  de  Glodius  et  de  Milon,  le  parti  aristocratique,  dans 
un  moment  de  réaction  où  il  fut  le  maître,  le  fit  chasser  du  sénat. 
Il  y  rentra  deux  ans  après,  grâce  au  triomphe  de  César;  il  s'em- 
pressa alors  de  se  mettre  aux  ordres  du  dictateur  et  l'aida  dans  son 
expédition  d'Afrique  :  en  échange  il  obtint  la  préture  et  le  gouver- 
nement de  Numidie,  mais  il  ne  fut  pas  consul,  et  se  retira  fort  mé- 
content des  affaires.  La  politique  ne  lui  avait  pas  donné  ce  qu'il  s'en 
était  promis  ;  aussi  la  traita-t-il  avec  le  mépris  qu'affectent  pour 
elle  les  ambitieux  qu'elle  a  trompés.  Il  se  moque  cruellement  de 
ceux  «  qui  trouvent  qu'on  ne  peut  mieux  employer  son  temps  qu'à 
serrer  la  main  des  gens  du  peuple  et  à  leur  donner  de  bons  dîners 
pour  gagner  leurs  votes.  »  Quant  à  lui,  il  se  félicite  de  s'être  tiré  de 
tous  ces  tracas  et  nous  dépeint  le  bonheur  dont  il  jouit  dans  cette 


UN    GRAND    HOMME    DE   PROVINCE.  775 

retraite  sereine  «  où  il  commence  enfin  à  vivre  et  à  se  posséder  lui- 
même;  »  mais  ce  qui  prouve  qu'il  n'y  était  pas  si  heureux  qu'il  le  dit, 
et  que  son  repos  était  souvent  troublé  de  regrets,  c'est  l'amertume 
des  jugemens  qu'il  porte  sur  tout  le  monde.  Il  trouve  son  siècle  un 
des  temps  les  plus  misérables  de  l'histoire.  Les  partis  qui  se  com- 
battent lui  paraissent  tous  injustes  et  violens,  sans  respect  du  droit, 
sans  souci  du  bien  public;  il  comble  l'aristocratie  d'outrages  :  nous 
n'en  sommes  pas  surpris,  il  a  passé  sa  vie  à  lutter  contre  elle;  mais 
il  ne  conserve  aucune  illusion  non  plus  sur  ce  parti  populaire  qu'il 
a  si  ardemment  servi  :  il  n'y  voit  qu'un  amas  de  brouillons  «  qui 
veulent  tout  changer  pour  être  mieux,  et  qui,  n'ayant  rien  à  perdre, 
n'hésitent  pas  à  tout  risquer.  »  Aucun  des  personnages  importans 
qu'il  a  connus  n'échappe  à  sa  mauvaise  humeur.  César  lui-même, 
à  qui  il  doit  tant,  n'est  pas  tout  à  fait  épargné.  Il  le  met  en  ba- 
lance avec  Caton,  c'est-à-dire  avec  l'homme  du  monde  que  César 
détestait  le  plus,  et  laisse  entre  eux  la  première  place  incertaine  ; 
il  lui  reproche  «  ces  espèces  de  gens  »  qu'il  a  introduits  dans  le 
sénat  (1),  enfin  il  semble  parler  en  termes  peu  flatteurs  de  son 
pouvoir  et  de  ses  réformes,  quand  il  dit  :  «  Se  faire  par  la  violence 
le  maître  des  siens  et  de  son  pays,  quelque  bien  qu'on  puisse  ac- 
complir, c'est  un  vilain  rôle.  »  Ne  faut-il  pas  voir  dans  la  sévérité 
de  ces  jugemens  le  dépit  d'une  ambition  trompée? 

Salluste  n'est  pas  seulement  mécontent  des  autres  ;  on  a  lieu  de 
croire  qu'il  n'était  pas  non  plus  entièrement  satisfait  de  lui-même. 
Il  a  essayé  rie  s'excuser,  ce  qui  prouve  qu'il  ne  se  sentait  pas  irré- 
prochable. L'opinion  de  ses  contemporains  lui  était  contraire,  peut- 
être  même  le  jugeait-on  trop  durement,  comme  il  jugeait  les  au- 
tres. Il  ne  faudrait  pas  pourtant  céder  trop  vite  au  désir  de  le 
réhabiliter;  nous  savons  qu'au  moins  quelques-uns  des  reproches 
qu'on  lui  faisait  étaient  fondés.  Une  indiscrétion  du  grave  Varron 
nous  a  conservé  le  récit  d'une  aventure  légère  qui  ne  prouve  pas 
en  faveur  de  l'austérité  de  ses  mœurs.  Il  était  l'amant  heureux 
d'une  grande  dame,  Fausta,  fille  de  Sylla  et  femme  de  Milon,  et, 
quoiqu'il  passât  pour  avoir  l'habitude  des  bonnes  fortunes  et  qu'il 
s'en  tirât  d'ordinaire  avec  adresse,  il  se  laissa  surprendre  un  jour 
par  le  mari.  Milon,  à  qui  la  loi  permettait  de  tuer  son  rival ,  se 
contenta  de  le  faire  étriller  d'importance  {loris  probe  cœsum); 
puis,  après  l'avoir  bien  rançonné,  il  le  renvoya  chez  lui  honteux  et 
ruiné.  Voilà  ce  qu'il  lui  en  coûta  «  pour  avoir  voulu  se  faire  le 
gendre  d'un  dictateur!  »  Nous  savons  encore  qu'étant  proconsul  en 
Numidie  il  ne  se  conduisit  pas  tout  à  fait  à  la  satisfaction  de  ses 

(1)  Parmi  ces  gens  se  trouvait  Salluste,  que  César  avait  ramené  aussi  dans  le  sénat; 
mais  il  aurait  voulu  sans  doute  y  rentrer  seul,  et  les  collègues  qu'on  lui  donnait  n'é- 
taient pas  de  son  goût. 


776  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

administrés,  puisqu'ils  l'accusèrent  à  son  retour  d'avoir  rudement 
pillé  la  province,  et  qu'il  ne  fut  absous  que  par  la  protection  de 
César.  Pour  se  justifier  de  ses  fautes,  Salluste  invoque  la  meilleure 
excuse  qu'il  puisse  alléguer.  Il  rappelle  en  quel  temps  le  hasard 
l'a  fait  naître  et  quelles  compagnies  il  a  fr.équentées  dans  sa  jeu- 
nesse. 11  a  vécu  au  milieu  d'une  société  corrompue  «  où  la  pudeur, 
l'honnêteté,  la  vertu,  étaient  remplacées  par  l'audace,  les  profusions 
et  l'avidité  ;  »  sans  doute  il  n'a  pas  échappé  tout  à  fait  à  la  conta- 
gion de  ces  vices,  mais  il  lui  semble,  quand  il  se  compare  à  ses 
compagnons,  qu'à  tout  prendre  il  valait  mieux  qu'eux.  Il  a  pourtant 
été  jugé  plus  sévèrement  que  les  autres;  tandis  qu'on  est  souvent 
assez  indulgent  pour  les  Gœlius,  les  Gurion,  les  Dolabella,  les  An- 
toine, on  s'est  montré  pour  lui  sans  pitié.  D'où  vient  cette  différence 
qu'on  a  mise  entre  eux,  et  pourquoi  ne  les  a-t-on  pas  traités  tous 
exactement  d'après  leurs  mérites  ?  Je  n'en  vois  qu'une  raison  :  Sal- 
luste, après  une  vie  qui  n'était  pas  exemplaire,  s'est  permis  de  prê- 
cher la  vertu;  l'ancien  amant  de  Fausta  n'a  pas  craint  de  flétrir  les 
débauchés;  le  magistrat  peu  scrupuleux  qui  avait  rapporté  d'A- 
frique des  richesses  scandaleuses  a  vanté  les  biens  honorablement 
acquis  et  proclamé  d'un  ton  d'oracle  «  que  la  fortune  est  une  chi- 
mère, et  que  le  sage  n'en  doit  pas  faire  cas.  »  C'est  ce  contraste 
d'une  morale  sévère  et  d'une  conduite  relâchée  qui  a  indisposé 
contre  lui.  On  lui  a  naturellement  appliqué  les  principes  rigoureux 
qu'il  affichait  :  plus  il  était  dur  à  tout  le  monde,  plus  on  était  tenté 
de  l'être  pour  lui. 

Pourquoi  donc  a-t-il  commis  cette  faute  grossière  de  se  faire  à 
contre-temps  prédicateur  de  morale  et  de  se  donner  un  rôle  qui  lui 
convenait  si  mal?  C'est,  je  l'avoue,  ce  qu'il  n'est  pas  aisé  de  com- 
prendre. J'ai  peine  à  croire,  comme  on  le  pense  d'ordinaire,  qu'il 
voulait  seulement  tendre  un  piège  à  la  postérité  et  qu'il  espérait,  au 
moyen  de  quelques  déclamations  vagues,  se  faire  passer  pour  un  per- 
sonnage austère.  Un  tel  calcul  serait  peu  digne  d'un  homme  d'esprit 
si  perspicace,  qui  connaissait  à  fond  le  monde  et  sa  malignité.  Il 
aurait  été  vraiment  trop  naïf,  s'il  avait  cru  qu'il  pouvait  si  aisément 
la  désarmer  et  qu'il  lui  suffisait  de  quelques  belles  paroles  pour 
effacer  le  souvenir  de  tant  de  méchantes  actions.  Ce  qu'il  y  a  de 
plus  simple  après  tout,  c'est  de  penser  qu'il  entrait  peut-être  dans 
ces  protestations  de  vertu  plus  de  sincérité  qu'on  ne  croit.  L'époque 
où  les  ouvrages  de  Salluste  furent  composés  peut  expliquer  bien  des 
choses.  C'est  seulement  à  la  fin  de  sa  vie  qu'il  s'avisa  d'écrire  (1), 
c'est-à-dire  après  les  proscriptions  et  les  guerres  civiles,  au  nio- 

(1)  De  Brosses  s'est  trompé  quand  il  a  cru  que  le  Catilina  avait  pu  ôtre  écrit  avant 
le  triomphe  de  César.  Il  n'est  pas  douteux  qu'il  n'ait  été  composé  qu'après  quo  César 
était  mort  et  dans  les  derniers  temps  de  la  vie  de  Salluste. 


UN    GRAND    HOMME    DE    PROVINCE.  777 

ment  où  cette  société,  qui  venait  d'être  agitée  de  secousses  ter- 
ribles, cherchait  à  se  rasseoir.  Nous  connaissons  par  expérience  ces 
lendemains  de  crise,  où  l'effroi  produit  tant  de  conversions  subites, 
où  l'on  se  jette  les  uns  aux  autres  tant  de  reproches  mérités,  où 
l'on  est  prêt  à  attaquer  tout  ce  qu'on  défendait  la  veille,  où  enfin, 
après  s'être  si  longtemps  glorifié  du  chemin  qu'on  a  fait,  on  sou- 
haite avec  tant  de  passion  revenir  d'où  l'on  est  parti.  A  Rome  aussi, 
la  haine  du  présent,  la  frayeur  de  l'avenir,  firent  naître  un  regret 
ardent  du  passé.  Jamais  on  n'a  tant  comblé  d'éloges  les  vertus  ré- 
publicaines que   depuis  que  la  république  n'existait  plus.  Ceux 
même  qui,  comme  Salluste,  avaient  aidé  à  la  détruire,  affectaient 
de  n'en  parler  jamais  qu'avec  attendrissement.  C'est  alors  que  com- 
mence cette  glorification  des  mœurs  antiques  qui  va  devenir  le  pro- 
gramme de  tous  les  hommes  d'état  de  l'empire.  Les  ouvrages  de 
Salluste  ont  cet  intérêt  de  nous  faire  savoir  qu'aussitôt  après  les 
effroyables  désastres  qui  suivirent  la  mort  de  César,  dès  que  l'opi- 
nion publique  put  se  faire  entendre,  elle  proclama  sans  hésitation 
que  le  remède  à  tous  les  maux  c'était  le  retour  aux  vieux  usages 
et  aux  anciennes  vertus.  Salluste  le  dit  avec  tout  le  monde,  comme 
firent  plus  tard  Auguste,  Mécène,  Horace  et  les  autres  écrivains  de 
ce  siècle.  Tous  parlent  de  la  même  façon,  sans  paraître  embarras- 
sés le  moins  du  monde  du  désaccord  qui  existait  entre  leur  vie  pas- 
sée et  leurs  doctrines  nouvelles.  Aucun  d'eux  ne  s'est  mis  en  peine 
de  l'effet  que  pouvaient  produire  dans  leur  bouche  ces  grandes  pro- 
testations morales  que  leur  conduite  avait  si  souvent  démenties,  et 
le  fait  est  qu'en  général  on  n'en  a  pas  paru  trop  étonné.  Salluste 
est  presque  le  seul  chez  qui  ce  contraste  ait  paru  choquant,  peut- 
être  parce  qu'il  était  le  premier  et  qu'avec  le  temps  on  s'y  est  ac- 
coutumé. Quant  à  lui,  il  est  possible  qu'après  avoir  traversé  ces 
révolutions  qui  changent  brusquement  les  hommes,  et  encore  sous 
le  coup  des  événemens,  il  se  soit  laissé  entraîner  aux  mouvemens  ir- 
résistibles de  l'opinion  publique  et  qu'il  ait  répété  avec  une  certaine 
sincérité  ce  qu'il  entendait  dire  à  tout  le  monde,  ce  qui  semblait  à 
tous  en  ce  moment  une  vérité  banale,  sans  se  demander  si  ce  qui 
pouvait  convenir  aux  autres  n'était  pas  déplacé  dans  sa  bouche. 

Ce  qui  est  sûr,  c'est  que  voilà  une  complication  de  plus  intro- 
duite dans  cet  esprit  déjà  si  complexe;  elle  augmente  encore  la  diffi- 
culté de  savoir  de  quelle  façon  il  a  dû  raconter  les  événemens  et 
juger  les  hommes.  Qu'on  essaie  de  se  figurer  Salluste  au  moment 
où,  convaincu  définitivement  qu'il  a  manqué  la  gloire  dans  la  poli- 
tique, il  se  décide  à  la  poursuivre  dans  la  littérature;  que  de  ten- 
dances différentes  qui  le  tirent  en  sens  contraire,  que  d'incertitudes 
dans  ses  jugemens,  que  de  souvenirs  amers  qui  aigrissent  encore 
ses  haines,  que  de  dépits  cruels  qui  tempèrent  ses  admirations,  que 


778  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

de  confusions  et  quelle  lutte  entre  ses  opinions  anciennes  et  ses 
sentimens  nouveaux,  que  d'hommes  enfm  dans  un  seul  homme  !  Il 
annonçait  solennellement,  au  début  de  son  Histoire,  «  que  rien  ne 
l'avait  détourné  de  la  vérité.  »  Il  se  prétendait  dégagé  des  partis 
[liber  apartibus);  mais  leur  échappe-t-on  tout  à  fait,  même  quand 
on  s'est  séparé  d'eux,  et  n'emporte-t-on  pas  toujours  en  les  quit- 
tant tout  un  fonds  de  préférences  ou  de  haines  obscures  qu'on  ne  se 
sait  pas  dans  le  cœur  et  qui  influent  sur  les  jugemens?  Il  n'est  pas  pos- 
sible, quand  on  a  fréquenté  les  hommes  et  pris  part  aux  événemens, 
d'en  parler  avec  inditférence.  Les  vieilles  querelles  ne  sont  jamais 
si  bien  apaisées  qu'elles  ne  laissent  un  levain  dans  l'âme  la  plus 
maîtresse  d'elle-même,  et,  quelque  affermi  qu'on  se  croie  dans  ses 
sentimens  nouveaux,  il  arrive  qu'à  l'improviste  les  plus  vieilles  im- 
pressions se  réveillent.  Quelle  trace  avaient  laissée  dans  les  œuvres 
de  Salluste  ces  souvenirs  du  passé?  Gomment  s'accommodaient  en- 
semble tant  d'opinions  et  de  tendances  contraires?  Par  quelles  insi- 
nuations perfides,  par  quels  demi-mots  malveillans,  par  quelles  ré- 
ticences calculées  se  faisaient  jour  ces  rancunes  mal  éteintes?  Yoilà 
ce  qu'il  n'est  plus  possible  a'ijourd'hui  de  savoir.  On  nous  dit  que, 
malgré  ses  protestations  d'impartialité,  il  était  trop  sévère  pour 
Pompée,  c'est  ce  qui  n'est  guère  surprenant;  mais  qui  sait  si  son 
admiration  pour  César  n'était  pas  mêlée  aussi  de  quelques  réserves? 
Que  disait-il  de  ces  intrigues  obscures  dans  lesquelles  le  grand  dic- 
tateur consuma  sa  jeunesse?  Et  Gicéron,  dont  il  était  l'ennemi,  qu'il 
a  traité  ailleurs  avec  une  froide  estime  qui  aurait  assurément  plus 
irrité  l'illustre  orateur  qu'une  hostilité  ouverte,  comment  racontait- 
il  sa  première  apparition  au  foiiim  et  ses  débuts  triomphans?  De 
quelle  façon  jugeait-il  Mithridate,  Spartacus,  ces  grands  ennemis 
de  Rome  qui  arrêtèrent  sa  fortune,  et  jusqu'à  quel  point  sa  géné- 
rosité naturelle  parvenait-elle  à  l'emporter  sur  ses  préjugés  natio- 
naux? On  ne  le  saura  jamais,  je  le  répète,  et  aucun  prodige  de 
divination  ne  peut  nous  l'apprendre.  C'est  ce  qui  rendait  l'entreprise 
de  De  Brosses  impossible.  Il  a  bien  pu,  par  un  effort  prodigieux  de 
travail,  recueillir  chez  les  autres  écrivains  à  peu  près  tous  les  faits 
que  V Histoire  de  Salluste  devait  contenir;  il  en  a  pour  ainsi  dire  ré- 
tabli la  matière,  mais  il  ne  pouvait  pas  nous  en  rendre  l'esprit;  il 
n'a  pas  retrouvé  ce  tour  particulier  de  ses  récits  ni  ces  appré- 
ciations pénétrantes  sur  les  faits  et  sur  les  hommes  qui  sont  en 
réalité  la  vie  d'un  ouvrage.  Pour  remplacer  ce  qui  n'existait  plus, 
ce  qu'on  ne  pouvait  se  flatter  de  refaire,  il  ne  s'est  pas  fié  à  lui- 
même,  il  a  emprunté  les  sentimens  des  autres  historiens,  d'Appien, 
de  Plutarque,  essayant  de  les  accorder  quand  ils  ne  s'entendent 
pas,  et  prenant  en  toute  chose  l'opinion  moyenne  de  l'antiquité;  il 
a  dit  des  personnages  dont  il  racontait  l'histoire  ce  qu'un  homme 


UN    GRAND   HOMME    DE   PROVINCE.  779 

ordinaire,  avec  un  peu  de  sens,  en  pouvait  dire.  Peut-être  était-il 
difTicile  de  faire  autrement;  la  faute  consistait  à  mettre  à  cette 
œuvre  sage,  mais  terne,  le  grand  nom  de  Salluste.  C'est  pres- 
qu'une  profanation  d'attribuer  à  un  génie  si  personnel,  si  original, 
cette  sagesse  commune  et  ces  jugemeiis  vulgaires.  Tel  est  le  grand 
défaut  du  livre  de  De  Brosses;  en  réalité,  cette  histoire  n'appartient 
à  personne.  Nous  venons  de  voir  qu'elle  n'est  pas  de  Salluste,  quoi- 
qu'elle en  porte  le  nom,  et,  comme,  pour  être  Salluste,  De  Brosses 
a  négligé  d'être  lui-même,  elle  n'est  pas  de  De  Brosses  non  plus. 

Il  ne  faudrait  pas  prétendre  que,  si  l'ouvrage  manque  d'in- 
térêt, ce  soit  uniquement  la  faute  des  événemens  que  l'auteur 
avait  à  raconter.  La  période  que  Salluste  a  choisie  pour  sujet  de  ses 
récits  s'étend  depuis  la  mort  de  Sylla  jusqu'au  moment  où  l'accord 
entre  César  et  Pompée  rend  le  pouvoir  à  la  démocratie.  Assurément, 
si  on  la  compare  aux  temps  qui  précèdent  et  qui  suivent,  c'est- 
à-dire  au  terrible  duel  entre  Sylla  et  Marins  et  aux  dernières  luttes 
de  la  république  expirante,  elle  paraît  moins  animée  et  moins  dra- 
matique; elle  ne  manque  pourtant  pas  d'importance,  elle  forme 
un  ensemble  complet  d'où  ressort  un  grave  enseignement.  C'est 
une  histoire  qu'on  pourrait  intituler  :  Comment  les  restaurations 
échouent.  Celle  que  Sylla  avait  entreprise  semblait  avoir  toute 
chance  de  réussir;  elle  était  l'œuvre  d'un  politique  profond,  esprit 
ferme  et  cœur  froid,  sans  scrupule  et  sans  pitié,  prêt  à  tout  faire 
pour  le  succès.  Il  tenta  d'arrêter  la  révolution  par  des  moyens  ré- 
volutionnaires; ne  pouvant  espérer  changer  le  parti  qui  lui  était 
contraire,  il  n'hésita  pas  à  l'anéantir  :  il  massacra  les  chefs,  il  ban- 
nit les  soldats  et  les  dépouilla  tous  au  profit  des  siens.  Quand  la 
place  fut  nette  et  qu'il  n'eut  plus  un  seul  ennemi  sur  le  forum,  pour 
empêcher  qu'il  n'en  pût  renaître  plus  tard,  il  changea  la  constitu- 
tion et  abolit  tous  les  privilèges  que  la  démocratie  avait  obtenus  en 
quatre  siècles  de  combats.  Sylla  sentait  bien  qu'il  jouait  la  dernière 
partie  de  la  république;  il  avait  tout  fait  pour  la  gagner,  et  cepen- 
dant elle  fut  perdue,  tant  il  est  difficile  de  remonter  le  cours  des 
événemens  et  d'arrêter  leur  pente  naturelle!  Il  ne  lui  servit  de  rien 
de  s'être  donné  tant  de  mal  pour  ne  pas  laisser  d'ennemis  après 
lui;  ce  furent  ses  amis  qui  se  chargèrent  de  détruire  son  œuvre. 
Personne  n'y  travailla  avec  plus  d'ardeur  que  ce  Pompée,  son  meil- 
leur général,  auquel  il  ne  savait  rien  refuser,  dont  il  avait  flatté 
la  vanité  en  lui  donnant  le  nom  de  «  grand  »  après  sa  première  vic- 
toire. Ce  fut  lui  qui,  en  s'alliant  aux  restes  de  la  démocratie  vain- 
cue, lui  rendit  l'audace  de  réclamer  et  la  force  de  reconquérir  les 
privilèges  qu'elle  avait  perdus.  Voilà  les  événemens  que  racontait 
Salluste  et  De  Brosses  après  lui.  Ils  sont  loin  d'être,  comme  on  voit, 
dépourvus  d'importance  et  d'intérêt;  mais  De  Brosses  n'a  pas  su 


780  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

leur  donner  la  vie,  et  si  le  récit  qu'il  en  fait  attache  si  peu  le  lec- 
teur, s'il  faut  un  effort  pour  achever  son  livre  et  s'il  ne  laisse  aux 
plus  bienveillans,  quand  il  est  fini,  que  des  sentimens  de  froide  es- 
time, il  n'y  a  pas  moyen  de  s'en  prendre  à  d'autres  que  lui. 

Il  serait  intéressant ,  parmi  les  défauts  qu'on  peut  reprocher  à 
l'ouvrage,  de  chercher  ceux  qui  lui  viennent  du  milieu  où  l'auteur 
a  vécu.  Il  en  est  un  qui  m'a  frappé  plus  que  les  autres  et  que  je 
veux  signaler  en  finissant.  Quoique  la  province  ait  l'œil  sur  Paris, 
elle  ne  parvient  pas  toujours  à  régler  son  pas  sur  le  sien.  Elle  est 
sujette  à  marcher  trop  lentement  ou  trop  vite  :  tantôt  elle  reste  trp 
fidèle  aux  modes  anciennes,  tantôt  elle  exagère  les  modes  nou- 
velles. Sa  littérature ,  quand  elle  en  fait,  présente  les  mêmes  ca- 
ractères :  tout  en  accueillant  avec  empressement  les  nouvelles  opi- 
nions, elle  ne  se  détache  pas  aussi  vite  des  autres,  et,  malgré  le  goût 
qu'elle  a  pour  le  présent,  elle  ne  perd  pas  tout  à  fait  le  souvenir 
du  passé.  De  là  certaines  indécisions  qui  surprennent  :  les  écrivains 
y  sont  souvent  de  deux  époques  à  la  fois  et  unissent  les  contraires. 
La  société  que  fréquentait  De  Brosses  à  Dijon  paraît  avoir  offert  de 
ces  contrastes.  Il  y  régnait  encore  un  air  précieux  qui  semblait  un 
héritage  des  salons  du  xvii^  siècle.  Les  hommes  s'y  appelaient  cou- 
ramment entre  eux  :  «  monsieur  le  doux  objet.  »  Les  plaisanteries 
y  étaient  souvent  peu  naturelles  et  cherchées;  on  en  trouve  dans 
les  lettres  de  De  Brosses  qui  prouvent  que  ce  monde  appréciait  en- 
core les  bons  mots  maniérés  à  la  façon  de  Voiture,  comme  quand  il 
dit  que  la  tour  de  Pise  «  affecte  de  petits  airs  penchés,  »  que  les 
Apennins  qu'on  traverse  dans  les  états  du  pape  sont  a  de  bons  pe- 
tits diables  d'Apennins,  d'un  commerce  fort  aisé,  »  mais  qu'en  re- 
vanche ceux  de  Toscane  sont  plus  difficiles  à  vivre,  h  qu'à  les  voir 
de  loin  si  bien  élevés,  on  leur  aurait  cru  plus  d'éducation  qu'ils 
n'en  ont,  et  qu'ils  sont  rustiques  et  sauvages  au  possible,  »  lorsque 
enfin,  à  propos  de  la  pluie  dont  il  est  inondé  dans  l'état  de  Luc- 
ques,  il  fait  cette  réflexion  :  «  je  n'aurais  jamais  imaginé  que  dans 
un  si  petit  état  il  pût  faire  une  si  grande  pluie  !  »  Voilà  des  plaisan- 
teries qui  retardent  et  dont  Voltaire  aurait  dit,  comme  de  celles  de 
Voiture  :  «  C'est  du  rouge  et  du  plâtre  sur  le  visage  d'une  pou- 
pée. »  On  ne  parlait  plus  ainsi  chez  M'"^  Geoffrin  ou  chez  M"'=  de 
L'Espinasse.  Et  cependant  dans  ces  salons  de  petite  ville,  où  se 
conservaient  quelques  habitudes  d'esprit  de  l'époque  précédente, 
le  xviii^  siècle  avait  largement  pénétré.  On  y  tenait  volontiers 
des  propos  hardis  et  cyniques,  on  affectait  d'y  être  léger  et  mo- 
queur, on  y  riait  de  tout,  et  même  des  choses  qu'au  fond  on  res- 
pectait, on  y  raillait  les  moines  et  les  prêtres,  et  l'on  entendait  avec 
le  plus  vif  plaisir  De  Brosses  dire  du  collège  de  la  Propagande  : 
«  On  y  engraisse  des  missionnaires  pour  donner  à  manger  aux  can- 


UN    GRAND    HOMME    DE    PROVINCE.  781 

nibales.  C'est,  ma  foi,  un  excellent  ragoût  pour  eux  que  deux  pères 
franciscains  à  la  sauce  rousse.  Le  capucin  en  daube  se  mange  aussi 
comme  le  renard,  quand  il  a  été  gelé.  » 

Tout  en  écrivant  ces  légèretés,  où  se  retrouve  l'esprit  du 
xYiii^  siècle.  De  Brosses  tenait  par  beaucoup  de  liens  encore  au 
siècle  précédent.  Il  a  partout  des  accès  de  colère  subite  et  des 
pointes  vives  contre  son  époque.  Il  ne  dit  pas  sans  mauvaise  humeur 
((  que  la  méthode  actuelle  est  d'appliquer  à  tout  le  ton  philosophi- 
que. ))  Il  ne  peut  s'empêcher  de  sourire  quand  il  rappelle  «  que  son 
siècle  se  pique  d'être  le  siècle  de  la  philosophie  et  du  bon  goût;  » 
loin  de  partager  l'enthousiasme  que  ses  contemporains  éprouvent 
pour  leur  temps,  il  lui  semble,  ce  qui  est  bien  exagéré,  «  qu'on  a 
déjà  fait  quelques  pas  du  côté  de  la  barbarie.  »  Il  est  resté  le  par- 
tisan passionné,  exclusif,  des  grands  écrivains  de  l'époque  de 
Louis  XIV.  Il  ne  souffre  pas  que  Voltaire  se  permette  «  de  dérober 
à  Corneille  l'admiration  publique  dont  il  jouit,  »  et  déclare  «  que  la 
réclamation  nationale  s'est  prononcée  contre  cette  injuste  critique.» 
Il  a  tenu  aussi  à  venger  la  mémoire  de  l'illustre  Saumaise  contre  les 
dédains  des  ignorans,  et  à  ce  propos  il  a  pris  la  défense  des  re- 
cherches érudites,  que  personne  n'estimait  alors  et  dont  il  était  à 
la  mode  de  se  moquer;  mais  ici  le  courage  l'abandonne  vite,  et 
dans  cette  opposition  aux  goûts  de  son  temps  il  n'ose  pas  aller  jus- 
qu'au bout.  Sa  résistance  est  mêlée  de  faiblesses  et  de  concessions. 
Quelle  que  soit  la  passion  dont  il  est  possédé  pour  les  études  d'éru- 
dition, et  quoiqu'il  leur  ait  consacré  sa  vie,  ce  n'est  en  réalité  qu'un 
savant  honteux  qui  cherche  tous  les  moyens  de  se  faire  pardonner, 
qui  a  peur  d'être  ridicule,  qui  abandonne  lestement  ses  confrères, 
et  même  au  besoin  se  moque  d'eux  pour  échapper  lui-même  aux 
railleries  dont  ils  sont  l'objet.  Il  faut  voir  comme  il  parle  «  de  ces 
insipides  grammairiens  dont  la  lecture  est  tout  à  fait  dégoûtante,  » 
et  comme  il  s'excuse  d'être  forcé  de  les  imiter.  Il  a  même  émis  à 
propos  d'eux  une  théorie  fort  singulière,  mais  qui  devait  plaire  aux 
gens  de  son  temps  et  de  son  monde  :  il  a  prétendu  prouver  qu'on 
pouvait  désormais  se  passer  de  leur  travail  et  que  leur  œuvre  était 
achevée,  a  Disons  vrai  à  cet  égard  :  lors  de  la  renaissance  des  lettres, 
ils  étaient  nécessaires  pour  éclaircir,  pour  rectifier  le  texte  obscur 
et  défiguré  de  tant  d'excellens  écrivains  de  l'antiquité.  Ils  nous  en 
ont  rendu  l'inteUigence  aisée,  et  par  là  notre  siècle,  ennemi  de  la 
peine,  leur  doit  ce  bon  goût  dont  il  se  vante,  et  qu'il  a  formé  par  la 
lecture  facile  des  anciens  auteurs  classiques;  mais  aujourd'hui  la 
tâche  des  littérateurs  de  ce  genre  est  à  peu  près  remplie  :  on  n'a  plus 
besoin  d'eux,  et  on  n'en  fait  plus  de  cas  depuis  que  par  leur  travail 
ils  nous  ont  mis  en  état  de  nous  en  passer.  »  Voilà  une  assurance 


782  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bien  surprenante  chez  un  esprit  si  perspicace,  et  qui  aurait  dû  voir 
à  certains  indices  qu'autour  de  lui  la  science  était  en  train  de  se  re- 
nouveler et  de  se  rajeunir.  En  1770,  quand  De  Brosses  écrivait  ces 
paroles  étranges,  Anquetil-Duperron  avait  déjà  rapporté  en  France 
les  livres  sacrés  des  Persans;  déjà  les  Anglais  commençaient  à  étu- 
dier les  langues  anciennes  de  l'Inde,  et  les  résultats  de  ces  pre- 
mières études  n'étaient  pas  restés  étrangers  à  Voltaire,  qui  avait 
vaguement  pressenti  que  des  lumières  nouvelles  nous  arrivaient  de 
l'Orient.  Pour  nous  en  tenir  à  l'antiquité  classique,  n'est-il  pas  cu- 
rieux qu'au  moment  où  De  Brosses  déclare  d'un  ton  si  décidé  que 
tout  est  fini,  tout  recommence?  Des  découvertes  importantes  dont  il 
avait  été  témoin  et  qu'il  a  signalées  le  premier  apportent  des  res- 
sources nouvelles  pour  mieux  connaître  la  vie  antique  et  rétablir  les 
anciens  textes  dans  leur  intégrité.  Il  avait  vu  à  Milan  déchiffrer  les 
premiers  palimpsestes;  à  Naples,  il  avait  assisté  aux  premières 
fouilles  d'Herculanum.  Est-il  possible  de  comprendre  qu'avec  son 
goût  naturel  pour  l'érudition  il  n'ait  pas  prévu  quelques-unes  des 
conséquences  qu'allaient  avoir  ces  grandes  découvertes?  Gomment 
se  fait-il  que,  malgré  ses  velléités  d'indépendance,  il  ait  laissé  sur 
lui  tant  de  prise  aux  opinions  de  son  temps,  qu'il  soit  devenu  in- 
capable d'entrevoir  et  d'annoncer  le  grand  avenir  réservé  à  la 
science? 

Le  séjour  de  la  province,  on  le  voit,  ne  lui  a  guère  profité.  Il  n'a 
pas  suffi  à  le  défendre  de  cette  servitude  des  préjugés  populaires  à 
laquelle  il  est  si  difficile  d'échapper.  De  Brosses  gronde  quelquefois 
son  siècle,  mais  en  somme  il  le  subit  ;  il  en  accepte  même  les  senti- 
mens  qui  lui  sont  au  fond  le  plus  contraires.  Son  exemple  est  peu 
favorable  à  ceux  qui  prétendent  que,  si  les  écrivains  fuyaient  Paris 
et  restaient  chez  eux,  ils  auraient  plus  de  chance  de  conserver  l'ori- 
ginalité de  leurs  opinions  et  le  tour  naturel  de  leur  esprit.  Ce  qui 
lui  manque  le  plus,  c'est  précisément  d'être  original  et  d'avoir  une 
façon  de  penser  ou  d'écrire  qui  lui  soit  propre.  On  a  beau  chercher 
dans  ses  ouvrages,  on  ne  voit  pas  quelles  sont  les  qualités  qu'il  doit 
au  pays  où  il  a  voulu  passer  sa  vie;  il  est  possible  au  contraire  de 
signaler  quelques  défauts  qu'il  aurait  peut-être  évités,  s'il  avait  écrit 
dans  un  autre  milieu,  en  sorte  qu'au  lieu  de  le  féliciter  de  n'avoir 
pas  quitté  sa  province,  je  crois  bien  qu'il  faut  dire  avec  M.  Ville- 
main  «  qu'il  lui  a  manqué  de  vivre  à  Paris.  » 

Gaston  Boissier. 


LA  PHÉNICIE 


DAPUES    LES    DERNIERES    DECOUVERTES    ARCHEOLOGIQUES 


Ernest  Reaan,  Mission  de  Phénicie,  1  vol.  in-4o  de  texte  et  1  vol.  ia-folio  de  planche*, 

Paris  1874. 


L'œuvre  de  l'homme  est  si  vaine  sur  la  terre,  les  monumens 
qu'il  élève  pour  l'éternité  tombent  si  vite  en  poudre,  les  arts,  les  re- 
ligions et  les  littératures,  enfans  de  son  génie,  vivent  si  peu  de 
jours,  que  le  voyageur  qui  parcourt  aujourd'hui  la  côte  syrienne  du 
Garmel  à  l'Oronte  pour  voir  les  lieux  où  furent  Tyr,  Sidon,  Byblos, 
Aradus,  villes  saintes  où  le  monde  se  rendait  en  pèlerinage,  reines 
des  mers  aussi  fières,  aussi  puissantes  qu'Albion,  ne  retrouve  ni 
temples,  ni  cités,  ni  inscriptions  antiques,  rien  que  des  débris 
émiettés,  des  nécropoles  violées  et  des  cendres  sans  nom.  C'est  au 
pays  de  Canaan  que  doit  aller  celui  qui  veut  se  donner  le  spectacle 
de  l'universelle  caducité.  Là,  au  pied  des  alpes  fleuries  qu'on 
nomme  le  Liban,  sur  un  sol  arrosé  par  les  plus  belles  eaux  de  la 
terre,  parmi  les  campagnes,  les  vergers,  les  jardins  les  plus  déli- 
cieux, sous  les  bénédictions  du  ciel,  par  les  travaux  de  l'homme, 
s'élevèrent  les  villes  fortes  des  Hittites,  des  Âmorrhéens,  des  Gir- 
gaséens,  des  Hivites;  sur  la  côte,  c'étaient  les  états  des  Sidoniens, 
desGiblites,  d'Arka,  de  Sinna,  de  Simyra  et  d'Hamath. 

Les  Cananéens  habitaient-ils  déjà  le  pays  lorsqu'un  pharaon  de 
la  sixième  dynastie,  Papi,  vingt-huit  siècles  avant  notre  ère,  re- 
poussa les  tribus  de  la  Syrie  du  sud?  Au  dire  d'Ouna,  qui  conduisait 
les  armées  d'Egypte,  elles  firent  brèche  dans  des  enceintes  forti- 
fiées, coupèrent  les  figuiers  et  les  vignes,  incendièrent  des  champs 
de  blé.  C'est  dans  la  même  contrée  qu'un  peu  plus  tard,  sous  la 
douzième  dynastie,  un  transfuge  égyptien  vint  à  la  cour  du  roi  de 


784  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Tennou  et  reçut  de  ce  chef  un  bon  pays  nommé  Aa  :  a  il  a  des  figues 
et  du  raisin,  et  produit  plus  de  vin  qu'il  n'a  d'eau.  Le  miel  y  est  en 
quantité,  ainsi  que  les  oliviers,  les  plantations  et  les  arbres.  »  Yoilà 
la  terre  de  promission,  arrosée  de  lait  et  de  miel,  où,  plus  de  mille 
ans  après,  les  éclaireurs  de  Josué  cueillirent  les  raisins,  les  figues  et 
les  grenades  qu'ils  montrèrent  aux  Israélites.  Un  des  bas-reliefs  du 
tombeau  de  Noumhotep,  à  Beni-Hassan,  nous  montre  les  costumes  et 
les  armes  de  ces  Sémites  asiatiques  à  l'époque  dont  nous  parlons, 
sous  la  douzième  dynastie  :  ils  sont  armés  de  lances  et  de  haches  de 
bronze,  d'arcs  de  grande  dimension,  de  carquois  portés  au  dos  et  de 
massues,  vêtus  de  tuniques  descendant  jusqu'aux  genoux  et  laissant 
les  bras  nus,  ou  de  pagnes  étroits  bridant  sur  la  hanche;  les  robes  des 
femmes  tombent  plus  bas;  elles  sont  chaussées  de  bottines  rouges, 
les  hommes  de  sandales;  les  étoffes  bariolées  aux  couleurs  écla- 
tantes ont  de  longues  franges.  L'un  des  Asiatiques  joue  en  mar- 
chant d'un  instrument  à  cordes  qui  avait  rappelé  à  Champollion  les 
lyres  de  vieux  style  grec.  L'art  de  tisser  et  de  teindre  paraît  donc 
avoir  été  déjà  fort  avancé  en  dehors  de  l'Egypte  à  une  époque 
où  les  villes  phéniciennes  n'existaient  pas  ou  n'étaient  que  de  sim- 
ples bourgades. 

Les  Cananéens,  peuple  au  teint  d'un  brun  rouge,  que  les  Ioniens 
devaient  un  jour  pour  cette  raison  appeler  Phéniciens,  avaient  été 
précédés  par  les  Araméens  dans  les  grandes  migrations  qui,  du  sud 
au  nord  et  de  l'est  à  l'ouest,  poussèrent  les  différentes  familles  sé- 
mitiques de  la  Babylonie,  où  elles  semblent  avoir  séjourné  de  longs 
siècles,  dans  les  diverses  régions  de  la  Syrie  et  de  l'Asie-Mineure. 
Les  Hébreux  à  leur  tour  suivirent  les  Cananéens  dans  la  vallée  du 
Jourdain,  où  déjà  étaient  parvenues  des  tribus  de  même  sang.  La 
dernière  migration  fut  celle  des  Assyriens.  Tous  ces  peuples  sémi- 
tiques de  l'Asie  occidentale  constituent  un  groupe  nettement  défini, 
distinct  à  quelques  égards,  notamment  quant  à  la  langue  et  aux 
idées  religieuses,  des  Sémites  de  l'Arabie  et  de  l'Ethiopie,  bien 
qu' Araméens,  Cananéens,  Hébreux  et  Assyriens  soient  tous  sortis  du 
berceau  de  la  race,  l'Arabie  centrale  et  septentrionale.  Le  Bas-Eu- 
phrate,  la  Chaldée,  Babylone  et  les  vallées  fertiles  de  la  Mésopo- 
tamie ont  été  la  grande  étape  de  ces  peuples.  Un  événement  in- 
connu, quelque  invasion  étrangère  sans  doute,  força  les  Cananéens 
établis  sur  les  bords  et  dans  les  îles  du  Golfe-Persique  de  venir 
chercher  une  nouvelle  patrie  sur  les  côtes  de  la  Méditerranée.  Ils 
retrouvèrent  en  Syrie  les  Araméens;  nul  doute  que  ces  peuples,  unis 
aux  Arabes  et  aux  tribus  issues  de  Tharé,  l'ancêtre  mythique  des 
Hébreux,  n'aient  envahi  l'Egypte  et  dominé  dans  la  vallée  du  Nil  de 
2200  à  1700  avant  notre  ère,  c'est-à-dire  pendant  cinq  siècles. 

Si,  avant  cette  invasion,  les  populations  sémitiques  de  la  Syrie 


LA   PHÉNICIE.  785 

avaient  eu  déjà  des  rapports  hostiles  ou  amicaux  avec  les  Egyptiens, 
la  pénétration  et  le  commerce  des  deux  races  devinrent  bien  plus 
étroits  durant  la  domination  des  Hyksos  ou  Hak-Sasu,  c'est-à-dire 
des  clieiks  de  Sémites  nomades.  D'ailleurs,  quoi  qu'on  en  ait  dit, 
aucune  antipathie  insurmontable  n'existait  entre  les  deux  peuples. 
Sans  parler  des  affinités  linguistiques  et  religieuses,  qui  permet- 
tent de  considérer  les  Égyptiens  comme  des  Protosémites,  on  re- 
trouve partout,  en  Egypte  et  en  Syrie,  les  marques  de  profondes 
influences  réciproques.  Presque  de  tout  temps  il  y  a  eu  des  Sémites 
dans  la  Basse-Egypte  :  leurs  descendans  existent  encore  à  l'orient 
du  Delta,  sur  les  bords  du  lac  Menzaleh.  De  tout  temps  aussi  les 
Égyptiens  ont  tenu  en  singulière  estime  les  services  des  esclaves 
sémites.  Aux  bazars  de  Memphis  et  de  Thèbes,  à  côté  du  classique 
«  Syrien,  »  coureur  et  porteur  de  litière,  on  rencontrait  des  esclaves 
de  choix,  des  sujets  rares  et  de  haut  goût,  véritables  objets  de  luxe. 
Souvent  l'habile  Cananéen,  d'esprit  ingénieux  et  subtil,  souple  et 
rampant  devant  le  maître,  dur  et  impitoyable  aux  serviteurs,  faisait, 
comme  Joseph ,  un  bon  administrateur  de  domaines.  Les  dieux  et 
les  déesses  d'Aram,  de  Canaan,  de  Judée,  d'Assyrie,  étaient  adorés 
en  Egypte  comme  le  dieu  Bas  et  la  déesse  Bast,  divinité  éponyme 
de  la  ville  de  Bubast.  Même  influence  des  idiomes  de  Syrie  sur  la 
langue  des  Égyptiens.  De  la  xviii'^  à  la  xx^  dynastie,  on  relève  des 
mots  sémitiques  sur  tous  les  documens  écrits;  les  enfans  dans  la 
maison,  les  fonctionnaires  royaux  à  la  cour,  reçoivent  des  noms  asia- 
tiques. C'était  le  temps  où,  selon  la  piquante  remarque  de  M.  Mas- 
pero,  les  raffinés  de  Thèbes  et  de  Memphis  trouvaient  autant  de 
plaisir  à  sémitiser  que  nos  élégans  à  semer  la  langue  française  de 
mots  anglais  mal  prononcés.  Le  commerce  phénicien,  le  plus  riche, 
le  plus  varié,  le  plus  étendu  qui  ait  existé  dans  l'antiquité,  approvi- 
sionnait des  denrées  du  monde  entier  les  comptoirs  des  villes  du 
Delta.  Dans  les  eaux  orientales  de  la  Méditerranée,  on  ne  voyait  que 
vaisseaux  phéniciens  faisant  voile  pour  l'Egypte  et  navires  égyp- 
tiens voguant  vers  Tyr,  Sidon,  Aradus. 

Avant  d'étudier,  à  la  suite  du  dernier  explorateur  de  la  Phénicie, 
M.  Ernest  Renan,  ce  qui  reste  aujourd'hui  d'une  des  plus  impor- 
tantes familles  de  Canaan,  il  était  nécessaire  d'interroger  les  anti- 
ques annales  de  l'Egypte,  au  moins  pour  les  hautes  époques,  les 
Phéniciens  eux-mêmes  ne  nous  ayant  rien  appris  sur  les  origines 
de  leur  nation,  de  leurs  arts  et  de  leurs  religions.  S'ils  avaient  écrit 
leur  histoire,  comme  on  n'en  saurait  douter,  car  leur  littérature 
était  des  plus  riches,  rien  n'en  est  venu  jusqu'à  nous  en  un  texte 
authentique.  C'est  dans  quelques  pages  de  deuxième  et  de  troisième 
main  qu'on  lit  les  fragtnens  des  annales  de  Ménandre  d'Éphèse  et 

TOME  XII.  —  1875.  so 


786  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  V Histoire  phénicienne  de  Sanchoniathon.  Quant  aux  mots  mêmes 
de  la  langue,  les  noms  propres,  les  gloses,  les  légendes  moné- 
taires, des  vers  puniques  du  Pœnulus  de  Plante  en  ont  seuls  con- 
servé un  certain  nombre,  qu'augmentent  chaque  jour  les  décou- 
vertes et  le  déchiffrement  des  textes  épigraphiques.  On  en  sait 
assez  pour  reconnaître,  avec  quelques  bons  juges  antiques,  l'unité 
fondamentale  de  la  langue  des  Cananéens  et  des  Hébreux.  Ces  deux 
idiomes  sémitiques  dérivent  d'une  seule  et  même  langue  plus  an- 
cienne, appartenant  au  groupe  des  Sémites  du  nord  :  le  phénicien  et 
l'hébreu  sont  sortis  comme  deux  rameaux  du  vieux  tronc  cananéen. 
A  dire  vrai,  ce  n'est  qu'au  temps  du  nouvel  empire,  sous  la  dix- 
huitième  dynastie,  au  xvii^  siècle  avant  notre  ère,  que  la  contrée 
maritime  de  Kefa  ou  Kefta,  la  Phénicie,  est  expressément  désignée 
dans  les  textes  hiéroglyphiques.  Jusqu'à  cette  époque,  les  scribes 
ne  désignaient  point  les  peuples  par  les  noms  qu'ils  se  donnaient 
eux-mêmes  :  sous  les  Ramsès  seulement  la  langue  de  l'Egypte 
admit  un  certain  nombre  de  ces  noms  d'origine  étrangère.  Et  ce- 
pendant Sidon  était  alors  à  l'apogée  de  sa  puissance;  reine  des 
villes  phéniciennes  de  la  côte,  bien  que  vassale  des  Égyptiens,  elle 
fournissait  à  Thotmès  III  les  flottes  sur  lesquelles  ce  pharaon,  le  plus 
grand  qui  fut  jamais,  conquit  Chypre  et  la  Crète,  les  îles  méridio- 
nales de  l'Archipel,  les  côtes  de  la  Grèce  et  de  l'Asie-Mineure.  Les 
Aradiens,  rebelles  endurcis,  qui  toujours  ont  formé  un  petit  monde 
à  part  en  Phénicie,  exportaient  en  Egypte  des  bois  de  construction, 
comme  plus  tard  les  Tyriens  à  Jérusalem;  ils  fabriquaient  des  bar- 
ques qu'on  appelait  «  phéniciennes  »  aux  bords  du  Nil.  Dans  les 
peintures  du  tombeau  deRekhraara,  à  Thèbes,  où  les  chefs  de  la 
Phénicie  et  des  îles  viennent  apporter  des  présens  à  Thotmès  III, 
ce  n'est  plus  deux  bouquetins  qu'ils  offrent,  comme  au  bas-relief 
du  tombeau  de  Noumhotep,  ce  sont  de  magnifiques  vases  de  métal, 
aux  formes  élégantes  et  puissantes,  des  colliers  de  grains  oblongs 
alternant  avec  de  petits  grains  ronds,  des  pierres  précieuses,  de  l'or 
en  anneaux,  des  parfums,  des  dents  d'éléphant,  bref  tous  les  pro- 
duits que  l'opulente  Sidon  vendait  au  monde  entier,  et  qui  attes- 
tent dès  lors  son  commerce  avec  l'Inde,  l'Arabie  et  l'Afrique. 


LE    PAÏS. 


C'est  par  le  nord  que  M.  Renan  commença  les  quatre  campa- 
gnes de  fouilles  dont  la  mission  de  Phénicie  devait  se  composer.  Ces 
quatre  grandes  explorations,  correspondant  aux  centres  principaux 
de  la  civilisation  phénicienne,  sont  celles  de  Ruad  (Aradus),  de  Gé- 
beil  (Byblos),  de  Saïda  (Sidon)  et  de  Sour  (Tyr). 

L'île  de  Ruad,  qui  porte  encore  comme  au  dixième  chapitre  de  la 


LA    PHÉiMCIE.  787 

Genèse  son  nom  antique,  et  rappelle  avec  Tyr  les  deux  plus  anciens 
sanctuaires  de  la  patrie  primitive  des  Cananéens  sur  le  Golfe-Per- 
sique,  Tylos  et  Aradus,  n'est  qu'un  écueil  d'environ  800  mètres  de 
long  sur  500  mètres  de  large:  le  roc  est  à  vif  dans  la  plus  grande 
partie.  L'île  est  encore  couverte  d'habitations  séparées  par  des 
ruelles  étroites  comme  au  temps  de  Strabon;  les  maisons  de  la 
cité  insulaire  y  avaient  alors  un  grand  nombre  d'étages.  Ainsi 
qu'aux  jours  lointains  de  la  dix-huitième  dynastie,  les  Aradiens 
forment  un  petit  monde  à  part,  une  population  distincte  à  bien  des 
égards  des  autres  populations  de  la  Syrie,  et  comme  une  sorte  de 
république  indépendante.  Quand  tous  les  rois  de  la  terre  et  des  îles 
se  courbaient  sous  la  sandale  des  pharaons  ou  devant  le  sceptre 
de  fer  des  farouches  conquérans  d'Assour,  les  Cananéens  d'Arad 
inclinaient  à  peine  leur  nuque  d'airain.  Point  de  coalition  contre  les 
grands  empires  dans  laquelle  ils  ne  soient  entrés  :  avec  les  Roten- 
nou  sous  Thotmès  III,  avec  les  peuples  de  la  Syrie  du  nord,  de 
l'Asie-Mineure  et  des  îles  de  la  Grèce  sous  Ramsès  II  et  sous  Ram- 
sès  III;  ils  ne  subirent  pas  plus  docilement  le  joug  des  Salmanasar 
et  des  Assour-ban-habal.  Toujours  vaincus,  jamais  domptés;  tel  de 
leurs  rois  aima  mieux  se  tuer  de  sa  propre  main  que  recevoir  l'aman 
du  vainqueur.  Ce  rocher,  battu  des  flots,  a  causé  quelques  heures 
de  déplaisir  aux  maîtres  du  monde,  voilà  tout.  Les  destinées  histo- 
riques de  l'humanité  n'en  ont  pas  autrement  souffert.  Le  manque 
d'intelligence  politique,  le  fanatisme  et  l'étroitesse  d'esprit  peuvent 
servir  de  caractéristique  au  peuple  d' Aradus  et  à  quelques  autres 
familles  sémitiques  :  Tyr  et  Jérusalem  ont  péri  par  le  même  vice. 

Il  semble  que  la  bizarrerie  des  habitans,  aujourd'hui  exclusive- 
ment musulmans,  ait  survécu  à  toutes  les  révolutions  des  empires. 
La  mission  rencontra  à  Ruad  des  difficultés  extraordinaires.  Voici 
ce  que  M.  Renan  raconte  des  dispositions  des  insulaires  quand  les 
marins  du  Colhert  débarquèrent  pour  procéder  aux  fouilles  : 

«  Les  jardins  où  nous  devions  faire  des  excavations,  et  dont  les 
propriétaires  avaient  déjà  reçu  un  salaire,  se  trouvèrent  fermés;  les 
possesseurs  des  inscriptions  refusèrent  de  les  laisser  enlever.  Tous 
s'excusèrent  en  disant  qu'ils  avaient  reçu  défense,  sous  les  menaces 
les  plus  graves,  de  contribuer  à  nos  travaux.  Cette  défense  ne  ve- 
nait pas  assurément  de  l'autorité  turque,  représentée  à  Ruad  par 
un  infortuné  mudhir  qui  n'a  pas  sous  ses  ordres  un  seul  zaptié,  et 
qui  d'ailleurs  nous  livnait  tous  ses  pouvoirs  avec  une  largeur  pres- 
que exagérée.  On  m'avoua  enfin  que  la  défense  venait  du  bazar, 
c'est-à-dire  de  quelques  fanatiques.  Ces  insensés,  groupés  autour 
de  la  mosquée  et  du  bazar,  font  l'opinion  ou  plutôt  la  conduisent 
par  la  crainte  de  l'incendie  et  de  l'assassinat  à  tous  les  excès.  Par 
antipathie  pour- la  France  et  par  suite  de  cette  haine  instinctive 


788  REVDE   DES   DEUX  MONDES. 

pour  la  science  qui  est  au  fond  de  tout  musulman,  ils  menaçaient, 
après  notre  départ,  des  avanies  les  plus  graves  quiconque  favorise- 
rait en  quoi  que  ce  soit  notre  dessein.  Un  ouvrier  dont  nous  eûmes 
besoin  nous  avoua  qu'il  nous  servirait  volontiers,  mais  il  deman- 
dait qu'on  lui  donnât  quelques  coups  devant  la  foule  pour  bien  con- 
stater qu'il  ne  nous  obéissait  que  par  nécessité.  » 

Les  marins  de  Ruad  sont  en  possession  de  tout  le  cabotage  des 
côtes  voisines  ;  celles-ci,  couvertes  d'un  vaste  amas  de  ruines  sur 
une  ligne  continue  de  3  ou  iH  lieues,  sont  désertes  et  malsaines  :  là, 
pressées  et  nombreuses,  étaient  ces  filles  d'Arvad,  Paltus,  Balanée, 
Carné,  Enhydra,  Marathus,  Antaradus,  où  s'épanouissait  tout  ce  qui 
eût  été  trop  à  l'étroit  dans  l'île.  De  ces  villes,  Antaradus  et  Marathus, 
aujourd'hui  Tortose  et  Amrit,  ont  été  déblayées  par  la  mission  et 
ont  livré  des  monumens  d'un  haut  intérêt  pour  l'histoire  de  l'art  et 
de  la  civilisation  arvadite.  La  plaine  d' Amrit  surtout  offre  l'aspect 
d'une  profonde  désolation.  Sur  ce  sol  dénudé  où  perce  le  rocher 
stérile,  sur  les  bords  solitaires  du  Nahr-Amrit  et  du  Nahr-el-Kublé, 
où  le  brigand  Ansarié  dresse  sa  tente,  dans  ces  marais  pestilentiels 
où  errent  quelques  troupeaux  de  buffles,  les  bourgeois  opulens 
d'Aradus  avaient  leurs  maisons  des  champs,  leurs  exploitations  agri- 
coles, leurs  fabriques,  leurs  magasins  et  leurs  caveaux  funéraires. 

Byblos  et  toute  la  région  du  Liban  qui  domine  la  côte  semblent 
un  autre  monde.  Le  grand  écrivain,  dont  le  génie  est  fait  de  tris- 
tesse sereine  et  de  profonde  sympathie,  s'est  ici  senti  tout  péné- 
tré de  l'esprit  des  vieilles  religions  de  Syrie,  il  a  chanté  ces  alpes 
riantes,  fleuries  et  parfumées,  pleines  de  grâce  et  de  majesté,  où 
se  dressaient  les  «  hauts-lieux  »  à  l'ombre  séculaire  des  cèdres,  des 
pins  et  des  cyprès,  il  a  retrouvé  sur  la  montagne  et  dans  la  vallée 
les  saints  sépulcres  d'Adonis,  il  a  vu  le  sang  du  dieu  rougir  en- 
core les  eaux  du  fleuve  sacré,  il  s'est  livré  au  démon  antique  des 
anciens  cultes  du  Liban,  aux  émotions  douces  et  tristes  d'une  mé- 
lancolie pénétrante,  il  a  connu  la  volupté  des  larmes  qui  débordent 
du  cœur  aux  heures  d'enivrement  mystique  et  de  tendresse  fu- 
nèbre. «  Le  charme  infini  de  la  nature,  dit  M.  Renan  en  parlant 
du  Liban,  y  conduit  sans  cesse  à  la  pensée  de  la  mort,  conçue  non 
comme  cruelle,  mais  comme  une  sorte  d'attrait  dangereux  où  l'on  se 
laisse  aller  et  où  l'on  s'endort.  Les  émotions  religieuses  y  flottent 
ainsi  entre  la  volupté,  le  sommeil  et  les  larmes.  Encore  aujourd'hui 
les  hymnes  syriaques  que  j'ai  entendu  chanter  en  l'honneur  de  la 
Vierge  sont  une  sorte  de  soupir  larmoyant,  un  sanglot  étrange.  » 

Si  la  nature  est  presque  encore  aujourd'hui  ce  qu'elle  était  au 
temps  où  cette  contrée  était  une  terre  sainte,  visitée  chaque  année 
par  des  pèlerins  venus  de  tous  les  points  de  la  terre,  il  n'en  est  pas 
ainsi  de  la  Gebal  antique,  que  des  légendes  appellent  la  ville  la  plus 


LA    PHENICIE.  789 

ancienne  du  inonde  :  Byblos  a  expié  la  supériorité  de  son  caractère 
presque  exclusivement  religieux.  Gomme  les  autres  villes  de  Ca- 
naan, elle  n'a  pas  seulement  disparu  sous  l'action  dissolvante  de 
l'hellénisme,  par  la  conquête  des  musulmans  et  des  croisés,  par 
l'effet  du  génie  iconoclaste  des  habitans  ou  d'un  goût  récent,  sou- 
vent peu  éclairé,  pour  les  antiquités  phéniciennes  :  Byblos  a  servi 
de  carrière  pour  les  constructions  modernes  de  Beyrouth  ou  d'Am- 
schit,  mais  la  vraie  cause  de  son  anéantissement  a  été  le  christia- 
,  nisme.  C'est  avec  une  sorte  de  fureur  sacrée  que  les  adorateurs  de 
Jésus  ont  porté  le  marteau  sur  les  temples  d'Adonis  et  de  Baalath, 
dont  le  culte  avait  refleuri  avec  un  éclat  incomparable  au  temps  des 
Antonins.  Les  colonnes  des  temples,  toutes  brisées  sans  exception 
et  brisées  à  dessein,  se  comptent  encore  par  centaines.  Il  n'y  a  peut- 
être  pas  d'exemple  d'une  antiquité  aussi  complètement  broyée.  On 
sent  que  l'œuvre  de  destruction  a  été  ici  une  œuvre  pie  et  que  la 
religion  seule  pouvait  faire  de  telles  ruines. 

En  dépit  d'une  totale  substitution  de  races,  de  langues  et  de  re- 
ligion qui  a  eu  lieu  dans  cette  partie  de  la  Syrie,  parmi  les  Maro- 
nites, les  Grecs,  les  Métualis,  lesDruses,  les  Musulmans,  les  Arabes 
et  les  Turcomans,  on  distingue  encore  les  restes  de  l'ancienne  race 
libaniote  et  giblite,  race  vive,  éveillée,  bonne,  sensuelle,  qui  par- 
fois présente  des  types  qu'on  croirait  d'un  autre  monde.  «  J'ai  vu 
une  de  ces  femmes  appartenant  à  une  ancienne  famille  de  la  mon- 
tagne, écrit  M.  Renan;  on  eût  dit  Jézabel  ressuscitée.  Quoique  jeune, 
elle  était  arrivée  à  une  taille  colossale.  La  beauté  de  ces  femmes, 
incomparable  durant  un  an  ou  deux,  tourne  très  vite  à  l'obésité  et 
à  un  développement  de  la  gorge  presque  monstrueux.  »  Ces  bonnes 
et  simples  populations,  par  une  illusion  fort  commune  dans  l'his- 
toire, sont  convaincues  à  un  point  qu'on  ne  saurait  imaginer  d'a- 
voir été  chrétiennes  dès  les  temps  apostoliques;  toute  conscience  de 
leurs  vieux  cultes  nationaux  s'est  évanouie,  et  elles  ne  se  doutent 
même  pas  que  leurs  chapelles  actuelles  ont  simplement  succédé  aux 
temples  antiques.  Le  fin  et  judicieux  voyageur  les  observa  à  loisir 
durant  ses  longues  courses  dans  la  montagne,  alors  qu'il  copiait  ces 
innombrables  inscriptions  d'Adrien  semées  dans  toute  la  région  du 
Haut-Liban,  entre  le  Sannin  et  le  col  des  cèdres,  ainsi  que  dans  la 
région  moyenne  de  Toula  jusqu'à  Sémar-Gébeil.  Bien  que  l'exis- 
tence de  ces  inscriptions  ait  été  connue  de  quelques  voyageurs  an- 
térieurs, le  curieux  problème  épigraphique  qu'elles  posent  était 
presque  resté  inaperçu.  Elles  consistent  toutes  en  la  mention  de 
l'empereur  Adrien,  imperalor  Iladrianus  Augustus,  suivie  de  for- 
mules qui  varient,  mais  dont  voici  la  plus  fréquente  :  arborum  gê- 
nera IV  cetera  privala.  Dans  quelle  intention  ces  textes  ont-ils  été 
gravés,  au  nombre  d'au  moins  huit  cents,  tantôt  sur  les  sommets  les 


790  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

plus  élevés,  où  la  neige  dure  jusqu'au  mois  de  juin  et  où  ne  pous- 
sent que  des  buissons  rampans,  tantôt  parmi  des  rochers  à  pic  pres- 
que inaccessibles,  dans  des  grottes  où,  comme  celle  d'Ayyoub,  on 
ne  parvient  qu'en  s'aidant  des  arbustes  suspendus  au-dessus  du 
fleuve  Adonis?  Faut-il  y  voir  un  règlement  affiché  en  quelque  sorte 
dans  cette  région  du  Liban,  couverte  d'arbres  à  l'époque  romaine, 
et  par  lequel  on  faisait  la  distinction  des  essences  réservées  à  l'état 
et  de  celles  abandonnées  aux  coupes  des  particuliers?  Un  texte  de 
Végèce  dit  expressément  que  quatre  essences  sont  propres  à  con- 
struire les  navires  :  le  cyprès,  le  pin,  le  mélèze  et  le  sapin;  voilà  les 
arborum  IV  gênera  qui  étaient  réservés  pour  la  flotte  romaine. 

Toute  la  vallée  du  fleuve  Adonis  (Nahr-Ibrahim),  avec  ses  monu- 
mens  du  culte  antique  des  adonies,  est  peut-être  le  coin  du  monde 
où  la  poésie  de  la  nature  s'unit  de  la  façon  la  plus  extraordinaire  à 
la  poésie  de  la  religion  et  du  passé.  Point  de  terre  sainte  plus  ro- 
mantique que  cette  vallée,  «  si  bien  faite  pour  pleurer.  »  Masch- 
naka,  où  se  trouvait  un  des  tombeaux  d'Adonis,  est  environnée  de 
montagnes  aux  contours  étranges,  dominées  à  l'horizon  par  les  som- 
mets neigeux  d'Aphaca.  De  l'autre  côté  du  fleuve,  au  monument 
de  Ghineh,  dont  les  sculptures  rappellent  le  drame  divin  de  la  mort 
d'Adonis  et  des  pleurs  de  Vénus,  on  a  devant  soi  le  Djebel-Mousa, 
«  hérissé  de  forêts  et  encore  peuplé  de  bêtes  fauves.  »  Le  plus  cé- 
lèbre des  sanctuaires  de  la  déesse  de  Byblos,  celui  d'Aphaca,  au- 
jourd'hui Afka,  est  à  la  source  même  du  fleuve,  qui  sort  d'un  vaste 
cirque  de  rochers  et  se  précipite,  de  cascades  en  cascades,  parmi 
des  noyers  gigantesques,  à  d'effrayantes  profondeurs.  «  L'enivrante 
et  bizarre  nature  qui  se  déploie  à  ces  hauteurs,  dit  M.  Renan,  ex- 
plique que  l'homme,  dans  ce  monde  fantastique,  ait  donné  cours  à 
tous  ses  rêves.  » 

A  quelques  heures  de  Beyrouth  et  de  sa  forêt  de  pins,  d'où  la 
ville,  ce  semble,  tire  son  nom,  on  arrive  devant  une  ville  mo- 
derne construite  de  débris  antiques  :  c'est  Sidon,  aujourd'hui  Saïda, 
«  le  premier-né  »  de  Canaan.  Comme  toutes  les  anciennes  cités 
de  la  Phénicie,  —  Tyr,  Byblos,  Botrys,  Acre,  Jaffa,  —  elle  se 
présente  de  loin  en  promontoire.  Les  ports  phéniciens  étaient  de 
préférence  situés  sur  des  caps.  «  Il  semble  qu'on  recherchait  plu- 
tôt des  reconnaissances  susceptibles  d'être  vues  de  loin  que  de 
vrais  abris.  La  navigation  d'alors  consistait  à  voguer  de  cap  en  cap; 
le  soir,  on  tirait  la  barque  sur  la  grève.  La  Phénicie  n'a  vraiment 
qu'un  seul  mouillage,  qui  est  Ruad.  Ce  que  les  Phéniciens  recher- 
chaient dans  leurs  ports,  c'était  le  voisinage  d'une  île,  ainsi  qu'on 
le  voit  à  Aradus,  à  Tripoli,  à  Sidon,  à  Tyr,  et  jusqu'à  un  certain 
point  à  Byblos,  »  N'était  sa  nécropole  et  ses  jardins,  mine  iné- 
puisable de  petits  objets  antiques ,  Sidon  ne  présenterait  presque 


LA.   PHÉNICIE.  791 

plus  aucun  vestige  de  son  passé  phénicien.  Cette  fidèle  vassale  des 
Thotmès  et  des  Ramsès,  dominatrice  des  cités  de  Canaan,  des  îles 
et  des  rivages  de  la  Méditerranée  du  xvii«  au  xiii"'  siècle,  cette  mère 
vénérée  de  la  civilisation  de  l'Occident,  ce  grand  entrepôt  où  s'en- 
tassaient les  produits  et  les  marchandises  de  l'Inde,  de  la  Bactriane, 
de  la  Chaldée,  de  l'Arabie,  des  régions  du  Caucase,  de  l'Afrique, 
de  l'Espagne  et  des  îles  de  l'Étain,  —  fut  trop  souvent  ruinée  et 
mis@  à  sac  par  les  pirates  d'Ascalon,  par  les  Sin-akhé-irib  et  les 
Assour-akhé-idin,  même  par  un  pharaon,  Ouhabrâ,  pour  qu'on  s'é- 
tonne qu'elle  n'ait  point  survécu  à  la  conquête  musulmane  et  à  la 
civilisation  moderne.  Il  est  remarquable  que  la  plupart  de  ces  maux 
furent  attirés  par  un  manque  de  tact  politique  qui  surprend  chez 
des  armateurs  et  des  négocians  aussi  avisés  que  les  Sidoniens.  Pour 
ne  point  payer  au  grand  empire  de  la  vallée  du  Tigre  et  de  l'Eu- 
phrate  un  misérable  tribut,  des  rois  comme  Loulii  et  Abdimilikouth 
ont  causé  la  ruine  de  leur  patrie ,  les  massacres  des  fauiilles  nobles 
sidoniennes,  la  transportation  en  masse  des  habitans  en  Assyrie  que 
remplacèrent  des  colons  venus  de  la  Chaldée  et  de  la  Susiane. 

Aujourd'hui  c'est  l'élément  musulman  dans  toute  sa  sécheresse 
qui  domine  à  Saïda.  Et  pourtant,  ici  comme  à  Byblos,  la  vieille  po- 
pulation indigène  a  encore  une  gaîté,  une  élégance,  une  légèreté 
tout  antiques:  dans  les  rues,  on  rencontre  des  enfans  du  type  égyp- 
tien le  plus  pur,  gracieux  et  doux;  mais  la  gloire  de  Saïda,  ce  sont 
ses  jardins.  Nulle  part  peut-être,  si  ce  n'est  à  Damas,  ce  paradis 
dont  les  visions  poursuivent  jusqu'au  désert  le  maigre  Arabe  no- 
made, on  ne  voit  tant  d'arbres  chargés  de  grenades,  d'oranges,  de 
figues,  d'amandes,  de  citrons,  de  prunes,  de  poires,  d'abricots,  de 
pêches,  de  cerises  et  de  bananes.  Ainsi  qu'aux  jours  anciens,  Sidon 
est  toujours  «  Sidon  la  fleurie.  » 

Le  site  de  Tyr,  avec  sa  chaussée  construite  par  Alexandre,  a 
rappelé  à  M.  Renan  Saint-Malo,  et  son  sillon.  Ce  qui  reste  des  ruines 
de  cette  ville  bâtie  avec  des  ruines  est  l'ouvrage  des  croisés  et  des 
Sarrasins.  Autant  vaudrait  chercher  à  Marseille  la  cité  primitive  des 
Phocéens  que  prétendre  retrouver  à  Sour  l'immense  ruche  indus- 
trielle qui  bourdonna  quelque  temps  sur  ce  rocher,  puis  s'est  tue 
pour  l'éternité.  Héritière  de  Sidon  détruite  au  xiii^  siècle  par  les 
Philistins,  Tyr  continua  dans  le  monde  la  mission  civilisatrice  de  la 
cité  «  mère  en  Canaan;  »  elle  acheva  la  colonisation  des  côtes  et  des 
îles  de  l'Occident;  mille  ans  et  plus  avant  notre  ère,  au  temps  où  le 
roi  Hiram  était  l'allié  et  l'ami  de  Salomon,  avec  ses  sanctuaires  re- 
construits, ses  ports  magnifiques,  son  palais  royal,  ses  arsenaux,  ses 
agrandissemens,  elle  était  sans  conteste  une  des  plus  opulentes  villes 
de  l'univers.  Ce  n'est  pas  qu'elle  fût  grande,  cette  Tyr  insulaire,  qui, 
comme  Aradus,  déborda  sur  la  côte  voisine  où  s'éleva  une  autre 


792  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Tyr,  une  Tyr  continentale  (Palétyr).  Il  n'y  eut  jamais  plus  de 
25,000  habitans  dans  cette  métropole  commerciale  du  monde  entier. 
Les  maisons,  entassées  les  unes  sur  les  autres,  n'étaient  ni  moins 
hautes  ni  moins  enchevêtrées  que  celles  de  la  Rome  des  césars;  Stra- 
bon  parle  avec  étonnement  du  nombre  des  étages.  Ainsi  que  le  re- 
marque M.  Renan,  la  place  occupée  par  chaque  individu  dans  une 
ville  antique  était  beaucoup  moindre  qu'aujourd'hui.  Chaque  année, 
à  l'époque  des  pèlerinages,  les  Tyriens,  venus  de  tous  les  points  de 
la  terre  pour  visiter  le  temple  de  Melkarth,  se  pressaient  dans  les 
rues  étroites  et  populeuses,  infectées  par  l'odeur  des  teintureries  de 
pourpre,  avant  d'affluer  dans  les  enceintes,  les  cours  et  les  porti- 
ques du  sanctuaire.  Au  temps  même  de  sa  plus  grande  prospérité, 
Tyr  livrait  en  tribut  aux  monarques  d'Assyrie  de  l'or,  de  l'étain,  du 
bronze,  des  étoffes  teintes  de  pourpre  et  de  safran,  du  bois  de  san- 
tal et  de  l'ébène.  Les  armateurs,  les  manufacturiers,  les  marchands, 
pour  avares  et  âpres  au  gain  qu'ils  aient  été,  n'en  goûtaient  pas 
moins  le  repos  à  certains  jours,  dans  leurs  belles  villas  de  la  côte, 
au  milieu  de  leurs  exploitations  agricoles,  à  l'ombre  des  vignes  et 
des  figuiers,  où  volontiers  ils  se  faisaient  enterrer.  Plus  tard  la  cité 
oublia  les  saines  traditions  politiques  qu'elle  avait  reçues  de  Sidon; 
en  proie  à  d'épouvantables  guerres  civiles,  à  des  révolutions  de  pa- 
lais et  de  harem  et  finalement  à  une  démagogie  sauvage,  Tyr  per- 
dit le  sentiment  des  réalités,  refusa  le  tribut  séculaire  aux  maîtres 
du  monde,  et  se  fit  assiéger,  ruiner,  détruire  pierre  à  pierre  par 
Salmanasar  V,  Saryoukin,  Sin-akhé-irib,  Assour-ban-habal,  Nabou- 
koudour-oussour,  Alexandre  de  Macédoine. 

Qu'importe  que  cette  île  ait  résisté  treize  ans  ou  treize  mois  aux 
blocus,  et  que  parfois  ses  flottes  aient  coulé  bas  quelques  navires  de 
Byblos  ou  de  Sidon  montés  par  des  Assyriens?  Vaincue  d'avance, 
Tyr  provoquait  follement  le  destin.  Qu'aurait  gagné  le  monde  à  sa 
victoire?  Mais  Tyr  ne  s'appartenait  plus  depuis  longtemps;  les  mer- 
cenaires et  les  esclaves,  cent  fois  plus  nombreux  que  les  citoyens, 
étaient  les  maîtres  véritables  de  la  cité  de  Melkarth.  Aux  heures 
troubles  de  la  rébellion  ou  de  quelque  danger  public,  les  Libyens  et 
les  Lydiens,  les  marins  du  port,  parcouraient  les  rues  en  armes,  tan- 
dis que  des  fabriques,  des  usines  et  des  comptoirs  sortaient,  comme 
des  fourmilières,  de  noires  multitudes  d'esclaves  éternellement  en 
guerre  contre  le  genre  humain.  Cette  tourbe  sans  nom,  conduite  par 
quelques  fanatiques,  ne  se  souciait  certes  pas  de  la  puissance  mari- 
time, coloniale  et  commerciale  de  Tyr  :  elle  bravait  l'Assyrien  comme 
elle  eût  fait  Baal  lui-même,  avec  le  cynisme  des  populaces,  avec 
cette  insouciance  hébétée,  ce  rictus  sardonique,  qu'on  prend  par- 
fois pour  de  l'héroïsme  et  qui  n'est  que  de  l'inconscience  obtuse  ou 
de  la  frénésie  de  meurtre  et  d'incendie.  Ces  sortes  de  folies  terribles 


LA    PHÉNICIE.  793 

sévissent  comme  des  épidémies,  à  certains  momens  de  l'histoire, 
dans  tous  les  grands  centres  de  population  industrielle.  C'est  que 
le  prolétaire  et  l'esclave  font  peu  de  cas  de  cette  vie  et  applaudis- 
sent volontiers  à  toutes  les  ruines.  Après  la  prise  de  Tyr  par  le  hé- 
ros macédonien ,  tout  ce  qui  n'avait  pas  été  tué  l'ut  vendu  ;  des 
30,000  individus  exposés  sur  les  marchés  d'esclaves,  la  plupart 
appartenaient  déjà  à  cette  classe  de  misérables;  au  lieu  de  travailler 
dans  les  teintureries  ou  clans  les  verreries  de  Tyr,  ils  servirent  des 
marchands  du  Pirée  ou  des  potiers  de  Gorinthe.  S'ils  n'avaient  rien 
gagné,  ils  ne  perdaient  rien,  et  il  y  avait  toujours  dans  le  monde 
une  grande  ville  de  moins. 

II.  —  l'aut. 

Rechercher  les  monumens,  les  objets  d'art,  les  inscriptions  que 
ces  villes  en  poudre  peuvent  avoir  conservés,  telle  était  la  tâche 
difficile  de  la  mission.  Ce  n'est  pas  que  la  Phénicie  tienne  une 
grande  place  dans  l'histoire  de  l'art.  Si  par  ce  mot  on  entend  une 
manière  propre  de  réaliser  dans  une  certaine  mesure  l'idéal  esthé- 
tique d'une  race  d'après  un  type  fixé  une  fois  pour  toutes  et  selon 
des  lois  de  développement  organique,  comme  l'art  égyptien,  l'art 
assyrien  ou  l'art  grec,  on  peut  affirmer  hardiment  qu'il  n'y  a  point 
d'art  phénicien.  Ainsi  que  les  nations  vouées  au  commerce  et  à 
l'industrie,  les  Phéniciens  n'ont  jamais  vu  dans  l'art  que  l'utile  et 
l'agréable;  ils  ne  l'ont  point  distingué  de  la  mode.  Pendant  mille 
ans,  de  l'invasion  des  Hyksos  dans  la  Basse-Egypte  jusqu'à  la 
xx^  dynastie  et  bien  plus  tard  encore,  les  ouvriers  cananéens  allè- 
rent à  l'école  des  fils  de  Misraïm.  Ce  n'est  point  seulement  sous  le 
rapport  politique  et  religieux  que  la  Phénicie  des  Thotmès  et  des 
Ramsès  fut  une  province  de  l'Egypte  :  c'est  aussi  sous  celui  de 
l'art.  Les  symboles  et  les  formes  de  l'architecture  phénicienne  ont 
été  importés  des  bords  du  Nil  avec  le  costume  et  les  rites  funéraires. 
Quand  les  durs  conquérans  de  Ninive,  de  Babylone  et  de  Suse  ré- 
pandirent jusqu'en  Syrie  et  en  Asie-Mineure  la  civilisation  chaldéo- 
assyrienne,  Tyr  et  Sidon  sacrifièrent  aux  modes  asiatiques.  Dès  ZiOO, 
avant  Alexandre,  l'art  grec  a  déjà  conquis  toute  la  Phénicie.  Puis 
vient  l'époque  romaine,  et  au  ii^  et  au  iii'^  siècle  le  pays  se  couvre 
de  monumens  conformes  au  goût  du  temps.  Les  temples  du  Liban 
en  particulier,  les  sanctuaires  vénérés  d'Adonis  et  de  Baalath,  fu- 
rent tous  rebâtis  en  style  grec  ou  gréco-romain.  Rien  ne  montre 
mieux  que  ces  éternelles  variations  du  goût  et  de  la  mode  l'absence 
complète  d'un  art  indigène.  M.  Renan  en  a  très  judicieusement  fait 
la  remarque,  l'Egypte  n'adopta  jamais  les  ordres  grecs.  Si  les 
temples  et  les  monumens  des  cités  phéniciennes  avaient  été  coni- 


79Zi  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

parables  à  ceux  des  acropoles  de  l'Hellade,  ils  auraient  résisté  à 
l'envahissement  des  modes  étrangères. 

L'infériorité  absolue  des  Phéniciens  dans  les  choses  de  l'art  est 
aujourd'hui  démontrée.  La  population  de  la  côte  de  Syrie,  émi- 
nemment douée  pour  le  commerce,  est  encore  la  moins  artiste  du 
monde.  Il  semble  étrange  de  refuser  tout  génie  propre  en  architec- 
ture au  peuple  qui  a  peut-être  le  plus  contribué  à  répandre  dans 
toute  l'Asie  occidentale  et  en  Grèce  les  procédés  de  l'art  de  con- 
struire. Si  c'est  à  l'Assyrie,  par  l'intermédiaire  de  l'Asie-Mineure, 
que  les  Hellènes,  en  particulier  les  Ioniens,  doivent  les  premiers 
modèles  de  cet  art,  il  serait  injuste  d'oublier  ce  que  les  vieilles 
écoles  doriennes  ont  reçu  des  Phéniciens.  Et  cependant  il  est  cer- 
tain que,  lorsque  Hirara  envoyait  des  maçons  et  des  fondeurs  à 
Jérusalem  pour  y  élever  un  temple,  c'était  là  une  entreprise  in- 
dustrielle et  commerciale  au  moins  autant  que  politique.  Le  fa- 
meux temple  hébreu  fut  construit  sur  le  modèle  des  sanctuaires  de 
l'Egypte  uniquement  parce  que  le  style  égyptien  était  alors  à  la 
mode,  et  que  les  ingénieurs  cananéens  n'en  connaissaient  point 
d'autre.  Leur  science  n'était  pas  moins  un  objet  d'exportation 
que  l'industrie  de  leurs  ouvriers,  les  belles  pierres  toutes  taillées, 
les  poutres  colossales,  les  colonnes  de  bronze  avec  leurs  chapiteaux, 
les  bois  précieux  et  les  plaques  de  métal.  D'ailleurs  aucun  souci  de 
la  beauté  ni  de  la  durée  :  les  calculs  étroits  et  intéressés  de  l'indus- 
trie, la  lésinerie  sur  le  choix  des  matériaux,  le  manque  de  sincé- 
rité, la  recherche  de  l'effet  et  de  l'ostentation;  voilà  ce  qui  expHque 
que  le  peuple  qui  a  le  plus  construit  n'a  pas  laissé  debout  un  seul 
monument.  De  même  le  peuple  qui  a  inventé  notre  écriture  et  l'a 
«  exportée  »  dans  le  monde  entier  est  de  tous  celui  qui  a  le  moins 
écrit  pour  la  postérité. 

A  dire  le  vrai,  le  génie  de  l'homme  n'est  pas  tout  dans  la  créa- 
tion de  l'œuvre  d'art;  la  nature  des  matériaux  décide  souvent  des 
formes  et  de  la  destinée  de  l'œuvre,  a  La  destinée  de  la  Grèce,  en 
fait  d'art,  dit  M.  Renan,  était  écrite  dans  sa  géologie.  »  Il  en  fut 
ainsi  pour  la  Phénicie;  le  calcaire  de  la  côte  de  Syrie,  composé  de 
particules  très  inégalement  résistantes,  d'un  aspect  rugueux  et  gra- 
nuleux, ne  comportait  pas  les  fines  ciselures  des  marbres  de  la 
Grèce.  Aussi  ne  se  peut -il  rien  imaginer  de  plus  contraire  au 
principe  du  style  hellénique,  la  colonne,  que  le  principe  même  de 
l'architecture  phénicienne,  le  roc  taillé  et  le  monolithisme.  Les  ha- 
bitations primitives  des  Cananéens  de  Syrie  ont  été  des  trous  natu- 
rels, des  cavernes  plus  ou  moins  façonnées  et  dégrossies  par  des 
ouvriers  qui  tiraient  parti  des  creux  et  des  saillies  du  rocher.  De 
même,  quand  plus  tard  les  maçons  de  Byblos  ou  d'Aradus  élevè- 
rent de  vastes  murs  aux  assises  colossales,  les  blocs  énormes  sor- 


LA    PHÉNICIE.  795 

talent  tout  faits  de  la  carrière  et  s'imposaient  en  quelque  sorte  à 
l'architecte;  loin  de  subordonner  les  matériaux  à  l'œuvre,  c'est 
l'œuvre  qui,  conçue  sans  idéal,  se  modifiait  avec  la  pierre.  L'archi- 
tecture sur  le  roc  vif  qu'on  rencontre  à  chaque  pas  en  Phénicie,  à 
Jérusalem,  en  Lycie,  en  Phrygie,  est  demeurée  presque  étrangère 
aux  Hellènes.  Il  en  faut  dire  autant  des  revôtemens  et  des  placages 
en  bois  et  en  métal  qui  dissimulaient  l'œuvre  même  de  l'architecte, 
l'ordonnance,  la  taille  et  les  joints  des  matériaux,  à  tel  point  que 
la  plus  haute  marque  de  magnificence  dans  un  édifice  était  que  «  la 
pierre  ne  s'y  vît  nulle  part  »  (I  Rois,  vi,  18). 

Il  faut  que  les  constructeurs  phéniciens  aient  mis  beaucoup  de 
négligence  ou  bien  peu  de  prévoyance  dans  leurs  monumens  pour 
qu'il  n'en  subsiste  presque  rien.  Nous  n'avons  garde  d'oublier  que, 
durant  les  époques  grecque,  romaine,  byzantine,  musulmane,  la 
population  très  dense  de  la  Syrie  n'a  cessé  d'y  bâtir,  c'est-à-dire  de 
débiter  en  moellons  les  gros  blocs  des  anciens  édifices,  devenus  de 
véritables  carrières;  nous  savons  quelles  gigantesques  murailles 
de  pierres  les  templiers,  les  hospitaliers,  l'ordre  teutonique,  en 
ont  tirées;  nous  reconnaissons  que  le  christianisme  a  démoli  les 
temples (1),  que  l'islamisme  a  brisé  les  statues,  et  que  la  race  ac- 
tuelle, chrétienne  ou  musulmane,  n'est  pas  moins  iconoclaste  d'in- 
stinct. Enfin  nous  constatons,  avec  tous  les  voyageurs,  les  ravages  ef- 
froyables des  chercheurs  de  trésors.  Malgré  tout,  nous  estimons  avec 
M.  Renan  que,  quand  même  l'art  grec  se  fût  trouvé  dans  des  condi- 
tions semblables,  le  génie  grec  se  décèlerait  encore.  Les  véritables 
causes  de  cette  caducité  sont  ailleurs.  Si  l'architecture  est  le  crité- 
rium le  plus  sûr  de  l'honnêteté,  du  sérieux,  du  jugeaient  d'une  na- 
tion, si  l'historien  peut  juger  les  peuples  et  les  époques  par  la  soli- 
dité et  la  beauté  des  édifices  qu'ils  ont  laissés,  c'est  seulement  par 
le  défaut  de  ces  qualités  chez  les  Phéniciens  qu'on  peut  s'expliquer 
le  néant  de  leur  œuvre  d'architecture.  «  Condamnation  éternelle  du 
moyen  âge  et  des  temps  modernes  !  s'écrie  M.  Renan  avec  une  admi- 
rable éloquence,  qui  n'a  vu,  il  y  a  quelques  années,  en  passant  sur 
le  pont  Royal,  ces  honteux  murs  des  Tuileries,  formés  de  deuxrevê- 
temens  menteurs,  dissimulant  un  ignoble  blocage  composé  de  boue 
et  de  gravois?  Et  nos  constructions  du  moyen  âge!  quel  manque 
de  soin  et  de  jugement!  Quand  on  a  la  volonté  de  bâtir  un  temple 
digne  de  la  Divinité,  comment  se  contenter  d'aussi  misérables  ma- 
tériaux? Aucune  pierre  du  Parthénon  n'a  moins  de  la  taille  voulue 
par  sa  situation;  toutes,  même  celles  qu'on  ne  voit  pas,  sont  du 
marbre  le  plus  parfait.  Et  quel  soin  dans  le  détail!  Pour  le  gothi- 

(1)  Un  tableau  excellent  de  la  destruction  des  temples  du  Liban  a  été  tracé  par 
M.  Amédce  Thierry,  d'après  Jean  Chrysostome,  dans  la  Revue  du  15  juin  1869  et  du 
l*"^  janvier  1870. 


796  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

que,  le  détail  n'a  rien  de  précieux;  pour  l'artiste  grec,  chaque 
détail  a  sa  valeur  et  exigeait  un  ouvrier  excellent.  Ce  sont  des 
merveilles  à  leur  manière  que  les  tombeaux  musulmans  et  les 
mosquées  du  Caire;  le  dessin  en  est  admirable,  le  plan  sur  le  pa- 
pier semble  tout  de  génie;  dix  ou  vingt  ans,  elles  ont  été  char- 
mantes, autant  qu'un  crépissage  et  un  visage  fardé  peuvent  être 
charmans  :  aujoui-d'hui  ce  sont  de  sales  ruines,  un  amas  de  pou- 
tres, de  lattes  et  de  torchis,  trahissant  les  voleries  de  l'entrepre- 
neur, l'esprit  superficiel  du  constructeur.  Dans  mille  ans,  elles 
n'existeront  pas  plus  qu'il  n'existera  une  église  gothique,  et,  dans 
mille  ans,  le  Parthénon,  les  temples  de  Pœstum,  si  on  ne  les  dé- 
molit pas,  seront  dans  l'état  où  ils  sont  aujourd'hui.  En  art  comme 
en  littérature,  comme  en  religion,  comme  en  politique,  la  maxime 
((  malheur  aux  vaincus!  »  est  vraie  au  bout  de  plusieurs  siècles. 
Pour  durer,  il  faut  être  vrai;  ce  que  le  temps  renverse  a  toujours 
en  son  principe  quelque  chose  de  défectueux.  » 

Quelque  pauvre  et  chétive  que  soit  l'archéologie  phénicienne,  elle 
existe  pourtant;  une  vue  d'ensemble  sur  les  monumens  et  sur  les 
objets  d'art  décrits  dans  la  Mission  de  Phénicic,  tout  en  soumettant 
à  une  sorte  de  vérification  expérimentale  les  idées  générales  qui 
précèdent,  permettra  d'acquérir  une  notion  plus  exacte  de  ce  qu'a 
été  cette  manière  d'art,  issu  du  troglodytisme,  essentiellement  imi- 
tateur et  avant  tout  industriel. 

L'île  de  Ruad  a  livré  quelques  spécimens  curieux  de  l'art  arva- 
dite  antérieur  à  l'époque  grecque.  Ces  objets,  éminemment  phéni- 
ciens, sont  un  mélange  d'élémens  égyptiens  et  assyriens  ou  persans. 
On  remarque  entre  autres  deux  dalles  d'albâtre  :  l'une  représente 
un  sphinx  ailé,  coiffé  du  pschent,  sans  doute  un  roi  d'Aradus,  l'autre 
deux  griffons  affrontés,  appuyés  contre  une  sorte  de  plante  sacrée. 
D'autres  objets,  une  statuette  naophore  égyptienne  de  l'époque  saïte 
(analogue  à  celle  trouvée  à  Byblos),  avec  inscription  hiéroglyphique, 
et  un  fragment  de  basalte  également  couvert  d'écriture  égyptienne, 
ont  été  apportés  tout  faits  des  bords  du  Nil,  comme  le  célèbre  sar- 
cophage du  roi  de  Sidon  Eschmounazar;  mais  à  l'ouest  et  au  sud 
de  l'île  se  dressent  encore  les  restes  les  plus  grandioses  et  les  plus 
authentiques  de  l'ancienne  Phénicie;  une  partie  du  mur  qui  cei- 
gnait autrefois  toute  l'île  domine  à  pic  une  eau  profonde  :  ce  sont 
des  blocs  quadrangulaires  de  3  mètres  de  hauteur  sur  Zr  ou  5  mè- 
tres de  long,  inégaux,  superposés  assez  irrégulièrement,  sans  ci- 
ment, de  petites  i)ierres  fermant  les  vides  et  opérant  les  jointemens. 
«  L'idée  dominante  des  constructeurs  a  été  d'utiliser  le  mieux 
possible  les  beaux  blocs.  Apporté  sur  place  de  la  carrière  voisine, 
le  bloc  a  en  quelque  sorte  commandé  sa  place.  On  lui  a  fait  le 
lit  le  plus  avantageux  sans  lui  demander  aucun  sacrifice  de  sa 


LA   PHENICIE.  797 

masse,  et  l'on  a  fermé  autour  de  lui  avec  de  moindres  matériaux.  » 
Même  principe  de  construction  à  Amrit,  ville  foncièrement  cana- 
néenne, «  trésor  des  monumens  phéniciens.  »  L'édifice  appelé  avec 
raison  par  les  gens  du  pays  El-Maabed,  «  le  temple,  »  est  le  plus 
ancien  et  presque  le  seul  sanctuaire  qui  subsiste  de  la  race  sémi- 
tique. Ni  à  Paphos,  ni  à  Malte,  ni  à  l'ancienne  Gaulos,  on  ne  pé- 
nètre si  bien  dans  les  habitudes  du  culte  syro-phénicien.  Au  milieu 
d'une  vaste  cour  carrée,  évidée  dans  le  rocher,  s'élève  sur  un  cube 
de  pierre  une  sorte  de  tabernacle  ou  cella  fermée  de  trois  côtés; 
une  énorme  dalle  monolithe,  en  forme  de  toit,  fait  saillie  sur  le  de- 
vant et  était  probablement  soutenue  par  des  colonnes  de  métal. 
Des  banquettes  régnent  de  chaque  côté  de  la  chambre;  divers  trous 
carrés,  des  rainures,  semblent  avoir  été  destinés  à  recevoir  soit  la 
base  d'une  colonne  en  bois,  soit  un  candélabre,  soit  une  tringle  le 
long  de  laquelle  courait  une  courtine  destinée  à  cacher  l'intérieur 
du  sanctuaire  et  les  objets  sacrés  qui  s'y  trouvaient,  —  peut-être 
les  stèles  ou  plaques  de  métal  sur  lesquelles  étaient  écrites  les  lois 
religieuses,  les  tables  de  la  loi.  «  Je  suppose,  en  tout  cas,  écrit 
M.  Renan,  que  ces  sortes  de  cellœ  s'appelaient  chez  les  Phéniciens, 
de  même  que  chez  les  Hébreux,  théba,  «  arche,  »  d'autant  plus  que 
ce  mot  paraît,  ainsi  que  l'objet  lui-même,  d'origine  égyptienne.  » 
La  Kaaba  de  La  Mecque  est  également  un  édifice  de  forme  cubique. 
Les  parois  du  rocher  qui  sert  de  base  au  Maabcd  sont  rongées  au 
tiers  inférieur,  à  la  manière  des  pierres  qui  ont  longtemps  séjourné 
dans  l'eau.  Une  source  s'échappe  encore  de  l'enceinte.  On  n'en  sau- 
rait douter  :  cette  cour  était  un  vaste  bassin,  un  lac  sacré,  et 
l'arche,  le  saint  des  saints,  surgissait  des  eaux.  Depuis  Pococke,  ii 
n'est  plus  permis  d'hésiter  sur  l'aspect  tout  égyptien  de  ce  temple 
phénicien. 

JNon  moins  égyptiens  sont  les  débris  de  deux  autres  petits  temples 
ou  naos  peu  éloignés  l'un  de  l'autre  que  M.  Renan  a  découverts  sous 
des  buissons  épais,  dans  un  marais  de  lauriers-roses  situé  près  de  la 
source  appelée  Aïn-el-IJayât,  «  la  Fontaine  des  serpens.  »  Ces 
deux  naos,  portés  chacun  sur  un  bloc  cubique,  posé  lui-même  sur 
une  assise  en  retraite,  s'élevaient  au-dessus  de  l'eau;  des  deux  côtés 
de  l'un  et  de  l'autre  sanctuaire,  on  voit  encore  la  trace  de  petits  es- 
caliers extérieurs  conduisant  à  la  plate-forme.  L'une  des  cellce,  tout 
à  fait  monolithe,  était  couronnée  d'une  belle  frise  composée  d'une 
série  d'uraeus  (1)  ;  à  la  voûte  étaient  sculptées  deux  vastes  paires 
d'ailes,  faisant  saillir  à  leur  centre,  l'une  peut-être  la  tête  d'un 
aigle,  l'autre  un  globe  entouré  d'aspics  et  muni  d'une  queue  d'oi- 

(1)  Cf.,  p.  366-367,  un  très  curieux  petit  objet,  vraiment  phénicien,  de  tous  points 
analogue,  trouvé  à  Saïda. 


798  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

seau  de  proie.  Un  excellent  dessin  de  M.  Thobois,  attaché  à  la  mis- 
sion en  qualité  d'architecte,  présente  une  restauration  de  cet  édifice 
où  il  n'est  entré  aucun  élément  conjectural.  M.  E.  Lockroy,  dont  le 
crayon  vigoureux  a  dessiné  aussi  pour  la  mission  plus  d'un  site  et 
plus  d'un  monument,  a  vu  en  Egypte,  à  Philœ,  un  naos  absolument 
semblable. 

Amrit  possède  encore  sur  son  sol  plusieurs  pyramides  sépulcrales 
qu'on  aperçoit  au  loin  de  la  haute  mer.  Les  gens  du  pays  appellent 
ces  monumens  El  Awâmid-el-Meghâzil ,  «  les  colonnes-fuseaux;  » 
tous  s'élèvent  au-dessus  de  caveaux  funéraires  déblayés  par  la  mis- 
sion, ils  sont  placés  à  quelques  mètres  de  l'entrée  et  de  l'escalier  par 
lequel  on  descend  dans  les  chambres  à  fours.  La  nécropole  de  l'an- 
tique Marathus  comptait  sans  doute  bien  d'autres  meghâzil,  M.  Re- 
nan y  voit  ces  horahoth,  ces  pyramides  fastueuses  qu'à  l'époque 
où  le  poème  de  Job  fut  écrit  les  riches  avaient  accoutumé  de  faire 
dresser  sur  leurs  tombes.  L'un  de  ces  monumens  consiste  en  un 
soubassement  rond,  flanqué  de  quatre  lions  d'un  grand  effet,  mais 
grossièrement  sculptés,  et  d'un  cylindre  surmonté  d'un  hémisphère 
constituant  un  monolithe  de  7  mètres  de  haut;  deux  couronnes  sail- 
lantes, formées  de  grands  denticules  et  de  découpures  pyramidales 
à  gradins,  entourent  le  cylindre.  Ce  motif  très  ancien,  dont  l'usage 
se  conserva  surtout  à  Byblos  jusqu'à  la  fin  du  paganisme,  est  imité 
des  tours  crénelées  des  remparts  assyriens  :  tout  le  monde  l'a  pu 
voir  au  Louvre  dans  les  fragmens  des  bas -reliefs  du  palais  de 
Koyoundjik.  Les  autres  meghâzil  sont  terminés,  non  par  une  demi- 
sphère,  mais  par  de  véritables  petites  pyramides;  de  même  pour 
l'énorme  mausolée  d' Amrit  nommé  Burdj-cl-Bezzâk,  a  la  tour  du 
Limaçon,  »  qui  n'est  plus  qu'un  cube  surmonté  d'une  corniche, 
construit  par  assises  horizontales,  sans  ciment,  en  pierres  de  cinq 
mètres  au  moins. 

A  Byblos,  l'ancienne  Gebal  cananéenne,  M.  Renan,  guidé  par  un 
sentiment  très  sûr  de  l'emplacement  où  devaient  avoir  été  situés  les 
grands  sanctuaires  de  cette  ville,  fit  ouvrir  une  tranchée  sur  la  col- 
line que  laisse  à  sa  gauche  le  voyageur  venant  de  Beyrouth,  en 
quittant  le  bord  de  la  mer  et  en  s'avançant  vers  le  khan  de  la  petite 
ville  actuelle.  Les  fouilles  confirmèrent  au-delà  de  tout  espoir  les 
prévisions  de  l'éminent  antiquaire.  Elles  mirent  à  découvert  une 
construction  carrée  en  pierres  colossales,  un  chapiteau  en  dehors 
du  style  classique,  trois  dalles  d'albâtre  où  l'on  remarque  l'orne- 
ment à  gradins  d'origine  assyrienne,  et  surtout  un  fragment  de  bas- 
relief  représentant  un  lion  aux  formes  d'une  puissance  extraordi- 
naire, aux  muscles  saillans,  et  qu'on  dirait  détaché  des  murailles 
de  quelque  palais  de  Ninive.  Non  loin  de  là  fut  trouvé  un  bloc  cal- 
caire orné  d'un  bas-relief  qui  a  nécessairement  décoré  un  édifice 


LA   PIIENICIE.  799 

d'une  grande  dimension  :  on  y  voit  un  roi,  l'urœus  dressé  sur  le 
front,  recevant  l'accolade  d'une  Isis  ou  d'une  Hathor  coiffée  du 
disque  lunaire  et  des  cornes  de  vache;  de  l'inscription  hiérogly- 
phique égyptienne  qui  accompagnait  ces  sculptures,  un  seul  mot  est 
venu  jusqu'à  nous  :  «  éternellement.  »  La  finesse  du  contour  et  la 
suprême  élégance  du  dessin  portaient  M.  de  Rougé  à  voir  en  ce  mo- 
nument une  œuvre  de  l'époque  des  Saïtes. 

Le  chef  de  la  mission  n'a  jamais  hésité  sur  la  nature  de  l'édifice 
dont  on  venait  d'exhumer  ces  ruines  :  là  était  le  grand  temple  de  la 
cité  sainte,  le  sanctuaire  de  Baalath  et  d'Adonis,  que  les  pèlerins 
apercevaient  de  la  mer  et  où  se  passaient  les  cérémonies  et  les  spec- 
tacles des  adonies.  Peut-être  la  figure  de  cet  édifice  nous  a-t-elle 
été  conservée  sur  deux  monnaies  frappées  sous  Macrin,  où  se  lit  le 
nom  de  la  «  sainte  Byblos.  »  La  construction  en  pierres  énormes 
dont  nous  avons  parlé  aurait  été  le  socle  de  la  pyramide  représentée 
sur  les  monnaies,  entourée  de  colonnes,  rattachée  à  une  vaste  cour 
sacrée  et  à  un  temple  aux  assises  colossales.  Ce  qui  ne  permet  plus 
aucun  doute  sur  la  justesse  de  cette  intuition,  c'est  la  découverte 
qu'on  a  faite  naguère  devant  une  maison  dont  l'endroit  est  indiqué, 
sur  la  planche  xix  de  la  Mission,  comme  présentant  des  «  vestiges 
de  constructions  anciennes.  »  Je  veux  parler  de  la  stèle  phénicienne 
de  Yehawmelek,  roi  de  Gebal,  et  des  deux  lions  de  style  archaïque 
trouvés  auprès;  cette  pierre  a  sûrement  appartenu  au  grand 
temple  de  la  déesse  de  Byblos.  Le  registre  supérieur  nous  montre, 
gravée  au  trait,  une  déesse  assise  sur  un  trône,  la  longue  robe  col- 
lante, les  cheveux  retenus  sur  le  front  par  un  bandeau,  la  tète 
coiffée  du  disque  solaire  flanqué  de  deux  cornes  de  vache,  posé  sur 
un  oiseau  à  la  queue  déployée  sur  la  nuque  et  la  tête  dressée  sur 
son  front;  la  main  droite,  levée,  s'ouvre  pour  protéger  ou  bénir;  la 
gauche  tient  un  long  sceptre  de  papyrus.  C'est  le  costume,  l'atti- 
tude, les  attributs  d'une  Isis-Hathor.  Le  style  et  le  procédé  sont 
égyptiens.  Un  personnage  vêtu  comme  un  roi  de  Perse,  le  roi  phé- 
nicien Yehawmelek,  la  barbe  longue  et  frisée,  la  tiare  basse  et  cy- 
lindrique, la  longue  tunique  relevée  dans  la  ceinture,  ainsi  qu'aux 
bas-reliefs  de  Persépolis,  se  tient  debout  devant  la  déesse  et  lui 
offre  une  libation.  Le  disque  égyptien,  aux  ailes  inclinées,  surmonte 
cette  stèle;  le  globe  solaire  et  les  deux  urœus  étaient  en  métal; 
on  le  reconnaît  encore  aux  traces  des  clous  et  à  l'encastrement  pri- 
mitif. Le  registre  inférieur,  dont  une  cassure  ancienne  a  fait  dispa- 
raître en  partie  les  six  dernières  lignes,  se  compose  d'une  inscrip- 
tion phénicienne  de  quinze  lignes. 

Si  ce  texte  épigraphique,  presque  aussi  célèbre  aujourd'hui  que 
ceux  de  la  stèle  de  Méscha  et  de  l'inscription  funéraire  d'Eschmou- 
nazar,  n'a  pas  été  rendu  à  la  lumière  par  la  mission,  c'est  qu'il  était 


800  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

presque  engagé  sous  une  maison  particulière  à  laquelle  on  ne  pou- 
vait toucher.  En  plantant  quelques  arbres  devant  l'entrée  de  sa  mai- 
son, le  paysan  qui  l'habite,  un  musulman,  découvrit  une  sorte  de 
porte  :  au  seuil  se  dressait  la  stèle  entre  deux  lions,  la  gueule  ou- 
verte. Lions  et  stèle  ont  été  tirés  des  carrières  de  calcaire  qui  avoi- 
sinent  l'antique  Byblos.  De  là  les  grandes  difficultés  de  lecture  que 
présente  ce  texte  assez  fruste.  M.  le  comte  de  Vogué,  le  premier  qui 
ait  lu  les  parties  essentielles  de  l'inscription,  en  a  souvent  triom- 
phé de  la  manière  la  plus  heureuse.  Depuis,  ce  texte  a  servi  aux 
leçons  d'épigraphie  sémitique  du  cours  de  M.  Renan  au  Collège  de 
France;  voici  la  traduction  du  savant  professeur  : 

((  C'est  moi,  Yehawnjelek,  roi  de  Gebal,  fils  de  leharbaal,  petit-fils 
d'Adommelek,  roi  de  Gebal,  que  la  dameBaalath  Gebal,  la  reine,  a  faiî 
(roi)  sur  Gebal. 

«  J'invoque  ma  dame  Baalath  Gebal  (car  elle  m'a  toujours  exaucé), 
et  j'offre  à  ma  dame  Baalath  Gebal  cet  autel  de  bronze  qui  est  dans 
(l'atrium),  et  la  porte  d'or  qui  est  en  face  de  (l'entrée),  et  l'uraeus  d'or 
qui  est  au  milieu  du  (pyramidion)  placé  au-dessus  de  ladite  porte  d'or. 
Ce  portique,  avec  ses  colonnes  et  les  (chapiteaux)  qui  sont  sur  elles,  et 
avec  sa  toiture,  c'est  aussi  moi,  Yehawmelek,  roi  de  Gebal,  qui  l'ai  fait 
pour  ma  dame  Baalath  Gebal,  conformément  à  l'invocation  que  je  lui  ai 
faite,  car  elle  a  écouté  ma  voix,  et  elle  m'a  fait  du  bien. 

«  Que  Baalath  Gebal  bénisse  Yehawmelek,  roi  de  Gebal;  qu'elle  le 
fasse  vivre,  qu'elle  prolonge  ses  jours  et  ses  années  sur  Gebal,  car  c'est 
un  roi  juste,  et  que  la  dame  Baalath  Gebal  lui  donne  faveur  aux  yeux 
des  dieux  et  devant  le  peuple  de  cette  terre,  et  la  faveur  du  peuple  de 
cette  terre  (sera  toujours  avec  lui). 

(c  Tout  homme  de  race  royale  ou  simple  particulier  qui  se  permettra 
de  faire  un  ouvrage  quelconque  sur  cet  autel  d'airain,  et  sur  cette  porte 
d'or,  et  sur  ce  portique  où  moi,  Yehawmelek...  et  de  faire  cet  ouvrage 
soit...  soit...  et  sur  ce  lieu-ci...  que  la  dame  Baalath  Gebal  maudisse 
cet  homme-là  et  sa  postérité.  » 

Ce  n'est  pas  le  lieu  d'insister  sur  les  mots  nouveaux,  les  formes 
grammaticales  et  les  particularités  épigraphiques  que  présente  ce 
texte.  De  toutes  les  inscriptions  phéniciennes,  aucune  ne  se  rap- 
proche plus  de  l'hébreu.  Peut-être  faut-il  y  voir  la  confirmation 
d'une  hypothèse  de  Movers,  l'illustre  auteur  des  Phéniciens,  hypo- 
thèse adoptée  par  le  savant  géographe  Karl  Ritter,  d'après  laquelle 
les  Giblites  auraient  formé,  au  milieu  des  autres  populations  phé- 
niciennes, un  petit  monde  à  part,  plus  analogue  que  le  reste  des 
Cananéens  avec  le  peuple  juif.  La  paléographie  seule  assigne  à 
cette  stèle  une  date  comprise  entre  le  vi''  et  le  iv^  siècle.  Les  trois 
rois  de  Byblos  dont  ce  monument  nous  fait  connaître  les  noms  ap- 


LA    l'IlKNICIE.  801 

partenaient  à  une  de  ces  petites  dynasties  locales  qui,  sous  la  su- 
zeraineté des  rois  de  Perse,  comme  sous  la  domination  des  pha- 
raons d'Egypte  ou  des  monarques  assyriens,  continuèrent  de  régner 
sur  l'antique  cité  phénicienne.  La  numismatique  et  surtout  la  na- 
ture des  sculptures  de  la  stèle,  où  les  élémens  égyptiens  et  perses 
sont  évidens,  peuvent  aider  à  résoudre  le  problème.  En  eiïet,  les 
noms  des  derniers  rois  de  Byblos  conservés  sur  les  monnaies  sont 
ceux  des  Og,  des  Azbaal,  des  Aïnel;  celui-ci  ayant  été  détrôné  par 
Alexandre,  les  dynastes  de  la  stèle  de  Byblos  sont  antérieurs  :  c'est 
donc  à  une  époque  encore  voisine  de  la  domination  égyptienne, 
bien  que  postérieure  à  la  conquête  de  Cyrus,  c'est-à-dire  dans  la 
première  moitié  du  v^  siècle,  qu'il  convient  de  les  placer. 

La  seconde  phrase  de  l'inscription  de  Yehawmelek  fournit  quel- 
ques indications  précieuses  sur  la  disposition  même  du  grand  temple 
de  la  déesse  de  Byblos.  Rapprochées  des  figures  des  monnaies  frap- 
pées sous  Macrin,  elles  permettent  de  se  représenter  assez  nette- 
ment l'économie  du  sanctuaire.  L'édifice  dominait  la  ville  et  s'a- 
percevait sans  doute  de  la  mer.  Le  sanctuaire  même  était  précédé 
ou  entouré  d'une  enceinte  sacrée,  au  milieu  de  laquelle  était  un 
autel  de  bronze;  on  y  avait  accès  par  une  porte  d'or  accompagnée 
de  portiques  à  colonnes;  une  petite  pyramide  s'élevait  au-dessus 
de  la  porte  d'or.  Des  portes  d'or,  c'est-à-dire  en  bois  doré,  brillaient 
aussi  à  l'entrée  du  parvis  du  temple  d'Hiérapolis,  si  bien  décrit 
par  l'auteur  de  la  Déesse  syrienne.  Le  fauve  éclat  de  l'or  resplen- 
dissait partout,  aux  voûtes  du  sanctuaire  comme  sur  les  symboles 
et  les  vêtemens  des  dieux  ;  enfin  il  est  fait  mention  d'un  grand  au- 
tel d'airain  qui  s'élevait  au  dehors. 

Dans  la  région  du  Liban  au-dessus  de  Byblos  et  dans  la  vallée  du 
fleuve  Adonis,  les  monumens  qui  subsistent  sont  de  basse  et  de  très 
basse  époque;  tout  est  du  style  grec  et  romain  des  premiers  siècles 
de  notre  ère;  le  grec  et  le  latin  sont  aussi  les  langues  épigraphiques 
du  Liban.  A  Maschnaka,  une  cour  sacrée  où  se  voient  les  débris 
d'un  édicule  aux  chapiteaux  corinthiens  demeuré  inachevé  semble 
avoir  été  un  des  «  tombeaux  d'Adonis.  »  Les  sculptures  taillées  dans 
le  roc,  d'un  caractère  évidemment  religieux,  de  Irapta,  de  Masch- 
naka, de  Ghineh,  sont  tout  aussi  modernes.  Celle  de  Irapta,  sans 
doute  plus  ancienne,  représente  un  sacrifice:  la  beauté  des  atti- 
tudes, la  noble  simplicité  des  draperies,  étonnent  et  charment  un 
moment;  mais  je  ne  sais  rien  de  moins  propre  à  entretenir  l'illusion 
sur  les  vieux  cultes  du  Liban  qu'une  Baaiath  en  pleurs  dans  une 
cella  d'ordre  ionique  et  un  Adonis  costumé  en  empereur  romain. 

A  Sidon,  comme  à  Tyr,  ce  n'est  plus  sur  le  sol,  c'est  au  sein  de 
la  terre  qu'il  faut  rechercher  quelques  vestiges  de  leur  passé  phé- 

TOMB  XII.  —  1875.  51 


802  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

nicien.  Nous  ne  pouvons  insister  sur  les  petits  objets,  scarabées, 
statuettes,  amulettes,  bijoux,  presque  tous  de  provenance  égyp- 
tienne, exhumés  des  jardins  de  Saïda.  De  très  bonne  heure,  avant 
Alexandre  même  (dès  ZiOO  à  peu  près),  Sidon  s'hellénisa.  Elle  eut 
des  rois  philhellènes.  Ses  bourgeois  opulens  voulaient  reposer  après 
leur  vie  dans  des  grottes  champêtres,  aux  murs  couverts  de  fines  et 
élégantes  peintures,  retraçant,  comme  à  la  nécropole  de  Halalié, 
parmi  les  oiseaux  et  les  fleurs,  le  gracieux  mythe  de  Psyché  (1),  Au 
iii^  et  au  11^  siècle,  des  Sidoniens  prirent  part  aux  concours  et  aux 
jeux  de  la  Grèce.  L'un  d'eux,  Diotime,  vainqueur  à  Némée,  avait 
voulu  transmettre  à  la  postérité  sa  statue  et  son  éloge  :  celui-ci 
seul  a  été  retrouvé  dans  un  jardin  de  Saïda  gravé  en  dialecte  do- 
rien  sur  un  beau  bloc  de  marbre  des  îles  grecques.  M.  Egger,  qui, 
par  son  profond  savoir  d'antiquaire  et  de  philologue,  a  tant  contri- 
bué à  la  publication  et  à  l'interprétation  des  textes  grecs  de  la 
Mission  de  Phénicie,  a  restitué  avec  M.  Miller  l'inscription  métri- 
que de  Diotime  ;  on  peut  la  traduire  ainsi  : 

((  Le  jour  où  dans  les  stades  argoliques  les  braves  se  sont  disputé  la 
victoire  de  la  course  des  chars,  ce  jour,  Diotime,  la  terre  phoronide  t'a 
décerné  un  bel  honneur,  et  tu  as  ceint  des  couronnes  immortelles^  car, 
le  premier  de  tes  compatriotes,  tu  as  remporté  de  l'Hellade  dans  la  mai- 
son des  nobles  Agénorides  la  gloire  hippique.  La  sainte  ville  de  Thèbes 
cadméide  ?e  réjouit  aussi  en  voyant  sa  métropole  illustrée  par  des  vic- 
toires. La  ville  de  Sidon  célébrera  des  fêtes  en  l'honneur  de  ton  père 
Dionysios,  parce  que  l'Hellade  a  fait  retentir  cette  clameur  éclatante  : 
«  ce  n'est  pas  seulement  par  tes  navires  aux  flancs  recourbés  que  tu 
excelles,  tu  remportes  aussi  des  victoires  avec  les  chars  attelés.  » 

Peu  de  textes,  il  le  faut  reconnaître,  donneraient  autant  à  réflé- 
chir. Ce  pastiche  de  commande,  mais  non  sans  agrément,  montre  à 
quel  point  était  déjà  avancé  au  iii«  siècle  le  mélange  de  races  et 
d'idées  d'où  devait  sortir,  avec  l'adoption  des  modes  et  des  arts  de 
la  Grèce  en  Phénicie,  le  syncrétisme  historique  et  religieux  du  livre 
de  Sanchoniaihon.  Tout  en  rappelant  fièrement  son  titre  de  métro- 
pole de  l'Hellade,  prétention  assez  justifiée,  mais  non  comme  l'en- 
tend Diotime,  la  Phénicie  met  désormais  sa  gloire  à  se  rattacher  aux 
traditions  grecques.  Le  sculpteur  Timocharis  d'Éleutherna,  qui  a 
signé  le  bloc  de  marbre,  paraît  s'être  établi  à  Rhodes  :  c'est  en 
cette  île  sans  doute,  où  de  si  bonne  heure  les  Cananéens  s'étaient 
établis  avec  leurs  dieux,  que  l'épigramme  fut  composée  par  quelque 
poète  de  profession.  Si  l'on  songe  que  les  Phéniciens  étaient  les 

(1)  Mission,  p.  395;  cf.  ce  que  M.  Renan  rapporte  dos  jolies  chambres  peintes  dô 
Néby-Younès,  p.  510. 


LA   PHÉNICIE.  803 

frères  de  ces  Juifs  de  Jérusalem  qui  ne  comprirent  jamais  rien  à  la 
culture  hellénique,  et  qui  se  détournaient  avec  horreur  des  palestres 
et  des  gymnases  grecs  du  grand-prêtre  Jason  (i),  on  admirera  la 
souplesse  du  génie  de  Canaan,  cette  merveilleuse  puissance  d'adap- 
tation aux  temps  et  aux  milieux  que  seuls  les  Israélites  exilés  et 
dispersés  par  le  monde  devaient  un  jour  surpasser. 

La  Sidon  souterraine,  je  veux  dire  l'immense  nécropole  de  la  ville 
où  fut  trouvé  en  1855 ,  dans  la  «  caverne  d'Apollon ,  »  Mughnret 
Abloun,  le  sarcophage  d'Eschmounazar,  a  livré  quelques  beaux 
monumens  funéraires.  Les  tombeaux  sont  les  meilleurs  legs  archéo- 
logiques laissés  par  les  Phéniciens.  Le  tombeau  est  la  «  maison  éter- 
nelle »  des  peuples  sémitiques.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  Égyp- 
tiens qui  parlaient  ainsi,  le  mot  se  lit  dans  un  auteur  hébreu  (2). 
Les  Cananéens  enterrèrent  d'abord  leurs  morts  dans  des  cavernes 
naturelles;  plus  tard,  ils  creusèrent  dans  le  roc  des  caveaux  rectan- 
gulaires, à  form.e  de  puits,  qui  s'ouvraient  latéralement  sur  des 
chambres  sépulcrales  :  ce  type  est  certainement  le  plus  ancien,  il 
est  tout  égyptien.  Le  cadavre  était  de  même  traité  selon  les  prati- 
ques des  bords  du  Nil  :  l'usage  de  mettre  des  feuilles  d'or  à  toutes 
les  ouvertures  du  corps,  surtout  aux  yeux,  paraît  aussi  avoir  été 
général  en  Phénicie.  La  bouche  toujours  béante  du  puits  où  l'on 
descendait  le  cadavre  est  cette  gueule  dévorante,  insatiable,  du 
schéôl,  qui  faisait  dire  aux  Hébreux  pour  signifier  la  mort  :  «  la 
bouche  du  puits  l'a  dévoré.  »  De  lourdes  dalles  recouvertes  de  terre 
végétale  fermaient  le  puits  à  une  certaine  hauteur.  Couché  dans 
son  sarcophage,  seul  en  sa  chambre  sépulcrale  plongeant  aux  en- 
trailles de  la  terre,  le  mort  reposait  pour  l'éternité.  Peut-être  un 
édicule  s'élevait-il,  ainsi  qu'en  Egypte,  sur  les  caveaux  à  puits;  les 
caveaux  à  escaliers,  moins  anciens,  avaient  au-dessus,  comme  à 
Amrit,  des  pyramides  ou  meghâzil. 

Dans  la  caverne  d'Apollon,  on  rapprocha  les  curieux  fragmens 
d'un  sarcophage  à  tête  sculptée  qui,  au  lieu  d'être  comme  d'ordi- 
naire une  gaîne  surmontée  d'une  tête,  rappelle  par  le  travail  des 
bras,  des  mains  et  de  la  draperie,  les  procédés  de  sculpture  de  l'art 
assyrien  et  de  l'art  grec  archaïque.  Deux  sarcophages  phéniciens 
trouvés  près  de  Palerme  au  xvii^  et  au  xviii*'  siècle  ressemblent 
presque  de  tous  points  à  celui  de  Sidon  :  ils  ont  du  moins  pu  échap- 
per à  la  funèbre  industrie  des  spoliateurs  de  sépultures,  qui  ne 
fleurit  pas  moins  chez  les  chrétiens  actuels  de  Syrie  que  dans  la 
vieille  Egypte  pharaonique.  A  la  lettre,  on  ne  retire  plus  des  nécro- 
poles un  sarcophage  qui  n'ait  été  violé;  le  couvercle  est-il  trop 


(1)  II  Makk.,  IV,  14-15. 

(2)  Ecclésiaste,  xii,  7. 


SOIl  BEVUE   DES   DEUX  MONDES. 

lourd,  les  voleurs  percent  la  cuve  et  ramènent  avec  un  crochet  les 
objets  qui  s'y  trouvent,  —  petites  idoles  de  travail  égyptien,  œil 
symbolique,  bijoux,  mouches  d'or,  feuilles  d'or  en  forme  de  lu- 
nettes, etc.  Le  plus  ancien  d'entre  les  sarcophages  à  gaîne  et  à  tête 
sculptée  exhumés  de  la  nécropole  de  Saïda  et  rapportés  par  la  mis- 
sion est  une  vraie  momie  de  marbre ,  aux  formes  trapues  et  apla- 
ties, «  où  l'on  croit  par  momens  voir  encore  sourire  une  bonne  figure 
juive  de  nos  jours.  »  Aurait-on  là  enfin  un  monument  cananéen 
d'une  haute  antiquité?  Bien  qu'essentiellement  phéniciens,  ces  sar- 
cophages anthropoïdes  sont  imités  de  l'Egypte;  il  convient  donc, 
pour  en  déterminer  la  date,  de  les  rapprocher  de  leurs  types.  In- 
terrogé par  M.  Renan,  M.  Mariette  a  répondu  que  ces  sarcophages 
sidoniens,  y  compris  celui  d'Eschmounazar,  apporté  d'Egypte  tout 
taillé,  ne  remontent  pas  plus  haut  que  la  xxvi^  dynastie,  et  partant 
sont  contemporains  de  la  dynastie  saïte.  Si  le  plus  archaïque  de  ces 
sarcophages  est  peut-être  de  l'an  800  ou  900  avant  notre  ère,  les 
autres  ne  sont  guère  antérieurs  au  ii''  siècle;  l'art  grec  avait  défini- 
tivement triomphé  en  Syrie,  et  l'on  s'en  aperçoit  à  la  sculpture  des 
têtes  déjà  presqu'en  ronde  bosse.  Les  sarcophages  phéniciens  sont 
des  copies  en  marbre  des  cercueils  en  bois  des  momies  égyptiennes. 
Il  faut  se  les  représenter  également  couverts  de  peintures.  La  forme 
était  empruntée  à  l'Egypte,  la  matière  aux  îles  de  la  Grèce,  car  le 
marbre  ne  se  rencontre  pas  en  Syrie.  Point  d'inscriptions;  qui  les 
aurait  été  lire  au  fond  des  puits?  Hors  de  Phénicie,  les  Phéniciens 
écrivaient  volontiers  sur  les  cippes  funéraires  qu'ils  trouvaient  en 
usage  :  Athènes  et  le  Pirée  ont  donné  jusqu'ici  plus  d'épitaphes 
phéniciennes  que  tout  le  pays  de  Canaan.  Ainsi,  même  en  sa  nécro- 
pole, l'antique  Sidon  a  péri  ou  se  dérobe  avec  mystère.  Aux  hommes 
de  notre  âge,  elle  ne  livre  que  quelques  débris  des  époques  assy- 
rienne, persane  et  gréco-romaine.  Déjà,  en  ces  siècles  qui  nous  pa- 
raissent si  lointains,  elle  avait  vécu  et  n'était  plus  qu'un  vain  nom. 
Dans  la  plaine  de  Tyr,  le  déblaiement  du  «  tombeau  d'Hiram,  » 
Kabr-Hiram,  a  été  complet  :  il  est  demeuré  aussi  muet  que  les  né- 
cropoles tyriennes  de  Maschouk  et  d'El-Anwatiw.  Ce  n'est  certes 
pas  un  monument  phénicien  que  la  mosaïque  dite  de  Kabr-Hiram, 
œuvre  de  la  seconde  moitié  du  ii^  siècle  avant  notre  ère,  décou- 
verte sur  l'emplacement  d'une  petite  église  byzantine  consacrée  à 
saint  Christophe;  le  dessin  en  est  excellent,  les  couleurs  délicates 
et  riches,  encore  que  l'exécution  soit  défectueuse  et  grossière.  Si 
nous  mentionnons  ce  beau  pavé,  c'est  que  le  dallage  en  mosaïque, 
très  ancien  chez  les  Hébreux,  paraît  avoir  été  un  art  d'origine  ty- 
rienne.  Au  Ouadi-Aschour,  près  de  l'antique  Cana,  on  voit  la  plus 
importante  sculpture  sur  le  roc  qu'il  y  ait  dans  tout  le  pays  de  Tyr  : 
c'est  une  cella  située  au-dessous  d'une  grande  caverne  taillée;  les 


LA   PHENICIE.  805 

personnages  sculptés  sont  coiffés  du  pschent  et  le  globe  ailé  do- 
mine cette  œuvre  égypto-phénicienne.  L'une  des  grottes  voisines 
du  village  métuali  de  Vastha,  outre  des  graffiti,  quelques  lettres 
phéniciennes  et  certains  signes  dont  nous  parlerons,  contient  une 
inscription  grecque  votive  du  iii^  siècle  avant  notre  ère.  Le  décret 
de  Diotime  n'ayant  pas  été  gravé  en  Phénicie,  ce  texte  reste  le  plus 
ancien  spécimen  connu  de  lettres  grecques  tracées  en  Phénicie. 

Les  ruines  d'Oum-el-Awamid,  «  la  mère  des  colonnes,  »  avaient 
éveillé  dans  l'esprit  du  chef  de  la  mission  de  grandes  et  hardies  es- 
pérances qui  peut-être  ne  se  sont  pas  toutes  réalisées.  Certes  les 
débris  de  cette  Laodicée  grecque,  qui  s'appela  sans  doute  à  l'ori- 
gine «  ville  des  Tyriens,  »  appartiennent  bien  à  l'époque  achéménide 
ou  à  l'époque  hellénique  :  ils  sont  vierges,  en  tout  cas,  de  la  lour- 
deur et  de  la  banalité  de  l'époque  romaine.  Quand  la  Syrie  devint 
province  romaine,  cette  ville  n'était  déjà  plus.  Les  têtes  et  quelques 
poitrines  ou  croupes  de  sphinx  qu'on  y  a  trouvées  rappellent  à  M.  Re- 
nan les  sphinx  de  l'allée  du  Sérapéum  de  Mempbis,  qui  sont  du  temps 
de  Psammétique.  On  connaît  désormais  la  forme  particulière  que 
ces  animaux  fantastiques,  désignés  sous  le  nom  de  cherub,  avaient 
prise  en  Phénicie.  La  construction  égyptienne  du  centre  de  la  ville 
paraît  à  l'auteur  le  plus  vieux  monument  d'Oum-el-Awamid.  Il  ne 
la  tient  pas  toutefois  pour  un  témoin  de  l'époque  d'Hiram,  non  plus 
que  pour  une  œuvre  postérieure  au  temps  d'Alexandre;  elle  lui  pa- 
raît contemporaine  de  la  domination  perse.  Les  trois  inscriptions 
phéniciennes  qui  furent  découvertes  à  Oum-el-Awamid  sont  au- 
jourd'hui célèbres.  La  première,  qui  est  de  l'an  132  avant  notre 
ère,  atteste  que  sous  les  successeurs  d'Alexandre  les  vieux  cultes 
nationaux  étaient  conservés  et  que  l'idiome  de  Canaan  était  encore 
très  pur,  sans  influence  sensible  de  l'araméen.  "Voici  quelle  serait, 
selon  M.  Renan,  la  traduction  de  cette  inscription  :  «  Au  seigneur 
Raal  des  cieux,  vœu  fait  par  Abdélim,  fils  de  Mattan,  fils  d'Abdélim, 
fils  de  Baalschamar,  dans  le  district  de  Laodicée.  J'ai  construit  cette 
porte  et  les  bal  tans  qui  sont  à  l'entrée  de  la  cella  de  ma  maison  sé- 
pulcrale, l'an  280  du  maître  des  rois,  l'an  1Z|3  du  peuple  de  Tyr, 
pour  qu'ils  me  soient  en  souvenir  et  en  bonne  renommée,  sous  les 
pieds  de  mon  seigneur  Baal  des  cieux,  pour  l'éternité.  Qu'il  me  bé- 
nisse !  »  La  seconde  inscription  est  fort  courte;  la  troisième  se  lit 
sur  un  segment  de  gnomon  dédié  à  un  dieu  (1). 

Bien  qu'elle  existe,  l'épigraphie  sémitique  de  la  Phénicie  n'est 
guère  plus  riche,  on  le  voit,  que  l'archéologie.  Les  monumens  pu- 
blics, les  tombeaux,  les  sarcophages  les  plus  grandioses  de  Tyr  et  de 
Sidon,  paraissent  être  restés  anépigraphes  jusqu'à  l'époque  grecque; 

(1)  On  doit  à  M.  le  colonel  Lausscdat  une  savante  restitution  de  cet  instrument. 


806  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

cette  circonstance  peut  même  servir  de  critérium  à  Tantiquaire. 
Les  Cananéens  et  les  Hébreux  n'ont  beaucoup  écrit  que  sur  les 
pierres  précieuses.  La  Bible  ne  mentionne  pas  une  seule  inscrip- 
tion, et,  n'était  les  stèles  de  Méscha  et  de  Yehawmelek,  on  eût  pu 
douter  que  l'épigraphie  fût  dans  l'usage  de  ces  peuples.  L'inscrip- 
tion et  le  sarcophage  d'Eschmounazar  demeuraient  à  bon  droit  une 
exception;  en  tout  cas,  le  tour  gauche,  pénible,  fastidieux  de  ce 
texte  témoignait  assez  que  les  Sicloniens  n'avaient  point  l'habitude 
d'écrire  sur  la  pierre.  Les  inscriptions  lapidaires  en  Phénicie  ne  da- 
tent presque  toutes  que  de  l'époque  romaine.  De  toute  antiquité, 
les  Sémites  de  Canaan  ont  écrit  sur  des  plaques  de  métal;  ainsi  le 
fameux  traité  conclu  entre  le  prince  syrien  de  Khêta  et  Ramsès  II 
avait  été  gravé  sur  une  lame  d'argent.  Aux  époques  phénicienne  et 
persane,  ce  fut  aussi  sur  des  plaques  de  métal  qu'on  grava  les  trai- 
tés publics,  les  tahularia  ou  recueils  d'archives,  les  lois  reli- 
gieuses, les  rituels,  les  enseignemens  sacrés  et  les  tarifs  des  tem- 
ples (1).  Les  cadres  où  étaient  placées  les  inscriptions  et  les  traces 
des  moyens  employés  pour  les  fixer  se  voient  encore,  par  exemple 
sur  les  jambages  des  portes  des  temples.  Or  c'est  un  axiome  en  ar- 
chéologie que  les  inscriptions  sur  métal,  toutes  choses  égales,  ont 
infiniment  moins  de  chance  de  durée  que  les  autres.  La  matière  sur 
laquelle  elles  sont  gravées  explique  assez  qu'on  les  recherche  pour 
les  fondre.  La  Phénicie  était  le  dernier  pays  du  monde  qui  pût  faire 
exception  à  cette  loi. 

Si  l'âme  des  vieilles  populations  de  Canaan  est  encore  présente 
sur  la  terre,  c'est  dans  les  menus  objets  d'art,  c'est  surtout  dans  les 
gigantesques  travaux  d'exploitation  industrielle  et  agricole  qu'on 
rencontre  de  Ruad  à  Tyr,  sur  toute  la  côte.  Par  un  sentiment  très 
élevé  de  sa  mission,  M.  Renan  s'est  surtout  attaché  à  explorer  les 
sites  et  les  localités  historiques  qui  pouvaient  livrer  quelques  débris 
de  l'antique  civilisation  phénicienne;  il  a  pensé  avec  raison  que  la 
recherche  des  petits  objets,  à  laquelle  suffit  l'industrie  privée,  ne 
saurait  être  le  but  des  grandes  fouilles  régulièrement  entreprises 
par  un  état.  Un  nombre  considérable  de  ces  petits  objets  antiques, 
aujourd'hui  au  Louvre,  est  pourtant  sorti  de  la  nécropole  de  Sidon, 
lors  de  la  seconde  campagne  de  fouilles  dirigées  par  M.  le  docteur 
Gaillardot,  le  plus  infatigable,  le  plus  dévoué  des  collaborateurs  de 
la  mission.  Celles  de  ces  œuvres  d'art  qui  sont  antérieures  à  l'in- 
fluence grecque  peuvent  paraître  lourdes  et  d'un  goût  contestable; 
elles  sont  d'ailleurs  presque  toujours  imitées  de  l'Egypte.  Et  ce- 
pendant on  se  souvient  avec  reconnaissance  que,  du  moins  pour 
notre  Occident,  toute  culture  industrielle  a  pour  ancêtres  les  tisse- 

(1)  Cf.  I  Makh.,  \iii,  22;  xiv,  18,  2a,  48-49. 


LA   PHÉNICIE.  807 

rancis,  les  céramistes,  les  verriers,  les  orfèvres,  les  joailliers,  les 
bijoutiers  et  les  ivoiriers  de  Tyr  et  de  Sidon;  on  se  rappelle  leur 
habileté  dans  le  travail  des  métaux,  la  fonte  des  chapiteaux  d'ai- 
rain, les  formes  élégantes  et  puissantes  des  vases  de  bronze  qu'ils 
apportaient  en  tribut  à  l'Egypte,  les  fines  ciselures  des  coupes  et 
des  armes  qu'ils  vendaient  aux  Grecs  de  l'époque  homérique.  Bien 
qu'aux  tombes  égyptiennes  de  la  iv^  et  de  la  v'^  dynastie  on  voie 
déjà  des  verriers  souillant  leurs  manchons,  il  est  permis  de  douter 
qu'on  ait  jamais  égalé  la  légèreté,  la  grâce  et  les  charmans  irisages 
des  objets  de  verre  de  fabrique  sidonienne. 

Les  innombrables  cuves  creusées  dans  le  roc  sur  toute  la  côte, 
les  silos  destinés  à  conserver  les  grains,  les  piscines,  les  citernes, 
les  pressoirs  monolithes  à  vin  et  à  huile,  les  meules  énormes  éparses 
dans  les  champs,  tout  cet  outillage  industriel  et  agricole,  aux  pro- 
portions colossales,  révèle  le  génie  propre  de  la  vieille  Phénicie.  Là 
seulement,  à  Ruad,  à  Byblos,  dans  la  baie  de  Kesrouan,  à  Beyrouth, 
à  Sarba,  au  pays  de  Tyr,  surtout  à  Oum-el-Aâmed,  au  sein  de  ses 
teintureries,  de  ses  fermes  et  de  ses  métairies,  elle  n'est  ni  égyp- 
tienne, ni  assyrienne,  ni  persane,  ni  grecque,  ni  romaine;  elle  est 
la  Phénicie.  «  La  Phénicie,  a  écrit  M.  Renan,  est  le  seul  pays  du 
monde  où  l'industrie  ait  laissé  des  restes  grandioses.  Un  pressoir  y 
ressemble  à  un  arc  de  triomphe.  Les  Phéniciens  construisaient  un 
pressoir,  une  piscine,  pour  l'éternité.  » 

Les  images  et  les  souvenirs  bibliques  reviennent  en  foule  à  l'es- 
prit devant  ces  ruines  champêtres.  On  songe  au  père  de  famille  de 
l'Évangile,  qui  planta  une  vigne,  l'environna  d'une  haie,  y  creusa 
une  cuve  à  pressoir.  Avec  le  bruit  des  meules  qui  dès  l'aurore  rem- 
plissait les  bourgs  et  les  petites  villes  de  la  Phénicie,  toute  indus- 
trie a  cessé,  toute  vie  s'est  retirée  de  ces  villages,  et  l'outil  a  duré 
plus  que  l'artisan.  N'importe,  il  n'a  point  manqué  à  sa  tâche,  le 
rude  et  sombre  ouvrier;  jamais  il  ne  fut  si  dur  aux  autres  qu'à  lui- 
même;  trapu  et  ramassé,  il  pétrissait  ou  tordait  la  matière  en  ré- 
volte; la  vaste  plaine  marine  et  les  blocs  énormes  de  la  carrière  fu- 
rent toujours  pour  lui  une  sorte  de  chaos  qu'il  traita  en  démiurge. 

III.    —    LA    RELIGION. 

C'est  le  propre  de  toutes  les  grandes  explorations  archéologiques 
d'augmenter  ou  de  renouveler  notre  connaissance  générale  de  la 
vie  intellectuelle  et  morale  de  telle  ou  telle  famille  de  l'humanité. 
Uniquement  occupé  en  apparence  à  déblayer  des  nécropoles,  à  des- 
siner des  bas-reliefs,  à  mesurer  des  sarcophages  et  à  estamper  des 
inscriptions,  le  savant  digne  de  ce  nom  sait  retrouver  sous  la  cendre 
des  civihsations  les  plus  lointaines  quelques  étincelles  du  feu  sacré, 


808  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

certains  vestiges  des  choses  saintes  à  jamais  évanouies.  Le  succès 
d'une  mission  archéologique  peut  même  se  mesurer  au  nombre  ou 
à  l'importance  des  découvertes  de  cette  nature.  Ce  n'est  certes  point 
pour  en  extraire  des  blocs  de  pierre  sculptés  qu'on  remue  en  tout 
sens  le  sein  de  la  terre  :  c'est  pour  rendre  à  la  lumière  l'idée  hu- 
maine qui  s'y  est  empreinte. 

La  plus  haute  de  ces  idées,  l'idée  religieuse,  a  laissé  en  Phéni- 
cie  des  monumens  d'une  importance  capitale.  La  foi  et  les  symboles 
de  Canaan  ont  sans  doute  souffert  plus  qu'on  ne  saurait  dire  de 
l'irrémédiable  désastre  des  antiquités  de  ce  peuple;  on  en  sait 
assez  cependant  pour  affirmer  que  de  très  bonne  heure,  au  point 
de  vue  religieux  comme  à  tous  autres  égards,  la  Phénicie  fut  une 
province  de  l'Egypte.  Toutefois  il  arriva  en  ce  pays  ce  que  nous 
savons  être  arrivé  chez  les  Hébreux  :  c'est  moins  l'essence  de  la 
religion  que  sa  forme  extérieure,  souvent  tout  officielle,  l'économie 
des  sanctuaires,  les  costumes  et  les  rites  sacerdotaux,  les  menus 
objets  de  piété,  qui  ont  subi  cette  influence.  Une  réelle  affmité  de 
race  et  de  langue  rapprochait,  nous  l'avons  dit,  les  habitans  de  la 
vallée  du  Nil  des  Sémites  de  l'Asie  occidentale.  Dès  une  époque 
très  reculée,  plusieurs  divinités  semblent  avoir  été  communes  aux 
uns  et  aux  autres.  Ainsi  le  dieu  révélateur  phénicien  Taaut  est 
le  Thoth  égyptien;  ce  dieu,  confondu  plus  tard  avec  Eschmoun 
et  Kadmus,  paraît  même  sur  la  plus  ancienne  des  intailles  phé- 
niciennes connues,  sur  un  scarabée  en  agate,  peut-être  du 
VIII®  siècle,  qui  a  été  décrit  par  M.  de  Vogïié  :  l'Égyptien  Thoth 
à  tête  d'ibis  porte  en  sa  main  un  rouleau  de  papyrus;  en  face,  le 
dieu  Khons  tient  un  sceptre  à  tête  de  cucupha;  la  croix  ansée  est 
entre  les  deux  divinités;  au-dessus  le  soleil  et  la  lune.  Le  style 
des  figures  est  tout  égyptien;  nulle  trace  encore  d'influence  assy- 
rienne. Le  mythe  d'Isis  et  d'Osiris  fut  d'autant  plus  facilement 
adopté  par  les  Phéniciens,  par  ceux  de  Byblos  en  particulier,  qu'il 
est  impossible  d'en  méconnaître  la  parenté,  sinon  l'identité  primor- 
diale, avec  celui  de  Baalath  et  d'Adonis.  Un  curieux  fragment  égyp- 
tien en  basalte  vert,  sorti  des  fouilles  de  Tortose,  présente  sur  la 
base  une  inscription  hiéroglyphique  qui  fait  mention  du  temple  de 
la  déesse  Bast.  Ainsi  que  l'a  judicieusement  remarqué  M.  H.  Brugsch, 
ce  ne  peut  être  par  hasard  que  ce  fragment  a  été  trouvé  sur  le  ter- 
ritoire d'Aradus.  Bast  avait  un  temple  à  Memphis,  où  les  Phéniciens 
habitaient  un  quartier  (I).  «  Il  y  a  là  un  rapport  de  cultes,  ajoute 
le  savant  égyptologue,  et  l'on  a  toute  raison  de  supposer  que  la 
déesse  Astarté,  révérée  à  Aradus,  était  identique  avec  la  déesse  Bast 
du  quartier  de  Memphis  nommé  Anch-ta.  »  JNous  croyons  que  ce 

(1)  Il  Le  camp  des  Tyricns.  »  Hérodote,  ii,  112. 


LA    PHÉNICIE.  809 

n'est  pas  d'Astarté  qu'il  convient  de  rapprocher  Bast;  à  en  juger  par 
le  caractère  sensuel  et  bienfaisant  de  la  déesse  égyptienne,  la  grande 
divinité  d'Aradus  était  plutôt  une  sœur  de  la  Baaiath  de  Byblos. 

Le  Maabed  d'Amrit,  le  plus  ancien  et  presque  le  seul  temple 
qui  subsiste  de  la  race  sémitique,  s'élevait  au-dessus  d'un  lac  sacré 
ainsi  que  les  deux  naos  de  la  «  Fontaine  des  serpents.  »  L'idée  du 
sanctuaire  s'élevant  au  milieu  des  eaux  est  propre  au  groupe  des 
religions  de  la  Chaldée,  de  l'Assyrie,  de  la  Phénicie  et  du  Yémen. 
Au  temple  fameux  d'Hiérapolis  de  Syrie,  l'auteur  de  la  Déesse  sy- 
rienne vit  la  cella  du  dieu  qui  semblait  flotter  sur  le  lac.  Près  du 
grand  sanctuaire  de  Baaiath,  à  Aphaca,  était  aussi  un  étang  sacré  : 
les  sources  qui  sortent  des  assises  du  temple  sont  encore  tous  les 
jours  entourées  d'offrandes.  Cette  coutume  nous  paraît  tenir  au 
dogme  sémitique  de  l'origine  des  choses  dans  le  principe  hu- 
mide (1).  Suivant  les  vieilles  cosmogonies  de  Babylone  et  de  la  Phé- 
nicie, l'univers  est  sorti  des  flots  du  sombre  abîme  primordial;  au 
sein  de  ces  eaux  s'engendrèrent  spontanément  les  premiers  êtres, 
les  dieux  ichthyomorphes,  les  animaux  monstrueux,  puis  Bel,  le 
dieu  cosmique,  le  soleil  organisateur  du  monde,  fils  et  époux  de  sa 
mère,  la  Bilit  Tihamti  ou  a  Bilit  Mer  »  de  Babylone,  le  chaos.  La 
déesse  de  Byblos,  la  Baaiath  du  Liban,  est  aussi  la  mer  qui  reçoit 
en  son  sein  les  eaux  du  fleuve  Adonis  :  ce  n'est  pas  le  seul  trait  qui 
trahit  son  affinité  avec  la  mère  des  dieux. 

En  général,  la  mythologie  cananéenne  ne  saurait  non  plus  être 
étudiée  à  part  que  les  mythologies  grecque  ou  germanique.  Les 
mythes  phéniciens  appartiennent  à  l'ensemble  des  religions  euphra- 
tico-syriennes  comme  les  mythes  de  l'Hellade  au  groupe  des  reli- 
gions aryennes.  Dans  la  nature  comme  dans  l'histoire,  la  méthode 
comparative  a  renouvelé  toutes  les  notions  anciennes  et  substitué  à 
la  catégorie  de  Vêtre  celle  du  devenir.  Une  religion  n'est  pas  plus 
isolée  qu'une  plante  ou  un  animal  ;  on  ne  la  comprend  bien  qu'en 
remontant  la  série  des  formes  antérieures.  Yoilà  pourquoi  presque 
toutes  les  divinités  du  panthéon  phénicien  peuvent  être  rappro- 
chées, ainsi  que  de  leurs  types,  des  dieux  de  la  Chaldée  et  de  la 
Babylonie.  Autant  vaudrait  étudier  la  religion  romaine  dans  Varron 
que  la  religion  phénicienne  dans  Philon  de  Byblos.  Les  livres  même 
relativement  anciens  des  Hébreux,  qui,  comme  celui  de  Jérémie, 
nous  parlent  des  divinités  de  Canaan,  sont  déjà  d'une  époque  de 
fusion.  Depuis  bien  des  siècles,  Araméens,  Cananéens,  Hébreux 
et  Assyriens  n'avaient  plus  conscience  des  origines  et  de  la  nature 
véritable  de  leurs  religions. 

Ces  origines,  nous  n'avons  pas  à  les  rechercher  ici,  et  une  telle 

(1)  Fr.  Leaormant,  Essai  de  commentaire  des  fragmens  cosmog.  de  Bérose,  p.  222. 


810  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

enquête  pourrait  paraître  d'ailleurs  un  peu  prématurée.  Il  suffira 
de  rappeler  qu'avec  le  système  des  nombres  et  des  poids  et  me- 
sures, avec  la  division  de  l'année  et  de  la  semaine,  avec  le  rhythme 
et  certaines  figures  poétiques,  les  notions  de  l'arbre  de  vie,  du  dé- 
luge, du  scliéôl  (enfer)  et  du  péché,  —  les  Sémites  sortis  de  la  Ba- 
bylonie  ont  emporté  de  leur  long  séjour  en  cette  contrée  la  plupart 
de  leurs  cultes  et  de  leurs  dieux.  L'opinion  qui  tend  aujourd'hui  à 
dominer  dans  la  science  (1)  considère  le  panthéon  des  Sémites  de 
l'Asie  occidentale,  —  opposés  toujours  avec  raison  aux  Sémites  de 
l'Arabie,  —  comme  fortement  pénétré  d'élémens  mythiques  emprun- 
tés à  une  autre  race,  longtemps  supérieure  quant  aux  arts  et  à  l'in- 
dustrie, en  tout  cas  plus  ancienne  que  les  Sémites  en  Ghaldée,  je 
veux  dire  à  la  race  accadienne  ou  protochaldéenne  non  sémitique  : 
il  est  encore  difficile  de  la  désigner  avec  une  entière  exactitude,  mais 
elle  parlait  sûrement  une  langue  agglutinative  et  avait  inventé  l'é- 
criture cunéiforme. 

Les  dieux  et  les  déesses  de  la  Phénicie  ne  présentent  pas  la  belle 
ordonnance  du  panthéon  assyrien  avec  ses  douze  grands  dieux. 
Dans  leur  migration  au  nord  et  à  l'ouest,  ces  dieux  ont  parfois  été 
essentiellement  modifiés,  voire  transformés;  mais  on  les  retrouve 
dans  la  nomenclature  divine  des  peuples  de  Syrie,  dans  les  noms 
des  villes,  des  montagnes  et  des  fleuves.  M.  Renan  a  fort  bien  vu 
que,  pour  la  Phénicie  en  particulier,  il  fallait  renoncer  à  l'idée 
d'une  religion  phénicienne  unique.  «  Chaque  ville,  chaque  can- 
ton, avait  son  culte,  qui  souvent  ne  différait  des  cultes  voisins  que 
par  les  mots;  mais  ces  mots  avaient  leur  importance,  nulle  part 
il  ne  fut  plus  nécessaire  qu'ici  de  redire  l'axiome  :  nomina  nu- 
mina.  »  Ainsi  que  chez  les  Hébreux,  les  noms  divins  à  Byblos  étaient 
El,  Adonaï  et  peut-être  Shaddaï.  Si  l'on  songe  que  les  Giblites 
avaient  un  temple  portatif  traîné  par  des  bœufs  comme  l'arche  d'Is- 
raël, et  que  a  la  ville  des  mystères,  »  comme  s'exprime  un  docu- 
ment égyptien  de  la  xix^  dynastie,  n'était  pas  moins  une  ville  sainte 
et  de  pèlerinage  que  Jérusalem,  on  inclinera  avoir,  avec  Movers, 
dans  cette  famille  cananéenne,  celle  de  toutes  qui  présente  le  plus 
d'affinité  avec  les  Hébreux.  » 

Le  Liban  est  encore  une  terre  sainte  comme  aux  jours  où  Sidon 
était  la  reine  des  mers  :  seulement  saint  George,  saint  Elie  et  le 
prophète  Jonas  ont  remplacé  Baal,  Adonis  ou  Élioun,  et  les  chapelles 
chrétiennes  n'ont  plus  en  commun  avec  les  temples  et  les  «  hauts- 
lieux  »  anciens  que  les  matériaux  dont  elles  sont  construites;  mais 
les  temples  maronites,  bâtis  sur  l'emplacement  des  anciens,  couron- 

(1)  Voyez  le  beau  travail  de  M.  E.  Schrader,  Semitismus  und  Babylonismus,  dans 
les  Jahrbiicher  fur  protest.  Théologie.  lena  1875. 


LA   PHÉNICIE.  811 

nent  toujours  les  sommets  ombreux  et  fleuris  de  la  montagne.  Tou- 
jours un  caroubier  séculaire,  souvent  un  petit  bois  de  chênes  ou  de 
lauriers,  derniers  descendans  de  l'ancien  bois  sacré,  abritent  les 
dieux  nouveaux.  A  la  dédicace  de  la  chapelle,  on  reconnaît  sans 
peine  le  dieu  antique  dépossédé;  l'inscription  du  temple  forme  d'or- 
dinaire le  linteau  de  la  porte  actuelle,  l'autel  est  le  bomos  cana- 
néen avec  son  inscription,  les  cippes  et  des  débris  de  sculptures 
figurent  souvent  sur  l'autel.  Tout  au  plus  les  globes  ailés  flanqués 
d'uraïus  sont-ils  quelquefois  martelés.  Il  n'y  a  pas  jusqu'au  dieu 
des  bons  prêtres  maronites,  lesquels  n'admettent  pas  que  le  Liban 
ait  jamais  connu  l'idolâtrie,  —  qui  ne  soit  toujours  ce  très-haut  dont 
le  nom  se  lit  à  chaque  pas  en  ce  pays.  Aux  jours  antiques,  ce  irès- 
haut  était  El  comme  à  Babylone,  c'était  l'Ëlioun  d'Arka,  Adonis  ou 
Tammouz,  divinité  solaire,  le  dieu  mari  de  sa  mère,  qui  meurt  et 
ressuscite  chaque  année  sous  les  baisers  des  femmes.  M.  Renan 
croit  pouvoir  distinguer  entre  Adonis  et  Tammouz;  il  lui  répugne  vi- 
siblement d'admettre  qu'on  ait  célébré  le  Très-Haut  par  des  orgies 
qui  paraissent  aujourd'hui  monstrueuses;  mais  c'est  le  cas  de  ne 
point  juger  les  vieilles  religions  de  l'humanité  avec  nos  raffinemens 
de  moralistes  modernes.  D'ailleurs  les  dernières  découvertes  dans 
le  domaine  de  l'assyriologie  ne  permettent  plus  de  douter  que  Tam- 
mouz, qui  donna  son  nom  à  un  des  mois  du  calendrier  commun 
aux  Assyro-Babyloniens,  aux  Syriens  et  aux  Juifs,  ne  soit  le  nom 
accadien  ou  protochaldéen  d'Adonis.  La  signification  primitive  de 
son  nom  est  :  «  fils  de  la  vie;  »  en  Chaldée  comme  en  Syrie,  il  était 
l'époux  d'Astarté. 

Les  monumens  du  culte  d'Adonis  qui  se  retrouvent  encore  dans 
la  vallée  du  fleuve  Adonis  sont  tous  de  très  basse  époque.  Bien  que 
l'opinion  commune  plaçât  à  Byblos  le  tombeau  du  dieu,  il  existait 
certainement  nombre  de  cénotaphes  d'Adonis  dans  le  pays,  analo- 
gues aux  saints-sépulcres  artificiels  des  villes  catholiques  du  moyen 
âge.  Les  sculptures  de  Maschnaka  et  de  Ghineh  nous  le  montrent 
vêtu  de  la  tunique  courte  des  chasseurs  de  la  montagne,  une  lance 
à  la  main,  suivi  de  ses  chiens,  aux  prises  avec  une  bèie  sauvage, 
un  ours  du  Liban,  qui  le  doit  blesser  mortellement;  en  face,  une 
femme  couverte  de  longs  voiles  est  assise  dans  l'attitude  de  la  dou- 
leur, et  des  larmes  semblent  couler  de  ses  yeux.  Voilà  ce  qu'était  de- 
venu, à  l'époque  romaine,  le  mythe  d'Adonis  et  de  la  grande  déesse 
de  Byblos.  Aujom-d'hui  les  populations  de  cette  partie  du  Liban  dé- 
signent par  le  nom  du  roi  Berdis  ou  Berjis  le  héros  des  sculptures 
de  Ghineh;  la  femme  assise  serait  la  reine-épouse  de  Berdis  :  nul 
doute  qu'on  ait  ici  le  nom  arabe  d'une  divinité  planétaire.  Près  de 
Ghineh  sont  des  ruines  du  nom  significatif  de  Gabaal;  non  loin,  des 


812  KEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

arasemens  de  constructions  antiques  s'appellent,  dit- on,  Élioun; 
vis-à-vis  de  Maschnaka  ou  Ouadi-Fedar  est  aussi  un  Kefr-Baab.  Le 
fleuve  enfin  demeure  le  plus  vivant  témoin  des  saints  mystères  de 
la  montagne.  Le  sang  du  dieu  mourant  rougit  encore  les  eaux  du 
Nahr-lbrahim.  «  De  la  hauteur  d'Amschit,  rapporte  M.  Renan,  au 
commencement  de  février,  je  vis  se  produire  le  phénomène  du  sang 
d'Adonis.  A  la  suite  de  pluies  très  fortes  et  subites,  tous  les  torrens 
versaient  dans  la  mer  des  flots  d'eau  rougeâtre.  »  Un  phénomène 
analogue  a  lieu  en  septembre  ou  dans  les  premiers  jours  d'octobre 
aux  puits  du  Ras-el-Aïn,  près  de  Tyr;  la  grande  fête  que  célèbrent 
alors  les  habitans  est  un  curieux  vestige  des  adonies. 

C'est  sur  la  stèle  du  roi  de  Gebal  qu'on  a  rencontré  pour  la  pre- 
mière fois  le  nom  authentique  de  l'amante  d'Adonis,  la  grande  déesse 
de  Byblos,  Baalath.  On  savait  que  c'était  la  forme  féminine  de  Baal. 
La  Baalath  Gebal  était  l'épouse  du  dieu  de  la  cité  sainte,  Adonis 
ou  Tammouz,  un  des  frères  divins  du  Baal  Tsour,  du  Baal  Tsidon, 
du  Baal  Tars  et  de  tant  d'autres  Baalim  que  les  Hébreux  et  les 
Cananéens  adoraient  sur  les  collines  et  sous  les  arbres  verts.  A  By- 
blos, le  couple  divin  était  Adonis  et  Baalath,  comme  Baal  Tsidon  et 
Astarté  à  Sidon,  Elioun  et  Berouth  à  Arka.  Le  Baal  de  Byblos  avait 
sa  Baalath  ainsi  que  le  dieu  El  la  déesse  Elath;  M.  Waddington 
a  retrouvé  en  Syrie  les  inscriptions  et  les  monumens  de  cette  déesse 
lunaire,  dont  la  présence  dans  la  composition  des  noms  propres 
étudiés  par  M.  de  Vogué  à  Palmyre,  dans  le  Haouran  et  la  Naba- 
tène,  atteste  l'étendue  du  culte.  Rien  n'est  mieux  prouvé  que  l'exis- 
tence de  déesses  sémitiques.  Le  nom  même  de  «  déesse  »  est  dans 
les  langues  de  cette  race  très  régulièrement  dérivé  du  mot  dieu. 
Aussi  bien  il  y  a  longtemps  que,  dans  le  premier  vers  punique  du 
Pœnulus  de  Plante,  les'  déesses  figurent  à  côté  des  dieux,  alonim 
valonouth,  «  les  dieux  et  les  déesses.  »  Il  reste  toutefois  à  déter- 
miner leur  nature  propre,  leur  rapport  aux  divinités  mâles  dont 
elles  sont  les  parèdres.  Sous  l'influence  de  préjugés  théologiques 
peut-être  inconsciens,  des  érudits  de  peu  de  philosophie  n'ont  point 
manqué  de  voir  en  elles  des  «  hypostases  féminines  du  dieu  primor- 
dial, »  si  bien  que  dans  tout  couple  divin  d'un  Baal  et  d'une  Baa- 
lath, comme  celui  de  Byblos,  ils  croient  avoir  découvert  on  ne  sait 
quel  «  reflet  de  l'unité  divine  primitive.  » 

Ce  langage  métaphysique,  à  propos  des  conceptions  de  la  race  la 
moins  douée  pour  la  philosophie  qui  ait  jamais  existé,  paraîtra  déjà 
peu  heureux  aux  esprits  les  moins  prévenus.  La  vieille  thèse  d'un 
monothéisme  primordial,  succédanée  de  celle  d'une  révélation  pri- 
mitive, compte  encore,  nous  ne  l'ignorons  pas,  d'illustres  partisans. 
Si  elle  était  fondée  sur  la  vérité,  c'est-à-dire  sur  des  faits,  sur 


LA   PHÉNICIE.  813 

l'existence  de  monumens  littéraires  ou  épigraphiques  d'une  haute 
antiquité,  chez  n'importe  quelle  race  d'hommes,  nous  n'aurions  rien 
à  objecter,  car  le  monothéisme  n'est  qu'une  forme  plus  raffinée  du 
polythéisme,  une  abstraction  d'abstractions;  mais,  à  le  bien  prendre, 
il  n'existe  pas  un  seul  texte  vraiment  antique  qui  témoigne  de  ce  de- 
gré avancé  de  spéculation.  La  linguistique  et  la  mythologie  compa- 
rées attestent  au  contraire  que,  comme  il  est  naturel,  l'homme  alla 
du  concret  à  l'abstrait,  de  l'adjectif  au  substantif,  de  la  notion  des 
qualités  à  celle  de  l'être.  Avant  d'imaginer  en  ce  monde  ou  au-delà 
des  êtres  incorporels,  partant  doués  de  raison  et  de  volonté,  il  ne 
vit  d'abord  dans  tous  les  objets  qui  frappaient  ses  sens  étonnés  que 
des  êtres  comme  lui,  capables  de  sentimens  et  d'action,  terribles  ou 
bienfaisans,  implacables  ou  apitoyables  par  des  dons  et  des  sacri- 
fices, et  ce  ne  fut  qu'assez  tard  que  la  naïve  illusion  s'évanouit  de 
son  esprit  plus  réfléchi,  —  qu'il  retira  son  âme  des  choses.  Dès  lors 
elles  lui  apparurent  ce  qu'elles  sont;  le  règne  de  l'observation  et 
de  l'expérience  commença;  il  ne  vit  plus  dans  l'univers  que  des 
transformations  de  substances,  des  particules  solides  ou  atomes 
s'agrégeant  et  se  désagrégeant  sans  fin  ni  raison,  bref,  de  la  ma- 
tière en  mouvement,  soumise  aux  seules  lois  de  la  mécanique,  et 
n'arrivant  parfois  à  une  conscience  plus  ou  moins  obscure  que  chez 
quelques  êtres  éphémères,  faunes  et  flores,  d'une  imperceptible 
durée  dans  l'éternité. 

En  face  de  l'île  de  Tyr  et  dominant  la  plaine  s'élève  le  rocher  de 
Maschouk,  que  l'on  a  considéré  comme  la  colline  sacrée  de  Palétyr. 
Les  eaux  du  Ras-el-Aïn  y  étaient  amenées,  et  des  aqueducs  encore 
en  partie  subsistant  les  conduisaient  à  la  ville  insulaire.  Au  sommet 
de  ce  rocher  a  pu  être  le  temple  continental  de  Melkarth.  Il  faut  se 
réjouir  qu'il  n'y  ait  pas  eu  d'église  entre  le  temple  antique  et  le 
wély  musulman  actuel  ;  le  mythe  antique  y  vit  encore  dans  la  con- 
science populaire.  Après  Movers  et  Ritter,  M.  Renan  estime  qu'avec 
«  ses  coupoles  et  ses  légendes,  ce  lieu  est  encore  aujourd'hui  comme 
le  centre  de  ce  qui  survit  de  la  vieille  Tyr  païenne.  »  Maschouk  est 
une  façon  abrégée  de  dire  :  «  la  colline  de  l'amant.  »  Le  mythe  des 
amours  de  Melkarth  et  d'Astarté  s'y  était  sûrement  localisé.  Dans 
le  wély,  on  montre  le  tombeau  du  prétendu  Maschouk,  qui  ne  pou- 
vait manquer  de  devenir  un  saint  musulman,  avec  le  titre  de  néby 
ou  de  cheik;  c'est  un  coffre  de  bois  peu  ancien.  M.  Renan  incline 
aussi  à  croire  que  le  mythe  de  Didon,  sorte  d'Astarté  céleste,  dont 
le  nom  signifie  «  son  amante,  »  l'amante  de  Baal,  a  ici  quelque 
point  d'attache. 

Ce  n'est  pas  le  seul  mythe  cananéen  qui,  avec  les  cultes  et  les 
usages  antiques,  ait  survécu.  Toutes  les  légendes  dorées  de  la  Sy- 


814  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

rie  qui  ont  la  prétention  d'indiquer  où  Jonas  fut  déposé  par  la  ba- 
leine sont  de  vieilles  fables  relatives  à  Persée  et  à  Andromède,  ou 
viennent  de  bas-reliefs  figurant  le  dieu  sémitique  Dagon.  Qu'on 
songe  en  effet  aux  sculptures  assyriennes  de  ce  dieu  représentant 
un  homme  revêtu,  comme  d'une  chape,  d'une  peau  de  poisson  :  il 
semble  sortir  des  vastes  flancs  et  de  la  gueule  d'un  monstre  ma- 
rin. C'est  ainsi  que  l'imagination  naïve  des  populations  chrétiennes 
se  représentait  le  récit  biblique,  certainement  d'origine  babylo- 
nienne. A  en  juger  par  les  localités  du  nom  de  Beth  Dagon  connues 
des  Hébreux,  les  sanctuaires  du  dieu  ichthyomorphe  delà  Chaldée 
étaient  fort  nombreux  en  Syrie  :  aujourd'hui  ces  lieux  portent  le 
nom  du  prophète  Jonas,  ISéby-Younès.  Le  culte  des  poissons,  si 
ancien  et  si  populaire  en  Syrie,  comme  chez  tous  les  sémites  de  l'A- 
sie occideniale,  est  encore  observé  en  maints  endroits,  particuliè- 
rement dans  une  petite  mosquée  musulmane  de  Tripoli.  Telle  borne 
milliaire  est  consacrée  comme  un  bétyle  (maison  de  El)  par  les  ha- 
bitans  :  on  l'oint  d'huile  ainsi  qu'aux  temps  d'Abraham  et  de  Jacob. 
Souvent,  le  soir  venu,  on  allume  une  lampe  aux  rameaux  supérieurs 
d'un  vieil  arbre -cheik;  les  longues  épines  de  ses  branches  sont 
couvertes  d'étoffes  et  de  guenilles  qu'on  y  accroche  comme  ex-voto. 
Outre  le  culte  des  poissons  et  des  végétaux,  les  noms  des  fleuves  et 
des  montagnes  sont  des  témoins  éternels  de  la  religion  naturaliste 
des  ancêtres.  Ce  n'est  pas  seulement  le  fleuve  Adonis  qui  porte  le 
vocable  d'un  dieu,  mais  aussi  le  Bélus,  l'Asclépius,  le  Damour,  le 
Nahr-Zaharani.  Quant  aux  montagnes,  la  prétendue  grotte  d'Llie 
sur  le  Carmel  marque  sans  doute  le  centre  du  culte  antique  de  ce 
dieu  si  célèbre  encore  à  l'époque  romaine.  Au  petit  village  de  Ha- 
lalié,  à  Sidon,  un  Baal  de  la  montagne,  Zeuç  ôpsioç,  figure  sur  les 
inscriptions  des  linteaux  de  porte  de  l'église  :  à  la  suite  d'un  rêve 
et  comme  acte  de  piété,  on  lui  avait  dédié  deux  lions;  ce  Baal  est 
un  frère  divin  des  dieux  syriens  de  l'Hermon,  du  Liban,  du  Carmel 
et  du  Casius. 

Le  nom  ancien  qui  reparaît  peut-être  le  plus  souvent  sous  les 
noms  de  lieux  actuels  de  la  Phénicie,  le  culte  dont  les  vestiges  sont 
de  beaucoup  le  moins  rares  et  le  plus  significatifs,  c'est  le  nom  et 
c'est  le  culte  d'Astarté,  la  grande  déesse  de  Sidon,  de  Tyr,  puis  de 
Garthage,  la  «  reine  du  ciel,  »  implacable  et  froide  comme  la  lune, 
la  vierge  armée  et  sinistre,  aussi  farouche  que  la  Baalath  de  By- 
blos,  l'Aschéra  de  Judée,  était  molle  et  sensuelle.  Ce  n'est  pas  que 
les  deux  déesses  appartiennent,  comme  on  l'a  dit,  à  deux  races 
différentes  :  Astarté  et  Baalath  répondent  exactement  aux  deux 
formes  bien  connues  d'Istar,  divinité  assyro-babylonienne.  A  l'é- 
poque où,  grâce  aux  progrès  de  l'astronomie,  les  Chaldéens  prépo- 


LA   PHÉNICIE.  815 

sèrent  une  divinité  à  chaque  planète,  Âstarté  devint  la  déesse  de 
Vénus  à  son  lever,  Baalath  celle  de  Vénus  à  son  coucher.  «  L'étoile 
de  Vénus  au  soleil  levant,  dit  un  syllabaire  assyrien,  c'est  Istar 
parmi  les  dieux;  l'étoile  de  Vénus  au  soleil  couchant  est  Bilit  parmi 
les  dieux.  » 

Les  «  hauts-lieux  »  d'Aschera,  les  cavernes  d' Astarté  où  avaient 
lieu  les  prostitutions  sacrées,  se  voient  encore  à  Sarba,  à  Sayyidet- 
el-Mantara,  à  Moghâret-el-Magdoura,  aux  grottes  de  la  Gasmie  et 
d'Adloun,  à  Belat.  Sur  la  hauteur  de  Belat  gisent  les  ruines  pitto- 
resques d'un  temple  dédié  à  quelque  Baalath,  peut-être  à  cette 
déesse  céleste  dont  M.  Renan  a  lu  le  nom  sur  un  précieux  monu- 
ment, ou  à  la  déesse  de  Syrie  assise  sur  un  siège  orné  de  deux 
lions.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  sanctuaire  de  cette  «  Notre-Dame  »  est 
le  plus  bel  exemple  de  «  haut-lieu  »  cananéen.  Le  petit  bois  de  lau- 
rier fleurit  encore  :  c'est  à  l'ombre  de  ces  arbres  verts  que  les  prê- 
tresses de  la  bonne  déesse  dressaient  leurs  tentes  peintes.  Près  de 
Djouni,  au  village  de  Sarba,  qui  est  sûrement  une  ancienne  localité 
cananéenne,  existe  une  «  grotte  de  Saint-George,  »  sorte  de  salle 
au  niveau  de  la  mer,  où  les  femmes  viennent  se  baigner  dans  l'es- 
poir de  devenir  mères.  Le  rituel  veut  qu'avant  de  s'éloigner  elles 
offrent  une  pièce  de  monnaie  à  saint  George.  On  peut  y  voir,  avec 
M.  Renan,  un  reste  des  anciens  tarifs  phéniciens  pour  les  sacrifices, 
ainsi  qu'un  souvenir  éloigné  du  rachat  de  la  prostitution  sacrée. 
«  Je  ne  doute  pas,  écrit  ce  savant,  que  la  grotte  de  Saint- George 
n'ait  abrité  les  rites  que  nous  savons  avoir  été  pratiqués  à  Babylone, 
à  Byblos,  à  Aphaca,  et  qui  venaient  d'une  idée  répandue  chez  cer- 
taines races  de  la  haute  antiquité,  idée  d'après  laquelle  la  prostitu- 
tion à  l'étranger,  loin  d'être  honteuse,  était  considérée  comme  un 
acte  religieux.  Des  traces  de  cette  idée  se  retrouvent  encore  en  cer- 
tains pays  orientaux  et  en  Algérie.  »  A  Sayyidet-el-Mantara,  «  Notre- 
Dame  de  la  Garde,  »  est  une  chapelle  de  la  Vierge  qui  fut  à  l'ori- 
gine une  grotte  cananéenne  d' Astarté.  La  «  Caverne  de  la  possédée,  » 
Moghâret-el-Magdoura,  au  village  de  Magdousché,  présente  sur  la 
paroi  de  gauche  une  hideuse  figure  de  femme  sculptée.  La  plus 
authentique  de  ces  cavernes  à  prostitution  se  trouve  près  de  la 
Casmie  :  on  voit  à  l'intérieur  des  sortes  de  sièges  et  une  niche  pour 
la  statue  de  la  déesse;  à  l'entrée,  qu'une  porte  fermait,  on  distingue 
nettement,  comme  au  temps  d'Hérodote,  ainsi  qu'à  Byblos,  à  El- 
Biadh,  à  Adloun,  le  naïf  symbole  du  sein  divin  d'où  sont  sortis  les 
hommes  et  les  dieux. 

Jdles  Soury. 


UN 


ROMANCIER  GALICIEN 


M.    SACHER-MASOCH. 


I.  Die  Idéale  unserer  Zeit,  4  vol.,  Leipzig  ISIS.  —  II.  Le  Legs  de  Gain,  Paris  1874. 


«  Le  feu  sacré  s'est  éteint  chez  toi,  Allemagne,  et  le  plus  triste, 
c'est  que  tu  l'as  éteint  toi-même.  Longtemps  il  avait  brillé  comme 
une  étoile  qui  montre  le  chemin;  mais  tu  n'as  plus  d'étoile,  tu  n'as 
plus  d'idéal.  Tu  as  versé  du  sang,  tu  as  amassé  de  l'or,  tu  peux 
t'enorgueillir  de  tes  conquêtes  et  de  tes  milliards.  Que  t'importe  la 
haine  des  peuples?  que  t'importent  tes  vertus,  tes  grandeurs  pas- 
sées? —  La  vérité  ?  C'est  le  bouclier  du  malheur,  mais  ta  prospé- 
rité se  couronne  de  mensonges.  —  Le  beau?  Tu  as  préféré  la  gloire 
sanglante  de  Rome  à  la  gloire  immortelle  d'Athènes,  tu  n'auras  dé- 
sormais ni  Homère  ni  Phidias.  —  La  liberté?  Qu'en  ferais- tu?  Comme 
les  cohortes  et  la  plèbe  antiques,  tu  ne  reconnais  plus  d'autres 
dieux  que  César!  »  C'est  par  cette  apostrophe  que  se  termine  une 
fougueuse  satire  contre  les  tendances  allemandes  depuis  la  guerre, 
publiée  sous  forme  de  roman  par  un  écrivain  autrichien  dont  le  nom 
est  déjà  familier  aux  lecteurs  de  la  Revue.  Les  Contes  galiciens  ont 
assuré  à  M.  Sacher-Masoch  une  place  brillante  auprès  de  l'écrivain 
russe  Tourguénef,  dont  il  est  l'émule.  De  même  que  l'auteur  des 
Récits  d'un  chasseur,  il  a  mis  en  lumière  avec  un  rare  talent  des 
mœurs  primitives  ignorées  jusque-là  dans  le  reste  de  l'Europe,  des 
caractères  d'une  originalité  saisissante,  A  peine  sort-il  du  cercle 


UN    ROMANCIER    GALICIEN.  817 

de  Kolomea,  un  district  de  la  Galicie.  Ce  théâtre  étroit  suffit  au  dé- 
ploiement de  toutes  les  passions  humaines,  rajeunies  pour  ainsi 
dire  par  le  prestige  de  la  couleur  locale.  Telle  meunière  porte  sous 
sa  tunique  de  peau  de  mouton  l'âme  de  la  grande  Catherine,  tel 
bandit  a  toutes  les  aspirations  d'un  conquérant,  tel  cabaretier  juif 
résume  en  lui  seul  l'histoire  entière  de  sa  race  persécutée,  ram- 
pante, avide,  haineuse,  et  si  forte  encore  malgré  l'abjection  où  l'ont 
jetée  les  insultes  et  les  coups  de  fouet;  tous  ces  paysans  petits-rus- 
siens  sont  beaux  dans  leur  humilité  mélancolique  à  l'égal  de  leurs 
pères  les  haydamaks,  dont  les  Polonais  n'ont  pas  oublié  l'indomp- 
table bravoure;  ce  sont  les  mêmes  traditions  pastorales  et  guerrières 
conservées  pieusement  d'âge  en  âge.  Le  tableau  qu'en  traça  Sacher- 
Masoch  dans  une  série  de  récits  marqués  au  coin  d'un  génie  sau- 
vage fut  vivement  goûté  par  le  public  français  aussitôt  qu'une  tra- 
duction lui  permit  de  l'apprécier.  Il  n'en  avait  pas  été  de  même  en 
Allemagne.  Mille  détracteurs  s'étaient  levés  dès  l'apparition  du  Legs 
de  Cain,  qu'un  critique  autorisé,  Gottschall,  avait  cependant  pro- 
clamé tout  d'abord  une  théodicée  romanesque,  une  Divine  Comédie 
en  prose.  La  foule  cria  anathème  au  nom  des  principes  du  christia- 
nisme, tandis  que  le  parti  des  libres  penseurs  compromettait  le 
poète  en  le  couronnant  de  lauriers  au  nom  de  Schopenhauer  et  de 
Darwin.  C'était  des  deux  côtés  une  guerre  de  pédans  bien  vaine. 
Mieux  eût  valu  s'en  tenir  à  estimer  dans  ces  contes,  dont  le  pessi- 
misme ne  nous  paraît  pas  plus  odieux  en  somme  que  celui  du  Don 
Juan  de  lord  Byron  ou  des  écrits  renommés  de  Hawthorne,  la  beauté 
incomparable  des  descriptions,  l'étude  puissante  et  fine  à  la  fois  des 
caractères,  le  sentiment  profond  de  la  nature,  surtout  une  saveur 
franche  et  toute  nouvelle,  une  sincérité  d'impressions,  qui  nous 
fait  croire  volontiers  ce  que  l'auteur  affirme,  qu'ils  sont  tracés  avec 
le  sang  même  de  son  cœur.  Du  reste  il  est  probable  que  M.  Sa- 
cher-Masoch lui-même  se  trompe  sur  ce  qui  fait  sa  propre  valeur. 
Il  croit  relever  de  l'idéalisme  parce  qu'il  prend  toujours  pour  point 
de  départ  de  ses  œuvres  une  idée  abstraite  que  ses  personnages  ont 
mission  de  développer;  mais  ce  qui  nous  captive,  ce  ne  sont  pas 
les  théories  philosophiques  et  sociales  qu'il  met  dans  leur  bouche, 
théories  souvent  suspectes,  ce  sont  les  personnages  eux-mêmes, 
les  nuances  subtiles  de  leurs  sentimens  et  de  leurs  passions.  On 
ne  se  rappelle  pas  comme  des  êtres  de  fiction,  comme  des  héros  ou 
des  héroïnes  de  roman  ordinaires,  le  don  Juan  de  Kolomea  racon- 
tant entre  le  rire  et  les  larmes,  dans  une  auberge  de  village, 
l'histoire  de  ses  changeantes  amours,  ni  Catherine,  la  paysanne 
devenue  grande  dame,  passant  dans  son  traîneau  magnifique  au- 
près du  feu  de  bivac  de  la  garde  rurale,  où  le  capitulant  qu'elle  a 

TOME  XII.  —  1875.  52 


818  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

fait  enrôler  de  force  tient  un  instant  son  sort  entre  ses  mains,  ni 
cette  implacable  et  superbe  Théodosie  ordonnant  l'exécution  de  son 
amant  le  voleur  avec  l'autorité  d'une  tsarine  qui  signe  l'arrêt  de 
mort  d'un  favori  devenu  dangereux,  ni  aucune  des  figures,  fus- 
sent-elles fugitives,  qu'a  évoquées  Sacher-Masoch.  Non,  chacun 
croit  les  avoir  réellement  rencontrées,  on  les  entend,  on  les  voit, 
elles  respirent,  elles  agissent,  elles  vivent,  a  J'aime  mieux,  a  dit 
une  fois  leur  hardi  créateur,  la  plus  laide  vérité  que  le  plus  sé- 
duisant mensonge.  »  Sacher-Masoch  est,  à  n'en  pas  douter,  l'un 
des  chefs  de  l'école  réaliste  moderne;  mais,  tant  que  son  réa- 
lisme aura  pour  effet  de  soulever  en  nous  l'enthousiasme,  de  nous 
donner  l'émotion  divine  du  beau ,  nous  ne  nous  révolterons  pas 
contre  les  procédés  qu'il  emploie;  libre  aux  pharisiens  de  lui  je- 
ter la  pierre.  Son  mépris  est  grand  du  reste  pour  la  critique  alle- 
mande, autrefois  si  éclairée,  si  judicieuse,  si  utile  au  développe- 
ment de  l'art  durant  la  période  qui  commence  avec  Lessing  et  finit 
avec  Goethe  et  Tieck,  si  spirituelle  ensuite,  bien  que  négative  quant 
aux  résultats,  avec  le  railleur  Borne.  Sacher-Masoch  en  a  montré» 
dans  une  véhémente  brochure,  l'abaissement  presque  complet,  fruit 
de  l'ignorance,  de  la  vénalité,  de  la  soumission  abjecte  au  pouvoir. 
«  Un  critique  parisien,  dit-il  ailleurs  encore,  est  un  critique  euro- 
péen, tandis  que  les  critiques  allemands  ne  sont  jamais  que  des 
critiques  de  Berlin  ou  de  Vienne,  en  admettant  même  qu'à  Berlin 
ou  à  Vienne  leur  opinion  ait  grande  valeur.  » 

La  reconnaissance  que  Sacher-Masoch  a  depuis  longtemps  vouée 
à  la  France,  où  il  compte  tant  d'admirateurs,  les  injures  que  lui  a 
values  cette  prédilection  hautement  exprimée,  les  sympathies  qu'il 
nous  témoigne  dans  son  dernier  ouvrage,  inférieur  sans  doute  aux 
précédens  sous  le  rapport  de  l'art,  mais  curieux  par  son  sujet, 
toutes  ces  raisons  nous  engagent  à  tracer  aujourd'hui  une  esquisse 
de  la  vie  et  de  l'œuvre  en  général  du  romancier  galicien.  Dans  sa 
propre  histoire,  étrange  et  pittoresque  comme  un  de  ses  livres,  il 
sera  facile  de  trouver  la  source  de  ses  plus  belles  qualités  d'ima- 
gination en  même  temps  que  celle  de  certains  défauts  que  nous 
sommes  loin  de  vouloir  dissimuler.  On  doit  à  un  écrivain  de  ce  mé- 
rite non-seulement  l'éloge,  mais  d'abord  et  avant  tout  la  vérité. 

I. 

Léopold  de  Sacher-Masoch  est  né  le  27  janvier  1836  à  Lemberg, 
capitale  de  l'ancien  royaume  de  Galicie.  Sa  famille  paternelle  était 
d'origine  espagnole.  Don  Mathias  Sacher  combattit  les  protestans 
d'Allemagne  à  Muhlberg  sous  l'empereur  Charles-Quint,  fut  reteuu 
en  Bohême  par  une  blessure,  y  épousa  une  marquise  Jementi  et  fit 


UN  ROMANCIER   GALICIEN.  819 

sa  patrie  de  celle  de  sa  femme.  Les  Sacher  vinrent  en  Galicie  avec 
Jean-Népomucène,  grand-père  du  romancier,  à  l'époque  où  le  dé- 
membrement de  la  Pologne  rendait  cette  contrée  autrichienne. 
Comme  conseiller  gubernial  et  administrateur,  le  chevalier  Sacher 
sut  gagner  la  confiance  du  peuple  autant  que  l'estime  de  la  noblesse. 
Son  fils  Léopold  fut  chef  de  la  police  et  conseiller  de  cour.  11  déploya 
de  véritables  talens  d'homme  d'état  dans  ce  double  poste  pendant 
les  révolutions  polonaises  de  1837, 18^6  et  1848.  Son  mariage  avec 
la  dernière  descendante  d'une  ancienne  maison  slave  lui  permit  de 
joindre  au  nom  de  ses  ancêtres  celui  de  Masoch.  L'enfance  du  fils 
qui  naquit  de  cette  union  se  passa  presque  tout  entière  dans  l'hôtel 
de  police  de  Lemberg,  triste  séjour  en  ces  temps  de  trou])ies.  Il  est 
permis  de  croire  que  les  premières  impressions  du  jeune  Léopold 
eurent  quelque  influence  sur  son  futur  talent.  De  même  que  Charles 
Dickens,  enfant,  condamné  par  la  pauvreté  à  vivre  dans  les  bas 
quartiers  de  Londres,  trouva 'devant  les  hospices ,  les  prisons,  les 
dépôts  de  mendicité,  où  des  scènes  de  misère  et  de  souffrance  frap- 
paient sans  cesse  ses  regards,  le  germe  des  inspirations  qui  plus 
tard  le  rendirent  célèbre,  de  même  Sacher-Masoch  ne  devait  jamais 
oublier  les  factionnaires  à  la  mine  farouche,  les  espions  aux  allures 
ténébreuses,  les  figures  de  criminels  et  de  vagabonds  amenés  cha- 
que jour  par  les  soldats,  la  bastonnade,  «  les  fenêtres  grillées  à  tra- 
vers lesquelles  les  jeunes  filles  jetaient  en  passant  un  regard  aux 
pâles  et  mélancoliques  conspirateurs  polonais.  »  Tout  cela  revit 
dans  ses  romans,  qui  ne  sont  que  l'écho  des  émotions  et  des  sou- 
venirs de  sa  vie.  D'autre  part,  le  goût  du  merveilleux,  la  connais- 
sance des  mœurs  et  des  légendes  du  peuple,  où  il  a  depuis  choisi 
ses  héros  les  plus  intéressans,  lui  étaient  donnés  par  sa  nourrice,  une 
paysanne  de  la  Petite-Russie,  belle,  dit-il,  comme  la  Vierge  à  la 
chaise  de  Raphaël,  et  qui  le  berçait  de  légendes  qu'il  a  transcrites 
par  la  suite  :  l'histoire  de  Dobosch  le  brigand,  celle  de  l'infortunée 
Barbara  Radziwill,  de  la  belle  Esterka,  cette  Pompadour  juive  de  la 
Pologne,  du  Cosaque  Bogdan  Khmielniçki,  ce  terrible  exterminateur 
de  la  noblesse  polonaise,  du  voïvode  Potoçki,  dont  la  mémoire  est 
conservée  dans  les  chants  populaires.  Ces  chants  où  régnent,  jointes 
à  une  si  pénétrante  tristesse,  tant  de  sensibilité,  de  vaillance  et  à' hu- 
mour, la  nourrice  savait  les  dire  avec  l'élan  superbe  de  poésie  hé- 
roïque particulier  aux  paysans  petits-russiens,  et  ils  restèrent  pour 
Sacher-Masoch  ce  que  les  cloches  de  Londres  furent  toujours  pour 
Dickens.  Combien  de  fois  aussi  a-t-il  parlé  des  kalendi  (noëls)  en- 
tonnés autour  de  la  grande  crèche  où  l'enfant  Jésus  recevait  les 
présens  des  bergers,  tandis  qu'accouraient  les  trois  rois  conduits 
par  l'étoile  en  papier  d'or  qui  brillait  au  plafond!  Celui  qu'on  a 
nommé  depuis  l'élève  de  Schopenhauer  trouve  toujours  un  accent 


820  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

attendri  pour  décrire  les  cérémonies  naïves  proposées  à  la  foi  de 
son  enfance. 

La  première  langue  qu'il  apprit  après  sa  langue  slave  maternelle 
fut  le  français  :  Barbe-Bleue  et  le  Chat  botté  l'enchantèrent  à  l'égal 
de  Twardovski  et  de  la  Roussalka,  Il  eut  de  bonne  heure  l'idée  de 
mettre  en  scène  ces  contes  bleus  :  la  passion  du  théâtre  se  révéla 
ainsi  chez  lui. 

L'été,  sa  famille  quittait  Lemberg  pour  une  des  seigneuries  qu'il 
nous  a  fait  si  bien  connaître,  où  les  soucis  et  les  joies  d'une  im- 
mense exploitation  agricole  se  mêlent  aux  plaisirs  de  la  chasse,  aux 
longues  courses  à  cheval  dans  la  plaine,  sans  bornes  comme  la  mer, 
aux  festins  homériques,  aux  intimes  causeries  autour  du  samovar. 
Le  factotum  juif  vient  déballer  ses  marchandises,  les  moissonneurs 
envahissent  la  cour  pour  déposer  la  couronne  d'épis  aux  pieds  de 
leur  bienfaitrice  ',  ce  sont  là  de  grands  événemens.  Du  reste  on  ne 
voit  guère,  outre  le  mandataire,  le  forestier  et  le  curé,  que  quel- 
ques voisins,  grands  buveurs  pour  la  plupart,  qui  portent  des  toasts 
dans  les  souliers  des  dames,  coquettes  et  imposantes  à  la  fois  sous 
leurs  kasabaikas  de  fourrure.  A  cette  vie  quelque  peu  sauvage, 
Sacher-Masoch  dut  sans  doute  l'amour  passionné  de  la  nature  que 
reflètent  toutes  ses  œuvres.  Déjà  il  entreprenait  l'escalade  des  mon- 
tagnes d'où  l'on  embrasse  du  regard  les  plaines  de  Podolie;  il  s'en- 
thousiasmait pour  la  liberté  cosaque  et  la  vie  des  brigands  dans  les 
Carpathes,  dont  lui  parlaient  les  paysans  galiciens,  ses  amis  préfé- 
rés; en  parcourant  les  bois,  les  champs,  les  marécages,  son  petit 
fusil  sur  l'épaule,  il  s'imaginait,  lui  aussi,  être  de  la  race  des  hay- 
damaks.  Son  père  l'emmenait,  tout  jeune  qu'il  fût,  chasser  le  loup, 
un  sergent  venait  lui  enseigner  l'exercice  militaire.  Après  des  jour- 
nées remplies  par  les  plus  rudes  fatigues  physiques,  il  écrivait,  pour 
amuser  ses  petites  sœurs,  les  histoires  qu'il  avait  recueillies. 

Les  scènes  affreuses  de  l'insurrection  de  18Zi6  le  frappèrent  vive- 
ment. Tandis  que  les  troupes  autrichiennes  repoussaient  les  Polo- 
nais révoltés,  le  peuple  des  campagnes  s'insurgeait  à  son  tour  pour 
venir  en  aide  à  l'Autriche  et  surtout  pour  assouvir  sa  vieille  haine 
contre  le  parti  noble.  Les  seigneuries  furent  attaquées,  de  grandes 
cruautés  commises.  Une  image  horrible  resta  dans  la  mémoire  dû 
jeune  Sacher-Masoch,  alors  âgé  de  dix  ans  :  le  retour  à  Lemberg 
des  insurgés  morts  ou  blessés  dans  de  petites  charrettes;  le  sang 
coulait  à  travers  la  paille,  et  les  chiens  léchaient  ce  sang.  Le  chef 
de  la  police  s'attira  la  reconnaissance  des  Polonais  en  les  protégeant 
contre  les  fureurs  des  paysans.  Ses  fonctions  le  conduisirent  à  Prague 
(18ii8).  En  Bohême,  la  passion  du  jeune  Sacher-Masoch  pour  les 
exercices  du  corps  et  pour  les  sciences  naturelles  continua  de  se 
développer.  L'escrime,  la  chasse  et  la  gymnastique  ne  lui  faisaient 


UN    ROMANCIER    GALICIEN.  821 

pas  cependant  négliger  les  études  sérieuses.  Il  avait  seize  ans  à 
peine  quand  un  de  ses  professeurs  devina  en  lui  l'étoffe  d'un 
écrivain.  Cependant  il  avoue  lui-même  que  les  classiques  grecs  et 
latins  ne  contribuèrent  pas  à  former  son  talent,  et  en  effet  il  lui 
manque  parfois  ce  qu'il  eût  pu  leur  emprunter,  le  goût,  qui  ne 
marche  pas  toujours  de  front  avec  le  génie. 

Les  succès  de  Sacher-Masoch  sur  un  théâtre  d'amateurs,  où  il 
jouait  indifféremment  Shakspeare,  Schiller,  Goethe,  Scribe  et  Kot- 
zebue,  lui  inspirèrent  le  désir  de  devenir  comédien  :  d'abord  il  avait 
rêvé  d'être  soldat,  ensuite  il  s'éprit  des  mathématiques,  qu'il  aban- 
donna pour  la  chimie.  Après  quelques  années  orageuses  à  l'univer- 
sité, «  pendant  lesquelles,  dit-il,  je  bus  beaucoup  de  bière  et  j'eus 
beaucoup  de  duels,  »  il  se  trouva  vers  l'âge  de  vingt  ans  docteur, 
travaillant  aux  archives  de  Vienne.  Nommé  professeur  d'histoire  à 
l'université  de  Grœtz,  il  était  bien  loin  de  pressentir  sa  vocation  vé- 
ritable, lorsqu'une  vieille  femme  d'esprit  chez  laquelle  il  passait  vo- 
lontiers ses  soirées  lui  dit,  après  l'avoir  entendu  raconter  l'insur- 
rection de  IShQ  :  «  Écrivez  cela,  ce  sera  un  roman  magnifique.  » 
D'après  ce  conseil,  il  se  mit  à  l'œuvre  et  produisit  très  vite  le  Comte 
Donski,  peinture  vive  et  forte  de  la  double  levée  d'armes  polonaise 
et  galicienne;  d'une  part  ces  brillantes  réunions  de  nobles  conspira- 
teurs qui  ressemblent  à  des  fêtes,  ces  parties  de  chasse  qui  se  trans- 
forment en  attaques  guerrières,  ce  mélange  d'intrigues  politiques 
et  d'intrigues  galantes  dont  la  petite  république  de  Gracovie  est  le 
théâtre,  de  l'autre  les  rassemblemens  de  paysans  sourds  aux  ordres 
du  mandataire  qui  les  arme  pour  la  délivrance  de  la  Pologne  de 
fléaux,  de  faux  et  de  piques  qu'ils  sont  intimement  résolus  à 
tourner  contre  le  Polonais  abhorré  :  rien  de  curieux  comme  ce  con- 
traste. L'amour  de  la  patrie  est  tout-puissant  dans  les  deux  camps; 
ces  beaux  gentilshommes  altiers,  entreprenans,  exaltés,  chevale- 
resques, s'arrachent  aux  bras  de  leurs  fiancées,  à  l'ivresse  d'un 
premier  rendez-vous,  pour  suivre  le  drapeau  de  la  révolte  auprès 
duquel  un  moine  fanatique  brandit  le  crucifix;  les  grandes  dames 
font  servir  leurs  grâces  ensorcelantes  au  succès  de  la  sainte  cause 
et  se  montrent  intrépides  au  besoin,  comme  l'amazone  Wanda  leur 
patronne;  mais  tous  ces  champions  de  l'indépendance  aux  vertus 
romanesques  et  aux  éblouissans  panaches  ont  trop  compté  sur  la 
soumission  aveugle  du  peuple,  qui  se  dresse  à  l'improviste  pour  les 
anéantir  au  son  des  vieux  chants  ruthènes,  et  qui  répond  au  cri  de  : 
vive  la  Pologne!  par  le  cri  obstiné  de  :  vive  l'empereur!  —  signal 
des  massacres  et  des  incendies. 

Tout  en  écrivant  cette  émouvante  histoire,  Sacher-Masoch  sentit 
se  développer  en  lui  un  mal  dont  il  souffrait  depuis  longtemps,  le 
mal  du  pays.  —  Il  dédia  le  Comte  Donski  à  ses  compatriotes  et  en 


822  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

particulier  à  une  jeune  fille  aux  yeux  bleus  qui  avait  été  la  com- 
pagne de  son  enfance,  puis  il  se  mit  en  route  pour  retourner  vers 
eux.  Ses  larmes  coulèrent  lorsque  lui  apparut  le  premier  village 
galicien;  il  passa  deux  mois  au  milieu  des  paysans,  et,  lorsqu'il  re- 
vint, écrivit  V Émissaire  ^  inspiré  cette  fois  par  l'insurrection  de 
I8Z18.  Comme  le  Comte  Donski,  VÉmissaire  obtint  le  plus  favo- 
rable accueil.  Malheureusement  Sacher-Masoch  devait  verser  en- 
suite dans  le  roman  historique  proprement  dit,  genre  faux  auquel 
Walter  Scott  seul  sut  prêter  à  la  fois  du  charme  et  de  la  noblesse, 
et  qui  a  fait  son  temps  partout  ailleurs  qu'en  Allemagne.  Le  reflet 
fidèle  des  mœurs  hongroises,  ce  qu'on  a  nommé  le  parfum  de  la 
steppe,  peut  cependant  servir  d'excuse  aux  longueurs  du  Dernier 
Roi  des  Magyars,  et  dans  les  Histoires  de  cour  russes,  dans  le 
Sultan  femelle  surtout,  commence  à  s'ébaucher  ce  type  magni- 
fique de  despote  féminin  qui  sera  complet  quand  l'auteur  lui  don- 
nera enfin  le  cadre  des  campagnes  galiciennes;  mais  nous  n'en 
reprocherons  pas  moins  à  Sacher-Masoch  de  s'être  attardé  près  des 
impératrices  et  des  Jagellons.  Sa  place  n'était  pas  là,  elle  n'était 
point  non  plus  à  la  cour  de  France,  où  il  s'avisa  de  suivre  Kaunitz. 
Bien  que  M.  Gottschall  s'émerveille  devant  «  ce  feu  d'artifice  d'es- 
prit, »  et  qu'il  vante  les  pastels  rococo  de  Louis  XY  et  de  M'"^  de 
Pompadour,  de  la  princesse  Woronzof  et  de  Voltaire,  les  deux  vo- 
lumes de  Kaunitz  pourraient  être  passés  sous  silence  sans  l'inci- 
dent très  significatif  auquel  donna  lieu  la  représentation  en  Prusse 
d'une  comédie  historique  que  l'auteur  avait  tirée  de  son  roman. 
Sous  le  litre  :  les  Vers  du  grand  Frédéric,  cette  œuvre  avait  déjà 
fait  du  bruit  dans  plusieurs  villes  d'Allemagne,  lorsqu'elle  fut  jouée 
le  22  janvier  d866  à  Berlin,  qui  redoutait  au  moment  même  une 
alliance  franco-autrichienne.  On  écouta  sans  trop  de  murmures  le 
premier  acte,  mais  une  scène  entre  Louis  XV  et  le  diplomate  autri- 
chien parut  inacceptable,  et  quand  Kaunitz  eut  prononcé  ces  mots  : 
«l'Autriche  et  la  France  sont  aujourd'hui  divisées,  mais,  réunies, 
elles  gouverneront  l'Europe,  »  le  public,  même  aux  places  les  plus 
élégantes,  se  mit  à  siffler,  à  trépigner,  à  hurler.  Cette  bruyante 
démonstration  était,  bien  entendu,  dirigée  beaucoup  moins  contre 
la  pièce  que  contre  l'Autriche  elle-même  et  l'alliance  redoutée.  Ja- 
mais pareil  scandale  ne  se  produisit  au  théâtre.  Une  partie  des 
spectateurs  protestait  par  ses  applaudissemens,  mais  la  tempête  fut 
la  plus  forte.  Chose  curieuse,  cette  satire  de  l'avidité  prussienne 
qui  fut  jetée  ainsi  à  la  face  de  Berlin  tout  entier  n'avait  pas  été  re- 
présentée à  Vienne  par  égard  pour  la  puissance  redoutable  qu'elle 
attaquait  !  Sacher-Masoch  ne  s'en  tint  pas  du  reste  à  combattre  la 
Prusse  plume  en  main,  il  prit  du  service  l'un  des  premiers  dans  la 
guerre  qui  éclata  sur  ces  entrefaites. 


UN   ROMANCIER   GALICIEN.  823 

Une  seconde  fois  Sacher-Masoch  essaya  de  la  comédie  historique. 
U Homme  sans  préjugés  réussit  comme  un  tableau  très  exact  de  la 
lutte  des  lumières,  favorisées  par  Marie-Thérèse,  contre  les  abus, 
les  superstitions,  les  mœurs  féodales  et  la  domination  jésuitique 
qu'avait  laissés  grandir  le  règne  de  Charles  VI.  On  admira  la  verve 
et  la  netteté  avec  lesquelles  ce  moment  de  transition  était  rendu. 
Depuis,  le  thème  scabreux  de  l'émancipation  de  la  femme  fut  re- 
pris par  Sacher-Masoch  dans  une  comédie  sociale,  ISos  Esclaves, 
où  l'on  sent  l'imitation  des  auteurs  dramatiques  français  contempo- 
rains. 

Le  théâtre  ne  lui  faisait  pas  négliger  la  littérature  romanesque; 
peut-être  même  produisait-il  trop,  si  c'est  à  cette  fécondité  exces- 
sive qu'il  faut  attribuer  l'inégalité  de  ses  œuvres.  Certes  la  diatribe 
contre  les  jésuites,  intitulée  Pour  la  gloire  de  Dieu,  les  recueils 
d'aventures  d'amour  et  de  théâtre,  les  esquisses  fugitives  telles 
que  la  Fausse  Hermine,  Bonnes  gens  et  leur  histoire,  etc.,  n'ajou- 
teront rien  à  la  réputation  de  l'écrivain  ni  à  celle  du  penseur.  Il  y 
a  cependant  beaucoup  d'esprit  gaspillé  au  hasard  dans  ces  bluettes; 
on  a  pu  en  juger  ici  même  par  certaine  étude  piquante  de  fourberies 
juives,  le  Mariage  de  Valérien  Kockanski  (1).  Nous  glisserons  légè- 
rement sur  le  roman  plus  ambitieux  de  la  Femme  séparée,  qui  fit 
fortune  jusqu'en  Amérique  et  fut  trouvé  moral,  au  même  titre  pro- 
bablement que  Madame  Bovary,  par  le  réalisme  impitoyable  de  la 
peinture  du  vice.  Celle  des  œuvres  de  Sacher-Masoch  qui  subsistera 
pour  sa  gloire  devant  l'Europe  et  la  postérité,  c'est  le  Legs  de  Cain. 

L'auteur  du  Comte  Donski  était  professeur  à  l'université  de  Graetz 
quand  son.  ami,  M.  Kiirnberger,  auteur  d'un  ouvrage  très  remarqué 
en  Allemagne,  Atnerica-Muden,  lui  donna  l'excellent  conseil  de 
renoncer  une  fois  pour  toutes  à  représenter  la  vie  allemande,  deve- 
nue terne,  incolore  et  sans  intérêt,  pour  suivre  la  voie  de  Gogol,  de 
Tourguénef  et  de  Petœfi,  en  se  proclamant  le  poète  de  la  Petite- 
Russie.  Quinze  jours  après,  il  achevait  le  Don  Juan  de  Kolomea, 
inspiré  par  le  souvenir  de  sa  patrie  autant  que  par  sa  folle  passion 
pour  la  personne  étrange  qui  est  aussi  l'héroïne  de  la  Femme  sépa- 
rée. Tourguénef,  son  modèle,  était  égalé  du  premier  coup,  sinon 
dépassé;  jamais  l'écrivain  grand-russien  n'avait  mieux  exprimé  la 
majesté  mélancolique  de  la  plaine  infinie,  jamais  surtout  il  n'a- 
vait trouvé  de  type  aussi  profondément  original  que  celui  de  ce 
séducteur  qui ,  en  aimant  et  en  trompant  toutes  les  femmes ,  ne 
peut  réussir  à  oublier  la  sienne,  pour  lequel  le  bonheur  conjugal 
est  resté  le  paradis,  un  paradis  à  tout  jamais  fermé,  mais  regretté 
toujours,  et  dont  les  hâbleries  de  libertin  sont  touchantes  comme 

(1)  Voyez  la  Uevue  du  1-5  mai  1875. 


82ii  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  larmes  (1).  Don  Juan  de  Kolomea  peut  passer  pour  le  chef- 
d'œuvre  de  Sacher-Masoch. 

La  guerre  de  1866  détourna  quelque  temps  celui-ci  de  ses  tra- 
vaux littéraires.  Après  le  désastre  de  Sadowa,  il  eut  l'occasion  de 
jouer  un  rôle  politique  en  fondant  certain  journal  d'opposition 
contre  la  Prusse  et  en  acceptant  le  rôle  de  défenseur  du  parti 
petit-russien ,  qui  s'était  mis  solennellement  sous  sa  protection; 
en  même  temps  il  continuait  d'exploiter  le  filon  d'or  qu'il  avait 
découvert.  Der  Capitulant  {Frinko  Dalaban)  et  Mondnaclit  {la  Ba- 
rina  Olga)^  qui  ont  paru  depuis  dans  la  Revue  (2),  furent  publiés  à 
peu  d'intervalle  l'un  de  l'autre.  Le  dernier  plut,  par  un  ton  de  sen- 
timentalité attendrie  et  une  mise  en  scène  fantastique,  au  goût 
allemand  qu'avait  révolté  la  vigueur  quelque  peu  brutale  du  Don 
Juan^  «  vrai  comme  la  vie  elle-même.  »  Dans  le  Capitulant  se 
montrait  pour  la  première  fois  une  figure  de  femme  qui  devait 
souvent  depuis  revenir  sous  la  plume  de  Sacher-Masoch,  celle  de 
la  paysanne  digne  d'un  trône  par  l'ambition,  l'intelligence  et  la 
beauté,  dont  les  désirs  égoïstes  s'élèvent  du  foulard  rouge  à  la  pe- 
lisse de  zibeline,  et  qui  de  maîtresse  d'un  pauvre  diable  devient 
comtesse;  cette  figure,  qu'elle  porte  le  nom  de  Catherine,  de 
Dzwinka  ou  de  Théodosie,  est  la  plus  frappante  que  le  grand  ar- 
tiste galicien  ait  formée  de  la  terre  même  de  son  pays  natal. 

L'idée  complète  du  Legs  de  Cain^  dont  font  partie  les  trois  récits 
que  nous  avons  cités,  vint  à  Sacher-Masoch  pendant  les  voyages 
qu'il  fit  à  travers  l'Europe  après  avoir  renoncé  au  professorat.  Par 
un  phénomène  assez  singulier,  il  était,  tout  en  parcourant  l'Italie, 
ramené  malgré  lui  aux  Garpathes,  au  Lac-Noir,  aux  paysages  gali- 
ciens. Les  croyances  des  paysans  de  la  Petite-Russie,  leur  sagesse 
passive,  qui  consiste  à  renoncer,  à  souffrir  et  à  se  taire,  toutes 
leurs  traditions  d'origine  orientale,  auxquelles  il  avait  été  lui-même 
initié  de  bonne  heure,  s'étaient  depuis  longtemps  confondues  dans 
son  esprit  avec  la  philosophie  de  Schopenhauer,  qui  n'est  que  l'ex- 
pression d'une  sorte  de  bouddhisme,  dont  reste  profondément  pé- 
nétrée la  race  slave.  Les  doctrines  scientifiques  de  Darwin  l'aidè- 
rent aussi  à  poser  les  bases  du  procès  gigantesque  qu'il  intentait  à 
l'humanité  ou  plutôt  à  l'héritage  funeste  qui  pèse  sur  elle  et  qui 
comprend  l'amour,  a  cette  guerre  entre  les  sexes,  »  la  propriété, 
née  de  la  violence  et  de  la  ruse,  et  mère  de  la  discorde,  la  guerre, 
(c  ce  meurtre  effroyable  sous  couleur  de  patriotisme  et  de  raison 
d'état.  »  Le  travail,  l'elTort  se  trouve  être  notre  seule  part  de  bon- 
heur, la  mort  notre  unique  bien,  puisqu'elle  nous  apporte  la  liberté 
et  la  paix. 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l"^'  octobre  1872. 

(2)  Voyez  la  Revue  du  15  novembre  1872  et  du  15  août  1  73. 


UN    ROMANCIER   GALICIEN.  825 

Le  plan  de  cette  vaste  composition  fut  tracé  dans  une  sorte  de  pro- 
logue de  la  plus  sombre  éloquence,  intitulé  V Errant,  où  la  critique 
allemande  voulut  voir  une  profession  d'athéisme,  un  sacrilège.  Elle 
accusa  Sacher-Masoch  de  mettre  partout  la  nature  à  la  place  de 
Dieu  et  de  nier  la  morale,  puisque,  de  par  Darwin,  Schopenhauer 
et  le  fatalisme  oriental  dont  il  se  faisait  l'écho,  l'homme,  cruel  ou 
pacifique,  n'était  pas  d'une  autre  essence  que  le  loup  qui  dévore  ou 
l'agneau  qui  se  laisse  égorger.  Elle  l'accusa  d'avoir  représenté  le 
mal  avec  une  liberté  scandaleuse,  comme  si  Goethe  n'avait  pas  re- 
connu au  poète  le  droit  de  toucher  d'une  main  pure  à  tout  ce  qui 
est  de  l'homme  et  indiqué  au  roman  son  but,  qui  est  de  refléter 
comme  un  miroir  tout  ce  qui  se  passe  dans  le  monde.  Il  eût  mieux 
fait  de  n'écrire  pour  toute  réponse  que  Marcelin,  ce  a  conte  bleu 
du  bonheur  (1),  »  où  l'amour  permis  et  la  félicité  domestique  re- 
posant sur  une  estime  parfaite  et  sur  l'accord  des  âmes  sont  re- 
vêtus de  couleurs  qui  ne  se  trouveraient  point  sur  la  palette  d'un 
matérialiste;  mais  son  humeur  militante  l'emporta;  il  eut  le  tort  de 
descendre  à  la  polémique  et  entreprit  de  prouver  que  les  sciences 
naturelles  et  l'histoire  sont  les  bases  de  la  morale.  Le  toile  redou- 
bla, excité  par  l'opposition  qui  lui  était  faite  tant  en  Allemagne  qu'à 
l'étranger.  Alors  Sacher-Masoch,  laissant  combattre  pour  lui  ses 
nombreux  partisans,  se  rappela  un  peu  tard  certaine  maxime  de 
Goethe  depuis  longtemps  méconnue  en  Allemagne,  et  que  pour  sa 
part  il  avait  maintes  fois  citée  :  «  créez,  artiste,  ne  pérorez  pas.  » 
Il  entama  la  seconde  partie  de  son  Legs  de  Caïn,  d'où  sont  tirés  la 
Justice  des  paysaiis,  le  Haydamak  et  la  Hasara-Raba  (2),  ces  éner- 
giques épisodes  de  la  lutte  éternelle  entre  celui  qui  n'a  rien  et  ce- 
lui qui  possède. 

La  malédiction  attachée  à  l'amour  continue  d'y  figurer  à  côté  de 
celle  qu'entraîne  avec  elle  la  propriété.  Nous  retrouvons  toujours 
mêlée  à  des  scènes  de  violence,  de  carnage,  de  représailles  ter- 
ribles, la  même  Dalila  impérieuse  et  triomphante,  ce  vampire  aux 
cheveux  d'or  qui  suce  le  sang  des  cœurs  et  qui  pose  le  pied  sur 
un  homme  désarmé  par  la  magie  de  son  baiser.  Cette  suprématie 
continuellement  accusée  de  la  femme,  dont  ils  font  si  volontiers 
une  vassale  en  extase  devant  son  maître,  doit  sembler  aux  Alle- 
mands particulièrement  choquante.  Peut-être  est-ce  le  reproche 
de  monotonie  dans  les  situations  et  dans  les  caractères  qui  a  dé- 
tourné Sacher-Masoch  des  vigoureuses  études  de  mœurs  locales  où  il 
excellait,  pour  essayer  de  suivre  en  tâtonnant  les  traces  de  Balzac; 
peut-être  aussi  a-t-il  cédé  au  désir  d'inaugurer  un  genre  inconnu 
en  Allemagne^,  où   depuis  Goethe  les  romanciers  ne  sont  guère 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  1"  janvier  1873. 

(2)  Voyez  la  Eecue  du  15  août  et  du  1""  octobre  1874,  et  da  15  septembre  1875. 


826  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sortis  du  domaine  de  la  fantaisie.  Il  est  possible  encore  que ,  sans 
réflexion,  il  ait  satisfait  des  rancunes  longtemps  contenues,  qu'il  se 
soitjeté  sur  l'hypocrisie  et  le  pharisaïsme  allemands,  comme  l'hé- 
roïque boyard  du  plus  beau  de  ses  contes  attaque  sans  armes  l'ours 
qui  grogne  contre  lui.  Quoi  qu'il  en  soit,  que  l'auteur  du  Legs  de 
Caîn  se  rappelle  que  la  plaie  du  talent  de  Balzac  fut  son  ambition 
d'être  à  la  fois  historien,  moraliste,  poète,  critique,  dramaturge, 
publiciste;  on  ne  saurait  faire  bien  tant  de  métiers.  Sacher-Ma- 
soch peut  emprunter  à  Balzac  son  ironie  souvent  lourde,  son  scep- 
ticisme, sa  composition  diffuse,  son  style  emphatique,  mais  il 
ne  dépend  pas  de  lui  d'être  l'analyste  clairvoyant  et  minutieux  des 
vices  d'une  société  vieillie;  les  fleurs  qu'il  sait  cueillir  sur  les  hau- 
teurs vierges  ne  croissent  pas  dans  cette  corruption.  Sa  tâche  est 
celle  d'un  peintre  de  la  nature  sauvage  et  de  l'homme  primitif, 
celle  d'un  pionnier  comme  Bret  Harte,  dont  il  admire  si  passion- 
nément le  talent,  cependant  inférieur  au  sien.  Ceci  posé ,  nous 
analyserons  sans  commentaire  la  volumineuse  dénonciation  des 
mœurs  politiques,  littéraires  et  morales  de  Berlin  et  de  Vienne  qui  a 
paru  tout  récemment  sous  un  titre  difficile  à  traduire  :  Die  Idéale 
uiiserer  Zeit  {les  Aspirations  de  notre  temps). 

II. 

La  scène  est  dans  une  résidence  royale  à  laquelle  le  lecteur  est 
libre  de  donner  le  nom  qui  lui  conviendra.  Trois  jeunes  gens  sont 
réunis  au  café.  L'un  d'eux,  Andor,  docteur  en  philosophie  et  profes- 
seur agrégé  d'histoire  à  l'université,  nous  est  présenté  comme  un 
honnête  garçon  plus  simple  et  de  meilleure  humeur  qu'il  n'est  per- 
mis de  l'être  à  un  homme  de  science  en  Allemagne.  Son  ami  Plant, 
assis  à  la  même  table,  est  le  type  du  railleur  envieux,  dévoré  d'am- 
bition et  mécontent  de  son  sort,  comme  peut  l'être,  avec  l'idée  fixe 
de  l'élégance  et  de  la  mode,  un  clerc  de  notaire  sans  fortune.  Le 
troisième  compagnon,  un  statuaire  du  nom  de  Wolfgang,  compte 
parmi  ces  malencontreux  patriotes  qui  trouvent  tout  parfait  dans 
leur  pays,  et  sont  encore  plus  épris  de  ses  défauts  que  de  ses  ver- 
tus; deux  phrases  lui  reviennent  sans  cesse  à-  la  bouche  :  je  suis  ar- 
tiste, —  et  —  je  suis  Allemand.  En  qualité  d'artiste,  il  porte  les  longs 
cheveux  flottans  aussi  chers  à  ses  compatriotes  que  la  bière  et  la 
musique.  La  science  allemande,  l'art  allemand,  la  guerre,  le  trans- 
portent à  l'envi.  La  Germania  de  Tacite  est  son  évangile;  il  va  jus- 
qu'à mépriser  le  savon  sous  prétexte  que  les  aïeux  ne  se  lavaient 
guère.  Wolfgang  fait  des  phrases  à  tout  propos  d'une  voix  qui  res- 
semble aux  sons  de  l'orgue,  tant  elle  est  basse  et  profonde.  Il  rai- 
sonne bruyamment  sur  la  politique,  les  plans  de  campagne,  les 


UN   ROMANCIER    GALICIEN.  827 

associations  chorales,  les  réformes,  la  chimie,  le  théâtre,  l'amour 
et  mille  autres  choses  qui  n'ont  rien  de  commun  avec  la  sculpture; 
en  revanche,  son  atelier  ne  renferme  que  des  œuvres  inachevées, 
des  projets.  Quel  motif  peut  réunir  trois  êtres  aussi  dissemblables, 
entre  lesquels  il  n'y  a  pas  d'entente  possible?  C'est  que,  de  cette 
table  où  à  jour  fixe  ils  viennent  prendre  place,  on  voit  passer  dans 
la  rue,  puis  entrer  dans  une  maison  voisine,  trois  jeunes  filles  dont 
l'une,  la  petite  Juive  Micheline  Rosenzweig,  est  riche,  ce  qui  tente 
Plant,  l'autre,  M"^  Teschenberg,  intelligente  et  gracieuse,  ce  qui 
séduit  Andor,  tandis  que  la  baronne  Julie  a  le  type  allemand  le 
plus  pur,  ce  qui  suffît  à  enthousiasmer  Wolfgang.  Les  jeunes  gens 
attendent  l'heure  accoutumée  au  milieu  du  bruit  du  billard  et  des 
conversations,  lorsque  survient  un  homme  étrange  sur  lequel  l'at- 
tention de  tous  est  aussitôt  concentrée. 

Ce  vieillard  déguenillé  est  bien  connu  dans  la  résidence,  qu'il 
amuse  de  ses  manies.  On  le  nomme  le  comte  de  Riva;  il  habite, 
dans  une  rue  écartée,  un  palais  délabré;  souvent,  de  ces  vieux 
murs  hermétiquement  clos,  sort  une  musique  merveilleuse  où  sem- 
blent se  mêler  les  sanglots,  les  prières  et  une  paix  céleste  succé- 
dant à  de  formidables  orages.  Le  comte  est  fabuleusement  riche, 
mais  il  vit  comme  un  hibou  dans  son  nid  inaccessible  aux  curieux. 
On  le  croit  fou ,  mais  ce  n'est  au  fond  qu'une  sorte  de  Diogène 
prêcheur  dont  l'unique  rôle  dans  ce  livre  est  de  signaler  sans  cesse 
la  décadence  de  l'Allemagne.  Ayant  demandé  une  tasse  de  café, 
il  s'assied  devant  la  table  la  plus  proche  des  trois  amis  et  se  met 
à  jouer  contre  lui-même  une  partie  d'échecs  tout  en  regardant 
les  passans  à  travers  la  vitre.  —  Tout  à  coup  quatre  chevaux  con- 
duits par  une  femme  élégante  se  montrent  et  disparaissent  avec  la 
rapidité  de  l'éclair,  et  le  nom  de  la  princesse  Paula  court  dans  un 
murmure  d'admiration.  C'est  la  fiancée  du  prince  héritier  :  sa 
beauté  altière,  qui  révèle  une  rare  énergie  de  volonté,  inspire  à 
Plant  lui-même,  le  plus  positif  des  hommes,  des  dithyrambes  sans 
fin  sur  les  femmes  qui  naissent  reines  non  pas  seuleu^ent  par  le 
hasard  du  rang,  mais  du  droit  de  leur  séduction  irrésistible.  On 
parle  mal  de  la  princesse  Paula;  sottise!  est-ce  que  ces  créatures 
d'élite  peuvent  être  tenues  aux  vertus  bourgeoises  de  la  foule?  — 
Tandis  que  le  jeune  homme  s'échauffe,  un  éclat  de  rire  retentit 
à  ses  côtés  :  —  Elle  est  faite,  dit  le  comte  de  Riva,  pour  asservir, 
en  l'enchantant,  une  génération  comme  celle-ci!  Le  sang  d'une 
Catherine  II  coule  dans  ses  veines;  mais,  faute  de  mieux,  elle  eût 
été  Lola  Montés;  ces  femmes-là  sont  dans  le  vrai.  La  vertu  est  si 
ennuyeuse  !  Une  compagne  qui  nous  aime,  qui  s'attache  à  rendre 
notre  foyer  agréable,  qui  élève  nos  enfans,  qui  ait  un  cœur  et  une 
âme,  quoi  de  plus  fade?  Mais,  s'il  s'agit  d'une  belle  dame  qui  dé- 


828  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vore  notre  patrimoine,  c'est  autre  chose,  elle  mérite  toutes  les  ado- 
rations, tous  les  sacrifices,  et  si  elle  nous  trahit,  tant  mieux;  si  elle 
nous  foule  aux  pieds,  mieux  encore,  pourvu  que  la  pantoufle  soit 
de  velours  et  le  pied  mignon.  Quant  à  la  fin  de  tout  cela,  les  petits 
hommes  d'aujourd'hui  n'y  pensent  pas,  ils  sont  trop  pratiques.  Être 
pratiques,  telle  est  la  prétention  générale.  Ils  ont  leur  idéal  pour- 
tant, ces  petits  messieurs,  et  tout  aussi  tyrannique  que  l'était  le 
nôtre.  Celui-là  avait  nom  vérité,  beauté,  liberté,  amour;  sans 
doute,  on  n'en  étreignait  que  l'ombre,  mais  c'était  du  moins  l'ombre 
de  choses  nobles  et  grandes.  L'idéal  de  notre  temps  est  accessible, 
lui.  Il  se  lient  parmi  nous  comme  un  colosse  d'or  aux  pieds  d'ar- 
gile; le  luxe,  l'autorité,  l'argent,  les  jouissances  de  toute  sorte  en 
font  partie...  —  Dans  les  paroles  de  ce  fou,  il  y  a  beaucoup  de  sa- 
gesse, dit  Andor.  —  Ses  compagnes  haussent  les  épaules,  et  le  comte 
ne  paraît  pas  plus  se  soucier  du  mépris  des  uns  que  de  l'approba- 
tion des  autres,  il  pense  tout  haut,  mais  ne  parle  à  personne.  Ce- 
pendant, son  café  bu,  sa  partie  jouée,  il  se  lève,  les  mains  dans  ses 
poches,  et  interpelle  en  passant  ses  voisins  :  —  Mes  jeunes  mes- 
sieurs, vous  prenez  ce  vieillard  pour  un  insensé,  il  ne  faudrait  pas 
vous  fier  aux  apparences;  je  suis  un  penseur,  un  philosophe;  mes 
guenilles  en  font  foi,  car,  sachez-le  bien,  tous  nos  maux,  toutes  nos 
douleurs,  toutes  nos  hontes  viennent  du  besoin  d'éclat  que  nous 
avons.  Je  l'ai  supprimé,  ce  besoin-là,  et,  tandis  que  vous  courez 
après  les  titres,  les  places,  les  richesses,  je  suis,  dans  ma  pauvreté 
volontaire,  heureux,  entendez-vous,  comme  vous  ne  sauriez  l'être, 
même  dans  la  possession  de  votre  idéal. 

Andor  et  ses  amis  n'ont  pas  le  temps  de  méditer  la  leçon  du  pré- 
tendu fou,  car  l'heure  vient  de  sonner  à  laquelle  apparaissent  tou- 
jours M"*"^  Rosenzweig,  Teschenberg  et  la  baronne  Julie.  Ce  sont 
d'aimables  filles  dans  leur  genre  essentiellement  moderne.  La  nou- 
velle éducation  allemande  n'en  a  fait  ni  des  ménagères  ni  des  sa- 
vantes, elles  ont  été  dirigées  dans  le  sens  pratique  avec  lequel  le 
travail  n'a  rien  à  faire.  On  leur  a  exclusivement  enseigné  ce  qui 
peut  les  rendre  attrayantes,  agir  sur  les  nerfs,  émouvoir  les  sens. 
Chacune  d'elles  porte  avec  désinvolture  les  modes  de  Paris:  celle-ci 
joue  du  piano  dans  les  salons,  celle-là  envoie  des  études  de  nature 
morte  aux  expositions  de  peinture;  Hanna  préfère  aux  arts  d'agré- 
ment la  littérature,  elle  a  pêle-mêle  dans  sa  bibliothèque  virginale 
Goethe,  Paul  de  Kock,  Schiller,  Heine,  Shakspeare  et  la  Vie  de  Jé- 
sus. Jadis  une  personne  de  son  tempérament  eût  écrit  des  vers  : 
Hanna  fait  des  romans,  de  la  critique. 

Il  n'y  a  pas  longtemps  encore,  les  Allemandes  du  meilleur  monde 
s'occupaient  du  ménage  avec  une  simplicité  que  l'on  citait  partout 
comme  un  exemple  et  comme  la  base  même  des  vertus  domesti- 


UN   ROMANCIER    GALICIEN.  829 

ques.  Aujourd'hui  ces  habitudes  n'existent  plus  guère  que  dans 
quelques  trous  de  province;  cependant  le  travail  à  l'aiguille  n'est 
pas  encore  proscrit,  bien  qu'il  ait  changé  de  but.  Il  ne  sert  plus 
qu'à  satisfaire  le  goût  immodéré  de  la  toilette;  on  apprend  à  faire 
des  robes,  et  c'est  afin  de  se  perfectionner  dans  cet  art  éminemment 
à  la  mode  que  les  trois  amies  fréquentent  la  maison  située  en  face 
du  café  où  les  guettent  leurs  adorateurs  inconnus.  L'atelier  de  la 
couturière  en  vogue  réunit  des  filles  de  grands  seigneurs,  de  finan- 
ciers, voire  de  ministres  ;  on  est  fière  de  faire  partie  d'un  cercle 
aussi  choisi,  sorte  de  club  féminin  où  toutes  les  nouvelles  du  jour 
sont  commentées,  où  l'on  se  raconte  ses  conquêtes.  Un  billet  doux 
est  apporté  pour  Hanna  Teschenberg.  Toutes  ces  demoiselles, 
l'ayant  lu,  se  livrent  à  mille  suppositions. 

Dans  la  soirée  de  ce  même  jour,  Wolfgang,  le  sculpteur  athléti- 
que à  tous  crins,  est  remarqué  au  buffet  de  l'opéra  (on  mange 
beaucoup  et  sans  cesse  dans  ce  roman)  par  une  femme  de  la  plus 
haute  naissance.  La  comtesse  Bârnburg  n'est  plus  jeune,  mais  elle 
n'est  pas  vieille  non  plus;  elle  n'est  pas  très  jolie,  mais  son  regarJ, 
son  sourire,  ont  un  attrait  voluptueux  qui  trouble.  S'adressant  au 
bel  oITicier  qui  l'accompagne,  un  dieu  grec  en  uniforme,  elle  lui 
dit,  après  avoir  longuement  lorgné  Wolfgang  :  —  Demain,  il  faudra 
que  je  sache  ce  qu'est  cet  homme-là,  ce  qu'il  fait,  où  il  demeure. 
—  Et,  comme  le  jeune  baron  de  Knith  a  l'enfantillage  de  se  mon- 
trer jaloux,  elle  le  fait  taire  en  riant  :  —  Votre  mère  m'a  chargée  de 
votre  éducation,  j'entends  vous  élever  à  ma  guise.  —  Knith  se  dé- 
fendra encore ,  mais,  le  dépit  dans  l'âme,  il  finira  par  remplir  la 
singulière  mission  dont  on  le  charge.  Cet  Antinous  est  un  officier 
comme  on  n'en  connaît  pas  dans  notre  France  réputée  si  frivole. 
Ivre  de  vanité,  il  portait  toujours  sur  lui  dans  la  dernière  guerre 
un  miroir  de  poche  pour  s'assurer  à  l'occasion  qu'il  avait  aussi 
bonne  mine  au  feu  que  dans  les  boudoirs. 

Sa  beauté  androgyne  se  prête  aux  déguisemens  équivoques.  En 
habit  de  femme,  il  serait  capable  d'enflammer  tous  les  hommes,  de 
même  que  sous  son  dolman  de  hussard  il  fait  tourner  la  tête  à  toutes 
les  femmes.  Pour  le  moment,  il  est  attaché  au  char  de  la  comtesse 
Bârnburg,  une  excentrique  selon  le  goût  du  jour.  Le  temps  des 
femmes  philosophes  et  esprits-forts  est  passé  en  Allemagne;  la 
libre  pensée  est  qualifiée  de  mauvais  genre;  seule,  l'excentricité  se 
fait  volontiers  accepter.  Donc  M'"^  de  Bârnburg  invente  et  lance 
des  modes  nouvelles,  chante  des  chansonnettes  et  danse  des  pas 
risqués,  quête  pour  le  pape,  correspond  avec  la  comtesse  Hahn- 
Hahn  et  l'abbé  Liszt;  pendant  la  guerre,  elle  était  sœur^de  charité; 
les  rôles  les  plus  divers  conviennent  à  son  génie.  Ge  qui  la  dis- 
tingue des  extravagantes  d'un  autre  pays,  c'est  l'enthousiasme! 


850  REVUE   MS   DEUX  MONDES. 

Cette  fois  son  enthousiasme,  toujours  sincère,  s'est  fixé  sur  les 
larges  épaules  de  Wolfgang.  Elle  fait  irruption  dans  l'atelier  du 
jeune  homme  et  s'y  met  à  l'aise  en  fumant  des  cigarettes.  — •  Je 
vous  ferai  de  la  réclame,  dit -elle.  —  Puis  elle  ajoute  en  riant  :  — 
Le  meilleur  moyen  de  m'y  aider  est  de  vous  montrer  amoureux  de 
moi...  sérieusement,  entendez-vous!  — Wolfgang,  ébloui,  dépose 
sa  crinière  léonine  à  ses  pieds.  Des  mains  du  coiffeur,  il  passe  à 
celles  d'un  tailleur,  et,  transformé  en  dandy,  est  présenté  à  la  pe- 
tite cour  de  la  comtesse.  Quinze  jours  ne  se  sont  pas  écoulés  que 
l'atelier  du  sculpteur  reçoit  une  seconde  visite,  celle  du  roi.  Il  vient 
voir  un  buste  commencé  par  Wolfgang  d'après  une  de  ses  photo- 
graphies et  dont  on  lui  a  parlé.  Le  roi  est  un  de  ces  vieux  soldats  à 
tête  de  Jupiter,  un  de  ces  souverains  paternels  dont  la  race  tend  à 
disparaître.  Le  buste  ébauché  lui  plaît,  Wolfgang  deviendra  son  fa- 
vori, le  sculpteur  de  la  cour;  il  voyagera  en  Italie  aux  frais  du  roi, 
il  exécutera  les  commandes  du  roi,  il  enflera  d'orgueil  dans  cette 
servitude  dorée  jusqu'au  moment  où  une  vengeance  de  la  prin- 
cesse Paula  lui  fera  perdre  la  fortune  qu'une  autre  intrigue  de 
femme  lui  avait  value,  et  où  nous  verrons  l'artiste  tomber  au  rang 
misérable  des  courtisans  disgraciés;  mais  quant  à  présent,  il  est  en 
plein  triomphe,  son  ami  Plant  l'envie  et  par  conséquent  le  raille; 
bientôt  cependant  Plant  interrompt  les  épigrammes  et  les  sarcasmes 
dont  il  a  l'habitude  pour  laisser  entendre  à  son  tour  qu'il  est,  lui 
aussi,  le  héros  d'une  charmante  aventure. 

On  jouait  au  théâtre  de  la  cour  la  Pucelle  d'Orléans.  Plant  eût 
préféré  un  ballet.  Les  Allemands,  bien  qu'ils  aient  encore  des 
phrases  toutes  faites  pour  louer  leurs  grands  poètes  dramatiques, 
n'aiment  plus  en  réalité  que  la  Belle  Hélène  ou  les  lourdes  bouffon- 
neries berlinoises.  Chacun  des  actes  qui  se  succèdent  trouve  les 
spectateurs  plus  distraits.  A  ceux  qui  se  plaignent  qu'il  n'y  ait  plus 
d'auteur  dramatique  en  Allemagne,  on  pourrait  répondre  que  c'est 
un  public  surtout  qui  fait  défaut.  Enfin  la  foule,  délivrée  de  son 
supplice  classique,  se  disperse.  Plant  attend  à  la  porte  une  belle 
inconnue  dont  les  yeux  noirs  l'ont  empêché  de  s'ennuyer  trop  pen- 
dant le  spectacle  et  qu'il  croit  appartenir  au  demi-monde,  à  moins 
que  ce  ne  soit  quelque  étrangère  échappée  des  cours  de  Zurich. 
Elle  sort  seule  en  toilette  tapageuse;  Plant  sollicite  la  faveur  de  la 
reconduire  jusque  chez  elle.  Sans  trop  de  façons  elle  y  consent,  et 
ce  n'est  là  qu'un  prélude  à  de  plus  longues  promenades  :  on  se  re- 
trouve dans  le  Thiergarten.  L'inconnue  y  vient  voilée,  entourée  de 
tous  les  mystères  qui  accompagnent  une  intrigue  de  bal  masqué. 
Elle  ne  se  résigne  pas  sans  peine  à  laisser  deviner  sa  condition  vé- 
ritable :  Marie  Peneke  est  la  fille  d'une  fripière;  triste  découverte 
pour  l'orgueilleux  Plant;  mais  elle  est  si  belle  qu'il  en  prend  son 


UN    ROMANCIER    GALICIEN.  831 

parti.  D'ailleurs,  grâce  aux  défroques  élégantes  et  au  bric-à-brac 
dont  elle  peut  disposer,  Marie  sort  à  son  bras,  vêtue  comme  une 
duchesse,  et  transforme  €u  boudoir  délicieux  l'échoppe  où  le  clerc 
de  notaire  va  désormais  chaque  dimanche  oublier  ses  maussades 
travaux  de  la  semaine. 

De  son  côLé,  Andor  ne  se  trouve  pas  à  plaindre.  Le  jeune  profes- 
seur d'histoire  est  appelé  à  donner  des  leçons,  dans  la  famille  Tes- 
chenberg,  aux  trois  inséparables  :  Micheline,  Julie  et  Hanna.  Ici 
l'auteur,  laissant  de  côté  la  critique  des  mœurs  publiques,  mono- 
tone dans  sa  violence  même,  revient  aux  scènes  intimes,  aux  sen- 
timens  vrais,  et  cette  partie  de  son  livre  s'élève  par  intervalles  à 
la  hauteur  de  ses  anciennes  inspirations.  La  timidité  du  jeune  pé- 
dagogue devant  les  trois  belles  écolières  qui  tantôt  se  mettent  en 
frais  de  coquetterie,  et  tantôt  se  moquent  de  lui,  l'effort  qu'il  est 
obligé  de  faire  pour  les  ramener  au  respect,  en  déclarant  qu'il  est 
venu  leur  apprendre  l'iiistoire  et  non  pas  les  faire  rire,  l'empire 
que  son  calme  prend  peu  à  peu  sur  ces  écervelées,  le  trouble  de 
M"^  Teschenberg  lorsqu'elle  reconnaît  l'écriture  de  la  déclaration 
amoureuse  qu'elle  a  reçue  dans  la  première  ligne  que  trace  le 
maître,  le  périlleux  sujet  de  composition  :  un  jour  de  printemps^ 
qui  provoque  les  aveux  échangés  entre  Andor  et  Hanna,  tout  cela 
est  plein  de  grâce.  Il  y  a  aussi  une  scène  de  patinage  sur  le  bassin 
du  Thîergarten,  une  leçon  donnée  au  jeune  savant,  inexpérimenté 
en  ces  matières,  par  ses  folâtres  élèves,  qui  pourrait  servir  de  pen- 
dant au  tableau  de  Kaulbach  :  Goethe  poursuivi  sur  la  glace  par 
les  agaceries  et  les  boules  de  neige  des  jolies  femmes  de  Francfort. 
En  déployant  une  agilité  de  willis,  sous  son  piquant  costume  polo- 
nais, Micheline  Rosenzweig  trouve  un  mari.  Le  lion  de  la  résidence, 
le  baron  d'Oldershausen,  tombe  éperdument  amoureux  d'elle,  au 
point  de  courir  sans  retard  s'informer  de  la  fortune  du  vieux  Juif 
Rosenzweig,  du  nombre  de  ses  enfans,  bref  de  ce  que  vaut  Miche- 
line. Fi  du  clair  de  lune  et  des  sérénades  !  Cette  chose  sacrée,  ce 
lien  tout -puissant,  qui  faisait  que  deux  âmes  ne  pouvaient  plus 
exister  l'une  sans  l'autre,  le  coup  de  foudre  qui  fit  tomber  Dorothée 
sur  le  cœur  d'Hermann,  Werther  aux  pieds  de  Charlotte,  cet  amour 
allemand ,  trop  sublime  pour  qu'on  l'appelle  passion ,  et  grand 
comme  le  devoir  lui-même,  est  passé  à  l'état  de  niaise  légende. 
L'amoureux  pense  à  la  dot  autant  qu'ailleurs.  Si,  rassuré  sur  ce 
point,  il  ose  se  montrer  sentimental,  c'est  la  jeune  fille  qui  souvent 
l'arrête  au  début  de  ses  effusions  inutiles;  témoin  le  petit  discours 
de  Micheline  à  Oldershausen  :  —  Vous  me  plaisez;  vous  aimerai-je? 
Nous  le  saurons  pliis  tard.  L'amour  dans  le  mariage  me  paraît  su- 
perflu, mais  je  tiens  à  l'estime.  Comptez-vous  me  faire  baronne,  oui 
ou  non? 


832  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  fiançailles  sont  abrégées,  la  lune  de  miel  se  passe  dans  une 
auberge  où,  comme  en  Amérique,  des  chambres  nuptiales  sont  ré- 
servées aux  couples  voyageurs.  Voilà  ce  qu'est  devenu  l'amour  al- 
lemand. N'importe,  on  s'aime  encore  !  La  longue  et  tendre  liaison  de 
Plant  et  de  Marie  Peneke  suffit  à  le  prouver.  Ils  ne  peuvent  son- 
ger au  mariage,  étant  trop  pauvres,  mais  Wolfgang  procure  à  son 
ancien  camarade  une  place  de  secrétaire-intendant  chez  ses  nobles 
protecteurs,  les  Bârnburg.  L'obstacle  est  levé,  ou  plutôt  il  le  se- 
rait sans  un  fâcheux  accident  qui  vient  compromettre  Marie  aux 
yeux  de  toute  la  ville.  Sa  mère  ne  se  borne  pas  à  vendre  de  la  fri- 
perie, elle  loue  des  chambres  meublées ,  et  l'hôte  d'une  de  ces 
chambres  est  le  beau  Knith ,  qui  fuit  ses  créanciers.  Forcé  de  se 
cacher,  il  s'ennuie  en  son  gîte  et  fait  naturellement  la  cour,  pour 
passer  le  temps,  à  la  jeune  fille,  qui  lui  résiste  de  son  mieux;  mais, 
au  milieu  d'une  orgie,  excité  par  les  hussards  ses  camarades,  il 
tente  de  ravir  par  la  violence  ce  qu'il  n'a  pu  obtenir  autrement.  Le 
fripier  Peneke  vient  au  secours  de  sa  fille  et  reçoit  un  coup  d'épée 
mortel.  Grand  scandale,  cela  va  sans  dire;  mais  la  police  disperse 
les  rassemblemens,  les  journaux  indiscrets  sont  confisqués,  et  le 
dernier  écho  de  ce  drame  va  s'éteindre  dans  les  tavernes.  Il  est 
vrai  que  Knith  a  été  mis  aux  arrêts.  Cet  Adonis  en  sera  quitte  pour 
trois  mois  de  forteresse;  la  vie  d'un  bourgeois  ne  vaut  pas  davan- 
tage. On  l'engage  cependant  à  donner  sa  démission,  et  voilà  le  bel 
officier  sans  emploi,  réduit  aux  expédiens  pour  vivre.  Le  jeu  lui 
viendra  en  aide,  puis  un  mariage;  il  épousera  plus  tard  la  baronne 
Julie,  dont  son  ancienne  maîtresse,  M""^  de  Bârnburg,  est  tutrice, 
et,  ayant  ruiné  sa  femme,  il  voudra  la  vendre  à  la  fin.  Trop  faible 
pour  résister  au  torrent  qui  l'entraîne,  trop  fière  encore  pour  y  cé- 
der, la  malheureuse  cherchera  un  refuge  dans  le  suicide  contre  son 
indigne  mari  et  contre  elle-même.  —  Ce  sont  là  des  tableaux  de 
débauche,  peints  avec  une  crudité  choquante;  l'auteur  le  sent  lui- 
même,  puisque,  arrivé  à  ce  point  de  son  œuvre,  il  évoque  pour  s'ex- 
cuser l'exemple  de  M.  Alexandre  Dumas  fils  et  les  prétendus  droits 
du  roman,  la  seule  forme  de^litté rature  qui  permette  de  tout  dire  et 
à  laquelle,  pour  cette  raison,  tous  les  talens  sacrifient  de  nos  jours. 
«  Bret  Harte  et  Tourguénef,  assure-t-il,  auraient,  il  y  a  cinquante 
ans,  écrit  des  poèmes  épiques;  Homère  et  Dante  publieraient  aujour- 
d'hui des  romans.  »  Ce  paradoxe  est  hardi  jusqu'à  l'extravagance. 
On  peut  supposer  en  tout  cas  que  l'idéal  n'eût  point  manqué  aux 
romans  du  Dante,  et  qu'il  aurait  su  dans  la  peinture  de  la  vérité 
ne  jamais  descendre  jusqu'aux  vulgarités  de  la  photographie.  Toute 
notre  estime  pour  l'auteur  du  Don  Juan  de  Kolomea  ne  nous  empê- 
chera pas  de  reconnaître  qu'il  ait  imité  cette  fois,  non  pas  les  grands 
romanciers  de  France  et  d'Angleterre,  auxquels  il  rend  un  juste 


UN    ROMANCIER    GALICIEN.  833 

hommage,  mais  la  foule  des  écrivains  «  à  sensation,  »  dans  laquelle 
il  ne  peut  se  ranger  sans  déchoir.  Pourquoi,  lorsqu'on  est  capable 
de  tracer  des  figures  aussi  originales  dans  leur  perversité  que  Pen- 
nina  ou  Théodosie  ^  se  faire  l'historien  après  tant  d'autres  des 
aventures  galantes  d'une  demi-mondaine  vulgaire  telle  que  Marie 
Peneke,  cette  sœur  dégénérée  de  la  Madelon  de  M.  About? 

Abandonnée  par  Plant,  Marie,  après  avoir  enseveli  son  père  adop- 
tif,  se  met  à  la  fenêtre  et  contemple  le  ciel  nocturne.  Quels  senti- 
mens  remplissent  son  cœur?  Le  chagrin,  le  repentir?  Non,  elle  sou- 
rit en  comptant  les  étoiles  et  se  dit  que  ce  sont  autant  de  diamans 
qui  vont  bientôt  briller  sur  ses  épaules  nues.  Le  travail,  la  médio- 
crité, lui  font  horreur,  elle  quitte  sa  ville  natale  et  s'en  va  cher- 
cher fortune.  Les  planches  d'un  théâtre  lui  serviront  de  piédestal 
elle  se  soumet  aux  conditions  du  premier  directeur  qui  lui  dit  :  — 
Avec  votre  beauté,  vous  n'avez  pas  besoin  de  talent,  mais  je  ne 
souffre  pas  que  mes  pensionnaires  soient  mal  vêtues;  la  toilette, 
c'est  le  succès.  Je  vous  paierai  donc  cher  tant  que  vous  n'aurez  pas 
trouvé  un  protecteur. 

Le  protecteur  est  trouvé  dès  le  soir  des  débuts.  Marie,  qu'on 
nomme  sur  l'affiche  Valéria  Belmont,  devient  du  jour  au  lendemain 
à  la  mode;  elle  étudie  ses  rôles  entre  deux  soupers,  joue  mieux 
qu'il  n'est  nécessaire  pour  établir  sa  réputation  et  voit  tous  les  jour- 
naux épuiser  l'hyperbole  en  son  honneur,  car  une  actrice  jolie  et 
riche  a  plusieurs  moyens,  paraît-il,  à  Berlin  comme  à  Vienne,  de 
se  rendre  la  presse  favorable.  Presque  tous  les  premiers  romans  de 
Sacher-Masoch  montraient,  nous  l'avons  dit,  l'asservissement  d'un 
homme  faible  et  passionné  par  une  magicienne  aux  philtres  de  la- 
quelle il  ne  pouvait  résister,  dût-il  être  conduit  à  la  honte,  à  la 
mort.  Cette  puissance  que  la  femme  exerçait  ainsi  sur  un  seul,  la 
fille  va  l'exercer  sur  tous;  le  nombre  des  esclaves  de  Valéria  sera 
légion,  elle  régnera  sur  les  ruines  de  ce  monde  gangrené  où  rien  de 
pur  ne  reste  debout  pour  que  nos  regards  fatigués  de  tant  de  tur- 
pitudes s'y  reposent,  fût-ce  une  seconde.  Les  amours  d'Andor  et  de 
Hanna  pourtant?..  — Us  commençaient  bien  en  effet;  nous  allons 
voir  le  dénoûment. 

La  famille  Teschenberg,  très  nombreuse  et  pauvre,  est  dévorée 
par  la  vanité;  elle  mène  assez  grand  train  en  apparence,  quitte  à  se 
nourrir,  les  portes  fermées,  de  harengs  et  de  pommes  de  terre.  Le 
monde  appelle  cette  façon  de  cacher  sa  misère  sous  des  oripeaux 
dorés  du  tact  et  du  savoir-faire,  mais  un  jour  vient  où  la  vérité  se 
révèle,  et  Hanna  doit  accepter,  pour  aider  sa  famille,  une  place  d'in- 
stitutrice au  loin.  Les  parens,  dans  leur  prudence,  jugent  que  cet 
éloignement  mettra  fin  à  une  idylle  qui  leur  déplaît,  car  leur  fille, 

TOME  XII.  —  1875.  53 


834  REVUE    DES   DEUX   MOxNDES. 

avec  les  traditions  de  savoir-faire  qu'elle  leur  doit,  peut  trouver  un 
mari  moins  gueux  que  le  docteur  Andor.  Avec  des  larmes  et  des 
sermens  de  constance  éternelle,  les  deux  amans  se  séparent.  Hanna 
promet  d'écrire  tous  les  jours,  et  en  effet  chaque  soir  elle  écrit  une 
lettre  ardente,  passionnée,  trempée  de  pleurs,  ce  qui  ne  l'empêche 
pas  chaque  matin  de  travailler  consciencieusement  à  la  conquête 
du  père  de  son  élève,  certain  général  veuf,  grondeur  et  terrible, 
mais  qu'elle  sait  rendre  doux  comme  un  agneau  par  des  manèges 
renouvelés  de  Meta  Holdenis,  l'héroïne  si  vivante  de  M.  Cherbuliez. 
En  apprenant  au  pauvre  professeur  qu'elle  ne  peut  être  à  lui,  Hanna 
prétend,  infidèle  ainsi  à  deux  personnes,  l'adorer  autant  que  ja- 
mais. Ces  jeunes  Allemandes  de  la  nouvelle  école  sont  des  créatures 
très  compliquées.  —  Je  ne  sais  ce  que  vous  éprouviez  pour  moi,  ré- 
pond Andor,  mais  à  coup  sûr  ce  n'était  pas  de  l'amour.  — Le  mépris 
l'aide  à  guérir;  il  trouve  aussi  les  consolations  de  l'amitié  chez  le 
comte  de  Riva.  Ce  millionnaire  déguenillé  n'est  pas  un  misanthrope 
comme  le  ferait  croire  son  genre  de  vie;  après  avoir  beaucoup  souf- 
fert, il  est  arrivé  à  la  résignation  par  l'oubli  absolu  de  soi.  Toutes 
ses  richesses  sont  distribuées  aux  pauvres,  il  a  des  trésors  d'intelli- 
gente et  délicate  charité  au  service  des  affligés.  Pensant  avec  raison 
qu'un  travail  absorbant  et  un  but  élevé  peuvent  seuls  distraire  de 
ses  chagrins  personnels  un  homme  de  cœur,  il  met  Andor  en  rela- 
tions avec  un  certain  Wiepert,  le  modèle  des  rédacteurs  de  journaux 
intègres  et  désintéressés,  qui  fait  une  guerre  à  mort  aux  vices  de 
son  époque  dans  une  feuille  prisée  par  les  honnêtes  gens,  la  lîé- 
foi^me,  — Andor  s'attache  à  cette  croisade  de  YidéalisjJîe,  et  devient 
journaliste  comme  on  devient  missionnaire.  Les  sujets  de  juste  cen- 
sure et  de  sainte  colère  manquent  moins  que  jamais  tant  à  la  cour 
qu'à  la  ville.  Le  vieux  roi  est  mort,  son  fds  lui  a  succédé,  la  princesse 
Paula,  devenue  reine,  cache  ses  désordres  sous  le  masque  de  la 
dévotion.  Partout  les  mauvaises  mœurs  comme  les  statues  s'affu- 
blent de  cette  hypocrite  feuille  de  figuier  qu'a  frondée  Henri  Heine. 
D'autre  part  la  fièvre  de  la  spéculation  est  arrivée  à  son  apogée  : 
les  concessions  de  terres  et  de  chemins  de  fer  sont  le  prétexte  des 
plus  honteux  marchés,  les  gros  banquiers,  les  grands  seigneurs,  les 
officiers  supérieurs  eux-mêmes,  s'exposent  sans  scrupule  à  la  vin- 
dicte des  tribunaux;  la  simonie  et  la  concussion  s'étalent  chaque 
jour  de  plus  en  plus  effrontément,  l'exemple  vient  d'en  haut;  tout 
est  à  vendre. 

L'actrice-courtisane,  Yaléria,  est  amenée  par  un  de  ses  nombreux 
protecteurs,  le  vieux  Juif  Rosenzweig,  dans  ce  centre  corrompu  où 
elle  s'épanouit  comme  dans  son  élément  naturel;  c'est  bien  en  effet 
le  fumier  qui  convient  à  cette  fleur  vénéneuse.  L'enthousiasme 


UN   ROMANCIER   GALICIEN.  835 

qu'elle  inspire  dès  sa  première  apparition  ressemble  à  du  délire.  Il 
pleut  lorsqu'elle  sort  du  théâtre,  et  un  large  trottoir  humide  la  sé- 
pare de  sa  voiture;  aussitôt  l'acte  de  chevaleresque  galanterie  de 
sir  Walter  Raleigh  se  renouvelle,  mais  ce  sont  les  manteaux  de  tout 
le  Jockey-Club  qui  viennent  tomber  aux  pieds  de  cette  souveraine 
des  cœurs  pour  lui  servir  de  tapis;  un  ingénieux  commerçant  fait 
fortune  en  offrant  un  de  ses  vieux  gants  aux  baisers  du  peuple  ;  elle 
ruine  d'abord  Plant,  son  premier  amant,  qui  s'était  enrichi  à  la 
Bourse  en  faisant  valoir  les  fonds  des  Bârnburg,  elle  inflige  les  plus 
sanglantes  humiliations  à  ce  misérable,  retombé  sous  le  joug,  le 
chasse  lorsqu'il  n'a  plus  rien,  et  va  jusqu'à  atteler  ensemble,  dans 
un  jour  de  folie,  pour  les  conduire  à  coups  de  fouet,  le  vieux  Ro- 
senzweig,  son  gendre  Oldershausen  et  deux  brillans  officiers. 

Tout  ceci  la  fait  remarquer  par  le  roi,  dont  elle  devient  la  maî- 
tresse ;  l'incorruptible  Andor  lui-même  n'échappe  pas  à  son  diabo- 
lique empire.  Il  a  osé  critiquer  dans  un  article  sévère  l'étoile  du 
théâtre  royal.  Valéria  compte,  pour  le  faire  taire,  sur  quelques  bil- 
lets de  banque,  qu'il  lui  renvoie  sans  daigner  même  exprimer  son 
dégoût  ;  mais  le  premier  obstacle  qu'elle  ait  rencontré  éveille  chez 
la  courtisane  un  sentiment  de  curiosité.  Elle  veut  combattre  en  per- 
sonne, va  droit  à  l'ennemi,  l'enlace  de  séductions  qui  doivent  l'eni- 
vrer, quelque  cuirassé  qu'il  soit  de  stoïcisme,  et  obtient  enfin  ce 
qu'elle  veut ,  le  rôle  principal  d'une  tragédie  que  vient  d'achever 
Andor,  Messaline,  Ce  rôle,  elle  le  joue  d'une  façon  sublime,  parce 
qu'elle  est  Messaline  même  et  parce  qu'elle  aime  Andor,  comme 
peut  aimer  une  pareille  créature.  Il  va  sans  dire  que  le  sage  Ulysse, 
après  une  héroïque  défense,  finit  par  grossir  le  nombre  des  pour- 
ceaux de  Circé. 

Cependant  Andor  ne  perd  pas  toute  vertu  dans  cet  esclavage;  on 
le  voit  bien  lorsque  pour  la  seconde  fois  une  femme  entreprend  de 
l'acheter,  et  cette  fois  il  ne  s'agit  pas  d'une  comédienne  éhontée, 
ce  n'est  rien  moins  que  la  reine,  représentée  par  son  envoyé  Plant, 
à  qui  l'agiotage  a  fourni  de  nouvelles  ressources,  et  qui  fonde  une 
banque  avec  les  pleins  pouvoirs,  secrets,  bien  entendu,  de  sa  ma- 
jesté, dont  il  a  la  confiance.  On  craint  la  plume  intrépide  du  rédac- 
teur de  la  Réforme-,  on  veut  lui  imposer  silence  à  tout  prix.  Plant 
ayant  échoué  ignominieusement  dans  sa  démarche,  c'est  la  générale 
Mardefeld,  Hanna  elle-même,  devenue  l'amie,  la  confidente,  la  con- 
seillère intime  de  la  reine,  qui  essaie  de  reprendre  son  influence 
d'autrefois  sur  l'homme  qu'elle  a  trahi;  elle  lui  offre  des  titres,  des 
places,  ce  qu'il  voudra.  —  Pourquoi  ne  vous  offrez-vous  pas  vous- 
même?  lui  répond  froidement  Andor. 

Hanna  ira  bien  loin  dans  son  rôle  de  déléguée  de  la  reine. 
Elle  entreprendra,  par  ordre,  de  détacher  le  roi  du  char  de  Ya- 


836  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

léria.  Tandis  que,  dans  un  bal  masqué,  sa  beauté  presque  nue  et 
des  avances  dignes  de  son  infâme  rivale  lui  assurent  un  honteux 
triomphe,  le  châtiment  fond  sur  elle,  terrible,  écrasant.  Son  unique 
enfant  est  mort  sans  qu'elle  ait  pu  l'embrasser.  L'ambitieuse  favo- 
rite disparaît  dans  ce  désastre,  il  ne  reste  plus  qu'une  mère  folle 
de  douleur.  Andor  la  reverra  pressant  de  ses  lèvres  et  inondant  de 
ses  larmes  un  marbre  glacé  dans  le  cimetière  où  lui-même  cherche 
en  vain  sur  la  tombe  de  sa  mère  quelque  inspiration  fortifiante.  11 
a  rompu  par  un  effort  suprême  les  chaînes  qui  l'avaient  retenu 
captif  trop  longtemps,  mais  en  y  laissant  les  lambeaux  de  son  cœur. 
Si  la  jeunesse,  la  beauté,  l'énergie  de  Hanna  se  sont  éteintes  dans 
le  remords  et  le  désespoir,  Andor  n'a  reconquis  sa  liberté  qu'au 
prix  de  son  bonheur;  il  n'a  plus  ni  foi  ni  espérance;  du  moins 
a-t-il  gardé  l'honneur,  l'amour  de  la  vérité,  une  chaude  sympathie 
pour  l'humanité  tout  entière.  C'est  quelque  chose  au  pays  du  men- 
songe et  du  faux  patriotisme,  où  la  simple  probité  est  devenue  en 
ces  derniers  temps  une  vertu  rare. 

Telle  est  l'esquisse  de  ce  long  roman.  Pour  ne  le  juger  qu'au 
point  de  vue  de  l'art,  il  a  de  nombreux  défauts,  —  l'absence  d'u- 
nité dans  le  plan,  la  surabondance  d'événemens  qui  n'ont  entre  eux 
aucun  lien,  la  continuelle  transformation  de  vérités  triviales  en  ca- 
ricatures parfois  grossières,  enfin  l'incorrection  du  style,  où  l'abus 
du  néologisme  est  particulièrement  choquant.  Dans  plusieurs  de  ses 
premiers  ouvrages,  l'Amour  platonique,  la  Vénus  à  la  pelisse,  la 
Messaline  de  Vienne,  M.  Sacher-Masoch  avait  oublié  déjà  les  lois  du 
tact,  de  l'ordre  et  de  la  mesure.  La  qualité  portée  à  un  si  haut  de- 
gré par  Mérimée,  qualité  qui  consiste  à  revêtir  les  passions  les  plus 
violentes  d'une  forme  contenue,  ne  lui  a  pas  toujours  été  donnée; 
mais,  à  défaut  de  ce  savoir-dire  qui  est  le  comble  de  l'art,  il  possé- 
dait sans  contredit  l'inspiration  créatrice.  Cette  fois  il  ne  l'a  pas 
cherchée  :  les  scènes  incohérentes  qui  se  rattachent  à  peine  les 
unes  aux  autres,  comme  si  l'auteur  ne  voulait  nous  présenter  qu'une 
série  de  croquis  crayonnés  au  hasard,  n'ont  pas  de  caractère  vrai- 
ment original.  L'action,  diffuse  et  décousue,  est  entrecoupée  encore 
par  les  tirades  explicatives  du  comte  de  Riva,  qui  déclame  comme 
le  Tiberge  de  Manon  Lescaut  et  le  Desgenais  de  la  Confession  d'un 
enfant  du  siècle,  avec  la  prolixité  particulière  à  ce  genre  de  discou- 
reurs désintéressés.  L'une  de  ses  tirades  ne  remplit  pas  moins  d'un 
chapitre  entier  qui  porte  le  titre  ironique  :  «  tout  bon  Allemand  est 
tenu  de  haïr  les  Français.  »  Cette  haine,  qu'on  ne  s'expliquerait  que 
chez  les  vaincus,  est  en  effet  depuis  la  guerre  le  premier  devoir  et  le 
fond  des  sentimens  de  nos  vainqueurs.  Après  avoir  pris  à  la  France 
son  or  et  ses  milliards,  ils  rappellent  volontiers  les  réquisitions  et 
les  cruautés  de  Davoust;  par  une  tartuferie  insigne,  ils  rendent  res- 


UN    ROMANCIER    GALICIEN.  837 

pensables  de  leurs  propres  vices  notre  littérature,  dont  on  ne  parle 
chez  eux  que  les  yeux  baissés,  et  notre  théâtre,  qu'ils  ne  connais- 
sent guère  que  par  les  opérettes,  de  légères  devenues  ignobles, 
grâce  à  une  lourde  traduction  et  au  jeu  brutal  de  leurs  acteurs. 
Du  reste  leurs  opinions  sont  celles  de  moutons  de  Panurge,  car,  si 
l'Allemagne  est  le  pays  qui  compte  le  plus  de  gens  ayant  appris  à 
lire,  il  n'y  en  a  pas  où  on  lise  moins.  Tout  cela  est  piquant,  mais  il 
eût  mieux  valu  nous  le  montrer  par  des  faits  au  lieu  d'en  faire  un 
sujet  de  harangues.  La  muse  de  Sacher-Masoch  ne  manie  pas  très 
adroitement  le  fouet  de  Juvénal,  et,  disons-le  à  sa  louange,  elle  est 
mal  à  l'aise  dans  la  mauvaise  compagnie  où  elle  s'est  un  moment 
fourvoyée;  elle  nous  rappelle  cette  belle  fille  du  soleil,  la  Graziella 
de  Lamartine,  qui,  ayant  emprisonné  ses  grâces  robustes  dans  les 
atours  d'une  poupée  à  la  mode,  est  défigurée  par  cette  parure  d'em- 
prunt. Qu'elle  retourne  dans  le  milieu  où  elle  est  née,  pour  lequel 
elle  est  faite,  et  où  elle  a  puisé  déjà  de  si  admirables  inspirations. 
M.  Sacher-Masoch,  quelque  bruit  qu'ait  déjà  fait  son  nom,  n'est 
encore  qu'au  début  d'une  carrière  qui  lui  réserve  certainement  de 
nouveaux  et  nombreux  succès.  Les  défauts  que  nous  avons  pu  lui 
reprocher  sont  des  défauts  de  jeunesse  :  excès  de  fougue,  dispo- 
sition généreuse  en  somme  à  s'éprendre  de  réformes,  de  décou- 
vertes, d'idées  nouvelles.  Le  calme  et  la  maturité  du  jugement,  une 
physionomie  morale  pour  ainsi  dire  plus  nette  et  mieux  accusée,  lui 
viendront  avec  les  années  sans  que  l'on  puisse  craindre  de  voir  di- 
minuer le  trop-plein  de  vigueur  de  son  style  et  de  ses  conceptions. 
Depuis  son  mariage  avec  la  baronne  Wanda  de  Dounajew,  qui  est 
elle-même  un  écrivain  distingué,  M.  Sacher-Masoch  s'est  définiti- 
vement fixé  en  Siyrie,  et  y  a  trouvé,  nous  dit-il,  la  réalisation  d'un 
de  ses  rêves  les  plus  charmans,  le  Conte  bleu  du  bonheur.  Les  vertes 
montagnes,  les  forêts  profondes  de  ce  pays,  lui  rappellent  ses  Gar- 
pathes  natales,  et  le  chant  de  l'alouette  dans  le  sillon  lui  plaît  mieux 
que  la  musique  de  Wagner.  Il  aime  toujours  aller  à  la  découverte 
en  compagnie  de  son  fusil  et  de  son  chien ,  comme  le  seigneur  cu- 
rieux et  débonnaire  de  la  Justice  des  paysans.  Nous  ne  doutons  pas 
que  le  résultat  de  ces  courses  errantes  ne  soit  une  suite  prochaine 
aux  deux  premières  parties  du  Legs  de  Gain;  elle  sera  digne  du 
commencement,  si  l'auteur  sait  s'en  tenir  à  l'observation  pénétrante 
de  la  nature  et  de  l'âme  humaine,  s'il  se  méfie  du  travail  hâtif,  et 
si,  se  dégageant  de  toute  imitation,  il  met  sa  gloire,  comme  autre- 
fois, à  rester  lui-même,  je  veux  dire  tel  qu'il  s'est  révélé  dans  les 
récits  qui  ont  fait  sa  réputation  parmi  nous. 

Th.  Bentzon. 


LE 


ROMAN  PASTORAL  EN  ANGLETERRE 


I.  Under  ihe  grcenwood  tree,  Asher's  Collection,   Paris  1873.  —  II.  A  pair  of  blue[eyes, 
London  1874.  —  III.  Far  from  Vie  madding  crowd,  by  Thomas  Hardy,  London  1875. 


Les  historiens  de  l'avenir  n'auront  pas  à  chercher  bien  loin  le  nom 
caractéristique  qui  convient  à  la  période  littéraire  que  l'Angleterre 
traverse  depuis  vingt  ans  :  ils  pourront  l'appeler  l'âge  du  roman. 
Peut-être  même  faudrait-il  dire  l'âge  d'or  des  romanciers;  mais 
tant  de  gens  se  sont  mis  de  la  partie  que  le  métier  semble  de  jour 
en  jour  devenir  plus  difficile  et  le  succès  plus  malaisé.  Autrefois  en 
effet,  quand  on  avait  mis  dans  deux  ou  trois  volumes  un  peu  d'ima- 
gination, d'observation  et  de  style,  on  s'était  fait  un  nom  et  l'on 
pouvait  se  reposer.  Aujourd'hui,  lorsque  bon  an,  mal  an,  on  ne 
publie  pas  au  moins  ses  deux  romans,  l'un  au  printemps  et  l'autre 
à  l'automne,  on  risque  fort  de  se  laisser  oublier.  Il  est  vrai  que  le 
public,  en  devenant  plus  avide,  s'est  montré  moins  délicat.  Les 
émotions  littéraires  qu'il  demande  ne  sont  pas  toujours  d'un  goût 
très  élevé,  et  le  style  dont  il  se  contente  n'a  pas  beaucoup  de  scru- 
pules à  l'endroit  de  la  grammaire.  Et  pourtant  tout  n'est  pas  sans 
valeur  dans  ces  romans  innombrables  que  les  éditeurs  à  la  mode 
servent  chaque  mois  dans  les  Magazines  à  leurs  lecteurs  de  tout 
rang  avant  de  les  offrir  en  volume  à  des  amateurs  moins  pressés. 
Il  y  a  bien  de  la  grâce  dans  les  écrits  de  miss  Thackeray,  qui  porte 
dignement  un  nom  illustre  et  difficile  à  soutenir;  il  y  a  bien  de  la 
finesse  dans  ces  récits  où  M™^  Oliphant  raconte  les  amours  et  les 
tribulations  des  jeunes  ministres  dissidens,  et  l'on  trouverait  même, 
malgré  les  titres  longs  d'une  toise  dont  elle  a  la  passion  malheu- 


LE  ROMAN  PASTORAL  EN  ANGLETERRE.  839 

reuse,  du  sentiment  et  de  l'esprit  dans  les  ouvrages  de  miss  Brough- 
ton.  On  en  pourrait  citer  beaucoup  d'autres  qu'on  écoute  avec  plai- 
sir et  à  qui  on  serait  presque  tenté  de  dire,  comme  la  sultane  des 
Mille  et  une  Nuits  :  «  Ma  sœur,  contez-nous  donc  encore  un  de  ces 
contes  que  vous  contez  si  bien,  »  n'était  que  la  fécondité  charitable 
de  ces  aimables  auteurs  rend  superflue  toute  sollicitation  de  ce 
genre.  Ce  n'est  donc  pas  le  talent  qui  manque,  à  proprement  par- 
ler :  jamais  il  n'y  en  eut  plus  qu'à  l'heure  présente.  Une  légion  de 
romanciers  habiles,  effroi  de  la  critique,  qui  ne  les  peut  passer  sous 
silence,  a  depuis  quelques  années  fait  invasion  dans  le  domaine  de 
la  fiction ,  et  chaque  jour  en  voit  éclore  de  nouveaux  qui  ne  le 
cèdent  en  rien  à  leurs  devanciers.  Ce  qui  est  plus  rare,  c'est  ce  je 
ne  sais  quoi  qui  ressemble  au  génie  et  qui  fait  une  œuvre  d'art 
d'un  livre  d'amusement  ;  c'est  cette  originalité  de  l'écrivain  qui 
transforme  les  sujets  les  plus  communs  et  leur  donne  d'abord  un 
air  de  nouveauté;  c'est  enfin  cette  supériorité  dans  les  caractères  et 
dans  la  mise  en  scène  qui  vous  fait  deviner  aussitôt  qu'on  n'a  plus 
affaire  à  un  auteur  qui  fait  sa  besogne,  mais  qu'on  est  en  présence 
d'un  homme  qui  a  quelque  chose  à  dire.  Toutes  les  fois  que  George 
Eliot  a  pris  la  parole,  on  a  éprouvé  un  sentiment  semblable.  Elle 
vient  de  trouver  non  pas  un  rival,  mais  un  émule,  dans  la  personne 
de  M.  Thomas  Hardy. 

I. 

Les  débuts  de  M.  Thomas  Hardy  ne  remontent  pas  très  haut  et 
n'ont  pas  été  fort  éclatans.  On  s'est  peu  occupé  de  Desperate  Re- 
médies, premier  roman  de  l'auteur,  semble-t-il,  et  il  faut  avouer 
qu'on  n'avait  pas  tort.  En  effet,  M.  Hardy  a  commencé  par  sacrifier 
aux  faux  dieux  en  se  traînant  sur  les  pas  de  miss  Braddon  et  de 
M.  Wilkie  CoUins;  or  le  genre  sensationnel,  comme  on  l'appelle 
au-delà  du  détroit,  a  vu  ses  beaux  jours;  il  a  l'air  de  s'user,  et  ce 
n'est  plus  chose  facile  que  de  s'y  faire  une  réputation.  On  est  en 
train  de  se  lasser  de  ces  secrets  pleins  d'horreur  dont  on  n'a  le  mot 
qu'à  la  dernière  page,  et  de  ces  personnages  patibulaires  qui  font 
mouvoir  avec  tant  de  précision  un  monde  de  marionnettes.  Au  reste, 
l'auteur  de  Desperate  Remédies  prouva  qu'il  pouvait,  tout  comme 
un  autre,  dans  le  premier  volume  ensevelir  une  femme  sous  les 
décombres  d'une  auberge  incendiée,  faire  passer  ses  ossemens  cal- 
cinés sous  les  yeux  du  jury,  et,  pareille  au  phénix,  la  ressusciter 
au  dernier  volume  pour  le  malheur  d'un  mari  volage  et  pour  la 
confusion  du  mauvais  génie  de  cette  vraisemblable  histoire.  Cepen- 
dant, soit  que  le  succès  n'eût  pas  répondu  à  son  attente,  soit  qu'il 
se  sentît  naturellement  attiré  vers  un  genre  plus  sérieux,  il  s'est 


840  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

arrêté  court  dans  cette  voie,  ce  dont  on  ne  saurait  trop  le  féliciter, 
et,  pour  mieux  marquer  sa  conversion,  il  s'est  essayé  à  la  peinture 
des  mœurs  champêtres,  laissant  de  côté  tout  l'attirail  des  passions 
ténébreuses  et  des  événemens  improbables.  Rien  de  plus  simple, 
rien  de  plus  frais  que  le  volume  intitulé  Uncler  the  greenwood  tree 
[Sous  la  verte  feuillée)^  en  mémoire  sans  doute  des  jolis  couplets 
que  chante  dans  Comme  il  vous  plaira  l'Amiens  de  Shakspeare. 
L'auteur  annonçait  un  petit  tableau  dans  le  genre  de  l'école  hol- 
landaise, et  il  a  tenu  sa  promesse.  Il  a  d'un  fil  léger  relié  entre 
elles  quelques  scènes  de  la  vie  rurale  dans  la  partie  de  l'Angleterre 
où  le  cidre  est  en  honneur,  et  dans  un  cadre  restreint  il  a  su  faire 
apparaître  toute  la  petite  société  qui  s'agite  autour  d'un  clocher  de 
village. 

Le  sujet  par  un  côté  rappelle  un  peu  le  Lutrin  de  Boileau ,  car  il 
s'agit  d'un  chœur  traditionnel  que  le  vicaire,  nouveau-venu,  pré- 
tend remplacer  par  un  harmonium  au  grand  désespoir  des  choristes 
de  la  paroisse,  qui  tiennent  à  garder  dans  le  culte  divin  le  rôle 
considérable  qu'ils  ont  rempli  pendant  tant  d'années.  Il  y  a  là  sur 
l'importance  des  instrumens  de  musique,  au  point  de  vue  purement 
religieux,  de  graves  discussions  prolongées  avec  cette  ténacité  dont 
le  paysan  a  seul  le  secret.  L'un  déclare  qu'il  n'y  a  rien  de  pis  que 
le  serpent,  l'autre  jure  que  jamais  les  clarinettes  ne  furent  faites 
pour  le  service  de  la  Providence;  celui-ci  ne  voit  pas  bien  en  quoi 
le  violon  est  plus  céleste  que  la  clarinette,  celui-là  tient  mordicus 
pour  les  cordes;  mais  tous  s'entendent  sur  un  point,  c'est  qu'une 
église  où  s'introduit  un  orgue  est  une  église  perdue.  Aussi  con- 
vient-on d'aller  trouver  le  vicaire  pour  lui  demander  au  moins  un 
sursis.  Puisqu'il  faut  mourir  et  céder  la  place  aux  inventions  mo- 
dernes, que  cela  se  fasse  virilement,  par  un  beau  jour  de  Noël,  et 
avec  un  bout  de  fioritures  à  la  fm,  et  non  par  un  de  ces  dimanches 
insignifians  qui  n'ont  pas  même  de  titre  en  propre  sur  le  calen- 
drier. La  requête  est  d'autant  plus  facile  à  accorder  qu'au  fond  le 
vicaire  tient  moins  à  l'orgue  qu'à  l'organiste,  miss  Fancy  Day,  dont 
la  grâce  et  le  joli  visage  ont  jeté  le  trouble  dans  plus  d'un  cœur. 
Miss  Fancy  est  la  fille  du  garde-chasse  de  la  forêt  voisine  et  l'insti- 
tutrice du  village.  Elle  se  flatte  de  faire  passer  par  le  trou  d'une  ai- 
guille tous  les  vicaires  du  monde,  pourvu  qu'ils  n'aient  pas  qua- 
rante ans,  et,  en  ce  qui  concerne  le  révérend  Maybold,  ce  n'est  pas 
une  vanterie,  car  elle  commence  par  l'employer  à  planter  des  clous 
dans  sa  chambre  pour  y  pendre  les  cages  de  ses  serins,  et  finit  par 
refuser,  un  peu  à  regret,  la  main  du  trop  sensible  ecclésiastique. 
Ce  n'est  là  d'ailleurs  que  le  prétexte  de  l'idylle,  dont  la  valeur  est 
surtout  dans  les  figures  rustiques  que  l'auteur  y  a  jetées  pêle- 
mêle,  et  qu'il  a  marquées  au  passage  d'un  trait  vigoureux.  En  les 


LE    ROMAN    PASTORAL    EN    ANGLETERRE.  Hlli 

voyant,  on  se  rappelle  involontairement  les  fermiers  de  George 
Eliot,  si  vivans  et  si  originaux.  Les  principaux  personnages  de  Un- 
cler  the  greemvood  tree  sont  de  la  même  race.  Ils  aiment  aussi  à 
exprimer  leurs  pensées  sous  la  forme  de  maximes  burlesques,  à 
philosopher  entre  une  bouffée  de  tabac  et  une  gorgée  de  cidre  frais, 
et  à  tirer  du  fait  le  plus  trivial  des  conséquences  extraordinaires. 
Un  chef-d'œuvre  en  ce  genre,  c'est  la  conversation  des  membres  du 
chœur  de  Mellstock  quand  ils  s'apprêtent,  la  veille  de  iNoël,  à  don- 
ner l'aubade  aux  habitans  notables  de  la  paroisse.  On  entend  là,  à 
propos  de  la  bottine  de  miss  Fancy,  que  le  cordonnier  musicien  a 
tirée  de  sa  poche  pour  en  faire  admirer  les  proportions  élégantes, 
une  kyrielle  de  réflexions  et  de  théories  les  plus  saugrenues,  mais 
aussi  les  plus  divertissantes  du  monde,  sans  compter  l'ingénieuse  et 
nouvelle  façon  de  faire  connaître  l'héroïne  au  lecteur  par  cette  partie 
de  son  costume.  Le  digne  savetier  prétend  que,  pour  apprécier  le 
cœur  d'un  homme,  il  n'a  qu'avoir  son  pied  :  assertion  étonnante,  et 
qui  a  besoin,  pour  trouver  quelque  crédit,  d'être  soutenue  par  une 
histoire  à  l'appui.  La  soirée  de  iNoël  que  le  voiturier  du  village  offre 
à  ses  amis  est  aussi  d'un  très  heureux  effet.  Dansera-t-on  ou  ne  dan- 
sera-t-on  pasV  L'ancêtre,  le  vieux  William,  attaché  aux  traditions, 
ne  veut  pas  qu'il  soit  question  de  bal  avant  que  minuit  ait  sonné. 
Quand  les  douze  coups  auront  tinté  à  l'horloge  au  cadran  veri,  on 
rattrapera  le  temps  perdu,  et  l'hôte,  tout  mûr  que  soit  son  âge, 
fera  lui-même  la  proposition  de  mettre  habit  bas  en  considération 
de  la  chaleur  :  idée  bien  vulgaire  et  bien  basse,  comme  le  fait  re- 
marquer M'"^  Dewy,  qui  n'a  jamais  pu  former  son  mari  aux  belles 
manières.  Miss  Fancy  y  réussira  peut-être  mieux  quand  elle  entrera 
dans  la  famille;  mais  elle  aura  bien  des  leçons  à  donner  à  son  beau- 
père.  Il  faudra  en  particulier  qu'elle  lui  enseigne  que  l'habitude  de 
passer  la  main  sur  sa  bouche  après  avoir  bu  se  perd  de  plus  en 
plus,  malgré  son  antiquité,  dans  les  rangs  de  l'aristocratie. 

Ainsi  court  le  récit  de  M.  Hardy,  déroulant  maintes  scènes  de 
la  vie  à  la  campagne,  joyeuses  nuits  d'hiver,  rendez-vous  charmans 
dans  la  saison  des  noix,  brouilles  et  querelles  aux  jours  de  pluie, 
et,  pour  conclusion,  le  nœud  qu'on  ne  défait  pas,  le  mariage. 

Peut-être  pourrait-on  reprocher  à  M..  Hardy  de  prêter  à  ses  per- 
sonnages trop  d'humour,  trop  de  vivacité  dans  les  reparties,  des 
réflexions  trop  fines  sous  une  forme  trop  imprévue.  Peut-être  une 
pareille  tournure  d'esprit  est-elle  aussi  rare  chez  les  paysans  an- 
glais que  chez  les  autres;  mais  il  y  a  si  peu  de  recherche  dans  ces 
saillies,  elles  semblent  jaillir  si  naturellement,  qu'elles  ont  pour  elles 
tous  les  dehors  de  la  vraisemblance,  d'autant  plus  qu'elles  n'ex- 
cluent pas  certaines  niaiseries  qui  viennent  fort  à  propos  rappeler 


8/12  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'après  tout  c'est  un  monde  très  réel  que  peint  le  romancier,  un 
monde  où  l'ignorance,  la  sottise  et  la  vanité  ne  sont  pas  plus  incon- 
nues que  dans  celui  où  nous  vivons.  Au  reste,  l'auteur  n'avait  voulu 
faire  qu'une  esquisse  sans  prétentions,  et,  telle  qu'elle  est,  on  ne 
peut  s'empêcher  de  la  trouver  aussi  bien  venue  que  pittoresque. 

Il  ne  faudrait  pas  juger  d'après  le  litre  insignifiant  et  malencon- 
treux qu'il  a  plu  à  M.  Hardy  de  leur  infliger  les  trois  volumes  pu- 
bliés deux  ans  après  Under  the  greenivood  tree.  11  y  a  dans  A  pair 
ofblue  eyes  [une  Paire  d'yeux  bleus)  une  forte  étude  de  caractère 
féminin,  une  analyse  subtile  de  sentimens  délicats  et  la  sympathie 
d'un  poète  pour  les  âmes  où  la  passion  fait  vibrer  ses  plus  doux 
comme  ses  plus  tristes  accens.  Elfride  Swancourt,  qui  compose  les 
sermons  de  son  père,  lequel  ne  s'en  trouve  pas  plus  mal,  n'est  pas 
une  coquette  vulgaire;  c'est  plutôt  une  coquette  inconsciente.  Avec 
un  caractère  ardent  et  une  extrême  pureté  d'intentions,  elle  com- 
met des  imprudences  qu'elle  s'exagère,  prend  pour  de  l'amour  le 
plaisir  d'être  aimée,  et  quand  le  vrai  maître  de  son  cœur  se  pré- 
sente à  elle,  maître  peu  généreux  sans  doute,  elle  fléchit  sous  le 
poids  de  son  erreur.  Knight,  l'homme  de  lettres  qu'elle  adore,  ne 
trouve  pas  dans  son  amour  égoïste  la  force  de  pardonner  l'illusion 
innocente  d'un  moment,  une  caresse  reçue  et  non  donnée;  il  s'en 
va  blessé,  mais  inflexible.  Le  dévoûment  passionné  dont  il  a  dé- 
daigné l'offrande  cherchera  sans  y  réussir  à  se  reprendre  ailleurs, 
et,  si  la  jeune  fille  devient  la  femme  d'un  autre,  ce  ne  sera  pas  pour 
longtemps.  A  ce  drame  intime  et  vraiment  puissant  M.  Hardy  a 
mêlé  de  belles  desciiptions  et  des  incidens  pleins  de  nouveauté.  Il 
a  voulu  montrer  qu'au  besoin  l'imagination  ne  lui  fait  pas  plus  dé- 
faut que  l'observation,  et  la  preuve  est  complète.  Il  n'est  pas  de 
romancier,  et  des  plus  grands,  qui  ne  pût  envier  la  scène  où  Knight, 
retenu  par  quelques  touffes  de  plantes  sauvages  au-dessus  d'un 
gouffre,  attend  la  mort  ou  le  retour  d'Elfride,  qui  est  allée  quérir 
du  secours  et  qui  lui  rapporte  une  corde  faite  de  ses  propres  vê- 
temens,  c'est-à-dire  le  salut. 

Cette  scène  est  conduite  d'une  façon  supérieure,  et  ce  qui  en 
augmente  encore  l'effet,  c'est  qu'en  face  de  Knight,  envahi  peu  à 
peu  par  le  vertige  et  le  désespoir,  le  romancier  fait  voir,  incrusté 
dans  le  roc,  un  de  ces  crustacés  fossiles  nommés  trilobites,  qui 
de  ses  yeux  éteints  depuis  des  milliers  d'années  semble  regarder 
fixement  l'infortuné  qui  se  sent  mourir  à  son  tour,  et  dont  la  pen- 
sée, d'un  bond  immense,  comme  il  arrive,  dit-on,  aux  momens  su- 
prêmes, se  plonge  dans  ce  monde  primitif,  avec  lequel  elle  va  se 
confondre.  M.  Hardy  a  trouvé  là  quelques-unes  de  ces  pages  qu'on 
lit  en  retenant  son  haleine  et  qu'on  n'oublie  plus.  Dans  un  genre 


LE    ROMAN   PASTORAL    EN    ANGLETERRE.  843 

tout  opposé,  il  a  repris  cette  même  veine  de  gaîté  paysanne  ,où  il 
excelle,  et  il  en  a  très  agréablement  tempéré  le  pathétique  de  ce 
remarquable  roman. 

Far  from  ihe  madding  crowd  {Loin  de  la  foule  imensèe)  est  le 
dernier  ouvrage  de  M.  Hardy.  Il  a  paru  au  commencement  de  cette 
année,  et  le  succès,  si  grand  qu'il  ait  été,  est  peut-être  resté  infé- 
rieur au  mérite.  Peut-être  même  la  plus  grande  beauté  du  nouveau 
roman  a-t-elle  échappé  à  bien  des  lecteurs ,  qui  n'y  ont  vu  qu'une 
histoire  amusante  et  des  situations  dramatiques  telles  qu'on  en  peut 
trouver  ailleurs.  M.  Hardy  en  effet  a  voulu  faire  quelque  chose  de 
plus  :  il  a  voulu  rajeunir  le  genre  antique  et  souvent  ennuyeux  de  la 
pastorale,  et  il  y  a  mis  une  telle  vérité  d'observation,  une  passion  si 
profonde,  une  poésie  si  fraîche,  un  style  si  puissant,  tant  d'idéal  et 
de  réalité  à  la  fois,  que  cette  transformation  peut  presque  passer 
pour  une  création  originale. 

II. 

«  Quand  le  fermier  Oak  souriait,  les  coins  de  sa  bouche  se  dila- 
taient jusqu'à  une  distance  insignifiante  de  ses  oreilles,  ses  yeux  se 
réduisaient  à  de  simples  fentes,  et  tout  autour  apparaissaient  des 
rides  divergentes  qui  s'étendaient  sur  son  visage  comme  font  les 
rayons  dans  une  esquisse  rudimentaire  du  soleil  levant. 

((  Son  nom  de  baptême  était  Gabriel.  C'était,  les  jours  ouvriers» 
un  jeune  homme  au  jugement  sain,  aux  mouvemens  aisés,  aux  vê- 
temens  convenables,  et  jouissant  généralement  d'une  bonne  répu- 
tation. Les  dimanches,  c'était  un  homme  aux  idées  troubles,  assez 
porté  à  tout  remettre  au  lendemain,  qu'empêtraient  ses  beaux  ha- 
bits et  son  parapluie  à  six  shillings  six  pence^  en  résumé  un  homme 
qui  se  sentait  moralement  sur  ce  vaste  terrain  de  tiède  neutralité 
qui  se  trouve  entre  la  portion  religieuse  de  la  paroisse  et  celle  qui 
s'enivre.  En  d'autres  termes,  il  allait  à  l'église,  mais  bâillait  en  se- 
cret alors  que  la  congrégation  en  était  au  symbole  de  Nicée,  et  rê- 
vait à  ce  qu'il  y  aurait  pour  le  dîner,  tout  en  croyant  écouter  le  ser- 
mon. M.  Oak  portait  sur  lui,  en  manière  de  montre,  ce  qu'on  aurait 
pu  appeler  une  petite  horloge  en  argent;  pour  mieux  dire,  c'était 
une  montre  quant  à  la  forme  et  à  l'intention,  et  quant  à  la  dimen- 
sion une  horloge.  Cet  instrument,  ayant  un  certain  nombre  d'an- 
nées de  plus  que  le  grand-père  de  Oak,  offrait  ceci  de  particulier, 
qu'il  allait  trop  vite,  ou  qu'il  n'allait  pas  du  tout.  Il  arrivait  aussi 
que  la  petite  aiguille  glissait  parfois  autour  du  pivot  de  telle  façon 
que,  bien  que  les  minutes  fussent  indiquées  avec  la  plus  grande 
précision,  personne  cependant  ne  pouvait  dire  à  quelle  heure  elles 
appartenaient.  Au  premier  de  ces  défauts  Oak  remédiait  par  quel- 


Shh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ques  coups  violens,  suivis  de  secousses,  ce  qui  faisait  aussitôt 
marcher  la  montre;  quant  aux  deux  autres,  il  n'en  évitait  les  fâ- 
cheuses conséquences  que  par  des  comparaisons  constantes  avec  le 
soleil  et  les  étoiles,  et  aussi  en  collant  sa  face  contre  la  vitre  des 
fenêtres  du  voisinage  jusqu'à  ce  qu'il  pût  distinguer  l'heure  que 
marquait  à  l'intérieur  le  cadran  vert.  Il  faut  ajouter  que,  le  gousset 
de  Oak  étant  d'accès  difficile  et  pénible,  vu  la  situation  assez  élevée 
qu'il  occupait  dans  la  ceinture  du  pantalon,  il  fallait  de  toute  néces- 
sité, pour  en  extraire  la  montre,  jeter  le  corps  de  côté  et,  par  suite 
de  l'effort  requis,  comprimer  la  bouche  et  la  figure  en  une  multi- 
tude de  plis  :  la  montre,  tirée  par  sa  chaîne,  arrivait  alors  comme 
le  seau  du  puits. 

«  Oak  venait  d'atteindre  cette  époque  de  la  vie  où,  quand  on  parle 
d'une  personne,  le  mot  «  jeune  »  cesse  d'être  le  préfixe  du  mot 
«  homme.  »  Il  était  à  la  période  la  plus  brillante  de  l'existence  mas- 
culine, car  son  intelligence  était  nettement  distincte  de  ses  émo- 
tions :  il  avait  passé  le  temps  où,  sous  l'influence  de  la  jeunesse, 
elles  se  confondent  et  prennent  le  caractère  d'impulsion,  et  il  n'é- 
tait pas  encore  arrivé  cependant  au  moment  où  elles  se  réunissent 
de  nouveau  pour  prendre,  sous  l'influence  d'une  femme  et  d'une  fa- 
mille, le  caractère  de  préjugés.  En  un  mot,  il  avait  vingt-huit  ans, 
et  il  était  garçon.  » 

Voilà  le  héros  de  M.  Hardy.  11  n'est  pas  beau,  surtout  quand  il 
sourit,  et  ce  n'est  pas  dans  ses  habits  du  dimanche  qu'il  faut  le  con- 
templer; mais,  lorsque  sur  la  cime  d'une  meule  de  froment  embra- 
sée il  risque  sa  vie  pour  sauver  une  récolte  qui  n'est  pas  la  sienne, 
ou  lorsqu'il  réchauffe  dans  sa  hutte  les  agneaux  qui  viennent  de 
naître,  il  y  a  dans  tous  ses  mouvemens  une  énergie  tranquille  et 
une  précision  qui  ont  bien  aussi  leur  grâce,  s'il  est  vrai  que  la  con- 
venance enfre  les  choses  et  l'usage  qu'on  en  fait  soit  à  la  base  de 
toute  beauté.  Quant  à  son  âme,  elle  est  de  la  bonne  trempe,  et  la 
jolie  fermière  Bathsheba  Everdene  regrettera  un  jour  de  ne  pas  s'en 
être  plus  tôt  aperçue.  C'est  en  effet,  on  le  devine,  une  histoire 
d'amour  que  l'auteur  ào.  Far  from  the  madding  croivd  a  contée,  — 
une  bien  vieille  histoire,  celle  de  la  Belle  et  la  Bête  ;  mais  il  l'a  fait 
avec  tant  de  distinction,  avec  tant  de  confiance  dans  l'éternelle 
nouveauté  du  sujet,  qu'il  semble  que  nul  ne  l'ait  dite  avant  lui  de 
la  même  façon.  A  tout  le  moins  n'a--t-il  pas  pris  son  public  en 
traître,  car  dès  les  premières  pages  on  sait  que  le  fermier  ou  plutôt 
le  berger  Oak  est  passionnément  épris  de  sa  voisine,  la  nièce  du 
fermier  Everdene,  et  que  celle-ci  n'est  pour  le  moment  passionné- 
ment éprise  que  d'elle-même.  La  connaissance  s'est  faite  sur  la 
grand'route  et  s'est  continuée  aux  champs.  Un  jour  qu'il  suivait  le 
chemin  de  Norcombe  à  Casterbridge,  Oak  a  entrevu,  tout  au  haut 


LE  ROMAN  PASTORAL  EN  ANGLETERRE.  845 

d'un  chariot  chargé  de  meubles,  d'ustensiles  de  ménage  et  de 
plantes  d'agrément,  une  jeune  lille  qui  se  regardait  sans  dépit  dans 
un  petit  miroir.  Il  a  souri  de  la  façon  que  l'on  sait,  et  plus  loin, 
comme  il  manquait  deux  sous  à  la  voyageuse  pour  payer  son  pas- 
sage à  la  barrière,  il  les  a  généreusement  donnés  sans  obtenir  un 
mot  de  reconnaissance.  Quelques  jours  après,  un  matin  de  prin- 
temps, caché  par  une  haie,  il  a  vu  passer  sur  un  cheval  la  même 
figure,  et  dans  une  position  plus  originale  encore.  Pour  éviter  le 
coup  de  fouet  des  branches,  l'écuyère,  se  croyant  seule,  s'était, 
d'un  mouvement  gracieux  et  hardi,  renversé  sur  le  dos  de  sa  mon- 
ture, et,  les  yeux  au  ciel,  galopait  silencieusement  sous  les  bois. 
La  vision  disparue,  Oak,  surpris,  a  ramassé  un  chapeau  tombé  dans 
la  course,  et  l'a  rendu  le  lendemain,  sans  celer  qu'il  l'avait  vu  choir, 
ce  qui  était  une  maladresse,  car  la  jeune  fille,  honteuse  après  coup, 
s'est  éclipsée.  Il  la  retrouve  pourtant,  et  cette  fois-ci  c'est  lui  qui 
est  l'obligé.  Ce  soir-là,  il  avait  fait  froid,  et  plus  d'un  petit  oiseau 
s'était  allé  coucher  sans  souper.  Gabriel  Oak  avait  fait  du  feu  dans 
sa  hutte,  mais  il  avait  oublié  de  laisser  ouvert  le  panneau  de  la  ber- 
gerie. Quand  il  se  réveilla,  sa  tête  était  posée  sur  les  genoux  de  l'é- 
trangère, et  il  sentait  sur  son  visage  et  sur  son  cou  une  humidité 
désagréable. 

«  —  Qu'est-il  arrivé,  dit-il  vaguement? 

«  —  Rien  maintenant,  répondit-elle,  puisque  vous  n'êtes  pas 
mort.  C'est  merveille  que  vous  n'ayez  pas  été  suffoqué  dans  votre 
bergerie. 

«  —  Ah  !  la  bergerie,  murmura  Gabriel.  Elle  m'a  coûté  10  livres; 
mais  je  la  vendrai,  et  je  me  tiendrai  sous  une  claie  de  chaume, 
comme  on  faisait  dans  le  bon  vieux  temps,  en  m' entortillant  pour 
dormir  dans  une  botte  de  paille.  L'autre  nuit,  elle  a  failli  me  jouer 
le  même  tour.  —  Et  pour  accentuer  son  langage,  Gabriel  laissa  tom- 
ber son  poing  sur  la  terre  gelée. 

«  —  Ce  n'était  pas  tout  à  fait  la  faute  de  la  bergerie,  dit  la  jeune 
fille.  M'est  avis  que  vous  auriez  dû  faire  attention  et  ne  pas  laisser 
sottement  les  panneaux  fermés. 

«  —  Oui,  c'est  là  ce  que  j'aurais  dû  faire,  je  suppose,  dit  Oak 
d'un  air  distrait.  —  Se  trouver  près  d'elle  avec  sa  tête  sur  sa  robe, 
c'était  là  une  sensation  qu'il  essayait  de  saisir  et  d'apprécier  avant 
qu'elle  se  fût  évanouie.  Il  aurait  voulu  lui  faire  connaître  l'impres- 
sion qu'il  éprouvait,  mais  il  aurait  plutôt  songé  à  emporter  un  par- 
fum dans  un  filet  qu'à  tenter  de  faire  passer  par  les  mailles  gros- 
sières du  langage  un  sentiment  si  impalpable.  Aussi  garda-t-il  le 
silence. 

«  Elle  l'aida  à  se  lever,  et  alors  Oak  se  mit  à  s'essuyer  le  visage 
et  à  se  secouer  comme  un  vrai  Sarason.  —  Comment  vous  remer- 


846  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cier?  dit-il  enfin  avec  gratitude,  tandis  que  ses  joues  reprenaient  un 
peu  de  la  rouille  rougeâtre  qui  leur  était  naturelle. 

«  —  Oh!  cela  n'en  vaut  pas  la  peine,  dit  la  fille  en  souriant,  et 
son  sourire  attendait  d'avance  ce  que  Gabriel  allait  dire,  quoi  que 
ce  pût  être. 

«  —  Comment  avez-vous  fait  pour  me  trouver? 

«  —  J'ai  entendu  votre  chien  aboyer  en  grattant  à  la  porte  de  la 
bergerie  au  moment  où  je  venais  traire  Daisy.  Il  m'a  vue,  a  sauté 
sur  moi  et  s'est  emparé  de  ma  robe.  J'ai  traversé  le  chemin  et  j'ai 
commencé  par  regarder  tout  autour  de  la  hutte  pour  voir  si  les  pan- 
neaux étaient  fermés.  Mon  oncle,  qui  en  avait  une  toute  semblable, 
recommandait  toujours  à  son  berger  de  ne  s'endormir  qu'après  les 
avoir  ouverts.  Alors  je  suis  entrée  ;  on  aurait  dit  que  vous  étiez 
mort.  Comme  il  n'y  avait  point  d'eau,  j'ai  jeté  mon  lait  sur  vous 
sans  penser  qu'étant  chaud  il  ne  servirait  à  rien. 

«  —  Je  voudrais  bien  savoir  si  je  serais  mort,  dit  Gabriel  à  voix 
basse. 

((  —  Oh  !  non,  répliqua  la  jeune  fille.  —  Elle  semblait  préférer 
une  probabilité  moins  tragique.  Avoir  arraché  un  homme  à  la  mort 
entraînait  par  cela  même  un  genre  d'entretien  en  harmonie  avec  la 
dignité  d'un  acte  pareil,  et  c'est  ce  qu'elle  voulait  éviter. 

«  —  Je  crois  que  vous  m'avez  sauvé  la  vie,  miss...,  je  ne  sais 
pas  votre  nom;  je  ne  connais  que  celui  de  votre  tante. 

«  —  J'aime  autant  ne  pas  vous  le  dire  ;  non  vraiment,  d'autant 
plus  que  nous  n'aurons  sans  doute  jamais  beaucoup  affaire  en- 
semble. 

«  —  Cependant  j'aimerais  le  savoir. 

«  —  Vous  n'avez  qu'à  vous  en  informer  auprès  de  matante,  elle 
vous  le  dira  bien. 

«  —  Mon  nom  est  Gabriel  Oak. 

«  —  Et  ce  n'est  pas  le  mien.  Il  faut  que  le  vôtre  vous  plaise 
beaucoup,  Gabriel  Oak,  pour  le  dire  d'une  façon  si  décidée. 

«  —  Voyez-vous,  c'est  le  seul  que  j'aurai  jamais ,  et  j'en  dois 
tirer  le  meilleur  parti. 

«  —  Le  mien,  à  ce  qu'il  me  semble,  est  drôle  et  désagréable. 

«  —  Je  crois  qu'il  ne  vous  serait  pas  difficile  d'en  trouver  bientôt 
un  autre. 

<(  —  Miséricorde!  que  d'idées  sur  les  gens  vous  avez  dans  la  tête, 
Gabriel  Oak  ! 

«  —  Eh  bien!  miss,  excusez  mes  paroles;  je  pensais  qu'elles  vous 
feraient  plaisir.  Je  sais  bien  que  je  ne  peux  pas  vous  tenir  tête  pour 
exprimer  ce  que  je  sens;  mais  je  vous  remercie.  Allons,  donnez- 
moi  votre  main, 

((  Elle  hésitait,  assez  déconcertée  devant  cette  conclusion  sérieuse 


LE  ROMAN  PASTORAL  EN  ANGLETERRE.  847 

et  à  la  vieille  mode.  —  Fort  bien,  dit-elle,  et  elle  lui  tendit  la 
main,  serrant  les  lèvres  avec  une  froideur  pleine  de  réserve.  Oak 
ne  garda  cette  main  qu'un  instant,  car,  dans  la  crainte  de  paraître 
trop  démonstratif,  il  toucha  les  doigts  de  la  jeune  fille  avec  la  légè- 
reté de  l'indifférence. 

«  —  Je  suis  fâché,  dit-il  aussitôt  après  avec  une  sorte  de  regret. 

«  —  Et  de  quoi  ? 

«  —  D'avoir  lâché  votre  main  si  vite. 

«  —  Vous  pouvez  l'avoir  encore,  si  cela  vous  plaît  :  la  voici.  — 
Et  elle  la  lui  rendit.  Cette  fois  Oak  la  tint  longtemps,  beaucoup 
plus  longtemps,  à  dire  vrai. 

«  —  Gomme  elle  est  douce  !  et  encore  quand  c'est  l'hiver  ;  ni 
rude,  ni  rien  du  tout... 

«  —  Là,  en  voilà  assez,  fit-elle  sans  la  retirer  pourtant;  mais 
peut-être  pensez-vous  que  vous  aimeriez  à  la  baiser?  Vous  le  pou- 
vez, si  vous  en  avez  envie. 

«  —  Je  n'y  pensais  pas  du  tout,  dit  Gabriel  simplement;  mais  je 
vais... 

«  —  Non,  vous  ne  le  ferez  pas,  — et  elle  retira  la  main. 

«  Gabriel  se  sentit  coupable  d'un  nouveau  manque  de  tact. 

«  —  Et  maintenant  tâchez  de  découvrir  mon  nom,  dit-elle  pour 
l'agacer.  —  Et  elle  s'en  alla.  » 

Nous  sommes  en  pleine  idylle;  mais  cette  idylle  est  moderne. 
Miss  Bathsheba  n'est  en  effet  ni  une  Galatée  ni  même  une  de  ces 
filles  des  champs  très  vivantes  et  très  vulgaires  que  Fielding ,  au 
dernier  siècle,  a  dépeintes  dans  Joseph  Andrews  et  ailleurs;  elle 
appartient  plutôt  à  la  classe  des  jeunes  femmes  de  la  nouvelle  An- 
gleterre, telles  du  moins  que  le  roman  contemporain  se  plaît  à  les 
décrire.  Les  mœurs  ont-elles  donc  tellement  changé  depuis  cin- 
quante ans,  ou  est-ce  l'imagination  qui  prend  chez  quelques  écri- 
vains la  place  de  l'observation?  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  les 
Edgeworth,  les  Burney  et  les  Austen,  si  quelque  baguette  enchan- 
tée leur  rendait  la  vie,  ne  reconnaîtraient  plus  leur  sexe  dans 
maint  auteur  à  la  mode.  Que  diraient-elles  devant  ces  jeunes  per- 
sonnes aux  cheveux  rouges  et  aux  manières  hardies  qui  ne  jouent 
pas  de  la  harpe,  qui  savent  ^u  besoin  allumer  la  pipe  de  leur  fiancé, 
et  qui  n'entendent  plus  rien  au  langage  des  fleurs?  La  surprise  gla- 
cerait sur  leurs  traits  le  sourire  et  elles  s'enfuiraient  épouvantées. 
Elles  auraient  tort;  après  tout,  ces  nouvelles  héroïnes  valent  souvent 
mieux  que  leur  apparence,  et  elles  sont  aussi  capables  que  les  an- 
ciennes de  dévoûment  et  de  réflexion. 

M.  Hardy  a  eu  l'idée  ingénieuse  de  transporter  dans  la  vie  cham- 
pêtre un  de  ces  caractères  de  jeune  fille  indépendante,  rendant 
ainsi  la  pastorale  vraisemblable,  ce  qui  n'est  pas  une  qualité  com- 


8ii8  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mune  en  de  semblables  sujets,  et,  ce  qui  est  encore  plus  rare,  in- 
téressante. Il  a  fort  bien  vu  que  l'écueil  du  genre,  c'est  l'ennui.  On 
a  beau  dire  que  les  passions  sont  les  mêmes  à  la  campagne  qu'à  la 
ville,  encore  faut-il  tenir  compte  de  l'expression  qu'elles  revêtent, 
et  c'est  justement  cet  élément  d'intérêt  qui  fait  défaut  quand  on 
fait  parler  le  paysan,  c'est-à-dire  le  moins  expansif  des  êtres  dans 
les  choses  qui  relèvent  du  sentiment,  et  le  moins  varié  dans  la  forme 
qu'il  donne  à  sa  pensée.  Aussi  l'auteur  a-t-il  mis  ses  principaux  per- 
sonnages un  peu  au-dessus  du  niveau  commun.  Bathsheba  n'est  pas 
seulement  la  nièce  d'un  de  ces  fermiers  comme  on  n'en  voit  qu'en 
Angleterre,  qui  conduisent  la  charrue  le  matin  et  qui  le  soir,  les 
pieds  sur  un  bon  tapis,  lisent  une  revue  ou  un  journal;  elle  est  en- 
core une  manière  d'institutrice  manquée,  et  si  elle  trait  les  vaches, 
c'est  qu'on  l'a  trouvée,  non  sans  raison,  un  peu  sauvage  pour  éle- 
ver les  enfans.  Quant  à  Gabriel,  il  a  lu  et  relu  toute  sa  biblio- 
thèque :  le  Chirurgien  vétérinaire,  le  Paradis  perdu,  le  Voyage  du 
pèlerin,  un  traité  d'arithmétique  et  Robinson  Criisoé.  De  plus  il 
joue  de  la  flûte,  et  rien  de  ce  qui  concerne  les  brebis  et  les  champs 
ne  lui  est  étranger.  Oak  et  Bathsheba  peuvent  donc  s'aimer  tant 
qu'ils  voudront  :  nous  sommes  sûrs  que,  s'ils  ont  quelque  chose 
à  dire,  ils  sauront  bien  le  dire,  l'un  avec  sa  gaucherie  piquante  et 
l'autre  avec  une  coquetterie  naïve  dont  l'ignorance  et  le  désir  de 
plaire  font  tout  le  charme.  Nulle  part  ce  contraste  n'est  mieux  mar- 
qué que  dans  la  jolie  scène  où  M.  Hardy  nous  a  montré  le  berger 
venant  frapper,  peu  de  temps  après  avoir  été  sauvé  par  elle,  à  la 
porte  de  sa  bienfaitrice.  Huit  jours  ont  suffi  pour  mettre  dans  son 
cœur  honnête  une  passion  qui  ne  s'éteindra  pas,  et  il  s'est  assuré 
que,  si  la  jeune  fille  ne  devient  pas  sa  femme,  il  ne  sera  plus  bon  à 
rien  sur  la  terre.  En  conséquence,  sous  le  poétique  prétexte  d'offrir 
à  Bathsheba  un  petit  agneau  qui  a  perdu  sa  mère,  il  arrive,  et  tout 
d'abord  découvre  sans  ambages  l'objet  de  sa  visite  à  la  tante  de 
celle  qu'il  aime.  Une  chose  surtout  l'inquiète,  c'est  de  savoir  si 
Bathsheba  n'aurait  point  par  hasard  quelque  amoureux  déjà.  La 
tante,  pour  faire,  en  bonne  parente,  valoir  sa  nièce,  répund  qu'elle 
n'en  sait  rien,  mais  que,  faite  comme  elle  est,  elle  doit  bien  en 
avoir  au  moins  une  douzaine. 

«  —  C'est  tant  pis,  dit  le  fermier  Oak  contemplant  avec  tris- 
tesse une  des  crevasses  du  plancher.  Je  ne  suis  qu'un  homme  ordi- 
naire, et  je  n'avais  qu'une  chance,  celle  d'arriver  le  premier;  aussi 
vais-je  m'en  retourner  chez  moi,  madame. 

«  Quand  Gabriel  eut  fait  environ  cent  pas  le  long  de  la  dune,  il 
entendit  pousser  derrière  lui  un  hé!  hé!  dans  une  note  suraiguë.  Il 
regarda  et  vit  une  fille  qui  courait  après  lui  en  agitant  un  mou- 
choir blanc.  C'était  Bathsheba  Everdene.  Le  teint  foncé  de  Gabriel 


LE  ROMAN  PASTORAL  EN  ANGLETERRE.  8A9 

se  colora.  Quant  à  elle,  elle  était  déjà  toute  rouge,  non  d'émotion, 
comme  il  parut  bientôt,  mais  d'avoir  couru. 

((  —  Fermier  Oak,  je,...  dit-elle  en  s' arrêtant  pour  reprendre  ha- 
leine, et  portant  la  main  à  son  côté. 

((  —  J'étais  justement  allé  vous  voir,  dit  Gabriel... 

«  —  Oui,...  je  le  sais,  dit-elle,  haletante  comme  un  rouge-gorge, 
le  visage  en  feu  et  humide  de  l'effort  qu'elle  venait  de  faire,  toute 
semblable  aux  pétales  d'une  pivoine  avant  que  le  soleil  en  ait  sé- 
ché la  rosée.  Je  ne  savais  pas  que  vous  fussiez  venu  pour  me  de- 
mander en  mariage;  autrement  je  serais  revenue  tout  de  suite  du 
jardin  où  j'étais.  J'ai  couru  après  vous  pour  vous  dire...  que  ma 
tante  s'est  trompée  en  vous  renvoyant  et  en  vous  empêchant  de  me 
faire  la  cour. 

«  Gabriel  s'épanouit.  —  Je  suis  fâché  de  vous  avoir  fait  courir  si 
vite,  ma  chère,  dit-il  avec  un  sentiment  de  gratitude  pour  les  fa- 
veurs à  venir.  Attendez  un  peu  que  vous  ayez  retrouvé  votre  haleine. 

a  —  Elle  s'est  tout  à  fait  trompée,  ma  tante,  en  vous  disant  que 
j'avais  déjà  un  amoureux,  poursuivit  Bathsheba,  Je  n'ai  pas  de 
bon  ami  du  tout,  et  je  n'en  ai  jamais  eu,  et  j'ai  pensé  que  par  le 
temps  qu'il  fait  pour  les  femmes,  c'était  dommage  de  vous  renvoyer 
avec  l'idée  que  j'en  avais  plusieurs. 

«  —  Vraiment  et  sans  mentir  je  suis  heureux  d'apprendre  cela, 
dit  le  fermier  Oak,  souriant  d'un  de  ces  larges  sourires  qui  lui 
étaient  familiers  et  rougissant  de  plaisir.  —  Il  tendit  la  main  pour 
prendre  celle  que  la  jeune  fille  avait  gracieusement  posée  sur  son 
cœur  afin  d'en  contenir  les  violons  battemens.  Dès  qu'il  voulut  la 
saisir,  elle  la  mit  derrière  elle,  de  sorte  qu'elle  lui  échappa  des 
doigts  comme  une  anguille. 

«  —  J'ai  une  bonne  petite  ferme,  dit  Gabriel  avec  moitié  moins 
d'assurance  qu'il  n'en  avait  mis  à  lui  prendre  la  main. 

«  —  Oui,  je  sais. 

«  —  On  m'a  avancé  de  l'argent  pour  commencer,  mais  tout  de 
même  ce  sera  bientôt  payé,  et,  quoique  je  ne  sois  qu'un  homme  or- 
dinaire, j'ai  fait  un  peu  de  chemin  depuis  que  j'étais  jeune  garçon. 
—  Ce  mot  «  un  peu,  »  il  le  prononça  de  façon  à  montrer  à  la  jeune 
fille  que  c'était  une  forme  de  complaisance  pour  a  beaucoup.  »  Il 
ajouta  :  —  Marié,  je  suis  sûr  de  pouv.oir  travailler  deux  fois  aussi 
dur  que  je  le  fais  maintenant. 

«  Là-dessus  il  s'avança  et  tendit  le  bras  de  nouveau.  A  l'endroit 
oii  Bathsheba  l'avait  rattrapé,  il  y  avait  un  buisson  de  houx  couvert 
en  ce  moment  de  baies  rouges.  Bathsheba,  voyant  dans  ce  pas  en 
avant  une  attitude  menaçante,  et  que  sa  personne  pourrait  bien 
être  entourée,  sinon  étreinte,  mit  le  buisson  entre  elle  et  lui. 

TOME  XII.  —  1875,  54 


850  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

({ — Quoi  donc,  fermier  Oak?  dit-elle,  regardant  par-dessus 
avec  de  grands  yeux,  je  n'ai  jamais  dit  que  j'allais  vous  épouser. 

u  —  Eii  bien  !  voilà  une  histoire  !  fit  Oak  avec  consternation. 
Courir  ainsi  après  le  monde,  et  puis  me  dire  que  vous  ne  voulez  pas 
de  moi  ! 

«  —  Voici  seulement  ce  que  je  voulais  vous  d  ire,  reprit-elle  vive- 
ment, et  commençant  à  sentir  l'absurdité  de  la  position  où  elle  s'était 
placée,  c'est  que  personne  ne  m'a  eue  pour  bonne  amie ,  au  lieu 
d'une  douzaine,  comme  disait  ma  tante.  Je  hais  de  passer  ainsi  pour 
être  la  propriété  des  gens,...  quoiqu'il  ne  soit  pas  impossible  que 
cela  ait  lieu  un  jour.  Vraiment,  si  j'avais  voulu  de  vous,  je  n'aurais 
pas  couru  après  vous  de  cette  façon,  c'eût  été  la  chose  la  plus  effron- 
tée du  monde;  mais  il  n'y  avait  pas  de  mal  à  me  hâter  de  corriger 
les  faux  renseignemens  qu'on  vous  avait  donnés. 

«  —  Oh!  non,  pas  le  moindre  mal.  —  Cependant,  comme  il  y 
a  des  jugemens  où  l'on  montre  machinalement  trop  de  générosité 
instinctive,  Oak,  appréciant  mieux  l'ensemble  des  circonstances, 
ajouta  ces  mots  :  —  Tout  de  même,  je  ne  suis  pas  bien  sûr  qu'il  n'y 
eût  pas  de  mal  à  cela. 

«  —  En  vérité,  je  n'ai  pas  eu  le  temps,  avant  de  partir,  de  me  de- 
mander si  je  voulais  ou  non  me  marier,  car  vous  étiez  déjà  derrière 
la  colline. 

«  — Allons,  dit  Gabriel  tout  soulagé  de  nouveau,  réfléchissez-y  une 
minute  ou  deux.  J'attendrai,  miss  Everdene.  Voulez-vous  m'épou- 
ser?  Dites  oui,  Balhsheba.  Je  vous  aime  bien  au-delà  de  l'ordinaire. 

«  —  Je  vais  essayer  d'y  penser,  dit- elle,  si  toutefois  je  peux 
penser  en  plein  air,  car  mon  esprit  s'éparpille  tellement... 

<(  —  Au  moins  pouvez- vous  faire  une  conjecture? 

«  —  Alors  donnez-moi  du  temps.  —  Et  d'un  air  pensif  elle  re- 
garda dans  le  lointain,  du  côté  où  Gabriel  n'était  pas. 

((  —  Je  puis  vous  rendre  heureuse,  dit  celui-ci  s'adressant  par- 
dessus le  buisson  à  la  nuque  de  la  jeune  fille.  Vous  aurez  un  piano 
dans  un  an  ou  deux,  les  femmes  des  fermiers  se  mettent  maintenant 
à  en  avoir,  et  je  m'exercerai  bien  sur  la  flûte  pour  vous  accompa- 
gner le  soir... 

«  —  Oui,  j'aimerais  assez  cela. 

«  —  Et  une  de  ces  petites  voitures  de  dix  livres  pour  aller  au 
marché,  et  de  belles  fleurs,  et  des  oiseaux,  e  veux  dire  des  coqs  et 
des  poules,  parce  que  c'est  utile,  continua  Gabriel  sentant  ba- 
lancer entre  la  prose  et  la  poésie. 

«  —  Cela  me  plairait  beaucoup. 

«  —  Et  une  serre  pour  les  concombres  comme  en  ont  une  les 
messieurs  et  les  dames... 


LE    ROMAN    PASTORAL    EN    ANGLETERRE.  851 

((  —  Oui. 

«  —  Et,  la  noce  terminée,  nous  la  ferions  publier  dans  le  journal 
à  la  liste  des  mariages... 

«  —  J'aimerais  passionnément  cela. 

«  —  Et  les  enfans  à  la  liste  des  naissances,...  tous  des  garçons. 
Et  à  la  maison,  au  coin  du  feu,  toutes  les  fois  que  vous  lèverez  les 
yeux,  je  serai  là,  et  toutes  les  fois  que  je  lèverai  les  yeux,  vous 
serez  là. 

«  —  Attendez,  attendez,  et  ne  soyez  pas  inconvenant.  —  Sa  phy- 
sionomie perdit  de  son  animation,  et  elle  resta  silencieuse  un  in- 
stant. Lui,  il  contemplait  les  baies  rouges  qui  étaient  entre  eux,  et 
quand  il  avait  fini  recommençait ,  si  bien  que  dans  tout  le  reste  de 
sa  vie  le  houx  demeura  pour  lui  l'emblème  d'une  proposition  de 
mariage.  —  Non,  dit-elle  en  se  retournant,  cela  ne  sert  de  rien. 
Je  n'ai  pas  envie  de  vous  épouser. 

«  —  Essayez. 

«  —  J'ai  essayé  ferme  tout  le  temps  que  j'ai  pensé,  car  en  un 
sens  ce  serait  très  joli,  un  mariage  :  on  parlerait  de  moi,  on  pense- 
rait que  j'ai  fait  ma  petite  conquête,  et  je  me  sentirais  triomphante, 
et  ainsi  de  suite;  mais  un  mari... 

«  —  Eh  bien? 

«  —  Eh  bien  !  il  serait  toujours  là  comme  vous  dites;  toutes  les 
fois  que  je  lèverais  les  yeux,  il  y  serait. 

a  —  Naturellement  il  y...,  c'est-à-dire  j'y  serais. 

«  —  Eh  bien!  ce  que  je  veux  dire,  c'est  qu'il  ne  me  déplairait 
pas  d'être  la  fiancée  dans  une  cérémonie  de  mariage,  si  je  pouvais 
l'être  sans  avoir  un  mari;  mais,  puisqu'une  femme  ne  peut  pas 
par  elle-même  se  faire  voir  de  la  sorte,  je  ne  me  marierai  pas,... 
du  moins  maintenant. 

«  —  Voilà  une  bien  sotte  histoire  ! 

«  Devant  cette  critique  élégante  de  ses  sentimens,  Bathsheba 
crut  devoir  ajouter  quelque  chose  à  sa  dignité  par  un  léger  mouve- 
ment en  arrière. 

«  —  Sur  mon  cœur  et  mon  âme,  je  ne  sais  pas  ce  qu'une  fille 
pourrait  dire  de  plus  sot;'  mais,  ma  très  chère,  ajouta  Oak  d'un  ton 
conciliant,  ne  soyez  pas  comme  cela.  —  Il  poussa  un  profond ,  un 
honnête  soupir.  —  Pourquoi  ne  voulez-vous  pas  de  moi?  reprit-il, 
et  il  se  glissait  autour  du  houx  pour  arriver  à  ses  côtés. 

«  —  Je  ne  peux  pas,  dit-elle  en  faisant  retraite. 

«  —  Mais  pourquoi?  —  Et,  comme  il  désespérait  de  jamais  l'at- 
teindre, il  finit  par  se  tenir  immobile  et  lui  faire  face  par-dessus  le 
buisson. 

«  —  Parce  que  je  ne  vous  aime  pas. 


852  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

«  —  Oui,  mais... 

«  Ici  elle  réprima  un  bâillement  rendu  inoffensif  par  sa  petitesse. 
—  Je  ne  vous  aime  pas,  dit-elle. 

«  —  Mais  je  vous  aime,  moi,  et  pour  ma  part  je  me  contente  d'être 
accepté. 

«  —  Oh  !  monsieur  Oak,  voilà  qui  est  très  joli.  Vous  finiriez  par 
me  mépriser. 

«  —  Jamais,  répondit  M.  Oak,  et  avec  tant  d'ardeur  que  la  force 
seule  de  ces  mots  semblait  le  pousser  tout  droit  à  travers  le  buis- 
son dans  les  bras  de  la  jeune  fille.  Il  est  une  chose  que  je  ferai  sû- 
rement dans  cette  vie,  c'est  de  vous  aimer,  de  soupirer  après  vous, 
et  de  ne  cesser  de  vous  désirer  jusqu'à  ce  que  je  meure. —  Sa  voix 
avait  maintenant  un  accent  vraiment  pathétique,  et  ses  grandes 
mains  brunes  tremblaient.  » 

Pourquoi  Bathsheba  se  laisserait-elle  fléchir?  Quand  on  n'a  en  ce 
monde  que  son  cœur  et  sa  beauté,  c'est  bien  le  moins  qu'on  en  dis- 
pose comme  on  l'entend.  Oak  s'éloigne  donc  sans  rien  obtenir  et 
bien  résolu  à  ne  plus  rien  demander,  mais  avec  la  mine  d'un  homme 
qui  va  désormais  consacrer  ses  jours  et  ses  nuits  à  la  lecture  de 
l'Ecclésiaste. 

Un  jour  de  marché,  les  fermiers  qui  se  réunissent  sous  la  halle  sé- 
culaire de  Gasterbridge  pour  y  échanger  leurs  produits  et  les  nou- 
velles du  jour  remarquèrent  avec  surprise  une  jeune  femme  élé- 
gamment habillée  qui  se  glissait  dans  la  foule,  et  faisait  voir  aux 
acheteurs  les  échantillons  de  ses  grains  que,  suivant  l'universel 
usage,  elle  agitait  dans  le  creux  de  deux  petites  mains  blanches. 
C'était  Bathsheba,  qui,  devenue  fermière  à  son  tour  par  la  mort  de 
son  oncle,  avait  résolu  de  diriger  sa  ferme  elle-même.  Peut-être  se 
serait-elle  mal  trouvée  de  cette  entreprise  audacieuse,  si  une  tête 
plus  ferme  que  la  sienne  n'eût,  sans  qu'elle  s'en  doutât,  fait  bonne 
garde  autour  d'elle.  Pour  Gabriel  Oak,  aussi  peu  de  temps  avait  suffi 
pour  changer  toutes  choses  :  un  jeune  chien  trop  zélé  avait  une 
nuit  chassé  dans  le  trou  béant  d'une  carrière  le  troupeau  du  berger 
et  ruiné  son  maître.  La  providence  des  romanciers  avait  fait  le  reste, 
et  l'amoureux,  repoussé,  mais  non  guéri,  s'était  trouvé  un  beau  ma- 
tin, comme  autrefois  Jacob  chez  Laban,  chargé  du  soin  des  brebis 
de  celle  dont  le  service  et  le  nom  lui  étaient  également  doux.  Ga- 
briel s'est-il  dit  qu'il  servira  sans  espoir,  ou  a-t-il  dans  la  simplicité 
de  son  âme  héroïque  fait  le  plus  savant  des  calculs?  Peu  importe, 
il  entrevoit  obscurément  devant  lui  un  rôle  sans  gloire  et  tout  de 
dévoûment;  il  le  remplira  jusqu'au  bout.  Il  peut  penser  avec  le 
poète  qu'un  moins  aimant  aura  sans  doute  mieux  que  lui;  mais  il  est 
résigné  d'avance  à  tous  les  sacrifices  d'amour-propre  que  lui  tient 


LE    ROMAN   PASTORAL   EN   ANGLETERRE.  853 

en  réserve  l'étrange  position  où  le  hasard  l'a  réduit  autant  que  sa 
volonté.  Il  n'a  probablement  pas  lu  les  œuvres  de  Tennyson,  mais  il 
sait  que  jamais  les  belles  dames  ne  furent  le  prix  des  cœurs  faibles, 
et  que  ce  n'est  pas  seulement  dans  les  poèmes  de  chevalerie  que  la 
victoire  reste  au  plus  endurant. 

Telle  est  la  naïve  histoire  que  l'auteur  de  Far  from  the  madding 
crowd  s'est  plu  à  raconter  avec  tant  de  grâce  et  tant  de  suite  que 
l'on  se  sent  presque  coupable  envers  le  romancier  comme  envers  le 
lecteur  lorsqu'on  essaie  d'en  faire  goûter  le  charme  dans  une  sèche 
analyse.  C'est  dans  l'original  même  qu'il  faut  voir  le  beau  déve- 
loppement du  caractère  de  Gabriel  Oak,  sa  patience,  sa  fierté,  et 
en  même  temps  son  humeur  inaltérable  et  vaillante.  Miss  Everdene 
n'est  pas  une  maîtresse  facile  à  contenter.  Sa  rapide  élévation  a  fait 
tourner  sa  jolie  tête,  et  elle  traite  durement  l'esclave  qui  s'est  donné 
à  elle  tout  entier,  jusqu'à  étouffer  son  amour  sous  les  formes  ba- 
nales de  la  civilité  mercenaire.  Et  pourtant  Bathsheba  n'est  point 
une  coquette  au  sens  ordinaire  du  mot;  elle  veut  choisir,  voilà  tout. 
Or,  jusqu'ici  un  seul  amoureux  s'est  présenté  et  qui  n'a  pas  même 
su  lui  dire  qu'elle  était  belle.  Au  fond,  c'est  peut-être  la  plus  grande 
faute  qu'ait  commise  le  berger  Oak.  Le  fermier  Boldwood  sera-t-il 
plus  heureux  ou  moins  maladroit?  Celui-là,  il  a  ceci  pour  lui,  qu'il 
possède  six  chevaux  dans  son  écurie,  et  qu'il  est  plus  près  du  gent- 
leman que  du  paysan.  Une  chance  de  plus  en  sa  faveur,  c'est  qu'é- 
tant d'un  naturel  sauvage,  il  n'a  pas  fait  la  moindre  attention  à  sa 
nouvelle  voisine,  qui  s'est  vengée  de  cette  impardonnable  négli- 
gence en  lui  envoyant,  au  jour  traditionnel  de  la  Saint-Valentin, 
une  devise  de  confiseur  avec  un  cachet  où  éclatent  ces  mots  d'une 
signification  peu  voilée  :  épousez -7noî.  Cette  fois -ci  Boldwood  a 
levé  les  yeux.  L'enveloppe  flamboyante  est  là,  sur  sa  cheminée, 
éclairant  sa  chambre  de  célibataire,  où  tout  a  la  gravité  d'un  di- 
manche puritain.  Il  ne  sait  pas  encore,  il  devine  à  peine  d'où  vient 
le  coup,  et  déjà  la  paix  de  son  passé  et  le  calme  de  sa  vie  présente 
sont  pour  jamais  troublés.  11  voit  une  main  de  femme  tracer  les  ca- 
ractères de  la  vulgaire  devise,  y  ajouter  ce  sceau  hardi  qui  le  fait  rê- 
ver, et  pour  la  première  fois  peut-être  depuis  vingt  ans  il  s'aperçoit 
qu'il  a  vécu  dans  l'isolement,  qu'il  n'a  ni  mère,  ni  sœur,  ni  liens 
au  monde,  et  qu'il  ne  fait  pas  bon  être  seul.  Quand  la  passion  se 
met,  à  la  quarantième  année,  dans  un  cœur  que  rien  n'a  rempli, 
elle  risque  fort  de  le  faire  éclater.  Bathsheba  a  beau  fermer  sa  porte 
à  celui  qu'elle  a  si  imprudemment  provoqué,  Boldwood  finit  par  se 
présenter  à  la  jeune  fille,  au  milieu  de  ses  occupations  de  fermière. 
Il  vient  lui  offrir  sa  protection,  son  amour  et  le  luxe  que  lui  permet 
son  aisance.  La  proposition  est  la  même  que  celle  faite  naguère  par 


8hh  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Oak,  et,  comme  celui-ci,  Boldwood  oublie  de  prononcer  le  mot  dé- 
cisif, le  seul  qui  pourrait  faire  pencher  la  balance  de  son  côté.  S'il 
aime  Bathslieba,  c'est,  dit-il,  parce  qu'elle  lui  es-t  devenue  néces- 
saire. La  force  de  l'argument  échappe  à  la  fermière.  Embarrassée 
de  cet  hommage,  elle  demande  du  temps  pour  réfléchir.  Les  re- 
mords, car  elle  en  éprouve,,  ki  pousseraient  peut-être  à  accepter  un 
mariage  de  raison;  mais  le  troisième  larron  va  venir.  Il  arrive  de 
la  caserne  de  Casterbridge,  dans  le  brillant  costume  écarlate  des 
dragons  de  la  garde,  avec  les  trois  chevrons  de  son  grade  au  bras. 
Un  soir  qu'elle  venait' de  faire  sa  ronde,  ignorant  qu'un  autre  pre- 
nait fidèlement  ce  soin  pour  elle,  un  soir,  en  traversant  le  petit 
bois  de  pins  qui  protège  la  vieille  ferme  contre  les  coups  du  vent, 
Bathsheba  embarrasse  sa  robe  dans  l'étroit  sentier  à  l'éperon  du 
sergent  Troy.  Effrayée  et  confuse,  elle  veut  fuir;  mais  la  guipure 
résiste,  et  la  robe  est  toute  neuve.  Une  autre  raison  qui  la  retient 
peut-être  plus  qu'elle  ne  croit,  c'est  que  le  dragon,  beau  parleur, 
à  mille  complimens  assez  soldatesques  a  mêlé  l'expression  d'une 
admiration  qui  n'est  pas  jouée.  Tandis  que  Gabriel  et  Boldwood 
n'avaient  su  lui  parler  que  de  son  bonheur  futur  dans  leur  compa- 
gnie et  de  leur,  profonde  affection,  il  lui  a  parlé  de  sa  beauté..  Ce 
miel  tout  grossier  l'a  enivrée  d'abord;  elle  pourra  bien  dégager  son 
vêtement,  mais  son  cœur  reste  pris. 

Au  reste,  ce  n'est  pas  un  soldat  vulgaire  que  le  nouveau-venu, 
et,  s'il  a  quelques  peccadilles  sur  la  conscience,  en  revanche  il  a 
si  bon  caractère.  Il  a  déjà  séduit,  il  est  vrai,  une  fille  de  la  contrée 
qui  a  disparu,  mais  il  ne  demandait  pas  mieux  que  de  l'épouser  : 
il  l'a  même  attendue  toute  une  heure  à  l'église,  où  elle  ne  s'est 
pas  rendue.  C'est  un  homme  pour  qui  les  souvenirs  sont  un  em- 
barras et  les  préoccupations  une  superfluité,  pour  qui  le  passé  se 
réduit  à  hier  et  l'avenir  à  demain,  un  homme  dont  le  jugement  et 
les  penchans  n'ont  entre  eux  aucune  influence  réciproque,  vu  qu'ils 
se  sont  séparés  depuis  longtemps  de  consentement  mutuel.  Gomme 
le  vice  est  chez  lui  affaire  de  premier  mouvement  et  la  vertu  le  ré- 
sultat d'une  froide  méditation,  il  arrive  souvent  que  cette  dernière 
a  une  tendance  modeste  à  rester  invisible.  Sa  mère,  institutrice 
parisienne,  lui  avait  légué  le  don  des  paroles  dorées,  et  comme  il 
n'en  avait  pas  trouvé  l'emploi  chez  l'attorney  oij,  devenu  orphelin, 
on  l'avait  mis  en  apprentissage,  il  s'était  engagé  dans  l'armée.  Bien 
élevé  pour  un  homme  de  la  classe  moyenne,  il  l'était  extraordinai- 
rement  pour  un  soldat.  Il  s'exprimait  avec  facilité  et  babillait  sans 
cesse,  ce  qui  lui  permettait  d'être  tout  différent  de  ce  qu'il  parais- 
sait, par  exemple  de  parler  d'amour  et  de  penser  à  son  dîner,  de  se 
montrer  empressé  à  payer  et  d'être  bien  résolu  à  faire  des  dettes». 


LE  ROMAN  PASTORAL  EN  ANGLETERRE.  855 

On  peut  trouver  que  Bathsheba  ne  fait  pas  preuve  de  bon  goût 
en  se  laissant  admirer  par  le  sergent  Troy.  Aussi  le  romancier  ne 
l'excuse-t-il  guère.  Il  se  borne  à  faire  voir  une  fois  de  plus  com- 
bien tout  ce  qui  reluit  fascine,  et  il  étudie  son  héroïne  sans  cher- 
cher à  dissimuler  que  sa  cervelle  manque  d'équilibre.  La  rencontre 
du  sous-ofTicier  a  laissé  la  pauvre  fermière  troublée;  une  seconde 
entrevue  l'achève.  Sous  prétexte  de  voir  Troy  faire  devant  elle  cette 
escrime  du  sabre  dont  elle  a  entendu  raconter  des  merveilles,  elle 
lui  accorde  un  véritable  rendez-vous.  La  scène  est  très  originale, 
et  quand  la  villageoise,  au  milieu  des  passes  brillantes  que  le  ser- 
gent exécute  autour  d'elle  avec  l'art  d'un  prévôt  d'armes,  se  trouve 
enveloppée  d'un  cercle  de  fer  étincelant  au  soleil,  quand  elle  voit 
la  lame  agile  venir  enlever  sur  son  front  une  boucle  rebelle  qui  s'y 
est  égarée ,  quand  elle  sent  la  pointe  aiguë  du  sabre  s'abattre  sur 
son  corsage  pour  y  transpercer  une  chenille  tombée  d'une  branche 
voisine,  la  malheureuse,  épuisée  par  la  variété  de  ses  émotions  et 
cédant  au  charme  qui  la  maîtrise,  s'assoit  sur  une  touffe  de  bruyère 
et  garde  le  silence. 

«  —  Il  faut  maintenant  que  je  vous  quitte,  dit  doucement  Troy. 
Je  prends  la  liberté  de  garder  ceci  en  souvenir  de  vous. 

«  Elle  le  vit  se  baisser  vers  le  gazon ,  ramasser  la  boucle  frisée 
qu'il  avait  séparée  de  ses  tresses  nombreuses,  l'enrouler  autour  de 
ses  doigts,  défaire  un  bouton  du  revers  de  sa  tunique  et  la  glisser 
soigneusement  au  dedans.  Elle  se  sentait  incapable  de  résister  ou 
de  refuser.  Cet  homme  était  trop  fort  pour  elle. 

«  Il  s'approcha  d'elle  et  dit  :  —  Il  faut  vous  quitter.  —  Il  s'ap- 
procha encore,  et  une  minute  plus  tard  elle  vit  sa  forme  écarlate 
disparaître  derrière  les  bouquets  de  fougère  avec  la  rapidité  de 
l'éclair,  comme  un  tison  ardent  vivement  agité.  » 

L'espace  de  cette  minute  a  décidé  de  la  destinée  de  Bathsheba  : 
Troy  aura  la  fermière  et  la  ferme.  Il  est  aimé  avec  cet  abandon 
complet  que  font  de  leur  personne  les  caractères  forts  une  fois 
qu'ils  ont  livré  leur  indépendance.  Qu'il  y  ait  dans  l'entraînement 
de  son  héroïne  une  petite  dose  de  folie,  l'auteur  ne  le  nie  pas.  C'est 
un  trait  de  plus  dans  l'âme  qu'il  a  décrite  avec  tant  de  soin,  âme 
virile  par  la  volonté  et  par  la  passion  enfantine.  De  ses  trois  pré- 
tendans,  Bathsheba  va  choisir,  a  déjà  choisi  le  moins  digne;  mais 
personne  ne  lui  a  enseigné  qu'on  est  coupable  de  ne  point  contrô- 
ler ses  sentimens  et  d'en  négliger  les  conséquences.  Son  malheur, 
c'est  de  n'être  tout  à  fait  ni  une  femme  du  monde  ni  une  fille  de  la 
campagne,  d'appartenir  par  les  goûts  et  par  l'intelligence  à  ce 
qu'on  appelle  la  société  sans  en  avoir  l'expérience,  et  de  vivre  aux 
champs  avec  les  bestiaux  pour  voisins  de  maison  et  les  journaliers 
pour  compagnie. 


856  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

Cependant  quelqu'un  vient  à  son  secours,  et  la  raison  fait  en- 
tendre un  conseil.  Oak  en  effet  a  su  la  passion  et  l'offre  de  Bold- 
wood,  et  il  a  deviné  le  triomphe  du  sergent.  Son  plus  grand  chagrin 
avait  été  jusqu'alors  de  se  sentir  dédaigné;  mais  voir  tomber  Bath- 
sheba  dans  les  filets  du  sous-officier  lui  cause  une  peine  plus  vive 
encore.  C'est  un  noble  amour  que  celui  qui  ne  craint  pas  de  com- 
battre l'erreur  du  cœur  aimé  au  risque  d'y  faire  naître  l'aversion. 
C'est  un  noble  amour,  mais  un  amour  qui  ne  se  promet  rien  de  bon, 
et  qui  ferait  mieux  peut-être  de  garder  le  silence.  Toujours  est-il 
que  Gabriel  Oak  veut  parler  et  plaider  la  cause  de  Boldwood.  Ce 
qu'il  y  gagnera,  il  ne  le  sait  pas  trop;  à  tout  le  moins  il  aura  sauvé 
son  âme.  11  apparaît  donc  pour  la  seconde  fois  sous  le  jour  de  con- 
seiller désintéressé,  et,  comme  la  première  fois,  sa  maîtresse  le 
prie  d'aller  porter  ses  avis  et  ses  services  dans  une  autre  ferme  que 
la  sienne;  elle  le  renvoie.  Il  y  a  un  proverbe  anglais  qui  assure 
qu'à  force  d'être  foulé  aux  pieds  le  ver  de  terre  finit  par  se  redres- 
ser. Oak,  dans  une  situation  semblable,  fait  à  peu  près  de  même. 
Aux  ordres  irrités  de  la  jeune  furie,  il  ne  répond  que  par  le  calme 
ironique  du  bon  sens  qui  connaît  sa  force  et  sa  valeur. 

«  —  Voici  la  seconde  fois  que  vous  prétendez  me  congédier,  et  à 
quoi  cela  sert-il? 

«  —  Que  je  prétends!  Vous  partirez,  monsieur;  je  n'ai  que  faire 
de  vos  leçons.  Je  suis  maîtresse  ici. 

«  —  Allons,  vraiment  quelle  autre  folie  allez-vous  dire  encore? 
Me  traiter  comme  le  premier  venu  quand  vous  savez  que  naguère 
encore  ma  position  était  aussi  bonne  que  la  vôtre!  Sur  ma  vie, 
Bathsheba,  cela  est  trop  impudent.  Vous  n'ignorez  pas  que  je  ne 
peux  m'en  aller  sans  vous  mettre  dans  un  embarras  d'oiî  vous  sor- 
tirez je  ne  sais  comment.  Promettez-moi  de  prendre  avec  vous  quel- 
que homme  entendu  pour  intendant,  ou  régisseur,  ou  tout  ce  que 
vous  voudrez,  faites-moi  cette  promesse,  et  je  pars  à  l'instant. 

«  —  Je  ne  veux  point  d'autre  intendant  que  moi-même,  dit-elle 
avec  fermeté. 

«  —  Fort  bien;  alors  vous  me  devriez  remercier  de  ce  que  je  con- 
sens à  rester  chez  vous.  Comment  irait  la  ferme,  s'il  n'y  avait  qu'une 
femme  pour  s'en  occuper?  Mais,  remarquez-le  bien,  je  ne  vous 
demande  pas  de  sentir  que  vous  m'en  êtes  redevable.  Non,  ce  que 
je  fais,  je  le  fais...  Parfois  je  me  dis  que  je  serais  heureux  comme 
l'oiseau  de  quitter  la  place,  car  ne  supposez  pas  que  je  sois  satis- 
fait de  n'être  rien  du  tout.  J'étais  né  pour  mieux  que  cela.  » 

Singulier  langage  pour  un  amoureux.  Alceste,  à  sa  façon,  ne  par- 
lait pas  autrement  à  Célimène,  et,  comme  Alceste,  Oak  aurait  bonne 
envie  de  rattraper  son  cœur,  seulement  il  n'en  a  pas  la  force. 

Et  maintenant  c'est  Boldwood  qu'il  faut  affronter,  Boldwood  qui 


LE  ROMAN  PASTORAL  EN  ANGLETERRE.  857 

se  croit  joué,  et  qui  parle  avec  la  rage  de  la  jalousie  et  l'emporte- 
ment du  desespoir.  L'entretien  est  terrible,  et  Caihsheba  épouvan- 
tée, entrevoyant  dans  le  lointain  le  fouet  du  fermier  sur  le  beau 
visage  du  sergent  qu'elle  aime,  se  demande  comn.ent  elle  a  pu 
dans  un  pmts  si  profond  et  si  calme,  soulever  des  vagues  si  fu 
rieuses  Le  chatnnent  commence  pour  elle.  Dans  son  angoisse  enê 
résout  d  aller  trouver  secrètement  Troy  à  Bath,  où  il  est  en  con.é 
pour  1  écarter  du  chemm  de  Boldwood,  pour  lui  demander  co'feil 
et  pour  lui  dire  adieu  :  elle  revient  avec  lui,  mais  mariée  et  le  châ 
timent  est  complet.  '      ^^  ^^^^" 

Au  moment  où  l'idylle  menace  de  tourner  à  la  tragédie,  M  Hardv 
suspendant  pour  un  moment  l'analyse  des  passions  de  l'homme 
s  est  rappelé  que  les  élémens  ont  aussi  leurs  colères,  et  qu'il  n'v  a 
pas  de  pastorale  bien  faite  sans  un  orage  au  moins.  Celui  qu'il  a 
déchaîne  sur  la  ferme  de  Weatherbury,  pour  souhaiter  la  bienve- 
nue aux  nouveaux  époux,  est  un  des  mieux  amenés  qui  se  puisse 
imaginer.  La  moisson  est  terminée  :  huit  meules  de  froment  et 
d  orge  se  dressent  dans  la  cour  attendant  qu'on  les  couvre    C'est  le 
moment  qu'a  choisi  le  soldat  devenu  fermier  pour  célébrer  à  sa  ma 
niere  son  joyeux  avènement.  Il  a  fait  apporter  du  rhum  et  de  l'eau 
bouillante,  et,  malgré  les  instances  de  sa  jeune  épouse,  il  contraint 
de  boire  a  sa  santé  les  ouvriers,  plus  habitués  au  cidre  et  à  l'alp 
qu  au  punch  des  dragons  de  la  garde.  En  vain  le  fidèle  Oak  vient 

I  avertir  que  le  ciel  se  voile  de  nuages;  il  refuse  d'entendre  rat 
son  et  remet  les  affaires  au  lendemain.  Pendant  que  le  maîtr-- 
s  enivre  et  force  les  moissonneurs  à  l'imiter,  Oak  laissera-t-il  les 
meules  exposées  à  l'éclair  qui  s'approche?  Permettra- 1- il  à  la 
foudre  de  faire  un  tas  de  cendres  avec  la  fortune  de  la  fennne 
quil  a  aimee  en  vain?  Non,  cela  ne  sera  pas.  Il  rentre  dans  la 
grange,  sa  le  du  festin  champêtre,  pour  y  chercher  du  secours; 

II  y  trouve  la  fin  de  l'orgie  :  tous  sont  étendus  sur  le  sol  alourdis 
par  1  ivresse.  Il  faut  que  seul  il  sauve  la  récolte.  Seul?  non  Bath- 
sheba,  redevenue  vaillante,  se  tiendra  à  ses  côtés  sur  les  meules 
menacées  par  le  feu  du  ciel;  elle  l'aidera  à  couvrir  les  gerbes  ou 
a  les  retourner  à  la  lueur  et  au  grondement  du  tonnerre,  et,  quand 
tout  dégouttant  de  pluie  et  de  sueur,  Oak  aura  fait  son  œuvre  pél 
rilleuse,  entre  le  mercenaire  dévoué,  fier  du  devoir  accompli  et 
le  maître  qui  ronfle  dans  le  sommeil  de  la  débauche,  elle  n'aura 
p  us  à  se  demander  de  quel  côté  sont  le  courage  et  la  beauté. 
Elle  le  sent  si  bien  qu  à  ce  moment  même  elle  ne  résiste  pas  au 
desir  de  donner  à  l'homme  dont  elle  a  refusé  l'affection  un  témoi- 
gnage, le  premier,  de  sa  confiance.  Elle  voudrait  qu'il  ne  la  crût 
pas  aussi  folle  qu'elle  a  paru  l'être,  et,  sans  rougir  encore  de  son 


858  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

amour  pour  Troy,  elle  fait  entendre  à  Gabriel  que  les  ruses  du  ser- 
gent n'ont  pas  été  étrangères  à  sa  prompte  résolution. 

Dès  lors  un  sentiment  nouveau,  celui  de  la  pitié,  vient  s'ajouter 
dans  l'âme  du  berger  Oak  à  la  passion  qu'il  éprouve  pour  Bathsheba. 
Pas  plus  qu'un  autre,  il  n'est  doué  du  don  de  prophétie;  mais  il  n'a 
pas  de  peine  à  conjecturer  que  Troy  ne  sera  jamais  un  fermier  de 
la  vieille  roche,  et  c'est  ce  qui  arrive  en  effet.  L'ancien  sous-offi- 
cier montre  beaucoup  plus  de  goût  pour  la  nouvelle  école  que  pour 
toute  autre.  Il  s'occupe  fort  des  chevaux,  il  est  vrai;  mais  il  ne 
pense  que  rarement  aux  vaches,  et  l'argent  de  Bathsheba  s'en  va 
grand  train  dans  les  paris  de  courses.  L'amour  aussi  s'en  va,  et  la 
Jalousie  arrive.  Troy  a  sottement  fait  allusion,  toutes  les  fois  qu'il 
avait  besoin  de  quelques  livres  sterling,  à  une  belle  fille  qu'il  aurait 
pu  jadis  épouser.  Il  a  gardé  sans  y  penser,  sous  le  couvercle  de  sa 
montre,  une  boucle  de  cheveux  blonds,  et  les  cheveux  de  Bathsheba 
sont  noirs.  Un  jour,  au  milieu  d'une  querelle  à  propos  de  paris  per- 
dus, une  inconnue  qui  se  traînait  à  grand'peine  sur  la  route  s'est 
approchée  de  Troy,  qui,  changeant  de  visage,  s'est  hâté  d'éloigner 
sa  femme.  Est-il  bien  étonnant  que  celle-ci  se  surprenne  à  faire 
parfois  des  retours  sur  l'adoration  respectueuse  de  Boldwood,  sur 
le  dévoûment  silencieux  de  Gabriel?  Dans  cette  voie,  la  pente  est 
glissante,  et  l'on  y  roule  vite.  Elle  apprend  alors  qu'une  jeune  fille, 
autrefois  servante  chez  son  oncle  Everdene,  est  allée  mourir  dans 
la  maison  de  refuge  de  Casterbridge;  elle  entend  chuchoter  autour 
d'elle  et  se  fait  raconter  l'histoire  de  cette  malheureuse,  qui  avait, 
dit-on,  dans  le  régiment  de  Troy  un  bon  ami  qui  ressemblait  beau- 
coup à  ce  dernier.  Tout  le  passé  du  beau  sergent  se  dévoile  aussi:- 
tôt  aux  yeux  de  la  nouvelle  mariée. 

Ici  commence  la  partie  pathétique  du  roman.  Faut-il  le  dire? 
quoique  M.  Hardy  y  ait  déployé  un  singulier  talent,  ce  n'est  peut- 
être  pas  celle  qui  lui  fait  le  plus  d'honneur.  On  y  côtoie  le  bord  du 
mélodrame,  et,  si  l'on  n'y  tombe  pas  tout  à  fait,  c'est  que  les  si- 
tuations, tout  en  étant  violentes,  ne  deviennent  jamais  communes. 
Ainsi  la  jalousie  rétrospective  de  Bathsheba  paraît  vraiment  exagé- 
rée. On  ne  comprend  guère  l'espèce  de  fureur  qui  la  pousse  à  per- 
cer jusqu'au  bout  le  mystère  des  amours  passées  de  Troy,  et  à 
s'assurer  que  dans  ce  cercueil  rendu  par  l'hospice  de  Casterbridge 
à  la  paroisse  de  Weatherbury  reposent  le  cadavre  de  la  servante 
Fanny  Robin  et  celui  de  son  petit  enfant.  Et  lorsque  Troy,  emporté 
par  la  violence  de  ses  remords,  vient  à  son  tour  s'agenouiller  près 
de  la  bière  que  dans  une  pieuse  ignorance  Bathsheba  elle-même  a. 
fait  placer  pour  une  nuit  dans  sa  demeure,  lorsqu'à  la  faute  par 
lui  commise  il  en  ajoute  une  autre  en  outrageant  la  vivante  par 


LE  ROMAN  PASIORAL  EN  ANGLETERRE.  859 

l'expression  sauvage  de  sa  passion  pour  la  morte,  lorsque  enfin  il 
écarte  avec  une  colère  méprisante  l'épouse  qui  pardonne,  le  lec- 
teur se  demande  s'il  n'a  pas  quitté  le  terrain  de  la  réalité  pour  le 
royaume  de  l'hallucination.  L'auteur,  à  vrai  dire,  cherche  bien  un 
peu  à  plaider  les  circonstances  atténuantes  pour  la  conduite  ex- 
traordinaire de  ses  personnages;  il  n'y  réussit  pas  complètement.  Il 
explique  par  exemple  les  actes  romanesques  de  son  sergent  en  di- 
sant qu'il  avait  du  sang  français  dans  les  veines;  l'excuse  paraît 
insuffisante.  Les  argumens  tirés  de  l'hérédité  ont  assurément  beau- 
coup de  poids;  seulement  il  est  des  cas  où  il  vaut  mieux  ne  pas 
s'en  servir.  La  vérité,  c'est  que  chez  Troy  comme  chez  Bathsheba 
la  raison  est  en  train  de  déménager.  Aussi  éprouve-t-on  un  certain 
soulagement  lorsque  l'auteur,  leur  donnant  la  clé  des  champs,  en- 
voie l'une  errer  dans  les  bois  pour  y  retrouver  le  calme  nécessaire, 
et  exile  l'autre  dans  les  hasards  d'un  cirque  ambulant. 

Une  année  s'écoule  :  Oak,  qui  seul  a  gardé  l'égalité  d'âme  du 
sage,  Oak  mûri  par  la  souffrance  des  autres,  est  devenu  le  régisseur 
en  titre  de  sa  maîtresse.  Rien  n'est  changé  dans  sa  vie,  si  ce  n'est 
qu'il  a  quitté  la  blouse  blanche  de  l'ouvrier  rustique  pour  un  cos- 
tume plus  élégant.  Pour  Bathsheba  et  pour  chacun,  Troy  est  mort. 
iN'a-t  on  pas  trouvé  ses  vêtemens  sur  la  plage?  De  son  côté,  Bold- 
wood  reprend  espoir.  11  croit  qu'une  réparation  lui  est  due,  et  il  la 
demande  en  termes  touchans.  Au  moment  où  la  veuve  domptée 
par  le  malheur  va,  cédant  pour  la  première  fois  à  une  voix  autre 
que  celle  de  la  passion,  accorder  au  fermier  non  une  promesse, 
mais  une  espérance  que  semble  légitimer  en  quelque  sorte  le  si- 
lence de  Gabriel  Oak  lui-même,  quelqu'un  s'approche  qu'on  n'at- 
tendait plus.  La  bûche  monstrueuse  de  Noël  a  été  allumée  dans  le 
foyer  solitaire  de  Boldwood.  Les  convives  sont  arrivés,  et  parmi 
eux  Bathsheba  inquiète  et  tremblante.  L'engagement  qu'elle  redoute, 
Boldwood  l'arrache  à  ses  larmes  :  elle  sera  sa  femme  clans  six  ans, 
si  tous  les  deux  vivent  encore.  Le  reste,  on  le  devine.  Troy,  las  de 
courir  le  monde  et  ayant  d'ailleurs  usé  ses  remords,  s'est  dit  que  sa 
femme  est  belle  et  qu'il  a  été  bien  sot  de  l'abaudonnpr.  Il  entre 
dans  la  salle  et  réclame  son  bien.  «  Allez  avec  votre  mari,  »  s'écrie 
Boldwood  dans  un  gémissement,  et  dans  le  temps  que  Troy,  irrité 
du  silence  de  Bathsheba  éperdue,  la  tirait  brutalement  à  lui  par  le 
bras,  un  coup  de  feu  retentit,  une  fumée  grise  emplit  la  salle  :  cette 
fois-ci  le  mari  ne  reviendra  plus.  Le  fusil  qui  pendait  au-dessus  de 
la  cheminée,  Bjldwood  l'a  déchargé  à  bout  portant  sur  l'ancien  dra- 
gon. Ici  encore  l'hérédité  est  intervenue  comme  le  dieu  d'Horace 
dans  les  nécessités  tragiques  :  le  meurtrier  comptait  des  fous  dans 
sa  famille. 


860  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Huit  mois  après,  Oak  recevait  une  visite  imprévue  dans  sa  mo- 
deste demeure  :  c'était  Bathsheba  qui  venait  lui  demander  pourquoi 
il  voulait  s'en  aller  au  loin,  et  si  elle  l'avait  offensé. 

«  — M'offenser?  dit-il,  comme  si  vous  en  étiez  capable,  Bath- 
sheba ! 

«  —  Non,  vraiment?  demanda-t-elle  joyeusement;  mais  alors 
pourquoi  partez- vous? 

«  —  Je  me  suis  arrangé  pour  prendre  la  Basse-Ferme,  qui  sera  à 
mon  compte  à  dater  du  jour  de  l'Annonciation.  Vous  savez  que  j'y 
avais  un  intérêt  depuis  quelque  temps.  Cependant  cela  ne  m'aurait 
pas  empêché  de  surveiller  la  vôtre  comme  auparavant;  mais  on  a 
dit  des  choses  sur  nous. 

«  —  Quoi!  s'écria  Bathsheba  tout  étonnée,  et  quelles  choses 
a-t-on  pu  dire  sur  vous  et  sur  moi  ? 

«  —  Je  ne  saurais  vous  les  répéter. 

«  —  Il  serait  pourtant  plus  sage,  je  crois,  de  le  faire.  Vous  avez 
souvent  été  pour  moi  un  mentor,  et  je  ne  vois  pas  pourquoi  vous 
craindriez  de  l'être  encore  maintenant. 

«  —  Vous  n'y  êtes  pour  rien  cette  fois.  Le  fin  mot  de  l'affaire, 
c'est  qu'on  dit  que  je  m'attarde  ici  pour  attendre  la  ferme  du  pauvre 
Boldwood  avec  la  pensée  de  vous  attraper  aussi  quelque  jour.- 

«  —  M'attraper?  Qu'est-ce  que  cela  signifie? 

«  —  Vous  épouser,  en  bon  anglais.  Vous  m'avez  demandé  de 
vous  le  dire,  il  ne  faut  donc  pas  m'en  vouloir. 

((  Bathsheba  ne  semblait  pas  aussi  alarmée  que  si  on  eût  tiré  un 
coup  de  canon  à  ses  oreilles,  comme  Oak  s'y  attendait.  —  Je  ne 
savais  pas  que  c'était  cela  que  vous  vouliez  dire,  reprit-elle  tran- 
quillement; pareille  chose  est  trop  absurde,...  trop  prématurée, 
pour  y  songer. 

«  —  Oui,  naturellement,  c'est  trop  absurde.  Je  ne  désire  rien  de 
semblable;  il  me  semble  que  cela  se  voit  assez  à  cette  heure.  Cer- 
tainement, certainement,  vous  êtes  la  dernière  personne  qu'il  me 
viendrait  à  la  pensée  d'épouser.  C'est  trop  absurde,  comme  vous 
dites. 

«  —  Trop...  prématuré,  voilà  les  mots  que  j'ai  employés. 

«  —  Je  suis  forcé  de  vous  demander  pardon  si  je  vous  reprends, 
mais  vous  avez  dit  «  trop  absurde,  »  et  je  dis  de  même. 

«  —  Et  moi  aussi  je  vous  demande  pardon,  répondit-elle  avec 
des  larmes  dans  les  yeux.  «  Trop  prématuré,  »  voilà  tout  ce  que 
j'ai  dit.  C'est  vrai,  monsieur  Oak,  et  vous  devez  me  croire. 

«  Gabriel  la  regarda  longuement;  mais,  comme  la  lumière  du 
foyer  était  faible,  on  ne  pouvait  pas  voir  grand'chose.  —  Bathsheba, 
dit-il  tendrement  en  s'approchant  d'elle,  si  je  pouvais  seulement 


LE    ROMAN    PASTORAL    EN    ANGLETERRE.  861 

savoir  si  vous  me  permettriez  de  vous  aimer,  de  vous  gagner  et  de 
vous  épouser  après  tout?  Si  je  pouvais  seulement  savoir  cela! 

«  —  Mais  vous  ne  e  saurez  jamais,  murmura-t-elle. 

((  —  Pourquoi? 

«  —  Parce  que  vous  ne  le  demanderez  jamais. 

((  —  Oh  !  oh    dit  Gabriel  riant  tout  bas  de  joie,  ma  chérie... 

«  Il  l'accompagna  jusqu'à  la  colline.  Ils  parlèrent  très  peu  de 
leurs  sentimens  mutuels.  Les  jolies  phrases  et  les  expressions  pas- 
sionnées n'étaient  sans  doute  pas  nécessaires  à  des  amis  aussi 
éprouvés.  Leur  affection  était  de  ces  affections  solides  qui  naissent 
(si  jamais  il  s'en  trouve  de  semblab.es  quand  les  deux  êtres  qui 
se  rencontrent  ne  se  sont  connus  d'abord  que  par  les  côtés  rudes 
de  leur  caractère  et  ne  sont  arrivés  que  plus  tard  à  sentir  ce  qu'ils 
ont  de  bon  en  eux,  après  que  leur  roman  a  grandi  dans  les  inter- 
stices des  dures  réalités  prosaïques.  Il  est  malheureusement  bien 
rare  que  cette  camaraderie,  produite  ordinairement  par  la  simili- 
tude des  occupations,  vienne  s'ajouter  à  l'amour  d'un  sexe  pour 
l'autre,  parce  que  les  hommes  et  les  femmes  ne  s'associent  guère 
que  pour  leurs  plaisirs  et  non  pour  leurs  travaux.  Toutes  les  fois 
cependant  que  d'heureuses  circonstances  en  permettent  le  dévelop- 
pement, le  sentiment  composé  qui  en  provient  se  trouve  être  le  seul 
amour  qui  soit  fort  comme  la  mort,  'amour  que  ni  les  eaux  ne  peu- 
vent éteindre,  ni  les  déluges  noyer,  et  en  dehors  duquel  la  passion 
communément  appelée  de  ce  nom  se  dissipe  comme  une  vapeur.  » 

III. 

Ce  serait  se  faire  une  idée  incomplète  de  son  talent  que  de  juger 
uniquement  M.  Hardy  sur  ses  qualités  de  conteur.  A  tout  prendre, 
ce  n'est  pas  toujours  le  choix  du  sujet  qui  fait  la  valeur  d'un  ro- 
man, mais  c'est  surtout  la  quantité  d'observation  et  de  philosophie 
morale  qu'il  renferme  et  l'impression  qu'il  laisse  dans  l'esprit  du 
lecteur.  Parmi  les  œuvres  d'imagination,  les  plus  simplement  con- 
struites sont  souvent  les  plus  grandes  comme  les  plus  durables. 
Que  les  situations  soient  suffisantes  pour  montrer  les  caractères,  il 
n'en  faut  pas  davantage.  A  cet  égard,  l'auteur  de  Far  from  the  mad- 
ding  crowd  a  fait  bonne  mesure.  Peut-être  même,  vers  la  fin,  a-t-il 
accumulé  des  incidens  qui  jurent  un  peu  avec  l'aimable  simpli- 
cité du  début.  On  ne  saurait  pourtant  lui  en  vouloir  beaucoup,  car 
le  tempérament  est  difficile  à  garder,  et  après  tout  un  roman  n'est 
ni  un  traité  de  morale,  ni  un  livre  de  maximes,  ni  un  recueil  de 
sentences.  C'est  une  œuvre  beaucoup  plus  compliquée,  aujourd'hui 
surtout,  et  qui  a  bien  son  utilité  aussi  quand  on  songe  au  nombre 


S62  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

infini  de  gens  qui  en  font  leur  seule  lecture,  sans  compter  ceux  qui, 
sans  s'en  douter,  vont  y  chercher  des  règles  pour  la  conduite  de 
leur  vie.  En  effet  le  roman  devient  de  plus  en  plus  une  petite  ency- 
clopédie où  toute  une  société  se  retrouve  avec  ses  idées,  ses  occu- 
pations et  ses  goûts.  Il  y  a  dans  la  pastorale  de  M.  Hardy  un  ta- 
bleau complet  de  la  vie  rustique  en  Angleterre.  Pendant  que  le 
drame  de  la  grande  passion  éternelle  se  joue  sur  le  premier  plan, 
au  second  s'agite  la  foule  des  paysans  qui  vient ,  comme  le  chœur 
dans  la  tragédie,  dire  son  mot  sur  les  événemens  et  sur  les  héros. 
L'auteur  y  a  rassemblé  des  traits  admirables  d'observation,  des 
bouts  de  conversations  saisies  au  vol  et  que  l'on  croit  entendre,  des 
drôleries  pleines  de  finesse  et  une  infinité  de  ces  remarques  jetées 
en  passant  et  qui  peignent  un  caractère  en  une  ligne.  C'est  la  par- 
tie épisodique  du  roman  ;  bien  des  gens  peut-être  la  préféreront  à 
l'autre,  mais  on  ne  peut  les  séparer,  car  l'auteur,  en  homme  qui 
sait  son  métier,  ne  s'accorde  pas  un  détail  qui  n'ait  son  importance 
dans  l'effet  général  :  chacun  fait  entendre  sa  note  dans  cette  sym- 
phonie pastorale,  et  l'ensemble  reste  parfait.  Si  l'on  voulait  pousser 
au  bout  la  comparaison ,  on  pourrait  dire  que  ce  sont  les  ouvriers 
de  la  ferme  qui  forment  la  basse  continue,  soit  aux  champs  où  ils 
travaillent  sous  la  conduite  de  Gabriel  Oak ,  soit  surtout  dans  la 
petite  chambre  enfumée  où  le  vieux  Warren  fabrique  la  drêche  pour 
les  habitans  du  village.  Là  est  le  quartier-général  des  oisifs  et  le 
lieu  de  repos  après  le  labeur  de  la  journée.  On  y  boit  du  cidre  dans 
un  vaste  pot  à  anses  surnommé  le  Dieu-me-pardonne  pour  des  rai- 
sons assez  incertaines,  à  moins  que  ce  ne  soit  à  cause  de  la  gran- 
deur du  vase.  On  y  conte  aussi  mille  histoires  véridiques  accom- 
pagnées de  réflexions  profondes  sur  la  nature  de  l'homme  considéré 
en  tant  que  créature  faible  et  naturellement  altérée. 

Tout  en  buvant  à  la  bouche  du  four  du  vieux  Warren,  Jean  Cog- 
gan,  Mark  Clark,  Joseph  Poorgrass  et  les  autres  ne  craignent  pas 
de  soulever  à  leur  façon  le  problème  de  la' destinée  humaine.  Ils 
ont  en  général  des  opinions  très  décidées  sur  ce  grave  sujet;  mais, 
si  quelque  contre-temps  est  venu  troubler  leur  égalité  d'âme,  si 
l'augmentation  de  salaire  qu'on  espérait  recule  dans  un  douteux 
lointain ,  si  la  fermière  a  fait  entendre  des  reproches  ou  s'est  ren- 
due coupable  d'injustice  en  favorisant  celui-ci  aux  dépens  de  ce- 
lui-là, alors,  sous  l'influence  de  la  mauvaise  humeur,  la  foi  vacille, 
la  libre  pensée  apparaît,  et  le  scepticisme  prend  les  formes  les  plus 
audacieuses.  Heureusement  qu'il  en  reste  toujours  au  moins  un  qui, 
n'ayant  pas  à  se  plaindre,  demeure  ferme  dans  la  défense  des  vé- 
rités menacées,  soutient  que  la  vertu  a  sa  récompense  tôt  ou  tard, 
que  toutes  les  promesses  faites  au  juste  finissent  par  s'accomplir,  et 


LE    ROMAN    PASTORAL   EN   ANGLETERRE.  8t)3 

que  «  Dieu  est  un  parfait  gentleman.  »  Sur  ces  matières,  comme  sur 
la  question  de  savoir  quelle  est  la  meilleure  église,  Jean  Coggan  est 
tout  particulièrement  remarquable,  tant  par  la  solidité  des  principes 
que  par  l'imprévu  des  raisonnemens.  La  profession  de  foi  qu'il  fait 
à  Joseph  Poorgrass,  que  l'on  soupçonne  un  peu  d'incliner  vers  la 
chapelle  dissidente,  peut  en  donner  une  idée. 

«  —  Pour  ma  part,  dit  Coggan,  je  tiens  fermement  à  l'église 
d'Angleterre.  Je  ne  parlerai  pas  beaucoup  de  moi-même,  je  n'aime 
pas  cà  le  faire;  mais  je  n'ai  jamais  varié  en  une  seule  doctrine,  je  me 
suis  attaché  comme  taffetas  à  la  vieille  foi  où  je  suis  né.  Oui,  il  y  a 
ceci  à  dire  en  faveur  de  l'église  d'Angleterre,  c'est  qu'un  homme 
peut  lui  appartenir  et  continuer  à  fréquenter  sa  bonne  vieille  ta- 
verne sans  jamais  se  mettre  l'esprit  à  la  torture  à  propos  de  doc- 
trines. Pour  être  dissident,  il  vous  faut  aller  à  la  chapelle  par  tous 
les  vents  et  par  tous  les  temps.  Ce  n'est  pas  que  les  membres  de  la 
chapelle  ne  soient  d'assez  habiles  gaillards  à  leur  manière.  Ils  sont 
capables  de  trouver  dans  leur  propre  tête  de  belles  prières  à  propos 
de  leurs  familles  et  des  naufrages  qui  sont  dans  les  journaux. 

«  —  Oui,  c'est  ce  qu'ils  savent  faire,  dit  Mark  Clark  avec  senti- 
ment; mais  nous,  gens  de  l'église  établie,  voyez-vous,  nous  sommes 
forcés  de  les  avoir  tout  imprimées  d'avance,  ou  sans  cela,  le  diable 
m'emporte,  nous  ne  saurions  pas  plus  parler  à  un  grand  person- 
nage comme  la  Providence  que  des  enfans  qui  ne  sont  pas  nés. 

M  —  Oui,  reprit  Coggan,  nous  savons  parfaitement  que,  si  quel- 
qu'un va  au  ciel,  ce  seront  eux.  Ils  ont  travaillé  dur  pour  cela,  et 
ils  le  méritent  bien.  Je  ne  suis  pas  assez  fou  pour  prétendre  que 
nous,  qui  nous  attachons  à  l'église,  nous  ayons  la  même  chance 
qu'eux,  parce  que  nous  savons  que  nous  ne  l'avons  pas;  mais  je  ne 
peux  pas  soufïrir  les  gens  qui  vont  changer  leurs  bonnes  vieilles 
doctrines  dans  l'idée  d'aller  au  ciel.  Autant  vaudrait  révéler  ses 
complices  pour  les  quelques  livres  qu'on  y  gagne.  Eh  bien!  voisin, 
lorsque  toutes  mes  pommes  de  terre  gelèrent  jusqu'à  la  dernière, 
notre  ministre  Thirdley  fut  l'homme  qui  me  donna  un  sac  de  se- 
mences, quoiqu'il  en  eût  à  peine  pour  son  propre  usage,  et  pas  d'ar- 
gent pour  en  acheter.  Sans  lui,  je  n'aurais  pas  eu  une  pomme  de 
terre  à  mettre  dans  mon  jardin.  Croyez-vous  après  cela  que  je  vou- 
drais tourner  casaque?  Non,  je  m'attacherai  à  mon  parti,  et  si  nous 
sommes  dans  l'erreur,  soit;  je  tomberai  avec  ceux  qui  sont  tombés.  » 

Voilà,  on  en  conviendra,  une  argumentation  spécieuse.  Il  ne  faut 
pas  avoir  fréquenté  beaucoup  certaines  classes  de  la  société  pour 
reconnaître  combien  sous  une  forme  moins  plaisante  de  pareils  pro- 
cédés de  raisonnement  sont  fréquens.  Ce  sont  là  de  ces  traits  géné- 
raux qui,  rencontrés  au  nord  et  au  midi,  font  paraître  en  définitive 


SGh  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

le  monde  bien  étroit  et  les  hommes  bien  semblables.  L'âme  des 
paysans  ne  semble  pas  avoir  de  mystères  pour  l'auteur  de  Far 
from  ihe  madding  crowd.  Il  en  fait  jouer  les  secrets  ressorts  avec 
une  sûreté  de  main  parfaite,  et,  si  le  monde  qu'il  nous  découvre 
n'est  pas  toujours  beau  à  contempler,  il  est  du  moins  singulièrement 
intéressant  dans  le  cadre  original  où  il  se  présente  aux  yeux.  Aucun 
détail  n'est  oublié  pour  le  faire  ressortir  davantage,  et  à  chaque  in- 
stant derrière  l'observateur  pénétrant  apparaît  le  poète.  Il  y  a  deux 
genres  de  description  :  celle  qui  s'attache  seulement  à  rendre  avec 
exactitude  les  objets  extérieurs,  et  qui  croit  avoir  atteint  le  bout  de 
l'art  quand  elle  a  fait  une  nature  morte,  et  celle  qui,  ne  se  conten- 
tant pas  à  si  peu  de  frais,  voit  dans  les  objets  extérieurs  des  per- 
sonnages qui  ont  leur  rôle  à  jouer,  des  êtres  vivant  d'une  vie  infé- 
rieure dont  il  s'agit  de  saisir  et  de  rendre  les  caractères  innombrables 
et  les  aspects  variés  à  l'infini.  Ce  qui  n'est  qu'un  décor  pour  ceux-là 
est  pour  ceux-ci  un  drame  animé.  Il  faut  bien  l'avouer,  le  roman 
anglais  en  général  penche  un  peu  vers  la  description  banale,  et 
l'enthousiasme  qu'il  apporte  dans  ses  admirations  ne  les  empêche 
pas  de  paraître  souvent  d'autant  plus  factices  qu'elles  éclatent  à 
propos  de  tout,  ou  pour  mieux  dire  à  propos  de  rien.  Au  moindre 
buisson  couvert  de  chèvrefeuille  ou  d'aubépine,  au  moindre  mur  ré- 
élu de  herre,  au  moindre  chêne  seigneurial,  ce  sont  des  extases 
sans  fin,  des  dithyrambes  interminables  :  le  chêne  ne  manque  jamais 
de  remonter  à  la  conquête  normande,  et  le  lierre  amène  avec  lui 
tout  le  cortège  des  souvenirs  d'enfance  et  de  famille.  La  bruyère 
occupe  aussi  une  place  exagérée  dans  ces  effusions  lyriques,  et 
quant  à  l'océan,  quel  usage  n'en  a-t-on  pas  fait  depuis  Byron!  Dire 
simplement  les  choses  nouvelles,  et  donner  aux  choses  simples  une 
expression  neuve,  c'est  là  un  vieux  précepte  que  plus  d'un  devrait 
méditer.  M.  Hardy  le  connaît,  et,  ce  qui  est  mieux  encore,  il  le  pra- 
tique. Il  aime  la  nature,  mais  il  ne  s'amuse  pas  à  la  décrire  lon- 
guement. Il  vous  met  au  milieu  des  champs;  là  il  vous  dit  ce  qu'il 
sent,  et  on  le  sent  avec  lui.  Ce  n'est  pas  chez  lui  besoin  de  suivre  la 
coutume  et  la  foule,  c'est  parce  qu'il  est  poète,  et,  s'il  tire  de  spec- 
tacles bien  connus  des  effets  nouveaux,  c'est  parce  qu'il  y  porte  un 
sentiment  personnel.  On  a  souvent  parlé  de  l'impression  que  fait 
ressentir  une  nuit  étoilée  et  calme;  mais  qui  ne  distingue,  en  lisant 
les  lignes  suivantes  par  exemple,  je  ne  sais  quoi  d'original  qu'on 
n'avait  pas  rencontré  ailleurs? 

«  Le  ciel  était  clair,  remarquablement  clair,  et  le  scintillement 
de  toutes  les  étoiles  semblait  n'être  que  les  palpitations  d'un  seul 
corps  cadencées  par  un  commun  battement.  On  apercevait  distinc- 
tement, ce  qui  en  Angleterre  se  voit  plus  souvent  dans  les  livres 


LE  ROMAN  PASTORAL  E^  ANGLETERRE.  865 

que  dans  la  réalité,  une  dilTérence  de  couleur  entre  les  astres.  L'é- 
clat royal  de  Sirius  perçait  les  yeux  de  son  brasillement  d'acier, 
l'étoile  appelée  Capella  paraissait  jaune,  Aldebaran  et  Betelgueuse 
brillaient  d'un  rouge  de  feu. 

(i  Pour  ceux  qui  au  milieu  d'une  nuit  claire  se  tiennent  seuls  sur 
une  colline,  la  marche  du  monde  vers  l'orient  devient  presqu'un 
mouvement  palpable.  Ce  qui  fait  naître  cette  sensation,  c'est  peut- 
être  le  glissement  panoramique  des  étoiles  au-delà  des  objets  ter- 
restres, glissement  qui  devient  perceptible,  si  l'on  reste  tranquille 
quelques  minutes,  c'est  peut-être  qu'en  dominant  d'une  hauteur 
une  plus  grande  étendue  de  terrain,  on  s'imagine  avoir  une  idée 
plus  réelle  de  la  révolution  terrestre,  peut-être  aussi  est-ce  la  so- 
litude ou  le  vent;  mais,  pour  une  cause  ou  pour  une  autre,  on  a 
l'impression  vive  et  persistante  d'être  porté  en  avant.  La  poésie  du 
mouvement  est  une  expression  fort  en  usage  :  pour  jouir  de  cette 
volupté,  il  faut  vous  tenir  debout  sur  une  colline  à  une  heure  avan- 
cée de  la  nuit  et  surveiller  tranquillement  notre  marche  majes- 
tueuse à  travers  les  étoiles.  Après  une  reconnaissance  nocturne 
par  mi  ces  groupes  d'astres,  bien  au-dessus  des  lieux  que  fréquen- 
tent ordinairement  la  pensée  et  la  vue,  il  en  est  plus  d'un  qui  tout 
à  coup  s'est  élevé  jusqu'à  se  sentir  capable  d'éternité.  » 

On  ne  saurait  dire  que  M.  Hardy  appartient  à  une  école,  car 
par  l'indépendance  de  son  talent  il  ne  relève  que  de  lui-même. 
Cependant  il  n'est  pas  défendu  de  signaler  les  traits  de  ressem- 
blance que  l'on  peut  trouver  entre  lui  et  quelques  écrivains  récens 
qui  semblent  vouloir  donner  une  direction  nouvelle  à  la  littérature 
romanesque. 

Un  des  préjugés  les  plus  répandus  contre  le  roman  anglais,  c'est 
qu'il  ne  sait  pas  se  borner.  Il  ne  fait,  dit-on,  pas  grâce  au  lecteur 
du  moindre  geste  de  ses  héros  :  il  compte  les  tasses  de  thé  qu'ils 
boivent;  il  les  prend  le  matin  au  saut  du  lit  et  ne  les  abandonne 
le  soir  que  sous  les  couvertures,  étendant  sa  sollicitude  sur  eux  de 
leur  naissance  à  leur  mort.  Ce  reproche  pouvait  être  fondé  autre- 
fois :  aujourd'hui  même  encore  le  roman  biographique  rencontre 
des  amateurs;  mais  parmi  les  romanciers  de  la  jeune  école  il  y  a 
au  contraire  une  tendance  marquée  à  concentrer  l'intérêt  sur  un 
point  spécial ,  à  faire  du  roman  une  succession  de  crises  ou  une 
suite  de  scènes  détachées.  La  part  laissée  à  l'action  est  devenue 
singulièrement  plus  restreinte,  et  celle  donnée  à  l'analyse  psy- 
chologique d'autant  plus  considérable.  On  pourrait  citer  tel  ou- 
vrage célèbre  où  les  portraits  tiennent  la  plus  grande  place.  L'auteur 
étudie  ses  personnages,  il  les  dissèque  curieusement,  il  promène 
sur  eux  un  regard  affectueux  ou  étonné  selon  l'occasion.  Il  ne  se 

TOME  XII.  —  1875.  55 


866  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moque  pas  d'eux,  il  ne  les  hait  pas  comme  faisaient  Thackeray  par 
exemple  et  d'autres  avec  lui.  Il  ne  prend  parti  ni  pour  eux  ni 
contre  eux  :  il  les  explique.  Il  semble  souvent,  comme  un  magis- 
trat, résumer  simplement  les  témoignages,  l'accusation  et  le  plai- 
doyer, laissant  aux  jurés,  c'est-à-dire  aux  lecteurs,  le  soin  de 
décider  s'ils  ont  bien  ou  mal  agi.  Cette  méthode  n'a  qu'un  incon- 
vénient :  c'est  qu'elle  fait  bien  vite  envoler  l'illusion,  si  l'auteur 
n'y  apporte  des  ménagemens  extrêmes.  Hâtons-nous  de  dire  que 
dans  Far  from  the  madding  croivd  M.  Hardy  ne  l'a  employée  que 
dans  une  mesure  légitime.  Il  a  su,  sauf  une  ou  deux  fois  tout  au 
plus,  s'arrêter  à  temps  et  rester  romancier.  Si  maintenant  on  ajoute 
que  M.  Hardy  est  réaliste,  peut-être  aura-t-on  suffisamment  in- 
diqué ce  qui  le  rapproche  de  quelques-uns  de  ses  confrères.  Il 
est  réaliste,  mais  à  sa  manière,  avec  une  nuance  de  rêverie  pleine 
de  grâce.  Il  sait  décrire  les  choses  comme  elles  sont,  dans  toute 
leur  laideur.  Ainsi  il  ne  vous  cachera  point  que  Jean  Coggan  et 
Joseph  Poorgrass,  chargés  de  conduire  à  sa  dernière  demeure  le 
corps  de  la  pauvre  Fanny,  se  sont  outrageusement  enivrés  en  route. 
En  même  temps  il  mettra  dans  la  peinture  des  objets  les  plus  vul- 
gaires une  distinction  qu'ils  n'ont  pas  en  réalité,  mais  qui  les  re- 
lève et  les  rend  dignes  de  l'art.  Il  ne  craint  même  pas  de  glisser  à 
l'occasion  une  leçon  morale  clans  l'œuvre  d'imagination.  Il  n'est  ni 
des  habiles  qui  estiment  que  l'homme  peut  tout  pour  son  bonheur, 
ni  des  désespérés  qui  pensent  qu'il  ne  peut  rien.  Ce  qu'il  a  voulu 
montrer  dans  le  personnage  si  heureux  de  Gabriel  Oak,  c'est  que 
l'âme  patiente  et  droite  qui  se  possède  obtient  toujours  pour  prix 
de  la  lutte  la  sérénité  et  quelquefois  le  bonheur  par  surcroît.  Cette 
leçon  bien  modeste,  l'auteur  la  laisse  deviner  plus  encore  qu'il  ne 
la  donne  dans  un  style  qui  n'est  pas  un  des  moindres  charmes  de 
son  livre,  et  qui  permet  de  ranger  Far  from  the  madding  crowd 
dans  la  classe  de  jour  en  jour  moins  nombreuse  des  romans  qui  se 
relisent.  A  ces  derniers  seulement  appartient  l'avenir,  et  si  M.  Hardy 
continue  à  donner  à  la  forme  le  même  soin  et  la  même  élégance 
virile,  il  est  permis  de  prédite  qu'il  sera  toujours  fêté  par  les  lec- 
teurs sérieux.  Il  ne  rencontrera  peut-être  plus  souvent  de  sujet 
aussi  heureux  que  celui  qu'il  vient  de  traiter,  car  il  y  a  certaines 
œuvres  dont  on  n'est  capable  qu'une  fois;  mais  ceux  qui  aiment  à 
trouver  dans  le  romancier  un  véritable  écrivain  sauront  lui  faire 
une  place  à  part  et  le  distinguer  dans  la  foule. 

LÉON  Boucher. 


LES 


PRINCES  COLONISATEURS 

DE  LA  PRUSSE 


I. 

LE   GRAND-ÉLECTEUR   FRÉDÉRIC-GUILLAnME. 
—  LES  ROIS  FRÉDÉRIO   I"  ET  FRÉDÉRIC-GUILLAUME  I". 

llokenzolîernsche  Colonisationen,  von  D""  Max.  Beheim-Scliwarzbach,  Leipzig  1874. 


I. 

Aucune  guerre  n'a  été  plus  désastreuse  pour  un  pays  que  la  guerre 
de  trente  ans  pour  l'Allemagne,  et  M.  Freytag,  le  romancier  histo- 
rien, n'a  point  assombri  la  triste  réalité  quand  il  a  dit  :  «  Une  grande 
région,  depuis  longtemps  civilisée,  où  les  villes  fortes  se  comptaient 
par  centaines  et  les  villages  par  milliers,  où  la  prairie  alternait 
avec  le  champ  labouré,  avait  été  de  telle  façon  ravagée  que  partout 
on  y  trouvait  des  espaces  déserts;  la  nature,  redevenue  sauvage, 
après  avoir  été  longtemps  enchaînée  sous  le  joug  de  l'homme,  faisait 
sortir  de  la  terre  ces  vieux  ennemis  des  peuples,  la  broussaille  et 
la  bête  fauve.  Il  fallait  être  parvenu  à  moitié  du  chemin  de  la  vie 
pour  se  rappeler  l'aspect  d'un  village  avant  la  guerre,  combien  de 
couples  dansaient  alors  sous  le  tilleul,  combien  de  tètes  comptait 
le  troupeau  qui  paissait  dans  la  prairie...  »  Dans  ce  commun  dé- 
sastre, les  états  de  l'électeur  de  Brandebourg  eurent  une  large 
part.  Pour  parler  d'une  seule  de  ses  provinces,  la  Marche  avait 


868  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

perdu  l/iO,000  âmes  sur  330,000.  La  famine  et  la  peste  ayant 
joint  leurs  ravages  à  ceux  des  armées,  la  solitude  s'était  faite  dans 
des  districts  entiers.  En  1639,  un  courrier  expédié  de  la  cour  de 
Dresde  à  celle  de  Berlin  se  plaint  d'avoir  chevauché  un  jour  du- 
rant sans  rencontrer  une  maison  où  il  pût  prendre  quelque  nour- 
riture. «  Plus  d'affaires,  écrit  en  IQhO  le  conseil  municipal  de  Ber- 
lin! Impossible  de  se  nourrir!  Sur  une  distance  de  quatre  milles, 
on  ne  rencontre  souvent  ni  homme  ni  bête,  pas  un  chien,  pas  un 
chat!  On  ne  paie  plus  les  pasteurs  ni  les  maîtres  d'école.  Beau- 
coup se  sont  noyés,  étranglés  ou  poignardés.  D'autres  s'en  vont 
avec  femmes  et  enfans  dans  la  plus  profonde  misère!  »  Quelque- 
fois les  vagabonds,  entrant  dans  un  village  qui  venait  d'être  visité 
par  tous  les  fléaux  réunis,  reculaient  au  seuil  des  maisons,  où  des 
corbeaux,  des  chiens  et  des  loups  se  disputaient  des  cadavres 
d'hommes  et  d'animaux!  Et  pourtant  ce  n'était  point  là  le  dernier 
degré  de  l'horreur,  car  on  lit  dans  un  rapport  du  magistrat  de 
Prenzlow,  daté  du  9  février  1639  :  «  Comme  la  guerre  fait  depuis 
plusieurs  années  chômer  le  laboureur,  la  vie  est  devenue  si  chère 
qu'on  entend  partout  les  pleurs,  les  cris,  les  hurlemens  des  affa- 
més. On  se  nourrit  des  alimens  les  plus  étranges;  on  mange  des 
chiens  et  des  chats,  et  même  on  se  repaît  en  pleine  rue  des  osse- 
mens  des  morts.  Faut-il  le  dire  enfin?  la  famine  sévit  si  cruelle- 
ment que  dans  la  campagne  et  même  dans  la  ville  les  hommes 
s'attaquent  les  uns  les  autres;  le  plus  fort  tue  le  plus  faible,  le  fait 
cuire  et  le  mange  !  » 

Les  survivans,  qui  voyaient  le  mal  durer  si  longtemps  et  toujours 
s'accroître,  avaient  perdu  l'espoir  de  revoir  jamais  de  beaux  jours  ; 
les  jeunes,  qui  n'en  avaient  point  connu,  ne  croyaient  point  qu'il 
en  eût  jamais  existé.  Plus  de  travail  !  A  quoi  bon  semer  quand  on 
n'est  point  assuré  de  la  récolte?  Tout  était  à  l'abandon,  et  l'élec- 
teur, pour  que  le  paysan  ne  laissât  point  dépérir  jusqu'à  l'enclos  où 
était  bâtie  sa  chaumière,  était  réduit  à  ordonner  que  personne  ne 
reçût  la  bénédiction  nuptiale  avant  d'avoir  planté  six  arbres  frui- 
tiers dans  son  jardin.  Tel  était  le  misérable  état  où  Frédéric-Guil- 
laume, que  ses  contemporains  devaient  appeler  avec  raison  le 
grand- électeur,  trouva  la  marche  de  Brandebourg  en  l'année  16i0. 
Ses  autres  provinces  n'étaient  pas  plus  heureuses  :  les  Hollandais 
avaient  épuisé  le  duché  de  Glèves,  sous  prétexte  de  le  défendre;  les 
Suédois  et  les  Polonais  avaient  ravagé  le  duché  de  Prusse  ;  la  Po- 
méramie  citérieure,  les  territoires  de  Magdebourg,  Ilalberstadt, 
Minden,  ces  acquisitions  du  grand-électeur,  se  lamentaient  autant 
que  les  anciennes  provinces.  Partout  les  villes  dépeuplées,  les  vil- 
lages ruinés,  les  champs  abandonnés  demandaient  des  hommes. 

Le  grand-électeur  se  mit  sans  retard  à  en  chercher.  Il  rappela 


PRINCES  COLONISATEURS  DE  LA  PRUSSE.  8t)9 

d'abord  tous  ceux  de  ses  sujets  qui  avaient  fui  en  leur  montrant  la 
sécurité  rétablie  après  la  paix  de  Westphalie.  11  accueillit  les  gens 
sans  patrie,  les  bannis,  les  soldats  errans,  les  pillards  qui  voulaient 
faire  une  fin  en  achetant  des  terres  avec  l'ai-gent  volé.  11  s'en  re- 
mettait à  lui-même,  aux  traditions  de  forte  discipline  que  se  trans- 
mettent les  HohenzoUern,  du  soin  de  plier  à  la  règle  ces  aventu- 
riers. Grand  admirateur  de  la  Hollande,  où  il  avait  passé  sa  jeunesse 
et  s'était  marié,  Frédéric-Guillaume  attira  un  grand  nombre  de  co- 
lons de  ce  pays.  Parmi  eux,  il  se  trouva  des  ingénieurs  qui  l'aidè- 
rent à  créer  tout  un  système  de  canalisation  dont  le  modèle  était 
fourni  par  la  Hollande,  des  peintres,  des  sculpteurs,  des  architectes, 
qui  mirent  les  arts  en  honneur  dans  un  pays  où  ils  n'étaient  guère 
connus,  surtout  des  agriculteurs  qui  desséchèrent  les  marais,  et, 
dans  leurs  fermes  appelées  des  hollanderies ,  enseignèrent  aux 
Brandebourgeois  l'élève  du  bétail.  L'électrice  elle-même,  véritable 
Hollandaise,  simple,  modeste  et  laborieuse,  avait  son  étable  et  un 
jardin  modèle  où  elle  ne  dédaignait  pas  de  mettre  la  main  à  la 
besogne;  dans  ce  jardin  furent  récoltées  les  premières  pommes  de 
terre  de  la  Marche,  qui  est  aujourd'hui  un  des  pays  du  monde  où 
l'on  consomme  le  plus  de  ce  comestible. 

Les  Hollandais  ne  furent  ni  les  plus  nombreux,  ni  les  plus  utiles 
colons  que  reçut  l'électorat  au  temps  de  Frédéric-Guillaume.  Ce 
prince  eut  l'heureuse  fortune  qu'en  repeuplant  ses  états  dévastés, 
c'est-à-dire  en  servant  ses  plus  pressans  intérêts,  il  s'acquit  la  re- 
nommée d'un  prince  hospitalier,  protecteur  des  persécutés  et  dé- 
fenseur de  la  liberté  de  conscience.  Depuis  longtemps,  le  Brande- 
bourg était  une  terre  d'asile.  Ce  pays  n'a  donné  à  la  réforme  ni  un 
de  ces  ardens  prédicateurs,  moitié  théologiens  et  moitié  poètes,  qui 
ont  éveillé  dans  les  âmes  allemandes  l'enthousiasme  pour  la  reli- 
gion nouvelle,  ni  un  de  ces  martyrs  dont  le  sang  a  fécondé  la  pa- 
role de  Luther;  mais  il  est,  de  tous  les  états  allemands,  celui  à  qui 
la  réforme  a  le  plus  profité,  parce  qu'elle  y  a  été  tolérante.  Tandis 
que  les  diverses  sectes  enfantées  par  elle  se  querellaient  partout 
et  se  proscrivaient  à  l'envi ,  il  fallut  qu'elles  se  supportassent  les 
unes  les  autres  en  Brandebourg,  parce  que  les  HohenzoUern  le  leur 
commandèrent.  Ils  avaient  hésité  longtemps  avant  d'embrasser  la 
réforme;  Joachim  P'",  jusqu'à  sa  mort,  qui  advint  en  1539,  demeura 
un  fervent  catholique,  et  quand  Joachim  H,  en  signe  qu'il  se  faisait 
luthérien,  communia  solennellement  sous  les  deux  espèces,  il  ne  se 
laissa  point  emporter  à  des  excès  de  zèle  contre  le  papisme,  et  ne 
se  déclara  pas  le  champion  de  Luther.  «  Je  ne  veux  plus  croire, 
dit-il,  à  une  sainte  église  de  Rome,  mais  je  ne  croirai  pas  non  plus 
à  une  sainte  église  de  Wittemberg.  »  Son  successeur,  Jean-Sigis- 
mond,  se  fit  calviniste,  et  voilà  ses  sujets  en  grand  émoi;  ils  crai- 


870  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

gnaient  que  le  prince  n'exigeât  d'eux  un  changement  de  croyance, 
mais  l'électeur  n'y  songeait  guère.  C'est  par  politique  qu'il  était 
passé  au  calvinisme,  car  il  avait  voulu  se  concilier  l'amitié  des 
Provinces  Unies,  dont  il  avait  besoin  pour  l'affaire  de  la  succession 
de  Juliers.  11  était,  à  peu  de  chose  près,  libre  penseur,  et  se  con- 
tenta de  défendre  aux  prédicateurs  des  deux  sectes  de  s'insulter 
réciproquement  en  chaire.  Il  essaya  même  de  réunir  les  deux  con- 
fessions en  une  église  nationale  pour  le  plus  grand  profit  de  son 
autorité.  Il  n'y  réussit  pas;  mais  la  tolérance  fit  sous  son  règne  de 
tels  progrès  qu'on  vit  des  pasteurs  luthériens  ordonner  des  pas- 
teurs calvinistes  sans  que  personne  criât  au  scandale. 

Quelle  différence  entre  cette  conduite  et  celle  des  autres  princes 
de  l'Allemagne!  Ce  n'était  point  pour  conquérir  la  liberté  de  con- 
science que  les  peuples  allemands  avaient  tant  combatm  et  tant 
souffert  :  à  la  paix  d'Augsbourg,  les  luthériens  s'étaient  entendus 
avec  les  catholiques  pour  ne  rien  stipuler  en  faveur  des  calvinistes; 
ceux-ci  gagnèrent,  au  traité  de  Westphalie,  le  droit  d'exister  qui 
leur  avait  été  refusé  jusque-là,  mais  à  leur  tour  ils  ne  daignèrent 
pas  assurer  la  liberté  aux  autres  sectes  de  la  réforme.  Encore  la 
faculté  d'être  catholique,  luthérien  ou  calviniste  n'était-elle  recon- 
nue qu'aux  princes,  et  l'article  30  du  traité  stipulait  que  chaque 
prince,  «  suivant  la  pratique  usitée  déjà  dans  l'empire,  aurait  le 
droit  de  réformer  la  religion  de  ses  sujets,  et  que  les  sujets,  de 
leur  côté,  s'ils  ne  voulaient  pas  se  ranger  à  la  religion  de  leur 
prince,  auraient  le  droit  d'émigrer.  »  Or  les  princes  et  les  su- 
jets usèrent  à  l'envi  de  leurs  droits.  Il  se  fit  dans  l'Allemagne  en- 
tière un  grand  mouvement  de  peuples  :  des  milliers  d'hommes  se 
mirent  à  la  recherche  d'une  nouvelle  patrie,  le  bâton  d'exilé  à  la 
main,  car  il  y  avait  de  véritables  bâtons  d'exilés  :  des  règlemens 
princiers  en  déterminaient  la  longueur  et  la  forme,  et,  avant  de  les 
délivrer  aux  expulsés,  on  y  gravait  des  inscriptions.  Beaucoup  ont 
été  recueillies,  et  il  y  en  a  de  curieuses,  par  exemple  celle  du 
bâton  d'un  Bohémien  expulsé  pour  avoir  dit  que  «  personne  n'a  le 
droit  de  commander  à  la  conscience.  » 

La  plupart  de  ces  migrations  partirent  du  sud  et  de  l'ouest,  et 
prirent  la  direction  de  l'est.  Un  seul  pays  les  y  pouvait  attirer.  Ce 
n'était  point  l'Autriche,  car  elle  était  l'instrument  de  la  contre-ré- 
formation  catholique.  Ce  n'était  pas  la  Saxe  :  le  prince  et  le  peuple 
y  étaient  confits  en  dévotion  luthérienne,  et  l'on  y  enseignait  que 
les  calvinistes  pensaient  en  vingt-trois  points  comme  les  ariens,  et 
en  soixante-sept  comme  les  Turcs.  C'était  le  Brandebourg,  dont  les 
princes,  calvinistes  au  milieu  de  sujets  luthériens,  pouvaient  rece- 
voir à  la  fois  et  les  luthériens  expulsés  par  les  calvinistes,  et  les 
calvinistes  expulsés  par  les  luthériens.  Les  électeurs  avaient  fait 


PRINCES    COLONISATEURS    DE    LA   PRUSSE.  871 

de  la  tolérance  un  principe  de  leur  gouvernement.  Dans  leur  pauvre 
principauté,  qui  n'a  vécu  à  travers  tant  de  dangers  qu'à  force  de  sol- 
licitude et  de  soins,  ils  professaient  avant  tout  la  religio-n  de  l'état. 
Ils  n'avaient  point  assez  de  sujets  pour  se  donner  le  luxe  d'une  or- 
thodoxie rigoureuse,  et  leurs  moyens  ne  leur  permettaient  pas  de  se 
faire  persécuteurs  :  vivre  d'abord  et  faire  ensuite  de  la  théologie, 
telle  fut  leur  commune  devise.  Tous  ceux  qui  en  Allemagne  souf- 
fraient pour  la  foi  tournèrent  leurs  yeux  vers  ce  pays  lointain,  et 
il  vint  un  jour,  néfaste  pour  la  France,  où  la  plate  contrée  dont  le 
sable  boit  l'eau  de  la  Havel  apparut  comme  une  terre  promise 
aux  habitans  des  pittoresques  Cévennes  et  des  rives  enchantées  de 
la  Loire. 

Quand  le  gouvernement  de  Louis  XIV,  après  avoir  épuisé  les 
longs  préliminaires  de  la  persécution,  en  arriva  aux  violences  ou- 
vertes contre  les  protestans,  ce  fut  entre  les  états  réformés  une  vé- 
ritable émulation  à  qui  offrirait  un  asile  aux  Français  fugitifs.  Le 
grand-électeur  se  signala  par  son  zèle.  Comme  il  craignait  que  l'An- 
gleterre et  la  Hollande,  plus  voisines,  mieux  connues  et  plus  riches, 
n'attirassent  à  eJies  tous  les  émigrés,  il  fut  plus  pressant  et  plus 
engageant  qu'elles.  Dans  l'édit  de  Potsdam,  signé  le  29  octobre 
l68Zi,  et  dont  il  fit  répandre  en  France  cinq  cents  exemplaires  im- 
primés, il  promit  à  tous  ceux  qui  voudraient  se  rendre  dans  ses 
états  des  secours  pour  le  voyage,  des  indications  sur  la  route  à 
suivre  et  des  guides;  à  l'arrivée,  la  franchise  de  tous  droits  pour 
l'argent,  les  meubles  et  les  marchandises,  la  concession  gratuite 
de  maisons  vides  ou  abandonnées,  un  emplacement  et  des  maté- 
riaux pour  bâtir,  l'exemption  d'impôts  pour  dix  ans,  l'octroi  du  droit 
de  bourgeoisie  ou  l'inscription  gratuite  dans  les  corporations.  Il 
offrit  aux  cultivateurs  des  terres,  aux  manufacturiers  des  avances 
de  fonds,  aux  nobles  les  emplois  qu'il  leur  plairait  de  choisir,  à 
tous  la  formation  de  communautés  où  la  parole  de  Dieu  serait  en- 
seignée par  des  prédicateurs  français,  et  où  des  arbitres  français 
rendraient  la  justice.  Tout  ce  qu'il  promit,  Frédéric-Guillaume  le 
tint.  Sur  ses  indications,  les  émigrans  du  nord  de  la  France  se  diri- 
gèrent vers  Amsterdam,  ceux  du  sud  vers  Francfort,  et  des  com- 
missaires prussiens,  qui  les  attendaient  dans  ces  deux  villes,  les 
conduisirent,  aux  frais  de  leur  maître,  vers  le  Brandebourg,  Ceux 
des  voyageurs  qui  avaient  besoin  de  secours  n'eurent  point  la  peine 
d'en  demander.  Des  collectes  volontaires,  auxquelles  le  clergé  ca- 
tholique lui-même  apporta  son  contingent,  des  collectes  forcées, 
après  que  la  charité  prussienne  fut  épuisée,  ce  qui  arriva  vite,  en- 
fin des  prélèvemens  sur  le  budget  de  la  guerre  formèrent  un  fonds 
d'assistance  qui  suffit  à  toutes  les  nécessités,  si  bien  que  la  re- 
nommée porta  le  bruit  de  ces  bienfaits  à  ceux  des  émigrés  qui  s'é- 


872  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

taient  établis  dans  d'autres  pays,  et  qu'il  en  vint  d'Angleterre  ou 
de  Suisse  pour  rejoindre  les  nouveaux  sujets  de  l'électeur  Fré- 
déric-Guillaume. 

D'après  des  documens  officiels,  on  évalue  à  20,000  le  nombre 
des  réfugiés  français  que  reçut  le  Brandebourg  au  temps  du  grand- 
électeur  :  c'était  plus  du  dixième  de  la  population  de  cette  province; 
mais  on  ne  peut  mesurer  par  des  chiffres  les  services  que  rendirent 
nos  compatriotes  à  leur  patrie  adoptive.  Qui  pourrait  calculer  ce 
que  leur  a  dû  Berlin?  Après  la  guerre  de  trente  ans,  lorsque  Frédé- 
ric-Guillaume y  établit  sa  résidence,  la  capitale  comptait  environ 
(3,000  âmes;  elle  avait  950  maisons  habitées,  qui  tournaient  vers 
des  rues  non  pavées  des  pignons  de  bois  flanqués  de  fumier  et  d'é- 
tables  à  porcs.  Par  le  mauvais  temps,  qui  n'est  pas  rare  en  ces 
contrées,  la  circulation  était  à  peu  près  impossible  dans  la  rue.  Il 
y  avait  des  ponts  sur  la  Sprée,  mais  si  mauvais  qu'un  charretier 
ne  s'y  pouvait  risquer  sans  recommander  à  Dieu  son  chargement  et 
son  âme.  Le  grand-électeur  lit  beaucoup  pour  purifier  et  agrandir 
ce  vilain  endroit  :  il  en  accrut  la  population,  qui  s'éleva  sous  son 
règne,  au  dire  des  uns  à  lZi,000  âmes,  au  dire  des  autres  à  20,000; 
mais  il  faut,  dans  ce  nombre,  compter  6,000  réfugiés  français.  Sans 
aucun  doute,  ce  sont  eux  qui  ont  le  plus  contribué  à  transformer  la 
ville;  parmi  eux,  un  assez  grand  nombre  étaient  riches,  et  les  pauvres 
étaient  très  industrieux.  Ceux-ci  s'établirent  dans  des  échoppes  à 
tous  les  coins  de  rue  et  à  tous  les  angles  du  château  électoral;  mais 
ceux-là  bâtirent  dans  le  quartier  de  Dorothée,  que  les  réfugiés  ap- 
pelaient quartier  des  nobles,  des  maisons  dont  les  hôtes  étaient 
trop  policés  à  coup  sûr  pour  offrir  à  la  vue  du  passant  de  sales 
étables  toutes  remplies  du  grognement  d'animaux  immondes. 

S'il  est  passé  dans  l'esprit  berlinois  des  parcelles  de  l'esprit  des 
réfugiés,  c'est  l'objet  d'une  controverse  où  il  est  malaisé  d'apporter 
des  argumens  irréfutables.  Il  est  certain  que  le  Berlinois  est  plai- 
sant, mais  il  ne  met  point  de  grâce  dans  sa  raillerie,  et,  comme  au- 
cune aménité  ne  la  tempère,  elle  blesse  plus  souvent  qu'elle  n'é- 
gaie ;  ses  bons  mots  ont  pourtant  la  fortune  d'épanouir  les  figures 
allemandes,  et  on  lui  accorde  partout  en  Allemagne  le  privilège  de 
l'esprit.  Il  est  sceptique,  dédaigneux  des  théories  et  des  phrases 
de  convention,  et  il  n'a  point  le  culte  des  traditions  historiques  : 
ce  sont  là  certainement  des  traits  heureux  ou  malheureux  de  notre 
caractère  national.  On  va  jusqu'à  prétendre,  —  nous  avons  nous 
même  recueilli  cette  opinion  à  Berlin,  —  que  parmi  les  libéraux 
qui  s'évertuent  aujourd'hui  à  détruire  en  Prusse  et  en  Allemagne 
les  derniers  débris  du  passé  féodal,  les  descendans  des  réfugiés 
français  se  distinguent  par  l'ardeur  de  leur  rationalisme.  Encore 
une  fois,  ce  sont  des  matières  sur  lesquelles  on  peut  discuter  sans 


PRINCES    COLONISATEURS    DE    LA.    PRUSSE.  873 

fin;  mais  personne  ne  peut  contester  avec  bonne  foi  les  grands  ser- 
vices rendus  à  l'électorat  par  les  hôtes  de  Frédéric-Guillaume  comme 
ouvriers  et  comme  marchands,  comme  agriculteurs,  comme  savans, 
comme  artistes  et  comme  soldats. 

Deux  mille  quarante- trois  familles,  représentant  10,215  per- 
sonnes, s'adonnèrent  à  diverses  industries.  Ce  ne  furent  point  là 
des  ouvriers  ordinaires.  Honnêtes  et  laborieux,  ces  hommes,  qui 
avaient  tout  sacrifié  au  repos  de  leur  conscience,  l'étaient  tous, 
et  leur  travail  eut  en  Brandebourg  un  prix  inappréciable ,  car  ils 
étaient  sinon  des  inventeurs,  des  initiateurs.  On  sait  quels  progrès 
avait  faits  en  France  au  temps  de  Golbert  le  tissage  des  laines; 
il  avait  complètement  disparu  en  Prusse  après  la  guerre  :  des  réfu- 
fugiés  fondèrent  des  manufactures  de  laine  à  Magdebourg,  Franc- 
fort-sur-l'Oder,  Brandebourg,  Kœnigsberg.  L'industrie  de  la  soie, 
protégée  par  Henri  IV,  Richelieu,  Golbert,  était  chez  nous  en  pleine 
prospérité  :  des  réfugiés  firent  en  Brandebourg  les  premières  plan- 
tations de  mûriers.  D'autres  apportèrent  l'art  de  teindre  et  d'impri- 
mer les  étoffes.  Pierre  Babry  construisit  la  première  machine  à  fa- 
briquer des  bas  qu'on  eût  vue  dans  les  états  de  l'électeur.  François 
Fleureton  y  fit  réussir  la  première  fabrique  de  papier.  11  y  avait  en 
France,  depuis  le  moyen  âge,  des  maîtres-chandeliers;  dans  l'élec- 
torat, au  xvii^  siècle,  les  grandes  maisons  étaient  encore  éclai- 
rées par  des  flambeaux  de  cire,  et  les  petites  avec  des  lampions 
fumeux ,  où  une  mèche  trempait  dans  de  l'huile  de  poisson  :  des 
réfugiés  fondèrent  des  fabriques  de  chandelles,  et,  comme  c'était 
une  grande  nouveauté,  se  réservèrent  le  secret  de  la  fabrication. 
Dans  tout  cela,  nos  compatriotes  innovaient;  mais  que  d'industries 
ils  ont  ranimées  ou  développées,  comme  la  tannerie,  la  maroquine- 
rie, la  ganterie  de  peau,  la  fabrication  des  vêtemens,  des  articles 
de  mode  et  de  toilette  !  Hs  firent  un  art  de  l'horlogerie,  qui  n'était 
avant  eux  qu'un  métier.  La  verrerie  brandebourgeoise  ne  fabri- 
quait que  des  vitres  et  des  bouteilles  :  ils  coulèrent  les  premières 
glaces.  Enfin  la  métallurgie  leur  dut  de  grands  perfectionnemens  : 
un  réfugié  fut  directeur  des  forges  et  des  fonderies  électorales. 

Un  moins  grand  nombre  de  nos  compatriotes  s'adonnèrent  au 
commerce,  mais  les  services  qu'ils  rendirent  furent  énormes.  Le 
commerce  n'avait  jamais  été  très  florissant  dans  ce  pays  situé  à 
l'est  de  l'Elbe,  c'est-à-dire  à  l'extrémité  de  la  zone  commerciale 
de  l'Europe,  et  qui  avait  si  peu  de  choses  à  vendre  ;  au  milieu  du 
xvii^  siècle,  il  était  nul.  Les  Français  Girard,  Michelet ,  Baudoin, 
Mangin,  Perrault,  ouvrirent  les  plus  grandes  maisons  qui  aient  eu 
des  relations  avec  l'étranger. 

On  ne  sait  point  exactement  le  nombre  de  réfugiés  qui  s'adon- 
nèrent à  l'agriculture;  mais  de  nombreuses  colonies  agricoles  fran- 


874  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

çaises  furent  fondées  surtout  dans  l'Ekermark,  dont  les  campa- 
gnes avaient  le  plus  souffert  pendant  la  guerre.  Elles  ne  rendirent 
d'ailleurs  de  services  spéciaux  que  pour  la  culture  du  tabac  et 
la  culture  maraîchère.  Les  Brandebourgeois  prisaient  peu  les  lé- 
gumes et  ils  appelaient  par  dérision  les  Français  des  a  mangeurs 
de  haricots.  »  L'électeur,  qui  aimait  les  légumes,  les  faisait  venir  de 
Hambourg  ou  de  Leipzig;  il  eut  bientôt  à  sa  portée  de  quoi  fournir 
sa  table.  Des  jardiniers  français  s'établirent  dans  les  faubourgs  de 
Berlin,  à  Gharlottenbourg  et  à  Moabit,  triste  quartier  sablonneux,, 
auquel  ils  avaient  donné  le  nom  biblique  de  terre  de  Moab,  qui  lui 
est  resté.  Par  des  prodiges  de  travail  et  d'habileté,  ils  obtinrent 
bientôt  de  superbes  récoltes  de  légumes  et  de  fruits.  Les  indigènes 
n'en  pouvaient  croire  leurs  yeux,  et  ce  n'était  point  sans  quelque 
scrupule  que  leur  palais  goûtait  des  délices  inconnues  :  Rusé,  le 
jardinier  célèbre  du  faubourg  de  Kôpenick,  fut  même  accusé  de 
sortilèges  nocturnes.  On  s'habitua  pourtant  à  cette  merveille;  les 
maisons  des  faubourgs  devinrent  des  rendez -vous  de  promenade 
où  le  Berlinois,  le  dimanche,  alla  boire  et  manger  sous  la  treille. 
Aujourd'hui  encore,  si  l'on  prend  à  Berlin  le  tramway  qui  part  de 
la  porte  de  Brandebourg  pour  aller  visiter  le  pays  de  Moab,  on  lit 
des  noms  français  sur  les  murs  des  potagers. 

Après  avoir  énuméré  tant  de  bienfaits  matériels,  il  faut  parler 
encore  des  services  intellectuels  rendus  par  les  réfugiés.  Ces  vic- 
times de  la  persécution  religieuse  avaient  emmené  avec  elles  ou 
plutôt  elles  avaient  suivi  leurs  pasteurs.  Beaucoup  étaient  des  éru- 
dits,  et  qui  avaient  du  goût;  leur  parole  donna  aux  pasteurs  bran- 
debourgeois, orateurs  médiocres,  abondans  en  phrases  creuses  et  se 
complaisant  aux  violences  et  aux  injures,  le  modèle  de  l'éloquence 
de  la  chaire.  Les  jurisconsultes  étaient  assez  nombreux  dans  la 
colonie,  et  ils  rendaient  la  justice  à  leurs  compatriotes;  mais  leurs 
nouveaux  souverains  les  mirent  à  contribution.  Tout  le  parlement 
de  la  principauté  d'Orange  avait  émigré  ;  il  avait  conservé  son  nom 
et  sa  constitution;  dans  les  cérémonies  solennelles,  il  figurait,  comme 
il  fit  aux  funérailles  de  l'électrice  Charlotte,  en  corps  et  en  robe 
rouge  :  le  successeur  de  Frédéric-Guillaume  l'érigea  en  cour  d'ap- 
pel. On  avait  grand  besoin  de  médecins  dans  la  Marche,  où  l'office 
en  était  rempli  par  des  charlatans  et  des  empiriques  avec  qui  l'on 
traitait  à  forfait  :  les  réfugiés  fournirent  des  médecins  à  la  cour, 
comme  Jacob  de  Gaultier,  à  la  ville,  comme  le  célèbre  Duclos,  dont 
le  nom  est  encore  donné  aujourd'hui  par  les  Berlinois  à  un  remède 
contre  la  fièvre.  On  a  vu  que  Berlin  manquait  d'architectes  :  Abra- 
ham Quesney  travailla  beaucoup  à  l'embellissement  de  la  ville; 
d'autres  rendirent  ailleurs  les  mêmes  services.  Des  peintres  donnè- 
rent d'excellentes  leçons,  qui  ne  furent  guère  suivies,  il  est  vrai.  Des 


PRINCES    COLOMSATEURS    DE   LA    PRUSSE.  875 

érudits  honorèrent  le  collège  français  et  l'académie  des  sciences  fon- 
dée en  1700;  ils  contribuèrent  à  la  prospérité  de  l'université  de 
Francfort,  à  la  fondation  de  celle  de  Halle,  et  l'on  pourrait  donner 
une  longue  liste  des  noms  français  qui  ont  illustré  la  science  alle- 
mande, comme  La  Motte-Fouqué,  Michelet,  de  La  Courbière,  les 
Humboldt,  car  la  mère  de  ces  deux  grands  hommes  était  d'origine 
française. 

Les  gentilshommes  réfugiés  prirent  place  à  la  cour  et  dans  l'ar- 
mée. Plusieurs  servirent  comme  généraux  :  un  moment,  le  maré- 
chal de  Schomberg  mit  au  service  du  grand-électeur  son  expérience 
consommée.  Beaucoup  de  soldats  roturiers  entrèrent  dans  l'armée 
électorale,  où  ils  remplirent  presque  cinq  régimens.  Les  corps  des 
grands  mousquetaires  et  des  grenadiers  à  cheval  furent  composés  en 
grande  partie  de  Français.  Des  ingénieurs  français  entrèrent  dans  la 
compagnie  nouvellement  instituée  des  sapeurs  électoraux.  Le  plus 
triste,  c'est  que  ces  émigrés  ne  se  firent  pas  scrupule  d'éprouver 
leur  valeur  contre  la  patrie  qui  les  avait  rejetés  :  dans  la  guerre  de 
la  coalition  d'Augsbourg  se  distinguèrent  les  régimens  de  Yarennes 
et  de  Briquelmont,  et  l'on  vit,  dans  les  batailles  et  les  sièges  des 
bords  du  Rhin,  resplendir  au  plus  fort  du  danger  l'uniforme  écarlate 
brodé  d'or  des  grands  mousquetaires. 

11  s'en  faut  que  les  écrivains  allemands  soient  unanimes  à  recon- 
naître l'importance  des  services  rendus  à  la  Prusse  par  les  réfugiés. 
Déjà,  vers  la  fin  du  siècle  dernier,  Konig,  dans  son  Essai  d'une 
esquisse  historique  de  Berlin,  écrivait  qu'au  xvii*  siècle  la  Marche 
dut  bien  plus  aux  gens  simples  et  pratiques  venus  de  Hollande 
qu'aux  réformés  français,  attendu  que  ceux-ci  «  ont  apporté  avec 
les  belles  mœurs  et  les  beaux  usages  »  beaucoup  de  choses  dont 
on  pouvait  fort  bien  se  passer.  «  Il  vaut  mieux,  dit-il,  donner 
du  pain  aux  gens  que  de  leur  apprendre  la  meilleure  façon  de  l'or- 
ner! »  Sans  doute,  mais  les  réfugiés  n'ont-ils  pas  donné  le  pain  en 
même  temps  que  la  façon  de  l'orner?  Faut-il  oublier  tant  de  vail- 
lans  industriels  et  d'ingénieux  agriculteurs  pour  ne  plus  regarder 
que  les  boulangers  et  les  cuisiniers  qui  firent  connaître  en  Brande- 
bourg le  pain  blanc  et  la  cuisine  propre,  ou  les  aubergistes  qui  ou- 
vrirent à  Berlin  les  premiers  hôtels  convenables  qu'on  y  ait  connus, 
comme  l'Hôtel  de  Paris  dans  la  rue  des  Frères?  Aussi  bien  cette 
mauvaise  humeur  contre  les  membres  les  plus  humbles  de  la  colo- 
nie française  ne  s'explique-t-elle  pas,  car  les  cuisiniers,  hôteliers, 
tailleurs  et  coiffeurs  français  ne  sont  pas  parvenus  à  corrompre  la 
simplicité  des  mœurs  germaniques  :  ils  n'ont  appris  à  leurs  conci- 
toyens adoptifs  ni  à  s'habiller  avec  goût,  nia  manger  avec  propreté. 
Heureusement  pour  l'honneur  de  l'Allemagne,  les  écrivains  sérieux  ne 
se  laissent  pas  aller  à  ces  méchantes  querelles.  M,  Bebeim-Schwarz- 


876  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bach,  qui  vient  de  publier,  après  avoir  compulsé  dans  les  archives 
de  Prusse  nombre  de  documens  inédits,  un  excellent  livre  sur  les 
Colonisations  des  Hohenzollern,  fait  justice  des  préjugés  du  patriote 
Kônig,  et  l'on  sent,  en  lisant  l'énumération  raisonnée  qu'il  fait  des 
services  rendus  par  nos  compatriotes  à  l'état  du  grand-électeur,  une 
sorte  de  fierté  mêlée  de  regrets  et  de  tristesse. 

II. 

L'électeur  Frédéric  III,  qui  changea  dans  la  suite  son  titre  contre 
celui  de  roi,  et  qu'on  appela  dès  lors  Frédéric  I",  ne  ressemblait 
guère  à  son  glorieux  prédécesseur  :  c'est,  pour  la  médiocrité  de  l'es- 
prit, Louis  XIII  succédant  à  Henri  IV.  Encore  Louis  XIII  connaissait- 
il  sa  médiocrité,  tandis  que  Frédéric  I"  ne  soupçonna  pas  la  sienne, 
et  qu'il  la  rendit  tout  ensemble  plus  visible  et  plus  ridicule  en  la 
parant  de  toutes  les  pompes  d'une  fausse  grandeur.  C'est  un  véri- 
table parvenu.  Jamais  officier  de  fortune  n'a  considéré  ses  premiers 
galons  avec  autant  de  joie  que  cet  électeur  sa  couronne  d'or  :  il 
est  tout  entier  au  plaisir  de  la  sentir  sur  sa  tête;  il  la  fait  rayonner 
dans  des  fêtes  comme  Berlin  et  Kœnigsberg  n'en  avaient  jamais 
vu.  C'est  l'enfant  prodigue  d'une  famille  avare.  Pourtant  il  n'a 
pas  oublié  toutes  les  traditions  de  la  maison  paternelle  :  il  y  a  dans 
ce  pays  de  Prusse  de  si  dures  nécessités  qu'il  s'y  faut  soumettre 
malgré  qu'on  en  ait;  si  dépensier  que  l'on  soit,  il  faut  y  tenir  son 
livre  de  comptes,  et  comment  tenir  un  livre  de  comptes  sans  son- 
ger à  augmenter  les  recettes?  Aussi  le  règne  de  Frédéric  I"'  fut, 
en  de  certains  points,  la  continuation,  médiocre  il  est  vrai,  du 
règne  du  grand-électeur. 

Frédéric  P'"  avait  cependant  des  qualités,  de  la  bonté,  une  géné- 
rosité sincère,  bien  qu'il  eût  trop  soin  de  la  publier.  Il  fit  ce  que 
n'aurait  peut-être  pas  fait  son  prédécesseur,  ce  que  n'aurait  pas 
fait  assurément  son  successeur  :  il  laissa  partir  des  colons  que  la 
nostalgie  tourmentait,  et  même  il  s'employa  pour  les  rapatrier. 
Frédéric-Guillaume,  peu  de  temps  avant  de  mourir,  avait  donné 
des  ordres  pour  que  la  ville  de  Stendal,  qui  n'avait  pas  encore  re- 
levé ses  ruines,  reçût  une  colonie  de  Vaudois.  Il  avait  pris  sous  sa 
protection  ce  malheureux  petit  peuple,  ancêtre  des  réformateurs  et 
des  persécutés,  et  il  avait  écrit  en  leur  faveur  au  duc  de  Savoie 
Charles-Emmanuel  et  au  roi  Louis  XIV  des  lettres  qui  l'honorent. 
Il  les  avait  un  instant  préservés  des  fureurs  d'une  croisade  et  de  la 
sollicitude  d'une  «  congrégation  pour  la  propagation  de  la  foi,  » 
dont  les  membres,  hommes  et  femmes,  s'étaient  donné  la  pieuse 
mission  de  convertir  h  prix  d'argent  les  pauvres  montagnards;  mais, 
après  que  l'édit  de  Nantes  eut  été  révoqué,  l'exemple  donné  par  le 


PRINCES    COLONISATEURS    DE    LA    PRUSSE.  877 

plus  grand  roi  de  l'Europe  eut  plus  de  poids  auprès  du  duc  de  Sa- 
voie que  les  représentations  du  lointain  électeur  de  Brandebourg. 
Un  édit  atroce,  lancé  contre  les  Vaudois,  fut  suivi  d'une  guerre 
atroce  où  trois  mille  hommes  furent  massacrés  et  deux  mille  en- 
fans  enlevés  à  leurs  familles.  Dix  mille  prisonniers  avaient  été  faits  : 
tout  ce  que  purent  obtenir  les  puissances  protestantes,  ce  furent 
l'élargissement  et  l'exil  de  ces  malheureux,  dont  la  moitié  avait  déjà 
succombé  dans  les  horribles  prisons  où  ils  avaient  été  jetés,  quand 
arrivèrent  les  troupes  ducales  chargées  d'emmener  les  survivans 
hors  du  territoire.  On  les  conduisit  en  Suisse  :  le  grand-électeur  y 
envoya  des  commissaires  chargés  de  leur  offrir  un  asile.  Ils  accep- 
tèrent, et  c'est  Frédéric  P'  qui  les  reçut  en  Brandebourg;  mais  les 
Brandebourgeois  ne  furent  point  aussi  hospitaliers  que  leur  prince; 
bien  reçus  à  Spandau,  les  Vaudois  le  furent  très  mal  à  Stendal  et  à 
Burg.  Aucuns  préparatifs  n'avaient  été  faits  pour  les  recevoir.  Il 
fallut  les  loger  chez  les  habitans,  qui  les  reléguèrent  au  grenier, 
et,  par  un  hiver  rigoureux,  refusèrent  l'approche  du  foyer  même 
aux  malades  et  aux  femmes  qui  allaitaient  leurs  enfans.  Un  concert 
de  lamentations  arriva  jusqu'à  l'électeur,  qui  ne  sut  pas  trouver  de 
remède  à  ces  misères.  Il  fut  trop  heureux,  quand  en  1690  le  duc 
de  Savoie,  brouillé  avec  Louis  XIV,  eut  amnistié  les  Vaudois,  de 
ménager  à  ceux  qu'il  avait  recueillis  le  retour  vers  leur  patrie.  Son 
bon  cœur  se  montra  dans  le  soin  qu'il  prit  de  veiller  sur  eux  pen- 
dant la  route.  Il  alla  jusqu'à  leur  envoyer  quelque  argent  dans 
leur  propre  pays,  à  la  nouvelle  qu'ils  avaient  trouvé  leurs  maisons 
en  ruines  et  qu'ils  étaient  exposés  à  l'intempérie  d'une  rude  sai- 
son. Il  ne  faut  pourtant  point  exagérer  sa  générosité  :  elle  ne  lui 
coûta  pas  en  cette  circonstance  plus  de  mille  pistoles. 

11  ne  tint  pas  même  à  Frédéric  I''''  que  les  réfugiés  français  ne  re- 
tournassent dans  leur  patrie.  Quand  s'ouvrirent  les  négociations 
pour  la  paix  de  Ryswick,  ces  exilés  s'abandonnèrent  à  l'espérance 
de  revoir  la  France,  qu'ils  n'avaient  point  oubliée.  Ils  intéressèrent 
à  leur  cause  tous  les  princes  de  l'Europe,  et  Frédéric  s'employa 
pour  eux  avec  une  persévérance  dont  il  prévoyait  sans  doute  toute 
l'inutilité.  Son  ambassadeur  à  Paris  joignit  ses  efforts  à  ceux  de 
l'ambassadeur  anglais.  Pendant  le  congrès,  les  représentans  des 
états  réformés  firent  en  faveur  des  réfugiés  une  démarche  collec- 
tive. Un  jour  de  prière  fut  célébré  dans  tous  les  pays  protestans 
pour  prier  Dieu  d'incliner  à  la  miséricorde  le  cœur  de  Louis  XIV. 
Louis  répondit  que  ses  anciens  sujets  ne  pourraient  rentrer  en 
France  qu'à  la  condition  àa  faire  solennellement  profession  de 
catholicisme.  Le  sort  en  était  jeté  :  les  réfugiés  ne  su  considérèrent 
plus  comme  campés  sur  la  terre  étrangère  ;  l'asile  devint  pour  eux 
la  patrie  ! 


878  REVUE   DES   D'EUX   MONDES. 

Les  guerres  de  Louis  XIV  valurent  à  la  Prusse  les  meilleurs  colons 
qu'elle  reçut  au  temps  de  Frédéric  P''.  Fuyant  leur  pays  incendié, 
conquis  et  ramené  de  force  au  catholicisme,  un  grand  nombre  d'ha- 
bitans  du  Palaiinat  cherchaient  un  refuge  :  ils  s'adressèrent  à  Fré- 
déric, qui  accueillit  leur  requête  avec  empressement,  car  il  était  en 
train  de  rebâtir  et  de  repeupler  Magdebourg.  Le  grand-électeur 
n'avait  pu  relever  les  ruines  que  l'armée  impériale  y  avait  faites 
pendant  ces  trois  sinistres  journées  de  la  guerre  de  trente  ans,  où 
les  Wallons  et  les  Croates  de  Papenheim,  lâchés  comme  des  bêtes 
fauves  sur  la  ville  prise,  tuèrent  30,000  habitans  inofTensifs,  et, 
mêlant  l'incendie  aux  massacres,  brûlèrent  toutes  les  maisons,  sauf 
cent  trente  huttes  de  pêcheurs,  qui  demeurèrent  debout  aux  bords 
de  l'Elbe,  mais  vides  de  meubles  et  d'habitans.  C'est  vers  Magde- 
bourg que  Frédéric  appela  les  émigrés  après  leur  avoir  promis  toute 
sorte  de  privilèges;  il  fit  répandre  dans  le  Palatinat  une  sorte  de 
réclame  où  étaient  vantés  les  avantages  et  les  charmes  de  la  ville. 
Elle  est  située,  disait  le  rédacteur  de  cette  affiche  écrite  en  français, 
{(  dans  une  vaste ^/^me  sur  les  bords  de  l'Elbe,  rivière  des  plus  belles 
et  des  plus  navigables,  »  et,  jouant  sur  l'étymologie  du  mot  Magde- 
bourg, il  ajoutait  en  style  du  xviii^  siècle  :  «  On  dit  qu'elle  a  tiré 
son  nom  de  Vénus  et  des  Grâces,  ses  suivantes...  »  Comment  résis- 
ter à  de  pareilles  séductions?  1,376  familles,  représentant  7,000  in- 
dividus, vinrent  s'établir  à  Magdebourg  ou  aux  environs.  Parmi  eux 
se  trouvaient  des  savans,  des  théologiens,  des  jurisconsultes,  des 
artisans,  des  cultivateurs.  Ces  derniers  introduisirent  la  culture  du 
tabac,  qui-  devint  une  richesse  pour  le  pays,  et  tous  contribuèrent 
à  rendre  à  la  pauvre  ville  une  partie  de  sa  prospérité  d'autrefois. 

Cependant  les  anciens  habitans  voyaient  de  mauvais  œil  ces 
étrangers  que  l'on  comblait  de  privilèges,  et  qui  leur  faisaient  dans 
leur  commerce  et  leur  industrie  une  concurrence  ruineuse.  L'élec- 
teur n'est  occupé  qu'à  raisonner  avec  ses  sujets  et  à  les  apaiser. 
Tantôt  il  les  avertit  d'être  plus  charitables,  s'ils  ne  veulent  pas  que 
«  le  bon  Dieu  se  mette  de  nouveau  en  colère  contre  la  ville;  » 
tantôt  il  leur  explique  tout  au  long  qu'ils  se  méprennent  sur  leurs 
vrais  intérêts.  Une  fois  même  il  fait  publier  par  questions  et  ré- 
ponses un  véritable  traité  sur  les  avantages  de  la  colonisation,  où 
se  trouve  exposé  tout  le  programme  des  Hohenzollern  en  cette  ma- 
tière. En  voici  quelques  passages  un  peu  abrégés  :  «  Est-il  utile  à 
un  pays  et  à  ses  anciens  habitans  que  le  prince  attire  des  étrangers 
par  certaines  immunités  et  libertés? —  Oui,  cela  est  utile,  car  l'ex- 
périence prouve  que,  plus  il  y  a  d'habitans  en  un  lieu,  plus  il  y  a 
d'industrie.  D'ailleurs  rien  n'est  plus  probant  que  l'exemple  de  l'in- 
comparable héros,  son  altesse  électorale  Frédéric-Guillaume,  de 
glorieuse  mémoire ,  qui  a  pris  sous  sa  très  gracieuse  protection  les 


PRINCES  COLONISATEURS  DE  LA  PRUSSE.  879 

Français  chassés  de  chez  eux  par  la  persécution  religieuse,  et  attiré 
ainsi  dans  le  pays  d'utiles  manufactures  de  toute  sorte.  Sa  majesté 
prussienne  n'a  fait  que  suivre  ce  louable  exemple  en  accueillant 
très  gracieusement  les  habitans  de  la  ville  de  Manheim  et  d'autres 
lieux  ruinés  de  fond  en  comble  par  l'invasion  française.  —  Les  an- 
ciens habitans  n'auraient-ils  pas  fait  tout]ce  qu'ont  fait  les  nouveaux, 
si  sa  majesté  leur  avait  donné  de  pareils  privilèges?  —  Gela  est  fort 
douteux,  puisque  pendant  soixante  ans  ils  n'ont  rien  fait.  —  Sa  ma- 
jesté dépense  encore  chaque  année  de  l'argent  pour  la  colonie.  Est- 
ce  que  cet  argent  rapporte  quelque  profit?  —  Depuis  leur  arrivée  à 
Magdebourg  jusqu'à  l'année  1708  inclusivement,  les  colons  venus 
du  Palatinat  ont  coûté  en  tout  iih, li6'2  thalers.  Or  ils  ont  dépensé 
en  achat  et  construction  de  maisons,  abstraction  faite  des  avances  et 
réductions  qu'on  leur  a  concédées,  102,8Zi6  thalers,  avec  l'argent 
qu'ils  ont  apporté  du  Palatinat  ou  qu'ils  ont  gagné  par  leur  travail. 
Leurs  manufactures  de  tabac  et  de  laine,  à  ne  parler  que  des  plus 
importantes,  de  celles  qui  travaillent  pour  l'exportation,  ont  attiré 
dans  le  pays  667,395  thalers.  Enfin  les  étrangers  ont  pour  leur  seul 
entretien  dépensé  près  de  1  million  de  thalers,  et  il  suffît  de  compa- 
rer le  budget  de  la  ville  en  1689  et  en  1708  pour  voir  si  ses  reve- 
nus ont  été  augmentés  ou  diminués...  C'est  pourquoi  ceux  qui  ont 
été  jusqu'ici  mal  disposés  pour  les  pauvres  étran^  jrs  feront  bien  de 
cesser  leurs  hostilités,  et  de  se  réjouir  par  charité  chrétienne  de 
voir  des  malheureux  gagner,  sans  faire  tort  à  qui  que  ce  soit,  un 
petit  morceau  de  pain.  Sur  ce,  que  le  Très-Haut  daigne  prodiguer 
également  aux  anciens  et  aux  nouveaux  habitans  les  trésors  de  sa 
bénédiction  !  »  Ainsi  se  termine  par  une  prière  ce  budget  dressé  en 
forme  de  catéchisme.  On  y  voit  ce  qu'on  disait  tout  à  l'heure,  que 
Frédéric  I"  savait  fort  bien  compter,  que  la  sollicitude  des  Hohen- 
zoUern  pour  les  persécutés  n'était  point  toute  désintéressée,  et  que 
la  charité  chrétienne  était  en  Prusse  un  placement,  fort  légitime 
d'ailleurs,  qui  rapportait  beaucoup  plus  que  100  pour  100. 

La  qualité  de  persécuté  n'était  pas  nécessaire  pour  ouvrir  aux 
immigrans  les  portes  de  la  Prusse.  En  l'année  1693,  les  gouverne - 
mens  de  Zurich  et  de  Berne  ayant  recommandé  à  Frédéric  des 
sujets  protestap-**  de  l'abbé  de  Saint-Gall  qui  se  disaient  vexés  par 
leur  maître,  Freaéric  fit  répondre  qu'il  les  accueillerait  volontiers» 
mais  qu'il  verrait  aussi  arriver  aven  Tjlaisir  des  artisans  de  tous  les 
cantons,  «  pourvu  qu'ils  eussent  quelque  argent.  »  Il  désigne  l'es- 
pèce d'artisans  qui  lui  manquent  :  il  faudrait  ici  des  fileurs,  là  des 
maçons,  ailleurs  des  marchands  ou  des  laboureurs.  Tous  auront  des 
privilèges  et  des  immunités;  il  faudra  pourtant  que  les  cultiva- 
teurs achètent  leurs  terres,  on  leur  fera  de  bonnes  conditions,  toute- 
fois il  est  nécessaire  qu'ils  apportent  au  moins  200  thalers.  On  les 


880  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

dispenserait  volontiers  de  cette  exigence;  mais  «  les  temps  sont  si 
durs!  »  D'ailleurs  on  aura  grand  soin  de  leurs  familles;  le  roi  ga- 
rantit aux  enfans  l'apprentissage  gratuit,  et  même,  s'il  se  trouve 
parmi  eux  quelques  ingénia,  il  leur  promet  le  bienfait  de  la  table 
commune  au  collège  de  Joachimsthal  à  Berlin ,  et  plus  tard  une 
bourse  à  l'université  de  Francfort. 

Ces  promesses  attirèrent  bon  nombre  de  Suisses  dans  les  états 
de  Frédéric,  où  l'on  trouvait  toujours  de  la  place  et  de  la  besogne. 
C'est  vers  l'est,  dans  le  duché  de  Prusse  et  la  Lithuanie,  que  le  roi 
dirigea  les  nouveaux  colons.  Ici  encore  que  de  désastres  à  réparer, 
plus  lamentables  que  ceux  dont  nous  avons  vu  le  tableau  !  Dans  la 
guerre  qui  éclata,  vers  la  fm  du  xvii*  siècle,  entre  la  Pologne  d'une 
part,  la  Suède  et  le  Brandebourg  de  l'autre,  les  Polonais  avaient 
demandé  des  secours  aux  Tartares,  qui  envahirent,  au  nombre  de 
50,000,  les  provinces  prussiennes.  En  moins  d'une  année,  Tar- 
tares et  Polonais  brûlèrent  13  villes  et  2Zi9  bourgs  et  villages.  Ils 
étranglèrent  23,000  hommes  et  en  emmenèrent  3Zi,000  en  capti- 
vité. Plus  terrible  encore  fut  la  peste  qui  vint  après  la  guerre  : 
Kœnigsberg  perdit  en  huit  mois  10,000  habitans,  le  district  d'Ins- 
terburg  66,000.  En  tout,  il  y  eut  plus  de  200,000  victimes,  si  bien 
que  la  province  prit  l'aspect  d'un  désert.  Il  aurait  fallu,  pour  com- 
bler tous  ces  vides,  qu'il  arrivât  de  Suisse  de  véritables  armées 
d'immigrans.  Or  il  n'en  vint  que  6,000  ou  7,000,  parmi  lesquels  un 
certain  nombre  s'arrêtèrent  en  Brandebourg.  Pour  accroître  ce 
nombre  très  insuffisant,  Frédéric  chercha  en  Suisse  des  colons 
d'une  autre  sorte. 

Il  y  avait,  dans  les  cantons  de  Berne  et  de  Zurich,  un  certain 
nombre  de  disciples  de  Menno,  ce  singulier  réformateur,  contem- 
porain de  Luther,  qui  voulait  que  ses  fidèles,  non  contens  de  pra- 
tiquer la  pure  doctrine  religieuse,  enseignassent  au  monde  la  per- 
versité des  lois  politiques  qui  le  régissaient,  et  le  préparassent  à 
s'en  donner  de  meilleures.  Ils  ne  devaient  en  aucun  cas  recourir  à 
la  violence;  les  yeux  fixés  sur  un  état  idéal  où  il  n'y  aurait  plus  ni 
mensonge,  ni  injustice,  ni  haine,  ils  n'opposaient  aux  abus  qu'une 
résistance  passive,  refusant  le  serment,  qui  suppose  le  mensonge,  et 
le  service  militaire,  qui  suppose  la  haine.  Cette  conduite  n'était  pas 
du  goût  des  princes.  Plusieurs  s'adressèrent  à  Luther  pour  savoir  de 
lui  comment  il  fallait  traiter  ces  novateurs  :  l'intolérant  réformateur, 
alléguant  saint  Paul  et  l'Esprit-Saint,  répondit  qu'il  ne  fallait  pas  les 
souffrir.  Dès  le  xvi^  siècle,  les  mennonites  furent  persécutés  en 
Suisse,  mais  il  en  demeura  toujours.  A  la  fin  du  xvii^  siècle,  le  gou- 
vernement zurichois  voulut  forcer  à  s'armer  ceux  qui  habitaient  sur 
son  territoire  :  ils  refusèrent.  Il  voulut  exiger  qu'à  défaut  de  ser- 
ment ils  répondissent  au  moins  oui  ou  non  aux  questions  qu'on 


PRINCES    COLONISATEURS    DE    LA    PRUSSE.  881 

leur  adressait  en  justice  :  ils  n'y  consentirent  pas.  Il  leur  ordonna 
de  s'exiler,  ils  demeurèrent  :  alors  la  persécution  commença.  Au 
même  temps,  Berne  édictait  contre  les  mennonites  le  bannisse- 
ment, la  marque,  les  galères,  la  mort.  A  la  fin,  Frédéric  I"  inter- 
vint comme  protecteur  de  ces  persécutés.  Il  se  trouva  en  concur- 
rence avec  les  états-généraux  de  Hollande,  qui  oITraient  aussi  un 
asile  aux  mennonites.  Les  deux  puissances  se  surveillèrent  l'une 
l'autre,  car  chacune  d'elles  aurait  volontiers  pris  à  sa  charge  les 
colons  riches  et  remis  les  pauvres  à  la  charité  de  l'autre.  A  la  lin, 
les  mennonites  arrivèrent  dans  la  Prusse  orientale,  oii  on  leur 
permit  d'honorer  Dieu  comme  ils  voulaient ,  sans  crainte  des  re- 
cruteurs royaux.  On  ne  sait  pas  au  juste  combien  ils  étaient,  mais 
il  est  certain  qu'ils  n'étaient  pas  nombreux,  et  que  leur  arrivée  ne 
changea  guère  l'état  des  choses  dans  la  malheureuse  province.  Fré- 
déric P''  n'avait  point  dans  la  volonté  assez  de  suite  ni  d'énergie 
pour  remédier  aux  maux  dont  souffrait  la  Prusse.  Quand  il  mourut, 
la  désolation  y  régnait  toujours;  d'immenses  espaces  demeuraient 
incultes,  la  végétation  sauvage  croissait  à  l'aise  dans  les  vastes  ci- 
metières qui  s'étendaient  à  perte  de  vue  partout  où  avait  sévi  le 
fléau,  et  de  grands  bois,  qui  sont  encore  debout  aujourd'hui,  s'y 
formèrent,  enlaçant  dans  leurs  racines  les  ossemens  de  tous  ces 
trépassés. 

III. 

On  vit  bien,  dès  le  jour  du  couronnement  de  Frédéric- Guil- 
laume P"",  que  le  nouveau  prince  entendait  régner  tout  autremen^. 
que  n'avait  fait  le  défunt.  Au  lieu  de  dépenser  pour  cette  cérémo- 
nie 6  millions  de  thalers  comme  Frédéric  I",  Frédéric-Guillaume  y 
employa  2,5Zi7  thalers  9  pfennigs,  et  il  est  probable  qu'il  trouva 
que  cela  était  bien  cher.  La  cour  de  Prusse  fut  tout  de  suite  trans- 
formée. Plus  de  beaux  habits  :  le  roi  n'en  porte  point  et  ne  les  to- 
lère pas  autour  de  lui.  La  mode  qu'il  aime,  c'est  le  vêtement  court 
et  l'épée  longue.  Il  ne  se  complaît  pas,  comme  Frédéric,  dans 
l'admiration  de  sa  dignité  royale,  mais  quel  roi  fut  jamais  plus 
pénétré  du  sentiment  de  ses  devoirs?  Il  ne  néglige  aucun  détail  et 
veut  tout  voir  par  lui-même.  Ses  promenades  sont  des  inspections; 
sa  canne,  dans  les  rues  de  Berlin,  s'abat  sur  le  dos  des  oisifs.  Il  a 
des  tendresses  à  sa  façon  pour  les  travailleurs;  par  exemple,  il 
s'intéresse  personnellement  aux  paysannes,  qu'il  admet  à  Konigshort 
dans  «  l'école  pour  la  fabrication  du  beurre,  »  fondée  par  lui;  si 
elles  ont  été  laborieuses  et  dociles  pendant  les  deux  années  d'ap- 
prentissage gratuit  qu'elles  ont  faites,  et  qu'il  les  trouve  aptes  à 

TOME  XII.  —  1875.  50 


882  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

répandre  «  la  science  »  dans  les  campagnes,  il  leur  compte  une 
dot  de  100  thalers,  afin  qu'elles  puissent  épouser  de  «  bons  gars.  » 
L'actif  et  laborieux  personnage  ne  se  perd  pourtant  point  dans  l'in- 
fmiment  petit  :  il  s'est  rendu  un  compte  très  exact  des  besoins  de 
ses  états,  il  a  mis  à  l'étude  les  meilleurs  moyens  d'y  satisfaire,  et, 
la  décision  prise,  il  y  a  conformé  toute  sa  vie. 

Com-me  le  grand-électeur,  il  voit  que  le  remède  à  la  misère  de 
ses  états  est  la  colonisation  ;  mais  il  ne  veut  pas  prendre  de  colons 
de  toutes  mains  :  il  exige  de  ceux  qu'il  accueille  parmi  ses  sujets  le 
travail  et  l'obéissance.  C'est  lui  quia  trouvé  la  devise  de  la  monar- 
chie prussienne,  nicht  raisonniren,  c'est-à-dire  ici  Von  ne  raidonne 
pas.  Or  les  mennonites  raisonnaient  beaucoup  trop  suivant  lui,  et 
ces  chercheurs  d'idéal  n'étaient  pas  son  fait.  On  sait  le  goût  que  le 
«  roi  sergent,  »  comme  on  l'a  surnommé,  avait  pour  les  soldats 
géans,  qu'il  appelait  «  mes  chers  longs  gars;  »  aucune  puissance  au 
monde  n'était  capable  de  protéger  contre  ses  effrontés  recruteurs 
les  malheureux  auxquels  la  nature  avait  donné  une  belle  taille.  Ces 
agens  arrêtèrent  un  jour  en  Italie  un  prédicateur  descendant  de  la 
chaire;  ils  exerçaient  leur  industrie  sur  les  grands  chemins,  où  ils 
enlevèrent  une  fois  un  ambassadeur  de  l'empire  :  comment  s'en-  se- 
raient-ils laissé  imposer  par  les  scrupules  religieux  des  mennonites? 
Sans  doute  ils  étaient  disposés  à  respecter  les  idées  des  hommes  de 
taille  médiocre,  mais  toute  liberté  de  conscience  cessait  à  leurs  yeux 
au-dessus  de  six  pieds.  Mis  sur  la  piste  d'une  famille  de  géans  qui 
faisait  partie  d'une  communauté  de  mennonites,  ils  pénétrèrent  de 
nuit  dans  les  maisons  qu'elle  habitait,  y  commirent  des  brutalités 
et  emmenèrent  six  beaux  hommes  à  Potsdam  ;  là  on  mit  dans  le 
rano-  ces  pauvres  philosophes  et  on  leur  commanda  l'exercice,  un 
seul  obéit,  mais  les  cinq  autres  résistèrent  si  longtemps  et  si  bien 
qu'il  fallut  à  la  fin  les  laisser  partir.  Blessé  dans  sa  plus  chère  af- 
fection, offensé  aussi  par  le  ton  des  réclamations  qu'il  reçut,  le  roi 
ordonna  aux  mennonites  de  sortir  du  royaume  pour  faire  place  «  à 
d'autres  bons  chrétiens,  qui  ne  tiendraient  pas  pour  défendu  le  ser- 
vice militaire.  »  Dans  la  suite,  il  se  départit  un  peu  de  cette  sévé- 
rité, quand  on  lui  eut  écrit  de  Kœnigsberg  que  la  caisse  des  impôts 
souffrirait  du  départ  des  mennonites.  Il  ne  pouvait  pas  être  insen- 
sible à  cette  sorte  d'argument,  lui  qui  disait  de  lui-même  qu'il  était 
le  ministre  des  finances  et  le  ministre  de  la  guerre  du  roi  de  Prusse. 
Le  ministre  des  finances  fit  entendre  raison  au  ministre  de  la  guerre; 
mais  au  fond  Frédéric-Guillaume  ne  pardonna  jamais  à  ces  chrétiens, 
qui  ne  voulaient  point  entrer  dans  sa  garde. 

Il  exigeait  que  les  colons  s'établissent  au  lieu  qu'il  indiquerait, 
sans  esprit  de  retour.  Un  départ  était  à  ses  yeux  une  désertion.  Des 
paysans  de  la  frontière  lithuanienne  ayant  passé  en  Pologne  à  l'in- 


PRINCES    COLONISATEURS   DE   LA   PRUSSE.  883 

stigation  de  Polonais  qui  les  avaient  aidés  à  emmener  leurs  trou- 
peaux, leur  mobilier,  y  compris  les  portes  et  les  fenêtres  de  leurs 
maisons,  il  en  conçut  une  violente  colère  contre  la  Pologne  en- 
tière, et  il  envoya  l'ordre  de  ne  plus  admettre  parmi  les  colons  un 
seul  Polonais  «  sous  peine  de  mort.  »  Du  reste,  il  ne  jugeait  pas 
bon  que  l'on  accueillît,  au  voisinage  de  la  Pologne,  dans  un  pays 
qui  n'était  pas  germanisé,  des  colons  qui  ne  parlassent  pas  le  «  bon 
allemand  !  »  Il  se  défie  beaucoup  aussi  des  Juifs,  qui  ne  savent  pas 
demeurer  en  place  et  qui  sèment  les  mauvais  conseils;  il  lance  des 
édits  contre  «  ces  vagabonds  et  autres  mauvaises  gens,  »  qu'il  ac- 
cuse de  provoquer  la  désertion  des  paysans.  «  Si  quelqu'un,  dit-il, 
met  la  main  sur  un  de  ces  Juifs,  qu'on  lui  compte  tout  de  suite  une 
grosse  récompense.  » 

Frédéric-Guillaume  savait  que  le  meilleur  moyen  de  retenir  les 
colons  était  d'observer  scrupuleusement  les  promesses  qu'on  leur 
avait  faites  pour  les  attirer.  Malheur  à  qui  se  rendait  coupable  de 
quelque  injustice  envers  les  hôtes  de  la  monarchie  prussienne!  Un 
conseiller  de  guerre  qui  avait  commis  une  exaction  au  détriment 
de  réfugiés  fut  à  peine  découvert  qu'il  fut  pendu.  Pour  que  la  sol- 
licitude royale  eût  son  plein  effet,  le  roi  institua  une  commission 
spéciale  de  colonisation,  et  il  publia  sous  forme  de  patentes  une 
sorte  de  code  des  droits  et  des  devoirs  du  colon.  Tout  y  était  réglé 
pour  toutes  les  catégories  d'immigrans  ;  il  leur  y  distribuait  d'une 
main  généreuse  les  libertés  et  les  privilèges.  Pour  eux,  cet  avare 
devenait  prodigue.  En  un  temps  où  les  recettes  de  l'état  ne  mon- 
taient qu'à  7,400,000  thalers,  il  en  dépensa  1  million  par  an,  pen- 
dant six  ans,  dans  la  seule  Lithuanie.  Les  intérêts  intellectuels  et 
moraux  de  ses  nouveaux  sujets  ne  le  préoccupaient  pas  moins  que 
leurs  intérêts  matériels.  Il  respecta  leur  liberté  de  conscience,  étant, 
comme  ses  prédécesseurs,  très  tolérant,  car  il  célébra  aussi  pieuse- 
ment le  centenaire  de  Luther  que  celui  de  la  conversion  au  calvi- 
nisme de  Jean-Sigismond,  et  quand  il  étal^lit  à  Spandau  et  à  Pots- 
dam  des  fabriques  d'armes,  il  donna  des  aumôniers  catholiques  à 
des  ouvriers  de  Liège,  qu'il  fit  venir,  car  il  estimait  qu'on  peut  être 
fort  bon  papiste  et  fabriquer  d'excellens  fusils.  Seuls,  le  ratio- 
naliste et  l'athée  ne  trouvaient  pas  grâce  devant  ses  yeux  :  il  les 
mettait  en  prison  ;  mais  il  n'entendait  pas  protéger  la  foi  par  l'igno- 
rance. Il  multiplia  les  écoles  dans  les  provinces  où  il  appela  le  plus 
de  colons.  «  Je  serais  bien  avancé,  disait-il,  si,  après  avoir  mis  le 
pays  en  culture,  je  n'y  avais  pas  fait  de  bons  chrétiens.  »  Malgré 
des  difficultés  de  toute  sorte,  il  fonda  en  Lithuanie  et  dans  la  Prusse 
orientale  l,Zi80  écoles.  Toute  cette  peine  eut  sa  récompense.  En 
1725,  9,539  habitans  nouveaux  avaient  été  appelés  en  Prusse;  plu- 
sieurs villes  et  li60  villages  avaient  été  fondés.  Ce  n'était  qu'un  dé- 


88/i  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

but;  l'intolérance  religieuse  allait,  une  fois  encore,  gagner  à  la  Prusse 
de  nombreux  enfans. 

L'évêché  de  Salzbourg  était  une  des  plus  anciennes  et  des  plus 
illustres  principautés  de  l'Allemagne;  il  comptait  200,000  habi- 
tans,  parmi  lesquels  la  réforme  s'était  glissée  en  dépit  des  princes- 
évêques  et  de  la  persécution.  Deux  prélats  tolérans  s'étant  succédé 
à  la  fm  du  xvii^  et  au  commencement  du  xviii'^  siècle,  le  nombre 
des  dissidens  s'accrut  encore  pendant  cette  trêve,  et  le  baron  Léo- 
pold  de  Firmian  montra,  dès  son  avènement  au  trône  épiscopal, 
l'inquiétude  et  le  mécontentement  qu'il  en  ressentait.  Après  beau- 
coup de  mesures  maladroites,  de  missions  manquées,  de  pèleri- 
nages sans  succès  et  de  menaces  inutiles,  l'évêque,  réprimandé 
d'un  côté  par  les  puissances  réformées,  appuyé  de  l'autre  par  l'em- 
pereur Charles  VI,  eut  recours  à  la  force  ouverte ,  qui  ne  réussit 
pas  mieux  que  le  reste.  Invoquant  alors  l'article  de  la  paix  de  West- 
phalie,  il  ordonna  aux  non-catholiques  de  s'exiler,  mais  sans  leur 
laisser  les  délais  fixés  par  les  traités;  il  retira  un  moment  sa  déci- 
sion, puis  il  y  revint  :  bref,  il  s'aperçut  trop  tard  qu'il  avait  com- 
mis une  faute  énorme,  quand  30,000  de  ses  sujets,  et  des  meil- 
leurs, eurent,  après  avoir  subi  les  plus  mauvais  traitemens,  passé 
la  frontière. 

Il  y  avait  longtemps  que  le  roi  Frédéric-Guillaume  était  aux 
écoutes;  un  des  premiers,  il  avait  protesté  contre  la  persécution. 
Les  écrivains  catholiques  assurent  qu'il  envoya  des  émissaires  dans 
l'évêché  pour  y  fomenter  le  mécontentement  :  rien  n'est  plus  vrai- 
semblable, mais  peut-être  la  réputation  d'une  terre  d'asile  qu'a- 
vait value  à  la  Prusse,  depuis  plus  d'un  siècle,  la  conduite  de 
ses  princes,  suffît-elle  pour  expliquer  que  les  Salzbourgeois  se 
soient  adressés  à  Frédéric- Guillaume.  En  1731,  le  roi  reçoit  deux 
de  leurs  envoyés  ;  il  leur  promet  que ,  quand  même  plusieurs 
milliers  de  leurs  compatriotes  voudraient  venir  se  réfugier  dans 
son  pays,  il  les  recevrait  tous  «  par  grâce,  par  amour  et  par  cha- 
rité! »  Bientôt  il  appelle  les  exilés  par  des  manifestes  publics,  et 
il  envoie  à  Regensbourg  un  agent  chargé  de  les  conseiller  et  de 
les  guider.  Alors  la  plupart  de  ces  malheureux  se  mettent  en 
marche  vers  la  Prusse.  L'un  d'eux  a  laissé  un  long  récit  de  leur 
odyssée,  tout  plein  de  la  tristesse  de  l'exilé,  de  la  ferveur  du  chré- 
tien ,  de  la  reconnaissance  du  persécuté  pour  l'accueil  que  l'on 
fait  en  route  à  cette  portion  du  peuple  de  Dieu  qui  cherche  la  terre 
promise,  pour  ces  processions  qui  viennent  au-devant  des  voya- 
geurs, pour  ces  harangues  en  style  biblique  dont  on  les  salue,  pour 
ces  belles  entrées  dans  les  villes,  aux  acclamations  du  peuple  et  au 
chant  des  psaumes,  qui  font  ressembler  leur  fuite  à  un  triomphe. 
On  voit  dans  ce  récit  que  plusieurs  princes  essayèrent  d'arrêter  et 


PRINCES    COLONISATEURS    DE    LA    PRUSSE.  885 

de  retenir  chez  eux  les  Salzbourgeois;  mais  toutes  les  tentatives  fu- 
rent inutiles  :  u  En  Wurtemberg,  le  prince  nous  fit  beaucoup  de 
bien,  au  physique  comme  au  moral  ;  que  le  Seigneur  notre  Dieu,  le 
lui  rende  et  le  bénisse!  Mais  il  ne  voulait  pas  nous  laisser  partir 
pour  la  Prusse,  et  un  jour  arrivèrent  trois  hommes  qui  nous  parta- 
gèrent en  trois  troupes;  aussitôt  nous  courûmes  les  uns  vers  les  au- 
tres, et,  confondant  nos  rangs,  nous  nous  écriâmes  :  «  Nous  n'irons 
pas  plus  loin,  tant  que  nous  ne  nous  serons  pas  assurés  qu'on  nous 
conduit  en  Prusse,  »  et  les  trois  hommes  se  dirent  :  «  Nous  n'avons 
rien  à  faire  avec  ces  gens-là,  car  ils  ne  veulent  aller  qu'en  Prusse!  » 

Frédéric-Guillaume  attendait  les  Salzbourgeois.  11  n'avait  d'abord 
compté  que  sur  5,000  ou  6,000  immigrans;  mais  il  reçut  un  rap- 
port annonçant  qu'il  en  arrivait  plus  de  20,000.  «  Très  bien!  écri- 
vit-il en  marge.  Dieu  soit  loué  !  Quelle  grâce  Dieu  fait  à  la  maison 
de  Brandebourg!  car,  bien  sûr,  cette  grâce  nous  vient  de  Dieu!  » 
Quand  le  premier  convoi  passa  par  Potsdam,  il  le  voulut  voir.  Ce 
fut  le  29  avril  1732  :  le  prédicateur  de  la  cour  et  le  clergé,  les  écoles, 
allèrent  au-devant  des  arrivans  et  les  haranguèrent,  pendant  qu'un 
médecin  offrait  ses  soins  aux  malades;  enfin  arriva  l'ordre  de  se 
rendre  au  parc  et  de  se  ranger  devant  le  château.  On  y  était  à  peine 
arrivé  que  le  roi  parut.  Se  tournant  vers  le  prédicateur  de  la  cour  : 
(c  Avez-vous  causé  avez  eux?  demanda-t-il.  Quelle  sorte  de  gens 
est-ce?  »  Le  prédicateur  répondit  qu'il  avait  trouvé  dans  leurs  âmes 
une  pure  foi  évangélique.  «  Et  vous,  reprit  le  roi,  s'adressant  au 
commissaire  qui  avait  amené  le  convoi,  êtes-vous  content  d'eux?  Se 
sont-ils  bien  conduits  en  route?  »  Le  commissaire  loua  leur  con- 
duite. Alors  le  roi  de  Prusse  prit  à  part  quelques-uns  des  émigrés 
et  les  interrogea  sur  leurs  croyances  :  il  trouva  leurs  réponses  mo- 
destes et  conformes  à  l'Évangile.  Il  leur  fit  distribuer  de  l'argent, 
s'entretint  avec  beaucoup,  au  hasard,  répétant  sans  cesse  :  «  Ça  ira 
bien;  vous  vous  trouverez  très  bien  chez  moi,  mes  enfans!  Ça  ira 
bien  !  »  Quelque  temps  après,  rencontrant  une  autre  troupe  d'immi- 
grans,  il  se  mit  sur  le  côté  de  la  route,  les  fit  défiler  devant  lui,  et 
leur  commanda  de  chanter  le  psaume  :  «  C'est  sur  mon  Dieu  que  je 
me  repose  dans  le  danger!  »  Ils  ne  savaient  pas  l'air  et  s'excusè- 
rent. Alors  il  entonna  lui-même  à  pleine  voix  le  cantique,  et  la  foule 
émue  se  mit  à  chanter  avec  lui.  Quand  le  défilé  fut  achevé  :  «  Allez, 
leur  dit  le  roi,  allez  avec  l'aide  de  Dieu!  »  D'autres  fois  il  faisait  une 
sorte  de  confession  publique  :  «  J'espère  bien  qu'il  n'y  a  pas  ici  de 
débauchés,  disait-il,  pas  de  goinfres,  pas  d'ivrognes!  »  Et  il  finissait 
toujours  en  promettant  à  tous  sa  sollicitude  et  sa  bonne  grâce. 

La  province  de  Prusse  eut  la  plus  forte  part  dans  la  répartition 
des  colons  :  elle  reçut  15,508  personnes  et  elle  en  fut  toute  trans- 
formée. Artisans  habiles,  les  Salzbourgeois  firent  la  fortune  des 


886  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

petites  villes  de  Prusse  et  de  Lithuanie,  qui  avant  eux  n'avaient 
pas  d'industrie;  agriculteurs  laborieux,  ils  disputèrent  le  sol  à 
la  végétation  sauvage.  D'ailleurs  ils  apportèrent  de  l'argent  dans 
leur  patrie  adoptive.  Des  collectes  faites  en  faveur  des  persécu- 
tés de  Salzbourg  dans  les  pays  protestans  ayant  produit  environ 
900,000  florins,  la  plus  grande  partie  en  fut  envoyée  en  Prusse. 
Parmi  les  nouveaux  sujets  de  Frédéric-Guillaume,  il  s'en  trouvait  qui 
avaient  laissé  derrière  eux  des  biens  assez  considérables  dont  ils 
ne  percevaient  que  le  revenu  fort  amoindri.  Le  roi  s'employa  au- 
près de  l'évêque  pour  que  ces  biens  fussent  vendus,  et  l'opération, 
après  beaucoup  de  difficultés,  rapporta  plusieurs  centaines  de  mil- 
liers de  thaï  ers.  Les  exilés  en  avaient  pris  presque  autant  avec  eux; 
mais  la  véritable  richesse  dont  ils  gratifièrent  le  pays,  ce  fut  leur 
travail,  qui  excita  l'émulation  des  anciens  habitans.  Frédéric-Guil- 
laume sut  apprécier  à  leur  valeur  les  services  qu'ils  lui  rendirent. 
Il  oubha  la  défiancequ'ils  lui  montrèrent  au  temps  où  il  négociait 
la  vente  de  îeurs  biens,  et  ne  s'irrita  point  des  plaintes  que  leur 
arrachèrent,  une  fois  les  années  de  franchise  écoulées,  la  lourdeur 
des  impôts  et  le  grand  nombre  des  corvées.  Cet  homme  était  capable 
de  patience  et  même  de  douceur  quand  il  s'agissait  du  bien  de  l'é- 
tat. Il  habitua  peu  à  peu  les  gens  de  Salzbourg  à  la  pensée  que  dans 
le  pays  de  Canaan,  où  il  les  avait  appelés,  on  ne  donnait  rien  pour 
rien,  et  que  la  terre  et  le  prince  y  réclamaient  le  prix  de  leur  géné- 
rosité :  la  terre,  la  sueur  du  front  des  travailleurs,  le  prince  une 
part  de  leur  gain  et  de  leur  labeur  et  au  besoin  leur  sang. 

Après  l'évêché  de  Salzbourg,  c'est  l'Autriche,  la  Silésie  et  la 
Bohême  qui  ont  envoyé  en  Prusse,  au  temps  de  Frédéric-Guillaume, 
les  plus  nombreux  colons.  Quel  contraste  entre  la  politique  reli- 
gieuse de  l'Autriche  et  celle  de  la  Prusse,  aux  xvi^  et  xvii^  siècles  ! 
Après  avoir  un  moment  hésité,  les  Habsbourg  exercent  sur  les  divers 
pays  soumis  à  leur  domination  toutes  les  fureurs  de  la  contre-réfor- 
mation.  Ferdinand  II,  sous  le  règne  duquel  commence  la  guerre  de 
trente  ans,  ne  laisse  à  ses  sujets  réformés  que  l'alternative  entre  l'ab- 
juration et  l'exil.  Ferdinand  III  et  Léopold  suivent,  avec  plus  de  du- 
reté peut-être,  les  mômes  erremens.  Ces  princes  avaient  pris  pour 
maxime  :  «  plutôt  régner  sur  un  désert  que  sur  un  pays  plein  d'hé- 
rétiques !  ))  et  ils  s'en  inspirèrent  si  bien  qu'un  jour  ils  reculèrent 
épouvantés  devant  leur  propre  ouvrage.  En  1636,  ils  avaient  fait  une 
telle  perte  d'hommes  que  leur  zèle  se  radoucit  et  qu'ils  interdirent 
l'émigration,  mais  on  continua  d'émigrer  en  cachette  jusqu'au  jour 
où,  l'intolérance  ayant  recommencé  à  sévir,  les  réformés  usèrent  pu- 
bliquement du  droit  d'émigrer  qui  leur  fut  conféré  par  le  traité  de 
Westphalie.  Toutes  les  parties  de  la  monarchie  souffrirent  cruelle- 
ment de  cette  politique;  elle  triompha  dans  l'archiduché,  mais  au 


PRINCES  COLONISATEURS  DE  LA  PRUSSE.  887 

prix  de  quels  sacrifices!  Presque  toute  la  vieille  noblesse  et  la  vieille 
bourgeoisie  s'exilèrent;  la  population  de  Vienne  fut  en  partie  renou- 
velée, et  l'on  vit  des  villes,  autrefois  florissantes  par  leur  commerce, 
comme  Freistadt,  tomber  en  décadence  pour  ne  plus  se  relever. 
Même  spectacle  en  Silésie  !  Depuis  la  paix  de  Westphalie  jusqu'au 
moment  où  Frédéric  II  s'empare  de  la  province,  l'émigration  ne 
s'interrompt  pas,  et,  comme  c'étaient  surtout  des  Allemands  qui 
avaient  embrassé  la  réforme,  l'élément  slave  reprit  le  dessus  dans 
ce  pays,  qui  était  déjà  aux  trois  quarts  germanisé.  En  Bohême,  le 
désastre  fut  plus  grand  encore,  et  il  eut  des  conséquences  plus 
graves. 

Devenus  rois  de  Bohême  en  1526,  les  Habsbourg  ne  tardèrent 
pas  à  suivre  la  conduite  la  plus  impolitique  qu'on  pût  imaginer.  Le 
souvenir  de  Jean  Huss,  mort  sur  un  bûcher,  autour  duquel  les  sol- 
dats de  l'empereur  d'Allemagne  avaient  monté  la  garde,  vivait 
toujours  dans  ce  pays;  malgré  les  concessions  religieuses  faites  aux 
utraquistes,  ainsi  nommés  parce  qu'ils  communiaient  sous  les  deux 
espèces,  il  était  resté  des  terribles  guerres  hussites  une  violente 
haine  nationale  et  religieuse  contre  tout  ce  qui  portait  un  nom  alle- 
mand. Le  professeur,  le  marchand,  l'ouvrier  allemand,  étaient  dé- 
testés à  l'égal  du  Juif.  On  réveillait  avec  une  pieuse  ferveur  les 
vieux  souvenirs  tchèques;  on  s'apitoyait  sur  le  sort  des  Slaves  de 
Misnie,  de  Brandebourg  et  de  Prusse,  autrefois  exterminés  par  les 
Germains,  et  c'était  le  vœu  de  tout  bon  patriote  que  «  le  royaume 
d'or,  le  royaume  très  chrétien  fût  à  jamais  purifié  de  celte  ver- 
mine qui  menaçait  de  le  remplir.  »-  Pourtant,  quand  l'Allemagne, 
à  son  tour,  eut  produit  son  réformateur,  la  plupart  des  Allemands 
qui  étaient  demeurés  en  Bohême  s'étant  convertis  au  luthéranisme, 
et  la  doctine  nouvelle  ayant  en  même  temps  fait  de  grands  progrès 
parmi  les  Tchèques,  la  communauté  de  croyance  semblait  devoir 
apaiser  l'antipathie  de  race.  Si  quelque  fatalité  n'avait  voué  les 
Habsbourg  au  sort  d'instrument  de  la  réaction  catholique,  ils  pou- 
vaient, pour  le  plus  grand  profit  de  l'Allemagne,  opérer  la  récon- 
ciliation, mais  ils  ne  s'inspirèrent  que  de  leur  haine  contre  la  ré- 
forme. Ils  essayèrent  de  rapprocher  les  utraquistes  des  catholiques, 
et  pour  cela  se  mirent  à  flatter  le  patriotisme  tchèque  :  l'empereur 
Matthias  rendit  en  1615  l'édit  fameux  qui  proscrivait  à  la  fois  la 
langue  allemande  et  le  luthéranisme  en  Bohême.  Cet  acte  inoui  de 
la  part  d'un  empereur  allemand  ne  profita  point  à  celui  qui  l'avait 
signé  :  le  luthéranisme  avait  eu  le  temps  de  faire  des  progrès 
énormes  parmi  les  Tchèques,  et,  quand  la  persécution  commença, 
elle  fit  autant  de  victimes  parmi  eux  que  parmi  les  Allemands. 

H  n'est  point  de  notre  sujet  d'exposer  ici  le  martyrologe  de  la  Bo- 


888  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

hême,  donnée  en  proie  aux  jésuites  par  les  Habsbourg  pendant  et 
après  la  guerre  de  trente  ans.  Un  chiffre  en  dira  plus  qu'un  long 
récit  sur  les  désastres  dont  elle  fut  accablée  par  la  guerre  et.  par 
l'intolérance  :  de  l\  millions  d'habitans,  la  population  descendit  à 
800,000!  Il  y  a  aujourd'hui  encore  en  Bohême  plus  d'un  endroit  où 
elle  n'est  pas  remontée  au  niveau  qu'elle  atteignait  en  1620,  et  pour- 
tant l'hérésie  ne  fut  pas  extirpée.  Parmi  les  Bohémiens  que  l'on 
voyait  à  la  messe,  le  rosaire  en  main,  beaucoup,  une  fois  rentrés 
chez  eux,  portes  et  fenêtres  closes,  chantaient  les  cantiques  de  la 
ré  formation.  La  croyance  se  transmit  de  père  en  fils,  en  secret,  jus- 
qu'au jour  où  le  tardif  édit  de  tolérance,  rendu  par  Joseph  II  à  la 
fm  du  xviii^  siècle,  permit  à  chacun  de  montrer  sa  croyance  en  pu- 
blic, et  prouva  que  de  nombreuses  étincelles  d'un  feu  mal  éteint 
avaient  couve  sous  les  raines  de  la  Bohême! 

Cependant  les  exilés  avaient  pris  des  routes  diverses;  il  dut  s'en 
rendre  un  grand  nombre  en  Brandebourg  et  en  Prusse  dès  le  temps 
du  grand-électeur.  Frédéric  I"  en  reçut  aussi,  sans  aucun  doute; 
mais  on  ne  trouve  de  renseignemens  précis  sur  cette  nouvelle  im- 
migration qu'à  partir  de  Frédéric-Guillaume  P'".  Les  Bohémiens  ne 
vinrent  pas  aloi's  directement  de  Bohême  en  Prusse.  Ils  s'étaient 
arrêtés  aussi  près  que  possible  de  leur  pays,  en  Saxe,  où  ils  avaient 
formé  de  grandes  colonies,  l'électorat  saxon  ne  refusant  pas  l'hos- 
pitahté  aux  luthériens,  mais  bientôt  ils  s'y  trouvèrent  trop  nom- 
breux; beaucoup,  qui  n'étaient  point  de  stricts  adeptes  de  la 
confession  d'Âugsbourg,  craignirent  pour  la  liberté  de  leur  con- 
science, surtout  quand  les  électeurs  de  Saxe  se  furent  convertis  au 
catholicisme.  Quand  le  bruit  se  répandit  parmi  eux  de  l'accueil  qui 
avait  été  fait  aux  Salzbourgeois  par  le  roi  de  Prusse,  huit  Bohémiens, 
sous  la  conduite  d'un  pasteur,  se  rendirent  à  Potsdam,  et  deman- 
dèrent audience  à  Frédéric-Guillaume. 

Frédéric-Guillauirie  les  reçut  aussitôt.  Ils  lui  firent  le  plus  tou- 
chant tableau  de  leurs  misères,  et  lui  adressèrent  les  prières  les 
plus  pressantes ,  pendant  qu'il  allait  et  venait  par  la  chambre , 
pesant,  suivant  sa  coutume,  le  pour  et  le  contre.  «  Faites-les 
venir,  dit-il  à  la  fin,  je  les  établirai  chez  moi.  »  Ils  étaient  déjà  en 
route.  Un  convoi  de  500  hommes  s'était  formé,  puis  avait  si  dé- 
mesurément grossi  qu'il  en  compta  bientôt  plusieurs  milliers. 
Aussitôt  le  gouvernement  saxon  s'inquiète  et  réclame.  Or  Frédéric- 
Guillaume  se  repentait  de  la  décision  trop  prompte  qu'il  avait 
prise.  Il  ne  savait  pas  au  juste  ce  que  valaient  ces  Bohémiens,  et 
des  gens  qui  voulaient  ainsi  changer  de  place  une  seconde  fois 
ne  lui  disaient  rien  de  bon.  11  était  encore  fort  occupé  avec  les 
Salzbourgeois,  et  il  craignait  qu'à  la  fin  l'opinion  publique  aile- 


PRINCES    COLONISATEURS    DE    LA.    PRUSSE.  889 

mande  ne  donnât  raison  aux  catholiques  qui  l'appelaient  un  vo- 
leur de  sujets.  H  envoya  un  commissaire  au-devant  des  nouveaux 
arrivans  pour  les  examiner,  et,  quand  celui-ci  rapporta  que  c'é- 
taient pour  la  plupart  de  pauvres  gens  fort  misérables  et  cou- 
verts de  haillons,  il  envoya  l'ordre  de  ne  les  pas  lecevoir  à  la 
frontière.  Les  Bohémiens  désespérés  se  dispersèrent,  mais  ils  ne 
cessèrent  de  s'adresser  au  roi  pour  le  fléchir.  A  la  fin,  Frédéric- 
Guillaume  leur  lit  savoir  qu'il  les  admettrait  à  la  condition  qu'ils  se 
présentassent  par  très  petites  troupes  pour  ne  pas  éveiller  l'atten- 
tion. 11  répartit  les  Bohémiens  entre  toutes  ses  provinces,  mais  leur 
laissa  former  à  Berlin  une  colonie  qui  compta  2,000  âmes.  11  exigea 
d'abord  qu'ils  lui  donnassent  des  gages  de  bonne  conduite,  et, 
quands  ils  se  furent  montrés  trois  années  durant  rangés  et  travail- 
leurs, il  leur  témoigna  sa  sollicitude.  Un  quartier  nouveau  fut  bâti 
pour  eux  dans  la  capitale;  la  rue  de  Guillaume,  ot!i  demeurent  en- 
core aujourd'hui  des  descendans  de  ces  exilés,  fut  agrandie  pour 
eux.  «  Chacun  d'eux,  comme  écrivait  un  de  ces  malheureux  à  des 
amis  demeurés  en  Bohème,  put  gagner  et  manger  tranquillement 
son  morceau  de  pain,  et  louer  Dieu  d'une  bouche  et  d'un  cœur 
joyeux.  »  Le  roi  leur  fit  bâtir  dans  la  rue  de  Frédéric  une  église 
spéciale,  qu'on  appela  l'église  de  Bethléem  en  souvenir  de  celle  dont 
Jean  Huss  avait  été  le  pasteur  à  Prague.  Encore  une  fois  telle  était 
la  fortune  des  Hohenzollern  qu'en  cherchant,  pour  repeupler  et  for- 
tifier leurs  états,  des  contribuables  et  des  soldats,  ils  semblaient 
donner  à  la  Prusse  la  mission  de  réparer  toutes  les  injustices  et 
d'assurer  le  repos  des  consciences  persécutées. 


lY. 


Dans  cette  histoire  de  la  colonisation  en  Prusse  au  temps  du 
grand-électeur,  de  Frédéric  P'"  et  de  Frédéric-Guillaume  P%  il  n'a 
été  tenu  compte  que  des  immigrans  arrivés  par  grandes  troupes  et 
comptés  à  la  frontière  :  le  chiffre  officiel  en  est  de  53,000;  mais  il 
y  faut  ajouter  le  chiffre  des  colons  plus  nombreux  qui  s'étaient  déjà 
réfugiés  dans  les  états  des  Hohenzollern  avant  la  paix  de  Westpha- 
lie,  ou  bien  qui,  après  cette  paix,  s'y  rendirent,  soit  isolément,  soft 
par  petites  troupes.  Il  faut  aussi  rechercher  la  part  qui  revient,  dans 
l'accroisseiiient  normal  de  la  population,  à  ces  nouveau-venus  dont 
la  grande  majorité  fut  établie  en  pays  sain  et  fertile  et  auxquels  des 
privilèges  de  toute  sorte  firent  une  situation  meilleure  que  celle 
des  anciens  habitans.  On  arrive  alors  à  ce  résultat  qu'en  16ii0,  à  la 
mort  de  Frédéric-Guillaume,  000,000  sujets  du  roi  de  Prusse  étaient 


890  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

des  réfugiés  ou  des  fils  de  réfugiés;  or  le  roi  de  Prusse  en  ce  temps- 
là  ne  commandait  qu'à  2,400,000  sujets! 

Ici  les  réflexions  se  pressent  sous  la  plume;  il  les  faut  ajourner 
jusqu'à  ce  nous  ayons  étudié  l'histoire  de  la  colonisation  sous  le 
règne  de  Frédéric  II,  qui  suivit,  en  les  dépassant,  l'exemple  de  ses 
prédécesseurs;  mais  déjà  l'on  voit  s'éclairer  d'une  lumière  nouvelle 
l'histoire  de  la  monarchie  prussienne,  et  apparaître  l'une  des  causes 
de  la  fortune  d'un  état  à  peine  compté  jusque-là,  et  qui  s'éleva 
bientôt  au  rang  des  grandes  puissances  malgré  la  France  et  l'Au- 
triche, dont  la  volonté  faisait  loi  jadis  sur  le  continent.  11  n'est  pas 
une  faute  commise  par  ces  deux  pays  qui  n'ait  profité  à  leur  future 
rivale.  Que  d'enseignemens  dans  la  comparaison  entre  la  politique 
religieuse  de  la  Prusse  et  celle  de  l'Autriche  !  Quels  services  inap- 
préciables Louis  XIV  n'a-t-il  pas  rendus  au  grand-électeur!  quel 
contraste  entre  le  roi  sergent  et  Louis  XV!  En  cette  année  1732,  où 
Frédéric-Guillaume  arrêtait  un  moment  sur  la  route  de  la  Prusse 
les  Salzbourgeois  réfugiés,  pour  leur  apprendre  l'air  d'un  psaume, 
la  cour  de  France  discutait  les  chances  qu'avait  M'"®  de  Mailly  d'être 
déclarée  maîtresse  du  roi;  Guérin  de  Tencin,  archevêque  d'Embrun, 
parjure  et  simoniaque  avéré,  et  La  Fare,  évêque  de  Laon,  qui  eût 
été,  dit  Barbier,  «  un  mauvais  sujet  pour  un  mousquetaire,  »  ton- 
naient contre  les  jansénistes  ;  le  parlement  défendait  les  droits  du 
pouvoir  temporel  contre  les  évêques  et  le  pape  malgré  le  roi,  qui 
lui  prodiguait  les  rigueurs  et  finissait  par  capituler  devant  lui;  Pa- 
ris courait  au  cim.etière  de  Saint-Médard  pour  voir  les  paralytiques 
recouvrer  l'usage  de  leurs  bras  et  de  leurs  jambes  sur  le  tombeau 
d'un  diacre  visionnaire! 

11  ne  faut  point  reculer  devant  ces  souvenirs,  si  tristes  qu'ils 
soient  pour  nous.  Qui  veut  comprendre  l'avenir  qui  s'approche,  les 
prodiges  du  règne  de  Frédéric  II  et  les  hontes  du  règne  de  Louis  XV 
doit  se  représenter  Frédéric-Guillaume  à  l'œuvre,  en  tenue  d'ou- 
vrier et  tout  occupé  à  bâtir  l'état  prussien,  pendant  qu'à  Paris  un 
monde  frivole,  couvert  de  soie  et  de  velours,  apprête  en  se  jouant 
les  funérailles  d'un  régime  auquel,  grâce  à  Dieu,  n'étaient  point 
liées  à  jamais  les  destinées  de  notre  pays.  Certes  tout  n'est  pas  à 
louer  chez  Frédéric-Guillaume  !  Pasteur  autant  que  sergent,  hypo- 
crite autant  que  charitable,  avare,  brutal,  despote,  il  ne  peut 
passer  pour  un  prince  modèle  que  dans  cette  Prusse,  dont  il  per- 
sonnifie si  bien  le  génie;  mais  en  racontant  l'histoire  de  la  coloni- 
sation sous  son  règne,  on  ne  peut  s'empêcher  de  louer  son  discer- 
nement à  reconnaître  et  son  énergie  à  servir  les  intérêts  de  son 
royaume  ! 

Ernest  Lavisse. 


LE 


MUSÉE-BRITANNIOUE 


II. 

L'ÉDIFICE  ACTUEL.  —  LE  MUSEE  DES  ANTIQUES.  —LA  BIBLIOTHÈQUE. 


I.  Lives  of  the  founders  of  the  Britisli  Muséum,  wilh  notices  of  ils  citief  augmentors  and  otiier 
benefaetors,  1570--370,  by  Edward  Edwards,  London  1870.  — II.  Biitish  Muséum,  Accounts 
of  the  iiiconie  and  expenditure ,  etc.  (rapports  annuels  imprimés  par  l'ordre  de  la  chambre 
des  communes),  1813-1875.  —  III.  Report  from  the  seleet  committeeon  the  condilion,  manage- 
ment and  affairs  of  the  Bntish  Muséum,  1835.  —  IV.  Report  from  the  sélect  committee  on 
publie  libraries,  1849.  —  V.  Repoi-t  lo  the  commissionners  appointed  to  inquire  into  the  con- 
stitution and  govonment  of  the  Brilish  Muséum,  1850.  —  VI.  Report  from  the  seleet  com- 
mittee on  the  British  Muséum,  1860.  —  VII.  British  Muséum,  a  guide  to  the  exhibition  roœns 
of  the  iepartrrumts  of  natural  hislory  and  antiquities,  1874. 


Dans  une  étude  précédente,  nous  avons  exposé  les  origines  du 
Musée-Britannique,  nous  avons  montré  comment  il  est  né  de  la 
pensée,  de  la  volonté,  du  patriotisme  éclairé  de  quelques  particu- 
liers qui  ont  donné  l'exemple  à  l'état,  qui  l'ont  en  quelque  sorte  mis 
en  demeure  de  faire  son  devoir.  Nous  avons  suivi  les  pouvoirs  pu- 
blics dans  les  premières  démarches,  bien  indécises  d'abord  et  bien 
timides,  par  lesquelles  ils  ont  répondu  à  cette  espèce  de  sommation, 
comprenant  enfin  quels  services  pouvaient  rendre  à  la  société  an- 
glaise une  bibliothèque  vraiment  nationale  et  des  collections  où  fût 
représentée  toute  l'œuvre  de  Dieu,  toute  celle  du  génie  de  l'homme. 
L'Angleterre  avait  senti  qu'il  y  allait  de  son  honneur  à  ne  plus  se 
laisser  dépasser  dans  cette  voie  par  des  peuples  qui  ne  tenaient  pas  la 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  décembre  1875. 


892  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

même  place  qu'elle  dans  le  monde.  Da  larges  cré  lits  avaient  permis 
d'augmenter  le  personnel  et  d'admettre  le  public  à  portes  ouvertes, 
de  doubler  et  de  tripler  le  nombre  des  objets  exposés  dans  les  ga- 
leries, des  manuscrits  et  des  livres  que  renfermait  la  bibliothèque. 
Telle  collection  qui  pendant  de  longues  années  n'avait  guère  existé 
au  musée  que  de  nom  était  devenue  du  jour  au  lendemain  assez 
importante  pour  n'avoir  plus  à  envier  ses  rivales  du  continent.  A 
ces  merveilles,  il  fallait  un  cadre  digne  d'elles;  à  ces  documens 
imprimés  et  manuscrits,  il  fallait  de  l'espace  pour  que  tout  pût  être 
classé  dans  un  ordre  qui  en  permît  l'usage  aux  travailleurs.  La  con- 
struction d'un  édifice  spécial  destiné  à  contenir  la  bibliothèque  et 
les  musées  de  l'Angleterre  fut  donc  commencée  en  'J830  sur  les 
plans  de  l'architecte  Robert  Smirke,  à  qui  succéda  plus  tard  son 
frère  cadet  Sydney  Smirke;  les  derniers  débris  de  Montagu-house 
tombèrent  sous  la  pioche  en  18/i5,  mais  l'œuvre  ne  fut  vraiment 
achevée  qu'il  y  a  moins  de  vingt  ans  par  l'inauguration  de  la  nou- 
velle salle  de  lecture. 

Pendant  que  se  poursuivait  ce  grand  travail  de  reconstruction  et 
d'aménagement,  les  acquisitions  se  succédaient  et  se  multipliaient; 
telle  galerie  dont  les  dimensions  avaient  été  calculées  pour  mettre 
fort  à  l'aise  tous  les  objets  qu'elle  devait  contenir  se  trouvait  in- 
suffisante avant  d'être  terminée.  C'est  que  l'Angleterre,  une  fois 
les  premiers  pas  faits,  s'était  piquée  au  jeu.  Elle  avait  été  mise 
en  goût  par  le  succès  qu'avaient  obtenu  en  Europe  quelques-unes 
de  ses  récentes  acquisitions  ;  une  (ois  intéressé  aux  progrès  du 
musée,  l' amour-propre  national  ne  lui  avait  plus  marchandé  le 
concours  du  budget.  Dans  le  demi-siècle  environ  qui  s'est  écoulé 
depuis  qu'ont  été  jetées  les  fondations  dès  bâtimens  actuels,  la 
source  des  libéralités  privées  ne  s'est  point  tarie.  Les  Thomas  Gren- 
ville,  les  Henry  Christy,  les  Félix  Slade,  d'autres  encore  qu'il  serait 
trop  long  de  nommer,  tous  ont  continué  la  tradition  de  ces  dons  gé- 
néreux auxquels  le  musée  avait  dû  sa  naissance  et  ses  premiers 
progrès;  mais  durant  cette  période  le  rôle  de  l'état  devient  de 
plus  en  plus  prépondérant.  Ce  qui  a  rendu  plus  efficaces  encore  les 
bonnes  dispositions  de  la  chambre  et  de  l'opinion,  c'est  la  longue 
paix  dont  l'Angleterre  a  joui  depuis  soixante  ans,  ce  sont  ces  bud- 
gets qui  se  soldent  à  chaque  exercice  par  des  excédans  de  recettes. 
Grâce  à  cet  ensemble  de  circonstances  favorables,  le  Musée-Britan- 
nique est  devenu,  qu'on  nous  passe  l'expression,  l'enfant  gâté  du 
parlement.  D'une  part  sa  dotation  ordinaire  s'accroît  d'année  en  an- 
née, et  cet  été  même  la  grande  commission  d'enquête  sur  le  ser- 
vice civil,  que  présidait  M.  Playfair,  a  pris  des  conclusions  qui 
aboutiront  au  vote  de  crédits  nouveaux  :  elle  propose  l'augmenta- 
tion des  traitemens  alloués  à  tous  les  employés  du  musée.  D'autre 


LE   MUSEE-BRITANNIQUE.  893 

part  maintenant,  lorsque,  par  la  mort  de  quelque  riche  amateur  ou 
par  suite  d'une  fouille  heureuse,  il  se  présente  une  de  ces  occasions 
dont  il  faut  profiter  sur  l'heure,  aucun  ministre  des  finances  n'hé- 
site à  munir  les  tnistces  de  la  somme  demandée;  s'agit -il  de 
500,000  francs  et  de  plus  encore,  comme  le  cas  s'est  présenté  plu- 
sieurs fois,  la  chambre,  il  le  sait,  ratifiera  de  son  vote  ces  crédits 
supplémentaires  déjà  dépensés.  Aussi,  pendant  qu'on  se  consulte  à 
Berlin  et  à  Paris,  à  Londres  on  achète.  Il  en  est  de  même  pour  les 
voyages  et  les  fouilles  dont  le  musée  est  appelé  à  recueillir  les 
fruits.  On  sait  avec  quelle  libéralité  toutes  les  ressources  de  l'An- 
gleterre ont  été  prodiguées  aux  explorateurs  de  l'Assyrie  et  de  la 
Lycie,  à  ceux  des  ruines  d'Éphèse  et  de  Gyrène,  d'IIalicarnasse  et 
de  Cnide.  Appui  diplomatique  cordial  et  résolu,  concours  actif  de 
la  marine  royale,  larges  subventions,  vifs  encouragemens  de  l'opi- 
nion et  de  la  presse,  rien  n'a  été  refusé  aux  Layard ,  aux  Fellows, 
aux  Newton,  pour  ne  nommer  que  les  plus  heureux  et  les  plus  cé- 
lèbres de  ces  hardis  soldats  de  l'archéologie  militante. 

Les  cinquante  dernières  années,  si  pleines  et  si  brillantes,  c'est 
ce  que  l'on  peut  appeler  la  période  contemporaine  de  l'histoire  que 
nous  retraçons;  on  ne  saurait  employer  pour  en  présenter  le  ta- 
bleau la  méthode  qui  a  été  suivie  lorsqu'il  s'agissait  de  démêler 
les  origines  complexes  du  musée.  La  tâche  serait  trop  longue,  s'il 
fallait  énumérer  une  à  une  les  acquisitions  de  quelque  valeur.  Pas 
d'année  qui  n'en  compte  plusieurs,  souvent  fort  importantes.  Pour 
qui  veut  savoir  cà  quel  moment  serait  entré  dans  le  musée  tel  ou  tel 
objet,  telle  ou  telle  série  qui  ne  provient  pas  des  anciennes  collec- 
tions, il  suffit  de  consulter  les  rapports  imprimés  chaque  printemps 
par  ordre  du  parlement.  On  y  voit  figurer,  à  la  suite  du  budget  du 
musée,  un  «  exposé  des  progrès  qui  ont  été  faits  dans  l'ariange- 
ment  des  collections  et  un  compte-rendu  des  objets  qui  y  ont  été 
ajoutés  dans  l'année  (1).  » 

Renonçant  à  entrer  dans  ces  détails,  nous  parcourrons  rapidement 
le  musée  tel  que  l'ont  fait  les  travaux  exécutés,  les  libéralités  re- 
çues, les  achats  opérés  entre  1830  et  1875;  nous  essaierons  de  don- 
ner une  idée  de  la  physionomie  qu'il  présente  et  de  l'impression 

(1)  Ces  rapports  commencent  à  figurer  dans  les  Parliamentarii  papers  en  1813; 
mais,  pendant  bien  des  années,  ils  no  conùennent  que  le  chiffre  des  recettes  assurées 
au  musée  soit  par  les  capitaux  dont  il  est  propriétaire,  soit  par  les  crédits  que  lui 
accorde  la  chambre,  puis,  avec  le  détail  des  dépenses,  le  nombre  des  personnes  qui 
ont  visité  les  collections  pendant  l'année.  Lo  tableau  n'occupe  alors  que  deux  ou  trois 
pages  in-4°.  C'est  vers  1840  que  ces  rapports  se  développent  et  commencent  à  conte- 
nir des  données  précieuses  sur  l'accroissement  des  collections.  Celui  qui  concerne 
l'exercice  1842  a  9  pages,  celui  de  187i  en  compte  40.  A  mesure  que  le  parlement 
donne  plus  d'argent,  il  tient  à  être  mieux  renseigné  sur  l'emploi  qu'en  a  fait  l'admi- 
nistration du  musée.  ..ojj.iv.'^    ut.    .JlUUiJ'-t:»/ 


894  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

qu'il  produit  aujourd'hui  sur  le  visiteur.  On  s'arrêtera  surtout,  — 
est-il  besoin  de  le  dire?  —  dans  les  galeries  consacrées  à  l'aniiquité 
classique,  et  dans  cette  bibliothèque  qui,  par  les  facilités  qu'elle 
offre  aux  recherches,  n'a  point  d'égale  sur  le  continent;  chacun 
aime  à  parler  de  ce  qu'il  ignore  le  moins,  de  ce  qui  se  rattache  le 
plus  étroitement  à  ses  propres  études.  D'ailleurs  les  collections 
d'histoire  naturelle  peuvent  être  considérées  comme  ne  faisant  déjà 
plus  partie  du  musée;  après  bien  des  discussions,  il  a  été  décidé  que 
l'on  construirait  pour  elles  à  South-Kensington  un  édifice  spécial; 
elles  y  seront  transférées  d'ici  à  quatre  ou  cinq  ans.  Enfin,  pour 
que  ce  travail  ait  sa  conclusion  naturelle,  il  conviendra  d'examiner 
comment  s'administre  ce  grand  établissement.  Il  y  a  là  une  organi- 
sation et  des  habitudes  qui  s'écartent  beaucoup  de  ce  que  nous 
sommes  accoutumés  à  trouver  en  France. 

I. 

L'entrée  du  Musée-Britannique  est  plus  commode  que  grandiose. 
On  franchit  la  grille  qui  s'ouvre  sur  Great-Russell-street,  on  traverse 
une  large  cour  sablée;  sur  cette  cour  donnent,  outre  l'édifice  prin- 
cipal, les  maisons  habitées  par  le  directeur  et  par  les  plus  anciens 
conservateurs,  dépendances  du  musée,  qu'elles  flanquent  sur  les 
deux  ailes.  On  monte  quelques  degrés  et  l'on  se  trouve  sous  le  por- 
tique central.  Là,  des  deux  côtés  du  passage,  un  filet  d'eau  limpide 
et  fraîche  tombe  dans  une  petite  vasque  de  marbre  blanc.  Par  les 
chaudes  journées  d'été,  plus  d'un  visiteur  s'arrête  au  seuil  pour 
tremper  ses  lèvres  dans  le  gobelet  d'argent  que  retient  une  chaînette 
scellée  dans  la  muraille.  Une  grande  porte  conduit  dans  un  haut  et 
spacieux  vestibule  d'où  l'on  entre  dans  les  différons  départemens.  En 
face,  on  a  l'étroit  couloir  qui  mène  à  la  salle  de  lecture,  à  droite  la 
bibliothèque  royale  avec  celle  de  Grenville  et  le  cabinet  des  manu- 
scrits, à  gauche  la  galerie  qui  conduit  aux  antiques  et  aux  bureaux 
de  l'administration,  ainsi  que  l'ample  escalier  par  lequel  on  monte 
aux  salons  de  l'étage  supérieur.  Cette  disposition  simplifie  le  service 
et  facilite  la  surveillance;  mais  elle  ne  profite  point  à  l'agrément  et  à 
l'effet.  Vous  n'avez  ici  ni  cette  symétrie  à  laquelle  tient  tant  l'archi- 
tecture moderne,  ni  cette  variété  pittoresque  et  cette  fantaisie  qui 
caractérisent  les  œuvres  de  l'antiquité  grecque  ou  de  la  renaissance 
italienne.  Étant  donné  le  plan  général,  une  cour  centrale  carrée, 
tout  entourée  de  constructions,  l'escalier  ne  pouvait  faire  face  à 
l'entrée;  l'espace  eût  manqué  pour  le  mettre,  avec  ses  dégagemens 
du  premier  étage,  dans  l'axe  de  la  porte.  On  s'attendrait  tout  au 
moins  à  le  voir  se  développer  en  deux  larges  rampes  des  deux  cô- 
tés du  vestibule.  Au  contraire,  il  est  unique;  il  s'élève,  avec  une 


LE   MUSÉE-BRITANNIQUE.  895 

pente  assez  douce  et  de  larges  paliers,  sur  la  gauche  du  vestibule. 
Pourquoi  plutôt  à  gauche  qu'à  droite?  L'esprit  n'en  saisit  point  au 
premier  abord  la  raison,  une  raison  d'économie;  quand  il  l'a  trou- 
vée, il  est  loin  do  se  déclarer  satisfait.  Ce  défaut  n'est  d'ailleurs 
point  racheté  par  l'élégance  ou  la  noblesse  <.le  la  décoration;  rien 
de  plus  sec  et  de  plus  froid  que  cette  grande  cage  nue.  Ici  ni  maté- 
riaux précieux,  ni  moulures  d'un  heureux  caprice,  ni  peintures 
étoffées  et  riches.  On  a  peine  à  s'expliquer  le  placard  officiel  qui  in- 
terdit de  toucher  les  parois  en  montant;  des  extraits  de  jugemens 
rappellent  même  les  amendes  prononcées  contre  les  délinquans.  Au 
Louvre,  nous  n'avons  pas  eu  besoin  de  tant  de  précautions  pour 
protéger  des  monumens  d'une  bien  autre  valeur,  ce  bel  escalier  de 
Percier  et  Fontaine  qu'a  détruit  un  caprice  souverain,  ce  charmant 
escalier  d'Henri  II  par  lequel  on  arrive  aujourd'hui  aux  galeries  de 
peintures. 

En  revanche,  l'aménagement  intérieur  des  galeries  est  vraiment 
bien  entendu;  elles  ont  cet  avantage  d'avoir  été  construites  tout 
exprès  pour  l'usage  auquel  elles  sont  affectées.  Tel  n'est  point  le 
cas  pour  le  musée  des  antiques  au  Louvre  :  les  salles  du  rez-de- 
chaussée  ont  une  beauté  sévère  et  d'admirables  perspectives,  que 
l'on  chercherait  en  vain  dans  le  Musée-Britannique  ;  mais  les  murs 
en  sont  trop  épais  et  les  fenêtres  trop  éloignées  l'une  de  l'autre 
pour  que  toutes  les  statues  soient  bien  éclairées.  Beaucoup  d'entre 
elles  sont  vraiment  sacrifiées  ;  on  ne  les  voit  que  sous  un  faux  jour, 
ou  bien  on  ne  les  voit  pas  du  tout.  Dans  ce  long  couloir,  au  fond 
duquel  la  Vénus  de  Milo  se  dresse  superbe  et  triomphante,  quel- 
ques-unes sont  plongées  dans  une  ombre  si  profonde  qu'il  est 
presque  impossible  de  les  étudier.  Ici  la  plupart  des  salles  de  la 
sculpture,  les  plus  importantes,  sont  éclairées  par  en  haut.  Sans 
doute  la  lumière  que  Ton  obtient  ainsi  n'est  pas  toujours  celle  qui 
frappait  les  objets  dans  leur  cadre  primitif  :  tel  marbre  a  pu  être 
taillé  pour  un  jour  plus  vif,  l'effet  de  tel  autre  calculé  pour  des 
rayons  plus  verticaux  ou  plus  obliques;  mais  allez  donc  dans  un 
musée  rechercher  et  rétablir  pour  chaque  figure  ce  milieu  natif, 
ces  conditions  qui  nous  sont  souvent  si  mal  connues  !  Il  faut  bien 
prendre  une  moyenne,  et  celle-ci,  surtout  sous  le  climat  de  Lon- 
dres, était  la  meilleure  oîi  l'on  pût  s'arrêter.  Dans  les  pièces  dont 
les  murs  ont  un  second  étage  a  supporter,  il  a  fallu  chercher  la 
lumière  sur  les  côtés,  la  demander  à  des  fenêtres  dont  plusieurs 
donnent  sur  des  cours  intérieures.  C'est  ce  qui  est  arrivé  pour  le 
salon  lycien,  pour  la  grande  nef  centrale  qui  contient  les  antiquités 
égyptiennes;  aussi,  même  en  plein  midi  du  mois  d'août,  bien  des 
objets  y  sont-ils  difficiles  à  distinguer.  11  est  telle  face  des  monu- 
mens de  Xanthos,  avec  ses  inscriptions  et  ses  bas-reliefs,  que  je 


896  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

n'ai  jamais  nettement  aperçue,  et  c'était  dans  la  plus  belle  saison 
de  l'année  par  un  des  plus  radieux  étés  dont  l'Angleterre  eût  mé- 
moire ! 

Partout  dans  ces  mêmes  galeries  les  murs  sont  peints  d'un  rouge 
tranquille,  sur  lequel  se  détachent  très  bien,  mais  sans  violence,  et 
les  statues  qui  se  projettent  sur  ce  fond  et  les  bas-reliefs  appliqués 
ou  encastrés  dans  la  paroi.  La  décoration  bleue  et  rouge  du  pla- 
fond, relevée  de  quelques  ors,  a  tout  au  moins  le  mérite  d'être  assez 
sobre  pour  ne  pas  attirer  et  retenir  le  regard.  Un  autre  trait  à  si- 
gnaler, c'est  l'heureuse  disposition  des  vitrines  dans  les  salles  du 
premier  étage  qui  contiennent  les  vases,  les  terres  cuites,  les  verres 
et  les  bronzes.  Des  armoires  appliquées  contre  les  murs  renferment 
une  partie  de  ces  objets  ;  mais  les  plus  rares  et  les  plus  beaux  sont 
en  général  rangés  dans  des  armoires  plus  basses,  toutes  en  fer  et 
en  cristal,  réparties  dans  l'aire  de  la  pièce  de  manière  que  l'on 
puisse  tourner  tout  autour  et  voir  les  vases  sous  toutes  leurs  faces. 
Ceux  qui  sont  décorés  à  l'intérieur  et  à  l'extérieur,  comme  c'est  sou- 
vent le  cas  pour  les  patères,  ont  été  posés  sur  une  glace,  quand  la 
peinture  en  vaut  la  peine  ou  que  le  sujet  présente  un  intérêt  parti- 
culier; on  aperçoit  ainsi  directement  les  figures  qui  ornent  le  fond 
de  la  coupe,  tandis  que  se  réfléchissent  dans  le  miroir  avec  une 
netteté  parfaite  celles  qui  parent  la  surface  convexe  à  laquelle 
s'ajustent  les  anses  et  le  pied.  De  même  pour  les  bronzes  et  les 
terres  cuites;  quand  ce  sont  des  figurines  en  ronde  bosse,  elles 
sont  placées ,  à  hauteur  d'appui,  sur  des  tables  .recouvertes  d'un 
vitrage  qui  permet  à  l'œil  de  suivre  tous  les  contours  de  ces  petits 
chefs-d'œuvre.  D'autres  objets  plus  menus  encore,  tels  que  des  ap- 
pliques détachées  du  coffret  auquel  jadis  elles  appartenaient,  tels 
que  des  ivoires,  des  tessères  et  des  miroirs  étrusques,  remplissent 
des  tablettes  sur  lesquelles  le  spectateur  peut  se  pencher  tout  à 
son  aise.  C'est  par  le  manque  de  place  qu'il  faut  expliquer  le  seul 
défaut  que  l'on  puisse  reprocher  à  l'aménagement  de  ces  salies  : 
les  armoires  adossées  aux  parois  et  même  quelques-unes  de  celles 
qui  sont  isolées  au  milieu  de  la  chambre  sont  trop  hautes.  Il  y  a 
des  vases  placés  à  plus  de  deux  mètres  au  -  dessus  du  sol  ;  les 
figures  ne  s'en  laissent  apercevoir  que  d'une  manière  bien  confuse. 
C'est  là  un  inconvénient  qu'il  sera  facile  de  corriger  lorsque  les  col- 
lections d'histoire  naturelle,  qui  occupent  la  plus  grande  partie  des 
salles  du  premier  étage,  auront  cédé  aux  antiques  tout  l'espace 
qu'elles  détiennent  aujourd'hui;  alors  un  conservateur  aussi  actif 
et  aussi  industrieux  que  M.  Newton  pourra  se  donner  le  luxe  d'un 
inusée  où  tous  les  objets  soient  à  portée  de  l'œil.  Aujourd'hui,  au 
Musée-Britannique,  si  l'arrangement  des  sculptures  ne  laisse,  pour 
ainsi  dire,  rien  à  désirer  au  point  de  vue  de  l'étude  des  marbres  ex- 


LE   MUSÉE- BRITANNIQUE.  897 

posés,  il  y  a  cependant  encore  clans  d'autres  portions  du  même 
édifice,  surtout  dans  la  salle  des  vases,  bien  des  monumens  dont 
on  peut  dire  qu'ils  n'existent  que  dans  le  catalogue  et  qu'ils  sont 
perdus  pour  le  public. 

J'ai,  —  et  je  ne  suis  point  le  seul,  —  un  autre  grief  contre  l'ad- 
ministration du  musée:  les  sièges  manquent  partout,  au  rez-de- 
chaussée  comme  au  premier  étage.  A  peine  trouve-t-on,  de  loin  en 
loin,  un  étroit  banc  de  bois;  dans  la  plupart  des  salles,  impossible 
de  s'asseoir.  Que  si  les  jambes  fatiguées  refusent  leur  service,  voici 
la  ruse  de  guerre  à  laquelle  on  peut  recourir.  Dans  chaque  pièce 
réside  un  gardien  en  habit  bourgeois  dont  le  seul  insigne  est  une 
longue  baguette  noire  de  près  de  six  pieds.  Plus  démens  pour  leurs 
employés  que  pour  le  public,  les  trustées  n'ont  pas  voulu  leur  infli- 
ger le  supplice  d'une  promenade  perpétuelle  :  à  chacun  d'eux ,  ils 
ont  réservé  un  haut  fauteuil  de  bois  à  dossier  massif,  que  certains 
sybarites  rembourrent  d'un  mince  coussin  mobile.  Par  bonheur,  le 
gardien  est  parfois  pris  du  désir  de  se  dégourdir  les  membres;  il  se 
lève,  il  va  causer  avec  son  voisin.  C'est  le  moment.  Dès  qu'il  est  de- 
bout et  qu'il  a  le  dos  tourné,  emparez-vous  de  son  siège;  en  prince 
débonnaire,  il  feindra  d'avoir  encore  envie  de  se  promener.  Pas 
une  fois  je  ne  me  suis  vu  sommer  de  quitter  le  trône  sournoisement 
usurpé.  C'est  une  délicate  jouissance  que  de  s'asseoir  en  face  d'une 
belle  statue  et  de  l'étudier  sans  être  distrait  de  cette  contemplation 
par  l'effort  musculaire;  or,  n'était  cette  hospitalière  tolérance,  ja- 
mais ou  presque  jamais  je  n'aurais  pu  goûter  ce  plaisir. 

On  aura  beau  chercher,  le  plus  chagrin  ne  trouvera  guère  d'au- 
tres critiques  à  faire  valoir  contre  toute  cette  installation  du  musée 
des  antiques.  C'est  l'œuvre  judicieuse  et  très  soigneusement  étudiée 
d'un  architecte  qui  n'a  pas  été  gêné  par  la  nécessité  de  se  plier  aux 
exigences  d'un  édifice  construit  à  d'autres  fins.  Le  conservateur  n'a 
rien  négligé  pour  tirer  le  meilleur  parti  possible  des  heureuses  dis- 
positions adoptées  dans  l'ensemble  de  cet  aménagement;  tout  ce 
qui  dépendait  de  lui,  il  l'a  fait  pour  faciliter  l'examen  et  l'intelli- 
gence des  monumens  qui  lui  étaient  confiés.  Sous  chaque  objet  ex- 
posé se  trouve  une  étiquette  qui  contient  tous  les  renseignemens 
indispensables  :  elle  donne  le  nom  du  dieu  ou  du  personnage  histo- 
rique représenté  par  la  statue  ;  quand  il  s'agit  d'un  groupe  ou  d'une 
scène  peinte,  elle  en  indique  le  sujet.  A  ces  notions,  elle  ajoute  la 
provenance  du  monument,  le  nom  de  celui  qui  l'a  découvert,  et  la 
mention  de  l'ouvrage  où  l'objet  a  été  décrit  avec  le  plus  de  détail 
ou  le  mieux  figuré.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  marbres  qui  por- 
tent ainsi  chacun  son  signalement  et  son  histoire  succincte  ;  on  a 
pris  la  même  peine  pour  les  bronzes,  pour  les  vases,  pour  les  plus 

TOME  XII.  —  1875.  57 


898  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

menus  débris  de  la  civilisation  antique.  Par  ce  moyen,  des  frais  sont 
épargnés  aux  visiteurs,  et  l'on  n'a  pas  à  remanier  sans  cesse  un  texte 
qui,  dans  un  musée  où  l'on  achète  beaucoup ,  a  cessé  d'être  com- 
plet dès  le  lendemain  du  jour  où  il  a  paru.  Sans  doute  les  catalo- 
gues imprimés  ont  leur  utilité  ;  ils  permettent  d'entrer  dans  de  plus 
grands  détails  sur  l'histoire  et  l'explication  de  chaque  monument , 
ils  rendent  service  aux  savans  dans  leur  cabinet,  et  l'administration 
du  musée ,  tout  en  poursuivant  cette  partie  de  sa  tâche  avec  une 
lenteur  qui  a  souvent  été  critiquée,  ne  l'a  jamais  perdue  de  vue  (1). 
Elle  n'a  pourtant  point,  pas  plus  que  le  Louvre,  une  série  complète 
de  catalogues;  c'est  là  une  lacune  qu'il  importe  de  combler  tôt  ou 
tard.  En  attendant  cette  heure  peut-être  encore  très  éloignée,  le 
public  anglais  souffrait  moins  de  ce  manque  de  livres  que  celui  qui 
fréquente  notre  musée  des  antiques;  il  avait,  pour  prendre  pa- 
tience, ce  catalogue  en  abrégé,  toujours  tenu  au  courant,  et  dé- 
chiré en  des  milliers  de  feuillets  dont  chacun  est  appendu  à  l'objet 
qu'il  définit.  Depuis  quelque  temps,  les  conservateurs  des  antiques 
au  Louvre  ont  eu  l'heureuse  idée  d'imiter  à  cet  égard  ieurs  con- 
frères de  Londres;  déjà  chaque  bas-relief  et  chaque  statue  a  son 
étiquette,  et,  pour  ce  qu'on  peut  appeler  les  petits  antiques,  pour 
les  bronzes,  vases,  terres  cuites  et  autres  objets  de  cet  ordre ,-  si 
les  renseignemens  offerts  n'ont  plus  ce  caractère  individuel ,  tout 
au  moins  des  indications  générales  distinguent  les  divers  groupes 
et  signalent  les  provenances.  L'intelligente  bonne  volonté  qui  pré- 
side à  toute  cette  organisation  ira  plus  loin  dans  cette  voie;  elle 
multipliera,  n'en  doutons  pas,  ces  étroites  bandes  de  papier 
bleu  qui,  tout  en  instruisant  le  spectateur,  ne  déparent  point  le  mo- 
nument. Puisqu'elle  a  le  sincère  désir  de  servir  et  d'aider  le  public 
par  tous  les  moyens  en  son  pouvoir,  qu'il  nous  soit  encore  permis 
de  l'engager  à  suivre  un  autre  exemple  que  lui  donne  le  Musée- 

(1)  Voici  la  liste  des  catalogues  publiés  par  les  soins  des  trustées  et  relatifs  aux 
antiquités  :  Description  of  the  ancient  terracottas,  by  T.  Combe,  1810,  iii-4'\  —  Des- 
cription of  the  Marbles,  XI  parties,  111-4»,  1812-1861,  by  Combe,  Hawkins,  Cockerell 
and  Birch.  —  Catalogue  of  the  Greek  and  Etruscan  vases  in  the  British  Muséum, 
2  vol.  in-8",  1851-1870.  —  Tahlets  and  other  Egyptian  monuments,  from  the  collec- 
tion of  the  earl  of  Bdmore,  180,  in-folio.  —  Inscriptions  in  the  cuneiform  character, 
from  Assyrian  monuments,  discovered  by  A.  H.  Layard,  1851,  in-folio.  —  Cuneiform 
inscriptions  ofivestern  Asia,  prepared  for  publication  by  sir  Henry  Rawlinson,  3  vol. 
in-folio,  18(il,  1806.  —  Inscriptions  in  the  Phœnician  character,  discovered  on  the  site 
of  Carthage,  during  researches  by  Nathan  Davis,  18'o3,  in-folio,  1870.  —  Inscriptions 
in  the  Himyaritic  character,  discovered  chielly  in  southern  Arabia,  1863,  in-folio.  — 
Inscriptions  in  the  Hieratic  and  Demotic  character,  1868,  in-folio.  —  Ancient  greek 
inscriptions.  Pars  I,  Attika  1874,  in-folio,  —  Le  cabinet  des  médailles  et  celui  des  pa- 
pyrus ont  aussi  public  des  catalogues  où  sont  décrits  et  en  partie  figurés  les  objets 
les  plus  intcrcssans  de  ces  collections. 


LE   MUSÉE-BRITANNIQUE.  899 

Britannique,  je  veux  parler  de  ces  notices  sommaires  qui  se  vendent 
à  la  porte  pour  deux  ou  trois  pe?ice.  Chaque  section  du  départe- 
ment des  antiquités  a  ainsi  son  guide,  quelques  pages  rédigées  par 
un  homme  compétent  (1).  L'attention  y  est  appelée  sur  les  objets  les 
plus  importans  que  contient  chaque  salle;  pour  chaque  figure,  les 
restaurations  sont  indiquées,  la  provenance  est  marquée  avec  plus 
de  détails  que  dans  l'étiquette  correspondante,  et,  quand  la  chose 
en  vaut  la  peine,  l'histoire  du  monument  est  rapidement  esquissée. 
Ces  renseignemens  sont  accompagnés  d'une  bibliographie  assez  dé- 
veloppée et  de  notions  élémentaires  sur  la  branche  de  l'archéologie 
à  laquelle  se  rattachent  les  monumens  que  décrit  chacun  de  ces 
petits  livrets.  Ces  notices  ont  le  mérite  d'être  beaucoup  meil- 
leur marché  que  les  catalogues  complets  et  d'épargner  au  vi- 
siteur une  grande  perte  de  temps ,  de  le  conduire  tout  d'abord, 
comme  par  la  main,  à  ce  qui  est  vraiment  d'une  importance  capi- 
tale. Les  savans  même  y  trouvent  ainsi  leur  compte,  et  les  ignorans 
y  apprennent  en  quelques  minutes  ce  qu'il  est  indispensable  de 
savoir  pour  comprendre  ce  qui  fait  l'intérêt  de  ces  marbres,  de  ces 
bronzes,  de  ces  vases,  à  quelle  époque  ils  appartiennent,  quelles 
idées  ils  traduisent,  ce  qu'ils  ajoutent  à  la  connaissance  du  passé 
humain  et  de  la  civilisation  antique. 

IL 

On  sait  maintenant  de  quel  esprit  se  sont  inspirés  l'architecte  et 
les  conservateurs  du  musée,  comment  ils  ont  compris  leur  tâche, 
comment  ils  ont  entendu  la  décoration  des  salles  et  l'aménagement 
des  collections  qui  leur  étaient  confiées;  il  reste  à  pénétrer  dans 
les  galeries  et  à  jeter  un  coup  d'oeil  sur  ce  qu'elles  contiennent  de 
plus  intéressant.  Les  antiques  occupent  au  rez-de-chaussée  la  moi- 
tié de  la  face  méridionale  et  toute  l'aile  occidentale  de  l'édifice,  au 
premier  étage  un  peu  moins  d'espace,  tout  le  côté  du  couchant.  Le 
rez-de-chaussée  a  été  réservé  aux  marbres,  aux  mosaïques,  aux 
fragmens  d'architecture,  à  tous  les  monumens  dont  le  poids  aurait 
risqué  de  fatiguer  les  planchers,  et,  comme  la  place  manquait,  on 
a,  tant  bien  que  mal,  approprié  les  sous-sols  [hasemcnts]  pour  re- 
cevoir les  statues  des  bas  temps  et  d'autres  objets  de  second  ordre; 
même  en  plein  été  et  en  plein  midi,  ces  souterrains  voûtés  man- 

(1)  Quelques-unes  de  ces  notices  sont  épuisées,  et  l'on  travaille  en  ce  moment  aies 
refaire.  Voici  la  liste  de  celles  que  j'ai  sous  les  yeux  :  A  guide  to  the  Grœco-roman 
sculptures,  1874,  92  pages,  4  pence.  —  A  guide  to  the  bronze  room,  1871,  57  pages, 
3  pence.  —  A  guide  to  the  flrst  vase  room,  1875,  29  pages,  2  peuce.  —  A  guide  to 
the  second  vase  room,.  18G9,  4:}  pages,  2  pence. 


900  KEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quent  de  clarté,  il  doit  être  impossible  l'hiver  d'y  rien  distinguer. 

C'est  par  un  long  couloir  qui  porte  le  titre  de  galerie  romaine 
que  l'on  entre  dans  le  musée  de  sculpture.  Cette  partie  de  la  col- 
lection paraît  pauvre  en  comparaison  de  ces  belles  salles  que  rem- 
plissent au  Louvre  les  images  de  tant  de  Romains  célèbres.  Ici  peu 
de  statues  et  quelques  bustes,  tout  cela  assez  médiocre.  Le  seul 
morceau  qui  fasse  une  vive  impression,  c'est  une  tête  de  marbre, 
plus  grande  que  nature,  qui  provient  du  forum  de  Trajan  à  Rome. 
On  y  a  reconnu,  non  sans  vraisemblance,  un  de  ces  chefs  barbares 
dont  l'art  romain  a  vers  cette  époque  aimé  à  reproduire  le  cos- 
tume et  les  traits;  cette  représentation  avait  le  double  mérite  de 
flatter  l'amour-propre  national  et  de  fournir  au  sculpteur  un  motif 
nouveau,  un  type  de  physionomie  et  des  arrangemens  de  draperie 
qui  sortaient  des  conventions  banales.  Ce  fragment  a  une  grande 
tournure;  les  cheveux,  réunis  en  masses  épaisses  des  deux  côtés  de 
la  figure  et  sur  le  front,  qu'ils  couvrent  presque  tout  entier,  dessi- 
nent ainsi  des  ombres  qui  donnent  à  l'ensemble  quelque  chose 
d'étrange  et  de  farouche.  C'est  un  des  chefs-d'œuvre  de  l'école  à 
laquelle  nous  devons  la  colonne  Trajane.  Cette  salle  contient  aussi 
divers  débris  de  la  civilisation  romaine  qui  sont  sortis  du  sol  même 
de  l'Angleterre,  des  sarcophages  dont  un  de  Londres,  des  mosaïques 
trouvées  dans  une  villa  romaine  des  environs  de  Glocester.  Tous 
ces  monumens  sont  d'une  facture  lourde  et  grossière.  Rien  ici  qui 
puisse  rivaliser  avec  l'élégance  et  la  finesse  des  produits  de  l'art 
gallo-romain.  Le  vent  qui,  de  l'Italie  et  de  la  Grèce,  soufflait  sur 
le  monde  ancien  n'est  arrivé  dans  ces  régions  lointaines,  par-delà 
les  mers,  que  déjà  bien  affaibli,  moins  pur  et  moins  vivifiant.  Sans 
doute,  pas  plus  qu'aucune  des  contrées  jadis  comprises  dans  l'em- 
pire des  césars,  la  Grande-Bretagne  n'a  pu  échapper  tout  à  fait  à 
l'influence  latine;  mais  ici  cette  culture  s'est  arrêtée  à  la  surface, 
elle  n'a  point  pénétré,  comme  en  Gaule,  jusqu'aux  dernières  pro- 
fondeurs. 

A  cette  galerie  font  suite  les  trois  salles  dites  grcco -romaines. 
Elles  contiennent  encore,  mêlées  à  des  originaux  grecs  trouvés  à 
Cyrène  et  sur  quelques  autres  points  de  l'Orient,  un  grand  nombre 
de  ces  copies  et  répétitions  italiennes  qui  datent  du  siècle  d'Auguste 
et  d-3  celui  des  Antonins.  La  merveille  de  cette  partie  de  la  collec- 
tion, c'est  la  tête  en  marbre  de  Paros  connue  sous  le  titre  à! Apol- 
lon Pourtalès.  Est-ce  le  débris  d'une  statue  taillée  par  le  ciseau 
même  d'un  maître,  ou  bien,  comme  on  a  cru  le  reconnaître  à  cer- 
tains détails  d'exécution,  la  copie  très  soignée  d'un  original  en 
bronze?  Il  est  difficile  de  se  prononcer;  c'est  en  tout  cas  l'une  des 
œuvres  les  plus  étranges,  les  plus  frappantes  que  nous  ait  laissées 


LE    xMUSÉE-BRITANNIQUE.  901 

la  sculpture  antique.  Dans  les  traits  de  ce  noble  visage,  il  y  a 
quelque  chose  qui  fait  songer  à  la  beauté  de  la  femme.  Ce  n'est 
point  que  la  grâce  en  soit  mignarde  et  précieuse;  mais  toute  cette 
physionomie  respire  une  sorte  de  tendresse  émue  et  d'exaltation 
passionnée  qui  rappellent  les  airs  do  tête  d'une  chanteuse  inspirée. 
On  a  donc  pu  supposer  avec  beaucoup  de  vraisemblance  (|ue  la  sta- 
tue représentait  un  Apollon  Musagèle,  revêtu  de  la  longue  robe  flot- 
tante, au  moment  où,  faisant  vibrer  la  lyre  sous  ses  doigts,  le  dieu 
des  vers  et  du  chant  tient  suspendues  à  ses  lèvres  ses  compagnes 
divines  et  s'enivre  lui-même  de  musique  et  de  poésie.  Dans  cette 
œuvre  singulière  et  puissante,  l'expression  semble  poussée  pres- 
que au-delà  de  ce  que  comporte  la  sculpture.  Ce  qui  ajoute  encore 
à  l'impression,  ce  sont  les  cheveux,  rassemblés  au-dessus  du  front, 
où  ils  forment  une  très  forte  saillie;  le  crobyle  ou  nœud  central  de 
la  chevelure  est  bien  plus  haut  et  se  projette  plus  en  avant  que 
dans  l'Apollon  du  Belvédère.  A  tout  prendre,  il  y  a  ici  de  la  ma- 
nière, mais  une  manière  hardie  et  grandiose;  l'effet  est  cherché, 
mais  il  est  obtenu.  Ce  n'est  plus  la  simplicité  ingénue  du  siècle  de 
Phidias;  un  pas  de  plus,  et  l'artiste  tombait  dans  l'exagération, 
dans  l'affectation  théâtrale,  mais  cette  limite,  il  ne  l'a  point  fran- 
chie, et  ce  type,  quel  que  soit  l'auteur  qui  l'a  créé,  reste  un  des 
plus  curieux  monumens  de  l'école  qui,  vers  le  temps  d'Alexandre, 
s'engagea,  sur  les  traces  de  Lysippe,  dans  des  voies  toutes  nou- 
velles. Tout  moderne  et  forcément  inexact  que  soit  en  pareille  ma- 
tière le  mot  de  romantisme,  on  est  tenté  de  le  prononcer  en  face  de 
ce  marbre;  il  a  tout  au  moins  le  mérite,  pour  qui  ne  connaît  point 
l'Apollon  Pourtalès,  de  faire  soupçonner  le  caractère  et  le  genre 
de  beauté  qu'a  cherchés  l'auteur  de  cette  œuvre  vraiment  surpre- 
nante. 

Dans  ce  canton  du  musée,  on  rencontre  encore  d'autres  monu- 
mens intéressans  à  divers  titres,  c'est  Y  Apollon  ciUiarcde,  trouvé 
en  1861  à  Cyrène  par  MM.  Smith  et  Porcher,  c'est  une  bonne  ré- 
pétition antique  du  fameux  Discobole  de  Myron,  c'est  la  Vénus 
Toivneley,  figure  jadis  trop  vantée,  qui  provient  des  bains  de 
Claude  à  Ostie;  la  tête  a  de  la  grâce,  mais  le  col  est  trop  long,  et  la 
draperie  traitée  d'une  manière  toute  conventionnelle.  Un  autre 
marbre  dont  la  valeur  a  été  aussi  surfaite,  c'est  le  buste  que 
Towneley  avait  surnommé  Chjtie  parce  qu'il  sort  du  calice  d'une 
fleur.  Il  y  tenait  plus  qu'à  aucune  autre  pièce  de  sa  collection.  En 
1780,  au  milieu  des  émeutes  qui  désolèrent  alors  la  capitale,  la 
galerie  Towneley  faillit  être  pillée  et  détruite.  Un  jour,  sous  le 
coup  de  menaces  qui  semblaient  devoir  être  mises  à  exécution  sur 
l'heure,  le  propriétaire  de  tant  de  richesses  fut  contraint  de  s'enfuir 


902  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  toute  hâte.  Jetant  un  coup  d'œil  désolé  sur  tout  ce  qu'il  laissait 
derrière  lui,  il  partit  en  portant  dans  ses  bras  la  Glytie,  jusqu'à 
la  voiture  qui  l'emmenait.  «  Il  faut  bien,  disait-il,  que  je  prenne 
soin  de  ma  femme.  »  On  est  d'accord  pour  reconnaître  aujour- 
d'hui dans  la  prétendue  Clytie  l'image  idéalisée  d'une  matrone  ro- 
maine du  siècle  d'Auguste.  Une  tête  colossale  d'Hercule,  qui  a  été 
recueillie  au  pied  du  Vésuve,  paraît  reproduire  le  type,  célèbre  dans 
l'antiquité,  de  l'Hercule  de  Lysippe;  elle  est  d'un  style  plus  libre 
et  plus  hardi  que  celle  de  cet  Hercule  Farnèse  qui  est  au  musée 
de  Naples  et  dont  nous  avons  une  excellente  copie  dans  le  jardin 
des  Tuileries.  L'effort  de  l'artiste  pour  rendre  la  puissance  muscu- 
laire du  dieu  n'aboutit  point  ici,  comme  dans  l'œuvre  de  Glykon,  à 
quelque  chose  de  brutal  et  presque  de  bestial.  Plus  loin,  une  tête 
barbue  dont  les  yeux  sont  levés  au  ciel  avec  une  expression  très 
marquée  d'angoisse  doit  provenir  d'un  groupe  dont  le  sujet  n'a  pu 
être  encore  déterminé;  quoi  qu'il  en  soit,  elle  a  bien  le  caractère 
d'un  portrait,  et  rappelle  tout  à  fait  certaines  têtes  royales  gravées 
sur  les  monnaies  des  Séleucides,  des  Antigonides  et  autres  succes- 
seurs d'Alexandre  :  c'est  un  bel  échantillon  de  l'art  des  temps 
macédoniens.  Beaucoup  aussi  de  bas-reliefs,  dont  plusieurs  sont 
curieux  soit  par  le  sujet  qu'ils  représentent,  soit  par  certaines  par- 
ticularités d'exécution.  De  tous,  celui  qui  a  provoqué  le  plus  de 
discussions  et  de  commentaires,  c'est  V Apothéose  d'Homère,  si- 
gnée du  nom  d'ailleurs  inconnu  d'Archélaôs  de  Priène.  Ce  marbre 
a  pour  nous  un  intérêt  tout  spécial;  Ingres  y  a  trouvé  l'idée  première 
et  plusieurs  des  motifs  de  cette  grande  page  dont  certahis  détails 
peuvent  prêter  à  la  critique,  mais  qui  n'en  reste  pas  moins  un  des 
chefs-d'œuvre  de  la  peinture  moderne.  Là,  comme  dans  beaucoup 
d'autres  de  ses  tableaux  les  plus  admirés,  cet  esprit  singulier,  à  la 
fois  timide  et  hardi,  imitateur  et  original,  est  parti  d'une  de  ces 
données  qu'il  empruntait  à  ses  maîtres  chéris,  à  l'antique  ou  bien 
à  Raphaël;  pourtant,  grâce  à  la  sincérité  de  sa  passion  pour  le  beau, 
grâce  à  l'expressive  noblesse  de  son  dessin,  il  n'en  a  pas  moins 
réussi  à  produire  une  composition  vraiment  personnelle  et  puis- 
sante. L'œuvre  d'Archélaôs,  qu'elle  soit  des  temps  macédoniens 
ou  romains,  est  d'ailleurs  par  elle-même  assez  médiocre  ;  il  y  a 
une  maladroite  recherche  du  pittoresque,  un  trop  grand  nombre 
de  plans  et  de  personnages  superposés. 

Nous  ne  descendrons  pas  dans  le  sous-sol,  dont  l'escaUer  se  creuse 
à  l'extrémité  méridionale  de  ces  galeries  gréco-romaines.  Ce  n'est 
point  que  les  objets  qui  y  sont  groupés  soient  dénués  d'intérêt  :  il 
y  a  là  surtout  des  mosaïques  rapportées  d'Halicarnasse  et  de  Car- 
thage  qui  mériteraient  d'être  étudiées.  Cette  étude  serait  aujour- 


LE   MUSÉE-BRITANNIQUE.  903 

d'hui  d'autant  plus  opportune  que  nos  architectes  semblent  vouloir 
remettre  en  honneur  les  traditions  et  les  procédés  de  la  mosaïque. 

Le  Salon  lycien,  où  l'on  entre  au  sortir  des  galeries  gréco-ro- 
maines, a  été  presque  entièrement  meublé  par  sir  Charles  Fellovvs. 
On  peut  dire  de  Fellows  qu'en  1838  il  a  découvert  la  Lycie,  comme 
vers  le  même  temps  Botta  s'illustrait  par  la  découverte  de  l'Assyrie. 
Sans  doute  la  Lycie,  que  baigne  la  Méditerranée,  était  moins  éloi- 
gnée de  l'Occident,  bien  plus  à  portée  du  regard  et  de  la  main.  Les 
restes  de  plusieurs  de  ses  villes  se  dressent  encore  au  bord  même 
de  la  mer,  sur  de  pittoresques  rivages  en  vue  desquels  passent 
chaque  année  des  centaines  de  navires  ;  les  ruines  de  ses  édifices  et 
de  ses  tombes,  au  lieu  d'être  enfouies,  comme  celles  des  palais  de 
Sennachérib  et  de  Sargon,  sous  d'énormes  amas  de  terre,  couron- 
nent encore  de  leurs  murailles  et  de  leurs  colonnades  les  sommets 
des  blanches  acropoles  ou  dessinent,  sur  les  hauts  escarpemens  des 
rocs  volcaniques  et  sur  l'éblouissante  verdure  qui  en  reaiplit  tous 
les  creux,  les  formes  variées  et  bizarres  de  leurs  façades  ouvragées 
et  de  leurs  combles  arrondis  ou  aigus.  Pourtant,  jusque  vers  18/iO, 
la  Lycie  était  aussi  inconnue  que  le  centre  de  l'Asie;  notre  compa- 
triote, M.  Charles  Texier,  l'avait  traversée  en  1835  et  1830,  mais  il 
n'avait  encore  presque  rien  publié.  Le  premier,  Fellows  a  révélé  la 
civilisation  de  ce  vaillant  peuple  des  Termilaî,  que  les  Grecs  appe- 
laient Lyciens,  leur  art  tout  asiatique  à  l'origine,  qui  se  transforma 
sous  le  tout-puissant  ascendant  du  génie  grec  sans  jamais  perdre 
tout  à  fait  son  originalité,  leur  langue,  qui  s'écrit  avec  un  alphabet 
très  voisin  de  celui  du  grec  archaïque,  et  qui  cependant  a  résisté 
jusqu'ici  à  toutes  les  tentatives  d'interprétation.  Après  avoir  décou- 
vert les  débris  et  retrouvé  les  noms  de  ces  populeuses  cités,  Tel- 
messos,  Tlos,  Pinara,  Xanthos,  Antiphellos,  Patara,  etc.,  Fellows, 
grâce  aux  allocations  du  musée  et  au  concours  de  la  marine  royale, 
put  conduire  jusqu'à  la  mer  quelques-uns  des  plus  importans 
monumens  de  Xanthos,  la  plus  riche  et  la  plus  curieuse  des  villes 
lyciennes;  son  expédition  de  18/i(5,  où  il  acheva  l'enlèvement  de  ces 
trésors,  était  la  quatrième  qu'il  dirigeait,  au  mépris  de  sa  santé  fa- 
tiguée par  de  longs  séjours  sur  une  côte  malsaine. 

Quand  on  commence  à  étudier  les  monumens  qui  remplissent 
cette  salle,  on  éprouve  d'abord  une  sorte  de  déception.  Ce  peuple 
n'était  point  grec;  il  avait  sa  langue  nationale,  il  avait  ses  mœurs  et 
ses  usages  propres,  dont  les  anciens  nous  signalent  la  singularité,  il 
était  passionnément  attaché  à  son  indépendance,  comme  il  le  prouva 
lors  de  la  conquête  perse  et  plus  tard,  lors  de  la  conquête  ro- 
maine, par  de  tragiques  exemples  de  résistance  obstinée  et  de  pa- 
triotique désespoir.  Cependant  tout  ou  presque  tout  ce  qui  frappe 


90/l  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ici  les  yeux  au  premier  moment  a  un  caractère  purement  hellé- 
nique. 11  en  est  ainsi  de  l'élégant  édifice  qui  surmontait  à  Xanlhos 
un  rocher  qu'un  profond  ravin  sépare  de  l'Acropole;  les  blocs  de 
marbre  dont  il  se  composait  ont  été  recueillis  gisant  sur  le  sol,  ex- 
pédiés en  Angleterre,  rapprochés  et  remontés  pièce  à  pièce  par  les 
ouvriers  du  musée.  On  a  obtenu  ainsi  un  petit  temple  périptère 
tout  en  marbre,  porté  sur  un  soubassement  rectangulaire  haut 
d'environ  à  mètres.  Sous  le  péristyle,  dans  chaque  entre-colonne- 
ment,  une  statue  de  femme  drapée.  Des  figures  remplissaient  le 
champ  des  frontons;  d'autres  en  surmontaient  le  sommet  et  les 
angles.  On  a  des  restes  de  quatre  frises,  dont  deux,  selon  toute  ap- 
parence, décoraient  la  cella,  tandis  que  deux  autres  couraient  à 
différentes  hauteurs  autour  du  soubassement.  Sculptures  partout 
jetées  avec  une  prodigalité  inaccoutumée,  plan  général  et  détail  de 
la  construction,  tout  dans  ce  monument  est  grec,  rien  que  grec. 
Les  quatorze  colonnes  du  portique  sont  d'ordre  ionique.  Les  statues 
en  ronde  bosse  rappellent  la  belle  Victoire  de  Thasos  que  M.  Miller 
a  rapportée  au  Louvre;  elles  ont  cependant  moins  d'élan  et  de  gran- 
deur. On  leur  a  donné  le  titre  de  Néréides  à  cause  de  certains  attri- 
buts marins.  Les  frises,  qui  représentent  des  chasses,  des  sacrifices 
et  des  combats,  sont  d'une  facture  habile,  mais  un  peu  commune. 
C'est  de  la  sculpture  grecque  du  iv®  siècle  avant  notre  ère;  de 
même  pour  le  monument  connu  sous  le  nom  de  Tombe  des  Harpies. 
S'il  y  a  dans  les  plis  des  draperies  et  dans  les  attitudes  des  per- 
sonnages une  symétrie  qui  témoigne  d'une  antiquité  assez  reculée, 
dans  le  dessin  et  le  mouvement  des  figures  on  remarque  une  jus- 
tesse et  une  élégance  qui  révèlent  un  sentiment  déjà  très  élevé  de 
la  forme  et  une  science  bien  sûre  d'elle-même.  Par  l'ensemble  du 
style  comme  par  certains  détails  caractéristiques,  cela  fait  songer  à 
cet  admirable  bas-relief  d'Eleusis,  dont  i\I.  Yitet  a  si  bien  parlé 
dans  la  Revue  (1),  et  au  beau  fragment  que  M.  Heuzey  a  rapporté 
de  Pharsale  (2).  C'est  bien  celte  grâce,  plus  facile  à  goûter  qu'à  dé- 
finir, par  laquelle  se  distinguent  les  œuvres  archaïques  qui  naissent 
à  l'aube  même  des  grands  siècles  de  perfection  classique.  Sous  cer- 
taines gaucheries  et  certaines  raideurs,  on  y  épie,  on  y  devine  le 
prochain  épanouissement  du  génie  qui  n'a  plus  qu'un  dernier  effort 
à  faire  pour  arriver  à  la  pleine  possession  de  lui-même,  à  la  liberté 
souveraine  et  à  la  suprême  maturité.  C'est  le  charme  pénétrant  de 
l'aurore  :  on  sent  croître  le  jour  et  le  soleil  monter;  mais  de  légers 
nuages  roses  qui  ilottent  à  l'horizon  arrêtent  encore  les  rayons  im- 

(1)  Les  Marbres  d'Eleusis,  1"  mars  1860. 

(2)  lleu^ey  et  Daumct,  Mission  archéologique  de  Macédoine,  planche  23. 


LE    MUSÉE-BRITANNIQUE.  905 

patiens,  on  peut  encore   regarder  en   face  l'Orient  lumineux  et 
tendre. 

Deux  grandes  tombes,  qui  occupent  le  centre  de  la  salle,  présen- 
tent des  caractères  analogues  ;  elles  portent  bien  des  inscriptions  ly- 
ciennes,  toutefois  les  sculptures  qui  les  décorent,  par  la  souplesse  et 
la  liberté  du  ciseau,  sont  tout  helléniques.  On  ne  saurait  donc  mé- 
connaître l'influence  que  l'art  grec  exerça  sur  la  Lycie,  bien  avant 
que  la  conquête  d'Alexandre  eût  comme  répandu  la  Grèce  sur  l'Asie. 
La  tombe  des  Harpies  ne  peut  guère  être  postérieure  au  commence- 
ment du  v«  siècle  avant  notre  ère.  D'autre  part,  on  retrouve  ici  la 
trace  et  des  influences  asiatiques  primitives  et  de  traditions  archi- 
tecturales propres  à  la  Lycie,  qui  font  l'originalité  de  ses  nécro- 
poles. Une  frise  de  tuf  noir,  enlevée  à  la  citadelle  de  Xanthos,  offre 
un  des  motifs  que  les  artistes  orientaux  ont  le  plus  aimés,  une  file 
d'animaux  d'espèces  différentes,  occupant  toute  la  longueur  d'une 
bande  étroite;  ici  ce  sont  des  panthères  qui  saisissent  et  dévorent 
des  biches.  Comme  couleur  de  pierre  aussi  bien  que  comme  dessin, 
cela  ressemble  fort  à  cette  curieuse  frise  du  temple  d'Assos  que 
possède  le  Louvre.  Un  sujet  qui  sent  encore  plus  son  Assyrie,  c'est 
une  figure  taillée  sur  la  paroi  d'un  cercueil  de  ce  même  tuf  volcani- 
que, un  homme  qui  enfonce  son  épée  dans  le  flanc  d'un  lion  dressé 
contre  lui,  groupe  qui  revient  sans  cesse  dans  les  bas-reliefs  nini- 
vites  et  sur  les  scarabées.  Ce  qui  paraît  propre  aux  Lyciens,  ce  sont 
certaines  formes  architecturales  que  l'on  ne  retrouve  nulle  part  en 
Asie-Mineure,  et  qui   sont  représentées  au  musée  par  deux  des 
tombes  dont  nous  avons  déjà  parlé;  quand  Fellows  vit  pour  la  pre- 
mière fois  ces  pignons  en  ogive,  il  fut  tout  surpris  d'y  reconnaître 
des  types  auxquels  l'avaient  accoutumé  les  édifices  anglais  contem- 
porains des  Tudors.  Un  trait  plus  caractéristique  encore,  c'est  la 
fidélité  avec  laquelle  les  Lyciens  ont  reproduit  en  pierre  tous  les 
membres,  tous  les  détails  de  ces  constructions  en  bois  dont  les  ma- 
tériaux sont  encore  aujourd'hui  fournis  aux  paysans  de  cette  région 
par  les  belles  forêts  de  chênes  et  de  pins  qui  en  couvrent  les  mon- 
tagnes. Dans  les  planches  de  leurs  ouvrages,  Texier  et  Gh.  Fellows 
ont  mis  en  regard  de  tombes  creusées  dans  le  roc  vif  les  demeures 
rustiques  des  habitans  de  ces  vallées  sauvages.  Sur  la  façade  de 
ces  caveaux  funéraires  le  ciseau  semble  avoir  pris  un  laborieux 
plaisir  à  figurer  les  troncs  d'arbres,  séparés  du  sol  humide  par  une 
base  épaisse  et  large,  qui  jouent  le  rôle  de  colonnes  et  supportent 
le  comble,  les  poutres  horizontales  qui  font  entablement,  la  char- 
pente de  la  toiture  avec  ses  chevrons  apparens  et  les  bardeaux  qui 
la  recouvrent.  Ces  singuliers  pastiches  sont  autre  chose  qu'une 
simple  curiosité;  ils  peuvent  aider  l'historien  de  l'art  à  s'orienter 


906  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  la  question  si  controversée  des  origines  de  l'architecture  grec- 
que, et  le  mettre  sur  la  voie  de  la  vraie  solution. 

Par  les  monumens  que  renferme,  par  les  réflexions  que  suggère 
une  seule  de  ces  galeries  à  travers  lesquelles  nous  avons  entrepris 
un  voyage  de  découverte,  on  peut  juger  de  la  valeur  des  documens 
que  contient  le  musée.  Si  c'était  ici  le  lieu  d'entrer  clans  le  détail, 
nous  aurions  encore  à  signaler  la  collection  des  antiquités  cypriotes, 
moins  riche,  il  est  vrai,  que  celle  du  Louvre,  mais  qui  possède  en- 
core bien  des  morceaux  précieux,  nous  aurions  à  suivre  dans  ses 
lentes  transformations  cet  art  insulaire,  dont  les  produits  n'ont  com- 
mencé à  être  étudiés  que  depuis  quelques  années  à  peine,  nous  le 
verrions,  tout  assyrien  d'abord  de  facture  et  de  style,  se  teindre 
par  degrés  de  la  couleur  grecque,  tout  en  continuant  toujours  à  re- 
produire un  type  local  très  particulier;  ces  observations  jetteraient 
quelque  jour  sur  l'histoire  encore  mal  connue  de  cette  île  jadis 
si  peuplée  et  si  riche,  l'un  des  lieux  où  le  monde  sémitique  et  le 
monde  hellénique  entrèrent  le  plus  tôt  en  contact.  Gomme  la  Ly- 
cie,  Chypre  avait  son  alphabet  propre,  connu  seulement  par  les  in- 
scriptions. Pendant  longtemps  cette  écriture,  comme  la  lycienne,  a 
gardé  son  secret;  mais  la  science  moderne  vient  enfin  de  résoudre 
le  problème,  sinon  pour  la  Lycie,  au  moins  pour  Chypre.  Il  paraît 
démontré  par  les  recherches  de  MM.  Brandis  et  George  Smith  que 
la  langue  de  ces  textes  n'est  pas  autre  chose  qu'un  grec  archaïque 
assez  voisin  de  l'éolien. 

Malgré  la  supériorité  de  ses  lettres  et  de  ses  arts,  la  Grèce  ne  se 
comprend  donc  et  ne  s'explique  pas  bien,  si,  comme  on  a  longtemps 
incliné  à  le  faire,  on  l'isole  arbitrairement,  on  la  détache  du  milieu  où 
ses  racines  plongent  en  tout  sens.  Ce  milieu,  c'est  une  civilisation 
bien  plus  ancienne  qui,  née  sur  les  bords  du  Nil,  remonta  les  vallées 
du  Tigre  et  de  l'Euphrate  pour  se  répandre,  par  la  conquête  et  le 
commerce  tout  à  la  fois,  à  travers  l'Asie-Mineure;  les  Phéniciens  en 
furent  les  agens  maritimes,  ils  la  portèrent  dans  tout  le  bassin  de  la 
Méditerranée  avec  l'alphabet  dont  ils  étaient  les  inventeurs,  avec 
le  type  et  le  culte  de  leur  grande  déesse-nature,  Astarté.  L'histoire 
de  ces  influences  fécondes  et  de  ce  développement,  on  pourrait  l'es- 
quisser sans  sortir  du  musée.  On  partirait  de  la  collection  égyp- 
tienne et  des  monumens  du  haut-empire,  on  passerait  par  la  Chal- 
dée  et  l'Assyrie;  on  s'arrêterait,  pour  bien  marquer  les  points  de 
jonction  et  les  étapes  successives,  en  Phénicie,  à  Cypre,  à  Rhodes, 
dans  cette  nécropole  de  Gamiros  où  M.  Salzmann  a  découvert  tant 
d'objets  d'un  caractère  si  franchement  oriental;  on  pousserait  une 
pointe  sur  l'Étrurie,  qui  est  représentée  à  Londres  par  quelques- 
uns  des  plus  anciens  ouvrages  de  ses  artistes,  par  un  tombeau  de 


LE   MUSEE-BMTANMQUE.  907 

Ctcrc,  que  l'on  peut  comparer  à  celui  du  Louvre,  par  les  figures 
d'un  caractère  si  rude  et  si  archaïque  trouvées  à  Polledrara  et  dans 
le  lac  de  Falteroiia.  Après  un  long  circuit,  on  reviendrait  aboutir  à 
la  Grèce.  Grâce  à  sa  situation  privilégiée  aux  confins  de  l'Europe, 
de  l'Asie  et  de  l'Afrique,  grâce  à  la  supériorité  de  son  génie  et  aux 
merveilleuses  qualités  de  sa  langue,  la  Grèce  a  coordonné,  classé, 
perfectionné  les  découvertes  antérieures,  elle  a  pour  toujours  mis 
à  l'abri  de  la  destruction  et  de  l'oubli  ces  instrumens  de  progrès, 
ces  procédés  de  l'art,  ces  méthodes  scientifiques  naissantes  qui  s'é- 
taient ailleurs  déjà  perdues  plusieurs  fois.  C'est  elle  qui,  se  faisant 
l'institutrice  de  Kome,  après  avoir  conquis  l'Orient  avec  Alexandre, 
a  plus  tard  envahi  l'Occident  à  la  suite  des  consuls  et  des  césars,  et 
créé  cette  civilisation  qui,  se  développant  et  s' élargissant  de  proche 
en  proche,  est  devenue  dans  les  temps  modernes,  non  plus  natio- 
nale, mais  humaine,  et  travaille  partout  à  transformer  la  surface  de 
la  planète,  à  la  mettre  tout  entière  en  valeur.  Cette  étude  compa- 
rative des  monumens,  rangés  dans  leur  ordre  de  parenté  et  de  filia- 
tion probable,  ce  serait  l'histoire  même  de  cette  portion  de  l'huma- 
nité dont  nous  sommes  les  héritiers  directs;  mais  il  y  faudrait  trop 
de  détails  minutieux,  trop  de  termes  techniques.  C'est  vers  les 
chefs-d'œuvre  de  l'art  grec  que  se  sentent  tout  d'abord  attirés, 
quand  ils  ont  franchi  le  seuil  du  musée,  l'artiste  et  l'homme  du 
monde;  allons  avec  eux  où  nous  appellent  les  débris  du  mausolée, 
les  marbres  d'Éphèse  et  le  grand  nom  de  Phidias. 

En  sortant  de  la  salle  lycienne,  on  traverse  une  petite  pièce 
[greek  anteroom)  où  l'on  s'arrête  devant  la  noble  et  grave  statue  de 
Démêler  assise,  que  M.  Newton  a  découverte  à  Cnide  dans  le  temple 
consacré  aux  divinités  infernales;  puis  on  entre  dans  la  grande 
salle  [mausoleum  room)  où  sont  disposés  les  précieux  restes  du  mo- 
nument que  ce  hardi  et  heureux  voyageur  a  retrouvé  en  1857.  C'é- 
tait la  tombe  qu'Artémise,  reine  de  Carie,  avait  élevée,  vers  352 
avant  notre  ère,  à  son  époux  Mausole.  Elle  se  composait  d'un  haut 
soubassement  sur  lequel  se  dressait  un  édifice  de  forme  oblongue, 
entouré  de  trente-six  colonnes  ioniques,  et  surmonté  d'une  pyra- 
mide dont  on  atteignait  le  sommet  par  vingt-quatre  marches.  L'en- 
semble, qui  avait  environ  hQ  mètres  de  haut,  était  couronné  par 
un  groupe  où,  selon  toute  apparence,  Mausole  lui-même  figurait, 
debout  dans  le  char  qui  l'emportait  chez  les  dieux.  Au-dessus  du 
portique  qui  supportait  la  pyramide  courait  une  frise  richement 
sculptée  qui  représentait  le  combat  des  Grecs  et  des  Amazones. 
On  a  encore  retiré  des  décombres  les  fragmens  de  trois  autres 
frises  dont  la  place  n'a  pas  été  déterminée  d'une  manière  cer- 
taine. Le  monument  était  orné  de  beaucoup  de  statues,  distri- 
buées entre  les  colonnes  et  dans  d'autres  emplacemens  que  leur 


908  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

avait  ménagés  l'architecte.  De  nombreux  lions  étaient  rangés  tout 
autour  du  soubassement,  muets  gardiens  de  la  tombe.  La  décora- 
tion de  chacune  des  quatre  faces  avait  été  confiée  à  un  sculpteur 
différent.  Pline  nous  a  conservé  leurs  noms  :  c'étaient  Scopas,  l'au- 
teur du  groupe  célèbre  des  Niobides,  Leocharès,  Bryaxis,  Timo- 
thée,  les  maîtres  de  l'école  athénienne  au  temps  de  Phihppe.  Un 
cinquième  sculpteur,  Pythis,  avait  exécuté  le  char  et  le  groupe 
qu'il  contenait.  Statues  et  bas-reliefs  étaient  en  marbre  de  Paros; 
cette  belle  matière  avait  été  d'ailleurs  presque  partout  recouverte 
de  couleurs  dont  la  trace  s'est  retrouvée  aussi  bien  sur  les  figures 
que  sur  les  surfaces  et  les  moulures  de  l'édifice.  Par  ses  dimen- 
sions, par  la  beauté  de  son  plan  et  la  richesse  de  son  ornemen- 
tation, cette  tombe  l'emportait  tellement  sur  toutes  les  autres  con- 
structions funéraires,  qu'on  la  comptait  parmi  les  sept  merveilles 
du  monde,  et  ce  qui  témoigne  peut-être  encore  mieux  de  la  répu- 
tation dont  jouissait  ce  monument,  c'est  qu'il  avait  fini  par  intro- 
duire dans  l'usage  un  terme  nouveau  :  le  nom  propre  était  devenu 
un  nom  commun  qui  a  passé  sous  une  forme  légèrement  altérée 
dans  la  plupart  de  nos  langues  modernes. 

Il  nous  est  difficile  de  juger  aujourd'hui  l'œuvre  de  l'architecte 
du  mausolée.  M.  Newton  en  a  bien  recueilli  et  rapporté  de  nom- 
breux fragmens,  bases,  fûts,  chapiteaux  des  colonnes,  morceaux  de 
corniche  et  d'autres  moulures  ;  mais  rien  n'a  été  retrouvé  en  place, 
sauf  quelques  assises  d'un  mur  d'enceinte.  La  destruction  de  l'édi- 
fice avait  été  commencée  par  les  tremblemens  de  terre  ;  elle  a  été 
achevée  au  xv^  siècle  par  les  chevaliers  de  Rhodes.  Le  mausolée 
leur  a  servi  de  carrière  quand  ils  ont  construit  et  fortifié  contre  les 
musulmans  le  château  de  Boudroum ,  petite  ville  qui  a  remplacé 
l'ancienne  Halicarnasse.  Plusieurs  restaurations  ont  été  tentées  : 
les  auteurs  en  sont  arrivés  à  des  résultats  très  différons.  Ces  diffé- 
rences mêmes  prouvent  que  les  données  dont  nous  disposons  ne 
suffisent  pas  pour  résoudre  le  problème.  Il  n'en  est  pas  de  même 
pour  la  sculpture  ;  on  en  possède  assez  sinon  pour  en  restituer 
l'ensemble,  tout  au  moins  pour  en  apprécier  le  style  et  le  mé- 
rite. La  pièce  capitale,  c'est  la  statue  de  Mausole,  qu'à  force  de 
patience  on  a  réussi  à  reconstituer  presque  tout  entière;  elle  se 
compose  aujourd'hui  de  soixante -cinq  morceaux;  il  ne  manque 
guère  que  l'occiput  et  les  bras.  La  figure  est  largement  drapée; 
mais  ce  qu'elle  a  surtout  d'intéressant ,  c'est  la  tête.  Celle-ci  ne 
ressemble  à  aucune  autre  des  œuvres  célèbres  de  la  grande  sculp- 
ture grecque,  de  la  sculpture  monumentale;  quoique  Mausole  soit 
ici  représenté  dans  une  sorte  d'apothéose,  on  se  sent  en  face  non 
point  d'un  personnage  idéal  ni  même  idéalisé,  mais  d'un  portrait. 
C'est  l'impression  que  donnent  tous  les  traits,  la  largeur  du  crâne, 


LE    MUSÉE-BRITANNIQUE.  909 

le  front  bas  encadré  de  grands  cheveux,  la  saillie  de  l'arcade  sour- 
cilière,  l'œil  enfoncé,  le  nez  long  et  droit,  la  bouche  à  demi  cachée 
par  une  forte  moustache  qui  va  rejoindre  une  barbe  frisée  et  cou- 
pée très  court.  L'ensemble  a  plus  de  puissance  que  de  charme;  il 
y  a  de  la  dureté  dans  la  distinction  de  cette  phj^sionomie.  Nous  ai- 
merions à  connaître  le  visage  de  cette  reine,  la  sœur  et  la  femme 
de  Mausole,  dont  la  fastueuse  douleur  est  devenue  proverbiale; 
mais  la  tête  de  la  statue,  où  l'on  a  cru  devoir  chercher  Artémise,  a 
tellement  souffert  que  les  traits  ont  tout  à  fait  disparu ,  il  ne  reste 
à  admirer  que  le  beau  mouvement  de  la  draperie.  De  ce  groupe 
terminal,  on  a  encore  retrouvé  la  partie  antérieure  de  l'un  des  che- 
vaux du  quadrige.  Quant  à  la  frise  des  Amazones,  le  musée  en  pos- 
sède dix-sept  plaques,  qui  y  sont  arrivées  par  les  chemins  les  plus 
divers.  Les  unes,  que  les  chevaliers  de  Rhodes  avaient  encastrées, 
comme  ornemens,  dans  les  murs  du  château  de  Boudroum,  ont  été 
données  par  le  sultan,  en  18Zi6,  à  lord  Stratford  de  Redcliffe;  les 
autres  ont  été  retrouvées  en  1857  dans  les  fouilles;  une  dernière 
avait  été,  depuis  plusieurs  siècles,  s'égarer  à  Gênes,  et  y  a  été 
achetée  en  1865  au  marquis  Serra.  Les  figures,  d'un  très  haut  re- 
lief, en  sont  pour  la  plupart  bien  conservées.  Des  deux  autres 
frises,  représentant  un  combat  de  Grecs  et  de  Centaures  et  une 
course  de  chars,  on  n'a  que  des  débris  moins  nombreux  et  surtout 
beaucoup  plus  frustes. 

L'impression  par  laquelle  on  débute  en  face  du  mausolée ,  c'est 
l'admiration.  Cette  sculpture  a  grand  air,  une  vie  intense  éclate 
dans  toutes  ces  figures;  la  surveillance  des  maîtres  et  l'habileté 
patiente  de  leurs  interprètes  ne  semblent  guère  s'être  relâchées 
dans  l'exécution,  malgré  l'étendue  de  l'œuvre.  Après  avoir  bien  re- 
gardé, on  passe  dans  les  salles  voisines  oii  se  trouvent  les  marbres 
de  l'acropole  d'Athènes  [Elgin  rooni)  et  ceux  dits  de  Phigalie  {Hel- 
lenic  room).  Les  uns  comme  les  autres  appartiennent  à  l'art  attique 
du  v^  siècle;  en  effet,  le  temple  d'Apollon  Épikourios,  en  Arcadie,  à 
Bassœ,  près  Phigalie,  a  été  construit  par  Iktinos,  l'architecte  même  du 
Parthénon;  or  Iktinos  a  dû  demander  le  dessin  de  la  frise  à  un  de  ces 
grands  artistes  d'Athènes  qui  avaient,  comme  lui,  prêté  leur  con- 
cours aux  entreprises  de  Périclès  et  de  Phidias.  On  revient  ensuite 
au  mausolée,  et,  par  comparaison ,  on  l'admire  moins,  on  fait  tout 
au  moins  ses  réserves.  Ce  qui  résiste  le  mieux  à  ce  rapprochement, 
c'est  la  statue  de  Mausole.  Le  parti  pris  par  le  sculpteur  est  très 
différent  de  celui  que  préférait  le  grand  goût  du  siècle  précédent; 
le  temps  approche  où  l'école  de  Lysippe  recherchera  non  plus  la 
vérité  idéale,  la  suprême  noblesse  des  types  généraux,  mais  la  vé- 
rité individuelle ,  avec  tous  ses  accidens  et  au  besoin  avec  toutes 
ses  laideurs.  C'est  là  d'ailleurs  une  phase  nécessaire  de  l'histoire 


910  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  l'art,  et  le  portrait,  quand  il  est  traité  avec  cette  fermeté  et  cette 
ampleur,  est  un  des  triomphes  du  génie  plastique.  Où  l'on  sent 
mieux  l'infériorité  des  sculpteurs  du  mausolée,  c'est  dans  le  frag- 
ment de  l'un  des  chevaux  du  grand  quadrige.  Combien  cela  est 
moins  libre  et  moins  vivant  que  ces  deux  merveilleuses  têtes  des 
chevaux  d'Hélios  qui,  dans  l'angle  d'un  des  frontons  de  Phidias, 
semblent  aspirer  de  leurs  naseaux  frémissans  l'air  frais  du  matin  ! 
Même  observation  pour  le  combat  des  Amazones  représenté  à  Phi- 
galie  comme  sur  la  frise  du  mausolée.  Les  bas-reliefs  de  Phigalie 
ont  bien  des  défauts  qui  sautent  aux  yeux  en  face  de  l'original;  je 
ne  soupçonnais  pas  avant  de  l'avoir  vu  combien  ici  l'exécution  est 
négligée,  presque  grossière  dans  certaines  parties.  Il  y  a  des  figures 
épaisses  et  courtes  où  le  modelé  est  d'une  incroyable  lourdeur.  En 
revanche,  dans  la  composition  des  groupes,  que  d'invention  et  de 
variété,  que  de  mouvement  et  de  chaleur!  Un  maître  a  dessiné  cette 
frise,  mais  l'exécution  en  a  été  confiée  à  des  ouvriers  maladroits. 
Dans  d'aussi  grands  travaux,  la  valeur  du  résultat  obtenu  dépend 
beaucoup  de  l'habileté  professionnelle  de  ces  humbles  collabora- 
teurs. Un  des  mérites  que  les  connaisseurs  admirent  le  plus  à'I'a- 
cropole  d'Athènes,  qu'il  s'agisse  de  la  sculpture  ou  de  l'appareil  des 
bâtimens,  c'est  la  perfection  de  l'exécution,  l'extrême  adresse  ma- 
nuelle et  l'attention  minutieuse  qu'elle  suppose  chez  tous  les  ou- 
vriers employés  à  ces  ouvrages.  Là  même  pourtant  il  y  a  encore  de 
curieuses  inégalités.  Le  savant  adjoint  de  M.  Newton,  M.  Murray, 
me  faisait  remarquer  sur  les  marbres  de  la  procession  des  Panathé- 
nées des  différences  très  sensibles  dans  la  justesse  et  l'accent  du 
modelé.  La  frise  du  mausolée  a  été  exécutée  avec  beaucoup  plus 
de  soin  que  celle  de  Phigalie;  mais  comme  ia  composition  en  est 
moins  variée  et  moins  nourrie!  Les  mêmes  personnages,  les  mêmes 
mouvemens,  se  répètent  à  satiété  ;  malgré  des  attitudes  violentes, 
le  tout  a  quelque  chose  d'académique  et  d'un  peu  froid.  On  sent 
naître  ici  ce  style  savant  et  sec  que  fera  prévaloir  au  siècle  sui- 
vant l'école  de  Pergame  ;  nous  en  possédons  au  Louvre  un  des 
chefs-d'œuvre,  le  Gladiateur  combattant,  comme  on  l'appelle. 
Quant  aux  lions,  ils  ont  de  l'effet,  surtout  vus  deprofd,  mais  ils  sont 
bien  inégaux  de  facture.  La  forme  en  est  toute  conventionnelle,  et 
la  convention  adoptée  ici  n'a  pas  la  rude  énergie  de  celle  que  l'é- 
cole archaïque  aVait  empruntée  à  l'Assyrie.  Je  préfère  de  beaucoup 
les  têtes  de  lion  qui  servaient  de  chéneaux  à  la  corniche;  elles  sont 
modelées  avec  plus  de  hardiesse  et  de  largeur. 

En  somme ,  la  sculpture  du  mausolée  est  intéressante  et  remar- 
quable à  divers  titres.  Elle  a  d'abord  le  mérite  de  nous  apprendre 
ce  qu'était  devenue  la  sculpture  attique  environ  quatre-vingts  ans 
après  la  mort  de  Phidias,  ce  que  demandait  aux  artistes  de  cette 


LE    M'JSÉE-BRITANINIQUE.  011 

capitale  intellectuelle  du  monde  grec,  vers  le  temps  de  Démosthène, 
leur  riche  clientèle  de  cités  helléniques,  de  princes  grecs,  de  sa- 
trapes orientaux;  de  plus  elle  témoigne  d'une  habileté  et  d'une 
souplesse  rare,  d'une  science  de  la  forme  qui  n'a  rien  perdu  de  sa 
sûreté,  d'un  vif  amour  de  la  beauté.  Pourtant  ce  n'est  déjà  plus 
cette  divine  siuiplicité  du  siècle  de  Périclès.  Elle  est  passée,  l'heure 
rapide  et  fugitive  où  fleurit  cet  art  déjà  savant  et  encore  naïf  qui 
est  la  perfection  même.  Le  sculpteur  commence  à  chercher  l'effet 
et  risque  de  tomber  dans  la  manière;  il  soigne  le  détail  et  n'a  plus 
le  même  sentiment  de  l'ensemble,  la  même  fraîcheur  d'impressions 
en  face  de  la  nature,  la  même  observation  émue  et  sincère,  la  même 
puissance  d'imagination  créatrice. 

Bien  que  l'inévitable  décadence  se  trahisse  ainsi  déjà  à  certains 
signes,  le  génie  grec  a  encore  d'incomparables  ressources,  il  est 
encore  appelé  à  fournir  une  longue  et  brillante  carrière  dans  le 
cours  de  laquelle  il  semblera  plus  d'une  fois  se  renouveler  et  rajeu- 
nir; il  aura  des  moissons  imprévues  et  des  fleurs  d'arrière-saison 
qui  pourront  donner  aux  contemporains  l'illusion  d'un  nouveau 
printemps.  Une  des  plus  surprenantes  de  ces  bonnes  fortunes,  ce 
sont  les  sculptures  d'Éphèse,  fruit  des  fouilles  de  M.  A¥ood.  Attaché 
au  chemin  de  fer  de  Smyrne  à  Aïdin,  celui-ci,  tout  en  bâtissant  ies 
stations  de  la  ligne,  commença  en  1864,  à  ses  frais,  l'exploration 
du  site  d'Éphèse;  ce  qu'il  y  cherchait  surtout,  c'étaient  les  traces 
de  saint  Paul  et  de  saint  Jean  l'évangéliste.  Est-il  besoin  de  dire 
qu'il  ne  réalisa  point  ces  rêves  où  se  complaît  l'imagination  an- 
glaise, toute  nourrie  de  souvenirs  bibliques?  Cependant  il  mit  au 
jour  des  inscriptions  importantes  et  mérita  ainsi  le  libéral  concoui's 
de  M.  W.-H.  Waddington,  aujourd'hui  membre  de  l'Institut  et  dé- 
puté de  l'Aisne.  Sur  ces  entrefaites,  M.  Newton  passa  par  Ephèse, 
se  rendit  compte  des  résultats  obtenus,  et  chargea  M.  Wood  de 
continuer  les  travaux  aux  frais  du  musée.  Les  tranchées  se  creusè- 
rent et  s'allongèrent  à  travers  l'ancienne  ville,  elles  en  éclaircirent 
la  topographie,  jusqu'alors  si  obscure,  et  finirent,  au  bout  de  plu- 
sieurs années,  par  atteindre  l'enceinte  de  ce  célèbre  temple  d'Ar- 
témis  dont  les  voyageurs  avaient  vainement  cherché  remplacement 
et  les  ruines.  En  187^5,  toute  l'aire  de  l'édifice  était  déblayée  et  les 
fouilles  cessaient.  Parmi  les  matériaux  que  l'on  a  retirés,  avec  d'é- 
normes dépenses,  des  fangeuses  alluvions  du  Méandre,  tout  ce  qui 
présentait  quelque  reste  de  figure  ou  de  moulure  a  été  expédié  au 
Musée-Britannique.  Pour  exposer  les  morceaux  les  plus  intéressans, 
la  galerie  d'Elgin  a  été  agrandie  vers  le  nord;  les  autres  fragmens 
sont  encore  entassés  dans  les  magasins,  sous  la  colonnade.  Le 
moindre  de  ces  débris  a  son  importance  pour  l'architecte.  Le  temple 
d'Éphèse  passait  pour  le  plus  beau  modèle  de  l'architecture  ionique 


912  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'Asie -Mineure;  or,  malgré  la  belle  restauration  du  temple  de 
Priène,  exposée  l'an  dernier  à  l'École  des  Beaux-Arts  par  M.  Tho- 
mas, les  dispositions  intérieures  du  temple  ionique  nous  sont  jus- 
qu'ici beaucoup  moins  connues  que  celles  du  temple  dorique.  Un 
seul  regard  jeté  sur  ces  marbres  suffît  pour  constater  des  faits  nou- 
veaux et  curieux.  Dans  la  description  rapide  qu'il  donne  du  temple 
d'Éphèse,  Pline  l'Ancien  se  sert  d'une  expression  qui  avait  embar- 
rassé tous  les  commentateurs  et  les  avait  provoqués  à  des  correc- 
tions plus  ou  moins  ingénieuses.  «  Des  126  colonnes  que  contenait 
l'édifice,  36,  dit-il,  étaient  sculptées,  une  par  Scopas  [Ex  us 
XXXVI  cœlatœ,  una  a  Scopa).  »  Personne  n'avait  jamais  voulu 
admettre  ces  colonnes  sculptées',  on  n'avait  rien  vu  de  pareil  nulle 
part.  Or  le  musée  possède  aujourd'hui  plusieurs  tambours  prove- 
nant d'Ephèse  autour  desquels  s'arrondit  un  bas-relief  qui  faisait  le 
tour  du  fût.  L'un  d'eux  est  assez  bien  conservé  pour  qu'on  en  puisse 
juger  le  style  et  l'effet.  Il  représente  Hermès  et  un  génie  ailé,  l'un 
et  l'autre  nus,  que  séparent  deux  femmes  drapées  dont  les  têtes 
manquent.  Nous  n'avons  pas  à  chercher  le  sens  de  ce  groupe,  qui 
paraît  se  rapporter  à  ces  jeux  et  à  ces  luttes  de  la  palestre  dont 
Hermès  était  le  patron  (1)  ;  mais  on  ne  saurait  trop  insister  sur 
l'heureux  balancement  des  figures,  sur  la  largeur  et  la  fermeté  du 
dessin,  soit  dans  la  draperie,  soit  dans  le  nu,  sur  la  merveilleuse 
habileté  avec  laquelle  l'artiste,  sans  choquer  ni  même  surprendre 
l'œil,  a  su  projeter  ses  figures  sur  une  surface  convexe  et  en  rache- 
ter la  courbure.  Que  ces  reliefs  proviennent  du  second  temple, 
brûlé  par  Érostrate  en  356,  ou  du  troisième  dont  la  construction 
fut  commencée  aussitôt  après  le  désastre,  ils  sont  certainement  très 
postérieurs  à  ceux  du  Parthénon  et  sensiblement  contemporains  de 
ceux  du  mausolée;  or  ils  l'emportent  de  beaucoup  sur  ceux-ci,  la 
touche  en  est  plus  libre  et  plus  fière.  Comme  type  de  sculpture  dé- 
corative et  monumentale,  l'Hermès  d'Éphèse  et  tout  le  groupe  dont 
il  fait  partie  me  paraissent  devoir  prendre  rang  à  la  suite  des  mar- 
bres du  Parthénon  et  non  loin  d'eux.  Les  autres  fragmens,  ainsi 
que  ceux  d'une  frise  dont  la  place  est  assez  difficile  à  déterminer, 
sont  bien  plus  mutilés,  mais  semblent  d'un  style  aussi  pur. 

L'intérêt  de  ces  sculptures  n'est  pas  seulement  dans  leur  beauté 
propre;  elles  méritent  encore  l'attention  par  les  vues  qu'elles  nous 
ouvrent  sur  l'histoire  et  le  développement  de  l'art  hellénique.  H 
n'y^a  point,  on  le  sait  aujourd'hui,  deux  temples  grecs  qui  soient 

(i) 'On  peut  consulter  à  ce  sujet  un  article  du  savant  archéologue  de  Berlin,  M.  Er- 
nest Curtius,  dans  V Archœologische  Zeitung,  1872,  p.  72.  —  Les  planches  65  et  66 
contiennent  une  excellente  reproduction  lithographique  du  bas-relief  d'Ephèse  d'après 
des  photographies.  Dans  la  figure  ailée,  M.  Curtius  reconnaît  Agôn,  le  génie  des  com- 
bats gymniques. 


LE    MUSÉE-15RITANNIQUE.  913 

pareils.  Ce  sont,  dans  les  monumens  d'un  même  ordre,  les  mêmes 
principes,  le  même  esprit,  les  mêmes  dispositions  d'ensemble;  mais 
chaque  édifice  a,  dans  ses  proportions  ou  sa  décoration,  quelque 
chose  qui  ne  se  trouve  point  ailleurs  et  qui  est  comme  la  signature 
même  de  l'artiste.  L'ionique  du  temple  d'Érechthée  à  Athènes  n'est 
pas  celui  de  l'Asie-Mineure;  il  s'en  sépare  non-seulement  par  le 
dessin  de  la  base  et  du  chapiteau,  mais  encore  par  une  richesse 
d'ornemens  qui  ne  pouvait  convenir  qu'à  un  édifice  de  petite  di- 
mension. Poussez  plus  loin  la  comparaison;  rapprochez  l'un  de 
l'autre  tous  ces  fragmens  d'édifices  ioniques,  provenant  d'Éphèse, 
de  Xanthos  et  de  Priène,  qui  forment  ici  un  vrai  musée  d'architec- 
ture, et  vous  noterez  partout,  avec  de  sensibles  ressemblances,  des 
diversités  qui  ne  frappent  pas  moins  un  œil  exercé;  ainsi  c'est  le 
chapiteau  d'Éphèse  qui  est  le  plus  beau  et  oii  le  canal  de  la  volute 
a  la  courbe  la  plus  heureuse.  Ce  n'est  pas  seulement  par  plus  ou 
moins  de  pureté  dans  la  forme  de  telle  ou  telle  moulure  que  l'ar- 
chitecte donne  à  son  œuvre  ce  caractère  individuel  qu'il  recherche. 
Le  temple  d'Apollon  Didyme,  près  de  Milet,  nous  a  livré  ces  puis- 
santes bases  sculptées  que  M.  Olivier  Rayet  a  dégagées  et  dont 
M.  Gustave  de  Rothschild  a  fait  présent  au  Louvre;  mais  voici  qu'à 
Éphèse  l'architecte  prend  un  parti  bien  plus  imprévu  et  plus  hardi. 
Il  veut  donner  un  caractère  unique  à  ce  temple  somptueux  qu'a- 
vaient concouru  à  élever  toutes  les  villes,  tous  les  rois  de  l'Asie;  il 
ne  provoque  point  l'ornemaniste  à  décorer  de  rinceaux  et  de  feuil- 
lages, comme  à  Milet,  les  bases  de  ses  colonnes,  mais  il  réclame  le 
concours  des  meilleurs  sculpteurs  contemporains,  d'un  Scopas  par 
exemple,  pour  enrouler  autour  du  fût  lui-même,  dans  sa  partie 
basse  qui  est  à  portée  du  regard,  comme  une  ronde  de  légères  et 
nobles  figures  qui  tournent  et  qui  montent  avec  la  colonne,  qui  sem- 
blent lui  communiquer  la  vie  qui  les  anime.  Espérons  que  cette  dé- 
couverte rendra  ceux  qui  prétendent  connaître  l'antiquité  moins 
affîrmatifs,  moins  prompts  à  rejeter  et  à  nier  tout  ce  qui  les  embar- 
rasse ! 

Une  fois  épuisées  les  combinaisons  les  plus  simples  dont  l'em- 
ploi caractérise  l'âge  et  le  goût  classiques ,  il  faut  bien  chercher 
autre  chose,  sous  peine  de  tomber  dans  les  redites;  les  marbres 
d'Ephèse  nous  font  assister  à  l'une  de  ces  tentatives  hardies  jus- 
qu'à l'imprudence,  mais  absoutes  par  le  succès.  Quant  à  cette  per- 
fection qui  satisfait  pleinement  l'esprit  et  qui  seule  peut  servir  de 
modèle,  c'est  dans  les  statues,  les  bas-reliefs,  les  fragmens  d'ar- 
chitecture enlevés  par  lord  Elgin  à  l'acropole  d'Athènes,  qu'il  faut 
aller  l'étudier  et  l'admirer.  Sanctuaire  unique  au  monde ,  la  galerie 
qui  contient  ces  merveilles,  bien  éclairée,  sobrement  décorée,  offre 

TOME  XII.  —  1875.  58 


914  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  harmonieux  et  bel  aspect.  Lorsqu'on  en  franchit  le  seuil,  ce  qui 
frappe  tout  d'abord,  c'est ,  tout  au  fond  de  la  salle  longue  et  spa- 
cieuse, le  grand  lion  de  Gnide,  fier  colosse  qu'il  faut  voir  à  dis- 
tance. A  droite  du  lion  se  profile  sur  ce  fût  d'Éphèse  qui  nous  a 
tant  occupé  l'élégante  silhouette  d'une  jeune  figure,  de  cet  Her- 
mès, type  accompli  de  l'éphèbe  dont  les  membres  ont  été  assouplis 
par  l'huile  et  les  luttes  du  gymnase.  Plus  près  de  vous,  c'est  la 
svelte  colonne  du  temple  d'Érechthée,  vêtue  de  ses  fines  cannelures, 
semblables  aux  plis  d'une  draperie  tombante,  et  parée  du  chapi- 
teau le  plus  gracieux  et  le  plus  délicatement  travaillé  qu'ait  jamais 
dessiné  le  crayon  d'un  architecte.  Tout  à  côté,  c'est  une  des  caria- 
tides de  la  façade  méridionale,  une  des  vierges  de  l'Erechthéion, 
comme  les  appelle  une  inscription  attique  conservée,  elle  aussi,  au 
Musée-Britannique.  La  noble  créature,  la  poitrine  un  peu  effacée, 
se  cambre  légèrement  sous  le  poids  de  l'entablement  que  supportent 
les  tresses  de  sa  chevelure,  enroulées  autour  de  la  tête  comme  pour 
former  un  épais  coussin;  il  y  a  dans  tout  le  mouvement  de  la  figure, 
une  aisance  charmante  qui  exclut  toute  idée  d'effort.  La  tête  sé- 
rieuse et  calme,  le  cou  ferme  et  solidement  attaché,  le  sein  dégagé, 
le  buste  ample  et  droit,  le  genou  gauche  projeté  en  avant,  donnent 
une  des  plus  belles  lignes  que  puisse  suivre  avec  amour  l'œiL  d'un 
artiste.  Ces  marbres  de  l'Erechthéion  ont  un  ton  plus  doré  que  ceux 
du  Parthénon;  il  en  sort  comme  une  lumière  et  une  chaleur, 
comme  un  reflet  persistant  du  soleil  de  la  Grèce. 

Vous  faites  quelques  pas  dans  la  salle,  et  vous  vous  trouvez  entre 
un  chapiteau  du  Parthénon  et  un  modèle  réduit  de  cet  édifice,  qui 
vous  permet  de  remettre  à  sa  place  chacun  des  fragmens  de  ce 
grand  ensemble.  A  droite  et  à  gauche,  le  long  des  murs,  vous  voyez 
s'avancer  la  procession  des  Panathénées,  la  longue  file  des  adora- 
teurs de  Pallas  Athéné,  tout  un  peuple  vivant,  paré,  suivant  l'âge 
et  le  sexe,  de  ses  vêtemens  de  fête  ou  de  la  nudité  héroïque,  vieil- 
lards qui  mettent  de  l'ordre  dans  le  cortège,  jeunes  hommes  serrant 
du  genou  leurs  chevaux  qui  bondissent  et  qui  se  cabrent ,  jeunes 
filles  chargées  des  corbeilles  et  des  vases  sacrés,  toute  cette  incom- 
parable frise  qui  se  développait  sous  le  portique ,  sur  les  quatre 
faces  de  la  cella,  pour  aboutir  à  un  centre  idéal,  au  groupe  des  ma- 
gistrats et  des  dieux  de  la  cité.  Lorsqu'elle  était  entière,  la  frise 
avait  environ  133  mètres;  il  y  en  a  ici  plus  de  la  moitié,  partie  en 
originaux  détachés  du  temple  par  lord  Elgin,  partie  en  moulages. 

Malgré  les  lacunes  irréparables  dont  la  barbarie  turque  et  la 
barbarie  vénitienne  se  partagent  la  honte,  malgré  ce  mélange  de 
plâtres  et  de  marbres,  malgré  le  parti  qu'il  a  fallu  prendre  de  tour- 
ner vers  le  dedans  de  la  salle  des  bas-reliefs  qui  regardaient  jadis 


LE   MUSÉE-BRITANNIQUE.  915 

l'extérieur,  nulle  part  mieux  qu'ici  on  ne  peut  se  faire  une  idée  de 
cet  ensemble,  où  l'on  s'accorde  à  reconnaître,  sinon  la  main  même 
de  Phidias,  —  toute  une  bande  de  sculpteurs,  inégaux  de  soin  et 
de  talent,  a  dû  concourir  à  l'exécution  de  cette  grande  œuvre,  — 
tout  au  moins  une  composition  inventée,  étudiée  et  dessinée  par  le 
maître.  Au-dessus  de  la  frise  sont  encastrées  dans  la  paroi  quinze 
métopes  provenant  de  la  face  méridionale  du  Parthénon;  elles  sont 
en  général  inférieures  aux  figures  des  frontons  et  à  la  procession 
des  Panathénées,  si  bien  que  Ton  incline  à  y  chercher  l'œuvre  de 
sculpteurs  plus  âgés  auxquels  Phidias  aurait  fait  leur  part,  des 
derniers  représentans  de  la  vieille  école  attique.  Dans  ce  combat 
des  Centaures  et  des  Lapithes ,  que  représentent  les  métopes  de 
Londres,  le  mouvement  a  de  la  justesse  et  de  l'entrain;  mais  le 
faire  est  un  peu  sec,  n'a  pas  l'ampleur  et  la  liberté  des  autres  bas- 
reliefs  et  statues  du  même  édifice. 

Yous  continuez  d'avancer  et  vous  vous  trouvez  entre  deux  larges 
soubassemens,  sur  lesquels  sont  rangées  les  figures  des  deux  fron- 
tons dans  Tordre  que  nous  indiquent,  outre  leurs  attitudes  et  leurs 
dimensions,  les  dessins  pris  en  1674  par  le  peintre  français  Garrey, 
quelques  années  avant  le  bombardement  de  Morosini  et  l'explosion 
qui  coupa  le  temple  en  deux.  On  sait  par  Pausanias  que  le  fronton 
oriental  représentait  la  naissance  d'Athéné,  l'occidental  la  lutte 
d'Athéné  et  de  Poséidon,  se  disputant  l'honneur  de  présider  aux 
destinées  de  la  cité  naissante.  N'était  ce  renseignement,  on  n'aurait 
pu  retrouver  les  sujets,  tant  la  transformation  du  temple  en  église 
et  l'accident  de  1689  ont  maltraité  le  centre  des  frontons,  tant  sont 
aujourd'hui  tristement  mutilées  le  peu  de  figures  qui  ont  survécu, 
cachées  dans  les  angles.  Presque  toutes  les  têtes  ont  disparu,  ainsi 
que  les  pieds  et  les  mains;  dans  les  parties  conservées,  le  marbre  a 
partout  souffert,  il  a  perdu  son  épidémie,  il  a  été  écorché  par  la 
dureté  du  vent  et  la  brutalité  des  hommes.  Malgré  tout,  lorsqu'on 
se  trouve  en  présence  de  la  figure  connue  sous  le  nom  de  Thésée 
ou  di  Hercule  et  du  groupe  dit  les  Parques,  on  éprouve  la  même 
impression  qu'à  South-Kensington  devant  les  cartons  de  Raphaël; 
on  se  sent  en  présence  de  l'un  des  chefs-d'œuvre  du  génie  humain. 
Le  Thésée,  c'est  l'idéal  de  la  beauté  virile.  Le  modelé  de  cette  figure 
a  une  telle  sûreté  et  une  telle  puissance  qu'il  subsiste  encore,  si 
l'on  peut  ainsi  parler,  là  même  où  il  a  été  attaqué  par  l'érosion  de 
la  surface.  L'œil  est  comme  entraîné;  il  continue  sans  effort  les 
plans  interrompus.  Cette  nudité  grandiose  offre  d'ailleurs  le  plus 
heureux  contraste  avec  les  amples  draperies  des  déesses.  Celles-ci 
sont  toutes  vêtues;  chez  une  seulement,  la  tunique  a  glissé  sur  le 
bras  et  laisse  à  découvert  l'épaule  et  le  haut  de  la  poitrine.  L'étoffe 


916  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

a  gardé  l'épaisseur  qu'il  faut  pour  donner  de  beaux  plis,  mais  on 
sent  partout  la  chair  sous  cette  souple  enveloppe  qui  l'épouse  amou- 
reusement, qui  en  dessine,  au  lieu  de  les  cacher,  tous  les  mouve- 
mens  et  tous  les  reliefs.  Ces  trois  figures  sont  de  proportion  plus 
grande  que  nature  :  elles  ont  cette  plénitude  de  formes  dont  s'effa- 
rouche parfois  la  mièvrerie  moderne;  mais,  avec  la  saine  vigueur 
d'un  corps  librement  épanoui,  elles  gardent  dans  leurs  poses  variées 
un  abandon,  une  aisance  et  une  grâce  toute  féminine.  Comme  le  dit 
Beulé  dans  ce  livre  que  l'on  a  tant  de  plaisir  à  relire  après  une  vi- 
site au  Musée-Britannique,  «  le  groupe  des  trois  Parques  est  dans 
la  sculpture  drapée  ce  qu'est  le  Thésée  dans  la  sculpture  du  nu,  le 
dernier  mot  de  l'art  (1).  » 

Il  y  a  là,  en  face  des  marbres  du  fronton  oriental,  un  banc  de 
bois,  un  des  rares  bancs  du  musée.  Que  d'heures  délicieuses  j'y  ai 
passées  à  promener  mes  regards  sur  tant  d'ouvrages  admirables,  à 
m'en  emparer  par  l'étude,  à  tenter  de  recomposer  cet  ensemble  et 
de  m'en  donner  la  vision  et  comme  l'hallucination!  Ces  métopes, 
cette  frise,  ces  statues  nous  ravissent  encore,  éparses,  mutilées, 
aperçues  de  trop  près,  dans  le  jour  terne  et  diffus  d'un  musée  an- 
glais; combien  ne  devaient-elles  pas  être  plus  belles  encore  quand 
elles  étaient  entières  et  vues  en  leur  place,  à  la  distance  pour  la- 
quelle l'auteur  en  avait  calculé  l'effet,  quand,  dans  l'air  pur  et  la 
claire  lumière  d'Athènes,  harmonieusement  groupées,  elles  se  déta- 
chaient sur  l'azur  dont  était  peint  le  champ  des  frontons!  Comme 
à  cette  hauteur  et  sous  cet  abri  des  rampans  le  mouvement  et  le 
modelé  des  grandes  figures  en  ronde  bosse  se  dessinaient  par  des 
ombres  bien  plus  nettes,  bien  plus  franchement  portées!  Je  sais  tel 
artiste  qui,  comme  jadis  le  docteur  Faust  pour  voir  la  Grecque  Hé- 
lène, ferait  volontiers  marché  avec  Méphistophélès,  s'il  savait  où  le 
prendre,  afin  de  pouvoir  contempler,  ne  fût-ce  que  pendant  une 
heure,  les  monumens  de  l'Acropole,  tels  que  les  salua  de  son  en- 
thousiasme le  peuple  athénien,  au  lendemain  de  l'achèvement  des 
Propylées  et  du  Parthénon. 

Il  faut  arrêter  ici  cette  revue,  et  pourtant  que  d'oublis  nous  re- 
proche notre  conscience!  Ce  sont,  dans  la  salle  d'Elgin,  les  figures 
plus  mutilées  encore  du  fronton  occidental,  dont  le  travail  n'est  pas 
tout  à  fait  le  même  et  que  l'on  a  pu,  non  sans  vraisemblance,  attri- 
buer à  Alcamène,  le  rival  de  Phidias,  c'est  le  Dionysos  du  monu- 
ment de  Thrasylie.  Dans  la  salle  du  Mausolée,  c'est  VEsculape  Bla- 
cas,  l'un  des  plus  précieux  morceaux  d'une  collection  célèbre  que 
la  France  s'est  laissé  ravir,  il  y  a  une  dizaine  d'années.  Dans  le 

(1)  L'Acropole  d'Athènes,  in-8",  1862,  p.  230. 


LE   MUSÉE-BRITANNIQUE.  917 

salon  lycien,  ce  sont  ces  curieuses  figures  assises  qui  ont  été  rap- 
portées par  M.  Newton  du  chemin  sacré  conduisant  au  temple 
d'Apollon  Didyme,  près  Milet  ;  elles  paraissent  avoir  été  consacrées 
vers  le  milieu  du  vi®  siècle  avant  notre  ère  :  elles  comptent  ainsi 
parmi  les  plus  anciens  monumens  de  la  sculpture  grecque.  Que  se- 
rait-ce si  nous  montions  au  premier  étage,  si  nous  visitions  le  cabi- 
net des  bijoux,  les  deux  cabinets  des  vases,  le  cabinet  des  bronzes 
et  le  cabinet  des  médailles?  Dans  beaucoup  des  menus  objets  que 
contiennent  ces  galeries,  le  style  a  autant  de  pureté,  autant  même 
de  grandeur  que  dans  ces  statues  qui  dépassent  parfois  les  propor- 
tions de  la  figure  humaine.  Il  est  tel  vase  de  Vulci  et  tel  lekythos 
athénien,  telle  médaille  de  Syracuse,  telle  applique  ou  telle  sta- 
tuette de  bronze  qui  sont  dans  leur  genre  des  chefs-d'œuvre  aussi 
parfaits  que  les  marbres  du  Parthénon.  Sans  doute,  ces  célèbres 
sculpteurs  du  v°  siècle,  dont  quelques  ouvrages  nous  sont  parvenus, 
ont  été,  avec  les  grands  peintres  leurs  contemporains,  avec  les  Po- 
lygnote  et  les  Zeuxis,  les  instituteurs,  les  maîtres  de  l'art  grec; 
mais  jamais,  chez  aucun  peuple,  l'éducation  du  goût  n'est  devenue 
aussi  générale  et  n'est  descendue  aussi  bas  dans  ce  que  nous  appel- 
lerions la  classe  ouvrière ,  jamais  le  sentiment  du  beau  et  la  science 
acquise  de  la  forme  vivante  n'ont  pénétré  aussi  profondément  l'es- 
prit et  n'ont  aussi  sûrement  dirigé  la  main  de  milliers  d'hommes 
employés  à  d'humbles  travaux  anonymes,  jamais  l'artisan  et  l'ar- 
tiste n'ont  été  plus  près  de  se  confondre.  Voyez  dans  la  chambre  des 
bijoux  ces  colliers,  ces  pendans  d'oreilles,  ces  bagues  recueillies  dans 
la  Grande-Grèce  et  dans  les  îles  de  l'Archipel,  merveilles  de  l'orfèvre- 
rie grecque  auxquelles  on  ne  peut  comparer  que  les  beaux  diadèmes 
entrés  au  Louvre  avec  la  collection  Campana,  voyez  les  bronzes  du 
Siris,  les  terres  cuites  de  Tanagre,  les  séries  sans  rivales  des  lekythi 
athéniens  et  des  vases  noirs  relevés  d'or  récemment  trouvés  à  Ga- 
poue,  et  vous  serez  comme  ébloui  de  cette  étonnante  diffusion  du  gé- 
nie plastique ,  de  cette  prodigieuse  variété  de  formes  et  de  combi- 
naisons où  s'est  jouée  en  mille  manières  l'imagination  inventive  des 
joailliers,  des  modeleurs,  des  ciseleurs  grecs,  de  cette  foule  d'ar- 
tistes oubliés.  Il  faudrait  d'ailleurs  des  volumes  pour  décrire  ce 
qu'un  mois  ne  suffît  point  pour  étudier;  il  y  faudrait  le  secours  de 
la  gravure  et  de  la  photographie. 

Sans  nous  perdre  dans  ce  détail,  nous  aurons  réussi  dans  notre 
tâche,  si  l'on  a  compris,  en  parcourant  avec  nous  les  galeries  du 
rez-de-chaussée,  ce  qui  fait  l'originalité  du  Musée-Britannique  et 
l'intérêt  qu'il  offre  à  l'archéologue.  11  a  ses  lacunes  que  nous  n'a- 
vons pas  toutes  signalées;  mais  il  l'emporte  par  un  côté  sur  les  plus 
riches  musées  de  l'Italie  et  sur  le  Louvre  même  :  il  possède  un  plus 


918  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grand  nombre  d'objets  qui  ont  une  provenance  certaine,  un  acte  de 
naissance  en  règle.  Dans  les  anciennes  collections  italiennes  comme 
celles  des  Farnèse,  des  Albani  et  des  Borghèse^  souvent  on  ignore 
où  le  marbre  a  été  trouvé,  et  les  connaisseurs  les  plus  habiles  se 
demandent  s'ils  ont  affaire  à  un  original  grec  ou  à  une  copie  de 
l'époque  romaine.  A.  Londres,  le  musée  des  antiques  offre  au  con- 
traire un  certain  nombre  de  points  de  repère  fixes  et  sûrs,  points 
de  repère  dans  l'espace,  points  de  repère  dans  le  temps;  ces  monu- 
mens  sont  sortis  de  terre,  sous  les  yeux  d'observateurs  diligens, 
dans  la  Garthage  romaine  et  en  Gyrénaïque,  à  Ghypre  et  à  Rhodes, 
en  Lycie  et  en  Garie,  en  lonie  et  dans  les  îles,  en  Attique  et  dans 
d'autres  régions  de  la  Grèce  propre.  Ils  permettent  d'essayer  une 
sorte  de  géographie  esthétique  du  monde  ancien.  De  plus,  beaucoup 
de  ces  marbres  sont  datés,  à  quelques  années  près  :  ce  sont  les  sta- 
tues assises  du  chemin  des  Branchides,  avec  ces  inscriptions  qui 
aident  à  en  fixer  l'âge,  ce  sont  les  ouvrages  de  Phidias  et  de  ses 
élèves,  la  cariatide  de  l'Érechthéion,  un  peu  postérieure,  les  marbres 
du  mausolée  et  ceux  d'Éphèse,  ce  sont  tous  ces  débris  des  monu- 
mens  ioniques  d'Asie-Mineure,  contemporains  d'Alexandre  et  de  ses 
successeurs.  Mieux  peut-être  que  partout  ailleurs,  l'historien  de  la 
civilisation  antique  et  de  l'art  grec  trouve  ici  les  moyens  de  s'orienter 
dans  ce  vaste  domaine,  d'en  reconnaître  et  d'en  délimiter  les  diffé- 
rentes provinces,  de  partager  ce  long  développement  en  périodes 
successives  dont  le  rôle  et  le  caractère  soient  bien  définis.  Si  le  Mu- 
sée-Britannique eût  été  dans  le  cours  du  xviii^  siècle  ce  qu'il  est 
devenu  depuis  lors,  Winckelman  y  eût  trouvé,  pour  entreprendre 
son  grand  ouvrage,  plus  de  ressources  encore  que  dans  la  villa  du 
cardinal  Albani  et  le  musée  du  Vatican;  c'est  là  qu'il  aurait  dû  éta- 
blir son  quartier-général. 

m. 

Nous  ne  nous  engagerons  ni  dans  l'Egypte  ni  dans  l'Assyrie,  que 
représentent  pourtant  au  musée,  surtout  la  dernière,  des  monu- 
mens  de  premier  ordre.  Signalons  seulement  un  fait  oirieux  à  pro- 
pos des  derniers  objets  qui  soient  venus  enrichir  les  galeries  assy- 
riennes :  la  mission  en  Mésopotamie,  à  laquelle  on  les  doit,  n'a 
point  été  payée  par  le  musée  ou  le  gouvernement;  elle  a  été  confiée 
à  M.  George  Smith,  assyriologue  distingué,  par  les  propriétaires 
d'un  journal  quotidien,  le  Daily  Telegi-aph.  G'est  d'ailleurs  un  monde 
que  ces  deux  grandes  civilisations;  il  vaut  mieux  n'y  point  toucher 
que  d'en  parler  légèrement  et  sans  compétence.  Nous  passerons 
aussi  sans  entrer  devant  le  cabinet  des  estampes  {print  room)  et 


LE    MUSÉE-BRITANNIQUE.  910 

devant  les  salles  où  se  conservent  les  verres  et  les  poteries  de  l'an- 
tiquité, du  moyen  âge  et  de  la  renaissance;  nous  ne  nous  arrête- 
rons pas  plus  longtemps  aux  monumens  nationaux  des  âges  celtique, 
romain  et  anglo-saxon,  ni  à  la  galerie  ethnographique.  Nous  avons 
hâte  d'arriver  à  cette  bibliothèque,  à  cette  salle  de  lecture  dont  les 
richesses  attirent  au  musée  peut-être  encore  plus  d'étrangers  que 
toutes  les  collections  réunies.  En  1810,  1,950  personnes  avaient  été 
admises  à  consulter  les  livres  ou  manuscrits  de  la  bibliothèque;  on 
en  a  compté  106,359  en  1874.  Gomment  s'est  faite  cette  transfor- 
mation? Pour  le  comprendre,  il  est  nécessaire  de  jeter  un  coup  d'œil 
en  arrière,  de  revenir  rapidement  sur  l'histoire  du  musée  depuis 
le  moment  où  fut  décidée  la  construction  de  l'édifice  actuel. 

Ce  fut  en  1829,  à  la  veille  du  jour  où  commencèrent  ces  grands 
travaux,  que  sir  Henry  EUis  succédait  à  Joseph  Planta  comme  biblio- 
thécaire en  chef  [principal  lihrarian)  ou,  comme  nous  dirions, 
directeur -général,  position  qu'il  occupa  jusqu'en  1856.  Sous  son 
règne,  l'espace  agrandi  permettant  et  provoquant  de  nouveaux 
achats,  le  budget  du  musée  grossit  très  vite;  en  1831,  il  était  de 
23,170  livres  (579,250  francs),  et,  dès  l'année  18/i1,  on  le  trouve 
de  37,263  livres  (931,575  francs).  En  1853,  il  a  presque  doublé,  il 
est  de66,0/i3  livres  (1,651,075  francs),  dont  près  de  3,000  livres 
pour  les  fouilles,  qu'après  M.  Layard,  MM.  Rassam  et  Loftus  pour- 
suivaient alors  en  Assyrie  (1).  On  devine  comment,  avec  de  pareilles 
augmentations  de  crédit,  toutes  les  collections  s'enrichirent,  tous 
les  services  se  développèrent.  Ellis,  érudit  plus  fécond  qu'original, 
homme  honnête,  consciencieux,  appliqué,  mais  esprit  médiocre  et 
caractère  faible,  fut  d'ailleurs  plutôt  le  témoin  que  le  promoteur 
des  progrès  que  réclamait  et  favorisait  le  mouvement  de  l'opinion. 
En  1831  était  entré  au  département  des  imprimés,  comme  assistant 
ou  adjoint,  l'homme  éminent  qui  devait  succéder  à  Ellis  et  tenir 
dans  l'histoire  du  musée  une  bien  autre  place  que  lui,  Antonio 
Panizzi. 

On  n'a  pas  oublié,  malgré  la  différence  des  temps,  quel  fut  l'état 
de  l'Italie  pendant  la  première  moitié  du  siècle,  de  1815  à  18Zi8, 
comment  alors,  clair Alpi  al  mar,  des  gouvernemens  d'ancien  ré- 
gime, s' appuyant  tous  sur  l'étranger,  sur  l'armée  autrichienne  can- 
tonnée en  Lombardie,  comprimaient  durement  les  aspirations  libé- 

(1)  Depuis  lors,  ce  budget  n'a  cesse  de  croître;  en  1873,  il  était  de  102,001  livres, 
environ  2,550,000  francs.  La  somme  portée  pour  les  achats  est  de  24,640  livres 
(616,000  francs);  mais  la  somme  dépensée  a  dû  monter  plus  haut,  car,  l'année  précé- 
dente, par  suite  de  divers  crédits  supplémentaires  accordés  au  cours  de  l'exercice,  le 
total  des  acquisitions,  pour  les  différens  départemens  du  musée,  avait  atteint  le-  chiffre 
bien  plus  élevé  de  38,940  livres,  soit  873,300  francs. 


920  REVUE    DES    DEUX    îklONDES. 

raies  et  nationales.  Des  complots  avortés,  des  insurrections  presque 
aussitôt  étouffées  que  tentées ,  témoignaient  de  l'impatience  avec 
laquelle  les  hommes  les  plus  éclairés  et  les  plus  honorables  su- 
bissaient cette  tyran uie  inquiète  et  policière  :  beaucoup  de  ceux 
qui  auraient  pu  faire  le  plus  d'honneur  à  leur  pays  étaient  en  pri- 
son ou  en  exil  ;  les  autres  vivaient  sous  une  menace  perpétuelle. 
Les  moins  malheureux,  c'étaient  encore  ceux  qui  s'étaient  déci- 
dés à  chercher  ailleurs  l'emploi  de  leurs  énergies  et  de  leurs  ta- 
lons. On  se  rajjpelle  en  France  les  noms  des  Santa-Rosa,  des  Libri 
et  des  Rossi,  des  Malaguti  et  des  Ferrari;  l'Angleterre  se  souvien- 
dra toujours  de  Panizzi.  ]Né  en  1797  dans  le  duché  de  Modène, 
Panizzi  était  avocat  à  Parme  quand  éclatèrent  les  troubles  de  1821; 
affilié  au  carbonarisme,  il  prit  part  au  soulèvement,  fut  arrêté  à  Cré- 
mone, mais  réussit  à  s'enfuir  et  à  débarquer  en  Angleterre.  Il  com- 
mença par  gagner  assez  péniblement  sa  vie  à  Liverpool  en  donnant 
des  leçons  d'italien  ;  mais  il  eut  bientôt  la  chance  de  rencontrer 
Roscoe,  l'historien  de  Léon  X  et  de  Laurent  de  Médicis,  qui  l'appré- 
cia, l'employa  comme  secrétaire  et  le  présenta  à  lord  Brougham  ; 
celui-ci  le  mit  en  relation  avec  lord  Palmerston,  auquel  il  rendit 
plus  d'un  service  par  sa  connaissance  des  choses  italiennes  et  les 
rapports  qu'il  entretenait  avec  les  hommes  les  plus  marquans  de  la 
péninsule.  La  sagacité  de  cet  esprit  très  délié  se  trouvait  fort  à 
l'aise  dans  la  politique,  et  lui  permit  de  donner  plus  d'une  fois 
d'utiles  et  discrets  conseils.  Grâce  à  ces  puissans  protecteurs,  la 
situation  de  l'exilé  s'améliora  rapidement.  Quand  l'université  de 
Londres  fut  fondée  en  1828  par  Brougham,  Stuart  Mill  le  père, 
George  Grote  et  autres  libéraux  de  l'école  de  Bentham,  pour  réagir 
contre  l'intolérance  dogmatique  qui  régnait  encore  à  Oxford  et  à 
Cambridge,  il  y  fut  appelé  à  la  chaire  de  littérature  italienne.  En 
1831,  il  entrait  au  Musée -Britannique,  et  en  1837  il  y  devenait 
conservateur  des  imprimés.  Il  porta  dans  ces  fonctions  une  intel- 
ligence, une  activité,  c'est  trop  peu  dire,  une  passion  qui,  avant 
même  qu'il  ne  fût  au  premier  rang,  en  firent  l'homme  important  du 
musée.  Son  idée  fixe,  c'était  d'arriver  à  mettre  la  bibliothèque  na- 
tionale de  l'Angleterre  au-dessus  de  celle  de  la  France.  C'était  là 
le  thème  qu'il  développait  sans  cesse  dans  ses  conversations  avec 
les  hommes  politiques  dont  il  était  l'ami,  c'était  celui  qu'il  recom- 
mandait au  patriotisme  de  la  presse,  et  cette  perspective  n'était  pas 
faite  pour  déplaire  à  l'orgueil  anglais.  Après  son  entrée  en  charge, 
Panizzi  avait  eu  à  diriger  une  longue  et  difficile  opération  ;  de  Mon- 
tagu-house,  qui  tombait  pièce  par  pièce  sous  la  pioche,  il  avait  fait 
transporter  tous  les  livres  dans  les  bâtimens  neufs.  Une  fois  ce  dé- 
ménagement terminé,  il  s'occupa  d'obtenir  de  larges  crédits  pour 


LE    MÏISÉE-BRTTANNIOUF,.  921 

combler  les  lacunes  de  la  collection  qui  lui  était  confiée;  dans  un 
rapport  destiné  aux  trustées,  il  exposait  le  plan  d'achats  réguliers  et 
systématiques  qui  permettraient,  comme  il  aimait  à  le  dire,  «  de 
dépasser  Paris.  »  L'argent  vint  peu  à  peu;  grâce  au  zèle  de  son  ad- 
joint, Thomas  Watt,  le  plus  polyglotte  et  le  plus  laborieux  de  tous 
les  bibliothécaires,  le  conservateur  put  donc  faire  ranger  sur  les 
rayons  des  suites  de  livres  étrangers,  dans  toutes  les  langues  litté- 
raires, que  l'on  ne  trouverait  réunies  nulle  part  en  Europe.  En  même 
temps,  il  prenait  la  part  la  plus  active  aux  discussions  qui  se  pour- 
suivaient, dans  l'enceinte  du  musée  et  hors  de  ses  murs,  sur  la  meil- 
leure marche  à  suivre  pour  dresser  le  catalogue  ;  on  verra  plus  loin 
à  quel  parti  il  finit  par  s'arrêter. 

Une  autre  tâche  s'imposait  à  l'administration  du  musée.  Les 
livres  et  les  lecteurs  augmentaient  dans  une  proportion  que  n'avait 
pu  prévoir  l'architecte.  Bientôt  ni  les  magasins  ne  suffiraient  à  con- 
tenir les  volumes  nouveaux,  ni  la  salle  de  lecture  à  recevoir  ses 
habitués.  Il  fallait  aviser.  On  avait  d'abord  songé  à  s'étendre  vers 
le  nord  en  achetant  du  terrain;  mais  en  185/i,  Panizzi  suggéra  aux 
trustées  une  autre  idée.  Il  proposait  d'utiliser  la  cour  intérieure, 
grand  espace  vide  autour  duquel  se  groupaient  les  galeries.  Dans 
ce  rectangle,  il  inscrivait  un  cercle,  le  tracé  d'une  salle  ronde  très 
spacieuse  destinée  tout  à  la  fois  aux  livres  et  aux  lecteurs.  Une  es- 
quisse accompagnait  le  projet;  l'architecte  eut  le  mérite  de  l'ap- 
prouver, quoiqu'elle  ne  fût  pas  d'un  homme  du  métier,  et  le  plan 
fut  adopté.  Les  travaux  durèrent  trois  ans.  Quand  ils  furent  ache- 
vés en  1857,  Ellis  avait  pris  sa  retraite,  Panizzi  lui  avait  succédé 
comme  directeur  du  musée.  En  vain  avait-on  essayé  de  se  faire 
une  arme  contre  lui  de  son  origine  étrangère,  il  était  soutenu  par 
l'opinion.  Le  choix  était  excellent.  Grâce  à  sa  supériorité  reconnue, 
à  sa  situation  dans  la  haute  société  anglaise,  à  son  caractère  même 
d'étranger,  il  avait  sur  son  personnel  une  autorité  qu'il  fit  tourner 
au  profit  de  la  chose  publique.  Il  n'avait  pas  de  camarades  de  col- 
lège ou  d'université,  pas  de  parent  à  placer,  personne  à  ménager. 
Les  trustées  comptaient  avec  lui,  et  ses  subordonnés  lui  obéissaient. 
Il  prit  sa  retraite  en  1866,  et  fut  remplacé  par  M.  Winter  Jones, 
son  successeur  aux  imprimés.  On  vit  vieux  au  Musée-Britannique. 
Morton  est  mort  à  quatre-vingt-trois  ans ,  Planta  à  quatre-vingt- 
quatre,  Ellis  à  quatre-vingt-douze,  Panizzi  a  aujourd'hui  près  de 
quatre-vingts  ans;  nous  lui  souhaitons  d'atteindre  les  années  de  son 
prédécesseur. 

La  nouvelle  salle  de  lecture  a  coûté  en  nombres  ronds  150,000  li- 
vres (3,750,000  francs).  C'est  une  vaste  rotonde,  avec  un  dôme  qui 
a  32  mètres  de  hauteur  et  A3  de  diamètre.  Le  dôme  du  Panthéon 


922  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

d' Agrippa  à  Rome,  le  plus  grand  qui  existe,  a  seul  une  portée  su- 
périeure; la  coupole  de  Saint- Pierre  est  un  peu  moins  large.  L'édi- 
fice est  tout  en  fer  et  en  briques.  A  l'intérieur,  avec  les  livres  qui 
le  tapissent  tout  entier  et  les  fenêtres  qui  s'ouvrent  dans  la  voûte, 
il  présente  un  aspect  simple  et  sévère.  Les  employés  occupent  le 
milieu  de  la  salle,  un  couloir  les  met  en  communication  avec  les 
magasins.  Tout  le  reste  de  l'espace  est  occupé  par  des  files  de  ta- 
bles qui,  comme  autant  de  rayons,  vont  du  centre  à  la  circonfé- 
rence; il  y  a  environ  300  places.  Tous  les  détails  ont  été  étudiés 
avec  un  soin  infini.  Le  plancher  est  recouvert  de  feuilles  de  caout- 
chouc qui  éteignent  le  bruit  des  pas.  Sur  ce  sol  élastique,  les  grands 
fauteuils  à  roulettes  obéissent  à  la  moindre  impulsion,  ils  se  dépla- 
cent presque  trop  aisément.  Vous  vous  asseyez  pour  vous  mettre  à 
l'ouvrage,  la  table  est  doublée  d'une  épaisse  basane,  et  de  plus 
vous  avez  un  appui-main  en  papier  buvard.  Dans  le  montant  ver- 
tical qui  vous  fait  face  et  coupe  en  deux  les  tables  dans  le  sens  de 
leur  longueur,  vous  trouvez  un  encrier  muni  de  ses  plumes  et  deux 
pupitres,  l'un  pour  les  livres  de  moyen  format,  l'autre,  d'un  méca- 
nisme plus  compliqué,  pour  les  grands  livres  à  figure,  pour  les  in- 
folio. 

Ce  qui  touche  encore  plus  que  ces  ingénieux  raffinemens  du  con- 
fortable anglais,  ce  sont  les  facilités  que  l'on  rencontre  ici  pour  le 
travail  et  les  recherches.  Deux  principes  dominent  toute  cette  or- 
ganisation. Le  premier,  c'est  que  la  bibliothèque  n'est  pas  faite 
pour  les  désœuvrés  qui  aimeraient  à  se  chauffer  aux  frais  de  l'état 
en  lisant  un  roman.  Pour  y  être  admis,  il  faut  s'adresser  par  écrit 
au  directeur,  donner  son  nom,  ses  qualités,  son  domicile,  et  se  re- 
commander de  quelqu'un  qui  soit  connu  des  bibliothécaires;  on 
obtient  alors  une  carte  d'entrée  valable  pour  six  mois.  L'autre  règle, 
c'est  que,  sous  aucun  prétexte,  un  volume  quelconque  ne  peut  sor- 
tir de  la  bibliothèque.  Seuls  les  conservateurs  qui  demeurent  dans 
l'enceinte  du  musée,  c'est-à-dire  sept  ou  huit  personnes,  ont  le 
droit  d'emporter  chez  eux  quelques  volumes.  La  question  du  cata- 
logue n'a  pas  été  tranchée  avec  moins  de  décision  et  de  sagesse. 

C'est  une  chimère  dangereuse  que  ce  rêve  d'un  catalogue  métho- 
dique imprimé,  tel  que  l'avait  entrepris,  sous  le  dernier  règne, 
l'administration  de  notre  Bibliothèque  nationale.  Toute  classifica- 
tion a  nécessairement  quelque  chose  d'arbitraire;  le  manque  de 
jugement  d'un  employé  risquera  de  mettre  un  livre  dans  telle  ca- 
tégorie où  jamais  le  lecteur  n'aura  l'idée  d'aller  le  chercher.  De 
plus  il  n'y  a  pas  d'exemple  qu'un  pareil  travail  ait  été  terminé  pour 
un  de  ces  grands  dépôts  où  les  livres  se  comptent  par  centaines  de 
mille.  Supposons-le  achevé,  on  serait  obligé  d'y  donner  d'année 


LE    MUSÉE-BLUTANNIQUE.  923 

en  année  des  supplémens  qui  finiraient  par  former  eux-mêmes  toute 
une  bibliothèque.  Panizzi,  après  mûre  réflexion,  s'est  arrêté  au 
système  du  catalogue  alphabétique  par  noms  d'auteurs.  Le  plus 
difficile  a  été  d'inventorier  à  cette  fin  tout  l'ancien  fonds;  à  force 
de  zèle  et  d'argent,  on  en  est  venu  à  bout  en  peu  d'années.  Ceci 
fait,  rien  de  plus  aisé  que  de  se  tenir  au  courant.  Au  moment  de 
l'achat  d'un  livre,  le  titre  en  est  transcrit  sur  une  bande  de  papier 
que,  le  soir  même,  on  colle  à  sa  place  dans  un  des  volumes  du  ca- 
talogue. Les  bandes,  adhérentes  seulement  par  leurs  extrémités, 
peuvent  s'enlever  et  se  reporter  plus  loin  quand  de  nouveaux  titres 
réclament  une  place  entre  deux  d'entre  elles;  on  peut  aussi,  le  cas 
échéant,  intercaler  des  feuilles  dans  le  registre.  Pour  rendre  les 
recherches  encore  plus  aisées,  dans  ce  catalogue  alphabétique  il  a 
été  fait  une  certaine  place  à  la  classification  méthodique;  ainsi  les 
titres  des  ouvrages  relatifs  à  l'histoire  de  France,  à  l'histoire  d'An- 
gleterre, etc.,  ont  été  transcrits  une  seconde  fois  sous  les  rubriques 
France,  Angleterre.  Le  tout  forme  environ  500  gros  volumes  qui 
sont  là,  rangés  en  cercle  autour  du  bureau,  à  la  disposition  des  lec- 
teurs; à  côté  du  titre  de  chaque  ouvrage  est  indiqué  le  numéro  du 
rayon  où  il  se  trouve.  Vous  transcrivez  cette  indication  [press  mark) 
sur  votre  bulletin  de  demande.  Si  le  livre  n'a  pas  été  communiqué 
dans  la  séance  même,  vous  êtes  servi  au  bout  de  quelques  minutes. 
C'est  qu'il  n'y  a  point  ici  ces  mystères  du  porté  et  du  non-porté  qui 
compliquent  si  fort  le  travail  des  employés  de  notre  Bibliothèque 
nationale;  le  bulletin  du  lecteur  conduit  le  bibliothécaire  comme 
par  la  main  jusqu'à  la  salle  et  à  la  planche  où  se  trouve  l'ouvrage 
désiré. 

Autre  avantage  inestimable  :  sous  cette  désignation,  livres  à  con- 
sulter [books  of  référence)^  plus  de  20,000  volumes  disposés  tout 
autour  de  la  salle,  contre  la  paroi,  sont  confiés,  comme  le  catalogue, 
à  la  discrétion  des  hôtes  du  musée.  On  va  les  prendre,  on  les  remet 
soi-même  à  leur  place.  Ce  sont  des  dictionnaires  de  toute  espèce, 
les  grandes  collections  de  documens,  les  mémoires  des  académies 
et  sociétés  savantes,  les  suites  des  principaux  recueils  périodiques 
de  l'Angleterre  et  du  monde  entier.  Un  plan  colorié ,  suspendu  au 
bout  de  chaque  table,  indique  au  nouveau-venu  où  il  trouvera  la 
catégorie  d'ouvrages  qui  peut  lui  fournir  les  renseignemens  dont  il 
a  besoin.  C'est  là  une  précieuse  innovation  qui  mérite  d'être  intro- 
duite dans  toutes  les  bibliothèques.  Elle  épargne  aux  employés  bien 
des  pas,  elle  fait  gagner  aux  lecteurs  bien  du  temps. 

Grâce  à  toutes  ces  mesures  et  à  ces  combinaisons  ingénieuses,  le 
lecteur,  enveloppé  de  silence,  commodément  assis,  pourvu  d'appa- 
reils qui  lui  permettent  de  disposer,  au  gré  de  son  œil  et  de  sa 
main,  tous  les  livres  qu'il  interroge,  n'a  d'ailleurs  qu'à  se  lever  et 


924  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  tendre  le  bras  pour  feuilleter  ces  volumineux  répertoires  où  les 
modernes  ont  condensé  toute  science  ;  il  n'a  que  deux  mots  à  écrire 
pour  qu'on  lui  apporte,  quelques  instans  après,  n'importe  lequel 
des  1,600,000  volumes  environ  que  renferme  le  musée.  Connaissez- 
vous  un  cabinet  de  savant,  même  millionnaire,  où  tous  ces  agré- 
mens  se  trouvent  réunis  à  toutes  ces  ressources,  et  n'est-ce  pas 
vraiment  ici  le  paradis  des  travailleurs?  Malgré  tous  les  progrès 
réalisés  à  Paris  dans  la  nouvelle  salle  de  lecture,  nous  retardons 
encore  à  bien  des  égards  sur  Londres;  mais  ne  peut-on  pas  tout 
espérer  et  tout  attendre  de  l'éminent  érudit  qui  dirige  depuis  un 
an  seulement  la  Bibliothèque  nationale? 

Quant  aux  manuscrits,  c'est  d'ordinaire  dans  la  grande  salle  de 
lecture  qu'ils  sont  communiqués,  système  préférable  à  celui  que 
l'on  suit  à  Paris.  Il  est  utile,  quand  on  étudie  un  manuscrit,  d'avoir 
en  même  temps  sous  la  main  les  secours  que  peut  seul  fournir  le 
département  des  imprimés,  soit  les  éditions  antérieures  du  même 
texte,  soit  les  collections  scientifiques  auxquelles  l'historien  et  le  cri- 
tique ont  sans  cesse  à  recourir.  Seuls  les  documens  d'une  valeur  et 
d'une  rareté  tout  exceptionnelle  ne  subissent  point  ce  déplacement. 
A-t-on  à  consulter  par  exemple  les  fameux  papyrus  égyptiens  qui 
nous  ont  conservé  de  précieux  débris  d'Hypéride,  ou  bien  le  pa- 
limpseste syriaque  de  Y  Iliade,  on  s'installe  dans  une  petite  pièce 
située  au  milieu  même  de  ces  trésors,  où  l'on  travaille  sous  la  sur- 
veillance plus  effective  de  ceux  qui  en  ont  la  garde  et  la  responsa- 
bilité. Le  cabinet  est  d'ailleurs ,  à  de  rares  exceptions  près,  assez 
pauvre  en  textes  des  classiques  grecs  ou  latins;  c'est  qu'il  n'a  été 
formé  qu'au  dernier  siècle,  quand  ceux-ci  ne  sortaient  plus  guère 
des  grands  dépôts  où  les  avaient  versés  les  deux  siècles  précédens. 
Sa  richesse,  ce  sont,  d'une  part,  les  pièces  et  papiers  de  tout  genre 
qui  ont  trait  à  l'histoire  du  moyen  âge  et  des  temps  modernes, 
d'autre  part  les  manuscrits  orientaux.  L'une  des  séries  les  plus  im- 
portantes, c'est  celle  de  ces  ouvrages  syriaques  dus  aux  recherches 
poursuivies  par  MM.  Tattam  et  Gurzon  dans  les  couvens  de  la  vallée 
des  Lacs  de  natron,  en  Egypte  :  on  sait  tout  ce  qu'en  a  déjà  tiré  la 
science  et  la  critique  de  Gureton;  il  y  reste  encore  bien  des  textes 
curieux  à  publier. 

Le  musée  est  aujourd'hui  partagé  en  douze  départemens,  impri- 
més, manuscrits,  antiquités  orientales,  antiquités  bretonnes  et  du 
m.oyen  âge  avec  l'ethnographie,  antiquités  grecques  et  romaines, 
monnaies  et  médailles,  cartes  et  dessins  topo  graphiques,  estampes 
et  dessins,  botanique,  zoologie,  paléontologie,  minéralogie^  dont 
chacun  est  dirigé  par  un  conservateur.  Les  quatre  derniers  sont  pla- 
cés sous  la  haute  surveillance  d'un  surintendant  de  l'histoire  natu- 
relle {superintendant  of  natural  history)  dont  la  situation  est  la 


-       LE   MDSÉE-BRITANNIQUE.  925 

plus  élevée  qu'il  y  ait  au  musée  après  celle  du  directeur-général. 
La  plupart  des  départemens  ont  des  conservateurs-adjoints  {a.ssi's- 
tant-kecjjcrs).  Viennent  ensuite  les  attachés  [assistants)  divisés  en 
deux  catégories  [senior  and  junior).  Ce  personnel  nombreux,  qui 
renferme  beaucoup  d'hommes  distingués,  se  plaint  depuis  long- 
temps d'un  avancement  trop  lent;  on  n'arrive  guère  qu'à  l'ancien- 
neté. Cet  inconvénient  sera  moins  ressenti  lorsque  les  appointemens 
auront  été  relevés,  comme  on  s'apprête  à  le  faire.  Quand  on  les 
comparait  aux  autres  situations  publiques  en  Angleterre,  ils  sem- 
blaient vraiment  insuflisans.  Aux  premières  réclamations  que  les 
trustées  avaient  transmises  aux  ministres  et  au  parlement,  on  avait 
répondu  par  un  refus  très  net,  accompagné  de  réflexions  comme 
celles-ci  :  «  les  fonctions  des  employés  du  musée  sont  si  intéres- 
santes, si  agréables,  qu'ils  devraient  plutôt  payer  qu'être  payés 
pour  les  remplir.  »  Cette  boutade  eut  peu  de  succès  parmi  des 
hommes  dont  la  vie  est  très  laborieuse,  et  dont  le  travail,  surtout 
aux  imprimés  et  aux  manuscrits,  est  loin  d'être  toujours  amusant. 
Quelques-uns  des  meilleurs  employés  cherchèrent  et  trouvèrent 
ailleurs  des  positions  plus  avantageuses;  M.  Winter  Jones  jetait  les 
hauts  cris  et  déclarait  qu'il  ne  pourrait  bientôt  plus  suffire  au  re- 
crutement du  personnel.  La  dernière  enquête  parlementaire  lui  a 
donné  raison. 

Ces  enquêtes,  dont  les  résultats  sont  contenus  dans  d'énormes 
volumes  qui  font  partie  des  Paîiiamentary  papeî's,  se  sont  répétées 
depuis  le  commencement  de  ce , siècle,  à  d'assez  fréquens  inter- 
valles, notamment  en  1835,  en  18/i9,  en  1850,  en  J860,  en  1875. 
Elles  ont  chaque  fois  abouti  à  des  réformes  utiles  et  à  des  aug- 
mentations de  crédit;  on  ne  saurait  trop  admirer  l'intelligence  et  la 
patience  avec  lesquelles  elles  ont  été  conduites.  Chaque  fois  des  cen- 
taines de  témoins  sont  entendus;  il  n'est  pas  un  point  obscur  qui  ne 
soit  tiré  au  clair,  pas  un  abus  que  l'on  cherche  à  cacher  par  respect 
des  situations  acquises  ou  par  amour-propre  national.  On  demande 
tout,  on  force  les  intéressés  à  tout  dire.  Ce  besoin  de  se  rendre 
un  compte  exact  des  choses,  ce  goût  de  la  précision,  cette  habi- 
tude de  ne  point  se  cacher  à  soi-même  et  de  ne  point  cacher  au 
public  ce  qui  peut  être  désagréable  à  entendre,  c'est  là  un  des 
traits  les  plus  curieux  et  l'une  des  vertus  de  l'esprit  anglais. 

Les  enquêtes  de  18Zi9  et  de  1850  ont  eu  surtout  des  résultats 
importans.  Elles  ont,  sans  détruire  les  anciens  fondemens,  sans 
mettre  le  musée  dans  la  dépendance  des  bureaux  d'un  ministère, 
reconstitué  le  conseil  des  trustées.  11  se  compose  de  25  membres 
de  droit,  de  9  représentans  des  familles  bienfaitrices,  de  15  mem- 
bres élus  à  vie  par  le  corps  et  d'un  qui  est  désigné  par  la  couronne. 
Sur  ces  50  personnes,  il  n'en  venait  parfois  que  2  ou  3  aux  réu- 


926  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nions,  qui  ont  lieu  tous  les  quinze  jours  pendant  les  sessions,  tous 
les  mois  pendant  les  vacances  du  parlement.  En  1850,  conformé- 
ment aux  conclusions  de  la  commission  d'enquête,  le  conseil  a 
choisi  dans  son  sein,  par  voie  d'élection,  un  comité  permanent 
[standing  committee),  dont  les  18  membres  sont  chargés  de  l'expé- 
dition des  affaires  courantes  et  tenus  à  plus  d'assiduité;  on  les  a 
pris  parmi  ceux  à  qui  leurs  loisirs  permettaient  de  donner  plus  de 
temps  au  musée  et  que  leurs  goûts  ou  leurs  études  semblaient  avoir 
préparés  à  cette  tâche.  Sur  la  liste  de  l'an  dernier,  je  trouve  les 
noms  de  MM.  Gladstone  et  Disraeli,  de  M.  Robert  Lov^^e,  l'éloquent 
orateur,  de  plusieurs  grands  seigneurs,  tels  que  le  duc  de  Somerset 
et  le  comte  Stanhope.  Le  bibliothécaire  en  chef  est  secrétaire  du 
comité  ;  c'est  lui  qui  soumet  aux  trustées  les  questions  à  résoudre 
et  les  nominations  à  signer.  On  regrette  que  les  conservateurs  des 
différens  départemens  n'aient  point  de  relations  régulières  avec  le 
conseil  ;  ils  y  sont  rarement  appelés  et  n'y  ont  même  point,  dans  ce 
cas,  voix  consultative.  Il  y  aurait  là,  de  l'aveu  général,  une  utile 
réforme  à  introduire.  Malgré  toute  sa  bonne  volonté,  malgré  les 
renseignemens  dont  il  s'est  entouré,  le  directeur  du  musée  ne  peut, 
dans  bien  des  discussions,  être  aussi  compétent  que  les  hommes 
spéciaux  dont  il  est  chargé  d'exposer  les  vœux  et  les  idées.  Par 
bonheur,  ces  hommes  ont  souvent,  avec  tel  ou  tel  des  trustées,  des 
relations  personnelles  qui  leur  permettent  de  préparer,   par  voie 
de  conversation  officieuse,  l'adoption  de  la  mesure,  la  ratification 
de  l'achat  qu'ils  proposent.  Gomme  toute  chose  humaine,  l'organi- 
sation actuelle  du  musée  a  sans  doute  ses  défauts;  mais,  à  tout 
prendre,  elle  a  fait  ses  preuves,  et  l'Angleterre  a  le  droit  d'être 
fière  des  résultats  obtenus.  On  peut  en  perfectionner  le  mécanisme, 
mais  ce  serait  de  l'ingratitude  et  de  la  témérité  que  de  prétendre 
en  changer  les  bases.  Le  secret  de  son  efficacité,  c'est  qu'elle  in- 
téresse à  la  prospérité  d'un  grand  établissement  scientifique  des 
hommes  du  monde  et  des  personnages  politiques ,  ceux  qui  par 
leur  naissance,  leur  fortune,  leur  rang  et  leurs  talens  occupent  les 
plus  hautes  situations  du  pays.  Dans  la  longue  liste  des  bienfaiteurs 
du  musée,  on  compte  plus  d'un  trustée;  après  avoir  aidé  le  musée 
de  ses  conseils  et  de  son  influence  pendant  bien  des  années,  on 
trouve  tout  naturel  de  l'instituer  son  héritier.  D'autres  n'ont  point 
de  manuscrits,  de  livres  ou  de  statues  à  lui  offrir;  mais  ils  soutien- 
nent au  parlement  et  font  adopter  comme  ministres  les  mesures  et 
les  demandes  de  crédit  qu'ils  ont  approuvées  comme  membres  du 
conseil.  Ge  sont  des  services  qu'il  est  aisé  de  rendre  quand  on  s'ap- 
pelle Gladstone  ou  Disraeli. 

George  Perrot. 


REVUE    MUSICALE 


Dans  une  note  de  son  grand  et  définitif  ouvrage  sur  Mozart  (1),  Otto 
Jahn  regrette  que  nous  ne  possédions  pas  une  édition  du  poème  de 
Don  Giovanni  imprimée  sous  les  yeux  de  da  Pante  et  pouvant,  en  ma- 
tière de  texte  et  de  mise  en  scène,  faire  loi  comme  le  manuscrit  origi- 
nal de  la  partition.  Il  est  certain  que,  depuis  tantôt  quatre-vingts  ans  que 
chacun  en  prend  à  son  aise  avec  cet  admirable  drame,  il  ne  serait  point 
mal  de  ramener  l'idée  à  sa  source,  ne  fût-ce  que  pour  voir  si  vraiment 
elle  renferme  en  germe  ce  monde  d'interprétations,  de  commentaires, 
de  gloses,  de  variations  et  d'illustrations  hoffmanesques ,  dont  les 
poètes,  les  romanciers  et  les  esthéticiens  ne  cessent  de  nous  entretenir. 
Eh  bien!  voici  qu'aujourd'hui  cette  lacune  est  comblée.  Cette  édition 
primordiale  existait,  paraît-il,  à  l'insu  d'Otto  Jahn;  un  bibliophile  de 
haute  race  en  possédait  un  exemplaire  rarissime  cédé  par  lui  à  M.  Alfred 
de  Wolzogen ,  lequel  en  a  fait  son  profit  et  le  nôtre  en  un  très  intéres- 
sant volume  intitulé  De  la  Mise  en  scène  du  don  Juan  de  Mozart  (2).  Il 
s'agit  donc  cette  fois  du  texte  même  de  l'abbé  da  Ponte,  du  texte  qui 
servit  à  la  première  représentation  donnée  à  Prague  le  27  octobre  1787. 
«  Que  dans  cette  première  représentation  toutes  les  indications  du  U- 
bretto  aient  été  scrupuleusement  suivies,  remarque  M.  de  Wolzogen, 
je  n'oserais  l'affirmer,  car  ce  serait  reconnaître  à  Lorenzo  da  Ponte  une 
sorte  d'infaillibilité  que  ne  lui  accordait  point  Mozart,  ainsi  qu'on  peut 
s'en  assurer  en  lisant  sur  la  partition  une  foule  d'additions  et  de  recti- 
fications écrites  de  sa  main.  Il  est  juste  néanmoins  de  constater  que  ces 
corrections  ne  portent  que  sur  le  détail,  et  que  les  grandes  lignes  du 
programme  sont  partout  maintenues.  »   Ceci  naturellement  ne  s'ap- 

(1)  Mozart.  —Biographie  von  Otto  Jahn.  Vier  Blinde,  Leipzig,  Breitkopf  und  Hârtel. 

(2)  Ueber  die  scenische  Darstellung  von  Mozart' s  don  Giovanni  mit  Derûcksichti- 
gung  des  ursprung lichen  Textbuchs  von  Lorenzo  da  Ponte,  voh  Alfred  Freiherrn 
von  Wolzogen.  Breslau  1873. 


928  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plique  qu'au  texte  de  l'ouvrage  donné  à  Prague,  car  à  Vienne  en  1788, 
le  succès  s'étant  les  premiers  jours  montré  assez  réfractaire,  on  dut 
avoir  recours  à  des  remaniemens;  divers  morceaux  furent  changés  de 
place,  il  y  en  eut  d'autres  d'ajoutés,  ce  qui  amena  dans  l'économie  du 
drame  des  modifications  dont  il  serait  désormais  très  difficile,  sinon 
impossible,  de  se  rendre  un  compte  exact,  attendu  que,  si  nous  possé- 
dons à  quelques  rares  exemplaires  l'édition  de  Prague,  la  version  de 
Vienne  ne  nous  est  venue  que  par  tradition.  Or  chacun  sait  ce  que  gé- 
néralement ce  mot -là  signifie.  En  langage  de  théâtre,  qui  dit  tradition 
dit  intervention  d'une  foule  d'individualités  en  dehors  des  auteurs  de  la 
pièce,  collaboration  des  comédiens  qui  ont  joué  les  principaux  rôles, 
des  régisseurs  et  des  machinistes,  d'où  il  suit  que,  chaque  fois  qu'on 
reprend  un  ouvrage,  il  s'agit  pour  l'acteur  de  se  régler  sur  les  façons 
d'être,  le  costume,  les  intonations  et  les  moindres  gestes  de  l'acteur  qui 
l'a  précédé,  de  même  que  celui-là  tint  pour  premier  devoir  de  repro- 
duire son  prédécesseur,  et  que  celui  qui  vous  succédera  cherchera  à 
vous  imiter,  vous.  —  Quoi  qu'il  en  soit ,  ce  libretio  de  Prague  tel  que 
M.  de  Wolzogen  se  complaît  à  nous  le  rendre  a  des  côtés  pleins  d'in- 
struction et  d'amusement.  Vous  y  voyez  que  ce  terrible  don  Giovanni, 
avant  que  le  type  se  fût  dégagé,  était  tout  simplement  un  giovane  ca- 
valière esiremamente  licenzioso  !  Honnête  et  douce  naïveté  qui  vous  re- 
met en  mémoire  le  «  Curiace,  gentilhomme  d'Albe,  »  de  notre  vieux 
Corneille,  et  que  le  commandeur  s'appelle  don  Gonzalo  de  Ulloa,  trait 
caractéristique  qui  dès  l'abord  rattache  le  drame  de  Lorenzo  da  Ponte 
à  la  tradition  directe  de  Tirso  de  Molina. 

11  va  sans  dire  que  la  mise  en  scène  pratiquée  sur  nos  théâtres,  s'il 
lui  arrive  par  momens  de  se  trouver  conforme  aux  préceptes  de  l'au- 
teur, s'en  éloigne  aussi  très  souvent.  Négligeons  les  scènes  secondaires, 
prenons  par  exemple  le  grand  finale.  Au  premier  cri  de  détresse  que 
pousse  Zerline  et  dès  que  les  trois  masques  se  sont  élancés  au  secours 
de  la  victime,  da  Ponte  veut  que  la  scène  se  vide  :  i  suonatori  e  gli  altri 
partono  confusi.  Assurément  la  vérité  dramatique  l'exigerait  ainsi  ;  mais 
l'effet  musical,  que  deviendrait-il  ?  Nous  savons  tous  que  là  Mozart  n'a 
point  mis  de  chœur,  et  que  les  choses  se  passent  entre  les  seuls  person- 
nages de  la  pièce;  outre  que  le  respect  du  texte  le  commande,  la  vé- 
rité, je  le  répète,  ordonne  qu'il  en  soit  ainsi,  attendu  que  d'ordinaire  la 
buo7ia  génie  ne  se  mêle  pas  aux  querelles  des  grands  et  n'a  rien  de  plus 
pressé  que  de  quitter  la  place  et  de  laisser  les  seigneurs  dégainer  entre 
eux.  A  la  bonne  heure,  mais  les  meilleurs  raisonnemens  vaudront-ils 
qu'on  renonce  à  l'un  des  plus  splendides  effets  où  la  musique  de  théâtre 
puisse  atteindre?  Ce  finale  du  second  acte  de  Don  Juan  tel  qu'on  l'exé- 
cute aujourd'hui  à  l'Opéra,  en  plein  luxe  de  résonnance,  de  décors,  de 
costumes  et  de  figuration,  avec  ses  sept  voix  dirigeantes  que  mènent 


REVUE   MUSICALE.  929 

Gabrielle  Krauss  et  Faure,  et  que  double  un  chœur  formidable,  est 
une  des  gloires  de  notre  Académie  nationale,  une  de  ces  manifestations 
qu'il  faut  venir  chercher  là  comme  il  faut  aller  au  Conservatoire  chercher 
les  symphonies  de  Beethoven;  en  l'entendant  l'autre  soir,  je  pensais  à 
Fidetio.  Quel  parti  ne  tirerait-on  pas  avec  de  semblables  ressources  de 
ce  prodigieux  morceau  d'ensemble  qui  sert  de  couronnement  au  chef- 
d'œuvre!  sans  compter  qu'on  a  sous  la  main  une  admirable  Léonore, 
M"*  Krauss,  qui  déjà  s'ennuie  à  ne  rien  faire,  car  pour  une  artiste  de 
ce  tempérament  c'est  ne  rien  faire  que  d'en  être  réduite  à  trois  ou 
quatre  rôles  invariablement  répétés.  Vivre  du  théâtre  dans  l'oisiveté  est 
un  métier  dont  il  se  peut  que  la  médiocrité  se  contente,  les  natures  su- 
périeures ont  une  autre  vocation,  et  ne  point  donner  pâture  à  ce  besoin 
de  toujours  créer  qui  les  tourmente  serait  d'une  mauvaise  politique. 

Revenons  au  libreito  de  Prague.  Vous  connaissez  le  fameux  sextuor, 
une  merveille  qui  n'a  peut-être  pas  son  pendant  en  musique.  Eh  bien I 
vous  êtes-vous  jamais  expliqué  dans  quel  lieu  l'action  se  passe?  Au 
théâtre  pourtant,  il  faut  préciser.  Quel  décor  attribuer  à  cette  scène 
délicieusement  romanesque  oîi  se  rencontrent  tous  les  personnages, 
sauf  don  Juan,  dont  Leporello  emprunte  l'habit,  et  d'autant  plus  pré- 
sent, on  peut  le  dire,  qu'il  n'y  paraît  pas?  Ce  que  je  sais,  c'est  que, 
lorsque  l'ouvrage  fut  repris  en  1866,  cette  difficulté  nous  arrêta,  et 
qu'après  en  avoir  causé  avec  le  directeur  nous  nous  décidâmes  pour 
un  de  ces  endroits  neutres,  moitié  rue  et  moitié  jardin,  qui  sont  la 
ressource  ordinaire  de  l'ancienne  comédie.  Aussi  jugez  de  notre  em- 
pressement à  consulter  là -dessus  le  document  original,  et  de  notre 
déception  en  lisant  ces  mots  vides  de  sens  :  atrio  oscuro  in  casa  di 
donna  Anna.  Un  vestibule  dans  la  maison  même  de  donna  Anna,  quelle 
imagination  incroyable!  11  y  a  là  évidemment  une  faute  d'impression, 
car  comment  supposer  que  Leporello  travesti  en  don  Juan  puisse  avoir 
la  pensée  de  conduire  donna  Elvire  dans  le  palais  du  commandeur? 
C'est  donc  in  casa  di  donna  Elvira  qu'il  faut  lire,  bien  que  la  vraisem- 
blance ait  d'ailleurs  médiocrement  à  gagner  au  changement.  De  quelle 
manière  en  effet  donna  Elvire  et  Leporello,  que  nous  venons  de  voir  mis 
en  déroute  par  don  Juan,  s'y  prendraient-ils  pour  rentrer  dans  une  mai- 
son dont  Mazetto  et  ses  hommes  surveillent  les  alentours?  que  vien- 
draient faire  là  donna  Anna  et  don  Ottavio  d'abord,  plus  tard  Zerline 
et  son  fiancé,  et  pourquoi  tout  ce  monde  s'exclamerait-il  de  surprise  en 
reconnaissant  donna  Elvire  chez  elle,  dans  sa  propre  maison?  Il  est  cer- 
tain qu'ici  le  texte  de  da  Ponte  n'éclaircit  rien,  et  que,  l'auteur  n'ayant 
aucune  bonne  raison  à  nous  donner,  nous  devons  chercher  autre  part  le 
mot  de  l'énigme. 

Sur  Don  Juan  comme  sur  Hamlet,  comme  sur  Faust,  les  commentaires 
ne  se  comptent  plus;  nous  avons  épuisé  toutes  ces  bibliothèques  autant 

TOME  XII.  —  1875.  59 


9Z0  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

qu'il  était  en  nous,  et  c'est  notre  gloire  de  pouvoir  dire  qu'il  ne  s'est 
guère  donné  de  représentation  intéressante  de  ces  divers  chefs-d'œuvre 
à  laquelle  nous  n'ayons  assisté  ;  or,  pour  ce  qui  regarde  la  scène  qui 
nous  occupe,  il  se  pourrait  bien  que  la  manière  dont  on  la  représente 
à  Vienne  fût  la  meilleure.  Le  décor  transporte  le  spectateur  dans  une 
chapelle  gothique  en  ruine,  située  aux  approches  du  cimetière  où  re- 
pose le  commandeur,  dont  votre  œil,  à  travers  l'encadrement  fleuri 
d'une  immense  fenêtre  en  ogive,  aperçoit  même  la  statue.  Gomme  pit- 
toresque, cette  interprétation  a  son  côté  critique,  car  elle  escompte  en 
l'annonçant  d'avance  l'effet  sépulcral  et  tragique  de  l'épisode  qui  va 
suivre;  mais  au  point  de  vue  de  la  vraisemblance  et  du  mouvement  dra- 
matique elle  est  ce  qu'on  a  trouvé  de  plus  admissible.  Du  moins  répond- 
elle  parfaitement  à  l'état  moral  de  donna  Anna,  sur  laquelle,  à  dater  de 
ce  moment,  se  concentre  toute  votre  émotion. 

Il  fut  un  temps  où  le  public  était  habitué  à  ne  voir  dans  la  fille  du  com- 
mandeur qu'une  princesse  à  cavatines,  ennuyeuse  comme  les  autres,  et 
plus  ennuyeuse  peut-être  à  cause  de  ces  longs  voiles  noirs  qui  l'envelop- 
pent, de  ces  airs  de  veuve  inconsolable  qu'elle  traîne  partout.  La  faute 
en  était  aux  cantatrices,  uniquement  préoccupées  de  virtuosité,  jouant  et 
chantant  à  fitalienne,  avec  cette  absolue  conviction  qu'au  théâtre  un  per- 
sonnage en  vaut  un  autre  et  que  tous  les  caractères ,  comme  toutes  les 
cavatines,  se  ressemblent.  Ce  bel  art,  pour  si  mort  qu'il  paraisse,  ne  de- 
manderait pas  mieux  aujourd'hui  que  de  ressusciter,  et  nous  le  rever- 
rions prendre  ses  coudées  franches,  si  de  temps  en  temps  d'honnêtes 
et  vigoureuses  natures  du  genre  de  la  Krauss  ne  se  venaient  jeter  à  la 
traverse.  Henriette  Sontag  eut  cet  insigne  honneur  d'être  la  première  à 
rompre  avec  la  tradition  routinière  de  l'ancienne  salle  Louvois.  Ce  rôle, 
que  jusqu'alors  on  s'était  contenté  de  chanter  sans  le  comprendre, 
elle  en  eut  le  pressentiment  et  la  divination.  La  û^^ure  s'éclaira,  prit 
une  âme;  artistes,  public,  tout  le  monde  se  récria  d'enthousiasme,  et 
Delaroche,  croyant  faire  le  portrait  de  M"«  Sontag,  peignit  donna  Anna. 
C'était  donc  vrai,  il  y  avait  là  autre  chose  qu'une  poupée  à  vocalises  ;  la 
musique  pouvait  donc  créer,  créer  des  caractères  et  des  types  capables, 
après  avoir  captivé  notre  intérêt  toute  une  soirée,  d'occuper  le  lende- 
main les  plus  profondes  facultés  de  notre  entendement,  —  un  Mozart 
allait  donc  marcher  l'égal  d'un  Shakspeare,  d'un  Molière.  Gela  ne  s'é- 
tait jamais  vu;  Hoffmann,  sur  ces  entrefaites,  jetait  aux  quatre  vents 
les  pages  brûlantes  de  son  commentaire.  De  même  qu'il  est  désormais 
impossible  de  lire  Hamlet  sans  penser  à  l'analyse  que  Goethe  nous  en 
a  donnée,  de  même,  pendant  une  représentation  de  Don  Juan,  l'analyse 
d'Hoffmann  accompagnera  toujours  un  homme  d'esprit  cultivé.  Hoff- 
mann cependant  en  dit  trop,  c'est  un  rêveur  fantasque,  un  halluciné, 
un  visionnaire;  suivez-le,  tenant  registre  sur  son  calepin  de  ses  dispo- 


REVUE   MUSICALE.  931 

sitions  morales  :  «  excès  de  religiosité,  exaltation  musico-humoristique 
poussée  jusqu'à  la  folie,  ironie  morose,  capricante,  exotique,  misé- 
rable !  »  Sa  vie  intellectuelle  se  dépense  en  sensations  musicales,  en  dis- 
sonances; un  coup  d'œil  jeté  sur  ce  registre  suffit  pour  vous  montrer  le 
somnambule  de  taverne  dont  Timagination  ne  produit  qu'à  force  de  se 
surmener  et  doit  ainsi  naturellement  enfanter  bien  des  chimères.  D'ail- 
leurs Hoffmann  ne  voit  que  par  les  lunettes  de  son  époque,  affolée  de 
psychologie  romantique  à  peu  près  comme  nos  savans  d'aujourd'hui 
sont  affolés  de  psychologie  simple.  Il  lui  arrive  de  la  sorte  de  découvrir 
dans  le  chef-d'œuvre  une  foule  de  choses  que  Mozart  n'avait  point 
mises  ;  mais,  s'il  y  a  beaucoup  à  laisser  de  sa  glose,  il  y  a  aussi  beau- 
coup à  retenir,  et  c'est  ce  que  fait  l'interprétation  nouvelle.  Donna 
Anna,  comme  Chiniène,  a  la  mort  de  son  père  à  venger,  elle  a  de  plus 
l'outrage  infligé  à  son  honneur  dans  cette  rencontre  à  jamais  fatale 
dont  le  récit  de  Mozart,  —  tragique,  attendri,  passionné,  éloquent  jus- 
qu'en ses  réticences,  —  semble  ne  pas  vouloir  omettre  un  détail.  De 
cette  heure  maudite,  inoubliable,  sort  tout  le  personnage.  Cet  homme 
qui  vient  de  l'insulter,  il  faut  qu'il  meure. 

S'il  ne  meurt  aujourd'hui,  je  puis  l'aimer  demain. 

Attendra-t-elle  jusqu'à  demain  pour  l'aimer?  Question  aussitôt  réso- 
lue que  posée,  quand  on  pense  que  cet  homme  est  don  Juan.  Mais 
don  Juan  a  tué  son  père,  elle  le  haïra,  le  poursuivra  mortellement  sans 
oser  un  seul  instant  s'interroger  elle-même  et  chercher  si  quelque 
sombre  et  farouche  amour,  résultat  d'une  fascination  indélébile,  ne 
vient  pas  compliquer  cette  haine,  et  si  l'amante  jalouse  ne  se  cache  pas 
sous  l'Euménide  vengeresse.  A  l'exemple  de  ces  héros  et  de  ces  hé- 
roïnes de  l'antiquité,  qui,  pour  vouer  un  ennemi  aux  dieux  infernaux, 
faisaient  le  sacrifice  de  leur  propre  existence,  donna  Anna  s'est  vouée  à 
la  mort,  elle  sent  que  l'heure  de  don  Juan  approche  et  que,  dès  que 
cette  heure  aura  sonné,  la  haine  qui  la  consume  s'apaisera,  qu'il  sera 
donné  à  la  victime  d'aller  rejoindre  son  ravisseur  parmi  les  ombres;  en 
attendant,  point  de  calme,  point  de  répit.  Ceci  nous  explique  comment, 
au  sortir  de  ce  damné  bal,  cédant  au  besoin  de  prier,  elle  s'achemine 
vers  cette  chapelle  voisine  de  l'enclos  funèbre  du  commandeur.  Ottavio, 
toujours  prodiguant  les  consolations  et  les  douceurs,  l'accompagne  : 
tergi  il  ciglio,  o  vila  mia  !  Voilà  donc  le  décor  justifié  par  la  présence  des 
deux  principaux  personnages;  ce  qui  touche  les  autres  importe  moins, 
car  du  moment  que  donna  Elvire  et  Leporello  sont  en  train  de  s'égarer, 
que  Zerline  et  Mazetto  courent  à  l'aventure  à  la  poursuite  de  don  Juan, 
il  est  clair  que  ces  personnages  peuvent  se  rencontrer  partout. 

C'est  cette  conception  du  caractère  de  donna  Anna  que  M"**  Krauss  s'é- 
tudie à  reproduire.  Lorsqu'elle  voulut  bien  nous  consulter  naguère  à  ce 


932  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sujet,  nous  l'engageâmes  à  n'obéir  qu'à  ses  propres  réflexions  et  à  son  in- 
stinct. Ni  son  instinct,  ni  ses  réflexions  ne  l'ont  trompée.  Une  artiste  de 
cette  intelligence  et  de  ce  talent  n'a  pas  besoin  d'être  tant  renseignée; 
une  fois  en  possession  de  la  pensée  du  maître,  tout  lui  vient  par  surcroît, 
et  le  mieux  est  de  l'abandonner  à  son  mouvement.  Des  conseils  et  des  re- 
montrances, M""  Krauss  n'en  avait  eu  que  trop,  il  y  a  quelques  mois, 
pendant  qu'elle  se  préparait  à  jouer  Valentine.  On  l'en  avait  littérale- 
ment assourdie;  c'était  à  qui  s'évertuerait  à  régler  son  geste  et  ses  in- 
te-ntions,  à  la  munir  des  grands  préceptes  de  la  tradition  :  —  M"''  Falcon 
faisait  ceci,  la  Gruvelli  faisait  cela,  tenez  ferme  à  ce  moment  du  troi- 
sième acte  où  vous  serez  attendue,  et  n'allez  pas  perdre  la  tête  au  fa- 
meux «  reste,  je  t'aime!  »  du  quatrième  acte.  — N'oubliez  pas  d'être 
chaste  et  honnête  jusque  dans  la  passion,  lui  criaient  les  uns,  —  livrez- 
vous  sans  réserve  à  la  force  de  la  situation,  disaient  les  autres,  —  si 
bien  que  tout  ce  beau  tapage  avait  fini  par  la  dérouter,  et  qu'il  lui  fal- 
lut quatre  ou  cinq  représentations  pour  se  reconquérir  elle-même.  Avec 
donna  Anna,  M"^  Krauss  se  trouvait  en  meilleure  attitude,  et  les  don- 
neurs de  conseils  auraient  eu  mauvaise  grâce  à  vouloir  l'endoctriner  à 
propos  d'un  rôle  chanté  cent  fois  en  Italie,  en  Allemagne,  à  Paris  même 
sur  le  théâtre  Ventadour,  et  qui  d'avance  ne  pouvait  plus  avoir  de  se- 
crets pour  elle.  Aussi  l'avons-nous  vue  dès  le  premier  soir  s'y  aflirmer 
de  pleine  autorité.  Son  entrée  au  premier  acte  est  saisissante;  rien  de 
plus  tragique,  de  plus  beau  que  sa  colère,  son  désordre  et  ses  cris. 
Gomme  elle  s'acharne  au  malfaiteur,  comme  on  sent  déborder  cette 
haine  sans  alliage  dont  nulle  réaction,  nul  retour  mélancolique  ne  tem- 
père encore  la  frénésie,  et  dans  la  scène  suivante,  lorsque  son  désespoir 
étreint  le  corps  inanimé  de  son  père,  quelle  tendresse  éperdue,  quels 
accens!  Je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  jamais  entendu  mener  si  vaillam- 
ment la  sublime  sb-etie  de  ce  duo;  ces  traits  lancés  en  toute  vigueur,  ces 
syncopes  à  plein  gosier,  c'est  d'une  puissance  et  d'une  maestria  qui  vous 
enlèvent.  La  cantatrice  et  la  tragédienne  vont  de  pair  tout  le  long  du 
rôle.  Dans  le  grand  récit  à  don  Ottavio,  pas  une  nuance  n'est  omise,  elle 
arrive  à  l'effet  par  les  plus  savantes  transitions,  et  son  cri  de  vengeance 
reste  en  harmonie  avec  la  souveraine  dignité  du  personnage,  car  donna 
Anna  n'est  point  une  Médée  ni  une  Armide;  ses  colères  n'évoquent  pas 
les  trompettes  de  l'orchestre  et  n'en  sont  pas  moins  déchirantes.  Mo- 
zart excelle  à  faire  chanter  les  grandes  dames;  comédie,  drame  ou  tra- 
gédie, ses  femmes  vous  ont  des  tournures  d'archiduchesses.  Écoutez  cet 
air  de  vengeance  et  de  haine,  cette  instrumentation  si  sobre,  si  dis- 
crète et  d'une  intensité  si  profonde;  combien  d'autres  à  sa  place  eussent 
déchaîné  les  clairons  et  les  trombones!  lui  se  contente  de  mettre  en 
avant  les  hautbois,  les  bassons  et  les  contre-basses,  surtout  les  con- 
tre-basses !  Souvenez-vous  du  trait  en  imitation  sur  ces  mots  :  vendetta 


REVUE   MUSICALE.  933 

ti  chiego,  et  de  ce  prodigieux  épisode  des  altos,  des  basses  et  des  haut- 
bois sur  ramenta  la  piaga.  Impossible  aujourd'hui  de  se  représenter 
l'effet  que,  dans  un  orchestre  ainsi  ménagé,  les  cuivres  devaient  pro- 
duire à  certains  momens. 

Ce  passage  du  livre  que  j'ai  cité  plus  haut  en  donnera  peut-être  une 
idée.  «  Je  me  rappelle,  écrit  l'auteur,  avoir  connu  à  Prague,  dans  mon 
enfance,  une  vieille  dame  fort  spirituelle  et  du  meilleur  monde,  laquelle 
avait  assisté  aux  premières  représentations  de  Don  Giovanni,  vu  Mozart 
diriger,  et  ne  se  lassait  pas  de  raconter  le  saisissement  inoui  du  public 
à  l'appel  des  trombones  annonçant  l'entrée  de  la  statue.  —  C'était,  di- 
sait-elle, à  vous  faire  dresser  les  cheveux  sur  la  tête.  »  En  regard  de 
cet  air  frémissant  du  premier  acte,  il  convient  d'en  placer  un  autre  sans 
lequel  ce  beau  rôle  de  donna  Anna  ne  serait  pas  complet  :  non  mi  dir, 
bel  idol  mio,  scène  également  précédée  d'un  récitatif  également  admi- 
rable, mais  d'un  caractère  tout  différent,  et  ne  respirant  plus  que  lassi- 
tude, apaisement  final  et  nostalgie  de  la  tombe.  Chose  curieuse,  ce  mor- 
ceau d'une  connexion  si  intime  avec  l'ensemble  du  caractère  ne  devait 
venir  qu'après  coup;  Mozart  d'abord  ne  l'avait  pas  écrit,  et  probable- 
ment nous  ne  l'aurions  point  sans  l'insistance  de  la  signora  Teresa  Sa- 
poriti,  qui,  chargée  à  Prague  de  la  partie  de  donna  Anna,  trouva  que  son 
rôle  tournait  court  au  dernier  acte,  et  réclama  du  maître  cette  page 
d'ineffable  inspiration.  Je  sais  que  tous  ne  s'accordent  pas  sur  la  valeur 
de  ce  morceau;  la  seconde  partie  du  moins  semble  avoir  le  privilège  de 
scandaliser  les  pédans  : 

Elle  a  cela  pour  elle 
Que  les  sots  d'aucun  temps  n'en  ont  pu  faire  cas. 

Pour  Vadagio,  passe  encore,  on  veut  bien  reconnaître  quelque  mérite  à 
cette  délicieuse  élégie  du  commencement  ;  mais  cet  allegro,  ces  roulades 
au  sein  du  désespoir,  ces  fades  vocalises  qui  prouvent  que  les  plus  beaux 
génies  sont  obligés  de  payer  un  tribut  aux  caprices  du  mauvais  goût.  Heu- 
reusement le  docteur  Otto  Jahn  a  là-dessus  d'autres  idées,  et  je  renvoie 
à  son  ouvrage  sur  Mozart  les  lecteurs  qui  ne  se  laissent  pas  duper  par 
des  lieux-communs.  «  Cet  air,  en  dépit  de  sa  forme  italienne  et  de  ses 
passages  di  bravura,  rentre  tout  à  fait  dans  la  physionomie  de  donna 
Anna,  il  exprime  magistralement  la  suprême  distinction  du  personnage; 
les  ornemens  de  la  seconde  partie  eux-mêmes  ont  leur  raison  d'être,  et 
qui  les  aura  entendu  exécuter  par  une  vraie  cantatrice  restera  convaincu 
que  cette  musique  ne  prête  pas  seulement  au  sentiment  et  à  l'émotion,  mais 
qu'elle  les  commande.  »  La  vraie  cantatrice  du  rôle,  nous  la  possédons 
en  ce  moment;  j'ai  dit  comment,  dans  le  duo  de  l'introduction,  M"*Krauss 
enlève  le  trait  final,  l'artiste  répète  ici  son  même  effet;  elle  part  toutes 
voiles  dehors,  au  lieu   de  s'amuser  aux  bagatelles  du   solfège,  elle 


93/r  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

emporte  d'assaut  la  situation,  et,  sa  vigueur  dramatique  aidant,  cha- 
cune de  ces  fades  vocalises  devient  un  sanglot. 

Le  seul  tort  que  je  reproche  à  M"«  Garvalho  est  d'être  toujours 
M""^  Garvalho  et  de  n'êlre  jamais  Zerliiie.  Vous  croiriez  voir  courir  dans 
ses  petits  souliers,  la  jambe  accorte  et  le  pied  fin,  cette  éternelle  pay- 
sanne de  Rose  et  Colas  ou  du  Chien  du  jardinier.  J'ai  souvent  ouï  raconter 
que  jadis  la  Malibran  chantait  ce  rôle  comme  chantait  la  Malibran,  mais 
que  cela  ne  lui  suffisait  pas,  et  qu'elle  rendait  et  figurait  à  ravir  ce  pi- 
quant minois  d'innocente  villageoise  en  qui  le  vice  ne  demande  qu'à 
fleurir.  D'ailleurs,  depuis  qu'elle  s'est  adonnée  au  répertoire  de  MM.  Gou- 
nod  et  Thomas ,  M'"«  Garvalho  semble  avoir  perdu  le  secret  de  la  mu- 
sique de  Mozart.  Sa  voix,  entraînée,  surmenée  aux  régions  d'un  certain 
sublime  de  mélodrame,  a  perdu  le  naturel  et  la  grâce  du  style.  Quand 
on  est  Julietie,  Ophélie  et  Marguerite,  on  se  soucie  bien  en  vérité  d'être 
Zerline,  de  chanter  batti,  batti  et  vedrai,  carino,  des  ariettes,  quand  on 
chante  l'air  des  Bijoux!  Et  pourtant  ce  méchant  rôle  a  sa  couleur,  sa 
poésie  pour  qui  sait  le  comprendre.  ZerUne  est  cousine  du  Ghérubin  des 
Noces,  comme  donna  Anna  et  la  comtesse  sont  parentes.  Les  femmes 
de  Mozart,  quel  joli  volume  avec  portraits  on  composerait  sur  un  pa- 
reil texte!  C'est  qu'au  fond  il  était  lu-i-même  tout  amour,  son  cœur  dé- 
borde d'humanité;  il  individualise,  ce  qui  en  musique  ne  s'était  encore 
jamais  vu;  ses  personnages  cessent  de  porter  l'empreinte  du  mythe;  ils 
vivent  du  dedans  au  dehors  comme  ceux  de  Shakspeare,  dont  ils  ont  le 
libre  mouvement,  l'activité  nerveuse,  l'ironie,  et  cette  faculté  de  sentir 
en  soi  tout  un  infini  de  joie  et  de  douleur,  de  misères  et  de  voluptés, 
de  choisir  entre  le  bien  et  le  mal  avec  leur  alternative  de  récompense 
et  de  châtiment. 

Et  qu'on  ne  m'objecte  pas  qu'en  parlant  ainsi  je  fais  honneur  au 
musicien  d'une  idée  qui,  sans  le  hasard  de  son  poème,  ne  lui  serait 
peut-être  point  venue,  car  Gluck,  tout  aussi  bien  que  Mozart,  choisissait 
ses  sujets,  et  s'il  n'est  jamais  sorti  des  Orphée,  des  Tphigcnie  et  des 
Armide,  c'est  faute  d'avoir  eu  ce  pressentiment  psychologique  de  l'homme 
et  de  la  femme  modernes  qui  dans  Don  /«on  partout  se  montre.  Combien 
de  nuances  en  ces  diverses  figures  qu'un  même  tourment  agite!  La  dou- 
leur de  donna  Anna  n'a  rien  de  la  douleur  d'Elvire,  nature  jalouse  et 
férocement  passionnée,  plus  amoureuse  qu'aimante,  louve  cherchant  sa 
proie  pour  la  dévorer  :  qu'importe  à  cette  ardente  épouse  qu'on  la 
trompe?  ce  qu'elle  ne  veut  pas,  c'est  qu'on  la  délaisse.  Aucun  poète, — 
Shakspeare  excepté,  —  ne  créa  plus  de  nouveaux  types,  aucun  n'enrichit 
l'humanité  de  tant  de  nobles  images  d'elle-même.  Ajoutez  que  la  mu- 
sique, —  art  de  l'âme,  —  l'aidait  aussi  merveilleusement  à  rendre  cet 
idéal  de  la  femme  que  représente  donna  Anna  et  qui  ne  se  réalisera  plus. 

Le  don  Juan  le  plus  charmant  que  j'aie  encore  rencontré,  c'est  peut- 


REVUE   MUSICALE.  935 

être  Faure,  et  ce  mot,  qui  certes  contient  un  grand  éloge,  pourrait  bien 
être  également  une  critique. 

Quant  au  roué  français,  au  don  Juan  ordinaire, 
Ivre,  riche,  joyeux,  raillant  l'homme  de  pierre, 
Ne  demandant  partout  qu'à  trouver  le  vin  bon. 
Bernant  monsieur  Dimanche,  et  disant  à  son  père 
Qu'il  serait  mieux  assis  pour  lui  faire  un  sermon, 
C'est  l'ombre  d'un  roué  qui  ne  vaut  pas  Valmont. 

Il  en  est  un  plus  grand,  plus  beau,  plus  poétique. 
Que  personne  n'a  fait,  que  Mozart  a  rêve, 
Qu'Hoffmann  a  vu  passer  au  son  de  la  musique 
Sous  un  éclair  divin  de  sa  nuit  fantastique, 
Admirable  portrait  qu'il  n'a  point  achevé, 
Et  que  de  notre  temps  Shakspeare  aurait  trouvé. 

Il  y  a  dans  le  personnage  de  Mozart  tout  un  côté  démoniaque  que 
Faure  néglige  trop,  préoccupé  qu'il  est  exclusivement  de  la  partie  ga- 
lante et  roucoulante  du  rôle,  et  n'ayant  pas  l'air  de  se  douter  que,  si 
don  Juan  n'était  que  Joconde,  le  ciel  et  l'enfer  ne  se  remueraient  pas 
pour  se  mêler  de  ses  affaires.  Un  poète  danois,  Kierkegaard,  a  vigou- 
reusement appuyé  là-dessus  dans  quelques  pages  dignes  d'Hoffmann  et 
de  Musset,  et  d'où  j'extrais  ce  qui  suit  :  a  écoutez  don  Juan,  écoutez 
ce  début;  comme  l'éclair  jaillit  de  la  profondeur  de  la  tempête,  il  s'é- 
lance de  la  nuit,  prompt,  fatal,  insaisissable.  Voyez-le  plonger  pour  s'y 
rompre  le  cou  dans  le  tumulte  de  la  vie  :  écoutez  ces  violons  en  délire, 
ces  trémoussemens  de  joie,  ces  transports  d'ivresse;  écoutez  le  bal  ef- 
fréné qu'une  fuite  éperdue  va  suivre.  Il  se  précipite  au  dehors,  voudrait 
s'échapper  à  soi-même,  course  rapide,  téméraire,  insensée  ;  écoutez  ces 
élancemens  inassouvis,  ces  inexorables  tentations,  écoutez  ce  silence  fu- 
gitif d'un  moment  qui  n'apaise  rien;  écoutez,  écoutez,  écoutez  le  Don 
Juan  de  Mozart!  »  C'est  tout  cela  qu'il  faudrait  rendre  et  que  Garcia, 
dit-on,  seul  rendit,  car  Nourrit,  à  qui  sa  rare  intelligence  révélait  ces 
dessous  du  rôle,  ne  pouvait  les  mettre  en  valeur  à  cause  du  caractère 
efféminé  de  sa  voix  de  tenorino,  et  l'excellent  Tamburini  ne  nous  donna 
jamais  qu'un  don  Juan  macaronique  d'opéra  italien.  M.  Faure  appar- 
tient à  cette  famille  d'artistes  qui,  tout  en  faisant  bien,  s'appliquent 
à  faire  mieux  :  espérons  que  cette  fois  il  ne  nous  en  voudra  pas  de  nos 
critiques;  ce  serait  en  effet  grand  dommage,  —  si  avancé  qu'il  est 
aujourd'hui  vers  la  perfection,  —  de  le  voir  s'arrêter  en  chemin  pour 
n'avoir  pas  davantage  fouillé  le  type  et  corsé  la  note.  Je  souhaiterais 
à  M.  Gailhard  plus  de  verve  et  d'entrain  dans  Leporello,  il  y  manque 
d'autorité,  côtoie  le  personnage  sans  y  pénétrer  à  fond,  et  se  contente 
d'escarmoucher  ici  et  là,  comme  dans  le  sextuor,  où  sa  belle  voix 
fait  merveilles.  M.  Vergnet  joue  un  don  Ottavio  de  fantaisie  qui  vous 


936  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reporte  aux  heureux  temps  de  Bordogni;  quelle  gaucherie  de  maintien 
pendant  le  grand  récit!  Infortunée  donna  Anna!  elle  dépense  en  pure 
perte  ses  trésors  de  colère,  et  sa  flamme,  qui  pénètre  toute  la  salle, 
ne  parvient  pas  à  réchauffer  ce  fiancé  de  glace.  Cependant,  si  M.  Ver- 
gnet  ne  sait  ni  se  tenir,  ni  marcher,  ni  écouter,  il  sait  chanter  de  la 
plus  jolie  voix  du  monde  :  Il  mio  tesoro,  et  le  public,  toujours  bon 
prince,  lui  paie  à  cet  endroit  tout  un  arriéré  d'applaudissemens  qu'il  ne 
lui  doit  pas.  J'aimerais  aussi  que  l'orchestre  secouât  cette  tendance 
qu'il  a  de  s'endormir  sur  les  mouvemens,  tout  cela  veut  être  mené  plus 
joyeusement,  surtout  en  présence  d'une  mise  en  scène  qui,  pour  l'éclat 
et  la  splendeur,  laisse  bien  loin  derrière  elle  les  fameuses  magnificences 
de  l'ancien  Opéra.  La  place  de  Burgos  devant  le  palais  du  commandeur 
au  premier  acte,  l'enclos  funèbre  au  quatrième,  sont  en  leur  genre  des 
tableaux  de  maître.  Quant  à  la  fête  chez  don  Juan,  avec  ses  quadrilles 
masqués,  ses  costumes  renouvelés  de  l'ancienne  comédie  italienne,  ses 
ballets  défilant  et  se  trémoussant  sur  le  rhythme  entraînant  de  la 
Marche  turque  au  milieu  d'un  torrent  de  lumière  et  dans  la  profondeur 
immense  du  théâtre,  on  n'imagine  pas  un  pareil  spectacle,  éblouissant 
ne  sufiit  pas;  c'est  surtout  très  amusant  par  le  miroitement  des  étoffes, 
le  pittoresque  et  la  variété  des  groupes.  Signalons  en  passant  l'attitude 
tout  à  fait  inusitée  du  public;  vous  diriez  qu'il  entend  le  chef-d'œuvre 
pour  la  première  fois  et  qu'il  est  en  train  de  le  découvrir.  11  s'y  inté- 
resse, prend  plaisir,  applaudit,  non  plus  parce  que  c'est  du  Mozart,  mais 
parce  que  cette  adorable  musique  l'enchante  et  le  ravit.  Nombre  de 
morceaux  chaque  soir  sont  redemandés.  Est-ce  un  effet  de  la  nouvelle 
salle  ou  du  progrès  des  temps?  Quoi  qu'il  en  soit,  voilà-  Mozart  digne- 
ment et  définitivement  mis  dans  ses  meubles,  et  le  luxe  de  cette  in- 
stallation mérite  que  le  public  en  tienne  compte  à  qui  de  droit.  On  a  d^t 
que  l'ancienne  mise  en  scène  de  Don  Juan,  comparée  à  ce  que  nous 
voyons,  n'était  qu'un  spectacle  de  marionnettes,  d'où  il  suit  que  la  cé- 
lèbre légende  du  directeur-artiste  a  désormais  perdu  toute  espèce  d'à- 
propos,  et  que  nous  pouvons  espérer  qu'on  ne  nous  en  parlera  plus  ;  le 
directeur-artiste  a  trouvé  son  maître. 

Êtes-vous  allé  voir  l'Italien  Rossi  dans  VOlhello  de  Shakspeare?  Si  par 
hasard  vous  hésitiez,  ne  tardez  pas,  c'est  un  beau  spectacle.  Le  matin, 
relisez  le  drame,  et,  pour  peu  que  vous  ayez  le  goût  des  choses  de  l'in- 
telligence, vous  serez  amené,  après  une  soirée  admirablement  remplie, 
à  comparer  les  conditions  du  théâtre  comme  l'entendait  Shakspeare 
avec  les  conditions  du  théâtre  comme  nous  l'entendons  aujourd'hui. 
Rien  de  plus  radicalement  opposé  que  ces  deux  points  de  vue,  dont  le 
contraste  ne  manquera  pas  de  vous  frapper  en  parcourant  le  monde  du 
poète  avec  le  guide  nouveau  que  je  vous  recommande.  Ainsi  notre 
temps   (lisez  le  théâtre  de  notre  temps)  répugne  à  cette  idée,  que 


REVUE   MUSICALE.  937 

rhomrae  puisse  avoir  à  répondre  de  son  acte.  Une  fausse  interprétation 
du  sentiment  d'humanité,  pour  mieux  exploiter  notre  pitié  et  nous 
porter  à  l'indulgence  envers  les  coupables,  travaille  depuis  des  années 
à  nous  démontrer  que  dans  l'homme  ce  n'est  jamais  le  libre  moi  qui 
fault,  et  que  ce  qu'il  y  a  de  condamnable  en  lui,  ce  n'est  point  lui,  mais 
c'est  toute  une  série  d'agens  extérieurs  :  l'état,  la  société,  l'éduca- 
tion, etc.  Le  crime,  la  ruine  d'un  individu,  cessent  d'être  la  consé- 
quence de  sa  faute  et  deviennent  le  sort  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  ver- 
tueux, d'idéal,  sur  cette  terre.  Le  public,  grand  justicier,  dont  on 
gouverne  habilement  les  sympathies,  n'a  plus  qu'à  se  prononcer  pour 
la  vertu  contre  la  destinée  et  pour  l'idéal  contre  la  réalité.  Il  n'existe 
plus  de  scélérats,  de  coupables,  les  dernières  créatures  nous  sont  pré- 
sentées comme  des  victimes  d'un  ordre  social  inexorable,  le  poète  se 
constitue  leur  avocat,  le  public  aussitôt  l'adopte  et  l'acclame,  pourvu  qu'il 
soit  brillant,  audacieux  spirituel,  paradoxal,  et  surtout  qu'il  découvre 
et  au  besoin  qu'il  invente  quelque  tort  monstrueux  de  la  société 
contre  l'individu.  Shakspeare  au  contraire  appelle  les  choses  par  leur 
nom,  avec  lui  le  bon  est  le  bon,  et  le  mauvais  est  le  mauvais.  Loin  de 
nous  mettre  en  désaccord  avec  les  conditions  de  l'existence,  en  flattant 
nos  instincts  pervers,  il  veut  que  tout  soit  en  nous  ,  notre  salut  comme 
notre  perte,  a  L'homme  est  presque  toujours  le  maître  de  son  destin, 
ce  n'est  point  la  faute  aux  étoiles,  cher  Brutus,  c'est  la  faute  à  nous,  si 
nous  sommes  des  êtres  sans  volonté  (1).  » 

Ainsi  Othello  va  nous  montrer  ce  que  la  passion  peut  faire  d'un  homme 
loyal  et  magnanime,  «d'une  nature  ouverte  et  droite,  et  se  fiant  à  la 
mine  des  gens  qui  se  donnent  pour  honnêtes.  »  L'action  librement  con- 
çue, accomplie,  amène  au  dénoùment  sa  conséquence  inévitable. 
Othello  tue  Desdemona  et  se  poignarde  après  ;  tous  les  deux  meurent, 
mais  non  pas  seulement  par  la  perfidie  satanique  de  lago,  ils  meurent 
parce  qu'ils  sont  coupables,  et  que  tout  se  paie.  Othello,  en  se  faisant 
aimer  de  la  fille  de  Brabantio,  a  violé  l'hospitalité,  Desdemona,  en  quit- 
tant le  toit  paternel  pour  suivre  Othello,  a  trahi  le  premier  de  ses  de- 
voirs. 

More,  8urveillc-la,  prends  garde,  songe  à  moi, 
Elle  a  trompé  son  père  et  te  trompera,  toi  ! 

On  se  représente  trop  généralement  Desdemona  comme  un  ange  d'in- 
nocence et  de  pureté  céleste.  Elle  a  ses  adorateurs,  ses  fidèles  qui  vous 
diront  :  C'est  une  perle,  un  diamant  sans  tache.  Ne  vous  y  fiez  pas;  les 
caractères  sans  tache  sont  des  abstractions  que  Shakspeare  se  fait  une 
loi  d'ignorer.  Desdemona  est  une  femme,  une  faible  et  très  faible  femme, 
légère,  capricieuse,  inconsidérée  et  peccable  tout  aussi  bien  que  la  plu- 

(1)  Jules  César. 


938  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

part  des  filles  d'Eve.  Son  père,  un  noble  et  riche  seigneur,  était  vieux 
déjà  lorsqu'elle  naquit.  Enfant  encore  et  enfant  unique,  elle  a  perda 
sa  mère,  ce  qui  nous  explique  l'idolâtre  affection  et  les  mille  gâteries 
dont  elle  fut  l'objet,  en  un  mot  une  de  ces  éducations  énervantes  et 
surtout  propres  à  former  les  âmes  à  l'ingratitude.  Desdemona  chez  son 
père  a  grandi  en  demoiselle  du  meilleur  monde,  à  la  fois  hautaine  et 
familière,  sachant  se  faire  respecter  elle-même  et  dédaigner  ceux  qui 
la  courtisent,  fussent-ils  la  fleur  des  pois.  Aussi  conçoit-on  qu'à  l'hor- 
rible nouvelle  de  cette  alliance  avec  le  More  le  vieux  Brabantio  plus 
tard  se  refuse  de  croire  à  la  chute  de  l'ange,  et  ne  veuille  attribuer  son 
infortune  qu'à  l'influence  d'un  sortilège  et  d'un  philtre.  La  belle  et  sé- 
duisante héritière  gouverne  le  palais  à  son  gré,  aucun  des  prétendus 
qu'on  lui  propose  ne  convient  à  sa  délicatesse  raffinée,  supersublile  (i), 
le  bonhomme  de  père  en  est  à  se  demander  quel  fiancé  finira  par  être 
agréé  de  sa  chère  fille.  Desdemona  s'ennuie,  elle  a  des  vapeurs;  là-des- 
sus arrive  le  More,  qui  la  distrait  par  toute  sorte  de  récits  héroïques  et 
devient  l'hôte  assidu  de  la  maison.  Il  entre  et  sort,  passe  des  journées 
entières  en  lête-à-tête  avec  la  demoiselle,  et  nul  n'y  prend  garde.  Quel 
péril  redouter?  Un  More,  un  noir  ne  compte  pas.  S'il  s'agissait  d'un  gen- 
tilhomme vénitien,  d'un  Ludovico,  d'un  Gassio,  à  la  bonne  heure!  mais 
comment  croire  que  jamais  un  accord  sympathique  se  puisse  établir 
entre  le  cœur  d'une  personne  de  qualité  et  ce  barbare  vieilli  sous  le  har- 
nais ?  Le  péril  existe  pourtant. 

Alouette  au  miroir  attirée, 
Au  piège  qu'on  lui  tend,  elle  arrive,  et  la  glu 
Dont  je  veux  me  servir,  ce  sera  sa  vertu. 

Sa  vertu?  non,  mais  cette  curiosité  malsaine  des  natures  hypersubtiles, 
Shakspeare  a  bien  trouvé  le  mot. 

Esseulés  dans  cette  grande  Venise  comme  dans  une  île  déserte,  — 
lui  par  la  couleur  de  son  visage,  elle  par  je  ne  sais  quelle  satiété  pré- 
coce, —  leurs  âmes  se  sont  liées,  et  la  superbe  patricienne,  dont  les 
galanteries  des  nobles  prétendans  qu'elle  repousse  ont  éveillé  les  sens, 
se  jette  pour  ainsi  dire  d'elle-même  à  la  tête  d'Othello.  Choix  bizarre  où 
la  couleur  du  More  entre  au  moins  pour  autant  que  ses  glorieuses  con- 
quêtes, ce  qui  fait  remarquer  à  Vhonest  lago,  non  sans  quelque  raison, 
«  qu'un  amour  ainsi  bâti  sur  des  histoires  fantastiques  est  un  bien  sin- 
gulier amour!  »  Indigne  à  l'égard  de  son  père,  dont  elle  prend  congé 
devant  le  sénat  après  une  réplique  beaucoup  moins  émue  assurément 
que  serrée  de  dialectique  et  qu'un  parfait  avocat  ne  désavouerait  point, 
Desdemona  sufllra-t-elle  au  bonheur  du  sombre  et  farouche  époux  qui 
l'emmène?  Hélas!  dès  l'acte  suivant,  Othello  va  reconnaître  sa  méprise. 

(1)  Acte  1",  scène  m. 


REVUE   MUSICALE.  939 

Dé  la  profondeur  immense  de  cette  passion,  de  sa  personnalité  jalouse 
et  féroce,  la  pauvre  et  cUarmante  créature  ne  se  doute  pas,  et  la  voilà 
qui  dans  la  légèreté,  l'inconscience  de  son  être  tout  féminin,  se  remet 
à  jaser,  à  minauder  d'une  allure  dégagée  avec  les  jeunes  gens.  Et  quand 
lago  l'accuse  d'aimer  Gassio,  le  poète  nous  laisse  entrevoir  ce  qu'un  tpl 
soupçon  pourrait  bien  contenir  de  vérité.  Elle  aime,  j'en  conviens,  sans 
songer  à  mal,  mais  ce  que  j'aperçois  m'effraie  pour  l'avenir  d'une 
femme  que  sa  mollesse,  les  convenances  et  l'absence  de  tempérament 
protègent  seules. 

Là  se  trouve  le  point  douloureux  du  drame,  l'idée  tragique  de  Shaks- 
peare  qu'en  ces  deux  lignes  je  dégage  :  malheur  et  perdition  à  celui-là 
qui  met  toute  sa  vie  dans  l'amour  d'une  femme,  car  la  femme,  être  es- 
sentiellement réfractaire  au  sérieux  d'une  passion  sans  bornes,  n'y  ré- 
pondra jamais,  —  même  honnête  et  vertueuse,  —  qu'insuffisamment  et 
de  manière  à  déchirer  le  coeur  du  malheureux.  Dans  les  deux  derniers 
actes,  cette  déplorable  inconséquence  de  l'héroïne  aggrave  encore  la  si- 
tuation; avertie  par  les  mauvais  traitemens  d'Othello,  chez  qui  le  tigre 
se  démasque,  Desdemona  commence  enfin  à  comprendre  sa  faute,  une 
parole  d'Émilia  lui  découvre  l'abîme  où,  tout  en  badinant,  elle  s'ache- 
mine; l'épouvante  alors  la  saisit  : 

Réponds,  Émilia,  mais  surtout  sois  sincère.  — 
Peut-il  donc  exister  des  femmes  sur  la  terre 
Qui  trompent  leurs  maris,  et  si  grossièrement? 

Examen  de  conscience  in  extremis,  vain  retour  qui  ne  sauvera  point  la 
vie  à  l'épouse  du  More,  mais  qui  du  moins  servira  d'argument  aux  âmes 
compatissantes  en  faveur  de  la  belle  et  charmante  victime,  coupable  à 
maints  degrés  sans  doute,  mais  assurément  innocente  de  fait.  Elle  est 
par  excellence  l'être  féminin  frivole  et  fragile,  comme  Othello  nous  re- 
présente l'homme  naturel,  inculte,  que  la  passion  aveugle  et  déborde . 
Ces  rôles  de  Shakspeare  ont  des  profondeurs  à  déconcerter  les  plus 
habiles.  Les  tenir  par  tous  les  côtés  est  Taffaire  d'une  vie  d'artiste  ,  et 
souvent  les  meilleurs  y  renoncent,  se  contentant  d'étudier,  de  rendre 
certaines  parties  du  grand  ensemble  plus  en  harmonie  avec  leurs  pro- 
pres facultés.  Ainsi,  d'après  ce  que  j'entends  dire,  Kean  lui-même  jouait 
un  Othello,  il  ne  jouait  pas  Othello.  Lisez  l'intéressant  essai  sur  l'art 
dramatique  de  M.  G.  Lewes  (1).  Vous  y  verrez  que  sa  figuration  laissait 
dans  l'ombre  une  foule  de  traits  caractéristiques,  pour  n'insister  que 
sur  la  jalousie  barbare  et  la  férocité  du  personnage.  Il  le  jouait  en  nègre, 
les  cheveux  crépus,  une  tunique  de  laine  blanche  nouée  à  la  taille  par 
une  échappe  de  couleur  où  pendait  son  poignard,  les  jambes  nues  et 

(t)  On  Actors  and  the  Aft  ofacting,  by  George  Henry  Lewes.  Londoa,  Smith-Elder, 
1875. 


i)ilO  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

des  verroteries  autour  du  cou.  Talma  au  contraire,  en  revêtant  le  cos- 
tume vénitien,  essaya  de  réagir  contre  cette  barbarie  à  outrance,  et  de 
montrer  au  public  de  son  temps  non  plus  un  sauvage,  mais  le  More  de 
Shakspeare,  humanisé,  adouci  par  les  mœurs  et  les  habitudes  de  la  ci- 
vilisation. La  tentative  n'eut  aucun  succès,  soit  qu'elle  enlevât  à  l'action' 
un  certain  pittoresque,  soit  que  la  pièce  de  Ducis  ne  s'y  prêtât  point,  et 
Talma  ne  la  renouvela  plus. 

Rossi  se  rattache  de  préférence  à  l'interprétation  de  Kean  qu'il 
amende  et  corrige  en  esthéticien  de  notre  époque,  et  mieux  encore  en 
comédien  doué  de  tous  les  avantages  naturels  ;  sa  voix  est  d'une  splen- 
deur rare,  sa  diction  vous  enchante  par  sa  puissance  et  sa  douceur,  pas 
un  geste  de  trop,  jamais  de  cris.  11  a  ce  calme  des  forts  qui  réjouissait 
Goethe.  Attendez-vous  donc  à  de  l'épouvante,  mais  ne  désespérez  pas, 
car  ce  cœur  de  lion  rugissant  contient  des  trésors  d'émotion  exquise.  De 
quel  air  tendre  et  passionné  il  aborde  Desdemona  en  arrivant  à  Chypre, 
et  quelle  suavité  dans  sa  voix  lorsqu'il  s'écrie  après  le  tapage  nocturne  : 
—  Voyez,  vous  avez  réveillé  ma  bien-aimée!  —  Il  s'élance  au-devant 
d'elle,  la  prend  entre  ses  bras,  l'enveloppe  de  son  manteau,  la  couvre 
de  son  amour  et  de  sa  protection.  Donnez  à  M.  Rossi  dans  toute  cette 
scène  M"*  Sarah  Bernhardt  pour  Desdemona,  et  l'illusion  sera  complète. 
Même  délicatesse  de  sentiment,  même  poésie  dans  le  drame  de  Kean., 

Je  veux  parler  de  la  scène  d'amour  avec  la  comtesse  Keffel.  Vous  di- 
riez l'extase  d'un  croyant  aux  pieds  de  son  idole;  il  n'ose  y  toucher,  de 
peur  de  la  fioisser,  l'entoure  d'une  atmosphère  imprégnée  d'adoration, 
caresse  ses  cheveux,  la  rose  de  son  corsage,  ses  dentelles,  ses  gants,  tout 
cela  d'un  mouvement  plein  de  respect  et  de  folle  ardeur,  timide  à  la  fois  et 
passionné.  Je  rapproche  à  dessein  ces  deux  scènes  parce  que  la  manière 
dont  Rossi  en  sait  rendre  les  nuances  prouve  la  diversité  de  son  talent. 
L'amour  de  Kean  pour  la  comtesse,  amour  que  lui-même  nous  dépeint 
comme  «  ridéal  de  son  existence,  »  n'est  point  l'amour  du  More  pour 
sa  femme;  dans  la  passion  du  More,  il  y  a  tout  un  infini  de  tendresse, 
mais  cette  tendresse  intense,  caressante,  est  protectrice  et  non  point 
soumise,  elle  s'étend  sur  un  bien  acquis  et  définitivement  possédé,  et 
n'a  rien  du  sentiment  dévotieux  de  Kean  pour  la  comtesse  ou  de  la  mé- 
lancolie rêveuse  d'ilamlet  vis-à-vis  d'Ophélie.  —  Voulons-nous  un  con- 
traste, prenons  la  scène  avec  lago  lorsque  le  More  lui  saute  à  la  gorge  et 
le  terrasse  en  s'écriant  :  «  La  preuve!  donne-moi  la  preuve!  »  Le  mou- 
vement tragique  de  l'acteur  est  de  toute  beauté  ;  on  sent  là  un  de  ces 
chocs  formidables  auxquels  l'être  physique  ne  résiste  pas,  et  quand 
soudainement  Othello  lâche  prise,  chancelle  vers  le  fauteuil,  oià  il 
tombe,  c'est  un  tigre  pantelant  qu'on  a  devant  soi,  une  bête  fauve  for- 
cée, la  vie  est  à  bout,  l'homme  est  foudroyé. 

Maintenant  une  critique  qu'un  artiste  tel  que  M.  Rossi  comprendra  : 


REVUE    MUSICALE.  0/|l 

il  me  semble  trop  exclusivement  se  préoccuper  par  avance  du  dénoû- 
ment,  il  prépare  de  loin  l'acte  final  et  laisse  trop  surprendre  qu'il  est 
dans  la  confidence  des  événemens  tragiques  qui  vont  suivre,  en  un 
mot  il  donne  plus  d'importance  à  la  destinée  lugubre  de  son  héros  qu'à 
sa  nature  même.  Je  voudrais  le  voir  marquer  davantage  certains  traits, 
approfondir,  comme  il  fait  pour  Hamlet,  ce  caractère  si  adtnirablement 
complexe  et  n'en  pas  négliger  les  côtés  sympathiques.  Othello  n'est  pas. 
Dieu  merci,  une  tragédie  bourgeoise;  rappelons-nous  sur  quel  théâtre 
et  parmi  quelles  circonstances  le  drame  se  joue  :  Venise  et  sa  flotte, 
la  guerre  avec  les  Turcs,  les  expéditions  navales  d'Oihello,  tout  cela  sert 
de  fond  à  la  pièce,  en  rehausse  le  niveau  et  communique  aux  person- 
nages, à  l'action,  cet  air  et  ce  ton  de  grandeur  ambiante  que  nous 
nommons  le  style.  Je  demande  donc  à  M.  Rossi  plus  de  navrante  don- 
leur,  de  morne  désespoir,  de  tendresse  et  de  poésie  dans  les  immortels 
adieux  à  la  guerre,  et  pour  pouvoir  me  résumer  sur  sou  compte  en 
quatre  mots,  je  saute  au  quatrième  acte  de  Kean,  son  triomphe. 

Tout  le  monde  sait  que  la  délicieuse  scène  d'Hamletavec  Ophélie  sert 
de  prétexte  à  cet  acte.  Kean  est  devant  le  public  de  Drury-Lane,  il  joue 
le  prince  de  Danemark,  lorsque  tout  à  coup,  dans  la  loge  du  prince  de 
Galles,  il  aperçoit  qui?  la  comtesse  Keffel,  son  rêve  à  lui,  son  amour, 
son  idole!  Ce  n'est  qu'un  geste  muet,  qu'un  regard,  mais  la  salle  entière 
tressaille,  car  elle  comprend  qu'il  a  vu.  Le  trouble  commence,  et  quelle 
gradation  î  L'œil  se  voile,  s'égare,  se  fixe  par  instans,  revient,  s'obscur- 
cit comme  le  cerveau.  Le  comédien  joue  encore  que  l'homme  est  déjà 
frappé  de  mort.  Longtemps  luttent,  combattent  les  deux  natures;  enfin 
la  démence  éclate,  et  c'est  le  comédien  qui  traduit  à  vos  yeux  l'égare- 
ment de  l'homme,  c'est  Hamlet  qui  devient  fou  et  qui  succombe  à  ce 
que  souffre  Kean.  Une  pareille  étude  tient  de  la  psychologie  et  de  l'es- 
thétique aussi  bien  que  de  l'art  dramatique,  Talma  fut  le  premier  chez 
nous  qui  réfléchit  à  ces  conditions  nouvelles  de  l'art  du  théâtre,  aujour- 
d'hui si  négligées  de  nos  comédiens,  lesquels  se  contentent  de  dire  et  de 
continuer  sur  les  planches  les  leçons  du  Conservatoire.  C'est  pourquoi 
ce  fier  esprit,  si  fort  en  avance  sur  son  temps,  passa  sa  vie  à  regretter 
de  ne  pouvoir  se  prendre  corps  à  corps  avec  Shak^peare,  dont  on  ne 
lui  donnait  pas  même  l'ombre  à  interroger.  Cette  lutte  de  Jacob  avec 
l'ange,  M.  Rossi,  plus  heureux,  a  pu  l'entreprendre  aux  applaudisse- 
mens  de  tout  Paris,  et  je  ne  saurais  mieux  conclure  qu'en  lui  appliquant 
le  mot  de  Goleridge  à  propos  de  Kean  :  «  allez  le  voir,  il  vous  semblera 
lire  Shakspeare  à  la  lueur  des  éclairs  !  » 

F.  DE  Lagenevais. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  décembre  1875. 

Étranges  vicissitudes  de  la  fortune  politique!  Il  y  a  quelques  jours  à 
peine ,  le  vote  de  la  loi  électorale  et  le  succès  du  gouvernement  sem- 
blaient en  avoir  fini  avec  la  dernière  crise  parlementaire  dans  les  cir- 
constances présentes.  L'assemblée  paraissait  n'avoir  plus  qu'à  s'a- 
cheminer sans  encombre  vers  la  dissolution  inévitable,  et  déjà  une 
commission  était  nommée;  déjà  le  représentant  de  cette  commission, 
M.  Paris,  avait  rédigé  le  bulletin  mortuaire  et  l'oraison  funèbre  sous  là 
forme  d'un  rapport  qui  fixe  les  principales  étapes  de  la  transition  :  au 
25  janvier  1876,  élections  des  sénateurs  par  les  départemens,  au  20  fé- 
vrier, élections  des  députés  dans  tous  les  arrondissemens  de  France, 
au  8  mars,  constitution  définitive  des  nouvelles  chambres  à  Versailles. 
En  attendant  on  discutait,  non  sans  quelque  distraction,  sur  les  chemins 
de  fer  ou  sur  les  bouilleurs  de  cru,  et  c'est  tout  au  plus  si  l'attention 
se  ranimait  un  instant  autour  de  cette  question  de  la  réforme  judiciaire 
égyptienne,  que. M.  le  duc  Decazes  n'a  pas  pu  faire  trancher  d'urgence. 
M.  le  ministre  de  la  guerre  s'empressait  de  retirer  sa  loi  sur  l'adminis- 
tration de  l'armée ,  et  de  la  levée  de  l'état  de  siège  ou  de  la  loi  sur  la 
presse  on  ne  disait  plus  rien.  Bref,  on  se  préparait  assez  tranquillement 
au  grand  départ,  lorsque  tout  à  coup  la  face  des  choses  a  changé,  comme 
si,  jusqu'au  bout,  les  conflits,  les  péripéties  et  les  surprises  devaient  se 
succéder  dans  cette  vie  parlementaire  obscure  et  troublée  que  l'obsti- 
nation des  partis  nous  a  faite. 

La  grande  et  singulière  surprise  aujourd'hui,  c'est  cette  élection 
des  75  sénateurs  que  l'assemblée  s'est  réservé  le  droit  de  nommer  en 
leur  donnant  l'inamovibilité;  c'est  cette  bataille  silencieuse  qui  se  livre 
journée  par  journée,  autour  des  urnes,  à  coups  de  bulletins,  et  dont 
les  résultats  déconcertent  tous  les  calculs.  On  pouvait  bien  s'attendre  à 
une  lutte  animée,  on  ne  s'attendait  pas  certainement  à  ce  coup  de 
théâtre;  on  ne  prévoyait  pas  une  déroute  aussi  générale  de  toutes  les 


REVUE.   —   CHRONIQUE. 

fractions  de  la  droite  et  un  succès  aussi  décisif  des  candidats  de  la 
gauche.  C'est  là  pourtant  ce  qui  arrive.  M.  le  duc  d'Audiffret-Pasquier  a 
eu  seul  le  privilège  de  recueillir  des  suffrages  dans  tous  les  camps,  de 
réunir  sur  son  nom  550  voix,  il  est  passé  le  premier  au  rang  des  ina- 
movibles. Après  lui,  l'avaiitage  s'est  dessiné  aussitôt  en  faveur  des  can- 
didats présentés  par  la  gauche.  Ministres,  membres  de  la  droite  ou  du 
centre  droit  sont  restés  tout  d'abord  en  chemin.  M.  Buffet  n'a  pas  été 
plus  heureux  que  son  collègue  M.  de  Meaux;  M.  le  duc  de  Broglie  n'a 
pas  eu  plus  de  chances  que  M.V  de  Larochefoucauld-Bisaccia  :  les  uns  et 
les  autres  ont  été  dépassés  par  leurs  concurrens  dans  les  premiers  scru- 
tins, dans  cette  lutte  poursuivie  pied  à  pied.  Ce  n'est  point,  il  est  vrai, 
seulement  par  ses  propres  forces  et  exclusivement  à  son  profit  que  la 
gauche  a  triomphé,  elle  a  dû  une-partie  de  ses  premiers  succès  à  des 
alliances  plus  imprévues  encore  que  tout  le  reste  et  dont  elle  est  obligée 
de  payer  le  prix  en  nommant  un  certain  nombre  de  dissidens  de  l'ex- 
trême droite  qui  se  sont  joints  à  elle  .dans  le  combat.  Elle  ne  reste  pas 
moins  maîtresse  du  terrain  par  ces  en^agemens  qui,  s'ils  persistent 
jusqu'au  bout,  lui  assurent  à  tout  événement  une  proportion  considé- 
rable dans  la  représentation  du  sénat.  Comment  s'expliquent  ces  évo- 
lutions et  ces  résultats  qui  ont  assez  de  gravité  pour  devenir  peut-être, 
au  terme  de  la  carrière  de  l'assemblée,  le  commencement  d'une  situa- 
tion toute  nouvelle?  Qu'est  devenue  cette  majorité  qui  s'était  ralliée  le 
mois  dernier  pour  voter  le  scrutiû  d'arrondissement,  et  qu'on  se  flattait 
sans  doute  de  maintenir  en  présence  des  élections  prochaines?  Quelles 
seront  les  conséquences  de  ces  brusques  oscillations  manifestement 
destinées  à  réagir  sur  le  ministère  comme  sur  les  partis,  sur  la  direc- 
tion de  la  politique  intérieure  de  la  France?  Voilà  des  questions  qui 
viennent  de  naître  ou  de  renaître  presqu'à  l'improviste  et  qui  résument 
aujourd'hui  nos  affaires. 

On  ne  perd  pas  les  batailles  sans  avoir  le  plus  souvejit  mérité  de  les 
perdre,  et  la  droite,  le  centre  droit,  les  ministres  qui  s'identifient  avec 
ces  groupes  ne  fout  après  tout  que  recueillir  le  prix  de  leurs  vaines  tac- 
tiques, de  leur  obstination  dans  l'équivoque,  de  toute  une  politique  de 
faux-fuyans  et  d'illusions.  Assurément  ces  élections  sénatoriales  auraient 
pu  mieux  tourner,  elles  auraient  dû  être  préparées,  dirigées  dans  un 
autre  esprit.  Qu'y  avait-il  de  plus  simple,  si  on  l'avait  voulu?  Puisque 
l'assemblée,  après  avoir  voté  une  constitution,  s'était  réservé  le  privi- 
lège singulier  de  ne  pas  mourir  tout  entière,  de  se  survivre  partiel- 
lement dans  une  des  assemblées  du  régime  créé  le  25  février,  la  pre- 
mière condition  était  évidemment  de  faire  de  ces  élections  un  grand 
acte  de  transaction.  Le  noyau  essentiel  de  toutes  les  combinaisons  de- 
vait être  dans  les  fractions  modérées  unissant  leurs  efforts,  procédant 
sans  exclusion,  s'entendant  sur  une  liste  d'équité  et  de  conciliation.  Le 
centre  droit  et  le  centre  gauche  étaient  particulièrement  appelés  à 


944  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

exercer  une  action  médiatrice  entre  la  droite  et  la  gauche.  Avec  un  peu 
de  bonne  volonté  et  d'insistance,  il  en  serait  résulté  sans  doute  une 
œuvre  de  transaction  qui  aurait  eu  probablement  contre  elle  les  partis 
extrêmes,  mais  qui  aurait  pu  rallier  les  hommes  sensés  et  désintéressés 
en  gardant  l'autorité  d'un  acte  de  politique  prévoyante.  Il  fallait,  en  un 
mot,  s'inspirer  jusqu'au  bout  de  l'esprit  qui  a  prévalu  dans  l'élection  de 
M.  le  duc  d'Audiffret-Pasquier.  C'était  simple  et  juste,  et,  dût  la  com- 
binaison n'êtrs  point  couronnée  de  succès,  elle  méritait  d'être  propo- 
sée, essayée,  parce  que  seule  elle  répondait  à  la  vérité  de  la  situation, 
à  une  nécessité  publique  supérieure.  On  ne  l'a  point  voulu,  ou  du  moins, 
s'il  y  a  eu  des  négociations,  elles  ont  été  si  singulièrement  conduites 
qu'elles  devaient  fatalement  échouer,  et,  il  faut  bien  le  dire,  s'il  y  a 
eu  des  difficultés,  c'est  de  la  droite,  du  centre  droit  qu'elles  sont  venues. 
Les  grands  diplomates  de  la  droite,  du  centre  droit,  ont  cru  pouvoir  dic- 
ter des  conditions,  comme  si  d'avance  ils  disposaient  de  la  victoire.  On 
a  préféré  se  livrer  à  toute  sorte  de  calculs,  ouvrir  le  marché  aux  pré- 
tentions personnelles  et  se  distribuer  en  famille  les  candidatures  séna- 
toriales :  13  à  l'extrême  droite,  12  à  la  droite  modérée,  17  au  centre 
droit,  6  à  la  réunion  Pradié,  5  à  la  réunion  de  Ciercq,  7  au  groupe  La- 
vergne.  Tout  compte  fait,  on  s'adjugeait  62  sièges  sénatoriaux;  le  reste, 
on  daignait  le  laisser  à  la  gauche  et  au  centre  gauche,  ou  même  peut- 
être  on  le  réservait  pour  quelques  personnages  étrangers  à  l'assemblée. 
Tout  cela  a  été  conduit  avec  un  tel  décousu,  avec  si  peu  d'esprit  poli- 
tique, que  ces  prétendus  amis  du  gouvernement  faisaient  à  peine  une 
place  au  ministère  dans  leurs  combinaisons.  M.  Buffet,  M.  de  Meaux, 
comptaient  sans  doute  au  premier  rang,  ils  étaient  les  favoris.  Le  mal- 
neureux  M.  Wallon  n'aurait,  dit-on,  été  accepté  dans  son  groupe  qu'à 
une  voix  de  majorité,  et  encore  la  malignité  ajoute-t-elle  que  cette  voix 
était  la  sienne.  M.  le  général  de  Gissey  avait  été  tout  d'abord  oublié  ou 
repoussé  aussi  bien  que  le  ministre  de  la  marine,  M.  l'amiral  de  Mon- 
taignac.  L'un  et  l'autre  ont  eu  la  consolation  d'être  admis  par  les  fai- 
seurs de  candidatures  quand  la  déroute  avait  commencé. 

Ainsi  on  a  procédé,  et  en  définitive  quelle  était  la  signification  de  ces 
arrangemens  intimes?  Elle  était  peut-être  dans  un  seul  fait  qui  a  été  assez 
naïvement  invoqué  comme  une  considération  déterminante,  qui  résume 
tout  et  explique  tout  :  il  y  avait  36  candidats  ayant  voie  contre  la  consti- 
tution, de  telle  sorte  que  pour  la  première  application  du  régime  consti- 
tutionnel il  devait  y  avoir  une  majorité  de  sénateurs  inamovibles  plus  ou 
moins  hostiles  à  la  constitution.  On  a  même  un  peu  gémi  de  voir  la  candi- 
dature déclinée  par  M.  Chesnelong,  — un  homme  qui  avait  tant  fait  pour 
la  restauration  monarchique  et  qui  était  probablement  disposé  à  tant  faire 
encore!  C'était  tout  simplement  une  revanche  organisée  contre  le  25  fé- 
vrier au  profit  de  la  politique  du  2k  mai  entrant  en  victorieuse  dans  le 
sénat.  Si  la  droite  et  le  centre  droit,  en  relevant  ce  drapeau,  ont  cru  pou- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  945 

voir  compter  jusqu'au  bout  sur  les  légitimistes  sans  distinction,  sur  tous 
les  bonapartistes,  et  triompher  ainsi  de  la  forte  discipline  de  la  gauche, 
du  centre  gauche,  ils  se  sont  trompés;  ils  ont  été  dupes  d'un  optimisme 
par  trop  confiant.  Les  bonapartistes  auraient  bien  voté  sans  hésitation 
pour  M.  Buffet,  ils  ne  peuvent  pardonner  au  centre  droit,  aux  organisa- 
teurs de  la  campagne  contre  les  menées  impérialistes,  et  sans  façon  ils 
ont  pris  la  liste  de  la  gauche,  sauf  à  en  retrancher  quelques  noms;  ils 
n'ont  pas  résisté  à  la  tentation  de  montrer  qu'il  fallait  compter  avec 
eux,  d'ajouter  à  la  confusion.  Les  légitimistes  les  plus  extrêmes,  M.  de  La 
Rochette,  M.  de  Franclieu  en  tête,  ont  fait  mieux  :  ils  se  sont  alliés  ou- 
vertement, ostensiblement  à  la  gauche,  qui  de  son  côté  a  résolument 
accepté  leur  concours  en  inscrivant  leurs  noms  sur  ses  listes.  Dès  lors 
les  chances  du  scrutin  se  trouvaient  visiblement  modifiées;  le  résultat 
était  inévitable,  et  c'est  ainsi  que  le  centre  droit,  pour  n'avoir  point  voulu 
de  ses  alliés  les  plus  naturels,  pour  avoir  trop  compté  sur  des  alliés 
douteux  ou  équivoques,  pour  s'être  trop  complu  aux  ambiguïtés  ou  aux 
indécisions,  a  fini  par  tomber  dans  ses  propres  pièges.  Il  se  venge  au- 
jourd'hui par  des  plaintes,  par  des  récriminations,  en  reprochant  aux 
dissidens  légitimistes  leur  alliance  avec  la  gauche,  en  accusant  la  gauche 
d'ouvrir  la  porte  du  sénat  aux  ennemis  les  plus  implacables  de  la  con- 
stitution. Le  reproche  serait  peut-être  plus  juste  ou  mieux  autorisé,  si 
l'on  n'avait  pas  commencé  par  donner  soi-même  l'exemple  de  toutes  ces 
évolutions,  de  ces  mouvemens  de  stratégie  parlementaire. 

Eh  bien  !  soit,  tout  cela  est  l'œuvre  de  coalitions  contraires,  et  les 
coalitions  ne  sont  pas  en  général  plus  favorables  à  la  dignité  des  partis 
qu'aux  intérêts  du  pays.  C'est  un  spectacle  assez  étrange,  passablement 
incohérent,  qui  deviendrait  même  parfois  suffisamment  comique,  si  tant 
de  questions  sérieuses  ne  s'agitaient  dans  ce  tumulte  de  passions  d'a- 
mours-propres, de  dépits  irrités.  Nous  en  convenons,  la  confusion  est 
assez  complète,  au  moins  en  apparence,  et  en  définitive  cependant  de 
toutes  ces  combinaisons,  même  de  toutes  ces  incohérences,  il  se  dé- 
gage par  degrés  une  instructive  moralité.  Ces  élections  sénatoriales  ne 
sont  nullement  un  simple  désordre  parlementaire  comme  on  le  croirait; 
elles  ont  au  contraire  un  sens  profond,  elles  sont  d'une  certaine  ma- 
nière la  confirmation  du  régime  créé  le  25  février,  de  ce  régime  que 
les  partis  les  plus  opposés  servent  sans  le  savoir  ou  sans  le  vouloir,  par 
leurs  échecs  ou  par  leurs  succès,  par  leurs  résistances  ou  par  leur  con- 
cours. 

On  a  beau  faire,  c'est  la  nécessité  de  la  situation  démontrée  par  tout 
ce  qui  arrive  aujourd'hui.  Le  centre  droit  aurait  pu  certainement  main- 
tenir sa  position,  exercer  une  influence  décisive  par  ses  idées  modéra- 
trices aussi  bien  que  par  le  talent  de  quelques-uns  de  ses  chefs;  il 
n'avait  qu'à  prendre  sa  place  dans  un  parti  sérieusement  et  sincère- 

TOMK  XII.  —  1875.  60 


9â6  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ment  constitutionnel,  à  entourer,  à  soutenir  de  son  appui  cette  organi- 
sation publique  à  laquelle  il  a  lui-même  contribué  par  son  vote  ;  il  n'avait 
qu'à  conformer  sa  politique  aux  nécessités  de  la  situation  qu'il  a  aidé  à 
créer.  Il  ne  l'a  pas  voulu,  il  a  préféré  se  rejeter  vers  des  alliés  pour  qui 
le  nouveau  régime  n'est  qu'un  expédient  de  circonstance  qu'on  doit 
bien  se  garder  de  laisser  s'accréditer,  qui  est  destiné  au  contraire  à  dis- 
paraître aussitôt  que  possible.  Il  a  subi  la  solidarité  de  ces  répugnances 
fort  peu  politiques  et  qu'il  ne  partage  même  pas;  il  a  manqué  de  net- 
teté dans  ses  alliances,  dans  le  choix  de  ses  candidats  sénatoriaux,  et  il 
essuie  une  défaite  presque  humiliante.  Il  échoue  parce  qu'il  a  hésité, 
et  il  s'est  laissé  mettre  dans  cette  position  ingrate  oii  l'échec  qui  l'at- 
teint est  une  victoire  pour  cette  république  conservatrice  dont  il  devrait 
être  un  des  principaux  appuis.  Les  dissidens  légitimistes,  qui  ont  cru  de 
leur  avantage  de  s'allier  avec  la  gauche,  ne  se  sont  point  assurément 
proposé  d'agir  dans  l'intérêt  de  la  république,  ils  ne  sont  pas  plus  répu- 
blicains aujourd'hui  qu'hier;  on  ne  leur  a  rien  demandé,  ils  n'ont  rien 
eu  à  concéder  de  leurs  opinions  royalistes,  qu'ils  gardent  tout  entières, 
et  qu'ils  se  réservent  bien  de  défendre  tout  haut  devant  le  sénat; 
qu'ils  l'aient  compris  ou  qu'ils  ne  l'aient  pas  compris,  ils  n'aident  pas 
moins  à  l'affermissement  du  régime  du  25  février  en  aidant  au  succès 
d'une  majorité  résolument  constitutionnelle.  Les  bonapartistes  eux- 
mêmes,  en  prêtant  à  la  liste  de  gauche  un  appui  momentané  et  partiel, 
n'ont  eu  sans  doute  d'autre  préoccupation  que  de  saisir  une  occasion  de 
représailles  contre  le  centre  droit.  Ils  se  vengent,  et  par  leur  défection 
calculée  ils  espèrent  faire  sentir  au  gouvernement  le  prix  de  leur  con- 
cours. Quelle  que  soit  leur  arrière-pensée,  le  résultat  est  le  même,  ils 
fortifient,  eux  aussi,  dans  le  sénat  l'élément  constitutionnel.  Ils  confir- 
ment indirectement  l'autorité  du  régime  contre  lequel  ils  ne  cessent  de 
protester  dans  la  chambre  et  hors  de  la  chambre. 

Sait-on  enfin  ce  qui  caractérise  le  mieux  ce  travail  d'enfantement 
sénatorial  auquel  l'assemblée  est  livrée  depuis  quelques  jours?  C'est 
cette  nomination  exceptionnelle  de  M.  le  duc  d'Audiffret-Pasquier,  Ici 
il  n'y  a  ni  votes  légitimistes,  ni  votes  bonapartistes.  C'est  l'expression 
spontanée  d'une  pensée  qui  garde  toute  sa  signification  politique,  et 
M.  le  duc  d'Audiffret-Pasquier  lui-même,  dès  le  soir  de  son  élection, 
ayant  à  sa  table  quelques  membres  du  centre  gauche,  n'a  point  hésité  à 
dire  en  répondant  à  un  toast  de  M.  l'amiral  Pothuau  :  u  En  m'accordant 
ses  suffrages,  l'assemblée  a  voulu  une  fois  de  plus  affirmer  l'œuvre  du 
25  février,  parce  que  c'est  une  œuvre  d'ordre  et  de  liberté.  Elle  veut 
aujourd'hui  en  confier  l'exécution  à  des  hommes  modérés  et  de  bonne  foi, 
car  cette  constitution  est  sortie  de  l'abnégation  de  chacun  et  du  patrio- 
tisme de  tous.  »  Voici  qui  commence  à  s'éclaircir  et  à  se  préciser;  rien 
d'ambigu  ni  d'équivoque  dans  ce  langage,  qui  tranche  avec  les  pro- 
grammes du  centre  droit.  Ces  paroles  prononcées  par  le  président  de 


REVDE.    —    CHRONIQUE.  947 

l'assemblée  ont  ^sûrement  de  l'importance.  Elles  placent  M.  le  duc 
d'Audiffret-Pasquier  au  point  où  M.  Buffet  se  trouvait  au  lendemain  du 
25  février,  au  moment  où  il  entrait  au  pouvoir;  elles  révèlent  peut-être 
aussi  la  nécessité  de  reprendre  uae  œuvre  interrompue.  C'est  justement 
ce  qui  caractérise  cette  situation  nouvelle  où  nous  entrons;  c'est  la  ques- 
tion qui  commence  pour  les  partis,  pour  le  gouvernement,  entre  les 
élections  séatoriales  de  l'assemblée  et  les  élections  de  toute  sorte  que 
le  pays  va  être  appelé  à  faire  prochainement. 

Pourquoi  donc  en  est-il  ainsi?  Pourquoi  des  questions  qui  pourraient, 
qui  devraient  ne  plus  exister,  semblent-elles  se  réveiller  dans  les  péri- 
péties de  ce  scrutin  sénatorial?  Pourquoi  ces  changemens  d'opinions  et 
ces  incertitudes  qui  renaissent?  C'est  évidemment  le  résultat  d'une  poli- 
tique ministérielle  qui,  au  lieu  de  simplifier  une  situation,  s'est  ingéniée 
à  la  compliquer,  et  qui  a  passé  son  temps  à  s'épuiser  elle-même  en  épui- 
sant les  ressources  d'autorité  et  d'ascendant  dont  elle  disposait.  Certes 
lorsque  M.  Buffet  prenait  la  vice-présidence  du  conseil  il  y  a  neuf  mois, 
il  arrivait  au  pouvoir  dans  les  conditions  les  plus  favorables.  Il  y  avait 
une  constitution  qui  donnait  désormais  un  caractère  défmi  et  la  fixité 
au  régime  public  de  la  France,  il  ne  restait  qu'à  la  mettre  en  pra- 
tique, à  la  développer  et  à  l'accréditer  dans  le  pays  en  la  faisant  respec- 
ter par  tout  le  monde.  Avec  M.  Buffet  entraient  au  pouvoir  des  hommes 
comme  M.  Dufaure,  M.  Léon  Say,  qui  étaient  dans  l'opposition  depuis 
le  2/j  mai,  dont  le  concours  était  évidemment  le  gage  d'une  situation 
nouvelle  :  il  n'y  avait  qu'à  étendre  les  alliances  du  gouvernement  dans 
cette  direction  en  s'efforçant  d'atténuer  de  vieux  dissentimens,  de  rap- 
procher de  plus  en  plus  toutes  les  fractions  modérées  de  l'assemblée. 
Personne  ne  demandait  à  M.  le  vice-président  du  conseil  des  choses 
extraordinaires,  personne  n'attendait  de  lui  des  concessions  d'un  libé- 
ralisme démesuré.  Tout  ce  qu'on  lui  demandait,  c'était  un  gouverne- 
ment sensé,  conciliant,  actif,  sachant  mettre  les  intérêts  nationaux  au- 
dessus  des  conflits  vulgaires  des  partis.  On  pourrait  dire  qu'il  n'avait 
qu'à  ne  point  se  créer  de  difficultés  factices  pour  avoir  aisément  raison 
des  difficultés  réelles  qu'il  devait  inévitablement  rencontrer. 

Oui,  c'était  ainsi  ;  malheureusement,  depuis  qu'il  est  au  pouvoir,  M.  le 
vice-président  du  conseil  s'est  fait  un  tout  autre  rôle.  A  peine  élevé  au 
poste  de  premier  ministre,  il  a  paru  uniquement  préoccupé  de  réagir 
contre  le  mouvement  qui  l'avait  porté  aux  affaires,  de  repousser,  avec 
une  hauteur  mêlée  d'effroi,  l'alliance  des  plus  modérés  parmi  ceux  qui 
avaient  contribué  au  succès  de  la  journée  du  25  février.  Gardien  d'une 
constitution,  il  s'est  appliqué  à  en  voiler  le  caractère,  à  en  dissimuler 
même  le  nom,  en  s'appuyant  sur  une  majorité  composée  d'ennemis  plus 
ou  moins  déclarés  de  cette  constitution.  Encore  s'il  avait  eu  l'ambition 
généreuse  et  peut-être  utile  de  discipliner  cette  majorité,  de  lui  impri- 
mer une  direction  en  lui  faisant  accepter  les  concessions  imposées  par 


9A8  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

les  circonstances!  Mais  non,  il  a  mis  toute  son  habileté  à  l'entretenir 
dans  ses  préjugés,  à  la  flatter  dans  ses  espérances,  à  la  ménager  dans 
ses  passions  et  ses  intérêts  au  risque  d'être  toujours  à  sa  merci.  Son 
idéal  a  été  de  gouverner  dans  une  république  organisée  avec  des  légi- 
timistes, des  bonapartistes  et  aussi  peu  de  constitutionnels  que  pos- 
sible. C'est  ce  qu'il  appelle  l'union  conservatrice  !  On  nous  permettra 
de  dire  que  ce  n'est  pas  là  de  la  politique,  c'est  l'artifice  d'un  esprit 
agité  et  indécis  sous  des  dehors  de  fermeté,  qui  en  vient  à  fatiguer  et 
à  déconcerter  l'opinion  par  son  obstination  dans  l'équivoque,  par  ses 
connivences  apparentes,  par  ses  complaisances  inépuisables  pour  toutes 
les  réactions.  Qu'en  est-il  résulté?  M.  Buffet  a  réussi  quelquefois  sans 
doute  par  une  certaine  ténacité,  il  a  obtenu  son  dernier  succès  dans  le 
vote  du  scrutin  d'arrondissement;  il  a  fini  par  s'affaiblir,  par  s'user 
dans  ce  travail  aussi  persévérant  que  stérile,  et  le  moment  est  venu 
où  cet  artifice  permanent  d'équilibre  entre  les  partis  a  volé  en  éclats, 
où  la  vérité  a  jailli  dans  ce  mot  de  M.  d'Audiffret-Pasquier  sur  la  néces- 
sité «  d'affirmer  l'œuvre  du  25  février,  »  et  d'en  «  confier  l'exécution  à 
des  hommes  modérés.  »  C'est  l'explication  évidente  de  ces  élections  sé- 
natoriales qui  sont  venues  atteindre  M.  le  vice-président  du  conseil  dans 
son  autorité  personnelle  de  chef  du  cabinet  et  dans  sa  politique  à  l'heure 
où  il  croyait  n'avoir  plus  à  songer  qu'au  grand  scrutin  populaire  qui  se 
prépare. 

A  vrai  dire,  M.  Buffet  a  manqué  de  sagacité;  avec  plus  de  pénétra- 
tion, il  aurait  vu  ce  qu'il  y  avait  de  périlleux  à  se  jeter  dans  cette 
mêlée  d'opinions,  d'intérêts,  d'ambitions  s'agitant  autour  des  sièges  sé- 
natoriaux, et  il  se  serait  épargné  une  pénible  déconvenue.  M.  Dufaure 
et  M.  Léon  Say  ont  été  plus  habiles,  ils  n'ont  songé  à  aucune  candida- 
ture dans  l'assemblée.  Ils  peuvent  voir  tranquillement  défiler  le  cortège 
des  sénateurs  évincés  et  déçus,  —  qui  pourtant  la  veille  encore  sem- 
blaient si  certains  et  surtout  si  heureux  de  réussir!  Pour  plus  de  pré- 
voyance et  de  sûreté,  M.  Buffet  aurait  dû  même  ne  se  présenter  pour 
le  sénat  ni  dans  l'assemblée  ni  dans  son  département;  il  devait  attendre 
l'élection  des  députés.  Alors  du  moins  il  serait  arrivé  jusqu'au  bout, 
jusqu'au  jour  du  grand  scrutin,  avec  un  ascendant  personnel  intact. 
Maintenant,  que  M.  le  vice-président  du  conseil  ait  cru  devoir  retirer 
son  nom  de  ces  luttes  après  deux  jours  de  ballottage  inutile,  peu  ira- 
porte;  eût-il  persisté  et  eût-il  même  été  élu,  il  ne  pouvait  plus  désor- 
mais être  nommé  que  par  un  retour  des  bonapartistes,  fort  disposés 
à  le  relever  de  sa  défaite  après  lui  avoir  infligé  cette  déception.  De 
toute  façon ,  le  coup  est  porté ,  et  le  désistement  de  M.  Buffet  n'a 
qu'une  signification,  c'est  que  M.  le  ministre  de  l'intérieur  a  cru  égale- 
ment contraire  à  sa  dignité  d'aller  jusqu'au  bout  de  sa  défaite,  ou 
de  ne  devoir  un  succès  qu'à  la  faveur  d'un  renfort  bonapartiste  re- 
venant précipitamment  à  son  secours.  Ce  qui  est  fait  est  fait,  et  ce  ne 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  9/iO 

serait  plus  probablement  qu'un  assez  vain  palliatif  d'aller  au-devant 
d'une  discussion  publique  dans  l'assemblée,  de  provoquer  un  vote  de 
confiance  que  M,  le  vice-président  du  conseil  obtiendrait  peut-être  en- 
core, qui  ne  réparerait  pas  ou  ne  réparerait  qu'à  demi  le  mal  d'hier, 
qui  n'effacerait  pas  l'échec  personnel  éprouvé  par  le  chef  du  cabinet. 

Voilà  donc  à  quoi  ont  servi  tous  les  soins  de  M.  Buffet  pour  cette  majo- 
rité dont  il  a  rêvé  la  résurrection,  sur  l'existence  de  laquelle  il  a  fondé 
tous  ses  calculs!  Le  jour  oii  il  est  personnellement  en  cause,  il  est 
brusquement  abandonné  par  un  de  ses  alliés  qu'il  a  couvert  de  sa  pro- 
tection indulgente  au  risque  de  se  compromettre,  il  échoue  comme 
M.  Wallon  !  Or  que  résulte-t-il  de  cet  incident  particulier  des  élections 
sénatoriales?  On  ne  peut  se  dissimuler  que  depuis  huit  jours  il  y  a 
quelque  chose  de  changé!  Gomme  homme  public,  M.  le  vice-président 
du  conseil  peut  se  mettre  au-dessus  d'une  défaite;  comme  chef  de  ca- 
binet, il  n'a  plus  jusqu'à  un  certain  point  l'intégrité  de  sa  situation.  Si 
ce  n'était  encore  qu'une  question  parlementaire,  une  affaire  de  position 
devant  l'assemblée,  ce  ne  serait  rien,  l'assemblée  achève  de  vivre  et  va 
disparaître;  évidemment,  c'est  plus  que  cela,  l'autorité  de  M.  le  ministre 
de  l'intérieur  est  plus  ou  moins  frappée,  plus  ou  moins  diminuée  de- 
vant le  pays,  même  devant  son  administration,  qui,  en  restant  obéis- 
sante, peut  être  ébranlée;  c'est  une  autorité  qui  a  reçu  un  échec,  et  le 
coup  est  d'autant  plus  sensible,  d'autant  plus  grave,  que  M.  le  vice-pré- 
sident du  conseil  n'est  pas  seulement  atteint  dans  son  ascendant  per- 
sonnel; il  est  surtout  atteint  dans  ses  idées,  dans  sa  manière  de  com- 
prendre la  situation,  les  intérêts  du  pays,  dans  la  politique  qu'il  n'a 
cessé  de  défendre  devant  l'assemblée,  qu'il  se  proposerait  encore  d'ap- 
pliquer aux  élections  prochaines,  s'il  était  appelé  à  les  diriger,  ce  qui 
devient  moins  probable. 

Qu'est-ce  en  effet  que  ce  dernier  échec  qui  précède  de  si  peu  le 
grand  scrutin  public  auquel  le  pays  va  être  convié?  G'e?t  la  défaite  de 
ce  que  M.  le  vice-président  du  conseil  a  si  souvent  appelé  «  l'union 
conservatrice;  »  c'est  bien  plus  encore,  c'est  la  démonstration  palpable 
de  ce  qu'il  y  a  de  factice,  de  périlleux  et  d'ineflicace  dans  cette  «  union  » 
telle  que  M.  le  ministre  de  l'intérieur  la  comprend  avec  son  esprit  de 
restriction.  Rien  n'est  plus  simple  sans  doute  que  de  dire  ce  que  M.  Buf- 
fet disait,  il  y  a  quelques  jours  à  peine,  devant  l'assemblée  en  résu- 
mant une  fois  de  plus  son  programme  :  «  J'ai  fait  appel  et  je  ne  cesse 
de  faire  appel  à  l'union  des  forces  conservatrices,...  parce  que  des 
hommes  qui  peuvent  avoir  été  divisés  dans  le  passé,  qui  pourront  être 
divisés  dans  les  éventualités  inconnues  de  l'avenir,  sont  et  peuvent  être 
parfaitement  unis  sur  le  terrain  légal,  sur  le  terrain  constitutionnel, 
pour  la  défense  d'une  politique  qui  leur  est  commune,  la  politique  con- 
servatrice... »  Fort  bien  !  Sait-on  seulement  à  quoi  se  réduit  cette  théorie 


950  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

imposante  lorsqu'on  en  vient  au  fait?  Elle  aboutit  à  deux  conséquences 
également  graves. 

Certes,  s'il  y  a  un  mal  qui  ait  tristement  paralysé  les  intentions  sou- 
vent honnêtes  ,  les  efforts  souvent  généreux  de  l'assemblée  qui  est  en- 
core à  Versailles,  c'est  le  conflit  organisé  et  permanent  des  prétentions 
de  partis,  c'est  l'esprit  de  division.  Il  s'est  trouvé  que  dans  cette  mal- 
heureuse assemblée  tous  les  partis  ont  été  assez  forts  pour  se  neutra- 
liser mutuellement;  aucun  d'eux  n'a  été  assez  puissant  pour  dominer 
les  autres,  pour  créer  une  majorité  sérieuse  et  surtout  durable,  pour 
accomplir  jusqu'au  bout,  avec  suite,  un  dessein  politique.  Or  ce  qu'on 
propose  aujourd'hui,  ce  qu'on  essaie  de  faire  triompher  dans  les  élec- 
tions sénatoriales,  ce  qu'on  voudrait  faire  triompher  dans  les  élections 
auxquelles  le  pays  va  être  appelé,  c'est  tout  simplement  la  continuation 
indéfinie  de  cette  situation  dont  l'impuissance  a  été  presque  toujours  le 
dernier  mot;  c'est  une  sorte  de  prorogation  organisée  des  divisions,  des 
incertitudes  et  des  agitations  dans  les  assemblées  nouvelles.  Sous  ce 
nom  «  d'union  conservatrice,  »  c'est  une  coalition  perpétuée  de  légi- 
timistes, de  bonapartistes,  de  conservateurs  timorés,  gardant  les  uns  et 
les  autres  leurs  prétentions,  et  alliés  indifféremment  contre  le  radica- 
lisme ou  contre  de  simples  et  modestes  partisans  de  la  constitution,  à 
qui  l'on  dit  fièrement  :  «  Je  n'ai  jamais  été  avec  vous,  je  ne  serai  ja- 
mais avec  vous  !  »  Au  fond,  ce  n'est  rien  de  plus,  et  c'est  là  ce  qu'on  donne 
pour  une  «  politique  résolument  conservatrice!  »  Il  y  a  une  autre  consé- 
quence qui  n'est  pas  moins  grave.  Lorsqu'on  prononce  d'une  certaine  fa- 
çon ce  mot  d'union  conservatrice,  en  affectant  de  voiler  le  caractère  plus 
ou  moins  définitif  d'un  régime  constitutionnel  naissant,  en  laissant  aux 
partis  la  liberté  de  leurs  espérances  ou  de  leurs  brigues  pour  ne  leur 
demander  qu'un  appui  momentané,  pour  leur  proposer  une  sorte  de 
pacte  dans  le  péril  social,  est-on  bien  sûr  de  ce  qu'on  fait?  Ne  s'ex- 
pose-t-on  pas  à  entretenir  des  inquiétudes  qui  peuvent  devenir  des  im- 
patiences dangereuses?  Sait-on  en  définitive  à  qui  doit  profiter  cette 
«  union  »  interprétée  par  les  opinions  contraires  ou  par  des  passions 
toujours  habiles  à  se  servir  de  tout?  L'empire  ne  sera  point  certes 
relevé  par  le  sentiment  public,  encore  ému  des  épreuves  de  la  guerre. 
L'empire  se  présentant  à  découvert,  avec  son  drapeau  et  les  souvenirs 
des  malheurs  qu'il  a  causés,  n'est  point  un  péril;  mais  il  a  laissé  dans  le 
pays  des  impressions  de  prospérité  matérielle,  des  cliens,  des  influences 
familières  aux  populations  et  à  peu  près  restaurées  depuis  deux  ans;  il 
a  créé  des  notabilités  locales  qui  se  présentent  d'elles-mêmes,  qui  of- 
frent au  gouvernement  la  tentation  de  chercher  par  elles  un  succès  plus 
facile,  qui  se  couvrent  naturellement  de  ce  mot  d'union  conservatrice. 
Voilà  des  candidats  tout  trouvés  pour  une  administration  qui  veut  réus- 
sir. Ce  ne  sont  pas  pour  le  moment  des  bonapartistes,  si  l'on  veut,  ils  se- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  951 

ront  ministériels  autant  qu'on  le  désirera.  Vienne  une  crise,  ils  se  re- 
trouveront ce  qu'ils  ont  été,  et  ils  se  feront  encore  au  besoin  l'illusion 
qu'ils  n'ont  abusé  personne,  qu'ils  sont  toujours  des  modèles  de  conser- 
vateurs en  passant  de  nouveau  sous  le  drapeau  de  l'empire.  Il  en  ré- 
sulte que,  sans  le  savoir  et  sans  le  vouloir,  par  un  abus  de  mots,  par 
l'entraînement  d'un  faux  système,  peut-être  aussi  par  un  sentiment  fri- 
vole de  défiance  à  l'égard  de  ceux  qui  ne  pensent  pas  comme  lui,  M.  Buf- 
fet s'expose  à  servir  les  bonapartistes,  qui  le  traitent  si  bien  aujourd'hui 
par  leurs  voles,  qui  le  traiteraient  probablement  bien  mieux  encore,  s'il 
leur  laissait  prendre  une  certaine  importance  dans  les  assemblées  nou- 
velles. Voilà  le  danger  qui  se  cache  sous  cet  expédient  décevant  et  trom- 
peur que  des  partis  intéressés  appellent  fort  gratuitement  l'union  con- 
servatrice. 

Assurément  nous  ne  reprocherions  pas  à  M.  le  vice-président  du  con- 
seil d'être  un  conservateur  résolu,  un  homme  de  gouvernement;  nous 
lui  reprochons  bien  plutôt  au  contraire  de  compromettre  ces  idées  de 
conservation  et  de  gouvernement  en  les  réduisant  aux  proportions 
d'une  stratégie  de  circonstance,  en  offrant  ce  spectacle,  fait  pour  éga- 
rer ou  troubler  le  pays,  d'un  ministre  cherchant  dans  des  combinaisons 
peu  sûres  des  appuis  contre  les  partisans  les  plus  naturels,  les  plus  mo- 
dérés de  la  constitution  dont  il  est  le  représentant,  —  d'un  ministre  fati- 
guant et  inquiétant  l'opinion  au  lieu  de  la  diriger.  Quand  donc  aurons- 
nous  un  gouvernement  d'un  caractère  vraiment  conservateur,  s'élevant 
au-dessus  des  partis,  parlant  au  pays  un  langage  sans  subterfuges,  d'une 
libre  et  confiante  netteté,  combattant  sans  doute  le  péril  révolution- 
naire, le  radicalisme  agitateur,  mais  persuadé  que  la  meilleure  manière 
de  le  combattre,  c'est  une  politique  de  hardie  conciliation,  appelant  à 
son  aide  l'opinion,  le  concours  de  tous  ceux  qui  peuvent  aider  à  une 
œuvre  nationale  de  bien  public?  Si  ce  gouvernement  eût  existé,  on 
conviendra  que  toutes  ces  complications  récentes  des  élections  sénato- 
riales ne  se  seraient  pas  produites,  ou  du  moins  elles  n'auraient  pas 
pris  une  si  singulière  importance.  Le  pays  verrait  plus  clair  dans  ses 
affaires. 

Et  maintenant,  de  quelque  façon  qu'on  juge  les  choses,  une  situation 
d'une  certaine  gravité  se  dessine  évidemment.  Ce  n'est  pas  encore,  si  l'on 
veut,  une  crise  ministérielle  déclarée,  c'est  tout  au  moins  pour  le  mo- 
ment un  état  d'incertitude  et  de  malaise  auquel  les  élections  sénatoriales 
viennent  de  donner  tout  à  coup  un  caractère  assez  aigu.  La  vérité  est 
que  deux  politiques  se  sont  trouvées  brusquement  mises  en  présence. 
L'une  de  ces  politiques  peut  se  résumer  dans  ce  mot  de  M.  le  duc  d'Au- 
diffret-Pasquier  :  «  il  faut  affirmer  l'œuvre  du  25  février  et  en  confier 
l'exécution  à  des  hommes  modérés,»  qui  tiennent  compte  de  l'origine 
de  celte  œuvre  conçue  dans  une  pensée  «  d'ordre  et  de  liberté,  »  née 
de  «  l'abnégation  de  chacun  et  du  patriotisme  de  tous.  »  L'autre  politique, 


952  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

représentée  et  pratiquée  depuis  neuf  mois  par  M.  Buffet,  vient  d'éprou- 
ver un  échec  qui  ne  peut  manquer  d'avoir  du  retentissement  dans  le 
pays,  qui  aura  certainement  de  l'influence  sur  la  direction  de  l'opinion. 
Que  va-t-on  faire  dans  ces  condilions?  Le  ministère  restera-t-il  ce  qu'il 
est,  au  risque  de  présider  aux  élections  avec  le  désavantage  d'une  auto- 
rité mise  en  doute,  affaiblie  par  une  défaite  parlementaire?  Se  modi- 
fiera-t-il  au  contraire,  et  dans  quel  sens  devrait-il  se  modifier?  Ce  sont 
là  des  questions  fort  sérieuses  que  M.  le  président  de  la  république  a 
aujourd'hui  à  peser  dans  le  sentiment  de  sa  responsabilité!  On  peut 
dire  sans  doute  à  M.  le  président  de  la  république  que  ces  élections  sé- 
natoriales ne  sont  qu'un  incident,  une  victoire  de  coalition  qui,  en  pro- 
fitant principalement  à  la  gauche,  rend  d'autant  plus  nécessaire  une  po- 
litique de  fermeté  et  peut-être  de  résistance;  on  peut  lui  dire  que  cette 
politique,  bien  loin  de  céder  devant  une  manifestation  obscure  ou  péril- 
leuse, doit  au  contraire  se  fortifier  au  pouvoir  par  l'accession  d'hommes 
résolus  à  soutenir  la  lutte,  à  tenter  un  effort  décisif  sur  l'opinion.  On 
peut  dire  aussi  à  M.  le  président  de  la  république  que,  puisqu'un  mi- 
nistère parlementaire  est  difficile  dans  les  condilions  où  se  trouve  l'as- 
semblée, le  mieux  serait  sans  doute  de  former  un  cabinet  d'affaires 
en  dehors  du  parlement.  Ce  sont  là  des  conseils  qui  n'ont  rien  de  nou- 
veau ,  qui  ont  été  plus  d'une  fois  proposés  aux  gouvernemens  dans 
des  circonstances  comme  celles-ci.  Pour  ceux  qui  ne  croient  ni  à  la 
fermeté  sans  la  conciliation,  ni  à  l'efficacité  d'expédiens  de  peu  de  va- 
leur, la  solution  serait  simple  et  claire.  Il  n'est  point  douteux  qu'un  mi- 
nistère sincèrement  constituiionnel,  prenant  vigoureusement  en  main 
la  direction  des  affaires,  faisant  sentir  au  pays  le  danger  de  toutes  les 
agitations,  la  nécessité  de  chambres  modérées,  libérales  et  conserva- 
trices, il  n'est  point  douteux,  disons-nous,  que  ce  ministère  pourrait 
présider  avec  autorité  aux  élections,  et  que  le  résultat  ne  tromperait 
pas  la  confiance  des  esprits  patriotiques. 

Est-ce  la  pensée  qui  prévaudra?  Toutes  les  considérations  seront  mû- 
rement posées  sans  aucun  doute.  On  nous  permettra  d'ajouter  simple- 
ment un  mot.  Se  raidir,  résister,  c'est  bientôt  dit.  Lorsqu'on  s'engage 
dans  ces  dangereux  et  obscurs  défilés,  on  sait  quelquefois  par  où  on 
commence,  on  ne  sait  pas  toujours  où  l'on  va.  Les  meilleures  intentions 
ne  suffisent  pas.  11  y  a  eu  des  temps  où  des  hommes  aussi  bien  inten- 
tionnés que  possible,  après  avoir  fait  un  premier  pas,  se  sont  trouvés 
entraînés,  sans  y  songer,  dans  des  luttes  où  ils  ne  se  seraient  pas 
aventurés,  si  leur  prévoyance  eût  égalé  leurs  bonnes  inientions.  Nous 
n'en  sommes  pas  là  heureusement,  rien  de  semblable  n'existe  aujour- 
d'hui. La  situation,  telle  qu'elle  a  été  faite  par  les  élections  sénatoriales, 
peut  paraître  compliquée  au  premier  abord,  elle  n'a  rien  qui  puisse 
surprendre  une  raison  calme  et  surtout  inquiéter  l'opinion.  Elle  est  plus 
simple  qu'on  ne  le  dit,  et  la  crise  ministérielle  qui  s'approche  sera  su- 


REVUE.    —   CHRONIQUE.  953 

rement  dénouée  par  le  patriotisme  et  la  modération,  comme  il  con- 
vient à  des  Français  qui  ont  encore  tant  à  faire,  et  qui  le  savent,  pour 
réparer  leurs  désastres,  pour  réorganiser  leurs  ressources,  pour  recon- 
quérir par  la  sagesse  ce  que  l'imprévoyance  a  fait  perdre  à  la  France. 

Au  milieu  de  toutes  ces  émotions  de  la  vie  parlementaire,  l'assemblée 
a  trouvé  le  temps  de  consacrer  plusieurs  séances  à  cette  question  dé- 
licate et  en  apparence  assez  compliquée  des  conventions  diplomatiques 
relatives  à  la  réforme  judiciaire  égyptienne.  Est-elle  réellement  si  com- 
pliquée, cette  question?  Assurément,  si  l'on  veut  épuiser  tous  les  détails, 
refaire  un  cours  d'histoire  sur  les  anciennes  capitulations,  exposer  l'état 
de  l'Égypie,  de  ses  ressources,  de  ses  mœurs,  de  ses  tribunaux,  on  peut 
aller  loin.  Après  tout,  il  y  a  aujourd'hui  un  fait  pratique  et  simple  qui 
domine  tous  les  autres;  il  y  a  un  arrangement  auquel  ont  concouru 
dix-sept  gouvernemens.  De  tout  cela  résulte  pour  les  étrangers  rési- 
dant en  Egypte  une  certaine  situation  définie  par  les  lois  égyptiennes, 
couverte  désormais  d'une  sanction  diplomatique,  dans  une  mesure  dé- 
terminée par  les  divers  gouvernemens.  La  France,  pour  sa  part,  s'est 
associée  à  cette  œuvre  avec  tous  les  autres  cabinets.  La  seule  question 
politique  est  de  savoir  si  l'on  veut  accorder  ou  refuser  la  ratification  de 
la  France  à  des  arrangemens  qui  ont  déjà  reçu  la  sanction  de  la  Russie, 
de  l'Autriche,  de  l'Allemagne,  de  l'Italie.  Ce  qu'entraînerait  un  refus,  on 
le  sait  :  nos  nationaux  se  trouveraient  nécessairement  dans  une  situa- 
tion assez  fausse,  en  dehors  du  droit  commun  appliqué  à  tous  les 
étrangers,  et  diplomatiquement  la  France  se  trouverait  exclue  par  sa 
propre  volonté  de  cette  sorte  de  concert  européen  qui  s'est  établi  pour 
les  affaires  de  l'Egypte.  Ce  qui  résulterait  au  contraire  de  la  ratification 
est  sans  inconvéniens  bien  graves,  puisque  l'expérience  de  cette  orga- 
nisation judiciaire  égyptienne  est  limitée  à  une  durée  de  cinq  ans,  et 
que  pendant  ces  cinq  ans  les  gouvernemens  peuvent  encore  se  déga- 
ger, s'ils  voyaient  les  intérêts  de  leurs  nationaux  compromis. 

Voilà  la  question  qui  s'est  posée  l'autre  jour  devant  l'assemblée,  sur 
laquelle  M.  Rouvier,  député  de  Marseille,  rapporteur  de  la  commission, 
a  fait  un  discours  fort  long,  fort  étudié,  politiquement  peu  décisif,  pour 
proposer  de  retirer  la  signature  de  la  France  de  la  réforme  égyptienne 
en  désavouant  par  cela  même  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères.  M.  le 
duc  Decazes  s'est  fait  un  devoir  de  reprendre  aussi  clairement,  aussi  sim- 
plement que  possible  toute  cette  histoire  diplomatique,  et  il  a  bien  eu 
un  premier  avantage  sur  la  commission  en  obtenant  que  la  loi  de  rati- 
fication passât  à  une  seconde  lecture;  mais  il  n'a  pas  pu  pousser  plus 
loin  son  avantage,  il  n'a  pas  obtenu  le  vote  d'urgence  qu'il  réclamait. 
M.  Lucien  Brun  s'est  jeté  dans  cette  mêlée.  Il  a  demandé  qu'on  laissât 
à  l'assemblée  le  temps  de  réfléchir,  d'étudier  plus  amplement  l'affaire; 
il  a  même  fait  intervenir,  on  ne  sait  trop  pourquoi,  la  dignité  de  la 
France.  Franchement,  ceux  qui  n'ont  pas  eu  jusqu'ici  le  loisir  d'étudier 


954  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

la  question  ne  l'étudieront  pas  davantange  par  ce  temps  d'élections  sé- 
natoriales, et  M.  Lucien  Brun  sera  probablement  le  premier  à  l'oublier 
pour  suivre  les  vicissitudes  de  sa  candidature  qui  d'ailleurs  n'avance 
pas.  Quant  à  la  dignité  de  la  France,  en  quoi  est-elle  intéressée  à  des 
lenteurs,  à  des  incertitudes  dont  l'autorité  de  la  diplomatie  souffre  tou- 
jours? Qu'aura-t-elle  gagné  à  un  ajournement  qui  expose  cette  loi  de 
ratification  à  être  votée  ou  refusée  au  pas  de  course  à  la  dernière  ex- 
trémité? Un  instant  on  a  pu  croire  que  l'alTaire  de  l'isthme  de  Suez  allait 
être  évoquée  dans  le  débat  et  peut-être  peser  sur  la  délibération;  mais 
les  dernières  dépêches  publiées  par  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères 
ont  mis  en  lumière  les  intentions  parfaitement  nettes  du  gouvernement 
anglais.  Lord  Derby,  même  après  l'achat  des  actions  de  Suez,  n'a  point 
hésité  à  se  montrer  favorable  à  la  création  d'un  syndicat  international. 
Politiquement  d'ailleurs  ce  n'est  là  que  le  plus  petit  côté  de  la  question. 
L'important,  c'est  cette  rentrée  hardie  de  l'Angleterre  dans  les  affaires 
de  l'Europe  et  en  ceci  vraiment  la  France  ne  peut  éprouver  ni  jalousie, 
ni  ombrage.  eu.  de  mazade. 


ESSAIS   ET   NOTICES. 


Nouvelle  Géo'/raphie  universelle,  par  M.  Elisée  Reclus  ,  t.  l'i",  l'Europe  méridionale, 
Paris  1875;  Hachette. 

Il  n'y  a  pas  longtemps  qu'on  s'intéresse  en  France  aux  études  géo- 
graphiques, et  qu'on  s'efforce  de  leur  faire  la  place  qui  leur  convient 
dans  un  système  d'éducation  libérale,  quoiqu'à  vrai  dire,  sur  la  foi  des 
Allemands,  on  eût  beaucoup  exagéré  notre  ignorance  de  la  géographie, 
comme  on  avait  fait  notre  ignorance  des  langues  étrangères.  Convenons 
toutefois  qu'il  y  a  quelque  vingt  ans,  et  même  moins,  plus  d'un  Fran- 
çais eiàt  partagé  l'avis  de  ce  sage  précepteur  du  marquis  de  La  Jean- 
notière,  «  qu'on  n'a  pas  besoin  d'un  quart  de  cercle  pour  voyager,  et 
qu'on  va  très  commodément  de  Paris  en  Auvergne  sans  qu'il  soit  besoin 
de  savoir  sous  quelle  latitude  on  se  trouve.  »  Ce  n'était  pas  précisé- 
ment qu'on  méconniJt  Futilité  de  la  géographie,  mais,  indépendamment 
du  peu  de  goût  que  les  Français,  en  cela  bien  différens  des  Gaulois, 
leurs  ancêtres,  ont  toujours  eu,  dit-on ,  pour  les  voyages,  —  et  Fétude 
générale  de  la  géographie,  qu'est-ce  autre  chose  qu'un  voyage  dont  le 
plus  casanier  se  donne  l'agrément  sans  sortir  de  son  fauteuil  ?  —  il  y 
avait  une  cause  ou  du  moins  un  prétexte  à  cette  indifférence,  je  veux 
dire  la  sécheresse  d'une  prétendue  science  dont  nos  géographes  avaient 
réussi  lentement  à  faire  la  plus  ingrate  nomenclature  et  la  plus  aride 
statistique.  On  avait  inventé  par  exemple  de  séparer  la  géographie  phy- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  955 

sique  de  la  géographie  qu'on  appelait  politique,  et  ainsi  la  science  man- 
quait de  base;  on  négligeait  d'ailleurs  de  vivifier  par  Thistoire  l'inter- 
minable litanie  des  subdivisions  administratives,  et  ainsi  la  science 
manquait  de  couronnement.  Certes  il  y  a  là  de  quoi  s'étonner,  surtout 
si  Ton  considère  que,  dans  un  siècle  aussi  curieux  d'iiistoire  que  le  nôtre, 
nulle  part  peut-être,  pas  même  en  Allemagne,  les  historiens  n'avaient 
plus  éloquemment  qu'en  France  prêché  d'exemple  l'intime  union  de 
l'histoire  et  de  la  géographie.  Entre  tant  de  noms  à  choisir,  il  suffira  de 
citer  ceux  des  deux  historiens  contemporains  les  plus  dissemblables  à 
coup  sûr  qu'il  se  puisse,  et  de  rappeler  ou  cette  admirable  et  vivante 
description  du  sol  national  qui  ouvre  le  second  volume  de  l'Histoire  de 
France  de  Michelet,  ou  ce  tableau  d'un  trait  si  ferme,  d'un  relief  si  net- 
tement accusé,  de  l'étude  duquel  M.  Mignet,  dans  son  Introduction  aux 
Mémoires  relatifs  à  la  succession  d'Espagne,  a  tiré,  comme  par  une  suite 
de  déductions  mathématiques,  l'histoire  d'Espagne  tout  entière. 

C'est  qu'au  fond  il  n'est  pas  de  grande  question  de  l'histoire  générale 
qui,  par  degrés,  de  proche  en  proche,  ne  se  réduise  insensiblement  à 
quelque  question  de  géographie.  Est-ce  à  dire  qu'il  s'agisse  ici  de  res- 
treindre le  domaine  de  la  liberté  de  l'homme  et  de  mettre  hors  l'his- 
toire toute  recherche  des  causes  d'ordre  moral?  Non  sans  doute,  mais  il 
est  pourtant  certain  que  toute  la  force  de  notre  liberté  ne  saurait  nous 
soustraire  par  exemple  à  la  fatalité  des  lois  qui  gouvernent  la  distribu- 
tion des  espèces,  ce  qui  revient  à  dire  en  termes  généraux  que  l'expli- 
cation dernière  des  événemens  de  l'histoire  est  dans  la  réaction  perpé- 
tuelle des  milieux  géographiques  sur  l'homme  moins  civilisé  et  de 
l'homme  plus  civilisé  sur  les  milieux  géographiques  :  d'une  part,  «  les 
peuples  dans  leur  état  passif  d'autrefois,  »  et  de  l'autre  «  les  peuples 
dans  leur  rôle  actif  et  reprenant  le  dessus  par  leur  travail  sur  le  milieu 
qui  les  environne;  »  je  ne  saurais  mieux  faire  que  de  citer  ici  les  mots 
mêmes  qu'emploie  M.  Elisée  Reclus  dans  l'introduction  de  sa  Nouvelle 
Géographie  universelle,  et  qui  dès  le  début  en  marquent  le  caractère 
nouveau.  Si  quelque  chose  en  effet  donne  à  l'œuvre  sa  physionomie,  ce 
sont  ses  dimensions  sans  doute,  c'est  l'universalité  de  connaissances 
dont  elle  porte  témoignage,  mais  surtout  c'est  ce  dessein  fermement 
suivi  de  lier  l'histoire  de  l'homme  à  l'histoire  de  la  planète,  et  pour  la 
première  fois  de  rassembler  en  un  corps  les  membres  dispersés  de  la 
géographie. 

De  cette  conception  philosophique  de  la  science,  il  est  résulté  un  plan, 
la  chose  du  monde,  je  crois,  dont  se  fussent  le  moins  préoccupés  nos 
géographes:  j'entends  une  juste  distribution  des  parties,  une  subordi- 
nation systématique  des  détails  à  l'idée  de  l'ensemble,  une  perspective 
savante.  On  peut  se  reconnaître  dans  le  livre  de  M.  Reclus.  Ce  n'est  pas 
au  hasard  d'une  classification  consacrée  par  la  routine  qu'il  avance,  dé- 
butant, selon  la  formule,  par  la  géographie  de  la  France  sous  prétexte 


956  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

qu'il  est  Français,  comme  un  autre  ferait  par  la  géographie  de  l'Italie, 
s'il  était  Italien.  Il  a  ses  raisons  quand  il  commence  la  description  de  la 
terre  par  la  description  de  l'Europe,  il  les  donne,  et  elles  sont  tirées 
d'ailleurs  que  d'un  superstitieux  respect  des  préjugés  ou  de  sa  con- 
venance personnelle;  il  a  ses  raisons  quand  il  commence  l'étude  du 
continent  européen  par  l'étude  de  ses  contrées  méridionales.  C'est 
que,  dans  l'histoire  de  la  civilisation  de  l'Europe,  les  pays  médi- 
terranéens ont  joué  le  même  rôle  d'initiative  et  de  propagande  que 
l'Europe  dans  l'histoire  de  la  civilisation  du  monde.  Combien  cette  mé_ 
thode  n'est-elle  pas  plus  naturelle,  plus  instructive  en  même  temps,  et 
j'ajoute  plus  attrayante  que  cette  autre,  —  si  seulement  c'en  est  une,  — 
qui  consiste  à  décrire  la  teri'e  moins  l'Europe  d'abord ,  VEurope  moins 
la  France  ensuite,  et  la  France  enfin,  le  tout  en  trois  volumes  d'une 
même  étendue?  On  aurait  aussi  bien  arrêté  de  suivre  l'ordre  précisé- 
ment inverse  que  ni  les  proportions  de  l'ouvrage,  ni  l'harmonie  du  plan, 
n'en  étaient  altérées.  Voilà  du  moins  quelqu'un  qui  sait  ce  que  parler 
veut  dire,  et,  quand  il  écrit  u  qu'à  une  période  nouvelle  il  faut  des  livres 
nouveaux,  »  qui  sait  comment  les  sciences  se  renouvellent  :  l'abondance 
des  détails  et  l'accroissement  de  la  matière  n'y  étant  de  rien,  —  la  dis- 
position nouvelle  des  parties  et  leur  Maison  dans  un  enchaînement  nou- 
veau y  étant  tout. 

Et  voyez  les  conséquences  :  non-seulement  l'ensemble  y  gagne  l'unité, 
la  clarté,  l'intérêt,  mais  encore  les  descriptions  particulières  s'animent 
et  sortent  du  cadre  inflexible,  le  même  pour  toutes  indistinctement,  où 
les  maintenait  la  tradition  de  l'école.  Les  désignations  précises  de  lon- 
gitude et  de  latitude,  —  les  énumérations  de  villes  et  de  villages,  —  les 
chiffres,  —  sans  doute  M.  Reclus  les  donne,  mais  en  note,  et  non  sans 
remarquer  que  ce  sont  là  toutes  choses  du  domaine  spécial  de  la  statis- 
tique ou  de  la  cartographie.  Et  en  vérité,  il  n'importe  pas  plus,  j'ima- 
gine, à  une  solide  connaissance  de  la  géographie  de  savoir  à  dix  unités 
près  la  populaiion  d'une  bourgade  perdue  de  la  Basse-Bretagne,  qu'il 
n'imporLe  à  une  solide  connaissance  de  l'histoire  d'apprendre  «  que 
Thouthmosis  était  valétudinaire,  et  qu'il  tenait  cette  complexion  de  son 
aïeul  Alipharmutosis.  »  L'essentiel  est  de  prendre,  à  mesure  qu'elles 
passent  sous  les  yeux,  une  «  vue  d'ensemble  »  des  contrées  et  d'en 
dégager  les  quelques  traits,  toujours  peu  nombreux,  qui,  tranchant 
sur  l'uniformité,  donnent  à  un  pays,  à  un  peuple,  sa  physionomie  par- 
ticulière, originale.  Par  exemple,  —  quelle  sorte  d'intérêt  nous  présente 
la  Grèce?  L'intérêt  que  réveille  aussitôt  dans  la  mémoire  le  souvenir 
d'un  nom  fameux  de  l'histoire  et  de  la  légende  :  M.  Reclus  s'attache 
donc  dans  sa  description  de  la  Grèce  à  mêler  le  présent  au  passé,  de 
telle  façon  qu'on  voie  le  Grec  d'autrefois  revivre  sous  le  ciel  d'aujour- 
d'hui, qu'on  retrouve  chez  le  jeune  Athénien  «  la  souplesse,  la  grâce, 
l'allure  intrépide  que  l'on  admire  dans  les  cavaliers  sculptés  sur  les 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  957 

frises  du  Parthénon,  »  et  chez  les  femmes  de  Sparte,  «  cette  beauté 
forte  et  fière  que  les  anciens  poètes  célébraient  chez  les  vierges  do- 
riennes.  »  Tournez  la  page,  la  scène  change;  nous  entrons  en  Turquie, 
nous  pénétrons  avec  l'auteur  dans  cette  péninsule  à  peine  explorée  des 
Balkhans,  «  où  le  désordre  extrême  des  chaînes  de  montagnes  a  eu 
pour  conséquence  un  désordre  analogue  dans  la  distribution  des 
peuples  :  »  ici  la  description  physique,  le  détail  ethnographique,  domi- 
nent et  viennent  occuper,  envahir  le  premier  plan,  A  son  tour,  deux  fois 
dans  Thistoire  l'Italie  a  eu  cette  haute  fortune  d'exercer  l'hégémonie 
du  monde  civilisé  «  soit  par  la  force  de  la  conquête  et  de  l'organisation, 
soit  par  la  puissance  du  génie,  le  développement  des  arts,  des  sciences 
et  du  commerce  :  »  à  quelles  conditions  géographiques  elle  a  dû  d'ac- 
quérir cette  prépondérance ,  et  comment  depuis  la  dissolution  de 
l'énorme  empire  l'histoire  a  modifié  ces  conditions  elles-mêmes  et  dé- 
possédé Rome  de  sa  gloire  de  capitale,  voilà  ce  qu'il  importe  avant  tout 
de  rechercher,  et  voilà  pourquoi  l'auteur  ouvrira  sa  description  de  l'Ita- 
lie par  une  courte,  mais  substantielle  étude  sur  le  rôle  historique  de  la 
ville  élernelle. 

Ainsi  dans  l'ordonnance  de  ce  plan  rien,  comme  on  voit,  n'a  été  laissé 
au  hasard  et  rien  n'a  été  donné  à  la  routine  :  tout  y  a  été  disposé  selon 
la  logique  de  la  science.  Que  si  maintenant  nous  passons  au  détail, 
l'exécution  ne  paraîtra  pas  inférieure  à  la  conception  de  l'ensemble. 
Aussi  bien  n'est-ce  pas  aux  lecteurs  de  la  Revue  qu'il  est  utile  de  rappe- 
ler la  compétence  de  M.  Reclus  :  les  savantes  études  qu'il  a  publiées  ici 
même  parleront  pour  nous,  et  aussi  ce  beau  livre  de  physique  géogra- 
phique, la  Terre,  qui  forme  en  quelque  manière  l'introduction  purement 
scientifique  de  la  Géographie  universelle.  Dans  ce  nouvel  ouvrage,  si  l'au- 
teur a  fait  sa  place,  et  sa  large  place,  au  détail  physique,  s'il  est  revenu, 
dans  la  mesure  de  l'indispensable  et  avec  une  précision  particulière,  sur 
la  configuration  des  continens,  sur  leur  ossature  de  montagnes,  sur  leur 
réseau  de  fleuves  et  autres  voies  de  communication  naturelles,  s'il  n'a 
rien  omis  de  ce  que  l'homme  a  fait  soit  pour  déjouer,  soit  encore  pour 
détourner  au  plus  grand  profit  de  la  civilisation  la  violence  aveugle  des 
forces  de  la  nature,  s'il  a  joint  à  ces  descriptions,  comme  un  perpétuel 
commentaire,  des  cartes  spéciales,  dont  la  clarté  seule  pour  ainsi  dire 
garantit  l'exactitude  et  affirme  l'autorité,  — pour  combien  de  détails  en- 
core, et  combien  divers,  n  a-t-il  pas  su  se  ménager  l'espace?  Tantôt  c'est 
une  rapide  ébauche  des  paysages  de  la  Grèce  :  (i  Ce  qui  ravit  l'artiste 
dans  les  paysages  des  golfes  d'Athènes  ou  d'Argos,  ce  n'est  pas  seule- 
ment le  bleu  de  la  mer,  le  sourire  infini  des  flots,  la  transparence  du 
ciel,  les  perspectives  fuyantes,  les  brusques  saillies  des  promontoires; 
c'est  aussi  le  profil  si  net  et  si  pur  des  montagnes,  aux  assises  de  cal- 
caire et  de  marbre  :  on  dirait  des  masses  architecturales,  et  maint  temple 
qui  les  couronne  ne  fait  qu'en  résumer  la  forme.  »  Pourquoi  n'ajou- 


958  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

terions-nous  pas  ici  qu'il  est  fâcheux  que  rilkistration  vienne  faire  tort 
au  texte,  et  que  les  descriptions  de  M.  Reclus  étaient  vraiment  assez 
nettes  pour  qu'il  ne  fût  pas  besoin  d'appeler  la  gravure  à  leur  aide? 
Nous  en  faisons  la  remarque  sans  vouloir  insister,  plutôt  par  acquit  de 
conscience,  et  bien  convaincus  d'ailleurs  que  toutes  récriminations  ne 
sauraient  prévaloir  contre  la  manie  contemporaine  du  livre  illustré. 

Tantôt  encore  c'est  un  détail  de  mœurs  qui  vient  nous  rappeler  dans 
les  vallées  du  Danube  l'existence  d'une  race  sœur  de  la  nôtre  :  «  Le 
Valaque  aime  à  parler  de  son  père  Trajan...  Maint  défilé  de  la  mon- 
tagne a  été  ouvert  par  le  «  glaive  de  Trajan;  »  l'avalanche  qui  se  dé- 
tache des  cimes,  c'est  le  «  tonnerre  de  Trajan;  »  la  voie  lactée  même 
est  devenue  a  le  chemin  de  Trajan  :  »  plus  loin,  comme  une  appa- 
rition, c'est  un  costume  national  qui  s'est  défendu  contre  l'uniformité 
de  la  mode,  et  les  Serbiennes  passent  sous  nos  yeux  «  avec  leurs  vestes 
rouges,  leurs  ceintures,  leurs  chemisettes  brodées  de  perles  et  ruisse- 
lantes de  sequins,  leur  petit  fez  si  gracieusement  posé  sur  la  tête,  et 
fleuri  d'un  bouton  de  rose.  »  Tantôt  enfin  c'est  une  leçon  d'histoire  de 
l'art  jetée  en  courant  dans  le  récit,  car  M.  Reclus,  s'il  nous  parle  de 
Florence  ou  de  Rome,  ne  se  contente  pas  d'en  cataloguer  les  trésors 
d'art  et  les  monumens,  pour  terminer,  en  manière  de  péroraison,  par  la 
maladroite  explosion  d'une   admiration  banale;  il  veut  qu'ici,  comme 
partout,  son  lecteur  se  rende  compte  avec  lui  :  si  la  basilique  de  Saint- 
Pierre  n'éveille  pas  une  admiration  sans  mélange,  il  n'omettra  pas  de 
dire  que  la  vraie,  la  seule  cause  en  est  «  qu'elle  ne  répond  comme  archi- 
tecture qu'à  une  phase  transitoire  et  locale  de  l'histoire  du  catholi- 
cisme. Loin  de  représenter  une  époque  avec  sa  foi,  sa  conception  une 
et  cohérente  des  choses,  il  résume  au  contraire  un  âge  de  contradic- 
tions où  le  paganisme  de  la  renaissance  et  le  christianisme  du  moyen 
âge  tâchent  de  se  fondre  en  un  néo-catholicisme  pompeux  qui  caresse 
les  sens  et  s'adapte  de  son  mieux  aux  goûts  et  aux  caprices  du  siècle.  » 
Tel  est  ce  livre  dont  nous  avons  essayé  d'indiquer  l'ordonnance  :  pour 
le  détail  en  effet,  on  ne  l'appréciera  qu'à  la  lecture.  Quelques  défauts, 
—  des  longueurs,  des  descriptions  qui  tournent  trop  souvent  à  la  dis- 
sertation, çà  et  là  des  renseignemens  d'une  exactitude  contestable,  — 
n'empêcheront  pas  que  ce  soit,  depuis  Malte-Brun,  l'ouvrage  le  plus 
considérable  qui  ait  paru  dans  notre  littérature  géographique.  Ce  n'est 
pas  sans  doute  encore  la  perfection  du  genre,  c'est  toutefois  un  achemi- 
nement à  l'étude  scientifique  de  la  géographie.  11  nous  reste  à  faire 
pour  atteindre  jusqu'au  point  où  certains  pays  sont  parvenus,  du  moins 
pouvons-nous  dire  que  quelque  chose  est  fait.  f.  brunetière. 


Le  directewr-fférant,  G.  Boloz. 


TABLE    DES   MATIERES 


DOUZIÈME  VOLUME 


TROISIÈME  PÉRIODE.  —  XLV  ANNÉE. 


NOVEMBRE  —  DÉCEMBRE  1875 


Livraison  du  1er  Novembre. 

La  Démocratie  devant  la  morale  de  l'avenir.  —  Les  nouvelles  théories  sor 

LE  DROIT  NATUREL,  par  M.  E.  CARO ,   de  l'Acadéinie  Française 5 

L'ÉDUCATION  d'un  FÉODAL,  par  M.  ERCKMANN-GHATRIAN 37 

Les  Tables  eugubines,  étude  d'archéologie  et  de  linguistique,  par  M.  Michel 

BRÉAL,  de  l'Institut  de  France ^^ 

La  Recherche  d'un  coléoptère,  souvenirs  du  Bassigny,  par  M.  A.  THEURIET.        80 

Les  Sagas  islandaises.  —  La  Saga  de  Nul,  par  M.  A.  GEFFROY,  de  l'Institut 

de  France 112 

Contes  d'une  grand'mère.  —  Le  Chien  et  la  Fleur  sacrée,  par  M.    George 

SAND 141 

Études  sur  la  poésie  hébraïque.  —  Le  Psautier  juif  selon  la  nouvelle  tra- 
duction de  m.  Reuss,  par  M.  Albert  RÉVILLE 111 

Dnb  expédition  scientifique  au  Mont-Blanc,  par  M.  Jules  VIOLLE 204 

Les  Relations  de  l'Allemagne  et  de  la  France  d'après  une  brochure  alle- 
mande, par  M.   G.   VALBERT 217 

Chronique  de  la  Quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 230 

Livraison  du  15  Novembre. 

Vingt  jours  en  Sicile.  —  Le  Congrès  de  Palerme,  par  M.  Ernest  RENAN,  de 

l'Institut  de  France 241 

Une  Bourgeoise  de  Paris  et  un  roi  de  Pologne,  par  M.  Charles  de  MAZADE.      266 
Les  Mines  d'or  et  d'argent  aux  États-Unis,  les  phases  nouvelles  de  l'exploi- 
tation, par  M.  L.  SIMONIN 285 


960  TABLE   DES   MATIÈRES. 

M.  Charles  de  Rémcsat,  par  M.  P.  DUVERGIER  DE  HAURANNE,  de  l'Aca- 
démie Française 315 

Dedx  CHANCELiens.  —  V.  —  Orient  et  Occident,  par  M.  Julian  KLAGZKO.   .  370 
Les  Prédécesseurs   des   Hohenzollern    d'après    un    historien    allemand,    par 

M.  E.  LAVISSE, 407 

Le  Dernier  des  Valerius,   par  M.  Henry  JAMES 431 

Le  Dessèchement  du  Zuiderzée,  par  M.  George  HÉRELLE 456 

Chronique  de  la  Quinzaine  ,  histoire  politique  et  littéraire.  . 469 

Livraison  du  1er  Décembre. 

La  Tour  de  Percemont,  première  partie,  par  M.  George  SAND 481 

Le  Musée-Rritannique.  —  I.  —  L'Histoire  du  musée,  ses  origines,  ses  pro- 
grès jusqu'à  la  construction  d'un  édifice  spécial,  par  M.  George  PERROT, 

de  l'Institut  de  France 518 

L'Origine  des  croyances  relatives  a  la  vie  future,  par  M.  Ludovic  CARRAU.  557 

Les  Filateurs  anglais  et  la  culture  du  coton  en  Egypte,  par  M.  John  NINET.  577 
Une  nouvelle  histoire  de  l'ancien  Orient  classique,  par  M.  A.  GEFFROY,  de 

l'Institut  de  France 597 

La  Recherche  de  la  paternité,  par  M.  G.  de  MOLINARI 612 

Impressions  de  Voyage  et  d'Art.  —  VIII.  —  Souvenirs  du  Lyonnais    et  de 

l'Auvergne,  par  M.  Emile  MONTÉGUT 632 

Les  Destinées  de  la  nouvelle  poésie  provençale,  par  M.  SAINT-RENÉ  TAIL- 
LANDIER, de  l'Académie  Française 660 

Le  dernier  Incident  du  procès  Arnim,  par  M.  G.  VALBERT 682 

Chronique  de  la  Quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 694 

Revue  scientifique.  —  Le  grand  prix  de  l'Institut,  par  M.  Charles  RICHET.  706 

Livraison  du  15  Décembre. 

La  Tocr  de  Percemont,  seconde  partie,  par  M.  George  SAND 721 

Un  Grand  homme  de  province.  —  Le  président  De  Brosses  d'après  des  docu- 

MENS  inédits,  par  M.  Gaston  BOISSIER 757 

La  Phénicie  selon  les  dernières  découvertes  archéologiques,  par  M.  Jules 

SOURY 783 

Un  Romancier  galicien.  —  Sacher-Masoch,  sa  vie  et  ses  (kuvres,  par  M.  Th. 

BENTZON 816 

Le  Roman  pastoral  en  Angleterre,  par  M.  Léon  BOUCHER 838 

Les  Princes  colonisateurs  de  la  Prusse.  —  Le  grand-électeur  Frédéric- 
Guillaume,  LES  rois  Frédéric  I*"^  et  Frédéric-Guillaume  P*",   par  M.  E. 

LAVISSE 867 

Le  Musée-Britannique.  —  II.  —  L'édifice  actuel,  le  musée  des  antiques,  la 

BIBLIOTHÈQUE,  par  M.  George  PERROT,  de  l'Institut  de  France 890 

Revue  musicale.  —  Lon  Juan  au  nouvel  Opéra.  —  Le  tragédien  Rossi,  par 

M.  F.  de  LAGENEVAIS 927 

Chronique  de  la  Quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 942 

Essais  et  Notices ,      954 


Paris.  —  J.  CLA.YB ,  Imprimeur,  7,  rue  Saint-Benoît. 


TUFTS  UNIVERSITY  LIBRARIES 


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